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Travaux de mémoire en cours

ANTOINE EMEURY. Mémoire M1.


Laurent Bouvet, trajectoire d’un intellectuel engagé (1968-2021)

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Le professeur Laurent Bouvet a incarné un modèle d’intellectuel engagé, entre travail


académique et engagement politique. Décédé l’année dernière, il a laissé une œuvre inachevée
sur la question de l’identité dans la société française et des conditions d’un renouvellement du
pacte républicain.

Message introductif

Les intellectuels peuvent-ils encore influer sur les idées au sein des partis politiques ? C’est
la question qui sous-tend la vie du professeur de sciences politiques, Laurent Bouvet qui a
perdu la vie précocement le 18 décembre 2021 des suites d’une maladie fulgurante. Auteur,
essayiste, professeur, membre du conseil des sages de la laïcité. Laurent Bouvet, longtemps
engagé au parti socialiste, a partagé sa vie entre réflexion théorique et engagement partisan.
Spécialiste des Etats-Unis au début de sa carrière, Laurent Bouvet s’est fait en premier lieu
l’analyste de ce qu’il appelait le « tournant identitaire » en Amérique, mouvement ayant
d’après lui modifié l’articulation du pluralisme démocratique américain. Puis dans un
second temps, il a consacré son œuvre à une réflexion sur la question de l’identité dans la
société française et analysé les modifications programmatiques qui en sont issues notamment
au sein de la gauche française. La publication en 2015 du livre « L’insécurité culturelle,
sortir du malaise identitaire français » a posé le principe d’une vision de gauche sur les
tensions communautaires et la nécessité de redéfinir le pacte républicain autour de la laïcité.
Marchant sur une ligne de crête entre les idées promues par les « décoloniaux » de gauche et
les « identitaires » de droite, Laurent Bouvet a tenté de faire la promotion de la vision
universaliste du modèle républicain français. Au-delà des idées, il a été à l’origine du
mouvement Le Printemps républicain qui œuvre pour la défense de la laïcité et de
l’universalisme républicain.
Laurent Bouvet était professeur de sciences politiques 1 à l’université de Saint-Quentin-en-
Yvelines, essayiste et membre du conseil des sages de la laïcité. Il est décédé le 18 décembre
2021 des suites de la maladie de Charcot, à l’âge de 53 ans, en laissant une œuvre inachevée
et le souvenir d’une trajectoire emblématique de l’intellectuel engagé dans la plus pure
tradition républicaine. Je consacre mon mémoire à l’analyse de cette trajectoire dans le cadre
d’une réflexion sur l’histoire des idées du temps présent sous la direction de François
Chaubet, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Nanterre. L’intérêt de se pencher sur la
pensée de Laurent Bouvet réside dans l’étude des interactions entre la pensée théorique et
l’engagement politique. Les intellectuels sont-ils encore en mesure d’influencer l’action
politique ? C’est en tout cas la tentative de Laurent Bouvet qui, en une trentaine d’années, de
l’IEP de Paris à la fin des années 1980 jusqu’à la création du Printemps Républicain en 2016,
a concilié travail académique et engagement partisan au sein du Parti socialiste français puis
hors du parti après des querelles idéologiques qui mettent en lumière la crise contemporaine
de la gauche française.

La question centrale du « tournant identitaire ».

En 1998 Laurent Bouvet publiait une thèse2 sous la direction de Pierre Rosanvallon qui posait
le socle des réflexions théoriques auxquelles il allait se consacrer. Ce travail s’inscrivait dans
une approche à la fois académique et politique en portant sur la crise du pluralisme aux Etats-
Unis et une analyse scientifique des débats au sein de l’école de pensée libérale tels que John
Rawls3 et la pensée communautarienne de Mac Intyre et Walzer. Dans sa thèse, l’auteur qui se
situe aux confins de l’histoire politique, des sciences politiques et de la philosophie politique,
présente le concept de « tournant identitaire » qui sera le fil rouge de sa pensée et qui traverse
toute son œuvre. Ce texte présente la transformation du libéralisme américain depuis les
années 1960 et le passage d’une ouverture intégratrice des diversités originelles vers une
nouvelle grammaire du pluralisme dont les règles étaient désormais dictées par la
différenciation identitaire des minorités sur des critères tels que race, ethnicité et
comportements sexuels. Il montre dans ce texte comment l’irruption de la question de
l’identité dans le débat politique transforme l’équilibre démocratique américain et conduit à
refonder le pacte républicain américain ainsi que la notion de communauté nationale.
A l’occasion de ce travail aux États-Unis, il rencontre l’historien François Furet. L’occasion
de cette thèse poursuivie dans le cadre du centre Raymond Aron est une époque de
socialisation intellectuelle au sein d’un groupe de penseurs qui incarnent la « gauche anti-
totalitaire » conduite par Pierre Rosanvallon avec Marcel Gauchet, Pierre-André Taguieff
notamment.

L’engagement politique et l’interaction avec la production théorique.

Parallèlement il participe aux travaux intellectuels du Parti socialiste en collaborant à la revue


Vendredi Idée (revue du courant fabiusien) puis à partir de 1997 à La Revue socialiste dont il
devient le rédacteur en chef et se familiarise avec les arcanes du parti 4. Il incarne au sein du
Parti socialiste la tête pensante de la « troisième voie » inspirée par les expériences de Tony
Blair et de Bill Clinton, et qui a pour principe le renouvellement de la social-démocratie par
1
Laurent Bouvet a été reçu à l’agrégation de sciences politiques en 2001 puis a enseigné à Nice et sciences po Saint-
Germain-en-Laye avant de tenir la chaire d’histoire des idées politiques à l’Université de Saint-Quentin-en-Yvelines.
2
Bouvet Laurent, “ E pluribus unum ? : la nouvelle question identitaire en Amérique”, Thèse sciences politiques, Dir. Pierre
Rosanvallon, EHESS, 1998.
3
John Rawls est un philosophe américain auteur notamment de Théorie de la justice publié en 1971 et traduit en français
en 1987.
4
Laurent Bouvet « Mon solfé : passionnant, enrichissant et décevant » Fondation Jean Jaurès 2018
l’adaptation au marché, qui selon lui devrait être transposé en France. Dans le prolongement
de cet engagement intellectuel au sein du PS, Laurent Bouvet sera amené à s’impliquer dans
la campagne des élections européennes en 1999 en devenant la plume de François Hollande.
Après l’obtention de l’agrégation de sciences politiques, nommé à l’université de Nice, il
participe parallèlement au service de son premier « maître » Pierre Rosanvallon à la création
du think tank « La République des idées » destiné à remplacer la fondation Saint-Simon5 qui
s’était éteinte en 1999.

La crise politique de 2002, avec l’éviction du candidat du Parti socialiste de l’élection


présidentielle6 et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, qui se conjugue avec une
querelle idéologique avec Pierre Rosanvallon à la même époque, constitue un moment de
rupture pour Laurent Bouvet.
Comment le progressisme de gauche peut-il recréer du commun là où la société individualiste
encourage la fragmentation ? Comment la gauche a-t-elle perdu son crédit auprès des classes
populaires, des ouvriers et des employés ? ces questions se placent désormais au centre de la
réflexion de l’intellectuel engagé et ce d’autant plus qu’elles restent en suspens encore en
2007 où les analyses de suffrage montrent que ces catégories se sont portées majoritairement
vers la candidature libérale de Nicolas Sarkozy. C’est sur la question de l’abandon des classes
populaires que la fracturation idéologique du Parti socialiste se cristallise. La note du club
Terra Nova7 publiée en 2011, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? marque une
rupture dans le positionnement politique de la gauche. Constatant la fuite de l’électorat
ouvrier vers le vote pour le Rassemblement National, les auteurs de ce rapport préconisent la
construction d’une nouvelle coalition électorale autour des minorités des quartiers populaires,
des femmes, des jeunes et des classes moyennes diplômées et urbaines, assise notamment sur
un programme de lutte contre les discriminations et un progressisme sociétal. Laurent Bouvet
participe à ce moment à une riposte partisane avec la création du collectif « la Gauche
populaire » en 2011 qui se fonde à contrario sur la nécessité de renouer avec le peuple en
prenant en compte les trois insécurités qui pèsent sur les catégories populaires (physique,
socio-économique, culturelle), condition fondamentale d’un affrontement efficace contre la
droite populiste et identitaire incarnée par le Front National.

C’est de cette expérience partisane que Laurent Bouvet tirera ses deux ouvrages théoriques
fondamentaux Le sens du peuple : la gauche, la démocratie, le populisme8 et L’insécurité
culturelle9. Dans le premier ouvrage, Laurent Bouvet dresse le constat de l’abandon du peuple
par la gauche et le présente comme le facteur explicatif de l’émergence d’un populisme
d’extrême droite. Il écrit que « l’exaltation de la différence identitaire culturelle comme un
bien fait en soi pour la société […] érigée en politique a conduit à l’abandon du peuple au
moment même où la crise économique le frappait de plein fouet alors qu’il était en contact de
plus en plus étroit avec un processus de « multiculturalisation » de fait de la société
(compétition pour le travail non qualifié, délimitation de zones d’habitation non choisies,
concurrence pour l’accès aux biens sociaux, etc.). » L’auteur note que depuis les années 1990,
la situation des catégories populaires ne cessent de se dégrader sous l’effet de la
mondialisation de l’économie qui conduit au déclassement et à l’arrêt de la mobilité sociale. Il
5
La fondation Saint-Simon a été créée après le tournant de 1981. C’était un espace d'échange social et de production
intellectuelle totalement indépendant, différent à la fois des clubs politiques et des institutions universitaires. Elle a été
dissoute en 1999.
6
Laurent Bouvet publie en 2002 avec Laurent Baumel un essai, « Gauche année zéro », dans lequel il engage à renouveler la
pensée politique du PS sur la question de l’identité, le rapport au peuple et la laïcité.
7
Think tank affilié au parti socialiste et appuyé sur les mêmes réseaux que La République des idées.
8
Gallimard 2011
9
Fayard 2015
note que « les éléments identitaires et culturelles qui auraient pu permettre de continuer à se
reconnaitre comme parti-prenantes du jeu social ont été présentées non seulement comme
ringards (…) mais encore comme responsable de la domination de minorités distinctes et
coupables de discriminations hic et nunc à l’égard de ces mêmes minorités »10. En fait la
gauche aurait contribué ainsi à renoncer à son idéal de société égalitaire en se focalisant sur le
seul sujet de l’injustice sociale faite aux minorités, ces « nouveaux damnés de la terre 11».

En 2015, Laurent Bouvet reprend une terminologie proposée par Christophe Guilly 12 ,
« L’insécurité culturelle » qu’il présente en ces termes : « Vivre, voir, percevoir ou ressentir le
monde ou le voisin comme une gêne ou une menace en raison de sa culture, de différences
apparentes ou supposées qu’il s’agisse par exemple de ses origines ethno-raciales ou de sa
religion, voilà ce qui provoque l’insécurité culturelle »13. Dans ce texte l’auteur radicalise
sa pensée critique du néo-progressisme de gauche autour de deux notions clés, l’économisme
consistant à limiter les facteurs explicatifs aux seules données économiques, et le culturalisme
qui consiste à « confiner » les populations minoritaires dans leur situations culturelles.

Enfin dans son dernier grand livre, La nouvelle question laïque, Laurent Bouvet pose le cadre
d’un retour au commun et à la République. Dans ce livre, il dénonce la laïcité dite positive
comme « une manière détournée de dire que l’on veut permettre ou même garantir la présence
active des religions dans l’espace public » et plaide pour la réintégration au centre de la
politique des principes d’unification conduisant à une certaine invisibilisation publique des
différences identitaires particulières, ce qu’il dénomme « la république du commun ».

Les théories de Laurent Bouvet vont susciter de vives polémiques au sein de la gauche
socialiste, d’autant plus qu’elles sont étayées par son activisme parfois maladroit sur les
réseaux sociaux, et ce dernier se trouve ostracisé dans son propre camp, ses idées s’y trouvant
critiquées comme l’incarnation d’une dérive droitière. Il dit lui-même en 2018 « j’ai été
zemmourisé »14. Face à l’impossibilité de faire valoir ces thèses au sein du PS et sous l’effet
des traumatismes liés aux attentats islamistes de 2013 et 2015, Laurent Bouvet prend
l’initiative de créer le collectif « Le Printemps Républicain »15. Association politique, Le
Printemps Républicain avait en 2016 vocation à réunir les « orphelins de Charlie » selon
l’expression de Gilles Clavreul16et à donner corps à un projet de recomposition autour du
commun républicain et d’une revalorisation de la laïcité. Il s’agit de marcher sur une ligne de
crêtes entre les deux tenailles identitaires, entre décolonialistes d’une part et extrême-droite
identitaire d’autre part.

En 2018, Laurent Bouvet se rapproche du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel


Blanquer, et se voit nommer membre du Conseil des sages de la Laïcité au sein de l’institution
chargée de veiller à l’application des principes laïques dans les écoles de la république.

Laurent Bouvet aura marqué son époque par une pensée visionnaire qui a suscité de
nombreuses polémiques. Il incarne un certain « conservatisme dans le progressisme »17, une
ligne politique qu’il a cherchée à la fois à théoriser dans son œuvre académique et à installer
10
In Le sens du peuple p. 124
11
In Laurent Bouvet, portrait d’un intellectuel engagé l’Observatoire, février 2022 p.23
12
Christophe Guilly est géographe, auteur de La France périphérique ouvrage publié en 2014 qui est un essai sur le
déclassement des catégories populaires en France.
13
Ibid p.40
14
Ibid p.23
15
https://www.printempsrepublicain.fr
16
Conseiller de François Hollande à l’Élysée, co-fondateur avec Laurent Bouvet et Denis Maillard du Printemps Républicain.
comme ligne politique au sein de la gauche française en recomposition. Les grands sujets qui
traversent aujourd’hui la société française (fracturation identitaire, laïcité, renforcement du
populisme …et du point de vue politique l’effondrement du parti socialiste dans le paysage
politique français) témoignent de la pertinence de ses analyses sur la société française et de la
vitalité de ses théories sur le nécessaire retour au commun au cœur du pacte républicain.

17
Pierre-Nicolas Baudot, « Du conservatisme dans le progressisme : Laurent Bouvet et l’insécurité culturelle », Congrès
AFSP Lille, 2022.

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