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MEI "médias et information" n°1- 1993

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MEI "médias et information" n°1- 1993

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MEI "médias et information" n°1- 1993

ENTRETIENavec Eliséo Veron

B. Darras: Nous inaugurons la ru- libéré les idées, bien au contraire.


brique “entretiens” de la revue “MEI” C’est après le péronisme que les nou-
par une discussion avec le sociologue veaux cursus universitaires se créent
et sémioticien d’origine argentine : psychologie, sciences de l’éduca-
Eliséo Véron. Nous avons souhaité tion, sociologie. J’étais alors en train
que ces entretiens soient pour le de finir mes études de philosophie,
lecteur une occasion de suivre le dé- mais j’ai tout de suite commencé à
veloppement d’une carrière travailler au Département de sociolo-
scientique ou gie, avec Gino Germani, sociologue
médiatique. Pour ce faire, au cours de italien qui s’était installé en
l’entretien nous essayerons de faire Argentine. L’émergence des sciences
émerger l’environnement scientifi- humaines à l’université a été une ex-
que, social et politique qui accompa- plosion de modernité, en quelque
gne et influence le chercheur et sa sorte, à partir de 1956. Dix ans plus
recherche. Toutefois, l’ambition de tard, nouveau coup d’Etat des mili-
ces entretiens n’est pas que généalo- taires, et ce que l’on a appelé «la
gique, aussi tenterons nous d’aborder noche de los bastones largos», la nuit
à la fois les problèmes des longues matraques, où effective-
épistémologiques et les effets de la ment les autorités de l’université ont
recherche sur les questions d’actua- été mises à la porte, un soir, à coups
lité. de matraque. Mais la fin des annés 60
P. Tupper : L’Amérique latine était a été une période culturelle très
et est toujours un continent en fer- vivante, très intense, où la culture se
mentation. Votre vie intellectuelle faisait en dehors de l’université. Il y
commence pendant le péronisme, a eu des secousses comme ça, tout le
mouvement politique qui va, d’une temps, et pourtant aussi une certaine
certaine façon, libérer les universités continuité. Le plus important c’est de
et les idées. Comment vous comprendre qu’un pays comme l’Ar-
positionnez-vous par rapport à ce gentine (un peu aussi le Brésil et le
mouvement ? Chili) avait l’avantage d’être au croi-
E. Véron : Péron est chassé du pou- sement des deux mondes. On con-
voir en 1955. Mon expérience uni- naissait aussi bien la sociologie amé-
versitaire se fait pendant les derniè- ricaine que l’anthropologie de Lévi-
res années du péronisme, et après. Je Strauss. Ce qui nous donnait une vue
ne crois pas que le péronisme ait un peu plus complexe et complète

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des sciences humaines. On étudiait Moi je n’étais plus étudiant, mais


Parsons, Merton, Lazarsfeld, Wright c’était le climat que l’on sentait autour
Mills, tous les grands sociologues de nous vers la fin des années 60.
américains des années 50 et 60 et en Quant à la jeunesse péroniste des
même temps on achetait les auteurs années 70 (les «Montoneros») elle
français, qui étaient tout de suite en s’est nourrie d’une part d’ex-
librairie. On s’intéressait non seule- léninistes et d’autre part d’ex-
ment aux structures des catholiques de droite. Dans les années
représentations sociales comme Lévi- 70, il y a donc l’ERP («Ejército
Strauss, mais aussi à la recherche Revolucionario del Pueblo») qui est
empirique, aux comportements, la guerrilla marxiste classique, et il y
comme les américains. Ce croise- a les «Montoneros», la guerrilla
ment me paraît essentiel, et il m’a péroniste anti-marxiste.
beaucoup marqué. P.Tupper : Parallèlement à cette évo-
P.Tupper : Cela a marqué aussi les lution politique, il y a en Amérique
universités du triangle Brésil-Chili- Latine un mouvement intellectuel,
Argentine. Quand on entre dans les appellé le «boum». On y retrouve des
années 60, on constate effectivement écrivains brésiliens, chiliens
une évolution dans la société latino- colombiens, argentins, etc. De quelle
américaine. Il y a une radicalisation façon la radicalisation des mouve-
de la jeunesse. Y-Etes-vous un ments de jeunesse est-elle associée à
participant ou un observateur? Allez- l’émergence d’un nouveau type d’in-
vous militer pour ces idées ? tellectuels ? Intellectuels dont la pro-
E.Veron : Militer c’est un grand mot. duction littéraire va passionner le
Dans le mouvement étudiant, j’ai mi- monde entier. De quelle façon cela a
lité dans la mouvance du «réfor- pu avoir une influence sur votre
misme», proche du Parti Radical, une attitude intellectuelle ?
gauche non communiste, disons. E.Veron : Dans l’Argentine des an-
L’élément crucial à l’époque, pour nées 60, il y avait deux figures qui
situer un intellectuel, était l’attitude dominaient la littérature : Borges et
vis-à-vis du péronisme. Moi j’ai Cortazar. Ni l’un ni l’autre ne repré-
toujours été hostile au péronisme. Ça sentait le «baroque latino-américain»
définissait quelque chose de très clair. qu’on a tant célebré en Europe.
Et tout cela va exploser dans les Cortazar appuyait sans réserves la
années 70, lors du retour du révolution cubaine, et Borges a été
péronisme. toujours considéré comme un homme
P.Tupper : Avant le retour du de droite, alors qu’il était un
péronisme, il y a eu mai 68 en France, démocrate libéral. Ni l’un ni l’autre
et il y a eu les réformes. Au Chili les n’appartiennent à l’univers d’un
secousses se sont produites en 1967. García Marquez, d’un Amado, d’un
Est-ce qu’on observe dans les univer- Carpentier. Il y a une retenue très
sités d’Argentine une évolution et britannique dans ces romanciers ar-
une radicalisation de la pensée ? gentins. Quant à moi, j’admire pro-
E.Veron : Oui, mais c’est aussi l’épo- fondément Borges, je l’ai lu et relu,
que classique du castrisme, de la ré- j’aime beaucoup Cortazar, mais je ne
volution cubaine. C’est l’époque où pense pas avoir été marqué par eux
tous les étudiants avaient le portrait dans mon travail intellectuel.
du Che Guevara dans leur chambre. M. Thonon : En ce qui concerne les

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sciences humaines, au delà du courant société, de Max Weber a été traduit


issu de l’anthropologie structurale, en 1944. Entre 55 et 65, il y a eu la
puis de la linguistique, de la vague des grandes traductions des
sémiologie, de la psychanalyse, y a-t- sociologues américains. J’ai moi-
il eu un autre type d’influence, même traduit quelques textes de
comparable à celle qui, pour la France, Parsons, et un peu plus tard
venait surtout de l’Allemagne, l’Anthropologie structurale de Lévi-
notamment de l’Ecole de Francfort ? Strauss.
Une influence de la sociologie G. Dubois : Vous aviez tout à l’heure
marxiste critique qui a été très remarqué que vous étiez à la croisée
importante et très lourde en France ? de deux mondes. Or il y a deux
E.Veron : En Argentine cela s’est solutions. Ou un des deux mondes
produit plus tard. Dans les milieux domine l’autre, ou c’est
sociologiques des années 60 on con- l’individuation d’une pensée latino-
naissait l’Adorno de The américaine. Individuation dont on re-
Authoritarian Personality, qu’il avait trouve aussi la trace dans une sorte de
écrit en collaboration aux Etats-Unis, fermentation qui vous a conduit de la
on connaissait donc cette démarche philosophie à la psychologie et enfin
psychanalytique appliquée à la psy- à la sociologie. N’est-ce pas une
chologie sociale et à l’autoritarisme. volonté de rejet du militantisme direct
Cet Adorno-là, me semble-t-il, est au profit d’une théorisation de l’objet
totalement méconnu en France. de la fermentation ?
B.Darras: Marcuse était-il déjà E.Veron : Ce croisement des deux
connu? mondes, le monde anglo-saxon et le
E.Verron : Marcuse c’est aussi un monde français, était une très bonne
peu plus tard. Là je parle de la première condition, mais elle n’était pas suffi-
moitié des années 60. A cette époque, sante. Vers la fin des années 60 et le
il y avait le fonctionnalisme début des années 70, tout le monde a
américain, essentiellement, la psy- parlé de formations discursives et
chologie sociale avec Bruner, d’appareils idéologiques d’Etat. Tout
Newcomb, tous ces gens-là, la théorie le monde avait lu Althusser, bien
de la perception. J’ai travaillé entendu, mais cela n’a rien donné
plusieurs années sur la psychologie parce qu’il n’y avait pas les cadres
sociale de la perception. Ensuite il y institutionnels pour travailler. Je crois
avait, disons, l’école française, de- qu’en grande partie ce croisement,
puis les classiques comme Durkheim qui aurait pu être extraordinairement
jusqu’à Lévi-Strauss. Habermas est fécond, ne l’a pas été parce que nous
arrivé beaucoup plus tard - j’étais avons manqué d’institutions stables.
déjà en France. Marcuse en Argentine G. Dubois : Ou de racines ?
se situe vers les années 65-66. E.Veron : En Argentine, à chaque
Benjamin, on en avait entendu parler fois qu’il y a eu un coup d’Etat, on a
mais je crois qu’il n’était pas traduit. détruit l’université. La première chose
En revanche, on était très en avance qu’un nouveau gouvernement mili-
(par comparaison avec la France) dans taire faisait, c’était de mettre à la
tout ce qui était la philosophie et la porte tous les universitaires. La
sociologie allemandes. L’Etre et le situation a été moins extrême au
Temps de Heidegger a été traduit en Brésil, où les militaires ont moins
espagnol vers 1950. Economie et touché aux universités.

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G. Dubois : Autrement dit, on détruit qui s’est passé, paradoxalement, c’est


le discours pour pouvoir détruire le qu’au moment où, en 1966, les
fait lui-même ? universités ont été vidées, ceux qui
E.Veron : Tout à fait. L’université et ont rempli ce vide ont été les
les mouvements étudiants étaient con- intellectuels péronistes qui se sont
sidérés comme l’ennemi numéro un appuyés sur le gouvernement mili-
des militaires argentins, il en était de taire pour entrer à l’université. C’est
même pour les professeurs, qui les ça la vérité.
nourrissaient de pensée marxiste et, P.Tupper : A un moment donné,
peut-être pire encore, de l’Argentine était vraiment imprégnée
psychanalyse. de péronisme, cette conjonction ab-
B. Darras : Cette pression, cette me- surde d’extrême droite et d’extrême
nace de coups d’Etat militaires et de gauche. Ne pas être péroniste à l’épo-
renversements, conduisait-elle les in- que était quand même très difficile.
tellectuels à une plus grande indé- E. Veron : Jusqu’en 1966, lorsqu’ils
pendance, ou bien au contraire à des ont été mis à la porte, les intellectuels
craintes, à une frilosité intellectuelle et les universitaires du milieu des
? sciences humaines n’étaient pas
E.Veron : Un minimum de conti- péronistes. Il y a eu une globalisation
nuité a existé après le coup d’état de au début des années 70, au moment
1966, grâce à la Fondation Di Tella du retour en force du péronisme.
(une sorte de Fondation Ford argen- Campora, le candidat péroniste, a
tine) où se sont refugiés beaucoup gagné les élections en 1973, tout en
des chercheurs en sciences humaines. ayant promis de
Beaucoup de projets intellectuels ont démissioner aussitôt pour permettre
pu continuer dans ce cadre, dont les le retour du général. A ce moment-là,
miens. Je ne pense pas que l’on puisse beaucoup de gens se disaient, il faut
parler de frilosité. Les années 60 nous quand même s’associer d’une façon
avaient habitué, en quelque sorte, aux ou d’une autre au péronisme, parce
coups d’Etat. Et nous ne savions pas que la classe ouvrière et toute la
ce qui nous attendait, la tuerie jeunesse y sont. Les intellectuels
sanglante des disparus des années 70. péronistes étaient profondément na-
P.Tupper : Vous êtes un peu réservé tionalistes, ils étaient des ennemis
sur la production de l’époque. Une farouches, justement, de tout
partie du mouvement péroniste se croisement de mondes, ils cherchaient
nourrissait aussi des idées marxistes à faire une sociologie, une anthropo-
et de la révolution cubaine pour logie «authentiquement argentines».
interpréter la réalité. La réalité sociale Je crois que le nationalisme est le
était interprétée par rapport à refuge de ceux qui n’ont pas d’idées.
l’impérialisme et non pas par rapport G. Dubois : L’institution doit se
aux contradictions nationales. Je crois greffer sur une culture séculaire. Ceci
que vous êtes un peu avare par rapport n’existe pas, et pour cause, en Amé-
à ce courant. rique latine. Ce croisement de mondes
E. Veron : Ce n’est pas que je sois ne peut chercher qu’un ailleurs, faute
avare, c’est que j’ai une très mauvaise de pouvoir s’asseoir sur son propre
opinion de tout cela. Je serais incapa- passé.
ble de nommer un seul sociologue E.Veron : C’est vrai.
péroniste important. Pas un seul. Ce G. Dubois :La sociologie peut-elle

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être, éventuellement, une réponse à 1971, nous sommes partis tous les
ce manque de ferment, de substrat ? deux en même temps : Sluzki est allé
E. Veron : Oui, je le pense. Surtout s’installer à Palo Alto, moi, je suis
que les sciences sociales étaient elles- venu à Paris.
mêmes des sciences nouvelles à l’uni- G. Dubois : A l’époque, y-a-t-il eu
versité. une filiation, une trajectoire, qui allait
M. Thonon : Au début des années 60, de Sartre à la psychanalyse, à Lacan,
vous travaillez sur l’image du corps etc. ? Ici c’était visible. Ce n’était pas
et sur la sexualité comme système de une filiation théorique, mais cela tou-
communication sociale, vous le liez chait les mêmes populations.
semble-t-il à l’influence de Merleau- E.Veron : La théorie psychanalytique
Ponty et celle de Lévi-Strauss... dominante en Argentine jusqu’à la
E.Veron : A partir de l’horizon phi- fin des années 60, était britanique :
losophique qui était au départ le mien, Mélanie Klein, Fairbairn. Après, tout
il y avait deux figures dominantes en a changé à partir de Lacan. Mais il y
France et elles l’étaient aussi en Ar- a toute une première histoire
gentine, pour la nouvelle génération psychanalytique argentine associée à
de philosophes : Sartre et Merleau- la psychanalyse anglaise.
Ponty. Merleau-Ponty meurt G. Dubois : Est-ce faire acte
prématurément. Quand j’étais encore d’individualisme que de passer de la
étudiant je souhaitais partir pour la phénoménologie à la clinique ? Est-
France avec une bourse. Je voulais ce atypique ? Y -a-t-il une logique,
venir travailler avec Merleau-Ponty. une cohérence ?
Il est mort un ou deux ans après. Je E. Veron : Au-delà du fait circons-
suis finalement venu travailler avec tanciel qu’on s’est mis à travailler ce
Lévi-Strauss. Merleau-Ponty m’avait sujet parce qu’on a eu des fonds pour
passionné quand j’étudiais la le faire, cette recherche était en Ar-
philosophie, et j’étais resté gentine quelque chose de totalement
profondement anti-sartrien. Du point nouveau. A l’époque, il y avait un
de vue de ce que je commençais à livre avec des textes de Bateson,
faire, c’est-à-dire de la sociologie, je traduit par la maison d’édition Paidos,
comprends maintenant pourquoi le livre qu’il avait écrit avec Jurgen
Merleau-Ponty était pour moi Ruesch. L’édition originale améri-
beaucoup plus intéressant que Sartre caine datait de 1951, et l’édition es-
; il était beaucoup plus proche des pagnole de 1965. Il vient d’ailleurs
sciences humaines, à la fois de la d’être traduit en français sous le titre
psychanalyse, de la linguistique et de Communication et société. Greimas
l’anthropologie. J’ai donc passé deux était complètement indigné quand j’ai
ans avec Lévi-Strauss. De retour en présenté certains résultats de notre
Argentine, je retrouve un vieil ami recherche à Urbino, en 1969. Qu’est-
psychanalyste, Carlos Sluzki. Nous ce que cette recherche qui mélange
réussissons à obtenir des fonds pour tout? Et c’était effectivement très
faire une recherche en psychiatrie mélangé, parce qu’on avait une dé-
sociale, sur la névrose comme système marche sémiologique, sémio-
de communication. Elle a duré 5 ans. structuraliste, ça c’était moi ; il y
C’est à travers cette recherche que avait une démarche psychanalytique
nous sommes entrés en contact avec inspirée de Fairbairn, ça c’était Sluzki,
l’équipe de Gregory Bateson. En et en plus il y avait le début de la

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problématique de Bateson, disons une moment vous l’avez découvert :


amorce de combinaison entre anthro- Peirce qui deviendra pour vous un
pologie et communication. C’était un des auteurs fondamentaux ?
hybride parfait, et Greimas l’a senti E. Veron : Je l’ai découvert très
tout de suite. exactement en 1970. Après avoir été
G. Dubois : Vous étiez en dehors de chassé de l’université en 1966, j’étais
toute école. Greimas, comme les amé- entré à la Fondation Di Tella. C’était
ricains, avait la volonté de définir une une institution qui avait un centre
école. Est-ce qu’en restant au dessus d’art, un centre de théâtre, et puis
de cette fermentation vous ne trouvez trois centres scientifiques : un centre
pas l’impulsion nécessaire pour ac- d ’ é t u d e s
complir le saut européen? sociologiques, un centre d’économie
E. Veron : Comment dire... je me et un centre de recherches urbaines.
suis toujours orienté vers des problè- En 1970, je deviens directeur du centre
mes, et je pense qu’il n’y en a pas d’études sociologiques. Ma direction
beaucoup qui m’intéressent, et que ne dure qu’un an, parce que je me
ce sont toujours les mêmes. Il n’y a rends compte très vite que l’essentiel
pas chez moi de progrès de ce point de mes obligations consistait à faire
de vue. de l’administration. La seule décision
P.Tupper : C’est-à-dire ? intéressante que j’ai prise en tant que
E.Veron: Par exemple, la question directeur, c’est d’avoir fait acheter
du corps comme support de sens me par la bibliothèque du centre les
tracasse depuis toujours. Je n’ai pas Collected Papers de Peirce. J’espère
de problème d’orthodoxie théorique qu’ils y sont encore. Quand je suis
parce que pour moi la théorie est un parti pour la France, j’en ai photocopié
outil pour décrire un objet. Moi je une bonne partie.
m’intéresse à l’objet plutôt qu’à la B. Darras : La lecture de Peirce est
théorie. Donc si un morceau de assez redoutable, à la fois par la com-
Greimas me sert à un moment donné, plexité et la complication des textes
je l’utilise. J’essaie de me donner des mais aussi par le changement
unités qui ne viennent pas de telle ou épistémologique qu’il réclame. Avez-
telle théorie, mais des objets. vous eu le temps de le lire ? Est-ce
G. Dubois : Comme une immédiatement lisible?
superposition de strates qui forment E. Veron : Oui, je me suis complète-
un savoir multiple sur un objet lui ment submergé dans Peirce. Malgré
même mouvant ? la difficulté, j’étais complètement fas-
E. Veron : A l’époque, il n’y avait ciné par lui.
pas beaucoup de travaux sur la B.Darras : De son côté Umberto
névrose comme système de commu- Eco, après bien d’autres, fait le même
nication. Il me paraît logique que des chemin, mais tout compte fait ses
objets relativement nouveaux ne conclusions sont, au début, assez peu
s’accordent pas aisément à des peircéennes...
théories toutes faites. Alors, on est E.Veron : Si on parle de la façon dont
amené à mélanger et à croiser les Umberto traite Peirce, je crois qu’il le
théories pour traiter ces objets-là. connaît parfaitement. Mais il a une
B. Darras : Tout cela ne préparait-il interprétation de Peirce qui est à mon
pas à une lecture ou à une relecture de avis un peu classique, il ne le fait pas
C.S. PEIRCE ? Je ne sais pas à quel travailler. La sémiotique d’Eco n’a

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pas grande chose à voir avec la théorie cours, ou un ensemble discursif, n’est
de Peirce. Ce qui a été important pour rien d’autre qu’une mise en espace-
moi quand je suis arrivé en France, temps de sens». Pourriez-vous com-
c’est que j’ai suivi pendant deux ou menter cette citation ? Il y a conflit
trois ans, assez régulièrement, le sé- entre une perspective marxiste déter-
minaire d’Antoine Culioli. Culioli minant d’une certaine façon et la pro-
était à l’époque l’un des rares duction et l’interprétation, et d’autre
linguistes en France qui connaissait part la circulation de sens non
Peirce. Il avait des hypothèses sur déterministe? L’hybride qui en résulte
Peirce et sur l’intérêt que Peirce est-il viable?
pouvait avoir, cela m’a aidé à faire E.Veron : Il y a là à la fois un
une lecture opératoire, et non pas problème général et un problème spé-
typologique, de Peirce. Si on se libère cifique. Le problème général est celui
de l’interprétation purement du mélange de deux modèles. Une
typologique des signes et si on consi- description en amont et une
dère que c’est une pensée opératoire, description en aval du processus de
alors cela devient très important. J’ai circulation de sens peuvent être faites
développé cet aspect en France dans avec une démarche sociologique, qui
les années 70, dans mon séminaire à pose moins de problèmes. Par contre,
l’Ecole des Hautes Etudes. la question de la circulation, c’est-à-
P.Tupper: Vous disiez être plus pré- dire de ce qui se passe entre la pro-
occupé par l’étude de l’objet que par duction et la reconnaissance, c’est là
la théorie. N’y- a-t-il pas une influence où, manifestement, un modèle
de la théorie sur le choix de l’objet à déterministe ne marche pas. Pour
analyser? avancer il faut réviser et l’amont et
E.Veron : Je ne rejette pas la théorie, l’aval. Au fond, réviser ce qui est une
je rejette l’orthodoxie théorique. La description du contexte socioculturel
théorie est indispensable, tu ne peux de la communication. On peut diffi-
pas t’en passer. Mais je n’ai aucun cilement se borner à une sociologie
scrupule à bricoler avec la théorie. En descriptive qui parle du contexte
même temps, dans le courant des socio-économique. La question de
années 70 j’étais vaguement marxiste. l’espace-temps du sens, en revanche,
Ca se sent dans tous mes écrits de est un problème spécifique qui m’a
l’époque. Il y a une façon de poser les toujours intéressé, parce qu’il me
problèmes d’analyse des discours semble que la plupart des théories ne
marquée par la conceptualisation tiennent pas compte de la matérialité
marxiste, quand je parle des condi- du sens. Avant toute autre chose, le
tions de production, par exemple. Il signe est une configuration senso-
s’agit donc d’un modèle déterministe. rielle. Dans ce contexte, je m’inté-
Je pense maintenant que la circula- resse au corps aussi, au rôle des con-
tion du sens n’est pas déterministe et figurations sensorielles-matérielles
c’est très embêtant, parce que il y a là dans le fonctionnement du sens.
un mélange de modèles qui, à terme, G. Dubois : C’est la contrainte tech-
ne marche pas. nique du système physiologique, qui
B.Darras : Je reprends une citation constitue une contrainte pour le sens
issue de votre recueil sur La Sémiosis ?
sociale : «Quel que soit le support E.Veron : Non, il ne s’agit pas de
matériel, ce que nous appelons dis- physiologie. Mon problème com-

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mence avec le régime de ce que Peirce oui.


appelle les qualités. Avant toute autre P.Tupper : Vous reveniez à la socio-
chose, on parle de qualités logie, après avoir eu une période très
sensorielles, couleur, mouvement, des critique de la sociologie.
choses de cet ordre. Dans ce contexte, E.Veron : Critique d’une certaine
la question du corps comme support sociologie ! Je m’étais fortement af-
de sens est un peu dans la même fronté au fonctionnalisme parsonien,
lignée d’un intérêt pour le rôle, dans et il y a eu beaucoup de polémiques,
les effets de sens, des supports tech- surtout que Germani, avec lequel j’ai
nologiques. Quel rôle jouent les travaillé longtemps et que j’appré-
propriétés sensorielles de la télévi- ciais beaucoup, était plutôt
sion dans les effets de la télévision. fonctionnaliste. J’ai fait un petit
B.Darras : De la perception ou de bouquin sur l’histoire de la sociolo-
l’interprétation ? Sommes nous dans gie en Argentine, qui était de nature
un dispositif linéaire ou dans une polémique. C’étaient des textes de
dynamique fatalement non-linéaire ? politique universitaire plus que des
La sensorialité est-elle textes de recherche.
fondamentalement première ou est- G. Dubois : Est-t-il possible de faire
elle déjà et toujours engagée par le du panachage, comportement que
processus complet de l’interprétance nous partageons d’ailleurs tous ici, et
? en même temps se déclarer proche du
E.Veron : Bien sûr, ce qui est en jeu marxisme ? N’est ce pas antinomique
à chaque fois c’est le processus com- ou peut-être vécu comme
plet. Mais les problèmes qui me pa- antinomique?
raissent moins traités ou un peu E. Veron : Je ne l’ai pas vécu comme
oubliés, touchent à cette dimension une contradiction. Peut-être l’ai je
de la sensorialité et moins aux règles «résolue», un peu à la façon de Lévi-
interprétatives, parce que la Strauss lorsqu’il dit : en fait, le seul
dimension légiférante a été largement aspect intéressant du marxisme c’est
traitée par la sémiologie ; la que c’est une théorie des superstruc-
matérialité-sensorialité du signe et sa tures. Lévi-Strauss se disait marxiste
contribution aux effets de sens m’ont lui aussi à l’époque. C’était une solu-
toujours parus, en revanche, des pro- tion de facilité, mais je ne l’ai pas
blèmes peu ou mal étudiés. vécu comme une contradiction. La
P.Tupper : Quelle a été votre inspi- dose de marxisme que j’ai portée a
ration théorique quand vous avez toujours été intellectuelle, jamais po-
commencé à faire l’analyse de la litique.
presse populaire et de la presse bour- M. Thonon : Je voudrais revenir à la
geoise ? question du corps. Le corps comme
E.Veron : Ce n’est pas très clair pour support de communication. J’ai dé-
moi. En 1968, j’ai fait un premier couvert que vous y reveniez, dans
travail sur le discours de la presse, qui une période plus récente, sous la forme
s’appelait «la sémantisation de la vio- du corps du Président.
lence politique». E. Veron : Oui. J’ai d’abord travaillé
G. Dubois : C’était un retour vers la sur la question du corps en l’assimi-
sociologie, après la psychiatrie ? lant à l’ordre peircéen de l’indiciel.
E.Veron : C’était un peu un retour, Ce que j’appelle le corps signifiant

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est le support privilegié du registre personne ne s’est intéressé à ça.


du contact, radicalement différent de P. Tupper : Quelle a été la réaction
ce que l’on appelle «l’analogique». des éditeurs? Pourquoi ne voulaient-
Un opérateur central de l’ordre ils pas le publier? Etait-ce un livre
indiciel du contact est le regard, et invendable ou plutôt dérangeant?
j’ai fait des recherches sur la E. Veron : Je n’en sais rien. Il y avait
spécificité indicielle du média télévi- une conjoncture qui faisait que cela
sion. En 1980, j’ai décidé de suivre la n’intéressait pas...
campagne présidentielle en essayant P. Tupper : Ce n’était pas un livre
de l’analyser quasiment en temps réel. polémique ?
J’ai ainsi constitué, au fur et à me- E. Veron : Il n’était pas du tout polé-
sure, un corpus considérable, avec mique. Sauf à considérer polémique
tout ce qui se disait dans la presse, à le fait d’établir un parallèle entre le
la radio et à la télévision, entre no- clown et le président, ou d’analyser
vembre 1980 et mai 1981. Suivre la l’obscénité affichée de Coluche par
campagne électorale en temps réel comparaison avec le métacorps à la
s’est avéré pratiquement impossible, fois appauvri et solennel de celui qui
et j’ai pris de plus en plus de retard. cherche à occuper la place vide du
Quand l’élection s’est terminée, le 10 pouvoir...
mai, mes analyses étaient encore en P. Tupper : Vous disiez quelque part
janvier ! Dans ce cadre, j’ai travaillé qu’un journaliste l’avait cité dans un
sur le rôle symbolique du corps dans article, alors qu’il n’était même pas
la conjoncture particulière qu’est une publié !
élection présidentielle. Il ne faut pas E. Veron : Dans un supplément du
oublier que c’était l’époque de Monde, en effet, il y a trois ou quatre
Coluche candidat, donc il y avait là ans. L’article était signé par une jour-
une matière extraordinaire. J’ai fait naliste que je ne connais pas. Le travail
un certain nombre d’analyses sur le était nommément cité : «Le corps du
statut du corps présidentiable, en tant président, inédit». Le manuscrit a sans
que métacorps, le corps du clown doute circulé, je l’avais donné à des
étant l’anti-corps présidentiel. Avec amis et à plusieurs éditeurs. C’était
tout ça, j’ai écrit un livre de 350 pages au moment où il y a eu une sorte de
que personne n’a voulu publier. Par reprise de Coluche, où tout le monde
la suite, j’ai publié ici et là des petits a découvert Coluche, alors qu’à
morceaux. J’y analysais, du point de l’époque il avait été scandaleusement
vue des stratégies, le déroulement de insulté par les hommes politiques de
l’élection jusqu’au face à face final droite et de gauche, aussi bien que par
entre Mitterrand et Giscard. Je des intellectuels que je ne citerai pas.
décrivais le va-et-vient des stratégies, Cinq, six ans plus tard, tout le monde
ce qui apparaissait comme erreur stra- disait : oh Coluche, quel extraordi-
tégique ou pas, l’utilisation des naire personnage !
différents supports (comment les P. Tupper : Passons maintenant aux
différents candidats utilisaient les af- années 80. Il y a l’émergence du
fiches par rapport à la télévision, par reaganisme, de nouvelles tensions
exemple). J’ai travaillé trois ans sur dans le monde, et en même temps une
ces élections. Quand j’ai voulu le certaine platitude de la production
publier, Mitterrand était au plus bas intellectuelle et des grandes théories
de sa popularité, en 1983-84, et qui avaient été dominantes depuis la

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MEI "médias et information" n°1- 1993

seconde guerre mondiale jusqu’à la pression. Ensuite a commencé une


fin des années 70. Quelle est votre période pendant laquelle j’ai eu de
position face à ce monde qui évolue très nombreuses occasions d’appli-
et qui en même temps n’a pas d’ quer tout cela à des problèmes
outils d’interprétation, et d’analyse ? concrets.
E. Veron : Il y a pour moi deux G. Dubois : Est-ce qu’une étude pour
phases très différentes. Les années EDF peut être aussi une étude d’un
70 ont été une période très spéciale. corps moral, porteur de sens, voire de
Entre 1971 et 1979, j’ai enseigné à culture d’entreprise ?
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences E. Veron : Cette étude pour EDF, qui
Sociales en tant qu’étranger : j’avais portait sur les médias, n’en a pas été
le statut de Directeur d’Etudes l’occasion. Mais cela m’est arrivé
«associé». C’est une période où j’ai plus tard avec La Poste, France
beaucoup travaillé conceptuellement Télécom, la RATP... Quant aux
et théoriquement, sur Peirce, sur médias, je suis arrivé à la notion de
Wittgenstein, sur Chomsky, sur la contrat de lecture en 1983 et à partir
théorie des actes de langage. Je faisais de là, j’ai commencé à travailler pour
mon séminaire sur la théorie et des groupes de presse. J’ai donc
l’analyse des discours. En 1980, j’ob- travaillé sur Marie Claire, la Maison
tiens la nationalité française et je ne de Marie-Claire, 100 idées, Paris
peux plus être directeur d’études «as- Match, Elle, et bien d’autres supports
socié» à l’Ecole des Hautes Etudes. de la presse écrite.
Je suis contacté pour la première fois P. Tupper : Est-ce que cela était
pour faire un travail de recherche vraiment un besoin d’explorer, d’ana-
a p p l i - lyser, ou était-ce à des fins alimen-
quée : il s’agissait d’une étude pour taires ?
l’EDF, sur la façon dont les médias E. Veron : C’était au prime abord,
français avaient traité l’accident nu- bien entendu, à des fins alimentaires,
cléaire de Three Miles Island. Cette mais cela n’excluait pas l’explora-
première étude a donné mon livre tion et l’analyse.
Construirel’Evénement. A partir de P. Tupper : Comment parveniez-
là, s’est enclenché un processus par vous à articuler ces deux versants ?
lequel je me suis mis à faire de la E. Veron : Je le vois comme ceci, en
recherche appliquée, et cela tout le ce qui concerne les études médias :
long des années 80. dans les années 70, j’ai pu mettre en
B. Darras : En même temps, vous place la moitié de la chose, et les
étiez déjà préparé par toute une série années 80 m’ont permis de mettre en
de recherches qui avaient donné la place l’autre moitié. Très simplement.
primauté à l’objet par rapport à la Les analyses sémiologiques en
théorie, sans que pour autant la théorie production, tu peux les faire chez toi.
soit négligée. En fait le passage par C’est ce que je faisais quand je
l’Ecole des Hautes Etudes va être un travaillais sur la presse populaire. Je
moment de revisitation des théories n’avais pas d’argent pour faire une
pour un nouveau bond vers des objets enquête de terrain, alors je faisait une
concrets. analyse de corpus chez moi. Ensuite,
E. Veron : Oui, ça m’a servi en fait la recherche appliquée m’a permis de
pour mettre en place beaucoup de faire un travail complet : analyse
choses, tranquillement, sans aucune sémiologique en production, mais

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MEI "médias et information" n°1- 1993

aussi analyse de la réception. E. Veron : Il y a je crois deux cas de


L’articulation entre les deux, c’est ce figure différents. Il y a des clients qui
que j’ai appelé le “contrat de lec- ne s’intéressent qu’au résultat, à la
ture”. réponse à leur problème. Il y en a
G. Dubois : Et dans le cas des autres d’autres qui s’intéressent aussi à la
grosses entreprises, pourquoi ces étu- démarche, à la méthodologie, à la
des ? problématique. Quand cela arrive,
E. Veron : Au départ, le client a un c’est un plaisir. Surtout quand cela
problème et il veut le résoudre. Mais dure et que l’on peut suivre l’évolu-
les facteurs qui peuvent jouer sont tion stratégique pendant plusieurs an-
multiples. Il y a des études qui peuvent nées. Cela m’est arrivé avec la RATP
servir à la promotion interne de ceux et avec Renault.
qui les commandent. Dans certains P. Tupper : Comment peut-on être à
cas, on ne maîtrise pas ce genre de la fois un intellectuel théoricien et un
facteurs. Quand c’est la première fois patron d’entreprise qui va négocier
que vous travaillez pour une grosse des études alimentaires ?
entreprise, vous ne connaissez pas B. Darras : Je ne sais pas si le terme
les enjeux internes. Le pire des cas «alimentaire» est adéquat. L’obser-
c’est quand vous n’avez pas accès au vateur d’objets emprunte des mo-
véritable décisionnaire. C’est très em- ments théoriques, il les met à son
bêtant, parce qu’il y a plusieurs service et en retour il les travaille. Il
médiations. Lorsque vous avez devant n’est pas un “pur théoricien” qui
vous le véritable décisionnaire, les vérifie ses théories sur des modèles
choses se passent beaucoup mieux. simulés. A ce titre les recherches
C’est lui qui a le problème et c’est lui appliquées ne sont pas “alimentaires”
qui va prendre la décision, et lui, il elles sont vraiment la conjonction
sera très attentif, il va comprendre les d’études appliquées et de réflexions
raisonnements que vous faîtes. Plus théoriques. C’est justement ce que
il y a de médiations, plus c’est opaque l’on appelle une pratique. Peut-on
. Si vous ne connaissez pas l’entre- vraiment opposer l’intellectuel qui
prise, alors là, vous faites votre étude fait des choses immatérielles et justes
comme vous le jugez. Ce qui se passe en tendant vers le supra-sensible
avec les résultats reste souvent un platonicien, à celui qui se corrompt
mystère ! dans le sensible, dans le corps dont
B. Darras : Le commanditaire, qu’il vous avez tant parlé ?
soit intermédiaire ou décideur, cher- E. Veron : D’abord, j’ai toujours été
che-t-il quand même à avoir un inter- empiriste, en quelque sorte. J’aime
préte savant ? beaucoup travailler sur des corpus,
E. Veron : Dans mon cas particulier, par exemple. J’ai toujours réfléchi à
très probablement, parce que j’ai une la théorie à partir d’analyses
image assez «intellectuelle» dans la concrètes. Cela était vrai bien avant
profession. que je fasse de la recherche appliquée.
B. Darras : L’interpréte savant est En fait, c’était même le cas de la
une figure qui semble être nécessaire névrose, parce qu’on peut considérer
aux gens de pouvoir, comment se que la recherche sur la névrose était
caractérise-t-il quand il travaille pour une recherche appliquée au domaine
des entreprises ? Quelles sont ses de la santé. Dans les années 70, j’ai eu
méthodes ? une sorte d’intermède beaucoup plus

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MEI "médias et information" n°1- 1993

conceptuel qu’empirique, parce que français. Dans la tradition anglo-


j’avais tout loisir pour réfléchir sur saxonne, on le connaît très bien et on
quantité de choses et je n’avais pas un travaille sur lui depuis très longtemps
sou pour faire de la recherche ! C’est . Pour ce qui concerne la recherche
la situation d’un directeur d’études appliquée, si la vérité d’un modèle,
ordinaire. Les années 80 m’ont donné d’une démarche théorique se vérifie
ce qui me manquait, le volet empirique au moins en partie par son efficacité,
des développements alors il faut dire que Peirce est d’une
conceptuels. Par ailleurs, par rapport efficacité redoutable ! Vous pouvez
à la question du bricolage théorique, représenter toute la culture interne
n’exagérons rien. Pour être un peu d’une entreprise sur le modèle
prétentieux, c’est parce que je pense peircéen. Et c’est en même temps très
arriver à ma propre théorie ! subtil, parce qu’il vous amène sou-
G. Dubois : Nous sommes tous dans vent à percevoir des choses qui, au
le même cas. C’est vrai pour beau- départ, n’étaient pas évidentes .
coup de chercheurs. B. Darras : C’est donc a priori une
E. Veron : Sur ce plan plus général, théorie très générale...
qui est le plan de la construction E. Veron : Oui, mais en même temps
théorique, je crois que si on veut se très contraignante. Il faut prendre des
donner des objets nouveaux, peu décisions sur la nature de certaines
étudiés, il n’y a aucune raison pour observations que l’on fait et en même
que les théories existantes servent à temps, en raison de la structure em-
traiter ces objets. Il y a un moment boîtée de la théorie, elle a une grande
fort de bricolage. puissance d’interprétation et d’ana-
B. Darras : Des théories générales lyse. La théorie de Peirce est la seule
peuvent avoir cette ambition. Cha- que je connaisse en sciences de la
que objet ne requiert pas sa théorie communication qui soit une théorie
spécifique. fractale.
E. Veron : Oui, mais les théories P. Tupper : Est-ce qu’elle ne devient
générales ne vous servent pas à ana- pas un outil technique, plus qu’un
lyser une émission de télévision... outil conceptuel, dans le contexte d’un
B. Darras : L’ambition d’être une pragmatisme des objets aujourd’hui
théorie générale était celle de la déterminant ?
sémiotique peircéenne. Peirce était E. Veron : En bon peircien, je répon-
tout à fait conscient d’avoir construit drai que je n’accepte pas l’opposition
un appareil logique parfois difficile à entre technique et conceptuel. Le
appliquer. En lisant vos travaux des moindre objet technique contient , en
20 dernières années, on voit combien dedans, toute la théorie. Comme dans
la sémiotique de Peirce est importante la moindre perception il y a tout le
pour vous. Vous le mettez en jeu avec système cognitif. C’est cela, Peirce.
les conceptions saussuriennes, vous D’où son refus des dichotomies du
le comparez aux options de Frege etc. type théorie/empirie ou objet abs-
Avez vous l’impression qu’il y a une trait/objet concret. Toute l’abstrac-
résurgence de la pensée de Peirce ? tion est dans l’objet concret.
Ne craignez-vous pas qu’il y ait un P. Tupper : Je pensais plutôt à la
ratage? génération d’autres éléments théori-
E. Veron : Je ne sais pas si on “rate” ques , par opposition au pragmatisme
Peirce dans les milieux intellectuels des résultats.

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MEI "médias et information" n°1- 1993

E. Veron : On peut développer des plexité, ou est-ce incompatible à cause


modèles par rapport à des objets qui de la construction linguistique du dis-
sont eux-mêmes conceptuellement cours, par rapport à cette complexité
importants. On peut par exemple for- ?
muler un modèle «peircéen» de ce E. Veron : Du point de vue strict de
qu’est une entreprise. Ça c’est un la notion de complexité, et de tout ce
objet auquel Peirce n’avait jamais qui vient avec elle, en termes de théo-
pensé mais qu’on peut penser à partir rie du chaos, des choses comme ça, je
de sa théorie. Cela conduit forcément ne suis pas compétent pour répondre.
à modifier le modèle. Je ne m’inquiète J’essaie de comprendre, je discute de
pas, encore une fois, de savoir si ce temps en temps avec des gens qui
sera orthodoxe ou pas du point de vue connaissent ce domaine, mais je ne
peircéen! peux pas, techniquement, répondre.
P. Tupper : Est-ce qu’un certain En sciences humaines, il me paraît
pragmatisme n’est pas une réponse difficile aujourd’hui de tenir un dis-
adaptée à une situation où justement cours sur la complexité. Il y en a
il n’y a plus de grandes théories ? quelques uns déjà, ils sont forcément
E. Veron : Est-il une bonne chose métaphoriques, ils sont forcément
qu’il y ait des grandes théories ? trop généraux. Là je reviens à mon
P. Tupper : Je ne juge pas, je vous attitude empiriste : faire une hypo-
pose la question. thèse sur la complexité lorsqu’on est
E. Veron : Tout dépend de ce qu’on en train d’étudier quelque chose, ça
appelle une grande théorie. Il y a c’est intéressant, dans la mesure où
probablement plusieurs espèces de on peut formuler des hypothèses
grandes théories. Il y a une espèce, adaptées à l’objet qu’on est en train
assez typiquement française, qui est d’étudier. C’est toujours une ques-
la grande théorie construite autour tion d’ontologie régionale. Je ne peux
d’une forme. Cela peut être le pas aller plus loin, mais il me semble
simulacre chez Baudrillard, ou la que ça ouvre à des questions intéres-
forme “mode” chez Lipovetzky. Ces santes, surtout si on se refuse, comme
grandes théories sont c’est mon cas, à toute théorie linéaire
unidimensionnelles, elles veulent ré- de la communication, si on se refuse
duire nos sociétés à un seul principe. à tomber dans la stratégie de
B. Darras : Théories unifiantes et l’interprète et de l’intentionnalité.
unitaires qui sont en fait très B. Darras : La conception du signe
platoniciennes... distinct et séparable de la sémiosis,
E. Veron : Je crois que nous vivons des récits et des discours est le fruit
dans des sociétés qui ne peuvent pas d’une épistémée linéaire, d’une
être saisies par des grandes théories épistémée analytique et
de ce type. Nous avons besoin de réductionniste. A l’intérieur de
théories capables de saisir la com- l’héritage peircéen, la conception
plexité. C’est délicat car par ailleurs d’ensembles discursifs qui est la vôtre,
la notion de complexité étant à la est à la fois plus holiste, moins linéaire
mode, tout le monde découvre la com- et donc plus proche de la pensée du
plexité, et si on en reste là ça ne complexe. Permettez-moi de citer
voudra pas dire grand chose. Umberto Eco. Cela concerne le
G. Dubois : Y a-t-il la possibilité de rapport entre l’intention du lecteur,
construire un discours sur cette com- l’intention de l’auteur et l’intention

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MEI "médias et information" n°1- 1993

du texte, de l’oeuvre. «Plus qu’un taires. Disons qu’il n’y a jamais de


paramètre servant à valider l’inter- logique fermée. Il s’agit de logiques
prétation, le texte est un objet que un peu bizarres, parce qu’elles
l’interprétation construit dans la peuvent être habitées par des contra-
tentative circulaire de se valider en se dictions, par des tensions internes,
fondant sur ce qu’il construit» . Ce par plein de choses, mais on arrive à
c e r c l e cerner des logiques. Ces logiques ren-
herméneutique est justement le coeur voient à un système de production
de la complexité. N’est -ce-pas préci- très complexe qui est une institution
sément par l’étude de cette boucle ; un groupe de presse, par exemple,
d’itérations auto-référentielles et est une institution complexe. Ensuite
auto-herméneutique, que l’on peut si je commence à regarder ce qui se
espérer introduire la pensée complexe passe quand des gens lisent ces
dans les sciences humaines ? discours là, alors c’est encore plus
E. Veron : Mon problème est com- ouvert. On peut essayer de cerner
plètement différent de celui quelques logiques de réception, et on
d’Umberto Eco. Je n’ai pas affaire à commence à comprendre que les
des oeuvres, pour commencer, j’ai mêmes configurations discursives
affaire à des configurations peuvent être appropriées de façons
discursives dont les supports sont des tout à fait différentes. Je crois avoir le
institutions, des institutions pleines droit d’appeler ça complexe. Là il
d’incohérences, de contradictions, de n’y a pas de doute possible. Surtout
luttes internes. Et pourtant, là-dedans qu’en plus, tout ça évolue dans le
il y a des logiques. Comment en rendre temps, par rapport à d’autres systèmes
compte ? Je n’ai aucune circularité, qui sont eux aussi en train d’évoluer
parce qu’il s’agit d’un système com- dans le temps, c’est à dire que si je
plètement ouvert. En production, c’est fais une analyse de contrat de lecture
un système ouvert, car il faut le traiter aujourd’hui, ce sera déjà autre chose
dans le long terme. Je n’ai pas affaire qu’il y a deux ans Et pourtant il y aura
à... une relation logique entre les deux.
B. Darras : une oeuvre ? ce n’est pas C’est ce type d’objet qu’on traite
une oeuvre ? quand on travaille avec les medias, et
E. Veron : Ce n’est pas une oeuvre. franchement il n’y a pas beaucoup de
C’est tout le problème des gens qui théories là-dessus. Les grands corps
s’intéressent aux médias. Il y a énor- de théories communicationnelles con-
mément de réflexions sur la question tinuent à être focalisées sur cette figure
des actes de langage, par exemple. obsessionnelle d’une personne qui
On fait beaucoup de modèles, de parle avec une autre personne.
théories pour associer l’intention du G. Dubois : En dehors de l’aspect
locuteur à la situation de communi- conjoncturel de votre évolution n’en
cation, en passant par la reconnais- étiez vous pas arrivé aussi au constat
sance de l’intention. Moi je n’ ai pas qu’il est impossible de faire une
d’actes de langage, je n’ai pas d’in- théorie de cette complexité ?
tention, je n’ai pas de situation, je E. Veron : Tout dépend de la portée
travaille avec des objets qui circulent que l’on donne à la notion de théorie.
un peu partout, qui sont ouverts dans Je crois qu’on peut faire des théories
le sens où ils impliquent des logiques imparfaites, des théories approxima-
toujours partielles, toujours fragmen- tives, et je crois qu’il y en a de plus en

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MEI "médias et information" n°1- 1993

plus dans les sciences dures. philosophie, mais tout dépend des
B. Darras : N’est-ce pas là le pro- contraintes que l’auteur s’est donné
blème majeur des années 80 ? La dès le départ. Moi, ce qui m’intéresse
disparition des grandes théories c’est la construction de théories à
généralisantes ou unifiantes serait le travers un travail sur des choses
résultat d’une incapacité à articuler concrètes. Je suis capable de passer
le singulier, le local et le général au des heures à analyser une émission de
complexe. Le général s’est montré télé. Tout le monde ne le ferait pas. Il
trop pauvre pour rendre compte de la y a des gens qui trouvent ça
compléxité. La résistance du singulier complètement inintéressant, moi ça
et du local a mis en déroute le général m’amuse beaucoup. A condition de
et réintroduit le complexe. travailler à partir de concepts, sinon
E. Veron : Il y a un peu de ça dans vous ne pouvez amorcer la moindre
l’évolution du milieu intellectuel, analyse.
mais je ne dirais pas que ça décrit ma P. Tupper : Une sorte d’empirisme
situation personnelle. Il y a toujours s’est imposé dans les années 80.
des articulations qui se font et qui Aujourd’hui, je dois être performant
permettent certaines généralisations, parce que je dois gagner, l’attitude
et soudain vous découvrez, en devient tout à fait pragmatique.
travaillant sur la culture interne d’une E. Veron : Je n’accepte pas l’opposi-
entreprise en termes de tion entre le pragmatique et le non
communication, qu’il y a un problème pragmatique. Je pense que la théorie
très voisin de ce que vous avez traité est partout. Elle est dans le concret.
en analysant la communication sur le En ce qui me concerne, c’est une
Sida. Il y a des passages d’un pro- expérience fortement associée à la
blème à un autre. recherche appliquée. Toute la culture
M. Thonon : Le concept même de est dans un pot de yaourt, c’est mon
théorie est-il toujours intéressant, fi- point de vue. Quand tu commences à
nalement ? Vous disiez tout à l’heure interroger les gens sur les pratiques
que vous souhaiteriez arriver à une alimentaires, tu as toute l’anthropo-
théorie, dans le même temps vous logie dedans. Vous ne pouvez pas
dîtes qu’elle serait partielle, fragmen- imaginer les discours que les gens
taire, provisoire, etc ? peuvent tenir sur, par exemple, les
E. Veron : Il y a trois états de la aliments pour chiens. C’est étonnant.
théorie. Il y a un état qui est la théorie B. Darras. : C’est la grande spirale
en pleine liberté. Personnellement, de la sémiosis, C’est tout le dévelop-
ça ne m’intéresse pas du tout. Proposer pement de la sémiosis à travers n’im-
ce genre de théorie c’est plutôt un porte lequel de ses objets. Il reste
acte d’expression que de réflexion. quand même que cette sémiosis
Si un intellectuel en vue écrit un très illimitée, qu’inaugure Peirce, connait
beau livre en racontant comment il la fracture, l’arrêt, et à sa façon la
voit le monde aujourd’hui, c’est très limite. Ne serait-ce qu’au moment où
bien , merci, mais ça ne m’intéresse elle s’épuise dans la reproduction de
pas. ses propres fins. Il y a, comme vous le
Une théorie soumise à une restriction disiez, une sorte de dimension fractale
forte, logique ou autre, ça peut être de n’importe quel objet, le tout de
très intéressant. On peut avoir beau- l’humanité, le tout de sa culture, le
coup d’idées en lisant un bouquin de tout de sa pensée, c’est à la fois vrai

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MEI "médias et information" n°1- 1993

et c’est beau comme ouverture et d’appropriation se diversifient. Les


emboitement fractal. L’ouverture gens du marketing s’arrachent les
n’en est pas pour autant continue. Il y cheveux, mais qu’est-ce que c’est
a des paliers, des graduations, des que ce consommateur ? Aujourd’hui
étapes, des retours, des boucles, des il veut une chose, demain il veut une
suspens. La sémiosis décrite par autre, on ne comprend plus rien.
Peirce est aussi celle des pauses, des Heureusement ! En fonction de
sommeils, des comas. Est-ce que ce l’emprise des lois économiques, il y a
n’est pas justement ça les moments certainement un danger d’homo-
de la culture? N’est-ce pas lors des généisation des discours et des repré-
pauses que se fortifient les civilisa- sentations. Pour le moment il y a des
tions ? sources importantes de diversité.
E. Veron : J’ai un peu l’impression L’immigration en France, je crois
que ça ne fait plus de pause. Dans les que c’est quelque chose de fantasti-
années 70, on était habitué à cela, il y que, mais il y a des dangers
avait des crises et puis des moments d’homogénéisation, par exemple le
de pause. Je pense que c’est rapprochement entre communication
maintenant fini. Le changement a publicitaire et communication
changé ! Maintenant on est en politique. Il y a là un véritable enjeu
changement perpétuel. par rapport à la complexité. Cela dit,
B. Darras : N’est ce pas une des je n’ai jamais cru aux dénonciations à
sources de ce qu’on appelle la société la Marcuse. L’histoire des 30
duale ? Une partie de la société pen- dernières années des sociétés indus-
serait le changement comme un chan- trielles montre que toutes ces prophé-
gement permanent, alors que l’autre ties étaient fausses. Je suis plutôt op-
ne pourrait l’intégrer. Elle serait timiste. Les sources de divergence
entrée dans une pause, un grand coma, vont rester et le décalage entre la
elle serait incapable de muter à nou- production et la reconnaissance va
veau, incapable de produire une re- persister. Il restera toujours cette
présentation dynamique de la dyna- impossibité d’ajuster parfaitement
mique du monde. Il y aurait en quel- l’offre et la demande discursives.
que sorte deux sémiosis sociales, au B. Darras : C’est la limite de
moins deux. L’une tendue par le mou- l’ouvrage du sémiologue. Il reçoit
vement qu’elle contribue à accélerer, une commande par laquelle on lui
l’autre statique, paralysée par son in- demande d’essayer de voir comment
capacité à engendrer puis à participer on peut conduire tout le monde au
à une représentation adéquate. même point . Cependant il sait ou
E. Veron : Oui, il y a là certainement constate que c’est impossible et que
un danger. Et un autre danger à mon c’est plutôt une chance que ça le soit.
avis menace les sources de diver- E. Veron : Oui, mais en même temps
gence. Il y a beaucoup de sources de c’est très compliqué, car cela ne veut
divergence. Prenons le cas de l’arti- pas dire qu’on ne peut pas avoir une
culation entre l’offre et la demande certaine efficacité dans la communi-
des medias. Pourquoi y a-t-il des cation. L’efficacité passe par des
stratégies dans les discours des médias structures très complexes et en même
? Parce qu’il y a l’empreinte des lois temps elle est très ponctuelle, très
économiques, du fonctionnement du spécifique.
marché. En même temps, les modes B. Darras : Très labile...

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MEI "médias et information" n°1- 1993

E. Veron : Très labile et très limitée plus universelles et plus stables. Com-
en même temps. On a vécu pendant ment cela va-t-il se passer ?
très longtemps, au niveau de la re- E. Veron : Ce sont deux problèmes
cherche appliquée, sur l’idée, bien différents. Le premier problème
purement marketing, qu’il faut concerne le dispositif que l’on met en
essayer de trouver la meilleure place et qu’on appelle une marque.
concordance possible entre l’offre et Par rapport à ce problème, il faut
la demande. En fait, lorsqu’un changer de niveau. Il y a un méta-
ajustement fort est obtenu, cette com- niveau à trouver, dans lequel la
munication ne sert strictement à rien. marque n’est plus un ensemble
La communication commerciale, qui d’images, mais une façon d’être au
réussit à structurer un discours pour monde. L’exemple le plus simple est
qu’il corresponde parfaitement à ce celui de l’identité individuelle. Si tu
que les gens attendent, produit des regardes une photo de toi-même il y
campagnes que les gens oublient. La a dix ans, il n’y a pas un seul code de
communication qui peut avoir une ta personne qui soit le même. Tu as
certaine efficacité c’est la complètement changé de coiffure, de
communication qui travaille les façon de t’habiller, etc., et pourtant il
tensions et les décalages. y a une continuité d’identité. Avant,
B. Darras : Qui travaille sur les écarts, les marques construisaient des vête-
mais par sur les identités. ments, maintenant il faut construire
E. Veron : Sur certaines aspérités de des identités dans le temps.
la réception. B. Darras : On retrouve ici le pro-
B. Darras : Le problème c’est qu’on blème étudié par Francisco Varela
ne sait jamais sur quelle aspérité on sur l’autonomie, comment se consti-
va s’accrocher... tuer une identité tout en étant en chan-
E. Veron : A chaque fois on essaie de gement perpétuel...
le comprendre. E. Veron : Au début, on parlait de
P. Tupper : Le cas Benetton est un marques planétaires, identiques par-
bon exemple ... Il y a là un décalage tout, capables d’être autonomes par
énorme. rapport aux contextes culturels parti-
E. Veron : C’est un peu extrême, culiers, etc. On est revenu de cet
mais je ne connais pas la réflexion optimisme. Il est clair que tel type de
stratégique qui a été faite en amont. produit en Allemagne est imprégné
En tout cas, cette sorte d’idéologie de d’un sens qu’il n’a absolument pas en
l’ajustement parfait est en train d’être France... A un moment on s’est dit,
remise en question. C’est clair, par toutes les marques deviendront
exemple, dans la réflexion sur les comme Coca-Cola, qui est
marques. Avant, le problème était de universelle, qui n’est même plus
définir tout un univers particulier de américaine. Ca fait partie du
la marque, son territoire, ses valeurs, patrimoine de l’humanité. Je crois
ses codes, et cela devait durer 5, 10 que cet optimisme là est retombé. On
ans. Maintenant ce n’est plus le pro- est beaucoup plus prudent aujourd’hui
blème. Il faut construire des marques sur ce problème.
qui se définissent par le changement M. Thonon : On ne sait toujours pas
permanent. pourquoi dans l’ensemble des
P. Tupper :Dans la perspective euro- produits et marques américaines,
péenne, les marques vont devoir être “Coca-cola” ou “MacDonald” sont

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devenus universels. activités pétrolières ou des travaux


B. Darras : On a observé que les publics et d’autre part de la télévision.
marques automobiles tentaient d’ex- Le réflexion habituelle est de se dire
ploiter le mythe très européen de : il faut trouver un dénominateur
l’américanité. Est-il possible de trou- commun pour arriver à constituer une
ver une identité européenne à travers identité de groupe. On se met donc à
le mythe américain ? Le mythe amé- chercher un dénominateur commun.
ricain tel que constitué par les Or, quand on cherche, on trouve : on
européens. Quelle est la chance du trouve quelque chose qui est ce qui
développement d’un grand mythe permet de légitimer ce groupe. Ce
européen ? Est-ce fatalement l’Amé- dénominateur commun va être
rique qui en sera le support? La Grèce, quelque chose sur lequel tout le monde
la Grèce antique et génitrice de notre est d’accord et qui n’intéresse per-
culture a-t-elle des chances? sonne. Toute la question change si on
E. Veron : Je ne sais pas si on peut se dit : le problème n’est pas de savoir
raisonner par rapport à l’Europe dans ce qu’on a en commun, puisqu’on n’a
la logique de la marque, qui est malgré rien en commun. Qu’est-ce que
tout une logique unifiante. Si on veut peuvent avoir en commun, à l’inté-
prendre une métaphore dans l’uni- rieur d’un groupe, une entreprise qui
vers commercial, je crois qu’il fait l’exploitation pétrolière et une
faudrait aller chercher plutôt du côté autre qui fait de la vidéo, ou qui est
des groupes, et des holdings. Penser dans l’édition ? La question est de
que l’Europe est un holding me paraît savoir pourquoi on est ensemble, ce
plus précis que de dire : est-ce qu’elle qui est complètement différent. A
pourra être une marque ? Parce que partir de cette question, on peut poser
dans le cas du holding se pose un des problèmes qui ne sont pas des
problème d’identité sur lequel j’ai problèmes de cohérence autour d’un
beaucoup travaillé. Les groupes sont dénominateur commun, mais des
de plus en plus diversifiés. C’est-à- problèmes de consistance.
dire qu’il n’y a pas une identité de Littéralement, la con-sistance cela
métier ou de produit. Hachette faisait veut dire exister ensemble. Alors là,
des livres pendant des années, on peut poser les problèmes de façon
maintenant il fait beaucoup d’autres complètement différente. La question
choses. Sans parler des holdings dans de l’Europe est plutôt une question de
lesquels il y a à la fois des métiers consistance que d’identité de marque.
industriels de base, tel que des

Eliséo Veron
est né en Argentine. Docteur d'Etat es Lettres et Sciences Humaine. Il est Professeur des
Universités (Université de Paris VIII) en Sciences de l'Information et de la
Commmunication

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Il a publié de très nombreux livres à :

Buenos-Aires
- Conducta, estructura y comunicacion(Comportement structure et communication),
Buenos Aires, Editorial Jorge Alvarez, 320 p., 1968
- (Recueil sous sa direction)Lenguaje y comunication social (Langage et communica-
tion sociale), Buenos Aires, Nueva Vision, 230 p., 1969
- (en collab. avec C.E. Sluzki)Comunicacion y neurosis (Communication et névrose),
Buenos Aires, Editorial del Instituto, 336 p., 1970
- (recueil sous sa direction) El proceso ideologico (Le processus idéologique), Buenos
Aires, Tiempo Contemporaneo, 400 p., 1971
- Conducta, estructura y communicacion, Buenos Aires, Tiempo Contemporaneo, 400
p., 1972
- Imperialismo, lucha de clases y conocimiento : 25 anos de sociologia en Argentina
(Impérialisme, lutte de classes et connaissance : 25 ans de sociologie en Argentine),
Buenos Aires, Tiempo Contemporaneo, 110 p., 1974
- A produçao de sentido (La production de sens), Sâo Paulo, Editora Cultrix-Editora da
Universidade de Sâo Paulo, 238 p. 1980

et à Paris
- Construire l'évènement. Les médias et l'accident de Three Miles Island, Paris, Editions
de Minuit, 180 p, 1981
- (en collab. avec M. Levasseur) Ethnographie de l'exposition. l'espace, le corps et le
sens, Paris, Centre Georges Pompidou, Bibliothèque Publique d'Information, 220 p.,
1984
- (en collab. avec Erix Fouquier) Les spectacles scientifiques télévisés. Figures de la
production et de la réception. Ministère de la Culture-La Documentation Française,
Paris, 190 p., 1986
- en collab. avec Silvia Sigal) Peron o muerte. Los fundamentos discursivos del
fenomeno peronista (Peron ou la mort). Les fondements discursifs du phénomène
péroniste) Buenos Aires, Editorial Legasa, 250 p., 1988
- Espaces du livre, paris, Bibliothèque Publique d'Information, Centre Georges
Pompidou, 100 p., 1989.

Il a publié près d'une centaine d'articles en espagnol, anglais, français, italien et portugais.
En dehors de France et d'Argentine, il a donné des cours, conférences et séminaires dans
des universités et des institutions de recherche de nombreux pays (Etats-Unis, Mexique,
Colombie, Venezuela, Brésil, Pérou, Uruguay, Chili, Espagne, Italie, Pays-Bas, grande-
Bretagne, Portugal, Suisse).
Dans le domaine de la recherche appliquée, il a travaillé pour des entreprises telles que
: Apple Computers France, Peugeot, Renault, le groupe Marie-Claire, Hachette Groupe
Presse, Paris Match, Elle, la RATP, la SNCF, et pour des administrations et institutions
telles que le Centre Georges Pompidou, le Ministère de la Santé, le Ministère de la

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Culture, la ville de Caen.


Il dirige la collection "Le mammifère parlant" de la maison d'édition Gedisa, Barcelone.
Il est membre du Comité Scientifique des revues Mots et médiascope et du Comité de
Rédaction de la revue Hermès.
Il est membre du Comité Scientifique de l'IREP
Il est professeur de Sciences de l'Information et de la Communication à l'Université de
Paris VIII depuis octobre 1992

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