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Introduction générale Du Cours de Sociologie de Lã©ducation 2022-2023
Introduction générale Du Cours de Sociologie de Lã©ducation 2022-2023
Introduction générale Du Cours de Sociologie de Lã©ducation 2022-2023
Depuis que j’ai été amené à enseigner la sociologie, qu’il s’agisse de la sociologie
générale autrefois à l’Université de Mons ou de la sociologie de l’éducation à
l’Université libre de Bruxelles, j’ai toujours essayé de résister à un piège
épistémologique bien expliqué par Pierre Bourdieu (2001), celui de la
dispersion de la sociologie et de son morcellement en autant de petites
spécialisations fermées les unes par rapport aux autres.
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Philippe VIENNE, Sociologie de l’éducation
(Département des sciences sociales, Université libre de Bruxelles, 2022-2023)
Introduction générale
Le plan du cours
Au fil de ce cours, nous allons examiner les apports de différents théoriciens
internationaux, et pas uniquement sociologues, mais aussi anthropologues,
philosophes ou psychologues, à une sociologie de l’éducation axée
notamment, mais pas uniquement, sur la question de la socialisation. Dans
l’introduction, nous reviendrons d’abord sur Jean Piaget, psychologue de
l’enfance.
1
Traduit aux éditions Payot en 1932 sous le titre La sexualité et se répression dans les sociétés
primitives.
2
DURKHEIM É., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, coll. « Quadriges », 4ème
édition, 1960 [1912].
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Philippe VIENNE, Sociologie de l’éducation
(Département des sciences sociales, Université libre de Bruxelles, 2022-2023)
Introduction générale
L’autre volet consacré à Chicago portera sur la notion de carrière développée par
le sociologue Everett C. Hughes, le disciple de Park, et appliquée sous forme de
carrières scolaires par Howard S. Becker pour étudier le travail des
institutrices américaines, leur mobilité professionnelle, et leurs rapports avec
leur public d’élèves, leurs collègues et leurs directions. La description des trois
types de problèmes vécus par les institutrices américaines est toujours utile
pour comprendre le fonctionnement actuel de l’enseignement (idem pour les
concepts de reality shock, de phase de test, d’adaptation, etc.).
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Philippe VIENNE, Sociologie de l’éducation
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Le fantôme de la socialisation
Revenons à présent à la question que je soulevais plus haut, celle d’une regrettable
confusion autour des notions d’éducation et de socialisation qui apparaît dans
la littérature, quand on les désignant vaguement comme des synonymes. L’erreur
commune consiste à faire de Durkheim, par exemple, un théoricien de la
« socialisation ». En réalité, Durkheim n’a sans doute pas utilisé plus de deux ou
trois fois le mot « socialisation » dans ses trois cours de sociologie portant sur
l’éducation, et que nous évoquerons plus loin.
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Comme ceux du pionnier de la sociologie quantitative Franklin Giddings (qui enseignait à l’université
Columbia au début du XXe siècle).
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selon les variantes utilisées. Le terme connaît d’ailleurs un autre sens, plus
économique4, un sens qui ne nous retiendra pas ici.
Ce sens originel du mot socialisation comme lien avec le groupe social, un sens
plutôt large, plutôt vague aussi, permet d’opposer une sorte de binôme
conceptuel où l’individualisation, d’un côté, le processus qui tend à
individualiser les êtres humains, s’oppose à la socialisation de l’autre, comme
processus qui les rapproche de leurs semblables, que ce soit sous forme
d’ « association », d’êtres humains en situation de « réciprocité », ou
d’appartenance au « groupe » social selon les formules utilisées à l’époque5.
En Allemagne : Vergesellschaftung
4
Le terme de « socialisation » sera utilisé en économie comme un synonyme de collectivisation des
moyens de production.
5
Ces réflexions ne sont évidemment pas éloignées des questions théoriques essentielles chez
Durkheim, avec la réflexion sur l’individualisme et par opposition de ce que Durkheim appelait
parfois… le socialisme (au sens d’appartenance à la société).
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Philippe VIENNE, Sociologie de l’éducation
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Le terme est également repris et traduit en 1896 de la même manière dans un autre
article de Simmel publié dans l’American Journal of Sociology6. Ainsi, un élément de la
théorie sociologique de Simmel, Vergesellschaftung, indiquant l’importance de ce que
Simmel appelait les forces sociales unissant les individus, est introduit
systématiquement sous sa forme anglaise dans la sociologie américaine sous la
dénomination « socialization », et sera ensuite extrêmement popularisé – mais aussi
progressivement changé de contenu – par sa diffusion générale massive en
psychologie et en sociologie.
Cette définition est intéressante parce que la formule est originale. Elle pourrait
même être une inspiration pour nous à d’autres moments dans le cours, quand
nous examinerons les conditions selon lesquelles la socialisation opère entre celui
qui socialise et celui qui est socialisé. Car on pourrait ainsi poser l’idée inverse :
pour que la socialisation se mette en place efficacement, il faut qu’il y ait aussi
entre celui qui socialise et celui qui est socialisé ce sentiment du nous, donc un
lien un peu spécial sur lequel il faut réfléchir. Nous en reparlerons plus loin dans le
cours.
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exemples très intéressants : les convertis religieux partagent une expérience que
d’autres trouveront incompréhensible parce qu’ils ne l’ont pas vécue, les vétérans
de guerre sont unis par ce même genre d’expérience (difficile) éprouvée en
commun.
Ross ajoute à propos des individus socialisés ensemble que ce sont ceux qui
sont amenés « à se sentir identiques et à agir de la même manière dans la même situation ».
Arrêtons-nous un moment sur cette image. Le « sentiment du nous » évoqué par
Ross crée donc une identité collective commune et surtout une définition de la
situation commune entre ces individus (voir le cours facultatif sur W.I. Thomas).
Ross nous dit encore que la sympathie naît entre ceux qui « se sentent similaires en
quelque chose d’essentiel, qui ont quelque expérience, émotion ou possession
précieuse en commun ». Celà pourrait donner à réfléchir sur ce que l’école comme
institution pourrait apporter de « précieux » pour créer ce « sentiment du nous ».
Ross dira enfin que la socialisation peut être considérée « comme une expansion du soi
[self] de l’individu qui va en direction d’autres personnes et de leurs intérêts ». Il décrit ainsi le
passage de l’individu au collectif, qui implique comme on le voit une véritable
transformation de la conscience, de l’identité, du self, que nous examinerons dans
le chapitre du cours consacré à Peter Berger.
Du côté français, le terme « socialisation » est employé à la fois dans son acception
plus strictement économique, que nous avons évoqué plus haut (ex : « socialiser »
les industries, etc.), et progressivement, surtout dans le champ disciplinaire de
la psychologie et en particulier dans sa spécialisation sur les questions
éducatives, dans le même sens général que nous avons examiné plus haut, à
savoir un processus qui attache/rattache l’individu à la société. On le
retrouve ainsi dans la revue L’année psychologique puis dans la revue plus spécialisée
Enfance.
La confusion finale
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Ainsi, le psychologue fait un lien intéressant entre socialisation et sociabilité, un terme qui du côté des
sociologues a été conceptualisé par Simmel et qui s’est largement diffusé… mais surtout du côté de la
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sociologie américaine.
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Un bon exemple de ce mélange se retrouve dans le texte malgré tout très stimulant
que livre le sociologue québécois Fernand Dumont sous le titre « Scolarisation et
socialisation » (1962). En disant que Durkheim voyait l’éducation comme le
meilleur exemple de la contrainte exercée par la société sur l’individu [voir le
cours sur Durkheim], il ajoute sur cette « pression » exercée par le milieu social sur
l’enfant pour le « façonner à son image » que :
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précise que l’enfant est entouré dès la naissance d’une « atmosphère sociale », due aux
échanges actifs avec son entourage. L’individu « ne naît pas social mais le devient
progressivement » par la socialisation. Arrêtons-nous sur ce point essentiel. Piaget
nous redonne une petite définition de la socialisation sans le formuler
explicitement : être socialisé, c’est devenir social progressivement, par un
processus de transmission éducative qui prend du temps. Piaget rejoint ici les
définitions classiques de la socialisation que nous avons examinées, celles de
l’incorporation à une collectivité. Et c’est de l’extérieur de sa personne que
l’enfant se voit transmettre les caractères sociaux, « par une action directe des
générations antérieures sur les suivantes selon un mécanisme que l’on peut appeler au sens large le
processus éducatif ».
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Piaget décrit ensuite les relations entre enfants et adultes comme décomposées en
trois catégories : des relations intellectuelles (transmission de représentations
collectives, comme le langage) ; des relations affectives, et des relations morales.
La première catégorie représente le volet cognitif des échanges entre enfants et
adultes. Passons plus rapidement sur cet aspect des relations, en relevant toutefois
que Piaget critique la dimension extrêmement coercitive des transmissions
intellectuelles, notamment par l’école.
L’aspect affectif de la relation entre adultes et enfants amène Piaget à résumer les
théories psychanalytiques freudiennes sur le Surmoi (notion que nous
retrouverons dans le chapitre du cours sur Malinowski). La prime éducation de
l’enfant par l’adulte amène à la formation – dans un cadre culturel bien précis,
dont Piaget précise avec raison qu’il n’est pas universel, contrairement à ce
que pensent certains psychanalystes – à la formation de ce Surmoi chez
l’enfant, au sens d’une « subordination affective » de l’enfant envers l’adulte.
À l’adolescence, la « crise de l’adolescence », selon Piaget, et le conflit des
générations évoqué plus haut vont ébranler le Surmoi de façon momentanée…
ou durable.
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Comme Piaget le précise plus loin dans un autre passage excellent, l’enfant baigne
durant l’enfance dans une atmosphère spécifique qui l’amène à attribuer à ses
parents tout un ensemble de qualités morales et intellectuelles comme
l’omniscience, la toute-puissance, l’autorité régulatrice du bien et du juste
(nous retrouverons certaines de ces notions dans le chapitre du cours sur
Berger). L’adolescent déchante ensuite en découvrant les imperfections de ses
parents.
La crise de l’adolescence, nous a dit Piaget, vient en effet bousculer cette sorte
de loi intérieure inconsciente par laquelle l’enfant se régit et parfois même se
punit en miroir de ce que les adultes ont fait de lui. L’adolescence, précise Piaget,
c’est le moment où :
« … joue ainsi dans nos sociétés un rôle fondamental dans la libération des
générations montantes par rapport aux anciennes et conduit l’individu à faire
fructifier ce qu’il a acquis de neuf au cours de son développement d’enfant tout en
l’affranchissant en partie des obstacles issus de la contrainte adulte ».
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Comme l’image sur les anciens disques de cette marque – La voix de son maître – où un chien écoute
religieusement la voix enregistrée de son maître sur un gramophone.
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Dans le troisième volet des relations, Piaget examine les « relations morales »
entre enfants et parents, difficiles à séparer de l’aspect intellectuel ou affectif, selon
lui (tout est noué ensemble). Pourquoi les enfants obéissent-ils à leurs parents, se
demande Piaget ? Pour répondre à cette fameuse vieille question, qui reste sans
doute d’actualité, il faut selon lui deux conditions, celle d’une consigne
donnée par l’adulte et celle du respect accordé par l’enfant à celui qui donne la
consigne. L’enfant n’accepte en effet pas de n’importe qui ces « consignes ».
Pour que la consigne soit acceptée, il faut qu’il y ait un lien affectif entre celui qui
la donne et celui qui la reçoit. Le respect est basé sur un élément d’affection mais
aussi sur un élément de crainte, ce dernier venant de la supériorité de la
personne que l’on respecte. Les deux éléments sont nécessaires pour que le
respect fonctionne. L’enfant accepte d’obéir dans la mesure où il respecte ses
parents. C’est en quelque sorte le statut ou la fonction de parent que l’enfant
est ainsi amené à apprendre à respecter, au-delà de la personne spécifique qu’est le
parent.
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