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Sommaire

Introduction : De l’héritage philosophique au programme relationnaliste


et au langage constructiviste
1. Des couples de concepts hérités de la philosophie
1.1 Idéalisme et matérialisme

1.2 Le sujet et l’objet

2. Au cœur de la sociologie : le collectif et l’individuel


2.1 Un holisme méthodologique

2.2 Un individualisme méthodologique

3. Une troisième voie en sociologie : le programme relationnaliste et


le langage constructiviste
3.1 Un relationnalisme méthodologique nouveau et… ancien

3.2 Le langage constructiviste

4. Anthropologies philosophiques et sociologie : une question en


suspens

Des structures sociales aux interactions


1. Un pionnier actuel : Norbert Elias (1897‑1990)
1.1 Des ressources pour déplacer l’opposition entre
« individus » et « société »

1.2 Des points aveugles

2. Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu (1930‑2002)


2.1 Un constructivisme structuraliste, entre habitus, champ et
violence symbolique

2.2 Une sociologie de l’action

2.3 Le poids déterminant des structures objectives


2.4 Des points d’appui anthropologiques (au sens
philosophique)

3. Des prolongements critiques de la sociologie de Pierre Bourdieu


3.1 Structures de domination et pratiques populaires : les
questions de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron

3.2 La plasticité des structures : la sociologie des crises


politiques de Michel Dobry

3.3 Vers d’autres rapports action/réflexivité

4. La théorie de la structuration d’Anthony Giddens


4.1 Dualité du structurel et compétence des acteurs

4.2 Les conséquences non intentionnelles de l’action

4.3 Critique de l’évolutionnisme

4.4 Le micro réabsorbé par le macro

2. Des interactions aux structures sociales


1. La Construction sociale de la réalité de Peter Berger et Thomas
Luckmann
1.1 Un constructivisme d’inspiration phénoménologique : en
partant d’Alfred Schütz (1899‑1959)

1.2 La société comme réalité objective et subjective

1.3 Après Berger et Luckmann : la sociologie économique dans


le sillage constructiviste

2. Éclairages ethnométhodologiques
2.1 L’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel

2.2 De nouveaux passages entre le micro et le macro chez


Aaron V. Cicourel
3. La sociologie des sciences et des techniques de Michel Callon et
Bruno Latour
3.1 Points de départ

3.2 Traduction, déplacements, réseaux, forums hybrides

3.3 Quelques interrogations

3. Construction des groupes et catégorisation sociale


1. Un ouvrage de référence : La Formation de la classe ouvrière
anglaise d’Edward P. Thompson

2. Luc Boltanski et l’objectivation des groupes sociaux


2.1 Les Cadres comme matrice constructiviste

2.2 Déplacements

3. Renouvellement des travaux sur les groupes et les catégorisations


3.1 Socio-histoires

3.2 Des classifications et des identités englobant les intérêts :


Mary Douglas (1921‑2007) et Alessandro Pizzorno

4. Recherches féministes autour du genre

4. Des individus singuliers, individualisés et pluriels


1. Des individus sociaux et singuliers
1.1 Des parallèles entre philosophie et sociologie dans le
traitement de l’individualité

1.2 Au carrefour des normes sociales et de la subjectivation :


pistes à partir de Michel Foucault (1926‑1984)

2. Des individus sociaux et individualisés


2.1 Des mises en perspective historiques

2.2 Lectures de l’individualisme contemporain


2.3 Individualité et critique compréhensive

3. Des individus sociaux et pluriels


3.1 Une pluralité dispositionnelle : de Pierre Bourdieu à
Bernard Lahire

3.2 Des compétences, des corps et des choses : la sociologie


pragmatique de Luc Boltanski et Laurent Thévenot

Postface aux 2e (2007) et 3e éditions (2011) : Des « nouvelles


sociologies » déplacées

Bibliographie : Quelques textes de synthèse


© Armand Colin, Paris, 2011 pour la 3 édition. e

ISBN : 978-2-200-27326-2
SOCIOLOGIES CONTEMPORAINES
Entre le collectif et l’individuel
3e édition actualisée
sous la direction de François de Singly

Philippe Corcuff est maître de conférences à l’IEP de Lyon 2.


Internet : http://www.armand-colin.com

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par


tous procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou
représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce
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utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations justifiées
par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans
laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2
du Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006 PARIS
Introduction

De l’héritage philosophique au programme relationnaliste et


au langage constructiviste

Depuis leurs débuts, les sciences sociales se débattent avec toute une
série de couples de concepts, comme matériel/idéel, objectif/subjectif ou
collectif/individuel. Ces paired concepts, selon l’expression de Reinhard
Bendix et Bennett Berger1, tendent à nous faire voir le monde social de
manière dichotomique, nous invitant à choisir un camp (le collectif
contre l’individuel ou le subjectif contre l’objectif). Or, quelques-uns des
concepts sociologiques travaillés et discutés en France au cours des
années 1980-2010, dans des créations originales ou dans des
appropriations de travaux étrangers plus ou moins anciens, ont justement
fourni des ressources pour déplacer de telles oppositions routinisées. On
parlera alors de « nouvelles sociologies », bien qu’elles ne constituent
qu’une petite part des sociologies actuelles.
La galaxie composite des nouvelles sociologies révèle des
dissemblances comme des ressemblances. Leurs proximités tendent à les
faire participer à ce qu’on appellera un relationnalisme méthodologique,
distinct des programmes plus classiques du holisme méthodologique et
de l’individualisme méthodologique. Le langage dit constructiviste
(autour du schéma de « la construction sociale de la réalité ») a joué un
rôle important, mais non exclusif, dans cette galaxie.

1. Des couples de concepts hérités de la philosophie

La sociologie est assez largement issue des traditions philosophiques.


Elle en a gardé des traces conceptuelles, en particulier les oppositions
traditionnelles entre idéalisme et matérialisme, sujet et objet2. Prendre
conscience de cet héritage, c’est alors se donner les moyens réflexifs de
le faire travailler à l’intérieur d’un registre de connaissance proprement
scientifique, devenu autonome par rapport à la philosophie, afin
d’esquisser de nouvelles pistes, plutôt que d’en être le jouet inconscient.

1.1 Idéalisme et matérialisme

Dans la tradition philosophique, l’idéalisme consiste à ramener toute


réalité à la pensée, le matérialisme partant, à l’inverse, de la matière.
L’opposition entre les idées et la matière est associée souvent elle-même
à d’autres couples de concepts, comme esprit/corps ou idéal/réel.
Karl Marx (1818-1883) est un des principaux auteurs se réclamant du
matérialisme dans le domaine de l’analyse socio-historique. Quelques
rares textes aux tonalités simplificatrices, comme l’avant-propos à la
Critique de l’économie politique de 18593, ont pu alors être privilégiés
par une fraction importante de ses épigones dits « marxistes » pour
donner une coloration mécaniste et économiste à ce matérialisme. Dans
cette perspective, on aurait, en bas, une « infrastructure » (ce que Marx
appelle en 1859 « la structure économique de la société ») déterminant
(au sens causal) une « superstructure » (dont les idées, les cultures, le
droit ou la politique). Ce type d’approche a joué un certain rôle dans les
années 1950-1970, où le débat autour du marxisme a eu des effets
importants dans les sciences sociales, ce qui aujourd’hui s’est estompé.
Toutefois, l’opposition infrastructure/superstructure, réactivant des
couples plus anciens en philosophie comme essence/apparence ou
réel/apparence, n’est pas sans impact encore actuellement au sein de nos
disciplines, dans la façon binaire d’opposer un « vrai » réel (plus « dur »
et plus « déterminant ») à un réel plus « superficiel » ou plus « illusoire »
(plus « faux » et plus « déterminé »).
Mais l’œuvre multiforme de Marx ne se laisse pas enfermer dans les
différents filtres des lectures dites « marxistes ». Dans ses Thèses sur
Feuerbach (1845), Marx avance, par exemple, un matérialisme pratique
(axé sur la notion de praxis), déplaçant l’opposition entre les
matérialismes et les idéalismes antérieurs4. Un anthropologue
d’inspiration marxienne, Maurice Godelier, a amplifié dans les sciences
sociales d’aujourd’hui une telle approche matérialiste des complications
de la réalité, en s’intéressant à « la part idéelle du réel5 ». C’est
fréquemment dans une voie convergente que s’inscrivent les nouvelles
sociologies relationnalistes.

1.2 Le sujet et l’objet

Un autre schéma classique en philosophie met en scène un sujet face à


un monde d’objets. En fonction des usages, l’opposition objectif/subjectif
est reliée à d’autres paired concepts, comme individuel/collectif,
volontaire/involontaire, conscient/inconscient ou intérieur/extérieur.
Les usages sociologiques s’inscrivent dans l’histoire des usages
philosophiques qui les ont précédés. On retiendra deux grandes
catégories d’usages, que les chercheurs en sciences sociales en quête
d’une autre voie ont pris pour cibles. Pierre Bourdieu (1930-2002), dans
sa double critique de l’objectivisme et du subjectivisme, donne ainsi deux
définitions successives de l’objectivisme dans Le Sens pratique6 :
1. L’objectivisme « se donne pour projet d’établir des régularités
objectives (structures, lois, systèmes de relations, etc.) indépendantes des
consciences et des volontés individuelles ». On a là, d’un côté, des
régularités, des structures et, implicitement, du collectif et de l’extérieur
et, de l’autre, des consciences, des volontés, des individus et, donc, de
l’intérieur. Dans cette perspective, l’objectivisme affirme le primat de
l’objectif dans l’analyse des phénomènes sociaux et le subjectivisme la
supériorité du subjectif.
2. « L’objectivisme constitue le monde social comme un spectacle
offert à un observateur qui prend “un point de vue” sur l’action et qui,
important dans l’objet les principes de sa relation à l’objet, fait comme
s’il était destiné à la seule connaissance ». Sont opposés plus ou moins
explicitement, dans cette définition, observateur, spectacle, et
connaissance extérieure-théorique à acteur, action et connaissance
intérieure-pratique; l’objectivisme est alors un mode de rapport à l’objet
sociologique tendant à lui donner a priori, du fait notamment d’une
position extérieure méconnaissant les usages pratiques qui le constituent,
une certaine fixité et homogénéité, comme une chose placée là devant
soi. Inversement, la posture subjectiviste prendrait sur l’action les points
de vue des sujets agissants.
À travers ces deux définitions critiques, objectivisme et subjectivisme
apparaissent alors, dans les sciences sociales, comme des approches
susceptibles d’associer plus ou moins explicitement deux niveaux
d’analyse : 1) le domaine de la théorie sociologique, opposant des
univers conceptuels renvoyant à deux points de départ distincts (primat
du monde objectif/ primat des sujets) dans le décryptage des phénomènes
sociaux, et 2) le domaine de l’épistémologie sociologique, dégageant
deux grandes postures dans la construction de l’objet (extériorité du
spectateur/connaissance intérieure de l’action).
L’enjeu, pour les sociologues s’efforçant de sortir des chemins trop
bien balisés, est alors double : 1) sur le plan théorique, mieux rendre
compte des rapports entre les aspects objectifs et subjectifs du monde
social et 2) sur le plan épistémologique, établir des passages entre le
point de vue extérieur de l’observateur, adossé aux concepts et aux
méthodes du « laboratoire » des sciences sociales, et les façons dont les
acteurs perçoivent et vivent ce qu’ils font dans le cours de leurs actions.
Le deuxième plan appelle la mise en œuvre d’une réflexivité sociologique
de la part du chercheur, parce qu’il doit intégrer dans sa construction de
l’objet une réflexion sur sa propre relation à l’objet (dans ses présupposés
théoriques, ses limitations méthodologiques, les effets de ses insertions
sociales, les dynamiques interactionnelles en jeu avec les acteurs
observés, etc.).

2. Au cœur de la sociologie : le collectif et l’individuel

Si, comme nous venons de le voir, la sociologie a hérité un certain


nombre de paired concepts de la philosophie, elle a tout particulièrement
été marquée, dès ses premiers moments, par l’opposition entre le collectif
et l’individuel, « la société » et « l’individu ». Ce débat récurrent a alors
pris la forme d’une polarité méthodologique entre holisme et
individualisme.
2.1 Un holisme méthodologique

Pour Émile Durkheim (1858-1917), dans Les Règles de la méthode


sociologique7, le collectif (ou le social), distingué de l’individuel
relevant de la psychologie, serait à la base de la définition même de la
sociologie. Le social constitue une entité spécifique : « La société n’est
pas une simple somme d’individus, mais le système formé par leur
association représente une réalité qui a ses caractères propres. » Cette
société, du fait notamment qu’elle « dépasse infiniment l’individu dans le
temps comme dans l’espace », est alors « en état de lui imposer les
manières d’agir et de penser qu’elle a consacrées de son autorité ». D’où
la règle de méthode suivante pour le sociologue : « La cause
déterminante d’un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux
antécédents, et non parmi les états de conscience individuelle. » Une telle
posture va alors être par la suite caractérisée comme un holisme
méthodologique, pour lequel le « tout » (« la société ») est irréductible
aux « parties » (« les individus ») qui le composent.
Toutefois, comme celle de Marx, l’œuvre de Durkheim apparaît
diverse et a donné prise à des lectures différentes. On peut également
trouver dans ses écrits des éléments constructivistes, attentifs aux
processus sociaux d’objectivation et de solidification de la réalité sociale.
C’est un aspect exploré par les lectures de François Héran8 et de Bernard
Lacroix9. Par ailleurs, le philosophe Vincent Descombes a, dans une
inspiration durkheimienne déplacée par des remarques philosophiques de
Ludwig Wittgenstein (1889-1951), reformulé le programme holiste en
l’assouplissant10. Une telle reformulation récuse la perspective d’« une
fusion des consciences individuelles dans une seule expérience
commune » ou de celle « des agents individuels dans un seul agent
collectif », mais insiste sur les contextes institutionnels dans lesquels
prennent sens les pratiques individuelles. Ce faisant, elle ouvre des
possibilités pour envisager un autre programme : le relationnalisme
méthodologique.

2.2 Un individualisme méthodologique


L’insistance sur le collectif dans la sociologie durkheimienne a suscité
des réactions appelant à prendre davantage en compte les éléments
individuels. On a alors parlé d’individualisme méthodologique. Raymond
Boudon, un de ses représentants les plus importants dans la sociologie
française contemporaine, le définit ainsi : « Pour expliquer un
phénomène social quelconque - que celui-ci relève de la démographie, de
la science politique, de la sociologie ou de toute autre science sociale
particulière - il est indispensable de reconstruire les motivations des
individus concernés par le phénomène en question et d’appréhender ce
phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements
individuels dictés par ces motivations11. » Les individus sont donc
considérés comme les atomes de base de l’analyse de processus sociaux
et le collectif envisagé comme un simple résultat des activités
individuelles, à travers des effets d’agrégation et de composition.
L’économie (plutôt dans son versant néo-classique autour du paradigme
du marché) est alors présentée comme la discipline de référence, du fait
que cette méthodologie y apparaît « traditionnelle »; la sociologie
individualiste partageant aussi avec elle le « postulat de rationalité » des
acteurs dans le cadre d’une théorie généralisée du choix rationnel12.
On doit noter toutefois que les travaux de Boudon sont plus complexes
qu’une application mécanique de tels principes systématiques et
exclusifs. La richesse de ses analyses empiriques est bien davantage
nourrie de la prise en compte de différentes modalités des relations
sociales dans des contextes variés que de la simple agrégation d’actions
individuelles13. À partir d’un individualisme méthodologique à tonalité
relationnaliste, Razmig Keucheyan14 parle ainsi des « propriétés
relationnelles », associées à « l’insertion de l’individu dans un système
d’interaction comprenant d’autres individus », dont doterait Boudon les
individus. D’autre part, la conception de la rationalité de l’acteur avancée
par Boudon a évolué, en s’assouplissant et en s’élargissant : la rationalité
instrumentale (en termes de moyens/fins et de coûts/avantages)
n’apparaît qu’un cas de figure d’une explication par des « bonnes
raisons » contextualisées motivant les acteurs15.
Le programme de l’individualisme méthodologique a surtout progressé
à ses frontières dans la dernière période. C’est notamment le cas chez le
sociologue norvégien Jon Elster. Ce dernier a ainsi travaillé sur les
limites de la rationalité16. Il a également pointé les manques de la théorie
du choix rationnel, devant alors être complétée par une théorie des
normes sociales17. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy18 a, pour sa part,
défendu un individualisme méthodologique de la complexité, mettant
l’accent sur « la codétermination du tout et des parties » : « Le tout
continue à résulter de la composition des éléments, mais ceux-ci
dépendent simultanément du tout. Il n’y a plus de relation de déduction,
mais de détermination circulaire. » Là aussi, comme chez Vincent
Descombes pour le holisme, cette reformulation est susceptible de nourrir
l’élaboration d’un autre cadre : le programme relationnaliste.

3. Une troisième voie en sociologie : le programme relationnaliste


et le langage constructiviste

À travers l’opposition rituelle du collectif et de l’individuel, c’est la


difficulté pour les sciences sociales à penser la co-production des parties
et du tout qui est notamment en jeu. C’est un problème qu’a essayé de
poser, il y a déjà un certain temps, le psychologue Jean Piaget (1896-
1980) dans des réflexions sociologiques : « Le tout social n’est ni la
réunion d’éléments antérieurs, ni une entité nouvelle, mais un système de
rapports dont chacun engendre, en tant que rapport même, une
transformation des termes qu’il relie19. » En insistant sur le terme de
« rapports », Piaget nous fournit une ressource importante pour déplacer
les termes de la contradiction dans un nouveau programme : le
relationnalisme méthodologique. Ce nouveau programme s’est
fréquemment appuyé dans la dernière période sur le vocabulaire
constructiviste de « la construction sociale de la réalité ».
Par des chemins parfois inédits, parfois empruntés antérieurement,
relationnalistes et souvent constructivistes, les nouvelles sociologies ont
alors notamment tenté d’échapper aux pièges du substantialisme, pointés
par Wittgenstein. Le philosophe repérait dans notre rapport au langage la
tentation de « la recherche d’une substance qui réponde à un
substantif20 », c’est-à-dire le fait de considérer a priori que, derrière les
mots que nous utilisons (« la société », « l’État », « le travail », « la
famille », « le marché », « le genre », « la classe », « l’intérêt », « le
pouvoir », « l’individu », « l’identité », « la subjectivité », etc.), il existe
des réalités homogènes, bien délimitées et fixes. Contre le
substantialisme, les interrogations d’inspiration relationnaliste et
constructiviste orientent le regard vers des relations sociales, des
processus historiques et une pluralité d’usages sociaux.

3.1 Un relationnalisme méthodologique nouveau et… ancien

Le relationnalisme méthodologique constitue les relations sociales en


entités premières, caractérisant alors les acteurs individuels et les formes
collectives comme des entités secondes, des cristallisations spécifiques
de relations sociales prises dans des contextes socio-historiques variés.
Le programme relationnaliste n’est pas nouveau, mais plonge ses racines
dans les débuts mêmes des sciences sociales. Ces relations sociales ont
pu être appréhendées dans l’histoire de la sociologie de manière diverse :
« rapports sociaux » chez Marx, « formes de solidarité sociale » chez
Durkheim, « action réciproque » chez Georg Simmel (1858-1918),
relativité du « sens subjectif visé par l’agent » au « comportement
d’autrui » dans la sociologie compréhensive de Max Weber (1864-1920),
dynamique de « l’imitation » chez Gabriel Tarde (1843-1904),
« interdépendances » chez Norbert Elias (1897-1990), « interactions de
face-à-face » chez Erving Goffman (1922-1982) et les sociologies
interactionnistes, « relation salariale » dans la sociologie du travail de
Pierre Naville (1904-1993) et de Pierre Rolle, « champs » comme
systèmes de relations chez Pierre Bourdieu, « relations de pouvoir » dans
la sociologie des organisations de Michel Crozier et Erhard Friedberg,
etc. Le relationnalisme pourrait même être au cœur de nombre de
raisonnements sociologiques, mais la polarisation entre holisme et
individualisme a pu rendre difficile sa constitution explicite comme
troisième programme.
Le relationnalisme méthodologique conduit à redéfinir l’objet même de
la sociologie : ni la société, ni les individus, envisagés comme des entités
séparées, mais les relations entre individus (des interactions de face-à-
face aux interdépendances larges qu’on appelle « structures sociales »),
ainsi que les univers objectivés qu’elles fabriquent et qui leur servent de
supports, en tant qu’ils sont constitutifs tout à la fois des individus et des
phénomènes sociaux. Ce programme relationnaliste ne « dépasse » pas
dans une « synthèse » supérieure, selon des formules d’inspiration
hégélienne courantes dans les histoires intellectuelles, l’opposition entre
le collectif et l’individuel. Il ne dépasse donc pas les programmes du
holisme méthodologique et de l’individualisme méthodologique, qui
possèdent chacun une indéniable productivité, même s’ils sont affectés
par une certaine routinisation et qu’ils progressent surtout maintenant à
leurs marges. Le programme relationnaliste déplace plutôt notre regard.
Il permet de traiter dans un même cadre les dimensions individuelles et
collectives de la vie sociale, mais des différences demeurent entre ces
deux grandes catégories de cristallisations de relations sociales : les
individus et les collectifs.

3.2 Le langage constructiviste

Un langage a particulièrement outillé le programme relationnaliste


dans les nouvelles sociologies françaises des années 1980-2010 : le
vocabulaire constructiviste de « la construction sociale de la réalité ». Ce
vocabulaire a permis de déplacer certaines des antinomies que la
sociologie a héritées de la philosophie (comme matériel/idéel et
objectif/subjectif). Dans un tel cadre constructiviste, les réalités sociales
sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes
des acteurs individuels et collectifs. Cet enchevêtrement de constructions
plurielles, individuelles et collectives, ne relevant d’ailleurs pas
nécessairement d’une claire volonté, tend à échapper au contrôle des
différents acteurs en présence. Le mot « constructions » renvoie tout à la
fois aux produits (plus ou moins durables ou temporaires) des
élaborations antérieures et aux processus en cours de re-structuration.
L’historicité constitue un référent majeur dans les travaux à tonalité
constructiviste. Dans les processus historiques, les réalités sociales sont
tout à la fois objectivées et intériorisées. D’une part, elles renvoient à des
mondes objectivés : les individus et les groupes se servent de mots,
d’objets, de règles et d’institutions, etc., légués par les générations
antérieures, les transforment et en créent de nouveaux. Ces ressources
objectivées, et donc extériorisées par rapport à eux, agissent en retour
comme contraintes sur leur action, tout en offrant des points d’appui à
cette action. D’autre part, ces réalités sociales s’inscrivent dans des
mondes subjectifs et intériorisés, constitués notamment de formes de
sensibilité, de perception, de représentation et de connaissance. Les
modes d’apprentissage et de socialisation rendent possibles
l’intériorisation des univers extérieurs et les pratiques individuelles et
collectives des acteurs débouchent sur l’objectivation des univers
intérieurs. Il s’agit du double mouvement systématisé par Jean-Paul
Sartre (1905-1980) d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de
l’intérieur21. Les mondes sociaux extérieurs se caractérisant par une
diversité relative (par exemple, les « champs » chez Pierre Bourdieu), les
mondes intérieurs se révèlent eux aussi (plus ou moins) pluriels (on
trouve différentes déclinaisons de « l’individu pluriel » dans les nouvelles
sociologies).
La vision des schémas constructivistes défendue ici doit être distinguée
des versions pour lesquelles la réalité sociale ne serait « que
représentations ». C’est une tendance, par exemple, des travaux à la
croisée des disciplines psychologiques et des sciences de la
communication, comme ceux de Paul Watzlawick22. De tels
constructivismes idéalistes et/ou subjectivistes tendent à délaisser les
mécanismes d’objectivation, de matérialisation et de stabilisation des
réalités sociales, et donc notamment la façon dont les mondes d’objets
qui peuplent les univers sociaux constituent des contraintes et des points
d’appui pour l’action. Si, pour les nouvelles sociologies relationnalistes
et constructivistes, les représentations participent bien à la construction
de la réalité sociale, elles sont loin d’épuiser cette réalité.
Par ailleurs, les énoncés qui ne font du monde social que le produit de
nos représentations flirtent avec des formes de scepticisme, voire de
nihilisme, quant à l’existence du monde, peu compatibles avec des visées
scientifiques. Elles rejoignent ainsi les tendances dites « post-modernes »
tendant à une dissolution relativiste des notions de « réalité » et de
« vérité ». Le « postmodernisme » actif dans le monde anglo-américain
est peu présent en France, en dehors de quelques exceptions aux marges
de la sociologie comme Jean Baudrillard (1929-2007)23 ou Michel
Maffesoli, qui s’est tristement illustré en dirigeant une thèse de doctorat
de sociologie faisant l’apologie de l’astrologie : celle de l’astrologue
Élisabeth Tessier soutenue en avril 200124. La grande majorité des
nouvelles sociologies relationnalistes et constructivistes répertoriées dans
cet ouvrage continuent à faire des notions de « réalité » et de « vérité »
des référents d’une activité se définissant toujours comme scientifique. Si
les approches constructivistes retenues supposent bien un moment de dé-
construction – c’est-à-dire d’interrogation de ce qui se présente comme
« donné », « naturel », « intemporel », « nécessaire » et/ou « homogène »
- elles appellent ensuite des investigations sur les processus de
construction de la réalité sociale (moment de re-construction). Dire
qu’une maison est « construite » signifie simplement qu’elle est le
résultat d’un travail humain et qu’elle n’a pas été là de toute éternité, et
non qu’elle n’existe pas, bien au contraire. Le langage constructiviste
ainsi entendu participe donc de nouvelles formes de réalisme, se
distinguant toutefois des formes classiques de positivisme, car
interrogeant le « donné ».
Mais le langage constructiviste ne constitue qu’un des vocabulaires à
disposition du programme relationnaliste; langage qui rencontre lui aussi
des limites25.

4. Anthropologies philosophiques et sociologie : une question en


suspens

Dans le cas des sciences sociales en tout cas, Max Weber a noté
l’impossibilité d’« une connaissance de la réalité dépourvue de toute
présupposition »; les savoirs sociologiques se constituant « à partir de
points de vue spécifiquement particuliers26 ». Parmi les présupposés à
l’œuvre dans les enquêtes sociologiques, il y a ce que Weber nommait
« les idées de valeur culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité
concrète » (ibid.). On pourrait ajouter les présupposés anthropologiques,
au sens philosophique de conceptions de la condition humaine. Cela n’est
toutefois pas toujours bien perçu par les sociologues contemporains, à
cause de la croyance scientiste à une totale autosuffisance des logiques
scientifiques, indépendamment des présupposés que la sociologie a pu
hériter de l’histoire philosophique de ses concepts comme des
présupposés susceptibles de laisser une empreinte non-consciente sur
chaque sociologue au cours de sa vie. De temps en temps discutée, cette
question demeure toutefois largement en suspens parmi les nouvelles
sociologies relationnalistes. Pourtant, on verra, dans la suite de l’ouvrage,
que dans les lunettes des nouvelles sociologies, comme dans celles des
sociologies plus classiques27, des présupposés anthropologiques peuvent
être repérés.
Ainsi la sociologie se nourrirait notamment, le plus souvent
implicitement, d’a priori propres à des anthropologies philosophiques. Il
s’agit de présupposés quant aux propriétés des humains et de la condition
humaine, ne dérivant pas seulement de la connaissance empirique mais
contribuant aussi à l’orienter. Par exemple, les sociologues tendent à
doter a priori les humains étudiés de qualités anthropologiques à travers
les connotations de certains termes de base de leur vocabulaire :
« intérêts », « calcul », « stratégies », « dispositions », « habitudes »,
« désirs », « passions », « plaisirs », « identités », « compétences »,
« imaginaire », « amour », etc. Ces présupposés ne relèveraient pas en
général d’un choix, mais seraient associés à l’histoire des concepts et des
techniques utilisés par les chercheurs. Ils ne seraient pas, dans le travail
d’un même sociologue, nécessairement cohérents entre eux, mais se
révéleraient souvent plus hétérogènes, car issus des sources diverses à
partir desquelles un chercheur « bricole » ses outils d’analyse.
Reconnaître cette part anthropologique du regard scientifique, ce n’est
pas nier l’autonomie de la science, mais repérer des éléments extra-
scientifiques qui contribuent à orienter son regard et à le pré-structurer.
Cela n’écrase pas la dynamique de production scientifique de savoirs,
mais cela contribue à délimiter le domaine de validité des connaissances
produites.
Afin de mieux assurer la rigueur scientifique de sa démarche, le
sociologue est alors amené à emprunter les chemins de la réflexivité
sociologique. Une double voie est susceptible de s’ouvrir : 1) mieux
localiser la pertinence scientifique de ses analyses par le retour réflexif
sur ses propres présupposés (de manière individuelle et/ou collective, via
« les contrôles croisés » produits par la discussion scientifique); et 2)
méthodologiser les questions anthropologiques, en faisant varier les
modèles sociologiques empruntant à des hypothèses anthropologiques
variées. Dans cette double perspective, un dialogue avec la philosophie
pourrait s’avérer utile.
On passera en revue les principaux cadres théoriques des nouvelles
sociologies relationnalistes à travers quatre chapitres : le premier chapitre
se focalisera sur des recherches allant des structures sociales aux
interactions; le deuxième chapitre s’intéressera à des sociologues faisant
le chemin inverse; le troisième chapitre sera consacré aux groupes
sociaux; et le quatrième et dernier chapitre traitera des sociologies des
individus.

Ce livre n’aurait pu exister sans Pierre Bourdieu, Jean-Claude


Passeron et Luc Boltanski, qui m’ont chacun ouvert de nouveaux
horizons sociologiques, hors des limitations dites « marxistes » de ma
jeunesse et sans pour autant me conduire à abandonner les apports
décisifs de Marx. Ils m’ont fourni, dans le même temps, des ressources
pour ébaucher une autonomie vis-à-vis d’eux.
1 Dans « Images of Society and Problems of Concept Formation in Sociology », in L. Gross
(éd.), Symposium on Sociological Theory, New York, Harper and Row, 1959.
2 Voir A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1re éd. : 1926), Paris,
PUF, coll. « Quadrige », 2 tomes, 1992.
3 Dans Œuvres I, éd. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1965.
4 Dans Œuvres III, éd. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1982.
5 Dans L’Idéel et le Matériel, Paris, Fayard, 1984.
6 Paris, Minuit, 1980.
7 Paris, PUF, coll. « Quadridge », 1981 (1re éd. : 1895).
8 Dans « L’Assise statistique de la sociologie », Économie et Statistique, no 168, juillet-août
1984.
9 Dans « Émile Durkheim (1858-1917), Leçons de sociologie, 1950 », in F. Châtelet et al.,
Dictionnaire des œuvres philosophiques, Paris, PUF, 1986.
10 Notamment dans V Descombes, « Individuation et individualisation », Revue européenne
des sciences sociales, tome XLI, no 127, 2003.
11 « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », in P. Birnbaum et J. Leca (éds.),
Sur l’individualisme, Paris, Presses de Sciences Po, 1986.
12 Voir R. Boudon et F. Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982.
13 Par exemple dans Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
14 Dans « Identité personnelle et logique du social », Revue européenne des sciences
sociales, tome XL, no 124, 2002.
15 Voir R. Boudon, Raison, Bonnes Raisons, Paris, PUF, 2003.
16 J. Elster, Le Laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la rationalité, trad. fr.,
Paris, Minuit, 1987 (essais tirés de Ulysses and the Sirens, 1979, et Sour Grapes, 1983).
17 J. Elster, The Cement of Society. A Study of Social Order, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989.
18 Dans « L’Individu libéral, cet inconnu : d’Adam Smith à Friedrich Hayek », in C. Audard
et al., Individu et Justice sociale. Autour de John Rawls, Paris, Seuil, coll. « Points Politique »,
1988.
19 J. Piaget, « L’explication en sociologie » (1re éd. : 1951), in Études sociologiques, Genève,
Droz, 1965.
20 Dans L. Wittgenstein, Le Cahier bleu (1933-1934), repris in Le Cahier bleu et le Cahier
brun, trad. fr., Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1965.
21 J.-P. Sartre, Questions de méthode (1re éd. : 1960), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986.
22 Voir P. Watzlawick (éd.), L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme
(1re éd. : 1981), trad. fr., Paris, Seuil, 1988.
23 Pour une critique de l’évolution « post-moderne » des écrits de J. Baudrillard, voir
P. Corcuff, « Comment comprendre le monde d’aujourd’hui? », in La Société de verre, Paris,
Armand Colin. 2002.
24 Voir B. Lahire, « Une astrologue sur la planète des sociologues ou comment devenir
docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue? » (1re éd. : 2001), in L’Esprit
sociologique, Paris, La Découverte, 2005.
25 Sur les limites du vocabulaire constructiviste, voir infra la postface aux 2e et 3e éditions de
ce livre.
26 Dans « L’Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales »
(1re éd. : 1904), repris in Essais sur la théorie de la science, trad. fr. de J. Freund, Paris, Plon,
1965, rééd. Press Pocket, coll. « Agora ».
27 Sur des présupposés anthropologiques à l’œuvre chez Marx, Durkheim et Simmel, voir
P. Corcuff, « Stirner, Marx, Durkheim et Simmel face à la question individualiste : entre
sociologie et anthropologies philosophiques », in L. Amri (éd.), Les Changements sociaux en
Tunisie, 1950-2000, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2007.
1

Des structures sociales aux interactions


Nous commencerons notre voyage au sein de la galaxie relationnaliste
par trois principaux auteurs (Norbert Elias, Pierre Bourdieu et Anthony
Giddens), qui ont développé leurs travaux dans des contextes temporels
et nationaux différents. S’ils ne sont pas « nouveaux » à proprement
parler, ils ont suscité un intérêt accru depuis les années 1980 dans une
communauté sociologique française à la recherche de nouveaux passages
entre l’objectif et le subjectif et/ou le collectif et l’individuel. Ces trois
auteurs ont la particularité de continuer à accorder une certaine
prédominance aux structures sociales et aux aspects macro-sociaux de la
réalité, tout en intégrant de façon variable les dimensions subjectives et
interactionnelles. Quand ces sociologues s’efforcent de déplacer les
oppositions objectif/subjectif et collectif/individuel, ils gardent donc des
traces de ces divisions en privilégiant le premier pôle.

1. Un pionnier actuel : Norbert Elias (1897-1990)

D’origine allemande, Norbert Elias s’exila en 1933 en Grande-


Bretagne et enseigna principalement à l’université de Leicester. Il est
mort en 1990 à Amsterdam. Elias est surtout connu dans notre pays pour
ses travaux de sociologie historique sur « le processus de civilisation » en
Occident, mais a développé également des enquêtes plus contemporaines
(sur les groupes sociaux ou le sport). Il a connu un regain d’actualité en
France dans les années 1980-1990.

1.1 Des ressources pour déplacer l’opposition entre « individus » et


« société »
La critique de l’opposition classique entre individus et société apparaît
comme un des fils conducteurs des travaux d’Elias. Relativiser cette
opposition suppose d’abord une mise à distance des tendances
substantialistes associées à nos usages du langage. Convergeant avec la
critique philosophique du substantialisme énoncée par Ludwig
Wittgenstein (1889-1951), Elias1 note que derrière les substantifs que
nous employons (comme « l’individu » et « la société »), nous
considérons automatiquement qu’il se trouve des substances, des
« choses bien visibles et tangibles ». C’est ce qui nous fait « apparaître
l’individu et la société comme deux choses différentes, comme s’il
s’agissait d’une table et d’une chaise » (ibid.). Elias proposera alors
d’utiliser les ressources de l’histoire, afin de mettre en perspective notre
conception actuelle du « moi » individuel par rapport à un processus
d’individualisation (voir infra, chap. 4).
Elias s’efforce donc de déplacer l’opposition individus/société en
sociologie. Ainsi, l’individu n’est pas appréhendé comme une entité
extérieure à la société, ni la société comme une entité extérieure aux
individus. Dans une perspective clairement relationnaliste, l’objet propre
de la sociologie, pour Elias, ce sont des individus interdépendants. C’est
dans cette perspective que les notions d’individu et de société peuvent
retrouver un sens sociologique, mais subordonné à la notion
d’interdépendance : « Le concept d’individu se réfère à des hommes
interdépendants, mais au singulier, et le concept de société à des hommes
interdépendants, mais au pluriel » (ibid.).
La notion d’interdépendance, centrale dans le dispositif théorique
d’Elias, peut être explicitée au moyen d’une analogie avec le jeu
d’échecs : « Comme au jeu d’échecs, toute action accomplie dans une
relative indépendance représente un coup sur l’échiquier social, qui
déclenche infailliblement un contrecoup d’un autre individu (sur
l’échiquier social, il s’agit en réalité de beaucoup de contrecoups
exécutés par beaucoup d’individus) limitant la liberté d’action du premier
joueur2. » La société est ainsi envisagée comme le tissu mouvant et
changeant des multiples dépendances réciproques qui lient les individus
les uns avec les autres.
Mais le tissu social est traversé par de nombreuses formes
d’interrelations qui s’entrecroisent. Elias nomme « configuration » les
formes spécifiques d’interdépendance qui relient les individus entre eux.
Ces configurations peuvent être de taille variable : de la partie de cartes –
« Quatre hommes assis autour d’une table pour jouer aux cartes forment
une configuration. Leurs actes sont interdépendants3 » – à la nation ou
aux relations internationales. Ce qui différencie ces configurations, c’est
la longueur et la complexité des chaînes de relations réciproques qui
associent les individus. Pour l’analyste des interdépendances, selon
l’historien Roger Chartier4, « les dépendances qui lient les individus
entre eux ne se limitent pas à celles dont ils peuvent avoir expérience et
conscience ». Par exemple, un paysan brésilien et un agent de change
new-yorkais spéculant sur le cours de matières premières n’ont pas
nécessairement conscience des chaînes d’interdépendance qui les mettent
en relation.
Qui dit dépendances réciproques ne dit pas nécessairement relations
égales ou équilibrées. Si on peut envisager des interdépendances fondées
sur des échanges équilibrés, les configurations analysées par Elias sont
marquées en général par l’inégalité, la domination et le pouvoir. Elias ne
conçoit pas la notion de pouvoir comme une substance qui serait
« possédée » par « quelqu’un », mais comme une caractéristique associée
aux relations d’interdépendance : « Dans la mesure où nous dépendons
davantage des autres que ceux-ci ne dépendent de nous, ils ont un
pouvoir sur nous5. » Mais si les relations sont inégales, chacun est, de
manière variable, contraint par elles. Ainsi, Elias montre dans La Société
de cour comment Louis XIV (« le Roi-Soleil »), s’il a une marge d’action
supérieure aux autres acteurs de la société française de son époque, ne
peut faire tout ce qu’il veut, parce qu’il est aussi pris dans le réseau
d’interdépendances propre à cette société de cour. La notion
d’interdépendance et celle, corrélative, de marge d’action nous apportent
alors un éclairage original sur le thème rebattu du rôle du « Grand
Homme » dans l’Histoire.
Mais les interdépendances dans lesquelles sont pris les individus
n’agiraient pas uniquement comme des contraintes extérieures. Elles
participeraient aussi à la formation des structures intérieures de leur
personnalité. L’individu va ainsi s’insérer tout au long de sa vie dans
nombre de réseaux de relations qui lui préexistent (famille, groupe social,
nation, etc.), qui sont souvent le produit d’une longue histoire et qui vont
contribuer à modeler ses formes de sensibilité et de pensée. C’est là
qu’intervient la notion d’habitus, vieux terme d’origine latine. L’habitus
est pour Elias, qui affinera moins la notion que Pierre Bourdieu, une
« empreinte » sociale sur la personnalité, un produit des différentes
configurations au sein desquelles un individu agit6.

1.2 Des points aveugles

Les ressources théoriques mises en œuvre par Elias dans des enquêtes
historiques et empiriques révèlent, comme tout outillage conceptuel, des
points aveugles.
Tour d’abord, Elias accorde une place centrale à l’historicité : les
hommes, leurs modes de relations et les formes de sensibilité qui leur
sont associées sont des produits historiques, dont les caractéristiques
varient en fonction des époques. Cette historicité n’est pas conçue de
manière finaliste, c’est-à-dire que l’histoire des sociétés humaines n’est
pas orientée par une fin donnée à l’avance. Pour lui, l’histoire de
l’humanité est « née de multiples projets, mais sans projet, animée de
multiples finalités, mais sans finalité7 ». Toutefois, en se focalisant sur
une tendance historique principale, son approche garde une tonalité
évolutionniste propre à une des façons seulement d’envisager l’histoire;
la plus courante vraisemblablement dans les sciences sociales, mais aussi
la plus routinisée. Emprunter un tel schéma évolutionniste, c’est tendre à
réduire les mouvements des histoires humaines à une vision uni-
directionnelle (à une seule direction) et uni-dimensionnelle (les
différentes dimensions d’une société évoluant globalement dans cette
direction). C’est ce qui amène Elias à défendre « une théorie objective de
l’évolution de la société » (ibid.) et à penser l’histoire occidentale à
travers la catégorie homogénéisante de « processus de civilisation ».
Privilégiant la longue durée, le global et l’unité supposée du mouvement
historique, il est alors moins sensible à l’hétérogène, à l’erratique, au
discontinu et au contradictoire dans le travail de l’histoire.
Que dire, en second lieu, de la notion d’interdépendance vis-à-vis de
celle d’interaction de face-à-face, et donc quelle est sa place quant à
l’opposition macro/micro en sociologie? La notion d’interdépendance
englobe des formes de relations qui vont des plus macro (le marché
économique mondial) au plus micro (une partie de cartes), en tentant de
déplacer cette opposition. Mais elle le fait en restant davantage attachée
au pôle macro-social. Ainsi elle continue à donner une primauté au tout
par rapport aux parties dans l’étude d’une unité sociale, y compris pour
les plus petites unités comme une partie de cartes, où la notion de
configuration vise « la figure globale toujours changeante que forment
les joueurs8 ». Ce qui amène Elias à polémiquer avec « les théories de
l’action et de l’interaction », qui seraient incapables d’accéder « aux
aspects des rapports humains qui fournissent le cadre à leurs
interactions9 ».
Mais la notion d’interdépendance peut-elle se substituer complètement
à celle d’interaction comme le suggère Elias? Il ne semble pas. Si elle
met en lumière des chaînes d’interrelations bien plus larges que les
interactions directes entre individus (le paysan brésilien et l’agent de
change new-yorkais ne seront vraisemblablement jamais réunis dans une
interaction de face-à-face), elle est moins sensible à la fluidité de
certaines situations de la vie quotidienne, dont les sociologies
interactionnistes montrent qu’elles peuvent contribuer à faire, à défaire et
à déplacer les interdépendances déjà constituées. La notion
d’interdépendance, malgré toute sa portée, est loin d’avoir épuisé la
difficile question de l’articulation entre le macro et le micro.
Certaines questions posées par la notion d’interdépendance ont été
reprises dans un autre cadre conceptuel en essor dans la sociologie
française depuis les années 1990, dans le sillage américain : la sociologie
des réseaux développée notamment par Alain Degenne et Michel Forsé10
ou Emmanuel Lazega11. Cet « interactionnisme structural », se
réclamant notamment d’un des fondateurs de la sociologie allemande,
Georg Simmel (1858-1918), équilibre autrement qu’Elias les rapports
entre logique interactionniste et logique structurale, en donnant
davantage de place que lui à l’action individuelle inscrite dans un
ensemble de liens directs et indirects (« le réseau »).
2. Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu (1930-
2002)

Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France de 1982 à 2001, est


reconnu internationalement comme un des grands sociologues de la 2e
moitié du XXe siècle. Il a notamment su combiner de manière originale
trois des « pères fondateurs » de la sociologie, que l’on a
traditionnellement souvent opposés avant lui : Karl Marx, Émile
Durkheim et Max Weber. Si Bourdieu est particulièrement connu pour les
travaux déjà relativement anciens qu’il a réalisés avec Jean-Claude
Passeron sur les mécanismes scolaires de reproduction sociale – Les
Héritiers12 et La Reproduction13 –, il a développé par ailleurs une
œuvre multiforme sur de nombreux terrains, en veillant à ce que
l’élaboration théorique ne soit jamais totalement détachée du travail
d’enquête. Ce qu’il a appelé « constructivisme structuraliste » synthétise
bien l’originalité de sa démarche, particulièrement en ce qui concerne les
travaux qui ont été publiés depuis la fin des années 1970.

2.1 Un constructivisme structuraliste, entre habitus, champ et violence


symbolique

Bourdieu14 définit le « constructivisme structuraliste » à la jonction de


l’objectif et du subjectif : « Par structuralisme ou structuraliste, je veux
dire qu’il existe, dans le monde social lui-même (…) des structures
objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui
sont capables d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs
représentations. Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse
sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui
sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures
sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. »

Constructivisme structuraliste et rupture épistémologique

Dans la double dimension, objective et construite, de la réalité sociale,


une certaine primauté continue toutefois à être accordée aux structures
objectives. C’est ce qui conduit Bourdieu à distinguer deux moments
dans l’investigation, un premier moment objectiviste et un deuxième
moment subjectiviste : « D’un côté, les structures objectives que construit
le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations
subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives
et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les
interactions; mais d’un autre côté, ces représentations doivent aussi être
retenues si l’on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes,
individuelles et collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces
structures » (ibid.).
Cette priorité chronologique et théorique attribuée à la dimension
objective de la réalité sociale puise une part de ses racines dans une prise
de position épistémologique, exprimée par Pierre Bourdieu, Jean-Claude
Chambo-redon et Jean-Claude Passeron en 1968 dans Le Métier de
sociologue15 : ce qui est appelé « la rupture épistémologique », c’est-à-
dire la coupure entre la connaissance scientifique des sociologues et « la
sociologie spontanée » des acteurs sociaux, qui rapprocherait les sciences
sociales des sciences de la nature. Elle trouve une de ses sources dans
l’impératif sociologique de rupture avec « les prénotions » des acteurs
avancé par Durkheim dans Les Règles de la méthode sociologique
(1895). Toutefois, malgré la réaffirmation de ce principe, la démarche de
Bourdieu – ne serait-ce que par le deuxième moment subjectiviste –
apparaît souvent, dans le détail des analyses, plus complexe qu’une
simple dichotomie entre connaissance savante et connaissance
ordinaire16.

Habitus et champ

Selon Bourdieu, « le principe de l’action historique, celle de l’artiste,


du savant ou du gouvernant comme celle de l’ouvrier ou du petit
fonctionnaire, n’est pas un sujet qui s’affronterait à la société comme à
un objet constitué dans l’extériorité. Il ne réside ni dans la conscience ni
dans les choses mais dans la relation entre deux états du social, c’est-à-
dire l’histoire objectivée dans les choses, sous forme d’institutions, et
l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce système de
dispositions durables que j’appelle habitus17 ». C’est donc la rencontre
de l’habitus et du champ, de « l’histoire faite corps » et de « l’histoire
faite chose » qui apparaît comme le mécanisme principal de production
du monde social. Bourdieu reprend ici au Jean-Paul Sartre de Questions
de méthode (1960), en s’efforçant de le rendre opératoire pour des
travaux empiriques, le double mouvement d’intériorisation de l’extérieur
et d’extériorisation de l’intérieur.
L’habitus, c’est en quelque sorte les structures sociales de notre
subjectivité, qui se constituent d’abord à travers nos premières
expériences (habitus primaire), puis notre vie d’adulte (habitus
secondaire). C’est la façon dont les structures sociales s’impriment dans
nos corps et nos têtes par intériorisation de l’extériorité. Bourdieu définit
alors la notion, plus précisément que ne l’avait fait Elias, comme un
« système de dispositions durables et transposables18 ». Dispositions,
c’est-à-dire des inclinations à percevoir, sentir, faire et penser d’une
certaine manière, incorporées et intériorisées, le plus souvent de manière
non-consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectives
d’existence et de sa trajectoire sociale. Durables, car si ces dispositions
peuvent se modifier dans le cours de nos expériences, elles sont
fortement enracinées en nous et tendent de ce fait à résister au
changement, marquant ainsi une certaine continuité dans la vie d’une
personne. Transposables, car des dispositions acquises dans le cours de
certaines expériences (familiales par exemple) ont des effets sur d’autres
sphères d’expériences (professionnelles par exemple); c’est un premier
élément d’unité de la personne. Enfin système, car ces dispositions
tendent à être unifiées entre elles, à faire système. Bourdieu distingue
alors des habitus de classe et des habitus individuels (voir infra, chap. 4).
Mais cet habitus est-il simplement reproducteur des structures sociales
dont il est le produit? L’habitus est constitué de « principes générateurs »,
c’est-à-dire que, un peu à la manière d’un logiciel d’ordinateur (mais un
logiciel en partie auto-correctible), il est amené à apporter de multiples
réponses aux diverses situations rencontrées, à partir d’un ensemble
limité de schémas d’action et de pensée. Ainsi il reproduit plutôt quand il
est confronté à des situations habituelles et il peut être conduit à innover
quand il se trouve face à des situations inédites.
Les champs constituent la face extériorisation de l’intériorité du
processus. C’est la façon dont Bourdieu conçoit les institutions, non
comme des substances, mais de manière relationnelle, comme des
configurations de relations entre des agents individuels et collectifs
(Bourdieu parle d’agents plutôt que d’acteurs, pour indiquer que ceux-ci
sont davantage agis, de l’intérieur et de l’extérieur, qu’ils n’agissent
librement). Le champ est une sphère de la vie sociale qui s’est
progressivement autonomisée à travers l’histoire autour de relations
sociales, d’enjeux et de ressources propres, différents de ceux des autres
champs. Les gens ne courent ainsi pas pour les mêmes raisons dans le
champ économique, dans le champ artistique, dans le champ
journalistique, dans le champ politique ou dans le champ sportif. Chaque
champ est alors à la fois un champ de forces – il est marqué par une
distribution inégale des ressources (et donc un rapport de forces entre
dominants et dominés) – et un champ de luttes – les agents sociaux s’y
affrontent pour conserver ou transformer ce rapport de forces. Pour
Bourdieu, la définition même du champ et la délimitation de ses
frontières peuvent être aussi en jeu dans ces luttes, ce qui distingue cette
notion de celle de « système » habituellement plus fermée. Chaque
champ est marqué par des relations de concurrence entre ses agents
(Bourdieu parle aussi de marché), même si la participation au jeu
suppose un minimum d’accord sur l’existence du champ.
Un champ est caractérisé par des mécanismes spécifiques de
capitalisation des ressources légitimes qui lui sont propres. Il n’y a donc
pas chez Bourdieu une seule sorte de capital (le capital économique),
comme tendanciellement chez les « marxistes » (à distinguer de Marx),
mais une pluralité de capitaux (capital culturel, capital politique, etc.). On
n’a donc pas une représentation uni-dimensionnelle de l’espace social –
comme chez nombre de « marxistes » où l’ensemble de la société tend à
être pensé d’abord autour des « rapports de production » – mais une
représentation pluri-dimensionnelle – l’espace social est composé d’une
pluralité de champs autonomes, définissant chacun des modes spécifiques
de domination. Ce que Bourdieu appelle champ du pouvoir est un lieu de
mise en rapport de champs et de capitaux divers : c’est là où s’affrontent
les dominants des différents champs, « un champ de luttes pour le
pouvoir entre détenteurs de pouvoirs différents19 ». Certaines formes de
domination, comme la domination masculine, sont par ailleurs
transversales aux différents champs20. Abdelmalek Sayad (1933-
1998)21 a esquissé l’analyse d’une autre oppression traversant divers
champs de la société française : une domination postcoloniale affectant
les émigrés-immigrés et leurs héritiers.

Violence symbolique

Dans la vie sociale (et les champs) ne s’expriment pas seulement des
rapports de forces, mais aussi une violence symbolique, qui sera
également intériorisée dans les habitus. Ainsi les diverses formes de
domination, à moins de recourir exclusivement et continûment à la force
physique, doivent être légitimées, reconnues comme légitimes, c’est-à-
dire prendre un sens positif ou en tout cas devenir « naturelles », de sorte
que les dominés eux-mêmes adhèrent à l’ordre dominant, tout en
méconnaissant son caractère arbitraire (non naturel, non nécessaire, donc
historique et transformable). C’est ce double processus de
reconnaissance et de méconnaissance qui constitue le principe de la
violence symbolique, et donc de la légitimation des diverses
dominations22. Par exemple, l’enseignant de français qui met « brillant »
ou « lourd » dans la marge d’une de ses copies fait un geste, renvoyant
tendanciellement à une hiérarchie sociale (le « brillant » qualifiant
souvent les détenteurs du capital culturel légitime et le « lourd » ceux qui
en sont privés), qui sera fréquemment reconnu par l’élève comme un
jugement sur sa compétence personnelle en français et méconnu comme
l’expression d’une domination sociale.

2.2 Une sociologie de l’action

Un des aspects les plus méconnus de la sociologie de Bourdieu est sa


sociologie de l’action, amorcée en 1972 avec Esquisse d’une théorie de
la pratique23 et prolongée en 1980 dans Le Sens pratique et en 1997
dans Méditations pascaliennes24. Cette sociologie de l’action inclut une
sociologie réflexive.
Logique de la pratique

Dans le sillage notamment des philosophies de Ludwig Wittgenstein


(1889-1951) et de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), cette sociologie
de l’action part d’une critique des approches intellectualistes, c’est-à-dire
des théories de l’action qui réduisent celle-ci au point de vue intellectuel
de celui qui observe l’action au détriment du point de vue pratique de
celui qui agit. Ainsi, « l’intellectualisme est inscrit dans le fait
d’introduire dans l’objet le rapport intellectuel à l’objet, de substituer au
rapport pratique à la pratique le rapport à l’objet qui est celui de
l’observateur25 ». C’est en ce sens que l’intellectualisme est un
objectivisme appréhendant l’action de l’extérieur et en surplomb comme
un objet de connaissance, sans prendre en compte le rapport de l’agent à
son action. Un des effets de l’objectivisme de la posture intellectualiste
est, comme l’a montré le politiste Bernard Lacroix26, de donner a priori
aux objets, ainsi envisagés de l’extérieur et analysés par le sociologue
(« les États-Unis », « l’Europe », « la France », « l’État », « la politique
de la ville », « la classe ouvrière », etc.), une homogénéité et une
consistance, sur le mode de la chose, qu’ils n’ont pas.
À ce rapport théorique et intellectuel à l’action que nombre de
philosophes et de sociologues attribuent faussement à l’agent, en
universalisant leur propre position d’observateur réfléchissant, Bourdieu
oppose un rapport pratique à la pratique. Car, pour lui, nous agissons
dans un monde qui « impose sa présence, avec ses urgences, ses choses à
faire ou à dire, ses choses faites pour être dites, qui commandent
directement les gestes ou les paroles sans jamais se déployer comme un
spectacle27 ». Pour tout un ensemble d’actions, nous pouvons même
« aller de la pratique à la pratique sans passer par le discours et par la
conscience » (ibid.).
Bourdieu distingue donc bien deux postures : celle de l’observateur-
spectateur qui réfléchit et disserte sur l’action et celle de l’agent qui agit,
« pris » par « le feu de l’action », avec ses urgences. Pour lui, l’action
obéit à « une logique qui n’est pas celle de la logique » (ibid.), une
logique pratique, en quelque sorte « happée par ce dont il s’agit » (ibid.).
Cette prise en compte du rapport pratique à la pratique amène Bourdieu à
examiner une disposition importante pour lui : le sens pratique, inscrit
dans le corps et les mouvements du corps, et qui ne s’exerce qu’en
situation, face à des problèmes pratiques (qu’il s’agisse d’un joueur de
tennis pendant un match, d’un ouvrier sur sa machine, d’un homme
politique en meeting ou d’un philosophe dans un colloque). Partie
intégrante de l’habitus, le sens pratique permet à l’acteur d’économiser
de la réflexion et de l’énergie dans l’action; c’est un opérateur de
l’économie de la pratique.

Sociologie réflexive

C’est par un mouvement de réflexivité (de retour sur soi, sur son
activité et sur ses présupposés) que le sociologue peut éviter les erreurs
liées à l’intellectualisme, qui consistent à prendre son propre rapport
intellectuel à l’objet d’analyse pour le rapport de l’agent à son action.
Sociologie de la pratique et réflexivité sociologique sont associées chez
Bourdieu. La capacité pour le sociologue de prendre en compte la
relation qu’il entretient avec son objet constitue donc un des moyens
d’améliorer la rigueur scientifique de son travail. D’où l’importance de
ce que Bourdieu appelle une objectivation participante, l’objectivation
(au sens ici de connaissance scientifique) du rapport subjectif du
sociologue à son objet (sa participation à l’objet qu’il analyse) faisant
partie des conditions de la scientificité de son analyse28.
La sociologie de Bourdieu est donc une sociologie réflexive, qui invite
le sociologue à passer par un travail d’auto-socio-analyse (de son rapport
à l’objet, qui peut être lié à sa place dans le champ intellectuel, à son
propre parcours social, etc.) afin de rendre sa recherche plus
rigoureuse29. Après la mort de Bourdieu, a d’ailleurs été publié un texte
d’auto-analyse rédigé par lui-même entre octobre et décembre 200130.
Cette orientation réflexive trouve des convergences avec les travaux en
ethnologie, comme ceux de Gérard Althabe (1932-2004)31, qui ont pris
acte de la participation du chercheur aux relations sociales qu’il observe
et ont alors insisté sur l’intégration des relations enquêteur/enquêtés dans
l’analyse.
2.3 Le poids déterminant des structures objectives

Accorder une prédominance aux structures (les structures dans les têtes
et les corps/les structures dans les choses et les institutions) conduit
Bourdieu à négliger le poids des interactions de face-à-face dans les
processus de construction de la réalité sociale. Pour lui, les interactions
« cachent les structures qui s’y réalisent32 » et ne constituent alors que
« l’actualisation conjoncturelle de la relation objective33 ». Le plus
souvent, elles ont donc un rôle davantage passif qu’actif dans le cours du
monde social. Un tel présupposé théorique le conduit ainsi à être peu
attentif à ce qui s’y passe, ce qui renforce leur marginalisation. Louis
Gruel34 a ainsi souligné que, dans l’interprétation par Bourdieu35 du mai
1968 étudiant en France, les dynamiques conjoncturelles (notamment
avec la « mobilisation de solidarité contre la répression policière »)
tendent à être écrasées au profit de variables structurales.
La priorité donnée par Bourdieu aux aspects objectifs de la réalité
l’amène aussi parfois à réactiver le couple apparence/réalité, qui tendrait
à éloigner sa sociologie de l’univers constructiviste. C’est par exemple le
cas dans sa réflexion sur « l’illusion biographique », où le moi est
considéré comme « la plus réelle, en apparence, des réalités36 ».
L’analyse de la construction sociale de la réalité est alors quelque peu
limitée par une telle opposition entre une vraie réalité (objective) et une
fausse réalité (subjective), car la dialectique du subjectif et de l’objectif y
apparaît enrayée. Une perspective constructiviste plus affirmée
engagerait plutôt, à la manière de la sociologie phénoménologique
d’Alfred Schütz (1899-1959; voir infra, chap. 2), à concevoir des
« réalités multiples », même si l’on peut distinguer, parmi ces aspects
divers de la réalité sociale, des segments plus ou moins solidifiés, en
évitant ainsi une pente relativiste.

2.4 Des points d’appui anthropologiques (au sens philosophique)

Bourdieu a reconnu, en 1997 dans ses Méditations pascaliennes


(op. cit.), qu’il y avait une part anthropologique, au sens philosophique
de vision de la condition humaine, dans sa sociologie. Fidèle à sa logique
réflexive, il s’efforce justement dans cet ouvrage de « tenter d’expliciter
(…) l’idée de “l’homme” que, inévitablement, j’ai engagée dans mes
choix scientifiques ». Il dessine alors une anthropologie de la lutte contre
la mort symbolique. Partant d’un non-sens originel, les sociétés humaines
seraient amenées à produire, dans la concurrence, un sens collectif et
individuel afin, nous dit Bourdieu, de s’« arracher au sentiment de
l’insignifiance et de la contingence d’une existence sans nécessité, en
conférant une fonction sociale connue et reconnue » (ibid.). Ces
ressources anthropologiques nourrissent tout particulièrement les
investigations empiriques de La Distinction37, mais elles ne semblent
pas alimenter tous ses travaux.
D’autres points d’appui anthropologiques sont donc à clarifier38. Est
présente aussi chez Bourdieu une anthropologie des intérêts, critiquée
par Alain Caillé39. Ici la notion d’intérêt – associée à celles de champs,
de concurrence et de marché – est toutefois différente des conceptions à
l’œuvre dans l’économie classique et néoclassique, parce que les intérêts
chez Bourdieu sont pluriels (différents en fonction des champs) et
historiques. Les métaphores utilitaristes sont actives dans son analyse du
champ politique comme dans son approche du langage en terme de
« marché linguistique40 ».
Un troisième fil anthropologique pourrait être caractérisé comme une
anthropologie de la primauté d’un corps humain non-réflexif41. Le
rapport corporel au monde serait premier, dans cette perspective, par
rapport aux dimensions réflexives de l’action. Les dimensions réflexives
apparaissent même parfois superficielles par rapport à ce qui serait au
cœur d’une authenticité humaine résidant dans le corporel. Ces
ressources anthropologiques apparaissent centrales dans la sociologie de
la pratique et dans le thème de l’incorporation.
Un quatrième fil anthropologique donne une place à la question de
l’émancipation : l’anthropologie de la liberté relative par la
connaissance des déterminismes sociaux. Ce fil anthropologique puise
dans la conception originale de la liberté avancée par Spinoza (1632-
1677) mettant l’accent sur la connaissance de ses propres déterminations,
contre l’illusion du « libre-arbitre ». Ce fil anthropologique a nourri
l’épistémologie de la réflexivité sociologique de Bourdieu, mais revêt
également une grande place dans les ponts lancés entre sa sociologie et
ses engagements publics.
Ici, l’effort de réflexivité sociologique engagé ne met pas en cause la
scientificité des analyses de Bourdieu, mais contribue à mieux délimiter
leurs domaines de validité.
Après sa mort en 2002, la sociologie de Bourdieu est devenue un enjeu
à la fois scientifique et politique (du fait de ses engagements successifs
dans la cité42). Sur ces deux plans autonomes, un des risques est la
rigidification et la simplification de pistes provisoires transformées en
« vérités révélées » par des épigones pressés, bref la constitution d’un ou
de plusieurs « bourdieusisme(s) », comme il a existé des « marxismes ».
Son ancien compagnon de travail, Jean-Claude Passeron, propose dans
un beau texte d’hommage43 une piste plus stimulante : « Le raccourci
“Avec Bourdieu, contre Pierre Bourdieu” me semble finalement définir
assez précisément l’influence qu’il a eue sur moi, comme sur tout lecteur
ou auditeur qui s’est trouvé au contact d’une imagination sociologique
aussi fertile en concepts et schèmes théoriques, réutilisables et
transposables fructueusement par chacun, mais propices aussi, par
l’envoûtement que produit l’insistance de leur lexique, à une imitation
stérile chez ceux qui ne peuvent s’empêcher de promouvoir leur maître
de recherche en maître à penser à l’ancienne. »

3. Des prolongements critiques de la sociologie de Pierre Bourdieu

La part la plus active de l’héritage de la sociologie de Bourdieu réside


dans une diversité d’appropriations critiques, échappant à la polarisation
« pour ou contre Bourdieu44 ».

3.1 Structures de domination et pratiques populaires : les questions de


Claude Grignon et Jean-Claude Passeron

Jean-Claude Passeron et Claude Grignon ont collaboré avec Pierre


Bourdieu. Dans Le Savant et populaire. Misérabilisme et populisme en
sociologie et en littérature45, ils ont posé un certain nombre de questions
aux sociologies (dont celle de Bourdieu) mal-traitant les cultures
populaires.
Grignon et Passeron mettent en évidence que les approches des
cultures populaires tendent à osciller entre deux dérives : 1) le populisme
qui, sacralisant les cultures populaires comme des entités dotées d’une
autosuffisance symbolique (de sens), oublie les caractéristiques qu’elles
doivent aux rapports de domination entre classes dans lesquels elles sont
insérées, et 2) le légitimisme (ou dominocentrisme) qui n’envisage les
pratiques populaires que hiérarchisées par rapport aux formes
dominantes, socialement les plus légitimes, comme si les activités des
dominés étaient sans arrêt sous le regard des dominants.
Le populisme a souvent été envisagé dans les sciences sociales comme
une réhabilitation de cultures populaires souvent niées en tant que
cultures spécifiques par les analyses légitimistes : ainsi il paraît incongru,
en fonction des normes dominantes, d’appréhender la pétanque comme
une pratique culturelle, au même titre que la présence dans un concert de
musique classique. La critique du légitimisme emprunte alors au
populisme l’attention, toute weberienne, à « ce en quoi une culture
dominée fonctionne encore comme culture, c’est-à-dire comme maîtrise
symbolique d’une condition sociale indépendamment des rapports
inégaux qu’elle entretient avec d’autres cultures » (Passeron). On a là une
mise en cause du légitimisme en tant qu’ethnocentrisme de classe, c’est-
à-dire en tant que jugement sur les pratiques populaires en fonction des
seuls critères dominants.
Le populisme, à l’inverse, néglige ce en quoi des relations de
domination pèsent sur les univers de sens élaborés dans les groupes
populaires. Et puis les intellectuels populistes n’évitent pas toujours, non
plus, l’ethnocentrisme de classe en projetant dans leurs descriptions
souvent esthétisantes des modes de vie populaires leurs propres
conceptions artistico-intellectuelles. C’est donc sur l’ambivalence des
pratiques populaires par rapport aux structures de domination que
Grignon et Passeron mettent l’accent.
Dans ce cadre, la sociologie de la violence symbolique n’apparaît que
comme une des dimensions de l’investigation sur les cultures populaires.
Ce serait une erreur d’envisager trop exclusivement les activités
populaires – comme peut tendre à le faire parfois Bourdieu – dans leurs
relations avec les formes culturelles dominantes. Par exemple, mesurer
les activités des membres des classes populaires uniquement avec un
instrument tendanciellement légitimiste comme la notion de capital
culturel (qui vise l’appropriation des ressources culturellement légitimes,
comme les titres scolaires, les goûts artistiques, etc.), ce ne serait les
envisager que négativement « en termes d’handicaps, de limitations,
d’exclusion, de privations, d’absence de choix, de non-consommations et
de non-pratiques, etc. » (Grignon). Alors, on n’aurait « plus qu’à
décompter d’un air navré toutes les différences comme autant de
manques, toutes les altérités comme autant de moindre-être » (Passeron).
La sociologie de Bourdieu n’échapperait donc pas toujours aux pièges
dominocentriques, même si ses analyses des pratiques populaires
apparaissent parfois plus complexes, en particulier quand il est amené à
prendre en compte la double dimension de dépendance (par rapport aux
manières de parler légitimes) et d’autonomie (« l’affirmation d’une
contre-légitimité linguistique ») dans l’analyse des langages
populaires46.
Grignon et Passeron nous invitent ainsi à la vigilance face aux dérives
légitimistes et populistes menaçant les sociologies des pratiques
populaires. Plus largement, ils mettent en évidence que le concept de
domination, bien que très important en ce qu’il vise la stabilisation de
relations dissymétriques entre individus, groupes ou sociétés, n’est pas un
concept omniscient qui peut prétendre épuiser l’analyse des activités
sociales. Ce faisant, leurs analyses rejoignent les remarques
ethnométhodologiques d’Harold Garfinkel47 (voir infra, chap. 2)
refusant de réduire les acteurs sociaux à n’être que des « idiots culturels »
(cultural dopes). Elles convergent également avec les recherches
stimulantes en science politique de Jean-François Bayart48 sur les
sociétés africaines, qui ne peuvent être appréhendées seulement par
rapport aux mécanismes de dépendance qui les lient aux sociétés
occidentales mais aussi en fonction de logiques propres. L’attention
méthodologique de Grignon et Passeron vis-à-vis de l’ambivalence des
pratiques des dominés, entre contraintes et marges d’autonomie, a
également des échos dans une série de travaux sociologiques actuels,
comme l’analyse des relations de guichet au sein des caisses
d’allocations familiales par Vincent Dubois49, les enquêtes sur les
formes contemporaines de précarité par Nicolas Jounin50 et Sébastien
Chauvin51 ou l’étude des réceptions populaires des médias par Vincent
Goulet52.

3.2 La plasticité des structures : la sociologie des crises politiques de


Michel Dobry

Le politiste Michel Dobry inscrit ses travaux dans le prolongement de


ceux de Bourdieu. Mais la spécificité de son objet principal (les crises
politiques) ainsi que la confrontation des concepts de Bourdieu avec
d’autres orientations plus interactionnistes – comme celle de
l’économiste-théoricien des jeux Thomas Schelling dans La Stratégie du
conflit53, ou celles des sociologues Peter Berger, Thomas Luckmann ou
Erving Goffman – donnent à ses recherches une tonalité propre. Son livre
majeur, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations
multisectorielles54, avance dans la voie d’un relationnalisme plus
équilibré quant aux relations entre les structures sociales et les
interactions.
L’analyse des crises politiques est souvent prise dans l’opposition entre
une sociologie des structures et une sociologie de l’action. Ainsi, pour
nombre d’auteurs, « les conjonctures critiques s’opposent aux
conjonctures plus routinières par un trait particulier : par “nature”, les
premières relèveraient d’une analyse en termes de décision, de choix ou,
plus généralement, d’action intentionnelle des acteurs des crises, qu’il
s’agisse d’individus ou de groupes, alors que les secondes seraient
justiciables de démarches visant à en saisir les structures (…) et mettant
en œuvre des schèmes d’analyse déterministes55 ». Cette perspective
empêche, d’une part, de penser en quoi les structures sociales pèsent sur
les périodes de crise et, d’autre part, d’envisager la vulnérabilité des
structures sociales à l’action dans des contextes plus routiniers.
Dobry appréhende les structures sociales, dans le sillage de Bourdieu,
sous le double angle de secteurs sociaux autonomes et d’habitus. En ce
qui concerne les secteurs, c’est justement « l’existence, dans la plupart
des systèmes sociaux modernes, d’une multiplicité de sphères ou de
champs sociaux différenciés, inextricablement enchevêtrés et,
simultanément, plus ou moins autonomes les uns par rapport aux autres,
qui constitue le fait structurel fondamental pour l’intelligibilité des
processus de crise politique pouvant apparaître dans ces systèmes56 ».
Mais ces systèmes sociaux complexes se caractérisent par une certaine
plasticité, c’est-à-dire une sensibilité aux coups que les acteurs échangent
et aux processus de mobilisation collective, d’où la possibilité même de
conjonctures de crise.
Quant aux habitus, Dobry déplace les formulations de Bourdieu dans
le sens d’un plus grand poids accordé tant aux conjonctures qu’aux
interactions de face-à-face. Pour lui, « dans les rencontres entre habitus et
situations, le jeu des habitus n’est pas nécessairement homogène » (ibid.).
Ce qui le conduit à avancer « l’idée que l’habitus puisse déterminer avec
un poids variable selon les contextes sociaux, les conduites et les
représentations » (ibid.).
Les conjonctures de crise sont alors envisagées tout à la fois comme
des transformations d’état des systèmes sociaux complexes et comme
des mobilisations multisectorielles, c’est-à-dire des mobilisations qui se
déploient simultanément dans plusieurs secteurs sociaux. Les crises
politiques se caractérisent par une fluidité politique, avec différentes
composantes comme la désectorisation conjoncturelle de l’espace social
(une moindre prégnance des frontières entre secteurs sociaux),
l’incertitude structurelle (l’effacement ou le brouillage des repères
routiniers du calcul politique) et des processus de désobjectivation (une
perte d’objectivité d’aspects antérieurement stabilisés de la réalité
sociale). Ce type d’analyse suppose une attention particulière aux
interprétations, à l’activité tactique, aux calculs, aux anticipations et aux
échanges de « coups » entre acteurs, tels qu’ils se déploient dans des
arènes, c’est-à-dire des lieux d’interaction directe (un secteur comportant
plusieurs arènes).
Dobry a approfondi son analyse avec la critique d’une forme courante
d’évolutionnisme rencontrée notamment chez les historiens politiques : la
tendance à penser un processus d’action collective à partir de son issue et
à tirer alors mécaniquement un trait droit entre les résultats observés et
les causes supposées, en ignorant les aspects plus cahoteux et incertains
de l’action en train de se faire57. Il est alors amené à prendre davantage
au sérieux que Bourdieu le « jeu de la contingence dans les processus
historiques » et « la dimension aléatoire58 ».
Les pistes formulées par Dobry ont connu divers prolongements. Elles
ont, par exemple, inspiré la sociologie des mouvements sociaux travaillée
par Lilian Mathieu59 ou l’analyse des « scandales politiques » proposée
par Violaine Roussel60. Par ailleurs, d’autres travaux puisant dans la
sociologie de Bourdieu ont rejoint, sur d’autres objets, l’effort de
rééquilibrage entrepris par Dobry entre logiques structurelles et
dynamiques situationnelles, comme l’approche des relations de guichet
par Vincent Dubois61.

3.3 Vers d’autres rapports action/réflexivité

Opposer de manière trop dichotomique rapport intellectuel et rapport


pratique à la pratique, comme tend à le faire Bourdieu, c’est laisser en
suspens la place de la réflexivité dans l’action (le fait de réfléchir sur ce
que l’on est en train de faire). Si la réflexivité n’apparaît pas comme un
point de passage obligé de toute action, elle n’est pas toujours exclue des
conduites pratiques, même si dans ce cas elle est souvent prise sous le feu
de contraintes pragmatiques. Dans une relation critique à la sociologie de
la pratique, certains auteurs se sont alors intéressés au statut d’une
réflexivité pragmatique (les contraintes plus ou moins grandes d’urgence
associées à la situation laissant, par exemple, plus ou moins de place à
des formes de réflexivité de la part de l’acteur). C’est toutefois une
dimension que Bourdieu62 a parfois intégrée en pointillé, à propos des
périodes de crise quand « les ajustements routiniers » ne vont plus de soi.
Dans le sillage critique de Bourdieu, Bernard Lahire63 va accorder une
plus grande place à des modalités pragmatiques de réflexivité. Il met
ainsi en évidence que des pratiques quotidiennes d’écriture (listes de
commission, pense-bête, agendas, prises de notes au téléphone,
calendriers, etc.) introduisent de la réflexivité dans la pratique, au cœur
même de situations courantes. Mais cette réflexivité n’est pas infinie,
comme dans le cas-extrême d’intellectualisme que constitue
l’interrogation philosophique, car elle apparaît fortement contrainte par le
déroulement de l’action.
Dans une veine proche, Sylvia Faure a mené une triple enquête
historique, sociologique et ethnographique sur la danse classique et
contemporaine64. Elle prend alors en défaut les applications trop
mécaniques du modèle du « sens pratique », comme celle de Loïc
Wacquant sur la boxe65, décrivant presque exclusivement un corps
silencieux et non-réflexif. Faure donne à voir, quant à elle, la présence de
pratiques langagières (dans diverses modalités d’intervention des
enseignants : explicatives, corrective, appréciatives, etc.), comme de
formes pragmatiques de réflexivité (se corriger devant le miroir, réviser
mentalement l’exercice en le « marquant » légèrement en esquissant les
mouvements, se regarder à la vidéo, etc.), dans le processus
d’incorporation, à côté de modes plus implicites s’appuyant davantage
sur des automatismes corporels (proches, cette fois, du « sens pratique »).
Cela la conduit à émettre l’hypothèse de l’existence de « plusieurs
logiques pratiques66 », faisant appel à des formes et à des degrés divers
de réflexivité.
Plus éloignée de l’univers conceptuel de Bourdieu, mais en discussion
critique avec lui, la « théorie de l’action ménagère » (lavage, repassage,
rangement, etc.) de Jean-Claude Kaufmann67 cherche aussi de nouveaux
équilibres entre la pratique non-réflexive et la réflexivité, qui
constitueraient deux pôles en interaction dans le cours de la vie
quotidienne. La place croissante de la réflexivité s’enracine dans les
développements de l’individualisme contemporain, mais cette réflexivité
n’élimine pas pour autant les automatismes et les routines. Dans « la
rationalité diffuse » dont parle Kaufmann (ibid.), les habitudes peuvent se
refermer ou s’ouvrir à des réaménagements portés par la réflexivité.
Mais c’est la sociologie des régimes d’action, initiée par Luc Boltanski
et Laurent Thévenot à la fin des années 198068 (voir infra, chap. 4), qui a
pris le plus systématiquement à bras-le-corps cette question dans le cadre
d’un nouveau paradigme en sciences sociales. Pour cette sociologie
pragmatique, la part de conscience et de réflexivité ne serait pas la même
selon les types de situations, et donc selon les régimes d’action. On aurait
affaire à une économie pratique de la conscience et de la réflexivité
variable selon les situations. Cette approche pragmatique s’efforce de
développer son voir propre dans les points aveugles de la sociologie de
Bourdieu : « Que reste-il de l’action une fois éliminée la part
d’incertitude à laquelle doit faire face l’acteur plongé dans une situation
qui, aussi routinisée qu’elle peut apparaître, enferme toujours la
possibilité que quelque chose de nouveau advienne, c’est-à-dire une
dimension événementielle? », demande ainsi Boltanski69.

4. La théorie de la structuration d’Anthony Giddens

Les travaux du sociologue britannique Anthony Giddens sont


particulièrement discutés aux États-Unis depuis les années 1970, mais
ont été introduits tardivement en France avec la traduction en 1987 de La
Constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration70.
L’œuvre de Giddens, à la différence de celle d’Elias ou de Bourdieu, est
surtout théorique. Giddens a ainsi essayé de combiner, au sein d’une
théorie de la structuration, une double sociologie des structures sociales
et de l’action. Le concept de structuration vise d’abord à nous faire
appréhender les structures sociales sous l’angle du mouvement. Giddens
le définit ainsi : « procès des relations sociales qui se structurent dans le
temps et dans l’espace via la dualité du structurel71 ».

4.1 Dualité du structurel et compétence des acteurs

La notion de dualité du structurel peut s’exprimer de différentes


façons. On peut d’abord avancer « que les propriétés structurelles des
systèmes sociaux sont à la fois des conditions et des résultats des
activités accomplies par les agents qui font partie de ces systèmes ». Il
s’agit d’une vision circulaire de la construction du monde social, où ses
dimensions structurantes sont à la fois situées avant l’action, comme ses
conditions, et après, comme des produits de celle-ci.
Mais la notion de « dualité du structurel » peut être vue sous un autre
angle : « le structurel est toujours à la fois contraignant et habilitant ». Il
renvoie donc conjointement aux notions de contrainte sociale et de
compétence. Par exemple, l’apprentissage de notre langue maternelle
contraint nos capacités d’expression, et donc limite nos marges de
connaissance et d’action, mais, dans le même temps, nous donne une
habileté, rend possible tout un ensemble d’actions et d’échanges. Les
sociologies des contraintes sociales et des déterminations sociales
(comme tendanciellement celle de Bourdieu) se focalisent plutôt sur
l’aspect contraignant de l’ordre social et apparaissent moins attentives
aux capacités qu’il ouvre pour les acteurs.
Intégrant une sociologie de l’action, la théorie de la structuration nous
présente donc des acteurs sociaux compétents. La compétence est
entendue comme « tout ce que les acteurs connaissent (ou croient), de
façon tacite ou discursive, sur les circonstances de leur action et de celle
des autres, et qu’ils utilisent dans la production et la reproduction de
l’action ». Cette compétence souligne notamment une capacité réflexive
des acteurs, « capables de comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le
font ». Mais cette « réflexivité n’opère qu’en partie au niveau discursif ».
Giddens est alors amené à distinguer deux modalités de la réflexivité : la
conscience discursive et la conscience pratique. La conscience discursive
renvoie à « tout ce que les acteurs peuvent exprimer de façon verbale
(orale ou écrite) », c’est-à-dire ce à quoi on réduit couramment la notion
de conscience. La conscience pratique, notion plus originale, vise « tout
ce que les acteurs connaissent de façon tacite, tout ce qu’ils savent faire
dans la vie sociale sans pouvoir l’exprimer directement de façon
discursive ». Cette notion n’est pas sans lien avec la notion de routine. La
frontière entre ces deux figures de la compétence est flottante et
changeante. Par contre, Giddens note, en référence à la théorie
psychanalytique de Sigmund Freud (1856-1939), qu’« il existe des
barrières, en particulier le refoulement, entre la conscience discursive et
l’inconscient ». Car l’inconscient inclut « les formes de cognition ou
d’impulsion qui sont totalement refoulées, ou qui n’apparaissent dans la
conscience qu’une fois déformées ». L’inconscient constitue une des
limites de la compétence des acteurs humains.
La prise en compte de la compétence humaine, même limitée, conduit
Giddens à envisager de manière souple les rapports entre connaissance
ordinaire et connaissance savante du monde social, sans recourir au
thème de « la rupture épistémologique » : « Aucune ligne de démarcation
claire ne sépare les acteurs “ordinaires” des spécialistes lorsqu’il s’agit de
réflexion sociologique documentée. Des lignes de démarcation existent,
certes, mais elles sont inévitablement floues ». Par ailleurs, dans une vue
dynamique de cette non-étanchéité, il note que les théories des sciences
sociales « s’entrelacent plus ou moins avec des théories-en-usage » des
acteurs. Cela ne signifie toutefois pas qu’acteurs et chercheurs utilisent
les mêmes types de critères pour évaluer leurs analyses. Giddens parle
des « critères de crédibilité », utilisés par les acteurs pour rendre compte
de ce qu’ils font, et des « critères de validité », auxquels se réfèrent les
chercheurs en sciences sociales pour soutenir les résultats de leurs
travaux ou juger ceux des autres. On a essayé de prolonger ce type de
démarche en envisageant tout à la fois les proximités et les différences,
les continuités et les discontinuités, mais aussi les interrelations dans un
processus de réalimentation réciproque (des acteurs vers les chercheurs
comme des chercheurs vers les acteurs), des savoirs sociaux des acteurs
et de ceux des chercheurs en sciences sociales dans une analyse
empirique du syndicalisme72.

4.2 Les conséquences non intentionnelles de l’action

Pour Giddens, « les propriétés structurées des systèmes sociaux


s’étendent, dans le temps et dans l’espace, bien au-delà du contrôle que
peut en exercer chaque acteur ». Les conséquences non intentionnelles de
l’action constituent alors, avec l’inconscient, une des limites principales
de la compétence des acteurs sociaux.
Avec ce concept, Giddens intègre à sa théorie de la structuration une
notion classique en sociologie, depuis le fonctionnalisme de Robert
Merton (1910-2003) et ses « conséquences non anticipées de l’action
sociale finalisée » jusqu’à l’individualisme méthodologique de Raymond
Boudon et ses « effets pervers ». De quoi s’agit-il? « Du cours de l’action
surgissent sans cesse des conséquences non voulues par les acteurs et, de
façon rétroactive, ces conséquences non intentionnelles peuvent devenir
des conditions non reconnues d’actions ultérieures. » C’est alors une
véritable dialectique de l’intentionnel et de l’inintentionnel que propose
Giddens, l’intentionnel (l’intention de tel acteur accomplissant tel acte)
étant pris dans des séquences d’action complexes qui tendent à lui
échapper et qui portent l’action plus loin que lui. Giddens prend
l’exemple de la lumière et du cambrioleur. L’acteur qui allume la lumière
de son appartement en rentrant chez lui, alerte le cambrioleur qui s’y
trouve, qui prend alors la fuite, est arrêté par la police et finit en prison.
Or l’intention de l’acteur n’était que d’éclairer la pièce. Cette notion
devient alors un médiateur et même une sorte de conducteur d’actions et
d’interactions quotidiennes vers des espaces plus larges, d’un point de
vue spatial et temporel, sans que, à la différence de la notion
d’interdépendance chez Elias, on appréhende les actions du point de vue
d’un ensemble.

4.3 Critique de l’évolutionnisme

Si Giddens accorde une grande importance à l’histoire et à la


dimension temporelle de l’action sociale, il apparaît très critique à l’égard
de l’évolutionnisme, c’est-à-dire la « tendance à associer la temporalité à
une séquence linéaire et à penser l’histoire de cette façon comme si elle
était animée d’un mouvement dont la direction est perceptible ». Un des
dangers de l’évolutionnisme serait « la compression unilinéaire », qui
rabat sur une seule ligne d’évolution générale les mouvements propres
aux sociétés humaines. Cette direction de l’histoire n’est bien souvent
que la généralisation d’un aspect spécifique du travail de l’histoire, qui
confond alors « l’évolution générale avec une évolution spécifique ». On
trouve ici des convergences avec l’effort de Raymond Boudon73 pour
restituer une place au hasard et au désordre, en mettant en cause les
théories du Changement, du Développement ou de la Modernisation à
prétentions universalistes.
Mais avec sa critique, Giddens rejoint, par certains aspects, une mise
en cause encore plus radicale et systématique des évolutionnismes,
formulée, en puisant dans l’œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche
(1844-1900), par le philosophe-historien Michel Foucault (1926-1984).
Foucault74, contre les « genèses linéaires » ayant pour ambition de
« recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité enfin
réduite du temps », cherche à redonner toute leur place au discontinu, à
l’erratique, à l’hétérogène, au singulier et à l’accidentel, c’est-à-dire à
« déployer les dispersions et les différences ».

4.4 Le micro réabsorbé par le macro

Giddens est amené à critiquer les analyses classiques des sociologies


fonctionnalistes. Par une métaphore biologiste identifiant un système
social à un corps humain doté de jonctions naturelles, les explications
fonctionnalistes négligeraient la compétence et l’activité intentionnelle
des acteurs, préférant attribuer une logique et une rationalité
autosuffisantes au système social lui-même. Ce faisant, elles
supposeraient « avoir résolu une question », là où simplement a été
« posé un problème ». Giddens n’abandonne toutefois pas la tentation de
penser les parties d’un ensemble social en référence à un tout, d’où le
recours aux notions de « système social », d’« intégration systémique » et
d’« intégration sociale ». Giddens pense avoir « dépassé » la distinction
micro/macro grâce à ces concepts. Il apparaît plutôt que ses schémas
conceptuels restent tendus entre l’attention portée aux activités
quotidiennes des acteurs et le projet de ne les appréhender qu’en fonction
d’un tout s’imposant nécessairement à eux. On rencontre à nouveau ici la
difficulté à penser de manière équilibrée les processus de co-production
des parties et du tout.
On a ainsi envisagé avec Giddens une tentative théorique originale
pour déplacer les dualismes classiques des sciences sociales, mais avec
des résultats mitigés. Dans une science théorique-empirique comme la
sociologie, les problèmes posés ne peuvent sans doute pas être éclaircis
de façon exclusivement théorique. C’est ce qui donne à la sociologie de
la structuration de Giddens son allure de cathédrale théorique, dont
seulement des morceaux conceptuels apparaissent empiriquement
opérationnels. Les usages du cadre de la structuration dans le contexte
français se sont alors davantage manifestés par des références ponctuelles
que systématiques. C’est, par exemple, une des ressources conceptuelles
utilisées par le politiste Jean-François Bayart dans ses travaux sur les
sociétés africaines75.
1 Dans Qu’est-ce que la sociologie? (1re éd. : 1970), trad. fr., Paris, Pandora, 1981 (rééd. Press
Pocket, coll. « Agora »).
2 La Société de cour (achevé en 1933 mais publié seulement en 1969), trad. fr., préface de R.
Chartier, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1985.
3 Qu’est-ce que la sociologie?, op. cit.
4 Dans l’avant-propos à N. Elias, Engagement et Distanciation (1re éd. : 1983), trad. fr., Paris,
Fayard, 1993 (rééd. Press Pocket, coll. « Agora »).
5 Qu’est-ce que la sociologie, op. cit.
6 Dans La Société des individus (1re éd. : 1987), trad. fr., avant-propos de R. Chartier, Paris,
Fayard, 1991 (rééd. Press Pocket, coll. « Agora »).
7 La Société des individus, op. cit.
8 Qu’est-ce que la sociologie?, op. cit.
9 La Société de cour, op. cit.
10 Voir Les Réseaux sociaux (1re éd. : 1994), Paris, Armand Colin, 2004.
11 Voir « Analyse des réseaux et sociologie des organisations », Revue française de
sociologie, vol. 35, no 2, avril-juin 1994.
12 Paris, Minuit, 1964.
13 Paris, Minuit, 1970.
14 Dans « Espace social et pouvoir symbolique », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987.
15 Paris, Mouton-Bordas (rééd. Éditions de l’EHESS, 2006).
16 Sur les apports et les limites du thème de « la rupture épistémologique » pour l’enquête
sociologique, voir P. Corcuff, « De quelques impensés de la rupture épistémologique. », in E.
Rude-Antoine et J. Zaganiaris (éds.), Croisée des champs disciplinaires et recherches en
sciences sociales, Paris, PUF, coll. CURAPP, 2006.
17 Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982.
18 Dans Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
19 Dans La Noblesse d’État. Grandes écoles et Esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.
20 Voir La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
21 Voir notamment La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de
l’immigré, préface de P. Bourdieu, Paris, Seuil, 1999.
22 Voir Langage et Pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
23 Précédée de Trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz (rééd. en 2000 aux éditions du
Seuil, coll. « Points Essai »).
24 Paris, Seuil.
25 Le Sens pratique, op. cit.
26 Dans « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique »,
in M. Grawitz et J. Leca (éds.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome I.
27 Le Sens pratique, op. cit.
28 « Sur l’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, no 23,
septembre 1978.
29 Voir P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité (cours du Collège de France, 2000-
2001), Paris, Raisons d’agir, 2001, ainsi que G. Mauger, « Pour une sociologie de la sociologie.
Notes pour une recherche », L’Homme et la société, no 131, janvier-mars 1999.
30 Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.
31 Notamment dans « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, no 14,
mars 1990.
32 « Espace social et pouvoir symbolique », op. cit.
33 « Un contrat sous contrainte », avec la collaboration de S. Bouhedja et C. Givry, Actes de
la recherche en sciences sociales, no 81-82, mars 1990.
34 Dans La Rébellion de 68. Une Relecture sociologique, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2004.
35 Dans Homo academicus, Paris, Minuit, 1984.
36 « L’Illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 62-63, juin
1986.
37 Paris, Minuit, 1979.
38 Pour des développements, voir P. Corcuff, « Les Conditions humaines de la sociologie de
Bourdieu. Sciences sociales et philosophie », in Bourdieu autrement, Paris, Textuel, 2003.
39 Voir notamment Don, Intérêt et Désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques
autres (1re éd. : 1994), Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., 2005.
40 Voir Langage et Pouvoir symbolique, op. cit.
41 Voir notamment G. Renou, « "Quelque chose comme un sujet”. La sociologie de la
pratique face à l’inscription sensible de la personne », in P. Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly,
L’Individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2010.
42 Voir P. Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et Action politique, textes
choisis et présentés par F. Poupeau et T. Discepolo, Marseille, Agone, 2002.
43 « Mort d’un ami, disparition d’un penseur », in P. Encrevé et R.-M. Lagrave (éds.),
Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003 (version longue dans Revue européenne des
sciences sociales, vol. XLI, no 125, 2003).
44 Voir le livre collectif sous la direction de B. Lahire, Le Travail sociologique de Pierre
Bourdieu. Dettes et critiques (1re éd. : 1999), Paris, La Découverte/Poche, 2001.
45 Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 1989 (version remaniée de séminaires de
recherche tenus en février-mars 1982).
46 Dans « Vous avez dit "populaire”? », Actes de la recherche en sciences sociales, no 46,
mars 1983.
47 Dans Studies in Ethnométhodology, Englewoods Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1967 (rééd.
Polity Press en 1984).
48 Dans L’État en Afrique, Paris, Fayard, 1989.
49 Dans La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris,
Economica, 1999.
50 Dans Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La
Découverte, 2008.
51 Dans Les Agences de précarité. Journaliers à Chicago, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2010.
52 Dans Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations, Paris, INA
Éditions, 2010.
53 Trad. fr., Paris, PUF, 1986 (1re éd. : 1960).
54 Paris, Presses de Sciences Po, 1986, 3e édition en 2009 avec une préface inédite.
55 « Logiques de la fluidité politique », dans François Chazel (éd.), Action collective et
Mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993.
56 Sociologie des crises politiques, op. cit.
57 Dans « Février 1934 et la découverte de l’allergie de la société française à la "Révolution
fasciste” », Revue française de sociologie, vol. 30, no 3-4, juillet-décembre 1989.
58 Selon les formulations de L. Mathieu et V. Roussel dans « Pierre Bourdieu et le
changement social », ContreTemps (éditions Textuel), no 4, mai 2002.
59 Voir notamment « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives
pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique,
vol. 52, no 1, février 2002.
60 Dans Affaires de juges. Les Magistrats dans les scandales politiques en France, Paris, La
Découverte, 2002.
61 Dans La Vie au guichet, 1999, op. cit.
62 Voir notamment Réponses, en collaboration avec L. Wacquant, Paris, Seuil, 1992.
63 Dans L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998; Armand Colin, 2005.
64 Dans Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La
Dispute, 2000.
65 Dans Corps et Âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone,
2000.
66 Dans Apprendre par corps, op. cit.
67 Dans Le Cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan, 1997.
68 Voir L. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de
l’action, Paris, Métailié, 1990, et L. Thévenot, L’Action au pluriel. Sociologie des régimes
d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.
69 Dans « Usages faibles, usages forts de l’habitus », in Travailler avec Bourdieu, 2003,
op. cit.
70 Paris, PUF (1re éd. : 1984).
71 Op. cit., seuls des extraits de cet ouvrage de Giddens seront cités dans ce sous-chapitre.
72 Voir P. Corcuff, « Éléments d’épistémologie ordinaire du syndicalisme », Revue française
de science politique, vol. 41, no 4, août 1991.
73 Dans La Place du désordre. Critique des théories du changement social, Paris, PUF
(1re éd. : 1984), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991.
74 Dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1re éd. : 1971), repris in Dits et écrits I, 1954-
1975, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
75 Voir L’État en Afrique, 1989, op. cit.
2

Des interactions aux structures sociales


Notre voyage au sein de la galaxie relationnaliste se poursuit avec des
auteurs qui, s’ils partent des individus et de leurs interactions, en
viennent à prendre en compte des entités plus larges (institutions, normes,
rapports de domination, classes sociales, etc.), qui deviennent alors
contraignantes vis-à-vis des activités quotidiennes. Ces sociologues ont
développé pour certains leurs travaux dès les années 1960 aux États-Unis
(Peter Berger et Thomas Luckmann, Harold Garfinkel, Aaron Cicourel),
d’autres se sont affirmés plus récemment (Michel Callon et Bruno
Latour), mais ils ont en commun d’avoir suscité un intérêt en France à
partir des années 1980, au moment où les orientations plus
« qualitatives » et plus « interactionnistes » avaient davantage d’échos
que dans la période antérieure, plus intéressée par les approches
« quantitatives » et « structuralistes ». Nous avons retenu ici des travaux
s’efforçant de sortir d’un strict niveau micro-sociologique, c’est-à-dire
convergeant avec l’interactionnisme prudent du sociologue américain
Erving Goffman (1922-1982). Pour Goffman, si « l’ordre de
l’interaction » pouvait être appréhendé de manière autonome, cela ne
signifiait pas que les phénomènes sociaux globaux pouvaient être
analysés comme « une agrégation et une extrapolation d’éléments
interactionnels1 ». Un tel « point de vue réductionniste » confondrait « ce
qui relève de la situation et ce qui est en situation » (ibid.).

1. La Construction sociale de la réalité de Peter Berger et Thomas


Luckmann
Thomas Luckmann est né en 1927 en Slovénie et Peter Ludwig Berger
en 1929 à Vienne. Ils émigreront aux États-Unis après la Seconde Guerre
mondiale. The Social Construction of Reality, sous-titré dans la version
anglaise A Treatise in the Sociology of Knowledge et publié initialement
en 1966, est devenu un ouvrage de référence. Pourtant la première
traduction française ne date que de 1986, révisée en 20062. Berger et
Luckmann furent les étudiants d’un auteur classique des sciences
sociales, redécouvert également en France dans les années 1980-19903 :
Alfred Schütz (1899-1959), initiateur d’une « sociologie
phénoménologique ».

1.1 Un constructivisme d’inspiration phénoménologique : en partant


d’Alfred Schütz (1899-1959)

À la différence du constructivisme structuraliste, revendiqué par Pierre


Bourdieu, on peut associer Berger et Luckmann à un constructivisme
phénoménologique, partant des individus et de leurs interactions, nourri
de Schütz.

La sociologie phénoménologique de Schütz

D’origine autrichienne, Schütz s’est trouvé à la croisée des


préoccupations de la philosophie phénoménologique d’Edmund Husserl
(1859-1938) et de la sociologie compréhensive de Max Weber (1864-
1920). À la suite de son exil aux États-Unis en 1939, il se confrontera
également, du fait d’un intérêt convergent pour la question de l’action, au
courant pragmatiste de la philosophie américaine (John Dewey, William
James ou George Herbert Mead) comme à la sociologie alors dominante
de Talcott Parsons (1902-1979). Parmi les apports, principalement
théoriques et méthodologiques, de Schütz, on peut retenir
schématiquement trois axes :
– À la base de la connaissance savante du monde social, il y aurait sa
connaissance ordinaire : « Toute interprétation de ce monde est basée sur
une réserve d’expériences préalables, les nôtres propres ou celles que
nous ont transmises nos parents ou nos professeurs; ces expériences, sous
forme de “connaissances disponibles”, fonctionnent comme schème de
référence4 », au sein d’un stock de connaissances disponibles.
– Cette connaissance commune, ce savoir de sens commun, se
manifesterait par sa typicalité : « ce qui est expérimenté dans la
perception actuelle d’un objet est transféré (…) sur tout autre objet
similaire, perçu seulement quant à son type » (ibid.). Les acteurs se
livreraient donc, notamment à travers le langage dont ils ont hérité des
générations antérieures, à une activité de typification du monde social.
– Le monde de la vie quotidienne est structuré en « diverses couches
de réalité », en réalités multiples5.

De Schütz à Berger et Luckmann

Dans leur introduction, Berger et Luckmann élargissent la sociologie


de la connaissance, auparavant trop limitée à la connaissance théorique,
à la connaissance ordinaire. C’est dans une inspiration schutzienne qu’ils
vont partir de la connaissance dans la vie quotidienne et de son
activation dans des situations de face-à-face. Dans cette perspective, « La
réalité de la vie quotidienne contient des schémas de typification en
fonction desquels les autres sont appréhendés et “traités” dans des
rencontres en face-à-face. Ainsi j’appréhende l’autre en tant
“qu’homme”, qu’“Européen”, qu’“acheteur”, que “type jovial”, etc.6 ».
Ces typifications réciproques entre acteurs « font partie d’une
“négociation” continuelle à l’intérieur de la situation en face à face. Dans
la vie quotidienne une telle “négociation” est probablement elle-même
pré-arrangée d’une manière typique – comme dans le processus de
marché typique qui s’élabore entre les acheteurs et les vendeurs » (ibid.).
Comme le note Danilo Martucelli7, c’est donc « en partant des processus
de la conscience subjective qu’est abordée la réalité objective (…) avant
de revenir vers la conscience subjective et les manières dont elle fait
sienne les significations communes ». La succession des trois chapitres -
« Les fondements de la connaissance dans la vie quotidienne » (chap. 1),
« La société comme réalité objective » (chap. 2) et « La société comme
réalité subjective » (chap. 3) – déroule cette logique.
1.2 La société comme réalité objective et subjective

Pour Berger et Luckmann, « La société est une production humaine.


La société est une réalité objective. L’homme est une production
sociale » (ibid., chap. 2). Ils fournissent alors une des formulations les
plus systématiques d’un programme constructiviste en sciences sociales,
en puisant, au-delà de Schütz, dans des auteurs aussi différents que Marx,
Durkheim, Simmel Weber, Mead, Sartre, Parsons ou Goffman.
Tout d’abord, la société est bien pour eux une réalité objective, c’est-à-
dire extériorisée (s’émancipant des acteurs qui la produisent) et
objectivée (constituée de mondes d’objets séparés des sujets). C’est ce
double processus d’extériorisation et d’objectivation, en ce qu’il prend
appui sur la connaissance ordinaire typificatrice et sur les interactions de
face-à-face, qui alimente les processus d’institutionnalisation. Au sens
large, l’institutionnalisation « se manifeste chaque fois que des types
d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles.
(…) Les typifications des actions habituelles qui sont à la base des
institutions sont toujours partagées. (…) l’institution elle-même typifie à
la fois les acteurs et les actions individuels. (…) Par exemple,
l’institution de la loi pose que les têtes seront tranchées et dans des
circonstances spécifiques, et que des types spécifiques d’individus
exécuteront la sentence (des bourreaux, ou des membres d’une caste
impure, ou des vierges en dessous d’un certain âge, ou ceux qui ont été
désignés par un oracle) » (ibid.).
C’est alors dans le travail de l’histoire, par des phénomènes de
cristallisation (des typifications et des habitudes) et de sédimentation
(notamment, mais non exclusivement, dans des stocks communs de
connaissances, dont le langage nommant la réalité) que des institutions
acquièrent une certaine solidité et stabilité. Par ailleurs, les institutions
sont amenées à se spécialiser dans un mouvement de division du travail,
les acteurs eux-mêmes occupant entre (et au sein des) institutions des
rôles sociaux différenciés. Les univers institutionnels requièrent, pour
mieux tenir, des légitimations, à la fois d’ordre cognitif et normatif, c’est-
à-dire des formes symboliques qui permettent leur connaissance (pratique
et théorique) et qui leur donnent de la valeur. L’institutionnalisation n’est
toutefois pas irréversible, d’où la possibilité de formes de
désinstitutionnalisation.
Cette lecture constructiviste de la réalité sociale s’oppose aux modèles
systémo-fonctionnalistes (en termes de « système », de « fonctions » et
d’« intégration »), dans le sens où « l’intégration ne repose pas sur les
institutions mais sur leur légitimation » (ibid.). Il n’y aurait pas de
« fonctionnalité », ou de cohésion « systémique » a priori, au sein des
institutions ou entre institutions d’une même société, mais un travail
symbolique pour leur attribuer une cohérence. D’autre part, l’insistance
sur l’objectivité construite du monde social distingue Berger et
Luckmann, des approches plus idéalistes et subjectivistes comme celle de
Paul Watzlawick8, par rapport auxquelles Luckmann a d’ailleurs indiqué
que « Berger et moi sommes presque matérialistes9 ».
Pour nos deux auteurs, la société est également une réalité subjective,
c’est-à-dire intériorisée à travers la socialisation. Cette socialisation est
définie comme « l’installation consistante et étendue d’un individu à
l’intérieur du monde objectif d’une société ou d’un secteur de celle-
ci10 »; la socialisation primaire se développant au cours de l’enfance, de
manière plus marquante, et la socialisation secondaire dans les
apprentissages postérieurs. La socialisation est alors caractérisée, comme
l’institutionnalisation, par un double processus de conservation et de
transformation.
Un des vecteurs socialisateurs est « l’appareil de conversation » : il
« maintient continuellement la réalité et, simultanément, il la modifie
continuellement. Des éléments sont abandonnés et ajoutés, affaiblissant
certains secteurs de la réalité toujours considérée comme allant de soi et
en renforçant d’autres » (ibid.). Enfin, tant sur le plan du monde objectif
que subjectif, l’analyse met l’accent sur la diversité, en tant que
caractéristique de nos contextes contemporains, dans ce qui est appelé un
« pluralisme des réalités et des identités » (ibid.).
La synthèse programmatique proposée par Berger et Luckmann a
suscité un intérêt croissant dans les sciences sociales en France dans les
dernières années; par exemple dans les travaux sur la socialisation de
Claude Duban11 et de François de Singly12. Des limites ont aussi été
pointées chez Berger et Luckmann : mettre la conscience subjective et les
rapports interindividuels au fondement de l’analyse des processus
sociaux d’objectivation, dans le sillage schutzien, restreint et simplifie
tout à la fois l’angle de vision, même si certaines ressources
conceptuelles utilisées (comme Marx ou Durkheim) débordent ce cadre
initial.
L’entreprise sociologique de Berger et Luckmann revêt également une
portée éthique, car ils la caractérisent dans leur conclusion comme une
« sociologie humaniste ». Dans son Invitation à la sociologie, Berger13
précise l’humanisme de la fragilité dont serait porteuse une telle logique
scientifique partie-prenante des « humanités » classiques : « Il se méfie
des excès d’enthousiasme et de certitude. Mal assuré, incertain, hésitant,
il est conscient de sa propre fragilité »; ce qui appellerait tout
particulièrement un « dialogue avec la philosophie et l’histoire14 ».

1.3 Après Berger et Luckmann : la sociologie économique dans le sillage


constrcutiviste

Une sociologie économique s’intéressant à « la construction sociale de


l’économie », dé-fétichisant alors ce qui est souvent présenté comme
« nécessaire » voire « naturel », a connu un développement, d’abord aux
États-Unis (avec notamment Mark Granovetter et Richard Swedberg)
dans les années 1980, puis en France dans les années 1990 (avec
notamment Michel Lallement, Jean-Louis Laville et Philippe Steiner15).
Cette nouvelle branche de la sociologie a croisé d’autres courants des
sciences sociales.
Karl Polanyi (1886-1964), historien et anthropologue de l’économie,
né à Vienne et émigré aux USA, socialiste hétérodoxe, apparaît comme
un des inspirateurs importants de la sociologie économique. Dans La
Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps16, il a engagé des recherches sur « la place changeante de
l’économie dans les sociétés humaines ». L’autonomisation de
l’économie marchande a pour lui une histoire : un processus de
désencastrement, car « en règle général, les systèmes économiques sont
encastrés (embedded) dans les relations sociales » (ibid.).
Dans sa nouvelle sociologie économique, Mark Granovetter s’est
principalement appuyé sur deux notions : celle d’encastrement
(embeddedness), reprise à Polanyi, et celle de réseaux17. Il se distingue
toutefois de Polanyi qui aurait surestimé « l’autonomie du marché » dans
les sociétés modernes18. En référence à Berger et Luckmann, il envisage
les institutions économiques comme « socialement construites » et,
partant, « encastrées » dans des « réseaux de relations personnelles19 ».
L’encastrement de l’activité économique revêt tout à la fois une
dimension inter-individuelle et structurelle plus large : « l’action
économique, les résultats et les institutions sont affectés, premièrement,
par les relations personnelles des acteurs et, deuxièmement, par la
structure du réseau général de ces relations » (ibid.).
Les tenants français de la sociologie économique lui donnent plusieurs
inflexions. Alain Caillé20 et Philippe Chanial21 (du M.A.U.S.S. :
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) critiquent les
visions utilitaristes associées à l’économisme marchand et réévaluent la
logique du don, en revisitant notamment l’anthropologie de Marcel
Mauss (1872-1950)22. Jean-Louis Laville établit des ponts entre sciences
sociales et engagement sur le terrain d’une « économie solidaire »
résistant à l’hégémonie marchande23. Michel Lallement24 s’intéresse
aux relations professionnelles et au marché du travail. Pierre Bourdieu25
donne une tonalité plus structurale à la sociologie de l’économie, en
recourant aux notions de champ et d’habitus. La recherche originale
d’Olivier Godechot26 sur les marchés financiers s’inscrit dans son
sillage.
D’autres travaux se situent à la périphérie de cette sociologie
économique polyphonique. Des économistes et des sociologues ont ainsi
convergé dans ce qui s’est appelé « économie des conventions27 » et
sociologie pragmatique (initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot;
voir infra, chap. 4). Dans ce cadre, l’économiste François Eymard-
Duvernay et la sociologue Emmanuelle Marchal ont enquêté sur les
procédures de recrutement28. L’économiste Olivier Favereau29 a entamé
un débat critique avec la sociologie de Bourdieu. Luc Boltanski et Ève
Chiapello30 ont interrogé le néocapitalisme. En science politique,
l’analyse des politiques publiques a avancé des hypothèses sur la montée
du néolibéralisme économique à partir des années 198031. Michel Callon
a recouru aux outils de la nouvelle sociologie des sciences pour éclairer
autrement les marchés32.

2. Éclairages ethnométhodologiques

L’ethnométhodologie est un courant de la sociologie américaine


amorcé dans les années 1960, qui a aussi croisé la sociologie
phénoménologique de Schütz. Il a beaucoup été discuté en France dans
les années 1980, et a marqué, ce faisant, le parcours intellectuel des
« nouvelles sociologies ». Le « fondateur » de cette « école » est Harold
Garfinkel (né en 1917); Aaron V. Cicourel (né en 1928) en a été un des
chercheurs importants, évoluant au cours des années 1970 vers une
« sociologie cognitive33 », s’intéressant aux procédés ordinaires de
connaissance.

2.1 L’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel

Les premiers travaux de Garfinkel s’inscrivent au croisement de


Parsons et de Schütz. Talcott Parsons (1902-1979), qui a tenté d’articuler
une macrosociologie systémo-fonctionnaliste, soucieuse de la stabilité de
l’ordre social, et une théorie de l’action, attentive aux motivations des
acteurs, a dirigé le doctorat de Garfinkel. En 1967, paraissent les Studies
in Ethnomethodology34 de Garfinkel, considéré comme le livre fondateur
de l’ethnométhodologie.
Dans le mot même d’ethnométhodologie, ethno suggère qu’un membre
dispose du savoir de sens commun de sa société et méthodologie vise la
mise en œuvre de méthodes ordinaires par un tel membre. On voit à
travers la notion schutzienne de savoir de sens commun comme celle,
d’origine parsonienne, de membre (membre d’une collectivité donnée, et
non individu ou acteur), doté de compétences (renvoyant notamment à la
maîtrise du langage au sein de cette collectivité), que la préoccupation de
la stabilité de l’ordre social n’a pas disparu. Des liens demeurent avec les
aspects macrosociaux. Mais, à la différence de Parsons, les investigations
de Garfinkel portent essentiellement sur l’action située, les interactions
ordinaires et les méthodes de raisonnement pratique. Car, comme
l’indique Louis Quéré35, il considère que « l’ordre, la régularité, la
concordance manifestés par les phénomènes sociaux sont le résultat
d’opérations interactives effectuées en situation ». C’est pourquoi « la
réalité objective des faits sociaux » est, contre « certaines versions de
Durkheim », saisie « comme un accomplissement continu d’activités
concertées de la vie courante36 ».
Les études ethnométhodologiques visent « les activités quotidiennes en
tant que méthodes des membres pour rendre ces activités visiblement-
rationnelles-et-rapportables-pour-tous-buts-pratiques, c’est-à-dire
descriptibles (accountable), comme organisations des activités ordinaires.
La réflexivité de ce phénomène est un trait singulier de ces actions
pratiques, des circonstances pratiques, du savoir de sens commun des
structures sociales, et du raisonnement sociologique pratique » (ibid.). Si
pour Garfinkel, les membres ne passent pas leur temps à produire des
accounts (des comptes rendus) sur ce qu’ils font, il insiste toutefois sur
l’accountability des phénomènes sociaux, c’est-à-dire leur propriété
d’être disponibles à la réflexivité et à la thématisation des membres. Ce
faisant, ce mode d’entrée dans les processus sociaux risque de nous
entraîner d’une dérive bien identifiée par Garfinkel – considérer les
acteurs comme des « idiots culturels » (cultural dopes), hyper-conformes
aux normes sociales pré-établies et faiblement réflexifs – vers une autre,
intellectualiste cette fois, analysée par la sociologie de la pratique de
Bourdieu. Si la réflexivité des membres ne peut pas être a priori éliminée
de leurs conduites pratiques, ce n’est sans doute pas seulement en partant
d’elle que ces dernières peuvent être appréhendées. Associer les
problèmes posés par Garfinkel et Bourdieu nous orienterait alors vers une
économie pratique de la réflexivité variable selon les situations.
En ce qui concerne les relations entre connaissance savante et
connaissance ordinaire du monde social, Garfinkel s’intéresse surtout à
ce en quoi les « enquêtes sociologiques professionnelles sont pratiques de
part en part » (ibid.), rapprochant ainsi les deux univers cognitifs. Cela ne
signifie pas qu’il considère qu’ils sont identiques, puisqu’il est aussi
amené à prendre en compte leurs différences dans son chapitre 8 (« The
rational properties of scientific and common sense activities »).
La recherche ethnométhodologique a ensuite été particulièrement
développée, dans le sillage d’Harvey Sacks et d’Emmanuel Schegloff,
dans le domaine très microsociologique de l’analyse de conversation.

2.2 De nouveaux passages entre le micro et le macro chez Aaron


V. Cicourel

Depuis le début des années 1980, Cicourel s’est particulièrement


intéressé à une reformulation de la question des relations entre aspects
micro et macro de la réalité sociale. Selon lui, « il ne peut exister de
micro-sociologie qui prétende étudier l’interaction sociale comme des
productions locales, auto-organisées, pas plus que les théoriciens du
macro ne peuvent revendiquer des macro-structures sociales ignorant les
micro-processus37 ». Ne serait-ce que parce que chacun, de manière
implicite et sans le problématiser, utilise comme points d’appui des
éléments empruntés à l’autre niveau. Par exemple, le chercheur micro va
situer son observation participante d’un petit groupe d’acteurs dans un
cadre institutionnel et culturel plus large, qui va pour lui aller de soi et
qu’il ne va pas interroger, alors que le sociologue macro va agréger des
réponses à un questionnaire, en présupposant une compétence cognitive
et discursive des acteurs interviewés mais sans la prendre pour objet. Or,
chacun, dans ses comptes-rendus de recherche va vouloir éliminer les
« bruits » macro ou micro, qui pourtant soutiennent pour une part son
travail.
La perspective d’intégration du micro et du macro suggérée par
Cicourel reconnaît tout à la fois « la relative autonomie de chaque niveau
d’analyse » et s’efforce de prendre en compte « l’interaction de différents
niveaux » (ibid.). Pour ce faire, il avance une idée originale : « les
membres d’un groupe ou d’une société créent leurs propres théories et
leurs propres méthodes pour accomplir cette intégration » entre micro et
macro (ibid.). Ces derniers mettraient ainsi en œuvre quotidiennement
« un sens de l’intégration micro-macro » (ibid.). Ce travail des acteurs
pour assurer des passages entre le micro et le macro peut alors être
appréhendé utilement avec la notion de résumé (summary). De tels
résumés constituent des modes de traitement de l’information
transformant des « micro-événements » en « macro-structures ». Le
médecin interprète et résume ainsi les informations singulières recueillies
auprès de son patient, au cours d’interactions, en une histoire médicale
utilisable par d’autres professionnels de la santé, qui sera alors considérée
comme une donnée au sein des institutions médicales, agrégeable à
d’autres données (par exemple dans des enquêtes d’épidémiologie). On
peut observer des processus similaires dans les institutions scolaires, à
travers les résumés d’interactions que constituent les dossiers scolaires
des élèves, rassemblés ensuite dans des bilans établissant les
performances d’une même génération, servant eux-mêmes de données
aux études de mobilité sociale.
Ces perspectives de recherche ont été critiquées, au sein du courant
ethnométhodologique, par Schegloff38. D’un point de vue strictement
microsociologique, ce dernier met en cause le double risque
« d’introduire prématurément des liens avec les variables du macro » et
de « sous-spécification du phénomène interactionnel » (ibid.). Ces
injonctions à un préalable microsociologique n’ont pas empêché Cicourel
de prolonger ses investigations sur l’imbrication des contextes dans les
activités sociales. Ce qui constitue aussi une invitation au chercheur, afin
qu’il intègre dans ses analyses le contexte même de l’enquête, dans un
mouvement de réflexivité sociologique, pour mieux assurer la validité
contextuelle (ecological validity) de ses données par rapport aux
contextes de la vie quotidienne39. C’est en fonction de ces
préoccupations que Cicourel a également mené un débat direct avec
Bourdieu. Cicourel a ainsi esquissé une appropriation critique du concept
d’habitus, prenant davantage en compte les aspects interactionnels,
cognitifs et linguistiques40.
En France, une discussion a été entamée dans les années 1990 avec les
sciences sociales cognitives américaines, qu’il s’agisse des travaux de
Cicourel, de ceux de Lucy Suchman sur les limites pratiques de la
planification dans les cours d’action41 ou de ceux d’Edwin Hutchins sur
« la cognition sociale distribuée » (entre des humains et des objets, et pas
seulement sise dans un cerveau individuel)42. Des perspectives ont alors
été développées au carrefour de la cognition et de l’action située. Il
s’agit, par exemple, des recherches réalisées par Isaac Joseph (1943-
2004)43 à la RATP ou de celles menées par Bernard Conein44 sur les
relations recettes/objets/improvisations dans une cuisine.

3. La sociologie des sciences et des techniques de Michel Callon et


Bruno Latour

Michel Callon, ingénieur de formation, et Bruno Latour, agrégé de


philosophie, ont animé le Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de
l’École nationale supérieure des Mines de Paris. Ils ont développé dans
les années 1980 un nouveau cadre d’analyse à partir de tout un ensemble
d’enquêtes empiriques sur des terrains scientifiques et techniques.

3.1 Points de départ

Callon et Latour ont tout d’abord utilisé des ressources conceptuelles


venant de trois grands horizons : 1) la philosophie des sciences travaillée
par Michel Serres45, auquel ils ont emprunté le concept de traduction;
2) une évaluation des « forces » tirée des philosophies de Friedrich
Nietzsche (1844-1900) et de Gilles Deleuze (1925-1997); et 3) le
programme fort en sociologie de la connaissance initié par le philosophe-
sociologue anglais David Bloor46. Les perspectives tracées par Bloor ont
contribué à ouvrir une série de travaux sociologiques, anthropologiques
ou historiques sur les sciences et les techniques, particulièrement dans le
monde anglo-américain, s’exprimant dans la revue Social Studies of
Science.
Le premier ouvrage de Latour apparaît notamment au croisement du
constructivisme social et de l’ethnométhodologie. Il a été co-écrit avec le
sociologue britannique Steve Woolgar47. Pendant deux ans, Latour a
partagé la vie quotidienne des chercheurs du laboratoire, de
neuroendocrinologie du professeur Roger Guillemin en Californie. Pour
les auteurs, la construction sociale de la science inclut des facteurs, des
dimensions et des niveaux fort hétérogènes que ne peuvent appréhender
des visions épistémologiques qui prendraient comme des « données » la
science, la vérité et la raison. La construction d’un fait scientifique ne
renvoie donc pas seulement à un travail intellectuel et discursif, mais elle
mobilise tout un ensemble d’autres pratiques ainsi que des techniques et
des objets qui sont des matérialisations de débats antérieurs. Cette
perspective ne conduit pas à mettre en doute la solidité du fait
scientifique ainsi construit, mais les sociologues sont amenés à resituer
les conditions sociales, les divers contextes et les dispositifs à travers
lesquels ce fait prend forme, est fait, mais qui sont ensuite peu à peu
oubliés une fois le fait admis.

3.2 Traduction, déplacements, réseaux, forums hybrides

Dans le prolongement critique de ce premier travail, Callon et Latour


ont progressivement stabilisé un ensemble conceptuel, qui met à mal
nombre de tendances classiques de la sociologie, comme le systémo-
fonctionnalisme ou les oppositions reproduction/changement et
micro/macro.
La notion de traduction est au cœur de leur dispositif théorique. Les
acteurs (individuels et collectifs, humains et non-humains) travaillent
constamment à traduire leurs langages, leurs problèmes, leurs identités ou
leurs intérêts dans ceux des autres. C’est à travers ce processus que le
monde se construit et se déconstruit, se stabilise et se déstabilise. C’est
pourquoi « l’identité des acteurs et leurs tailles respectives sont des
enjeux permanents dans les controverses qui se développent »48, et que
l’on peut parler d’entre-définition des acteurs. Contre les rigidités
sociologiques propres aux notions de « système » ou de « fonctions »,
Callon et Latour nous invitent à suivre les acteurs dans leurs multiples
activités de traduction (ou plus justement d’inter-traduction), en dehors
des frontières pré-définies des « systèmes » et des « fonctions »,
redéfinissant même ces séparations. Dans cette perspective, la liste des
acteurs pertinents (individus, groupes ou objets), comme leurs propriétés
et les règles du jeu qu’ils jouent, ne sont jamais données une fois pour
toutes. Les chaînes de traduction sont alors travaillées par différentes
activités : des stratégies concurrentes, des confrontations dans des
épreuves de forces, un travail de mobilisation et d’enrôlement,
l’élaboration de dispositifs d’intéressement et de points de passage
obligés afin de sceller des alliances et des associations entre acteurs ainsi
que l’émergence de porte-parole de ces associations.
Traduire, c’est alors déplacer; « déplacements de buts ou d’intérêts, ou
encore déplacements de dispositifs, d’êtres humains, de larves ou
d’inscriptions49 ». Dans l’entre-définition des acteurs, il y a inter-
déplacement. Mettant à distance le schéma binaire
reproduction/changement comme l’évolutionnisme, la notion de
déplacements permet d’envisager toute une palette de pratiques
quotidiennes qui font plus ou moins bouger des états du monde plus ou
moins stabilisés.
La notion de réseau vise à appréhender la stabilisation, jamais
définitive et toujours en travail, des relations entre des humains et des
objets. Mais la stabilisation des formes de la vie sociale doit davantage
être considérée comme un point d’arrivée que comme un point de départ
de l’analyse. Il s’agit de rouvrir les boîtes noires (ce qui va de soi et n’est
plus interrogé, comme un fait scientifique, une technique, une procédure
ou une institution) fermées par les acteurs. Le réseau est le résultat plus
ou moins solidifié de processus de traduction et d’un accrochage de
boîtes noires; « Le mot indique que les ressources sont toutes concentrées
en quelques lieux – les nœuds – mais que ces nœuds sont reliés les uns
aux autres par des mailles; grâce à ces connexions, les quelques
ressources dispersées deviennent un filet qui semble s’étendre
partout50. » Le réseau suppose un travail préalable de mise en
équivalence de ressources hétérogènes, les rendant commensurables et
leur permettant de fonctionner ensemble. La solidité des alliances
constitutives des réseaux semble dépendre surtout du nombre d’alliés
mobilisés et d’associations réalisées (ibid.). Les notions de traduction et
de réseau offrent alors une voie pour sortir de l’opposition macro/micro,
en mettant en évidence des processus par lesquels des micro-acteurs
structurent, en globalisant et en instrumentant leur action, des macro-
acteurs ou, inversement, par lesquels des entités sont déconstruites et
localisées51.
Callon a poursuivi ses travaux avec les politistes Yannick Barthe et
Pierre Lascoumes à l’aide de la notion de « forums hybrides52 ». Il s’agit
de l’émergence, autour des controverses socio-techniques actuelles
marquées tout particulièrement par l’incertitude (déchets nucléaires,
« vache folle », OGM, sida, etc.), d’espaces composites associant
experts, hommes politiques, scientifiques et profanes, traçant en pointillé
quelque chose comme une « démocratie dialogique », critique en actes
des « limites de la démocratie délégative ».
Latour suggère également de nouveaux ponts entre sociologie et
politique dans son ouvrage Changer de société. Refaire de la
sociologie53. Il propose de suivre une sociologie plus « fluide », inspirée
de Gabriel Tarde (1843-1904), contre la sociologie du « social » héritée
d’Émile Durkheim (1858-1917), même dans les formes soft du
« constructivisme social » (qui aurait l’inconvénient de continuer à se
référer à un « social » préalable). La notion de « social » devrait être
redéfinie « en la rendant à nouveau capable d’enregistrer des connexions
inattendues », grâce à « la théorie de l’acteur-réseau » (Actor Network
Theory, ANT). Elle ouvrirait alors des passages avec une politique
démocratique inspirée de la conception expérimentale du philosophe
pragmatiste américain John Dewey (1859-1952), c’est-à-dire explorant et
composant un monde commun dans des situations d’incertitude.
L’imagination sociologique déployée et les travaux empiriques
produits par la nouvelle sociologie des sciences ont eu des effets dans les
sciences sociales. Par exemple, la discussion avec les écrits de Callon et
Latour a contribué à donner davantage de souplesse à la sociologie des
organisations d’Erhard Friedberg54, malgré les rigidités liées au maintien
d’un vocabulaire systémo-fonctionnaliste issu des travaux de Michel
Crozier. Mais la nouvelle sociologie des sciences n’a pas échappé à des
réactions plus critiques, pointant des points aveugles.

3.3 Quelques interrogations

Chez Latour, le principe de symétrie généralisée, inspiré du


« programme fort » de Bloor, traite sur le même plan la vérité et l’erreur,
les vainqueurs et les vaincus de l’histoire des sciences, mais également la
société et la nature, les humains et les non-humains. On observe alors
chez lui, par moments, une tendance à la dissolution de la notion de
vérité scientifique. Ainsi, il a pu, dans ses premiers écrits, réduire la
science à des « rapports de force », en niant l’existence de « rapports de
raison55 ». Callon56 a, quant à lui, pu affirmer qu’aucune explication
sociologique n’est plus ou moins « valide » qu’une autre, et que ce sont
les capacités de « conviction » mises en œuvre qui font la différence.
Cette tentation ambivalente d’une épistémologie de l’anti-
épistémologie, autorisant un rapport tendanciellement relativiste à la
notion de vérité scientifique, a suscité des critiques, comme celle de
François-André Isambert57 sur la dimension auto-réfutante d’un tel
penchant relativiste dans le cas d’une science sociale rendant compte
d’autres sciences : « Bruno Latour ne peut faire appel à la raison qu’il a
répudiée. » Les choses sont plus complexes, et on doit plutôt noter une
hésitation (variable selon les moments), dans les travaux de Callon et
Latour, entre une épistémologie relativiste (qui ne ferait plus de la notion
de vérité scientifique un horizon régulateur de l’ensemble des pratiques
scientifiques, et donc aussi de leur propre activité de recherche) et un
relativisme strictement méthodologique (se contentant de mettre
légitimement entre parenthèses la question de la vérité uniquement en ce
qui concerne les controverses scientifiques prises pour objets de leurs
enquêtes sociologiques). Bourdieu58, outillé par la notion de « champ
scientifique », a par ailleurs reproché à Latour une sous-estimation de
l’autonomie des logiques scientifiques par rapport aux logiques
politiques. Par contre, Callon et Latour attentifs aux processus de
solidification des « faits » et de « la réalité », via notamment la place
accordée aux objets, s’inscrivent clairement dans un réalisme, en tension
avec leur pente relativiste.
D’autres questions ont été posées. Francis Chateauraynaud59 a pointé
le caractère réducteur d’une lecture de la solidité et de la stabilité des
liens sociaux à travers simplement le nombre des ressources et des
« forces » emmagasinées. Friedberg60 a visé, pour sa part, l’indistinction
opérée entre acteurs humains et non-humains, ne permettant pas de
rendre compte des spécificités des comportements humains.
1 E. Goffman, « L’Ordre de l’interaction » (conférence de 1982), in Les Moments et leurs
Hommes, textes recueillis et présentés par Y. Winkin, Paris, Seuil/Minuit, 1988.
2 Voir P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité (1re éd. : 1966),
précédé d’un avant-propos de D. Martucelli (« Une sociologie phénoménologique quarante ans
après ») et suivi d’un texte de P. Berger et H. Kellner (« Le Mariage et la construction de la
réalité », 1re éd. : 1964) ainsi que d’une postface de F. de Singly (« Sur la socialisation
secondaire »), Paris, Armand Colin, 2006.
3 Pour les textes traduits d’A. Schütz, voir Le Chercheur et le Quotidien (sélection dans les
Collected Papers, publiés de manière posthume), trad. d’A. Noschis-Gilliéron, Paris, Méridiens-
Klincksieck, 1987, et Essais sur le monde ordinaire (sélection d’autres articles des Collected
Papers), préface et traduction de T. Blin, Paris, Le Félin Poche, 2007; sur A. Schütz voir
notamment N. Depraz, « L’Ethnologue, un phénoménologue qui s’ignore? L’Apport de la
phénoménologie aux sciences sociales », Genèses, no 10, janvier 1993, D. Cefaï,
Phénoménologie et Sciences sociales. Alfred Schütz. Naissance d’une anthropologie
philosophique, Genève, Droz, 1998 et T. Blin, Requiem pour une phénonoménologie. Sur Alfred
Schütz, Merleau-Ponty et quelques autres, Paris, Le Félin Poche, 2010.
4 Dans « Sens commun et Interprétation scientifique de l’action humaine » (1re éd. : 1953), in
Le Chercheur et le Quotidien, op. cit.
5 Dans « Sur les réalités multiples » (1re éd. : 1945), in Le Chercheur…, ibid.
6 La Construction sociale de la réalité, chap. 1, op. cit.
7 Dans son avant-propos de 2006 à La Construction sociale.., op. cit.
8 Voir P. Watzlawick (éd.), L’Invention de la réalité. Contributions au constructivisme
(1re éd. : 1981), trad. fr., Paris, Seuil, 1988.
9 Dans J. Ferreux, « Un Entretien avec Thomas Luckmann », Sociétés, no 21, décembre 1988.
10 La Construction sociale de la réalité, chap. 3, op. cit.
11 Voir La Socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris,
Armand Colin, 1991 (3e éd. : 2002).
12 Voir sa postface de 2006 à La Construction sociale de la réalité, op. cit.
13 Introduction de D. Merllié, Paris, La Découverte, 2006 (1re éd. : 1963 sous le titre
Invitation to Sociology. A Humanistic Perspective).
14 Pour un prolongement contemporain de ce type d’inspiration, voir P. Corcuff, « Pour une
épistémologie de la fragilité. Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques
transfrontalières », Revue européenne des sciences sociales, tome XLI, no 127, 2003.
15 Pour un panorama historique et théorique, voir notamment R. Swedberg, Une Histoire de
la sociologie économique (1re éd. : 1987), trad. fr., Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie
économique », 1994, et P. Steiner, La Sociologie économique, Paris, La Découverte, coll.
« Repères », 1999.
16 1re éd. : 1944; trad. fr., préface de L. Dumont, Paris, Gallimard, 1983.
17 Voir notamment un de ses articles les plus cités : « Action économique et structure
sociale : le problème de l’encastrement » (paru initialement en novembre 1985 dans l’American
Journal of Sociology), in M. Granovetter, Le Marché autrement. Les Réseaux dans l’économie
(choix de textes de 1973 à 1990), trad. fr., préface de J.-L. Laville, B. Levesque et I. This-Saint
Jean, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie économique », 2000.
18 Dans « Introduction pour le lecteur français » (2000), ibid.
19 Dans « L’Ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme »
(1re éd. : 1990), ibid.
20 Voir Critique de la raison utilitaire (1re éd. : 1986), Paris, La Découverte/Poche, 2002.
21 Voir Justice, Don et Association, Paris, La Découverte/M.A.U.S.S., 2001.
22 Voir son célèbre « Essai sur le don » (1re éd. : 1923-1924), in Sociologie et Anthropologie,
introduction de C. Lévi-Strauss (1950), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999.
23 Voir notamment J.-L. Laville et A. D. Cattani (éds.), Dictionnaire de l’autre économie,
Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
24 Voir Les Gouvernances de l’emploi. Relations professionnelles et Marché du travail en
France et en Allemagne, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
25 Voir notamment « Le Champ économique », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 119, septembre 1997, et Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000.
26 Les Traders. Essai de sociologie des marchés financiers, Paris, La Découverte, 2001.
27 Voir J.-P. Dupuy, F. Eymard-Duvernay, O. Favereau, R. Salais et L. Thévenot,
« L’Économie des conventions », Revue économique, vol. 40, no 2, mars 1989.
28 Dans F. Eymard-Duvernay et E. Marchal, Façons de recruter. Le Jugement des
compétences sur le marché du travail, Paris, Métailié, 1997.
29 Dans « L’Économie du sociologue ou penser (l’orthodoxie) à partir de Pierre Bourdieu »,
in B. Lahire (éd.), Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et Critiques, Paris, La
Découverte/Poche, 2001.
30 Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
31 Voir B. Jobert (éd.), Le Tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques politiques », 1994.
32 Dans M. Callon (éd.), The Laws of the Markets, Oxford, Blackwell, 1998.
33 Voir A. V Cicourel, La Sociologie cognitive (1re éd. : 1973), trad. fr., Paris, PUF, 1979, et
Le Raisonnement médical. Une Approche socio-cognitive, choix de textes (1981-1995) présentés
par P. Bourdieu et Y. Winkin, trad. fr., Paris, Seuil, 2002.
34 Englewoods Cliffs (N.J.), Prentice-Hall (rééd. britannique chez Polity Press en 1984).
35 Dans « L’Impératif de description », Revue du MAUSS, no 4, 2e trimestre 1989.
36 H. Garfinkel, 1967, op. cit.
37 Dans A. V. Cicourel, « Micro-processus et macro-structures. Notes sur l’articulation des
différents niveaux d’analyse » (1re éd. américaine : 1981), SociologieS (revue en ligne de
l’AISLF), 29 octobre 2008, http://sociologies.revues.org/document2432.html; voir aussi P.
Corcuff, « Aaron V. Cicourel : de l’ethnométhodologie au problème micro/macro en sciences
sociales », SociologieS, 29 octobre 2008, http://sociologies.revues.org/document2382.html.
38 Dans « Entre micro et macro : contextes et relations », trad. fr., Sociétés, no 14, mai-juin
1987.
39 Voir notamment A. V. Cicourel, « Interviews, Surveys and the Problem of Ecological
Validity », American Sociologist, vol. 17, février, 1982.
40 Voir A. V. Cicourel, « Aspects of Structural and Processual Theories of Knowledge », in C.
J. Calhoun et al. (eds.), Bourdieu. A Critical Reader, Cambridge, Politiy Press, 1993, et
« L’Habitus et le pouvoir symbolique comme processus sociocognitifs : quelques suggestions
empiriques », in J. Bouveresse et D. Roche (éds.), La Liberté par la connaissance. Pierre
Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004.
41 Sur le cas de la descente des rapides en canoë, voir L. Suchman, « Plans d’action »
(1re éd. : 1988), trad. fr., in P. Pharo et L. Quéré (éds.), Les Formes de l’action, Paris, Éditions de
l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 1990.
42 Pour une étude du pilotage d’avion, voir E. Hutchins, « Comment le "cockpit” se souvient
de ses vitesses », Sociologie du travail, vol. 36, no 4, 1994 (un numéro consacré à « Travail et
Cognition », introduit par A. Borzeix et B. Conein).
43 Dans « Attention distribuée et attention focalisée. Les protocoles de la coopération au PCC
de la ligne A du RER », Sociologie du travail, ibid.
44 Dans « Cognition située et coordination de l’action. La cuisine dans tous ses états »,
Réseaux, no 43, septembre-octobre 1990.
45 Voir M. Serres, Éclaircissements, entretiens avec B. Latour, Paris, François Bourin, 1992.
46 Dans Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie (1re éd. : 1976), trad. fr.,
Paris, Pandore, 1982.
47 La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques (1re éd. en langue anglaise :
1979), trad. fr., Paris, La Découverte, 1988.
48 M. Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des
coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année
sociologique, no 36, 1986.
49 M. Callon, ibid.
50 B. Latour, La Science en action (1re éd. américaine : 1987), trad. fr., Paris, La Découverte,
1989.
51 Voir notamment B. Latour : « Une Sociologie sans objet? », Sociologie du travail, vol. 36,
no 4, 1994.
52 Dans M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la
démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.
53 Paris, La Découverte, 2006 (1re éd. en langue anglaise : 2005).
54 Dans Le Pouvoir et la Règle. Dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1993.
55 « Nous aimerions qu’il y ait quelque part, en plus des rapports de forces, des rapports de
raison », dans B. Latour, Les Microbes. Guerre et Paix, Paris, Métailié, 1984; « L’épistémologie
a pour seule fonction de nier qu’il n’y ait passionnément que des épreuves de forces », dans
Irréductions, texte suivant Les Microbes, ibid.
56 Dans « Éléments pour une sociologie de la traduction », op. cit.
57 « Un "programme fort” en sociologie de la science? », Revue française de sociologie,
vol. 26, no 3, juillet-septembre 1985.
58 Voir Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.
59 « Forces et faiblesses de la nouvelle anthropologie des sciences », Critique, no 529-530,
juin-juillet 1991.
60 Dans Le Pouvoir et la Règle, op. cit.
3

Construction des groupes et catégorisation


sociale
On a privilégié une lecture de « la construction sociale de la réalité »
associant deux processus : 1) un mouvement de matérialisation, et
d’institutionnalisation, et 2) un travail mental de perception, de
représentation et de typification. La rencontre des deux dimensions
apparaît particulièrement nette dans le cas des classes sociales, où
l’existence des groupes sociaux n’est pas sans lien avec des opérations
cognitives de classification et de catégorisation. Or, pendant longtemps,
les deux ordres de questions ont plutôt été pensés séparément. Des
sociologues s’interrogeaient sur les classes sociales, alors que des
logiciens, des statisticiens ou des psychologues s’intéressaient aux
opérations et aux outils (savants ou ordinaires) de classification. Ce n’est
que dans les années 1980 que, en France, des passages ont été plus
systématiquement effectués entre les deux domaines. Dans cette
perspective, les approches historiques ont beaucoup été sollicitées, à
travers le schéma de « la genèse de » alimentant, au carrefour de
l’histoire et de la sociologie, le développement d’une socio-histoire1.

1. Un ouvrage de référence : La Formation de la classe ouvrière


anglaise d’Edward P. Thompson

Les formes les plus routinières de « marxisme » (à distinguer des


complications de l’œuvre composite de Marx lui-même) ont contribué à
donner une vision tendanciellement objectiviste et économiste des classes
sociales; celles-ci existant « objectivement », car inscrites dans
« l’infrastructure » (« les rapports de production ») de la société.
L’historien britannique Edward P. Thompson (1924-1993) a, au sein d’un
horizon qui se voulait encore « marxiste », essayé de déplacer cette
perspective, dans son livre désormais classique sur La Formation de la
classe ouvrière anglaise (The Making of the English Working Class)
datant de 1963 mais seulement traduit en français en 19882. Il a constitué
alors un point de référence important dans l’élaboration de nouvelles
recherches sur les classes sociales.
Les investigations de Thompson sont centrées sur les années 1780-
1840. Pour lui, la classe est « une formation sociale et culturelle »
résultant d’un processus historique. En ce sens, « le mot “formation”
(making) indique que l’objet de cette étude est un processus actif, mis en
œuvre par des agents tout autant que par des conditions. La classe
ouvrière (…) a été partie prenante de sa propre formation. » À un niveau
global, on a affaire à un mouvement d’unification, au carrefour
d’éléments objectifs et de représentations subjectives : « J’entends par
classe un phénomène historique, unifiant des événements disparates et
sans lien apparent, tant dans l’objectivité de l’expérience que dans la
conscience. » La formation de la classe se nourrit tout particulièrement
de l’expérience collective, dans le travail, mais aussi dans la famille, les
relations de voisinage ou la religion. La notion d’expérience constitue un
terme médiateur entre des aspects objectifs et subjectifs. Par ailleurs, la
classe, dans le sillage de Marx lui-même, ne se définit pas isolément mais
relationnellement, « dans ses relations avec les autres classes ». Mais un
« processus d’auto-définition » participe aussi à cette fabrication
historique. Dans cette dynamique, la séparation classique en histoire
sociale entre « la classe ouvrière » (qui serait une « donnée objective »)
et « le mouvement ouvrier » (qui serait son « expression organisée »)
apparaît relativisée.
D’un point de vue méthodologique, l’ouvrage de Thompson à
également mis en garde contre les risques d’une reconstruction
évolutionniste du passé en fonction de ce qui a « gagné » dans le présent,
c’est-à-dire une façon de « lire l’histoire à la lumière des préoccupations
ultérieures et non comme elle s’est déroulée », en oubliant alors « les
impasses, les causes perdues, jusqu’aux perdants eux-mêmes ».
Les analyses de Thompson ont contribué à stimuler de nouvelles pistes
de recherche pour les historiens et les sociologues. Par exemple,
l’Américain William H. Sewell, en menant une étude sur le cas français3,
a orienté encore davantage le regard sur les formes symboliques, en
s’appuyant sur une extension analogique de la notion de « langage du
travail » (paroles, écrits, mais aussi rites, modes de lutte, formes
institutionnelles, etc.). Cela lui permet de situer l’émergence en France
d’une « conscience de classe » vers 1830-1848, au carrefour du langage
des corporations d’Ancien Régime et du langage républicain de la
Révolution française.

2. Luc Boltanski et l’objectivation des groupes sociaux

Luc Boltanski, dans Les Cadres. La formation d’un groupe social4


prolonge l’approche des groupes sociaux initiée par Thompson, mais
dans un cadre non « marxiste ». Au départ, il puise notamment des
éléments dans la sociologie de Pierre Bourdieu (1930-2002), avec qui il
travaille à l’époque, mais en les inscrivant dans une logique historique-
constructiviste plus systématique. Ces emprunts à Bourdieu concernent
deux plans principaux : 1) les luttes de classements sociaux (c’est-à-dire
les luttes symboliques autour de la définition des classes, de leurs
frontières, de leurs positions respectives les unes par rapport aux autres
ou de la place qu’y occupent les différents individus), et 2) la
contribution des mécanismes de représentation politique (à travers des
porte-parole) à l’existence des groupes.

2.1 Les Cadres comme matrice constructiviste

L’approche proposée par Boltanski s’écarte des problématisations


classiques des groupes sociaux (du type : comment définir le groupe
« cadres »? qui est « cadre »? combien y a-t-il de « cadres »?, etc.), qui
partent en général de l’évidence de l’existence du groupe comme une
chose bien délimitée et délimitable, enracinée dans l’ordre de l’économie
et/ou de la technique. Prenant au sérieux les conseils méthodologiques du
philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951), il s’efforce de s’émanciper
d’un tel substantialisme (« la recherche d’une substance qui réponde à un
substantif5 »).
Boltanski a recours à l’histoire comme un moyen de dé-naturaliser
l’existence du groupe « cadres », spécificité française (qu’on ne rencontre
pas telle quelle aux États-Unis ou en Allemagne, par exemple) qui nous
paraît si « naturelle » aujourd’hui : « Pour sortir du cercle où s’enferment
les débats sans fin et sans solution sur la “position de classe” des cadres,
il faut commencer par renoncer à donner une “définition préalable” du
groupe et prendre pour objet la conjoncture historique dans laquelle les
cadres se sont formés en groupe explicite, doté d’un nom,
d’organisations, de porte-parole, de systèmes de représentations et de
valeurs » (ibid.). Cela lui permet de retracer le processus socio-historique
de la naturalisation de ce groupe. Comment? « En interrogeant le travail
de regroupement, d’inclusion et d’exclusion, dont il est le produit, et en
analysant le travail social de définition et de délimitation qui a
accompagné la formation du groupe et qui a contribué, en l’objectivant, à
le faire être sur le mode du cela-va-de-soi » (ibid.). On n’aurait pas
affaire à un groupe « objectif », mais objectivé.
Le groupe « cadres » renvoie pourtant au moment de l’enquête à un
ensemble d’individus dissemblables sur tout un ensemble de plans
(itinéraires sociaux et scolaires, types de fonctions dans l’entreprise,
revenus, etc.). Mais l’accent est mis sur la double dimension symbolique
(un travail collectif et conflictuel de définition et de délimitation du
groupe) et politique (d’institutionnalisation du groupe à travers des porte-
parole syndicaux et politiques) du processus de son homogénéisation
relative dans une période allant des années 1930 aux années 1960.
Boltanski parle de « la cohésion d’un ensemble flou » (titre de la
conclusion). Cette étude, historiquement et empiriquement étayée, nous
invite à envisager plus largement les classes sociales comme les produits
d’une dialectique historique entre des hétérogénéités
préconstituées/reconstituées et des formes symboliques/institutionnelles
d’unification relative.
Les cadres ont constitué un référent important dans le développement
d’une socio-histoire constructiviste des groupes sociaux et, plus
globalement, des identités collectives, des institutions et d’une variété de
pratiques sociales, en sociologie, en histoire et en science politique6. La
perspective historique-constructiviste systématisée par Boltanski a ainsi
permis de déplacer la dichotomie entre approches objectivistes et
approches subjectivistes des classes, mais il ne l’a pas « dépassée » dans
une « synthèse » englobante et définitive. Par exemple, des questions
posées dans des cadres objectivistes (comme celle de tableaux
statistiques des inégalités d’accès aux ressources économiques,
culturelles, politiques, etc.) tendent à être mal-traitées dans ce nouveau
paradigme. Louis Chauvel7 a montré que leur réinsertion dans l’agenda
des sociologues supposait, à l’inverse de la lecture constructiviste, de
dissocier les aspects objectifs et subjectifs, afin de rendre compte des
situations de persistance de fortes inégalités sociales accompagnée d’un
affaiblissement des consciences de classe. Progrès de la connaissance
sociologique récente, le constructivisme socio-historique rencontre aussi
des limites et manifeste même des pertes par rapport à des outillages
antérieurs dont il avait légitimement souligné les insuffisances.

2.2 Déplacements

À la suite des Cadres, Bourdieu a approfondi sa propre conception des


classes dans un sens plus constructiviste8. Il a notamment proposé
d’introduire une distinction entre la classe probable, « classe théorique »
ou « classe sur le papier » visant « des ensembles d’agents occupant des
positions semblables qui, placés dans des conditions semblables et
soumis à des conditionnements semblables, ont toutes les chances d’avoir
des dispositions et des intérêts semblables, donc de produire des
pratiques et des prises de positions semblables » (ibid.), et la classe
mobilisée, classe « actuelle » ou « réelle », dotée de porte-parole,
d’institutions et de représentations communes. Tout en prenant acte des
acquis constructivistes (avec la notion de « classe mobilisée »), Bourdieu
maintient des ressources objectivistes-statistiques (avec la notion de
« classe probable »).
Dans un article sur « La dénonciation »9, Boltanski a aussi déplacé ses
perspectives. Il y entreprend d’interroger la séparation entre l’action
individuelle et l’action collective, en analysant un ensemble de lettres de
protestation, allant des plus « individuelles » aux plus « collectives »,
reçues par le journal Le Monde. Il met alors en évidence comment dans
des mobilisations autour de causes, à partir de la dénonciation
d’injustices, on bâtit des équivalences entre des personnes afin de faire
émerger des intérêts communs. Par exemple, l’activité du délégué
syndical consiste dans une large mesure « à sélectionner dans la
multitude des litiges quotidiens les conflits qui peuvent être portés à
l’ordre de la revendication collective et, indissociablement, à transformer
par un travail de stylisation, de mobilisation et de formation (…) des
conflits personnels dans lesquels les acteurs s’engagent seuls (…) en
conflits catégoriels » (ibid.). La qualification même de l’action comme
« collective » ou « individuelle » est tout à la fois un des enjeux et un des
produits des processus de collectivisation ou, à l’inverse, de
singularisation observables.
Alain Desrosières et Laurent Thévenot, administrateurs à l’INSEE
ayant joué un rôle important dans l’élaboration de la nouvelle
nomenclature des professions et catégories socioprofessionelles de 1982,
ont développé des recherches sur le travail de catégorisation sociale à
l’œuvre dans les statistiques10. Ces recherches, au départ inspirées par la
sociologie de Bourdieu, évolueront vers la nouvelle sociologie
pragmatique (voir infra, chap. 4). Un des points forts de ces travaux est
d’avoir mis en évidence des passages entre trois sens de la notion de
représentation : 1) « une représentation scientifique et technique au sens
de la représentativité statistique »; 2) « une représentation politique (…),
celle des partenaires sociaux représentant à une table de négociation (…)
divers groupes professionnels dont ils sont mandataires », et 3) « une
représentation cognitive », « une image mentale qui sert aussi
quotidiennement à chacun d’entre nous pour s’identifier et identifier les
personnes avec lesquelles il entre en relation » (ibid.). Or ces trois sens
« renvoient à trois opérations différentes qui ont toutes en commun de
mettre en équivalence des personnes » (ibid.), qui deviennent alors
commensurables (mesurables dans un même espace). Desrosières a
prolongé ces investigations sur le plan d’une histoire sociale des
statistiques11.
3. Renouvellement des travaux sur les groupes et les
catégorisations

En prenant plus ou moins appui sur les analyses de Thompson,


Bourdieu, Boltanski, Desrosières et Thévenot, une floraison d’études a
porté sur la socio-histoire des catégories sociales, au double sens de
groupes et/ou de façons de se représenter le monde social. Parallèlement,
des chercheurs se sont intéressés aux classifications et aux identités avec
d’autres ressources théoriques.

3.1 Socio-histoires

L’approche génétique (« la genèse de… ») des groupes sociaux, des


modes de classification et, au-delà, d’autres objets sociaux a donc connu
un certain essor à partir de la fin des années 1980 en France.

Apports dynamiques

Une revue pluridisciplinaire, Genèses. Sciences sociales et histoire, lui


a été consacrée à partir de 1990, tandis que deux de ses fondateurs,
l’historien Gérard Noiriel et le politiste Michel Offerlé, créaient la
collection « Socio-histoires » aux éditions Belin en 1996. Noiriel a
d’ailleurs orienté son propre travail de recherche vers la mise en forme
historique du « national »12.
Le mouvement ouvrier, dans ses dynamiques historiques de
construction comme dans des logiques plus récentes de dé-construction,
a été un domaine particulièrement fructueux pour ce type d’enquête. Tout
d’abord, Noiriel13 a proposé une riche synthèse critique de multiples
travaux historiques, sociologiques ou ethnologiques sur la classe ouvrière
en France dans une optique socio-historique. Mais divers objets plus
spécifiques ont été interrogés, comme la dissociation historique du
« syndical » et du « politique14 », les usages plus contemporains de cette
distinction15, la place des divisions catégorielles et professionnelles dans
l’action syndicale16, les notions d’« anarcho-syndicalisme » et de
« syndicalisme révolutionnaire17 », la place de l’activité syndicale dans
les modalités d’existence du groupe « instituteurs »18 ou le phénomène
communiste français19. Stéphane Beaud et Michel Pialoux ou Olivier
Masclet se sont, quant à eux, penchés sur les transformations des milieux
populaires et sur les processus concomitants de dé-construction de la
classe ouvrière, sur le terrain de l’usine20 ou de la ville21. Anne-
Catherine Wagner22 a interrogé la place des classes sociales dans la
mondialisation capitaliste en cours. Michel Offerlé a défriché le chantier
de l’étude du patronat23.
D’autres groupes et catégorisations ont été éclairés à la lumière
d’outils socio-historiques. L’économiste Robert Salais, en collaboration
avec Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, a étudié l’émergence et
l’institutionnalisation de la catégorie de « chômage24 »; le sociologue
Christian Topalov prolongeant cette première investigation25. En
sociologie politique, Annie Collovald s’est intéressée aux usages
intellectuels et politiques des notions de « poujadisme26 » et de
« populisme27 »; Claire Le Strat et Willy Pelletier28 décryptant les
pratiques contemporaines d’étiquetage « libéral » de l’« œuvre » de
Tocqueville (1805-1859). Les mobilisations collectives « improbables »
d’acteurs dotés de faibles ressources, comme les sans-papiers avec
Johanna Siméant29 ou les prostituées avec Lilian Mathieu30, se sont
également révélées des cas stimulants. La notion de « lutte des
classements sociaux », inspirée de Bourdieu, a fourni un cadre
d’interprétation, axé sur la compétition entre un « clivage de la justice
sociale » (renvoyant à la répartition des ressources) et un « clivage
national-racial » (mettant en avant l’opposition
« français »/« étrangers »), de la montée de l’extrême-droite en France
dans les années 1980-200031. La thématique féministe du genre a aussi
pu croiser la genèse historique d’un groupe dans le travail de Delphine
Gardey sur les employées de bureau32. Enfin, de manière originale,
socio-histoire, analyse des politiques publiques et sociologie pragmatique
ont ouvert un espace de débat et de confrontation33. Mais ce ne sont là
que quelques-uns des multiples travaux qui ont alimenté ce secteur
dynamique des sciences sociales.
Angles morts

Toutefois la démarche génétique présente aussi des points aveugles.


Une certaine routinisation de ses schémas pourrait ainsi renforcer une
pente évolutionniste, manifestant implicitement une certaine philosophie
de l’histoire caractérisée par trois dimensions :
– le risque de la quête (infinie) des « origines » (en remontant toujours
plus loin dans le passé pour expliquer le présent) – l’historien Marc
Bloch (1886-1944)34 mettait déjà en garde contre « l’idole des origines »
– à laquelle le philosophe Michel Foucault (1926-1984)35 opposait les
« commencements innombrables »;
– la focalisation sur le passé, tendant à sous-estimer « l’aléa singulier
de l’événement », selon l’expression de Foucault (ibid.); cette pente
apparaît propice à l’occultation du travail du présent comme de
l’ouverture sur l’avenir associés à une vision élargie des dynamiques
historiques;
– un modèle d’historicité basé sur un enchaînement passé-présent-
avenir, dont le philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940)
pointait les faiblesses, en parlant de « temps homogène et vide »36 et
Foucault de « genèses linéaires » (op. cit.).
Ces questionnements convergent avec les réorientations, plus critiques
à l’égard de l’évolutionnisme et davantage sensibles aux propriétés
interactionnelles, proposées par Michel Dobry en science politique37
(voir supra, chap. 1). De tels déplacements théoriques, à partir d’angles
morts de la socio-histoire, pourraient conduire à tester dans des enquêtes
empiriques des modèles d’historicité renouvelés, bousculant les
successions trop lisses entre passé, présent et avenir. On pourrait puiser,
par exemple, dans une philosophie plus erratique de la discordance des
temporalités (où le regard vers le passé permet de défricher de nouvelles
possibilités d’avenir) esquissée par Benjamin, comme nous y invitent
Michael Löwy38 ou Martine Kaluszynski et Sophie Wahnich39. Jean-
Claude Kaufmann40 nous engage empiriquement dans une direction de
ce type en suggérant que de « petits » événements (comme une rencontre
amoureuse) sont parfois en mesure de déplacer des blocs de socialisation
intériorisés par les individus au cours de longues années.
La socio-histoire d’inspiration constructiviste apparaît heuristique,
mais ses limites, comme pour toute posture en sciences sociales, laissent
entrevoir de nouvelles problématisations et de nouveaux terrains
empiriques.

3.2 Des classifications et des identités englobant les intérêts : Mary


Douglas (1921-2007) et Alessandro Pizzorno

L’anthropologue britannique Mary Douglas a actualisé la tradition


durkheimienne en s’intéressant aux formes collectives de
classification41. Son propos est d’abord orienté contre l’individualisme
méthodologique des théoriciens du choix rationnel. Pour elle, s’il peut
bien y avoir dans un certain nombre de circonstances du calcul
individuel, il y a quelque chose d’antérieur à ce calcul. Parce que « les
classifications qui nous permettent de penser nous sont toujours fournies
déjà toutes faites en même temps que notre vie sociale », qu’il s’agisse
du « petit » et du « grand », du « cher » et du « bon marché », de
« l’intéressant » et de « l’inintéressant », du « beau » et du « laid », du
« vrai » et du « faux », ou du « juste » et de « l’injuste42 ». Par exemple,
même dans le cas du calcul marchand, on doit tenir compte de
« l’adhésion normative à la loi du marché lui-même » (ibid.).
Les formes collectives de classification pré-données, sur lesquelles on
ne s’interroge plus lorsque l’on est amené à classer (et à calculer) dans la
vie pratique, nous permettent d’« économiser de l’énergie cognitive »
(ibid.). Ces modes de classification sont constitutifs de toute institution
sociale au sens large de « groupement social légitimé » (une famille ou
une cérémonie) (ibid.) et participent à leur naturalisation. Si les individus
construisent collectivement les institutions et les classifications qui leur
sont associées, en retour celles-ci leur donnent donc des principes
d’identification qui vont leur permettre de se penser et de penser le
monde. On a quelque chose comme un constructivisme à tonalité holiste
chez Douglas.
Sociologue et politiste italien, Alessandro Pizzorno43 s’est lui aussi
efforcé de dégager une voie contournant les limites du paradigme du
choix rationnel.
Comment un individu peut-il comparer les différentes possibilités
d’une situation (dans un calcul coûts/avantages) « sans disposer d’une
mesure commune, d’une valeur qui rende la comparaison possible? »,
demande-t-il (ibid.). Les identités, de manière analogue aux formes de
classification chez Douglas, constitueraient des systèmes de valeurs
fonctionnant comme des opérateurs de calcul. Ainsi, « pour qu’il puisse
déterminer quels sont ses intérêts, calculer coûts et bénéfices, le sujet
agent devra donc être assuré de son identité par l’appartenance à une
collectivité unifiante. Il en recevra les critères qui lui permettront de
définir ses intérêts et de donner un sens à son action » (ibid.). Les intérêts
sont réintégrés dans un cadre englobant qui contribue à les définir. Ils
apparaissent même dépendants de valeurs socialement situées et
individuellement intériorisées.
Dans une inspiration constructiviste, identités et intérêts ne sont pas
donnés une fois pour toute, indépendamment de l’activité des acteurs. Au
contraire, « la politique, comprise comme production d’identités
collectives, définit et redéfinit sans cesse les intérêts des citoyens »
(ibid.). Ici Pizzorno rejoint, contre les visions substantialistes posant des
« essences » fixes, une série d’éclairages de facture constructiviste sur les
identités. On pense, par exemple à la sociolinguistique interactionnelle de
l’Américain John Gumperz, lorsqu’il écrit : « Nous avons l’habitude de
considérer le sexe, l’ethnicité et la classe sociale comme des paramètres
donnés et comme des limites à l’intérieur desquelles nous produisons nos
identités sociales. L’étude du langage comme discours interactionnel
montre que ces paramètres ne sont pas des constantes allant de soi, mais
sont produits dans un processus de communication44 ». Les travaux de
Jean-Loup Amselle45 en ethnologie, de Jean-François Bayart46 en
science politique ou d’Ahmed Boubeker47 en sociologie empruntent des
chemins pour une part convergents.

4. Recherches féministes autour du genre

La domination des hommes sur les femmes et la division


masculin/féminin se présentent comme des constructions sociales parmi
les plus anciennes et les plus généralisées dans les sociétés humaines. Ce
qui pourrait laisser supposer que « penser la fabrication du féminin et du
masculin » permettrait de « rendre compte de l’historicité radicale des
définitions de l’humain48 ». Dans le sillage des mouvements féministes
des années 1970, les sciences sociales se sont alors de plus en plus
emparées de cette double question à partir des années 1980.
Une des particularités principales des études féministes est d’avoir
associé, dès le départ et cela à cause de leur lien avec le mouvement
féministe, science sociale et engagement contre les visions étroitement
scientistes affichant une stricte « neutralité ». Cela est passé par une
critique de « la sexuation, souvent inconsciente, du langage scientifique »
à travers ses métaphores, comme l’a mis en évidence l’historienne
américaine des sciences Evelyn Fox Keller49. Ce lien
science/engagement ne remet cependant pas en cause l’idéal de
scientificité des sciences sociales, mais suppose de reconnaître la fragilité
de « connaissances situées » renvoyant à des points de vue partiels50.
Du fait de leur poids au sein des gauches radicales des années 1970,
les références marxistes ont joué un rôle important dans la constitution de
la sociologie féministe française, avec selon l’expression de Christine
Delphy51 un effet « analogique ». C’est ainsi que des sociologues du
travail ont appréhendé une division sexuelle du travail, sur le mode de la
division capitaliste du travail, et des rapports sociaux de sexe, sur le
mode des rapports de classe. Ce qui a rendu possible l’analyse des
interactions entre rapports sociaux de sexe et rapports de classe52, mais
aussi des interdépendances entre « la gestion sexuée du travail et de
l’emploi » et « la division du travail et des rôles dans la famille53 ».
Toujours dans ce détachement analogique vis-à-vis des outils marxistes,
Delphy54 a privilégié, quant à elle la notion de patriarcat, impliquant
une base économique : le mode de production domestique.
Les recherches féministes françaises se sont également renouvelées au
contact des Gender Studies anglo-américaines. La sociologue britannique
Ann Oakley55 est une des premières à avoir mis en circulation la notion
de genre (gender) dans son sens féministe actuel. Si « sexe » renverrait à
des différences biologiques, « genre » viserait la construction sociale du
« féminin » et du « masculin ». L’historienne américaine Joan Scott a
contribué à répandre l’usage de cette notion via un article devenu
classique et rapidement traduit en plusieurs langues56. Mais le genre a
aussi fait l’objet de critiques. Tant Delphine Gardey et Ilana Löwy57,
d’une part, que la Canadienne Marie-Blanche Tahon58, d’autre part,
notent que dissocier un sexe biologique (« le sexe ») et un sexe social
(« le genre ») risque de continuer à doter les rapports de sexe d’une
irréductibilité biologique.
Mais les critiques les plus déstabilisantes sont venues ces dernières
années des États-Unis. La théoricienne féministe « post-moderne » Judith
Butler a radicalisé la déconstruction des genres (masculin/féminin)59. En
s’inspirant notamment des philosophies de Jacques Derrida (1930-2004)
et de Michel Foucault (1926-1984), elle avance que « les catégories
fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine
formation de pouvoir » (ibid.). Le genre serait un « performatif », « c’est-
à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être » (ibid.). Ces analyses
débouchent sur une politique féministe dite queer (le « bizarre », le
« louche »), c’est-à-dire basée sur une déstabilisation des « normes du
genre » (ibid.) et sur une fluidité identitaire pluraliste ne se fixant par sur
une identité close. Certains, comme Pierre Bourdieu60 ou
l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu61 ont reproché à Butler une
vision trop idéaliste et volontariste du genre. Elle a répondu que, pour
elle, « Le genre n’est pas un artifice qu’on endosse ou dont on se
dépouille à son gré, et donc, ce n’est pas l’effet d’un choix62 ».
Des débats, dont on ne retiendra que deux, ont aussi traversé les
sciences sociales féministes :
– Les sociologues Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé63 ont ouvert
une controverse qui a suscité nombre de réactions dans les milieux
féministes. Dans le sillage des débats publics autour du port du foulard
islamique dans les années 2000 en France, ils ont mis en cause un
« féminisme républicain » ayant construit comme adversaires privilégiés
« la fille voilée » et « le garçon arabe ». Ils défendent alors un
postféminisme postcolonial, associant critique des discriminations
sexistes, critique des discriminations postcoloniales et refus queer des
assignations identitaires (de genre ou « ethniques »);
– Les travaux anglo-américains développant une éthique féministe du
care (« sollicitude », « soin », « souci des autres ») ont été introduits en
France par la sociologue Patricia Paperman, la philosophe Sandra
Laugier et la psychologue du travail Pascale Molinier64. Ils posent la
question de la place de formes de sensibilité n’appartenant pas à une
quelconque « nature féminine », mais qui ont été développées dans la
stabilisation historique de rapports de domination. Ces perspectives
invitent à une reconnaissance de la positivité de ces valeurs dominées
dans des sociétés encore sous hégémonie machiste. Ivan Sainsaulieu65 a
amorcé une opérationnalisation sociologique de la notion de care dans
ses recherches sur l’hôpital.
Des sociologues plus classiques ont aussi alimenté les discussions
féministes. Bourdieu, en structuraliste constructiviste, a mis l’accent sur
le poids structurant de la domination masculine66. Le sociologue
américain Erving Goffman (1922-1982)67, en constructiviste
interactionniste, a exploré la contribution des mises en scène
quotidiennes des genres à leur solidification.
1 Voir G. Noiriel, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2006.
2 Trad. fr., présentation de M. Abensour, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études » ; les
citations qui suivent sont tirées de cette édition.
3 Dans Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848
(1re éd. : 1980), trad. fr., Paris, Aubier-Montaigne, 1983.
4 Paris, Minuit, 1982.
5 L. Wittgenstein, Le Cahier bleu (1933-1934), repris in Le Cahier bleu et le Cahier brun,
trad. fr., Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1965.
6 Voir, par exemple, le programme anti-substantialiste que B. Lacroix en tire pour la science
politique dans « Ordre politique et ordre social », in M. Grawitz et J. Leca (éds.), Traité de
science politique, tome I, Paris, PUF, 1985.
7 Dans « La "fin des classes sociales” est-elle une prophétie autodestructrice ? », in J.-
N. Chopart et C. Martin (éds), Que reste-t-il des classes sociales ?, Rennes, Éditions de l’ENSP,
coll. « Lien social et Politique », 2004.
8 Dans « Espace social et genèse des "classes” », Actes de la recherche en sciences sociales,
no 52-53, juin 1984 (rééd. in P. Bourdieu, Langage et Pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll.
« Points Essais », 2001).
9 En collaboration avec Y. Darré et M.-A. Schiltz, Actes de la recherche en sciences sociales,
no 51, mars 1984 (repris in L. Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Paris,
Métailié, 1990).
10 Pour une synthèse, voir A. Desrosières et L. Thévenot, Les Catégories socio-
professionnelles, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1988.
11 Dans La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La
Découverte, 1993.
12 Voir un recueil de textes : État, Nation et Immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris,
Belin, coll. « Socio-histoires », 2001.
13 Dans Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points
Histoire », 1986.
14 Voir D. Barbet, « Retour sur la loi de 1884. La production des frontières du syndical et du
politique », Genèses, no 3, mars 1991.
15 Voir G. Renou, « Désappareiller la politique. Syndicalisme de contre-pouvoir et
dévaluation de la politique », in L. Arnaud et C. Guionnet (éds.), Les Frontières du politique,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.
16 Voir P. Corcuff, « Le Catégoriel, le Professionnel et la Classe. Usages contemporains de
formes historiques », Genèses, no 3, mars 1991.
17 Voir D. Colson, Anarcho-syndicalisme et communisme. Saint-Étienne, 1920-1925, Saint-
Étienne, Université de Saint-Étienne-Centre d’Études Foréziennes/Atelier de Création
Libertaire, 1986.
18 Voir B. Geay, Profession instituteurs. Mémoire politique et action syndicale, Paris, Seuil,
coll. « Liber », 1999.
19 Voir B. Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de
Sciences Po, 1989.
20 Voir S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot
de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 1999 (rééd. coll. « 10-18 » en 2005).
21 Voir S. Beaud et M. Pialoux, Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles
classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003 (rééd. en poche Hachette-« Pluriel » en 2005), et
O. Masclet, La Gauche et les Cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute,
2003.
22 Dans Les Classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2007.
23 Dans Sociologie des organisations patronales, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2009.
24 Dans L’Invention du chômage. Histoire et Transformations d’une catégorie en France des
années 1890 aux années 1980, Paris, PUF, 1986 (rééd. « Quadrige » en 1999).
25 Dans Naissance du chômeur 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994.
26 Voir « Histoire d’un mot de passe : le poujadisme », Genèses, no 3, mars 1991.
27 Voir « Le "national-populisme” ou le fascisme perdu », in M. Dobry (éd.), Le Mythe de
l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003.
28 Dans La Canonisation libérale de Tocqueville, Paris, Syllepse, coll. « La politique au
scalpel », 2006.
29 Dans La Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
30 Dans Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, coll. « Socio-Histoires », 2001.
31 Voir P. Corcuff, « Clivage national-racial contre question sociale. Un cadre d’analyse
socio-politique pour interpréter les progrès de l’extrême-droite en France », ContreTemps (Paris,
Textuel), no 8, septembre 2003.
32 Dans La Dactylographe et l’Expéditionnaire. Histoire des employées de bureau, 1890-
1930, Paris, Belin, 2001.
33 Dans P. Laborier et D. Trom (éds.), Historicités de l’action publique, Paris, PUF, coll.
CURAPP, 2003.
34 Dans Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (manuscrit inachevé écrit en 1940-
1943), Paris, Armand Colin, coll. « U », 1974.
35 Dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1re éd. : 1971), repris in Dits et écrits 1,
1954-1975, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001.
36 Voir W. Benjamin, Sur le concept d’histoire (1940), in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll.
« Folio essais », 2000.
37 Pour un traitement sociologique de l’inattendu, voir M. Dobry, « Les Causalités de
l’improbable et du probable. Notes à propos des manifestations de 1989 en Europe centrale et
orientale », Cultures et conflits, no 17, printemps 1995.
38 Dans Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept
d’histoire », Paris, PUF, 2001.
39 Dans « Historiciser la science politique », in M. Kaluszynski et S. Wahnich (éds.), L’État
contre la politique ? Les Expressions historiques de l’étatisation, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques politiques », 1998.
40 Dans Quand Je est un autre. Pourquoi et comment ça change en nous, Paris, Armand
Colin, 2008.
41 Voir É. Durkheim et M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification.
Contribution à l’étude des représentations collectives » (1re éd. : 1903), repris in M. Mauss,
Essais de sociologie, Paris, Minuit/Seuil, coll. « Points », 1971.
42 Dans M. Douglas, Ainsi pensent les institutions (1re éd. : 1986), trad. fr., Paris, La
Découverte/M.A.U.S.S., 1999.
43 Dans « Sur la rationalité du choix démocratique », trad. fr., in P. Birnbaum et J. Leca
(éds.), Sur l’individualisme, Paris, Presses de Sciences Po, 1986.
44 Dans Engager la conversation. Introduction à la sociolinguistique interactionnelle, (choix
de textes de 1971-1986), trad. fr., Paris, Minuit, 1989.
45 Dans Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot,
1990.
46 Dans L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
47 Dans Les Mondes de l’ethnicité. La Communauté d’expérience des héritiers de
l’immigration maghrébine, Paris, Balland, 2003.
48 Selon D. Gardey et I. Löwy dans « Pour en finir avec la nature », in D. Gardey et I. Löwy
(éds.), L’Invention du naturel. Les Sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris,
Éditions des archives contemporaines, 2000.
49 Notamment dans « Langage scientifique (sexuation du) », in H. Hirata, F. Laborie, H. Le
Doaré et D. Senotier (éds.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000.
50 Voir I. Löwy, « Universalité de la science et connaissances "situées” », in D. Gardey et
I. Löwy (éds.), op. cit.
51 Dans « Féminisme et Marxisme », in M. Maruani (éd.), Femmes, Genre et Sociétés. L’État
des savoirs, Paris, La Découverte, 2005.
52 Voir le travail pionnier de D. Kergoat au croisement des deux dimensions dans Les
Ouvrières, Paris, Le Sycomore, 1982.
53 Selon les expressions de P. Alonzo, T. Angeloff et M. Maruani dans « Travail, Famille et
Genre : une relation à double sens », dans M. Maruani (éd.), op. cit.
54 Dans L’Ennemi principal 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, coll.
« Nouvelles questions féministes », 1998.
55 Dans Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith, 1972.
56 « Gender as Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review,
vol. 91, no 5, 1986 ; trad. fr. sous le titre « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », in
Les cahiers du GRIF, no 37-38, 1988.
57 Dans « Pour en finir avec la nature », op. cit.
58 Dans Sociologie des rapports de sexe, Rennes/Ottawa, Presses Universitaires de
Rennes/Les Presses de l’Université d’Ottawa, 2004.
59 Dans Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (Gender Trouble, 1re éd. :
1990), préface d’É. Fassin, trad. de C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005.
60 Dans La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.
61 Dans « Sexe et Genre », dans Dictionnaire critique du féminisme, op. cit.
62 Dans Bodies That Matter. On the Discursive Limits of Sex, New York/Londres, Routledge,
1993.
63 Dans Les Féministes et le Garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2004.
64 P. Molinier, S. Laugier et P. Paperman, Qu’est-ce que la care ? Souci des autres, sensibilité
et responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009.
65 Dans L’Hôpital et ses Acteurs. Appartenances et égalité, Paris, Belin, 2007.
66 Dans La Domination masculine, 1998, op. cit.
67 Dans L’Arrangement des sexes (1re éd. : 1977), trad. fr., présentation de Claude Zaidman,
Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2002.
Des individus singuliers, individualisés et
pluriels
En France, au cours des années 1980, l’individu est devenu l’objet
d’une variété d’interrogations. Afin de préciser l’expression « individu »,
on empruntera à l’anthropologue Louis Dumont (1911-1998)1 sa
distinction entre deux catégories d’utilisation sociologique de la notion :
1) « L’agent empirique, présent dans toute société », et 2) « l’être de
raison, le sujet normatif des institutions », appartenant en propre aux
sociétés individualistes « modernes ». Le philosophe Vincent
Descombes2 parle d’individuation pour la première et d’individualisation
pour la seconde.
Trois types de problèmes ont été abordés par les « nouvelles
sociologies » françaises en rapport avec ces deux sens du mot
« individu » : 1) la singularité de l’individu, renvoyant à une propriété de
toute individuation, mais prenant des formes spécifiques dans les sociétés
individualistes où l’individualité est valorisée; 2) l’hypothèse d’une plus
grande individualisation des individus dans les sociétés contemporaines
dites « individualistes »; et 3) la pluralité de ressources constitutives de
chaque individu, susceptible de caractériser nombre de sociétés, mais qui
se serait accrue dans nos sociétés plus différenciées. Parmi les multiples
travaux, on privilégiera les approches relationnalistes, insérant l’individu
dans des relations sociales, plus ou moins ponctuelles ou structurelles.

1. Des individus sociaux et singuliers

La singularité individuelle n’est pas une nouveauté dans les sociétés


humaines. La novation concerne certains travaux sociologiques montrant
qu’individualité et relations sociales ne sont pas nécessairement
antagoniques. L’unicité individuelle a ainsi été appréhendée comme
émergeant dans le cours de relations sociales. Ces relations sociales
seraient travaillées par des normes associées à des modes de domination
(des dissymétries de ressources entre acteurs et groupes d’acteurs), tout
en ne se réduisant pas à elles. La philosophie a pu offrir des instruments
dans cette perspective.

1.1 Des parallèles entre philosophie et sociologie dans le traitement de


l’individualité

Dans le champ contemporain des analyses philosophiques, les


individualités ont à voir avec l’identité personnelle (ce qui suppose une
permanence dans le temps de la personne) mais aussi avec ce qui la
déborde (qui peut n’exister que ponctuellement). Or, on peut établir des
correspondances partielles entre des traitements philosophiques de cette
question et des traitements sociologiques. Trois grandes figures peuvent
être repérées.

Table

Philosophie Sociologie

identité-mêmeté (Ricœur) habitus individuel (Bourdieu)

identité-ipséité (Ricœur) quant à soi (Dubet)

moments de subjectivation (Benoist) agapè (Boltanski)

Identité-mêmeté/habitus individuel (Pierre Bourdieu)

Pour le philosophe Paul Ricœur (1913-2005)3, la mêmeté, répond à la


question « que suis-je? ». Elle vise la continuité de propriétés de la
personne; ce que Ricœur résume avec la notion de « caractère », entendu
comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une
personne » (ibid.). C’est en quelque sorte la part « objective » de
l’identité personnelle.
C’est un domaine familier de la sociologie, avec la notion d’habitus
chez Pierre Bourdieu4 : un « système de dispositions durables et
transposables » incorporé par l’individu au cours de sa socialisation (voir
supra, chap. 1). Or Bourdieu distingue nettement l’habitus de classe,
renvoyant aux probabilités au sein d’une classe d’individus de faire des
expériences communes, et l’habitus individuel. Car il serait « exclu que
tous les membres de la même classe (ou même deux d’entre eux) aient
fait les mêmes expériences et dans le même ordre » (ibid.). Chaque
personne se présenterait comme un composé individuel, unique, de
dispositions collectives. C’est une originalité de la sociologie de
Bourdieu5 mal perçue par ses critiques6 comme par quelques-uns de ses
partisans7.

Identité-ipséité/quant à soi (François Dubet)

L’ipséité se rattache chez Ricœur « à la question du qui? en tant


qu’irréductible à toute question quoi? » (op. cit.). C’est la question « qui
suis-je? » qui l’oriente, débouchant sur la figure du « maintien de soi »
(ibid.). L’ipséité constituerait la part « subjective » de l’identité
personnelle, renvoyant à ce qu’est être soi-même pour soi.
Les sciences sociales ont également fait des incursions dans ce
domaine avec la sociologie de l’expérience élaborée par François
Dubet8. Ce dernier avance l’hypothèse de la sédimentation d’un quant à
soi personnel se représentant comme irréductible aux rôles sociaux
incarnés. L’émergence et la consolidation d’un tel je, empêchant
« l’individu d’être totalement son rôle ou sa position » (ibid.),
trouveraient leurs racines sociales dans la diversification institutionnelle
des sociétés modernes et des rôles sociaux qui lui sont associés. Cette
subjectivité contemporaine, en développement dans nos sociétés
individualistes, exprimerait une composante réflexive de l’individu. Elle
manifesterait un sens subjectif de sa propre authenticité, évoluant au
cours du temps, supposant la consolidation d’un for intérieur de la
personne.
Moments de subjectivation/agapè (Luc Boltanski)

La singularité dont serait porteur un individu ne s’épuiserait pas dans


ces deux dimensions identitaires (mêmeté et ipséité). Il y aurait aussi ce
que le philosophe Jocelyn Benoist9 caractérise comme des moments de
subjectivation. Avec cette modalité de l’expérience, la présence du sujet
serait « d’abord celle d’un écart et d’un défaut d’identité » (ibid.). Dans
cette figure, le je ne manifesterait pas une identité à soi, mais
l’expression d’une irréductibilité, d’une singularité dans la ponctualité
d’un moment, d’une action. Comme dans certains « je t’aime », où le je
ne renvoie pas nécessairement à la continuité objective d’un caractère ou
à la continuité subjective d’une représentation de soi, mais simplement à
une expression subjective en situation.
Cette dimension, moins explorée par la sociologie, relève plutôt de
sociologies dotées d’un ancrage interactionniste. Une catégorie de
moments de subjectivation a été traitée par la sociologie des états
d’agapè formalisée par Luc Boltanski10. L’agapè, pour Boltanski,
renvoie à des moments d’insouciance engageant dans un amour singulier
sans recours au calcul. C’est un mouvement d’amour singulier vers une
personne, qui n’est pas conditionné par une réciprocité. Mais ce n’est
qu’un exemple des moments de subjectivation, qui ne se déploieraient
pas nécessairement dans le registre de l’amour.
Par exemple, les enquêtes de Laurence Allard11 consacrées aux
nouvelles pratiques sur Internet (home pages, blogs ou échanges de
fichiers dans les réseaux p2p) pointent des supports actifs de
singularisation, entre moments de subjectivation et identité-ipséité.

1.2 Au carrefour des normes sociales et de la subjectivation : pistes à


partir de Michel Foucault (1926-1984)

Le travail du philosophe Mathieu Potte-Bonneville12 sur Michel


Foucault a fourni des suggestions heuristiques aux sciences sociales. Il
esquisse des connexions entre le Foucault critique de normes sociales
oppressives (d’Histoire de la folie à l’âge classique13 à Surveiller et
Punir14) et le Foucault philosophe de « la subjectivation » (notamment
dans Le Souci de soi15). Dans le « premier Foucault », l’individualisation
résulterait d’une logique imposée aux individus par des dispositifs de
savoirs/pouvoirs. C’est le cas, par exemple, de ce que Foucault appelle
« l’individualité disciplinaire » dans son enquête sur la prison16. Cette
individualité socialement normée pourrait caractériser les identités-
mêmetés/habitus. Le « second Foucault » s’intéresse aux « formes et
[aux] modalités du rapport à soi par lesquelles l’individu se constitue et
se reconnaît comme sujet17 ». Identité-ipséité/quant à soi et moments de
subjectivation/agapè pourraient être concernés.
En mettant en relation les deux Foucault, Potte-Bonneville caractérise
la subjectivité foucaldienne d’« à la fois libre et liée » vis-à-vis des
normes sociales (op. cit.). La subjectivation serait dépendante des normes
dominantes, tout en autorisant un espace d’inventivité subjective.
Foucault parle lui-même, dans Le Souci de soi, d’« une réponse originale
sous la forme d’une nouvelle stylistique de l’existence » face à des
logiques sociales contraignantes (op. cit.). Or, la « réponse à » n’est pas
la seule « détermination par » (au sens causal) des sociologues, sans pour
autant abolir la contrainte sociale. On peut ainsi concevoir des contraintes
sociales auxquelles peut « répondre » un processus d’autonomisation
subjective, plus ou moins continu (identité-ipséité) ou ponctuel (moments
de subjectivation). Cette émergence subjective est elle-même fabriquée
avec des relations sociales. On aurait une piste s’émancipant de
l’exclusivité du langage des « déterminations sociales », sans prétendre
revenir à une théorie substantialiste du « sujet » comme « essence »
posée avant toute relation socio-historique. Le quant à soi de Dubet et les
états d’agapè de Boltanski s’inscrivent dans un tel déplacement du
langage sociologique, ouvrant des terrains d’investigation renouvelés.

2. Des individus sociaux et individualisés

Les « nouvelles sociologies » françaises se sont particulièrement


intéressées aux individus individualisés de nos sociétés individualistes.

2.1 Des mises en perspective historiques


Les notions d’individualisme et d’individualisation participent souvent
de récits historiques, resituant les phénomènes contemporains dans
l’histoire des sociétés humaines (ici occidentales).

Éclairages historiques (Louis Dumont, Norbert Elias, Charles Taylor,


Robert Castel)

Louis Dumont a travaillé à une anthropologie comparée des sociétés


holistes (dont l’Inde des castes, sur laquelle ont porté ses études
ethnologiques) et individualistes (reposant sur « l’idéologie moderne »
occidentale). Les sociétés holistes-« traditionnelles » mettraient l’accent
« sur la société dans son ensemble » dans une logique « hiérarchique »,
où les individus empiriques sont dépendants d’un « tout », alors que les
sociétés individualistes- « modernes » privilégieraient les unités
individuelles, autour des valeurs « de liberté et d’égalité18 ». Cette
tendance aurait commencé à se généraliser dans l’histoire occidentale à
partir du XVIIIe siècle.
Pour Norbert Elias (1897-1990)19 (voir supra, chap. 1), notre
représentation d’un « moi » doté d’une intériorité, et séparé des autres, ne
serait apparue « qu’assez tardivement dans l’histoire de l’humanité,
d’abord lentement et pour une brève période dans des cercles restreints
des sociétés de l’Antiquité, puis de nouveau à partir de la période de la
Renaissance dans les sociétés occidentales ». Ce mouvement
d’individualisation aurait contribué à modifier l’« équilibre je-nous »,
avec une progressive « prédominance de l’identité du moi sur l’identité
du nous » (ibid.). Les individus, bien que se percevant de plus en plus
comme des individus individualisés, demeureraient cependant inscrits
dans des relations d’interdépendance.
Le philosophe canadien Charles Taylor20 a proposé une généalogie
des conceptions philosophiques du « moi » en Occident. Un de ses
apports principaux est d’avoir mis en évidence des « liens entre les
concepts du moi et les visions morales » (ibid.). Le « moi » des
philosophes occidentaux aurait ainsi été fabriqué à partir de sources
composites, comme « l’affirmation de la vie ordinaire », portant des
tendances égocentrées, et « la bienveillance », à tonalité plus altruiste. Or,
aujourd’hui apparaîtraient des « zones de tension ou de fracture qui
menacent la culture morale moderne », entre apologies de « la primauté
de l’accomplissement personnel », tentées de « discréditer toute notion
du bien », et défenses d’une continuité de l’enracinement moral de
l’individualité. Cet éclairage proprement philosophique fournit des pistes
aux sociologues, dans la mesure où, pour Taylor, « les changements
philosophiques » quant aux visions de l’individu témoignent de
transformations socio-historiques plus large « dans les présuppositions et
la sensibilité communes » (ibid.).
Robert Castel21, s’inscrivant dans le sillage d’Émile Durkheim (1858-
1917), a enrichi une lecture plus directement sociologique de l’histoire de
l’individualisme moderne en la mettant en rapport avec la constitution de
l’État social. Il a ainsi montré comment l’autonomie individuelle
moderne s’est appuyée sur des « supports sociaux » (la sécurité sociale,
les retraites ou le statut salarial) permettant à l’individu de se détacher
des aléas de la vieillesse, des accidents, de la maladie ou de la
conjoncture économique, pour se projeter dans le temps et bâtir une vie
personnelle. Le mouvement d’autonomisation des individus aurait donc
nécessité des conditions sociales. Cette approche socio-historique va à
l’encontre de la fiction libérale d’un individu autonome dès le départ, en
mettant en avant une individualité soutenue par des dispositifs de
solidarité. Elle pointe aussi la façon dont le néolibéralisme économique
actuel fragilise les bases sociales mêmes de l’individualisme moderne en
s’attaquant à l’État social.

Précautions méthodologiques

Nombre d’approches historiques de l’individualisme ont une tonalité


évolutionniste et homogénéisante. Ce prisme théorique a une utilité
scientifique : permettre de circonscrire des tendances à l’œuvre dans
l’histoire. Mais il a aussi des points aveugles, perçus par Michel
Foucault22 dans une mise en garde méthodologique vis-à-vis de « cet
“individualisme” qu’on invoque si souvent pour expliquer, à des époques
différentes, des phénomènes très divers ». Or justement, « sous une telle
catégorie », on mêlerait « bien souvent des réalités tout à fait
différentes ». Une utilisation mécanique de la notion d’« individualisme »
risque d’aplanir le sol des différences socio-historiques au moyen d’un
concept supposé résumer une « évolution » homogène, exclusive et
nécessaire.
Toutefois une partie des usages sociologiques contemporains s’efforce
d’éviter ce piège. C’est dans une telle perspective que François Dubet a
noté, à propos des sociétés « traditionnelles/holistes », que « l’individu y
est peut-être moins absent que ne le supposent les récits obligés de la
modernité et que le holisme est plus une altérité théorique commode
qu’une réalité anthropologique23 ». Sans abandonner l’analyse de
tendances historiques, les « nouvelles sociologies » ne s’interdisent pas le
repérage de diverses figures d’individualisation dans différentes périodes
historiques (par exemple, dans l’Antiquité grecque et romaine, sur les
traces de Foucault24), mais aussi des formes de désindividualisation à
d’autres moments. Des logiques individualisatrices peuvent cohabiter
avec des logiques désindividualisatrices. Et prendre au sérieux
l’existence de modes d’individualisation dans nos sociétés n’implique
pas de considérer qu’elles affectent de la même façon les classes, les
genres, les « ethnies » ou les générations.
Comme d’autres concepts sociologiques, si l’on suit Jean-Claude
Passeron25, l’« individualisme » ne constitue qu’une construction
analogique, rassemblant sous un terme général, dans une visée
comparative, des ressemblances n’éliminant pas les dissemblances des
phénomènes concernés. Parler d’« individualisme » consisterait alors à
utiliser un repérage analogique n’écrasant pas la pluralité des périodes et
des logiques observables.

2.2 Lectures de l’individualisme contemporain

Dans le champ des sociologies de l’individualisme contemporain


discutées en France, on peut identifier deux grands pôles tendanciels :
1) un pôle critique, dans une double acception du mot : ordinaire (la mise
en évidence de caractéristiques négatives) et sociologique (un
« dévoilement des illusions des acteurs » selon l’expression de Boltanski
dans son entreprise de « sociologie de la critique26 »), et 2) un pôle
compréhensif, là aussi en deux sens : ordinaire (la valorisation d’aspects
positifs) et sociologique (passant par la prise en compte du « sens
subjectif visé par l’agent » dans son rapport « au comportement
d’autrui » selon la formule de Max Weber27).
Ces pôles sociologiques révèlent des présupposés anthropologiques (au
sens philosophique) le plus souvent non-conscients. Ainsi le pôle critique
apparaît plutôt prendre appui sur une anthropologie philosophique des
désirs frustrants, désagrégateurs pour les personnes comme pour le lien
social, en accord avec Durkheim, alors que le pôle compréhensif semble
plutôt se nourrir d’une anthropologie philosophique des désirs humains
créateurs, convergeant avec Marx28.

Un pôle critique (Richard Sennett, Christopher Lasch, Alain


Ehrenberg)

Sur l’individualisme contemporain, les points de vue ont souvent


d’abord été critiques. Ce vent critique est fréquemment venu des États-
Unis à partir d’observations établies dans les années 1960-1970.
Selon le sociologue Richard Sennett29, de nouvelles « tyrannies de
l’intimité » se distingueraient des traditionnelles tyrannies du nous. Il
enregistre ainsi une montée « tyrannique » de l’intimité comme référent
de plus en plus exclusif dans nos sociétés. D’où un recul de l’espace
public sous ses coups de butoir. Le « mythe de Narcisse » indiquerait
qu’« on peut se noyer dans son propre moi ».
L’historien et philosophe Christopher Lasch (1932-1994)30 affine
l’exploration de « la culture du narcissisme ». Dans cette configuration,
le « moi » aurait recours aux autres d’une certaine façon : « Malgré ses
illusions sporadiques d’omnipotence, Narcisse a besoin des autres pour
s’estimer lui-même; il ne peut vivre sans un public qui l’admire. Son
émancipation apparente des liens familiaux et des contraintes
institutionnelles ne lui apporte pas pour autant la liberté d’être autonome
et de se complaire dans son individualité. Elle contribue, au contraire, à
l’insécurité qu’il ne peut maîtriser qu’en voyant son “moi grandiose”
reflété dans l’attention que lui porte autrui » (ibid.). D’où une
« surveillance anxieuse de soi » (ibid.). Ces attentes narcissiques
fréquemment déçues seraient à l’origine de frustrations.
Dans une autre inspiration, proche de ce qu’on a appelé le « premier
Foucault », Alain Ehrenberg a éclairé l’individualisme contemporain à
travers une histoire sociologique de la dépression31. Pour lui,
l’individualisme renverrait d’abord à des normes sociales contraignantes.
Or, quand on n’arrive pas à être à la hauteur des normes dominantes, des
« pathologies » se développeraient. Ehrenberg dégage deux âges de
l’individualisme contemporain en France. Dans les années 1960-1970,
dominerait la norme de « l’identité individuelle » (il faudrait « être soi-
même »), sécrétant chez certains une pathologie de « l’insécurité
identitaire ». Dans les années 1980, apparaîtrait, sans éliminer la
précédente, la norme de « l’action individuelle » (il faudrait « être
performant » et chacun serait « responsable » de son action ou inaction).
« La peur de la panne », de ne pas « être à la hauteur », en constituerait
l’envers pathologique.

Un pôle compréhensif (Anthony Giddens, François de Singly, Jacques


Ion)

À rebours du pôle critique, des recherches se sont efforcées de


réévaluer les aspects positifs du mouvement historique de
l’individualisation.
Le Britannique Anthony Giddens (voir supra, chap. 1) distingue la
« seconde modernité », que nous connaîtrions depuis les années 1960-
1970, des Lumières de la « première modernité ». Dans cette phase de
l’individualisme moderne, la réflexivité (le retour de la société sur elle-
même, comme des individus sur eux-mêmes) occuperait une place
croissante et positive32. L’identité de soi (self-identity) serait de plus en
plus constituée par un tel travail réflexif et discursif (un retour sur soi et
une façon de « se raconter » dans son « for intérieur » et devant les
autres)33. On toucherait ici une des modalités de ce que le philosophe
Paul Ricœur34 a appelé « l’identité narrative » : la fabrication d’une
identité dans la mise en récit.
En sociologue de la famille, François de Singly s’est tout
particulièrement intéressé aux nouveaux équilibres qui s’y esquissent
entre le je et le nous. Profondément autonomisé, l’individu ne se réduirait
toutefois pas à une unité narcissique. L’identité serait coproduite,
notamment par le conjoint35. Dans Libres ensemble36, de Singly observe
les tensions et les compromis entre l’individu « seul » et l’individu
« avec ». Au cours de nombreuses occasions de la vie quotidienne
(cohabitation au sein d’un même espace, programmation conjugale de la
musique et de la télévision, etc.), l’individu serait amené à s’ajuster aux
attentes des autres, dans la dynamique d’une « socialisation par
frottement », sans pour autant renoncer à lui-même.
Avec Les Uns avec les Autres. Quand l’individualisme crée du lien37,
de Singly systématise son approche sur le double plan d’une théorie
sociologique et d’une philosophie politique. « Propre aux sociétés
individualistes et démocratiques, un autre lien social est possible »,
davantage « respectueux des individus individualisés », avance-t-il.
Jacques Ion a exploré une voie convergente sur le terrain des
déplacements actuels des modes d’engagement38.

2.3 Individualité et critique compréhensive

Une série d’auteurs, partant d’une approche compréhensive, ont été


conduits, en même temps, à mettre en cause des dissymétries de
ressources entre acteurs et groupes d’acteurs. On peut ainsi parler d’une
critique compréhensive.

Individualisation et inégalités (Ulrich Beck, Vincent de Gaulejac, Jean-


Claude Kaufmann)

Le sociologue allemand Ulrich Beck39 a construit son paradigme de


« la société du risque », qui serait propre à notre « modernité avancée »
(ou « modernité réflexive »), via une analogie entre la question des
risques techno-scientifiques et celle des risques biographiques dans une
société individualiste. Sur ce deuxième plan, il diagnostique « au cours
du processus de modernisation de l’État providence qui a suivi la
Seconde Guerre mondiale (…) une poussée sociale de l’individualisation
d’une ampleur et d’une intensité sans précédent » (ibid.). Si tant
« l’autoconstruction de soi » que l’« émancipation par rapport aux statuts
sexuels » auraient progressé, nos sociétés connaîtraient aussi une
« individualisation de l’inégalité sociale », associée à une « dépendance
vis-à-vis du marché dans toutes les dimensions de l’existence » (ibid.).
Au carrefour de la sociologie et de la psychanalyse, Vincent de
Gaulejac avance une sociologie clinique aux aspects tout à la fois
compréhensifs et critiques, prenant à bras le corps les inégalités
sociales40 comme la subjectivité individuelle41.
Jean-Claude Kaufmann42 a émis, quant à lui, l’hypothèse du « social
reformulé par l’identité ». Selon lui, émergerait « un nouvel espace
d’inégalités » : « celui de la représentation de soi, des images et des
émotions qu’il véhicule » (ibid.). Ce nouvel espace inégalitaire apparaît
tout à la fois alimenté par les inégalités sociales classiques, porteuses de
« souffrances matérielles », mais acquiert en plus une dynamique
autonome, « ouvrant un abîme de souffrances psychologiques » (ibid.).

Critiques du néocapitalisme (Axel Honneth, Philippe Corcuff, Isabelle


Ferreras)

La théorie de la reconnaissance développée par le philosophe allemand


Axel Honneth43 a également intéressé les sociologues français, au
carrefour de la compréhension et de la critique. Pour Honneth, « un sujet,
pour autant qu’il se sait reconnu par un autre dans certaines de ses
capacités et de ses qualités (…) découvre toujours aussi des aspects de
son identité propre, par où il se distingue sans nul doute possible des
autres sujets » (ibid.). Est donc posé, par Honneth44, « un lien nécessaire
entre la conscience de soi et la reconnaissance intersubjective ». Les
aspirations à la reconnaissance ont leur pendant négatif : « des
expériences de mépris et d’humiliation qui ne peuvent être sans
conséquences pour la formation de l’identité de l’individu45 ». Les
sociologues sont souvent amenés à historiciser leur usage de ces
catégories d’Honneth, en faisant du couple reconnaissance/mépris un
construit socio-historique, et non un « invariant » de la condition
humaine. Ce cadre théorique a alimenté une critique des « paradoxes » de
l’individualisme au sein du néocapitalisme actuel, entre développement
des « aspirations à la réalisation de soi » et apparition d’« une multitude
de nouvelles formes de souffrance sociale, tant matérielle que
psychique46 ».
L’identification par Philippe Corcuff47 d’une contradiction
capital/individualité au sein du néocapitalisme converge avec les
analyses d’Honneth. Dans cette perspective, le néocapitalisme, en
stimulant, par les nouveaux dispositifs productifs comme par la
consommation de masse, les désirs d’individualité, accroîtrait les
frustrations. Car il ferait naître des attentes d’épanouissement personnel
qu’il ne pourrait satisfaire que partiellement dans un cadre marchand
existentiellement appauvrissant. L’attention a alors été orientée vers les
imaginaires quotidiens travaillés au sein des individualités ainsi
fragilisées de nos contemporains48.
La critique par la sociologue belge Isabelle Ferreras49 des écarts entre
les contraintes hiérarchiques de l’organisation capitaliste du travail et les
aspirations des salariés, telles qu’elles sont affectées par les idéaux
démocratiques de nos sociétés, peut également s’inscrire dans cette
galaxie.

3. Des individus sociaux et pluriels

Le caractère pluriel de chaque individu a suscité une curiosité


grandissante dans les sciences sociales en France. Bernard Lahire50 a,
par exemple, parlé de « l’homme pluriel » et Laurent Thévenot51 de
« personnalité à tiroirs ». On ne retiendra que deux grands éclairages
relationnalistes : un pôle dispositionnel et un pôle pragmatique. Notons
toutefois que le sociologue norvégien Jon Elster s’est aussi coltiné le
problème dans le cadre du paradigme du choix rationnel en dessinant un
infra-individualisme méthodologique autour de l’hypothèse d’un « soi
multiple52 ».
3.1 Une pluralité dispositionnelle : de Pierre Bourdieu à Bernard Lahire

L’habitus individuel, en tant que « système de dispositions durables et


transposables », présuppose plutôt l’unité (largement non-consciente) de
la personne. Bourdieu53 a toutefois assoupli ses formulations au cours
des années 1990, en pointant la spécificité d’« habitus déchirés, livrés à
la contradiction et à la division contre soi-même ».
Bernard Lahire54 se situe dans le prolongement critique de Bourdieu,
en prenant en compte des habitus individuels plus radicalement pluriels.
Il faudrait plutôt parler, chez Lahire, de stocks de dispositions
individualisées, non unifiées dans des habitus. Lahire observe, par
exemple, que, dans le domaine des pratiques et des goûts culturels, les
profils individuels semblent de plus en plus dissonants, du point de vue
de la légitimité culturelle dominante. Cet accroissement de singularités
dissonantes aurait des racines sociales : « La plurisocialisation des
individus dans des sociétés différenciées est ce qui rend raison de la
variation inter-individuelle de leurs comportements sociaux » (ibid.). Le
chercheur belge Bruno Frère55 a proposé de déplacer certaines inflexions
de cette problématisation dispositionnelle en puisant dans la
phénoménologie du corps de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961).
Mais la force heuristique du langage dispositionnel révèle pourtant un
point aveugle. Aux limites du champ de vision de Bourdieu et de Lahire,
se situe la question des compétences. Une disposition, c’est une tendance,
liée à la socialisation, qui s’impose à l’individu souvent de manière non-
consciente (par exemple, le sentiment de ne pas être tout à fait à sa place
quand on a fait le trajet social d’un univers populaire à un milieu
culturellement favorisé). Une compétence, cela renvoie à l’apprentissage
d’une capacité (comme l’apprentissage du football ou du piano), c’est-à-
dire quelque chose qui nous rend « capable de », avec une autonomie
plus ou moins grande dans le maniement de cette compétence. Or les
compétences tendent à être sous la dépendance des dispositions dans les
théories dispositionnelles. C’est pourquoi Jean-Claude Kaufmann56 parle
d’un « élargissement exagéré » de « la portée » des dispositions,
« effaçant le rôle du sujet », chez Lahire.
3.2 Des compétences, des corps et des choses : la sociologie pragmatique
de Luc Boltanski et Laurent Thévenot

Luc Boltanski et Laurent Thévenot, directeurs d’études à l’École des


hautes études en sciences sociales et membres du Groupe de sociologie
politique et morale, ont esquissé un paradigme pragmatique (centré sur
« l’action située ») à partir de la fin des années 1980, en rupture avec le
cadre de la sociologie de Bourdieu dans lequel ils avaient commencé à
travailler. Cette « sociologie des régimes d’action57 », ou « sociologie
des régimes d’engagement58, s’intéresse à des corps dotés de
compétences et confrontés à des choses au sein de cours d’action. Les
relations sociales ne sont pas exclusivement appréhendées sous l’angle
des rapports entre personnes, mais aussi dans l’ajustement aux choses.

Un nouveau paradigme pragmatique en sciences sociales

La sociologie des régimes d’action peut être considérée comme une


construction du second degré, au sens de la sociologie
phénoménologique d’Alfred Schütz (1899-1959; voir supra, chap. 2)59,
c’est-à-dire une « construction des constructions édifiées par les acteurs
sur la scène sociale ». Afin de mieux comprendre en quoi la sociologie
pragmatique constitue une connaissance du second degré, il nous faut
préciser un peu plus son contenu : dans la sociologie des régimes
d’action, l’action est appréhendée à travers l’équipement mental et
gestuel des personnes, dans la dynamique d’ajustement des personnes
entre elles et/ou avec des choses. Le découpage que cette sociologie
opère sur l’action tente donc de suivre le découpage opéré par les acteurs
en situation; il s’agit d’un découpage de découpage. Ce n’est pas ce
qu’est le monde « objectivement » qui est visé, mais le monde à travers
les sens ordinaires de ce qu’est le monde mobilisé par les personnes dans
des cours d’action (par exemple, à travers les sens ordinaires de la justice
ou de l’amour, mais aussi de la violence, etc.) et le travail réalisé en
situation pour s’ajuster au monde ou le mettre en cause.
Un outillage pluraliste a alors été confectionné pour appréhender
l’action en situation. Cette sociologie ne part pas d’un modèle général,
mais de modèles régionaux d’action (les « régimes d’action » ou
« régimes d’engagement »). C’est un aspect qui la distingue de nombre
de sociologies aujourd’hui disponibles, qui disposent souvent d’un
vocabulaire propre de description-interprétation-explication valant
tendanciellement pour toute situation. Une des limites de ces approches
plus classiques consiste à tout rabattre sur un même plan, en interprétant
l’ensemble des situations en se calant implicitement sur un seul type de
situations. Écueil contre lequel Ludwig Wittgenstein (1889-1951)60 a
mis en garde : « Cause principale des maladies philosophiques – un
régime unilatéral : On nourrit sa pensée d’une seule sorte d’exemples. »
Opérationnalisée sociologiquement, cette remarque constitue une
invitation à confectionner des outils d’analyse prenant en compte une
pluralité de modes d’engagement des êtres, humains et non-humains,
dans le monde.
Ce pluralisme conceptuel organisé ouvre sur un pluralisme
anthropologique (au sens philosophique), élargissant les visions tacites de
l’humanité à l’œuvre dans les théories sociologiques contemporaines. Car
chaque régime dessine des caractéristiques humaines différentes et des
figures distinctes de la condition humaine (de l’amour à la violence, en
passant par la stratégie, la justice ou la familiarité).
Ce cadre théorique a parfois été traité de « micro-sociologie » du fait
de son ancrage dans des actions situées. Ce n’est pas strictement le cas.
Chaque régime modélise des logiques générales actives en situation. On a
donc plutôt affaire à une articulation macro-micro au sein d’un espace
micro-sociologique. Mais ce type d’articulation rencontre des limites.
C’est une des raisons qui ont conduit Luc Boltanski et Ève Chiapello61 à
recourir à deux ressources de globalisation débordant les frontières du
paradigme pragmatique : la notion de « capitalisme » et une mise en récit
historique (du capitalisme).

Une diversité de régimes d’action explorés

Le premier régime d’action construit a été celui de la justification


publique (ou de la justice)62. Le modèle analyse les sens ordinaires de la
justice mobilisés par les personnes dans des situations publiques de
dispute. Dans notre société, il existe, selon Boltanski et Thévenot,
différents modèles d’argumentations générales, appuyés sur des
conceptions diverses du bien commun (ou de la justice) dans une cité. Il
y aurait donc un lien entre justification publique et justice. Du fait de ce
lien, ils vont recourir à des auteurs classiques de philosophie politique,
appréhendés comme des grammairiens du lien politique. Six modes de
justifications publiques, ou conceptions de la cité juste, ont été identifiés :
la justification civique (Rousseau), la justification industrielle (Saint-
Simon), la justification domestique (Bossuet), la justification par
l’opinion (Hobbes), la justification marchande (Smith) et la justification
inspirée (Saint-Augustin).
Le modèle de la justification a été confronté à une série de terrains
empiriques63. Cyril Lemieux64 a éclairé les sens du juste et de l’injuste
activés dans les pratiques journalistiques. Claudette Lafaye et Laurent
Thévenot65 se sont interrogés sur les possibilités d’émergence d’un
registre de justification écologique.
Le régime de justification-justice suppose le recours à des formes
d’équivalence (de mesure commune) pour régler les disputes entre les
personnes. Boltanski66 a modélisé deux régimes impliquant une sortie de
l’équivalence, une certaine démesure :
– l’agapé (une catégorie d’amour impliquant une logique de don
gratuit sans attente de contre-don, travaillé à partir de la tradition
théologique chrétienne : une sortie de l’équivalence dans la paix)67;
– la violence (dans son concept-limite de « déchaînement des forces » :
un état de dispute sortant de l’équivalence).
Thévenot68 a proposé une « architecture de trois régimes
d’engagement », dont le régime de l’action justifiable ainsi que :
– le régime d’engagement familier69, basé sur des relations de
proximité entre des personnes et des choses, en deçà des conventions
générales et de la publicité de la justification-justice; les travaux de Marc
Breviglieri70, d’Éric Doidy71 ou de Joan Stavo-Debauge72 ont labouré
empiriquement ce domaine;
– et le régime de l’action en plan, impliquant des projections dans
l’avenir et des calculs.
Ces trois régimes remontent du plus intime (l’engagement familier)
vers le plus public (l’action justifiable).
Philippe Corcuff a contribué à la modélisation de deux régimes
opposés dans leurs rapports au langage des « intérêts » :
– en collaboration avec la phénoménologue Natalie Depraz, un régime
d’interpellation éthique dans le face à face (ou de compassion), formalisé
à partir de l’éthique du visage et de la responsabilité pour autrui
d’Emmanuel Lévinas (1906-1995); il a été testé empiriquement dans les
relations infirmières/malades, agents de l’ANPE/chômeurs et agents des
caisses d’allocations familiales/usagers73;
– dans le cadre du Groupe d’études machiavéliennes de l’IEP de Lyon,
le régime machiavélien (ou tactique-stratégique), systématisé en puisant
dans Le Prince de Machiavel (1469-1527) et impliquant des passages
entre des calculs au sein de scènes « officieuses » et des fins
publiquement justifiables; ce régime machiavélien est distingué du
régime machiavélique, orienté uniquement vers des succès personnels; la
logique machiavélienne a permis d’éclairer des actions publiques dans les
investigations de Claudette Lafaye74, de Philippe Corcuff et Max
Sanier75, ou de Fabien Jobard76.
Le chercheur belge Sébastien Laoureux77 a esquissé un régime de
passivité corporelle (ou de l’auto-affection de la chair), dans des états de
souffrance ou de jouissance, inspiré de la phénoménologie corporelle de
Michel Henry (1922-2002).
Au sein de la galaxie pragmatique, deux sociologues, Nicolas Dodier
et Francis Chateauraynaud, effectuent un parcours de recherche
autonome et originale. Dodier a travaillé sur les inspecteurs du travail78,
les médecins79, les mondes de l’entreprise80, ou l’histoire politique du
sida81. Chateauraynaud a mené des investigations sur la faute
professionnelle82, l’expertise83, l’alerte et le risque84, ou la
méthodologie et l’épistémologie de la sociologie pragmatique85.
La sociologie pragmatique a toutefois ses propres impensés. À la
différence de Bourdieu et de Lahire, elle ne traite plus en général des
dispositions, à quelques exceptions près comme la prise en compte de
« dispositions politiques » par Dodier86. Par ailleurs, elle a des
difficultés à déborder les limitations d’une « critique interne et
située87 », contrairement à Marx ou à Bourdieu. C’est en partant de cet
écueil que Luc Boltanski a proposé plus récemment la construction d’un
nouveau cadre d’analyse combinant les apports des théories critiques et
des sociologies pragmatiques, en relançant alors la question de
« l’émancipation » en sciences sociales88.
1 Dans Homo hierarchicus. Le Système des castes et ses implications (1re éd. : 1966), Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1979.
2 Dans « Individuation et Individualisation », Revue européenne des sciences sociales, tome
XLI, no 127, 2003.
3 Dans Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990.
4 Voir Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
5 Voir P. Corcuff, « Le collectif au défi du singulier : en partant de l’habitus », in B. Lahire,
Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (1re éd. : 1999), Paris, La
Découverte/Poche, 2001.
6 Comme N. Heinich dans Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998.
7 Comme L. Pinto dans Le Collectif et l’Individuel. Considérations durkheimiennes, Paris,
Éditions Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2009.
8 Dans Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994.
9 Dans « La Subjectivité », in D. Kambouchner (éd.), Notions de philosophie II, Paris,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 1995.
10 Dans L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990.
11 Dans « Express yourself 2.0 ! », in É. Maiget et É. Macé (éds.), Penser les médiacultures,
Paris, Armand Colin/INA, 2005.
12 Dans Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004.
13 Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1961.
14 Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975.
15 Histoire de la sexualité III, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984.
16 Surveiller et Punir, op. cit.
17 Selon L’Usage des plaisirs. Histoire de la sexualité II, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1984.
18 Dans Homo hierarchicus, 1966, op. cit.
19 Dans La Société des individus (1re éd. : 1987), trad. fr., avant-propos de R. Chartier, Paris,
Fayard, 1991.
20 Dans Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne (1re éd. : 1989), trad. fr.,
Paris, Seuil, 1998.
21 Dans Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction
de l’individu moderne, en collaboration avec C. Haroche, Paris, Fayard, 2001 (rééd. Hachette,
coll. « Pluriel », 2005).
22 Dans Le Souci de soi, 1984, op. cit.
23 Dans « Pour une conception dialogique de l’individu », site-revue Espaces-Temps.net,
21 juin 2005, http://www.espacestemps.net/documentl438.html.
24 Voir notamment L’Herméneutique du sujet (cours du Collège de France, 1981-1982),
Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2001.
25 Voir notamment « L’Inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts
analogiques en sociologie », Revue française de sociologie, tome XXIII, no 4, octobre-décembre
1982, et « Analogie, connaissance et poésie », Revue européenne des sciences sociales, no 117,
2000.
26 Dans L’Amour et la Justice comme compétences, 1990, op. cit.
27 Dans « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive » (1re éd. : 1913),
repris in Essais sur la théorie de la science, trad. fr. de J. Freund, Paris, Plon, 1965, rééd. Press
Pocket, coll. « Agora ».
28 Pour des développements, voir P. Corcuff, « Stirner, Marx, Durkheim et Simmel face à la
question individualiste : entre sociologie et anthropologies philosophiques », in L. Amri (éd.),
Les Changements sociaux en Tunisie, 1950-2000, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques
sociales », 2007.
29 Dans Les Tyrannies de l’intimité (The Fall of Public Man, 1re éd. : 1974), trad. fr., Paris,
Seuil, 1979.
30 Dans La Culture du narcissisme. La Vie américaine à un âge de déclin des espérances
(1ère éd. : 1979), trad. fr., préface de J.-C. Michéa, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000 (rééd.
Flammarion, coll. « Champs », 2006).
31 Dans La Fatigue d’être soi. Dépression et Société, Paris, Odile Jacob, 1998 (rééd. en
poche en 2004).
32 Voir Les Conséquences de la modernité (1re éd. : 1990), trad. fr., Paris, L’Harmattan, 1994,
et La Transformation de l’intimité. Sexualité, Amour et Érotisme dans les sociétés modernes
(1re éd. : 1992), trad. fr., Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2006.
33 Dans A. Giddens, Modernity and Selj-Identity. Self and Society in the Late Modern Age,
Cambridge, Polity Press, 1991.
34 Dans Soi-même comme un autre, 1990, op. cit.
35 Voir Le Soi, le Couple et la Famille, Paris, Nathan, 1996 (rééd. Press Pocket, coll.
« Agora », 2005).
36 Sous-titré L’Individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000 (rééd. Press Pocket,
coll. « Agora », 2003).
37 Paris, Armand Colin, 2003 (rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 2005).
38 Voir, entre autres, J. Ion (éd.), L’Engagement au pluriel, Saint-Étienne, Publications de
l’université de Saint- Étienne, 2001.
39 Dans La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1re éd. : 1986), préface de B.
Latour, trad. fr., Paris, Aubier, 2001 (rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2003).
40 Voir, par exemple, V. de Gaulejac, La Névrose de classe, Paris, Éditions Hommes et
Groupes, 1987.
41 Voir V. de Gaulejac, Qui est « je » ? Sociologie clinique du sujet, Paris, Seuil, 2009 ; pour
une tentative d’évaluation des apports de la sociologie clinique, voir P. Corcuff, « Essai de
clarification et de localisation des apports de la sociologie clinique », SociologieS (revue en
ligne de l’AISLF), 27 décembre 2010, http://sociologies.revues.org/index3364.html.
42 Dans L’Invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004 (rééd.
Hachette, coll. « Pluriel », 2007).
43 Dans La Lutte pour la reconnaissance. (1re éd. : 1992), trad. fr., Paris, Cerf, 2002.
44 Dans « Reconnaissance », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de
philosophie morale, Paris, PUF, 1996.
45 Dans A. Honneth, « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse », Revue du MAUSS,
no 23, 1er semestre 2004.
46 Voir A. Honneth, « Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l’individuation »
(1re éd. : 2002), in La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique (recueil de textes de
1981-2004), trad. fr., Paris, La Découverte, 2006.
47 Dans « Individualité et contradictions du néocapitalisme », SociologieS (revue en ligne de
l’AISLF), 22 octobre 2006, http://sociologies.revues.org/document462.html.
48 Voir P. Corcuff, « De l’imaginaire utopique dans les cultures ordinaires. Pistes à partir
d’une enquête sur la série télévisée Ally McBeal », dans C. Gautier et S. Laugier (éds.),
L’Ordinaire et le Politique, Paris, PUF, coll. CURAPP, 2006.
49 Dans Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Paris,
Presses de Sciences Po, 2007.
50 Dans L’Homme pluriel. Les Ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 ; Armand Colin,
2005.
51 Dans L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement (choix de textes remaniés
de 1990-2000, complétés par de nouveaux chapitres), Paris, La Découverte, 2006.
52 Dans J. Elster (éd.), The Multiple Self, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
53 Dans Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
54 Voir La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La
Découverte, 2004.
55 Dans « Incertitudes sur l’habitus », Archives européennes de sociologie, vol. XLVI, no 3,
2005.
56 Dans L’Invention de soi, 2004, op. cit.
57 Selon L. Boltanski dans L’Amour et la Justice comme compétence, 1991, op. cit.
58 Selon L. Thévenot dans L’Action au pluriel, 2006, op. cit.
59 Dans « Sens commun et interprétation scientifique de l’action humaine » (1re éd. : 1953),
in Le Chercheur et le Quotidien, trad. fr., Paris, Méridiens Klincksieck, 1987.
60 Dans Recherches philosophiques (manuscrits travaillés vers 1936-1949), trad. fr. de
F. Dastur et al., Paris, Gallimard, partie 1, § 593.
61 Dans Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
62 Dans L. Boltanski et L. Thévenot, De la Justification. Les Économies de la grandeur (1re
éd. : 1987), Paris, Gallimard, 1991.
63 Voir notamment L. Boltanski et L. Thévenot (éds.), Justesse et Justice dans le travail (avec
des textes de P. Boisard et M.-T. Letablier, F. Chateauraynaud, P. Corcuff, J.-L. Derouet,
N. Dodier, A. Desrosières, F. Eymard-Duvernay, F. Kramarz, C. Lafaye, L. Thévenot et
A. Wissler), Cahiers du CEE (PUF), no 33, 1989.
64 Dans Mauvaise Presse. Une Sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses
critiques, Paris, Métailié, 2000.
65 Dans « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature », Revue
française de sociologie, vol. 34, no 4, octobre-décembre 1993.
66 Dans L’Amour et la Justice comme compétence, op. cit.
67 Sur le plan empirique, voir L. Boltanski et M.-N. Godet, en collaboration avec C. Latour et
D. Carton, « Messages d’amour sur le Téléphone du dimanche », Politix, vol. 8, no 31, 1995.
68 Dans L’Action au pluriel, op. cit.
69 Voir aussi L. Thévenot, « Le Régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses,
no 17, septembre 1994.
70 Voir « La Coopération spontanée. Entraides techniques autour d’un automate public », in
B. Conein et L. Thévenot (éds.), Cognition et Information en société, Paris, Éditions de
l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 1997.
71 Voir « Prévenir la violence dans l’activité militante. Trois études de cas », Revue française
de sociologie, vol. 45, no 3, 2004.
72 Voir « L’Indifférence du passant qui se meut, les ancrages du résidant qui s’émeut », in
D. Pasquier et D. Céfaï (éds.), Les Sens du public, Paris, PUF, coll. CURAPP, 2003.
73 Voir P. Corcuff, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les
interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Recherches et Prévisions
(CNAF), no 45, septembre 1996.
74 Dans « Aménager un site littoral. Entre politique et pragmatisme », Études rurales, no 133-
134, 1994.
75 Dans « Politique publique et action stratégique en contexte de décentralisation. Aperçus
d’un processus décisionnel "après la bataille” », Annales, Histoire, Sciences Sociales, vol. 55,
no 4, juillet-août 2000.
76 Dans « Usages et Ruses des temps. L’unification des polices berlinoises après 1989 »,
Revue française de science politique, vol. 53, no 3, juin 2003.
77 « Vers un régime de l’auto-affection ? Remarques sur la possibilité de formaliser un
régime de passivité », Recherches sociologiques (Université catholique de Louvain), vol. 35,
no 2, 2004.
78 Dans « Le Travail d’accommodation des inspecteurs du travail en matière de sécurité », in
L. Boltanski et L. Thévenot (éds.), Justesse et Justice dans le travail, 1989, op. cit.
79 Dans L’Expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exercice du jugement, Paris, Métailié,
1993.
80 Dans Les Hommes et les Machines. La Conscience collective dans les sociétés
contemporaines, Paris, Métailié, 1995.
81 Dans Leçons politiques de l’épidémie du sida, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.
82 Dans La Faute professionnelle. Une Sociologie des conflits de responsabilité, Paris,
Métailié, 1991.
83 Dans Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception, en collaboration avec C.
Bessy, Paris, Métailié, 1995.
84 Dans Les Sombres Précurseurs. Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, en
collaboration avec D. Torny, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
85 Dans Prospéro. Une Technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, CNRS
Éditions, 2003.
86 Dans Leçons politiques de l’épidémie du sida, op. cit.
87 Selon l’expression de C. Lemieux dans Mauvaise Presse, op. cit. ; pour une critique, voir
P. Corcuff, « Pour une nouvelle sociologie critique : éthique, critique herméneutique et utopie
critique », in J. Lojkine (éd.), Les Sociologies critiques du capitalisme, Paris, PUF, coll. « Actuel
Marx Confrontation », 2002.
88 Dans L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris,
Gallimard, 2009.
Postface aux 2 (2007) et 3 éditions
e e

(2011) :Des « nouvelles


sociologies » déplacées
La première édition des Nouvelles Sociologies date de 1995. Elle
essayait de tracer l’état des déplacements et des débats nouveaux dont la
sociologie française avait été le théâtre à partir des années 1980, dans les
problématisations originales comme dans les usages d’auteurs étrangers
parfois plus anciens. La sociologie y était appréhendée comme une
science théorique-empirique, c’est-à-dire une production de
connaissances sur la réalité observable, filtrée par des concepts et outillée
de méthodes d’enquête. Cette édition initiale a rencontré un certain
succès dans les différents stades de l’enseignement universitaire de la
sociologie et plus largement des sciences sociales. Par ailleurs, il a connu
différentes traductions (successivement en portugais en 1997, en
espagnol en 1998, en chinois en 2001, en langue portugaise pour le Brésil
en 2001, en russe en 2002 et en roumain en 2005; des traductions en
arabe et en persan étant en cours), qui ont porté ses questionnements au-
delà de nos frontières nationales et des publics francophones dans un
monde davantage globalisé.

Permanences et novations par rapport à la 1re édition

Comme toute réalité humaine la sociologie française constitue une


forme sociale changeante. Qu’en est-il alors, depuis 1995, des
« nouvelles sociologies »? Tout d’abord, les 2e et 3e éditions se sont
largement inscrites dans la continuité de la première. Les paradigmes
théoriques ne naissent pas et ne meurent pas si souvent et si rapidement.
Par rapport aux choix de 1995, les courants et les auteurs principaux sont
ainsi toujours là, car ils ont continué à alimenter débats et recherches,
qu’il s’agisse de références plus anciennes (comme Alfred Schütz et
Norbert Elias), déjà consolidées (comme Peter Berger et Thomas
Luckmann, Pierre Bourdieu, Harold Garfinkel, Aaron Cicourel ou
Anthony Giddens) ou plus récentes (comme Michel Callon et Bruno
Latour, ou Luc Boltanski et Laurent Thévenot). Seulement ils ont pu
connaître des inflexions, de nouveaux développements et/ou des lectures
renouvelées, comme l’ouverture d’un nouveau cadre associant posture
critique et ressources pragmatiques par Boltanski.
De nouveaux courants et auteurs ont toutefois fait leur entrée. C’est
tout particulièrement le cas du champ de travaux en développement
autour des notions apparentées de singularité individuelle et
d’individualisme (dans le chap. 4). Il a aussi été tenu compte de trois
autres secteurs actifs dans la dernière période : l’analyse des réseaux
sociaux (dans le chap. 1), les problématiques de « la construction sociale
de l’économie », alimentant une sociologie économique en expansion
(dans le chap. 2) et les travaux féministes, notamment dans des
appropriations des Gender Studies anglo-américaines (dans le chap. 3).

« La construction sociale de la réalité » : questions


épistémologiques

La place de la référence constructiviste a également connu un


changement. La notion de « construction sociale de la réalité » peut être
caractérisée comme une conceptualisation analogique au sens large que
l’épistémologie sociologique de Jean-Claude Passeron a donné à ce
qualificatif1. Pour Passeron, les sciences sociales, en tant que sciences de
la comparaison historique, se déploieraient dans un espace
épistémologique fait de tensions entre les visées généralisantes de ses
constructions théoriques et la singularité des contextes historiques au sein
desquels sont inévitablement prélevées ses observations. Dans ce cadre,
les concepts sociologiques seraient analogiques dans la mesure où ils
pointeraient des ressemblances, n’éliminant pas les différences, entre des
contextes historiques divers, mais jamais une stricte identité (on peut
parler analogiquement de « classe ouvrière » dans l’Angleterre du
XIXe siècle et dans la France d’aujourd’hui, on peut étendre
analogiquement la notion de « capital » empruntée à Marx en parlant de
« capital culturel » comme Bourdieu, etc.).

Apports et limites des analogies : Hacking et Passeron

Or comme toute conceptualisation analogique, la notion de


« construction sociale de la réalité » a permis d’ouvrir de nouveaux
terrains à l’investigation sociologique, mais en a aussi laissé d’autres
dans l’ombre; dans les dernières années, certains ont semblé donner un
pouvoir quasi-magique d’explication à l’expression, en en faisant un
point d’arrivée fermant le travail d’enquête, alors qu’elle ne constitue
tout au plus qu’un point de départ heuristique. Le philosophe américain
des sciences Ian Hacking2 a bien exprimé l’ambivalence de la notion,
alors qu’outre-atlantique elle a encore davantage proliféré. Tout d’abord,
« l’idée de construction sociale a été dans bien des contextes une idée
véritablement libératrice » (ibid.). Par exemple, « elle nous rappelle
notamment que la maternité et ses significations ne sont pas fixées une
fois pour toutes et incontournables, mais bien tributaires de l’enfantement
et de l’éducation. Elles résultent d’événements historiques, de forces
sociales et d’idéologie » (ibid.). Toutefois, les succès de « la rhétorique
de la construction sociale » peuvent également « agir comme des cellules
cancéreuses », se reproduisant « sans contrôle » (ibid.).
Comme la plupart des théorisations sociologiques ou philosophiques,
« la construction sociale de la réalité » nous a livré tout à la fois des
outils permettant de penser et des obstacles empêchant de penser. On
retrouve ici le double caractère d’« adéquation » et d’« inadéquation »
des concepts sociologiques à teneur analogique vis-à-vis des portions de
réalité étudiées, pointé par Passeron3. Et si l’on oublie le versant
« inadéquation », on tombe facilement dans le gadget clinquant ou le
dogmatisme pesant. Déjà pour le philosophe Ludwig Wittgenstein, le
langage théorique ne constituait qu’un réservoir d’analogies et de
comparaisons, ouvrant de nouvelles pistes, qu’il fallait éviter d’ankyloser
dans une facilité de mode ou une paresse d’« école » : « Car nous ne
pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos
affirmations qu’en présentant le modèle pour ce qu’il est : comme un
objet de comparaison – un étalon de mesure, en quelque sorte, et non
comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre
(dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous
philosophons)4. » Travailler justement sur « l’inadéquation » de nos
concepts et de nos analogies, comme nous le conseille Passeron, nous
entraîne vers la découverte de nouveaux concepts et de nouvelles
analogies, autorisant d’autres enquêtes empiriques, et donc l’éclairage
d’autres aspects de la réalité observable. Mais ce qui est dit ici des limites
du schéma de « la construction sociale de la réalité » et de possibles
usages magiques vaut aussi pour d’autres notions comme « choix
rationnel », « habitus », « classe », « individualisme », « capitalisme » ou
« régimes d’action ». Car ce que Raymond Boudon5 appelle
pertinemment « le piège du réalisme » des concepts, consistant « à
interpréter comme des propriétés des choses ce qui n’est que schéma
d’intelligibilité », menace la plupart des « écoles » théoriques de
dogmatisation.

Le relationnalisme méthodologique comme déplacement

La prudence vis-à-vis de l’axe constructiviste de l’édition de 1995 a


rejoint la prise de conscience d’un petit problème logique sur lequel
j’avais buté sans m’en rendre compte dans cette version initiale. Si l’on
considère que l’opposition entre le collectif et l’individuel est
historiquement structurante dans les débats sociologiques, le
constructivisme social ne se présente pas tout à fait comme un traitement
de ce problème. Il ne se situe pas exactement sur le même plan que les
deux principales réponses méthodologiques à la question : le holisme et
l’individualisme. Par rapport à cette polarité, c’est le relationnalisme
méthodologique qui apparaît comme un troisième programme, et non le
constructivisme social. Le relationnalisme méthodologique constituerait
les relations sociales en entités premières, caractérisant alors les
individus et les institutions collectives comme des entités secondes, des
cristallisations spécifiques de relations sociales. Dans ce cadre, le schéma
constructiviste ne serait qu’un des langages à disposition du programme
relationnaliste; un des langages les plus actifs en France dans les années
1980-2010. C’est pourquoi le sous-titre du livre a été modifié à partir de
la 2e édition : ce n’est plus « Constructions de la réalité sociale », mais
« Entre le collectif et l’individuel ». La formulation donne alors une
tonalité plus tâtonnante et exploratrice aux travaux répertoriés, risquant
moins de se fermer sur une prétendue solution définitive (comme « la
construction sociale de la réalité »).
La problématique constructiviste était présentée dans l’édition
originelle comme un « dépassement » d’antinomies héritées de la
philosophie, dont celle opposant le collectif à l’individuel. Cette posture
prenait racine dans un présupposé intellectuel hérité non consciemment
de lectures de Hegel (1770-1831). Une version simplifiée de la
dialectique du philosophe allemand, autour de la triade thèse-antithèse-
synthèse, supposerait ainsi que, quand il y a contradiction, elle débouche
nécessairement sur son « dépassement » dans une entité englobante et
supérieure (« la synthèse »). Or, cette idée de dépassement a largement
imprégné nos visions courantes de l’histoire des sciences sociales et de la
succession des théories et des auteurs les uns par rapport aux autres. Ici
les suggestions du penseur socialiste et libertaire Pierre-Joseph Proudhon
(1809-1865) dans sa critique de Hegel pourraient contribuer à décrasser
de tels préjugés évolutionnistes. Proudhon écrivait notamment : « La
formule hégélienne n’est une triade que par le bon plaisir ou l’erreur du
maître, qui compte trois termes là où il n’en existe véritablement que
deux, et qui n’a pas vu que l’antinomie ne se résout point, mais qu’elle
indique une oscillation ou antagonisme susceptible seulement
d’équilibre6. » Si l’on tire des remarques de Proudhon des conséquences
quant à l’histoire des théories sociologiques, on notera des
transformations dans les oppositions propres aux outillages intellectuels,
mais pas de dépassements englobants dans un mouvement supposé
unilatéralement ascendant (qu’il s’agisse du « choix rationnel » ou de « la
construction sociale de la réalité », de Marx ou de Bourdieu). Car
certaines antinomies, bien que susceptibles de déplacements, ne se
résoudraient point.
Notre évolutionnisme épistémologique ainsi perturbé par les
remarques de Proudhon, nous pouvons poser une question telle que celle-
ci à l’histoire de la pensée sociologique : et si les progressions réelles de
cette pensée avaient aussi pour pendants des régressions, des points
aveugles, des pertes non récupérées? Dans cette veine, l’inspiration
proudhonienne pourrait rejoindre l’épistémologie de Jean-Claude
Passeron. Pour Passeron, les théories sociologiques ne pourraient pas
« prendre la forme d’un savoir cumulatif, c’est-à-dire d’un savoir dont un
paradigme théorique organiserait les connaissances cumulées7 ». Car la
sociologie, en tant qu’une des sciences théoriques-empiriques du cours
du monde historique, inscrit ses concepts dans l’espace des « vérités
historiquement contextualisées » (ibid.). Max Weber, sur lequel s’appuie
Passeron, notait que « les disciplines historiques », « celles à qui le flux
éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux
problèmes », se heurtent « à la fragilité de toutes les constructions
idéaltypiques », « inévitablement obligées d’en inventer continuellement
de nouvelles8 ». Cette nécessaire mobilité pluraliste ne signifierait pas
pour autant que les théories sociologiques se vaudraient toutes : le
pluralisme raisonné de la sociologie ne serait pas un relativisme. Mais,
ajoute Passeron, « la valeur des théories sociologiques varie selon
plusieurs axes d’évaluation9 », comme les contrôles empiriques qu’elles
s’imposent ou la cohérence logique de leurs argumentations.
Ainsi point de dépassements et de synthèses progressives dans les
théories sociologiques, mais des cumuls partiels et provisoires de
connaissances et surtout des déplacements, orientant l’enquête vers de
nouvelles directions. Ainsi Weber ou Durkheim ne dépassent pas Marx,
mais nous ont aidés à déplacer notre regard, ni en englobant le regard de
Marx, ni en annihilant l’ensemble de ses pertinences, tout en obligeant à
en reconsidérer certaines. Bourdieu ne propose pas une synthèse des
contradictions des œuvres de Marx, de Durkheim et de Weber, mais a
rendu possible l’association d’éléments puisés dans les trois, contre les
préjugés académiques antérieurs qui supposaient une forte
incompatibilité. Il a alors déplacé de manière heuristique les questions
posées au réel, mais sa lecture inéluctablement filtrante a oublié d’autres
aspects des analyses de Marx, Durkheim et Weber, susceptibles d’être
pris en charge par d’autres élaborations théoriques. « La construction
sociale de la réalité » ne se présente pas comme le dépassement
d’antinomies héritées de la philosophie, mais a suggéré des déplacements
intéressants. Et le programme relationnaliste, qui est revendiqué ici, ne
dépasse pas les programmes individualiste et holiste, mais plus
modestement se déplace par rapport à eux, en permettant de traiter dans
un cadre non hiérarchisé les dimensions individuelles et collectives de la
vie sociale (sans que l’individuel ou le collectif ne soient a priori au-
dessus, les deux étant surplombés logiquement par les relations sociales).

Où en sont où vont les sociologies françaises au début du


XXIe siècle?

En 1995 j’avais une vision plutôt optimiste du mouvement des


« nouvelles sociologies ». Aujourd’hui, optimisme et pessimisme
apparaissent davantage équilibrés.
Tout d’abord, il y a bien des motifs de se réjouir. La
professionnalisation de la sociologie a élevé la rigueur moyenne des
travaux produits. Le cœur de la sociologie française se situe davantage
que par le passé dans le va-et-vient entre théorie et empirie, concepts et
enquête, supposant tout à la fois des confrontations avec des terrains
empiriques et le recours à des méthodes réglées. Et puis de nouvelles
façons de questionner et d’éclairer le monde social se sont consolidées ou
ont émergé dans des dynamiques intellectuelles. C’est justement le projet
de cet ouvrage d’en synthétiser certaines arêtes.
Mais il y a aussi des motifs d’inquiétude dont je dirai quelques mots à
la fin de cette postface.

De quelques effets inhibiteurs de la professionnalisation


sociologique

Un premier type d’inquiétudes a trait aux pendants négatifs de la


professionnalisation de la sociologie, face sombre de réels progrès
scientifiques. Car le développement de la division du travail et d’une
hyperspécialisation, accompagnant l’autonomisation de ce champ
scientifique et sa professionnalisation, pousse à l’affinement de
découpages entre des sous-disciplines, des objets, des méthodes, etc. qui,
d’un côté, apportent davantage de rigueur et, d’un autre côté, rendent
plus difficile la mise en rapport des secteurs ainsi détachés. Par exemple,
c’est contre cette pente que Stéphane Beaud et Michel Pialoux10 ont
construit un nouvel objet sociologique à propos des usines Peugeot de
Sochaux-Montbéliard, en liant ce qui était auparavant le plus souvent
séparé : sociologie du travail et de l’entreprise/sociologie de
l’éducation/sociologie de la famille.
Cette tendance spécialisatrice tend aussi à durcir les frontières de la
sociologie (et de la science politique) avec la philosophie. Certes, il a été
utile, historiquement, que la sociologie se détache de la dépendance de la
tradition philosophique pour stabiliser des procédures spécifiquement
scientifiques de connaissance de la réalité observable. Mais le dialogue
avec la philosophie demeure potentiellement stimulant pour elle, dans la
mesure où, dans l’autonomie respective de deux registres intellectuels
distincts, le réservoir philosophique peut alimenter le renouvellement
continuel de ses conceptualisations et une mise à distance critique des
notions les plus routinisées. Inversement, la philosophie peut tirer parti
des confrontations réglées avec le réel que proposent les sciences
sociales.
Dans le sillage de son autonomisation de la philosophie, la sociologie a
approfondi une légitime vigilance vis-à-vis de la pente théoriciste, c’est-
à-dire de l’oubli de l’enquête au profit de la toute-puissance des concepts.
Mais cela l’a conduite souvent à des travers empiristes, fétichisant « le
terrain » indépendamment des questions théoriques qui lui sont posées.
Les débats théoriques sont dans ce cas sous-estimés, alors que les
constats empiriques enferment souvent des problèmes théoriques non
posés ou que des concepts tellement routinisés (comme « intérêt »)
n’apparaissent plus comme tels, comme si le concept était devenu le réel.
La tension et l’équilibre entre théorique et empirique sont difficiles à
tenir en pratique. Dans cette perspective, pourquoi se passer, à la
périphérie du métier et dans des frontières ouvertes, de ressources
théoriques susceptibles d’opérationnalisations empiriques même si leurs
auteurs ne mettent pas directement eux-mêmes les mains dans le
cambouis de l’enquête? Quelques exemples apparaîtront significatifs : la
théorie de la structuration d’Anthony Giddens ou le paradigme de la
société du risque d’Ulrich Beck, du côté des sociologues, comme les
analyses de l’identité proposées par Paul Ricœur ou la théorie de la
reconnaissance d’Axel Honneth, du côté des philosophes. Souplesse et
ouverture ne sont-elles pas plus fidèles à l’esprit de la sociologie que la
fermeture excluante, à partir du moment où les concepts sont bien
discutés dans l’optique de travaux empiriques, c’est-à-dire dans l’axe du
métier?
Les logiques professionnalisantes à l’œuvre dans la sociologie
française pèsent, par ailleurs, dans le sens d’un conformisme relatif quant
au choix des objets de recherche, à l’élaboration des problématiques et au
maniement des références théoriques. Certes les conformismes conjugués
d’« écoles » en guerre les unes contre les autres apparaissent moins
prégnants, et c’est un acquis de la période. Par contre, se développe un
éclectisme qui se contente de juxtaposer des emprunts théoriques à des
sources variées et parfois contradictoires. Un tel éclectisme se distingue
d’un pluralisme raisonné de concepts qui s’efforcerait d’articuler des
logiques théoriques différentes, ou qui les ferait dialoguer de manière
critique dans la construction d’un objet spécifique11. Cette tendance
conformiste, non exclusive, se manifeste également par la crainte de
l’originalité (dans le choix des terrains d’enquête, des méthodes ou des
concepts). Et le débat scientifique contradictoire se présente encore
comme un idéal de la communauté des sociologues peu présent dans les
pratiques; ni l’éclectisme ni la paix armée des « écoles » ne semblent le
favoriser.
La dispersion des recherches, renforcée par la faiblesse du dialogue
avec la philosophie, peut également faire perdre de vue le global. Il ne
s’agit pas de regretter les théories de « la totalité », c’est-à-dire les
théories prétendant saisir le « tout » des rapports sociaux. La grande
majorité des sociologues ont admis aujourd’hui, fort heureusement, le
caractère partiel et provisoire des analyses qu’ils produisent. Mais la
connaissance localisée la plus pointue des phénomènes sociaux, les
données empiriques les plus contrôlées peuvent trouver des ressources de
contextualisation, de mise en perspective, dans des cartographies
globales. Retrouver un rapport au global sans se perdre dans les vaines
prétentions totalisatrices apparaît comme un défi très actuel pour la
sociologie12. Cela suppose peut-être de s’adosser à une éthique de la
fragilité13.

Le savant et la politique

Un deuxième type d’inquiétudes concerne le rapport à la politique. Des


facteurs divers, comme la professionnalisation, les désenchantements à
l’égard des utopies politiques ou l’accroissement de la place occupée par
les médias dans la vie publique, ont pu conduire les sociologues à se
refermer sur le monde de l’université et de la recherche, à l’écart des
débats agitant la cité, sauf quand il s’agit de revêtir la casquette d’un
expert jouant le rôle de réparateur d’ordres sociaux. À la dépendance vis-
à-vis des logiques politiques, puissante dans les années 1960-1970
notamment à travers le poids intellectuel du « marxisme », a plutôt
succédé une dépolitisation scientiste (le scientisme confond l’autonomie
souhaitable de la science avec une indépendance illusoire) et/ou
technicienne (pour l’expert-réparateur); les deux dimensions pouvant être
plus ou moins associées. L’affirmation de l’autonomie des
problématisations scientifiques vis-à-vis des préjugés propres au champ
politique comme aux autres secteurs sociaux est une bonne chose. Mais
la tendance actuelle a deux inconvénients majeurs : 1) le sociologue
scientiste est davantage privé de questions venant de la cité (qui peuvent
aussi secouer ses évidences et stimuler l’imagination sociologique), et le
citoyen de connaissances venant de la sociologie, et 2) le sociologue-
technicien finit par perdre de vue la mise à distance critique des cadre
globaux dans lesquels se situent ses observations expertes.
Or, l’oubli par le sociologue-technicien de l’interrogation critique des
mécanismes globaux travaillant la société, dont il œuvre à la réparation,
n’est pas sans conséquences sur la connaissance sociologique. Max
Weber, adepte d’une certaine modération politique en son temps, ne
s’efforçait-il pas de s’émanciper de cette modération dans son activité
sociologique, afin d’élargir l’espace du pensable? C’est ce que mettent
bien en évidence les « Leçons wébériennes sur la science & la
propagande » d’Isabelle Kalinowski14 contre les lectures aseptisées de
Weber. C’est dans une telle perspective que Weber a défendu, contre ses
collègues, la possibilité du recrutement d’un anarchiste pour l’occupation
d’une chaire de droit, en ce que ce dernier se situerait « en dehors des
conventions et des présuppositions qui paraissent si évidentes à nous
autres », et ferait alors avancer la recherche sur le droit15.
Quels que soient les accrochages entre sociologie et politique, il s’agit
bien d’élargir l’espace du pensable sociologiquement, y compris contre
ses propres convictions politiques. Les conformismes académiques en
cours dans le mouvement de la professionnalisation sociologique ne nous
y aident guère. Un équilibre entre distanciation (une démarcation des
idées préconçues en prenant appui sur des concepts et des méthodes) et
engagement (une certaine implication dans la vie sociale qu’on s’efforce
d’étudier), tel que le préconisait Norbert Elias16, est vraisemblablement
une voie scientifiquement plus productive.

Tendances hégémoniques du vocabulaire de l’« intérêt »

L’espace occupé par le vocabulaire utilitariste (en termes


d’« intérêt(s) ») dans ses descriptions-interprétations-explications des
univers sociaux constitue un troisième piège rencontré aujourd’hui par la
sociologie française. L’article séminal d’Alain Caillé de 1981, « La
sociologie de l’intérêt est-elle intéressante17? », avait perçu de manière
précoce, malgré ses associations approximatives entre les conceptions de
l’« intérêt » propres à Raymond Boudon, Pierre Bourdieu et Michel
Crozier, un mouvement qui s’est amplifié depuis. Il s’agit d’ailleurs
moins d’une uniformisation théorique que d’une standardisation relative
du vocabulaire par-delà des différences conceptuelles effectives. Mais la
généralisation du vocabulaire de l’« intérêt » en sociologie (et en science
politique) – qui entre en résonance avec les succès de l’idéologie
néolibérale depuis les années 1980 parmi les élites économiques,
politiques, technocratiques, journalistiques et intellectuelles – n’est pas
sans effet sur la connaissance du monde social.
Les apports scientifiques d’une conceptualisation analogique comme
« intérêt », empruntée à l’économie, sont indéniables. C’est son côté
« adéquation », selon la formule de Passeron. Elle a aidé à réorienter les
regards vers la part active des individus, à travers leurs calculs, par
rapport au poids des contraintes sociales. Elle a également permis
d’interroger des comportements présentés comme « désintéressés », en
mettant en évidence que les pratiques impliquant des sacrifices pouvaient
aussi procurer des satisfactions. Mais, comme l’a observé l’économiste
américain Albert Hirschman18, la catégorie d’« intérêt » est devenue
difforme, voire tautologique, à force d’être élargie. Elle tend alors à
écraser l’ensemble des activités humaines sous une forme générale de
mise en équivalence (« l’intérêt »), en les dotant d’une certaine identité;
les différences (« les intérêts ») n’intervenant que sur fond de cette
communauté présupposée. C’est le côté « inadéquation » du vocabulaire
utilitariste, peu exploré par nombre de sociologues et de politistes
aujourd’hui. Et cela donne un soubassement anthropologique (au sens
philosophique de vision de la condition humaine) assez pauvre aux
travaux sociologiques, car implicitement les humains se caractériseraient
essentiellement par la promotion de leurs intérêts dans la concurrence
avec les autres humains19. On regrettera ici la richesse de l’étude de « la
carte des passions humaines » par les moralistes des XVIe-XVIIe siècles
(Montaigne, Pascal, etc.), dont Albert Hirschman a montré, dans un autre
ouvrage20, comment la notion d’« intérêt » a été extraite à la fin du XVIIe
et au XVIIIe siècle, pour ensuite devenir surplombante. Un dialogue
renouvelé avec la philosophie serait, cependant, susceptible de redonner
une variété de points d’appui anthropologiques à la sociologie. Déjà la
sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot a ouvert ses modélisations sociologiques à une variété de
propriétés anthropologiques (justice, stratégie, amour, violence,
familiarité, etc. : voir le chap. 4).

Rigueur et imagination
Les effets négatifs de la professionnalisation sociologique (dont les
réticences quant à un dialogue avec la philosophie), un certain retrait vis-
à-vis des débats de la cité ou un rapport trop exclusivement technicien à
ces débats, ainsi que les avancées du vocabulaire utilitariste tendent à
affaiblir les possibilités de déploiement de l’imagination sociologique,
dont le sociologue américain C. Wright Mills (1916-1962)21 a souligné
l’importance. Une telle imagination scientifique distinguerait « le
sociologue du technicien » (ibid.). Certes, elle ne va pas sans « une
certaine routine », associée à un cadre professionnel, mais « il y a
quelque chose d’inattendu en elle, peut-être parce qu’elle consiste à
rapprocher des idées que personne ne croyait compatibles » et à
« chercher des voies nouvelles » (ibid.). La mise en tension de la rigueur
(appuyée sur des procédures réglées comme sur un retour réflexif vers les
conditions intellectuelles et sociales de son propre travail) et de
l’imagination apparaît ainsi au cœur de la dynamique de la connaissance
sociologique. C’est pourquoi Mills défend la figure de « l’artisan
intellectuel » (ibid.), à l’écart de celles de l’étroit technicien et du
« Grand Théoricien » prétendant saisir le « tout ». Le sociologue, en tant
qu’artisan intellectuel, prendrait certes appui sur un patrimoine
professionnel, mais serait aussi doté d’un esprit d’ouverture :
questionnements philosophiques, goût pour l’histoire et pour l’ethnologie
des sociétés non occidentales, curiosité à l’égard des débats et des
mouvements de la cité, sensibilité à l’égard d’une variété de formes
culturelles (littératures, bande dessinée, cinéma, musiques, arts
plastiques, chansons, théâtre, design, et d’autres encore), etc. Ce serait la
voie d’une fidélité en devenir à l’histoire de la sociologie, en ce qu’elle
s’est développée au croisement d’une culture scientifique et d’une culture
littéraire22. Les auteurs répertoriés dans Les Nouvelles sociologies se
présentent souvent comme des artisans intellectuels de ce type, en
décalage avec certaines tendances conformistes repérables chez les
sociologues de notre temps.
1 Voir notamment « L’Inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts
analogiques en sociologie », Revue française de sociologie, tome XXIII, no 4, octobre-décembre
1982, et « Analogie, connaissance et poésie », Revue européenne des sciences sociales, no 117,
2000.
2 Dans Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? (1re éd. américaine : 1999),
trad. fr., Paris, La Découverte, 2001.
3 Dans « L’Inflation des diplômes », op. cit.
4 Dans Recherches philosophiques (rédigées vers 1936-1949), trad. fr. de F. Dastur et al.,
Paris, Gallimard, 2004, 1re partie, § 131.
5 Dans La Place du désordre. Critique des théories du changement social (1re éd. : 1984),
Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991.
6 De La Justice dans la Révolution et dans l’Église (1re éd. : 1858), Paris, Fayard, coll.
« Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1988, tome I.
7 Le Raisonnement sociologique. Un Espace non poppérien de l’argumentation (1re éd. :
1991), 2e édition revue et augmentée, Paris, Albin Michel, 2006.
8 « L’Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » (1re éd. :
1904), repris in Essais sur la théorie de la science, trad. fr. de J. Freund, Paris, Plon, 1965 (rééd.
Press Pocket, coll. « Agora »).
9 Le Raisonnement sociologique, op. cit.
10 Dans Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-
Montbéliard, Paris, Fayard, 1999 (rééd. coll. « 10-18 » en 2005).
11 La confrontation raisonnée d’approches théoriques différentes sur un même terrain, en
évaluant tout à la fois leurs apports et leurs limites, a été magistralement opérée par le politiste
américain G. T. Allison dans « Conceptual Models and the Cuban Missile Crisis », The
American Political Science Review, vol. 63, no 3, sept 1969 (trad. fr. partielle sous le titre
« Modèles conceptuels et la crise des missiles de Cuba », dans Théories des relations
internationales, de P. Braillard, Paris, PUF, coll. « Thémis », 1977, pp. 172-196) et par le
sociologue J.-C. Chamboredon dans « La Délinquance juvénile, essai de construction d’objet »,
Revue française de sociologie, vol. 12, no 3, juillet-septembre 1971. Dans la période récente, on
notera également : P. Corcuff, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les
interactions au guichet de deux Caisses d’Allocations Familiales », Recherches et Prévisions
(CNAF), no 45, septembre 1996 ; M. Camau et V. Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en
Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 ; ou L. Mathieu, La Double
Peine. Histoire d’une lutte inachevée, Paris, La Dispute, 2006.
12 Voir P. Corcuff, « Quelques défis épistémologiques pour la sociologie du XXIe siècle »,
postface de M. Jacquemain et B. Frère (éds.), Épistémologie de la sociologie. Paradigmes pour
le XXIe siècle, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2008.
13 Pour des développements, voir P. Corcuff, La Société de verre. Pour une éthique de la
fragilité, Paris, Armand Colin, 2002.
14 Voir M. Weber, La Science, profession et vocation (nouvelle traduction de la conférence de
novembre 1917), suivi de « Leçons wébériennes sur la science & la propagande » par I.
Kalinowski, Marseille, Agone, 2005.
15 Dans « Essai sur le sens de la "neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et
économiques » (1re éd. : 1917), repris in Essais sur la théorie de la science, op. cit.
16 Dans Engagement et Distanciation. Contributions à une sociologie de la connaissance
(1re éd. : 1983), avant-propos de R. Chartier, trad. fr., Paris, Fayard, 1993 ; pour une actualisation
de la posture d’Elias, voir P. Corcuff, « Sociologie et engagement : nouvelles pistes
épistémologiques dans l’après-1995 », in B. Lahire (éd.), À quoi sert la sociologie ? (1re éd. :
2002), Paris, La Découverte/Poche, 2004.
17 Sociologie du travail, vol. 23, no 3, septembre 1981.
18 Dans « Le Concept d’intérêt : de l’euphémisme à la tautologie », in Vers Une Économie
politique élargie, trad. fr., Paris, Minuit, 1986.
19 Sur les limites anthropologiques (au sens philosophique) du vocabulaire utilitariste en
sociologie, voir P. Corcuff, « Les Conditions humaines de la sociologie de Bourdieu. Sciences
sociales et philosophie » (partie 5), dans Bourdieu, autrement, Paris, Textuel, 2003.
20 Les Passions et les Intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée (1re
éd. : 1977), trad. fr., Paris, PUF, coll. « Quadrige ».
21 Dans L’Imagination sociologique (1re éd. : 1959), trad. fr., Paris, La Découverte/Poche,
1997.
22 Voir sur ce point le travail historique du sociologue allemand W. Lepenies, Les Trois
Cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie (1re éd. : 1985), trad. fr.,
Paris, Éditions de la MSH, 1990.
Bibliographie
Quelques textes de synthèse

Approches constructivistes

GLASER B. G., et STRAUSS A. L., La Découverte de la théorie


ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative (1re : 1967),
avant-propos de M.-H. Soulet et introduction de P. Paillé, trad.
fr., Paris, Armand Colin, coll. « Individu et Société », 2010. Un
classique de la sociologie américaine en méthodologie
qualitative : « la théorie née du terrain » ou « théorie ancrée »
(grounded theory).
LACROIX B., « Ordre politique et ordre social », in M. Grawitz et
J. Leca (éds.), Traité de science politique, tome I, Paris, PUF,
1985. Un texte programmatique stimulant, redéfinissant la
posture de la science politique contre l’objectivisme et le
substantialisme dominants.
MATHIEU L., Comment lutter? Sociologie des mouvements sociaux,
Paris, Textuel, 2004. Une synthèse critique des sociologies
contemporaines de l’action collective à partir d’un regard
constructiviste.

La sociologie de Pierre Bourdieu

ACCARDO A., Introduction à une sociologie critique. Lire Pierre


Bourdieu (1re éd.,
1983), Marseille, Agone, 2006.
ACCARDO A., et CORCUFF P., La Sociologie de Bourdieu. Textes
choisis et commentés (1re éd., 1986), Bordeaux, Le Mascaret,
1989.
BOUVERESSE J., et ROCHE D. (éds.), La Liberté par la connaissance.
Pierre Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, coll. « Collège
de France », 2004. Les actes d’un colloque international (avec
des textes notamment de A. Bensa, R. Castel, A.V. Cicourel,
J. Goody, I. Hacking, E. Hobsbawn, J.-C. Passeron ou J.
R. Searle).
CORCUFF P., Bourdieu autrement. Fragilités d’un sociologue de
combat, Paris, Textuel, 2003.
HÉRAN F., « La Seconde nature de l’habitus. Tradition
philosophique et sens commun dans le langage sociologique »,
Revue française de sociologie, vol. 28, no 3, juillet-septembre
1987. L’histoire philosophique d’un concept sociologique.
Pierre Bourdieu : les champs de la critique, avec le conseil
scientifique de P. Corcuff, Paris, Bibliothèque Publique
d’Information/Centre Pompidou, 2004. Les actes d’un colloque
confrontant une variété de rapports à la sociologie de P. Bourdieu
(les contributions de V. de Gaulejac, S. Faure, B. Geay,
L. Mathieu, G. Mauger, V. Roussel, B. Vernier, M. Zafiropoulos,
etc.).

Dans le sillage de l’ethnométhodologie

CICOUREL A.V., Le Raisonnement médical. Une approche socio-


cognitive, choix de textes (1981-1995) présenté par P. Bourdieu
et Y. Winkin, trad. fr., Paris, Seuil, 2002.
OGIEN A., Les Formes sociales de la pensée. La Sociologie après
Wittgenstein, Paris, Armand Colin, 2007. En partant de la
philosophie de L. Wittgenstein et de l’ethnométhodologie.
Revue Sociologie du travail, « Travail et Cognition », avant-propos
d’A. Borzeix, introduction de B. Conein (avec les textes
d’A.V. Cicourel, d’E. Hutchins ou d’I. Joseph), vol. 36, no 4,
1994.

Sociologie des sciences

AKRICH M., CALLON M. et LATOUR B., Sociologie de la traduction.


Textes fondateurs, Paris, Les Presses de l’École des Mines de
Paris, 2006.
PESTRE D., Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte,
coll. « Repères », 2006. Le champ des nouvelles Science Studies
où se croisent philosophes, sociologues et historiens.

Recherches féministes

GUIONNET C. et NEVEU E., Féminins/Masculins. Sociologie du


genre, Paris, Armand Colin, 2004.
HIRATA H., LABORIE F., LE DOARE H. et SENOTIER D. (éds.),
Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000.
MARUANI M. (éd.), Femmes, Genre et Sociétés. L’État des savoirs,
Paris, La Découverte, 2005.

La sociologie pragmatique

BOLTANSKI L., De la critique. Précis de sociologie de


l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009. Un double déplacement
original de la sociologie critique (que Boltanski a pratiquée
auprès de P. Bourdieu dans les années 1960-1970) et de la
sociologie pragmatique (qu’il a initiée avec L. Thévenot dans les
années 1980-1990) vers un nouveau cadre d’analyse : un grand
livre de sociologie pour les débuts du XXIe siècle.
CAMUS A., CORCUFF P. et LAFAYE C., « Entre le local et le national :
des cas d’innovation dans les services publics », Revue française
des affaires sociales, vol. 47, no 3, juillet-septembre 1993. Un
débat critique, à partir de la sociologie pragmatique, avec la
théorie de l’action et la méthode (l’intervention sociologique)
d’A. Touraine, ainsi qu’avec la sociologie des organisations de
M. Crozier et E. Friedberg.
LAFAYE C., « Situations tendues et sens ordinaires de la justice au
sein d’une administration municipale », Revue française de
sociologie, vol. 31, no 2, avril-juin 1990. Un déploiement
empiriquement étayé du modèle de la justification publique.
Trois présentations synthétiques du programme pragmatique :
CORCUFF P., « Usage sociologique de ressources
phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour
de la sociologie et de la philosophie », in J. Benoist et
B. Karsenti (éds.), Phénoménologie et Sociologie, Paris, PUF,
2001.
DODIER N., « Les Appuis conventionnels de l’action. Éléments
d’une pragmatique sociologique », Réseaux (CNET), no 62,
novembre-décembre 1993.
NACHI M., Introduction à la sociologie pragmatique, préface de
L. Boltanski, Paris, Armand Colin, 2006.

Débats sociologiques autour de l’individu et de l’individualisme

BENOIST J., « La subjectivité », dans D. Kambouchner (éd.), Notions


de philosophie II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1995.
Une revue critique des conceptions philosophiques du sujet
débouchant sur une approche originale des moments de
subjectivation réinscrits dans le monde.
CORCUFF P., ION J. et SINGLY F. de, Politiques de l’individualisme.
Entre sociologie et philosophie, Paris, Textuel, 2005. Trois
tableaux distincts des recherches sociologiques autour de
l’individualisme, par trois sociologues compréhensifs,
débouchant sur trois traductions politiques.
CORCUFF P., LE BART C. et SINGLY F. de, L’Individu aujourd’hui.
Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2010.
Les Actes du colloque événement de Cerisy de 2008 réunissant
les contributions de la plupart des sociologues français actuels de
l’individu et quelques autres (L. Boltanski, A. Boubeker,
R. Castel, P. Chanial, D. Colson, F. Dubet, A. Ehrenberg, V. de
Gaulejac, N. Guénif-Souilamas, N. Heinich, E. Illouz, J.-
C. Kaufmann, D. Linhart, C. Martin, D. Martuccelli, I. Théry,
L. Thévenot, etc.) dans un dialogue avec des philosophes, des
anthropologues et des historiens.
KAUFMANN J.-C., « Rôles et identité : l’exemple de l’entrée en
couple », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 97, juillet-
décembre 1994.
LAHIRE B., La Culture des individus. Dissonances culturelles et
distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
LE BART C., L’Individualisation, Paris, Les Presses de Sciences Po,
2008. Une synthèse des travaux disponibles en sociologie,
histoire, ethnologie et science politique.
PINTO L., Le Collectif et l’Individuel. Considérations
durkheimiennes, Paris, Éditions Raisons d’agir, coll. « Cours et
travaux », 2009. Une invalidation générale des approches
sociologiques de l’individu et de l’individualisme à partir d’une
lecture schématique de la sociologie de P. Bourdieu (voir une
critique dans P. Corcuff, « L’individu peut-il constituer un objet
pour la sociologie et pour la science politique? », Revue
française de science politique, vol. 59, no 6, décembre 2009).
RENAULT E., « L’individu comme concept critique », revue
Contretemps web, février 2009,
http://contretemps.eu/interventions/lindividu-comme-concept-
critique. Le traitement de l’individualité par deux figures
philosophiques de « la théorie critique » allemande : T. Adorno
et A. Honneth.
WELLER J.-M., « Le Mensonge d’Ernest Cigare. Problèmes
épistémologiques et méthodologiques à propos de l’identité »,
Sociologie du travail, vol. 36, no 1, 1994. Comment la question
théorique de l’unité/pluralité de l’identité individuelle est aussi
indexée sur les méthodes d’enquête utilisées (entretien semi-
directif/observation directe).
ESPACESTEMPS.NET (site revue de sciences sociales), dossier-
débat sur « L’individu comme ressort théorique dans les sciences
sociales », introduit par E. Tricoire, C. Hamidi, B. Ripert et
S. Tank, 10 février 2006,
http://www.espacestemps.net/document1515.html>; voir
notamment :
– MARTUCELLI D., « Les trois voies de l’individu sociologique »,
8 juin 2005, http://www.espacestemps.net/document1414.html;
– DUBET F., « Pour une conception dialogique de l’individu.
L’individu comme machine à poser et à résoudre des problèmes
sociologiques », 21 juin 2005,
http://www.espacestemps.net/document1438.html.
– CORCUFF P., « Figures de l’individualité, de Marx aux sociologies
contemporaines. Entre éclairages scientifiques et anthropologies
philosophiques », 12 juillet 2005,
http.//espacestemps.net/document1390.html.
Dans la même collection
Série « L’Enquête et ses méthodes » :

ARBORIO Anne-Marie, FOURNIER Pierre, L’Observation directe


(3e édition).
BERTAUX Daniel, Le Récit de vie (4e édition).
BLANCHET Alain, GOTMAN Anne, L’Entretien (2e édition).
COPANS Jean, L’Enquête ethnologique de terrain (3e édition).
DUCHESNE Sophie, HAEGEL Florence, L’Entretien collectif.
KAUFMANN Jean-Claude, L’Entretien compréhensif (2e édition).
MARTIN Olivier, L’Analyse de données quantitatives.
SINGLY François de, Le Questionnaire (3e édition).

Série « Domaines et approches des sciences sociales »

ADAM Philippe, HERZLICH Claudine, Sociologie de la maladie et de la


médecine.
ALONZO Philippe, HUGRÉE Cédric, Sociologie des classes populaires.
AVENEL Cyprien, Sociologie des « quartiers sensibles » (3e édition).
BERGER Laurent, Les Nouvelles Ethnologies.
BOBINEAU Olivier, TANK Sébastien, Sociologie des religions.
BOZON Michel, Sociologie de la sexualité (2e édition).
BRESSON Maryse, Sociologie de la précarité (2e édition).
COPANS Jean, Sociologie du développement (2e édition).
COPANS Jean, Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie
(3e édition).
COPANS Jean, Développement mondial et mutations des sociétés
contemporaines.
CORCUFF Philippe, Les Grands Penseurs de la politique.
CORCUFF Philippe, Les Nouvelles Sociologies (3e édition).
CUSSET Pierre-Yves, Le Lien social (2e édition).
DARMON Muriel, La Socialisation (2e édition).
DURET Pascal, ROUSSEL Peggy, Le Corps et ses sociologies.
ETHIS Emmanuel, Sociologie du cinéma et de ses publics (2e édition).
FLEURY Laurent, Sociologie de la culture et des pratiques culturelles
(2e édition).
GRAFMEYER Yves, Sociologie urbaine (2e édition).
HEILBRUNN Benoît, La Consommation et ses sociologies (2e édition).
LAFAYE Claudette, Sociologie des organisations.
LAPLANTINE François, La Description ethnographique (2e édition).
LASCOUMES Pierre, LE GALÈS Patrick, Sociologie de l’action publique.
MARTIN Olivier, Sociologie des sciences.
MUNOZ-DARDÉ Véronique, Rawls et la Justice sociale.
PÉQUIGNOT Bruno, Sociologie des arts.
QUEIROZ Jean-Manuel de, L’École et ses sociologies (2e édition).
ROLLET Catherine, Introduction à la démographie (2e édition).
SEGALEN Martine, Rites et Rituels contemporains.
SINGLY François de, Sociologie de la famille contemporaine
(4e édition).
STROOBANTS Marcelle, Sociologie du travail (3e édition).

Série « Sociologies contemporaines »

BERGER Laurent, Les Nouvelles Ethnologies.


CORCUFF Philippe, Les Nouvelles Sociologies (3e édition).
DURET Pascal, Sociologie de la compétition.
MARTUCCELLI, DE SINGLY François, Les Sociologies de l’individu.

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