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Constructivism and gender studies

Article · April 2001

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Marie-Jose Manidi

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CONSTRUCTIVISMES ET ETUDES DE GENRE
Marie-José Manidi
Lorena Parini

Une version modifiée est parue dans la Revue Suisse de Sociologie,


Swiss Journal of Sociology, 27 (1), 2001, 79-89
Sous le titre

Constructivisme et études genre


Lorena Parini
Marie-José Manidi

Introduction
La plupart des disciplines des sciences sociales –– en particulier celles qui s’interrogent sur
les interactions sociales et les rapports de domination qui les constituent, telles les études
genre — sont passées, depuis une cinquantaine d’année d’une épistémologie positiviste à une
épistémologie constructiviste. Ce virage s’est accéléré au travers des courants post-
structuralistes et plus récemment avec la post-modernité. Nous nous proposons d’examiner
dans cette contribution en quoi le constructivisme permet une analyse interactionniste,
complexe et par conséquent adaptée à la mouvance sociale actuelle.
Nous distinguerons trois niveaux d’élaboration auxquels s’applique le constructivisme :
Les épistémologies constructivistes où sera mis en évidence la relation entre un sujet
connaissant et un objet de la connaissance. Autrement dit, nous démontrerons comment toute
réflexion épistémologique se fait par un découpage de la réalité sociale que la(le)
chercheuse(eur) entend observer, interpréter ou expliquer et comment elle prend en compte
l’interaction immédiate entre le sujet et l’objet, hic et nunc.
Au plan méthodologique, nous démontrerons comment l’approche constructiviste ne peut
faire l’économie de la méthode de déconstruction, dans la mesure où toute catégorie sociale
est le résultat d’une lente construction de consensus sociaux. Nous sommes proches de la
pensée de Habermas (1976) lorsqu’il reprend à son compte la différence entre les sciences de
la nature, dites aussi empirico-analytiques et les sciences humaines et sociales appelées
également sciences historiques. Nous postulons une articulation méthodologique implicite
entre déconstruction et constructivisme. Autrement dit, s’affranchir de l’essentialisme et de
tout réductionnisme implique la mise en évidence de la construction sociale du discours, du
contexte dans lequel il s’inscrit, de l’historicité de cette production, de l’imbrication

1
temporelle qui permet de nommer une réalité sociale avec des mots déterminés produisant un
discours cohérent et adapté à une époque donnée.
Sur un troisième niveau d’élaboration, nous argumenterons en accord avec Berthelot (19 ? ?)
que le constructivisme est enfin une conception du monde vécu qui engendre une véritable
dynamique sociale. L’acteur qui agit dans le monde vécu tient pour acquises certaines
données de base qu’il considère comme allant de soi. Chaque fois qu’il agit, il ne se pose pas
la question des fondements ontologiques, épistémologiques ou historiques de ses
représentations du monde. Ce sont ces évidences entendues comme les réalités vécues par les
acteurs sociaux que les sciences sociales se proposent d’interroger (Berthelot, 1991).
Les rapports de genre sont précisément l’un des champs d’observation dans lequel un grand
nombre de significations non explicitées ou présupposées demandent à être interrogées. Ces
rapports traversent tous les lieux sociaux (famille, couple, économie, politique, art, media
etc.) et par conséquent on peut considérer que l’analyse de genre traverse toutes les disciplines
des sciences humaines et sociales. On attribue généralement la création du concept de
« genre » à la chercheuse Gayle Rubin (1975). Par l’idée de « sex-gender system » elle veut
signifier les processus par lesquels dans une société les différences biologiques sont
transformées en produits culturels et comment, par la différentiation, il se crée une division
des tâches entre hommes et femmes. Dans cette perspective, le genre n’englobe pas
uniquement les processus de hiérarchisation et donc de subordination d’un sexe par rapport à
l’autre, mais également la construction sociale des identités sexuées (Piccone et Saraceno,
1996). En définitive, le concept de genre résume en un mot la célèbre phrase de Simone de
Beauvoir (1951) « On ne naît pas femme, on le devient ». Dans ce contexte il nous paraît
important de mettre en perspective ce champ disciplinaire avec l’épistémologie qui le sous-
tend.
Le constructivisme comme épistémologie
Si l’on admet que l’objectif de la recherche en science sociales n’est pas celui d’éclairer une
réalité indépendante du sujet connaissant ou alors de découvrir la vérité (dans le sens de
fonctionnement véritable) des rapports sociaux, comment alors concevoir le statut de l’activité
de recherche ? Toute réflexion épistémologique implique une investigation au cœur de la
relation entre un sujet connaissant et un objet de la connaissance. Comme l’écrit Piaget
(1967), cette problématique revient essentiellement à poser la question de savoir si un sujet
enregistre des données déjà organisées, indépendantes de sa construction du modèle, ou alors
s’il intervient dans la connaissance. Le constructivisme piagétien refuse les extrêmes du sujet
de Berkley (réf ? ?), comme ceux de l’objet propre au positivisme. L’idée fondatrice du

2
constructivisme postule que la connaissance implique toujours un sujet connaissant. Il n’y a
pas de connaissance en soi, mais un processus cognitif de connaissance. Il n’est pas nécessaire
que le sujet postule une réalité objective en dehors de lui, car la découverte de la vérité en tant
que fonctionnement véritable d’une réalité objective, n’est pas un but visé par les tenants de
l’épistémologie constructiviste. Au concept de réalité objective, Le Moigne (réf ? ?) substitue
celui de « vérité intersubjective ». Dans ces conditions pour la(e) chercheuse(eur), il ne s’agit
plus de construire une représentation de la réalité qu’elle(il) entend analyser pour la
confronter avec elle afin de savoir si son modèle est capable de la saisir, mais de proposer une
signification parmi d’autre des phénomènes qu’il entend comprendre.
Si l’on adhère aux postulats du positivisme, on assume ce que Le Moigne (1995) appelle
« l’hypothèse ontologique », si familière à la culture scientifique occidentale. Cette hypothèse
présume que la connaissance se constitue progressivement par la découverte de la réalité
extérieure et par confrontation des modèles explicatifs avec des faits sociaux. Le corollaire de
l’hypothèse ontologique est « l’hypothèse déterministe » (ou probabiliste), qui porte l’idée
que des formes de détermination de la réalité sociale puissent être découvertes. Elle trouve sa
forme la plus achevée dans les études d’inspiration causaliste. Comme l’écrit Franck (1994), à
propos de l’étude de Durkheim sur le suicide, cette méthode se fixe comme but de
reconstruire les causes antécédentes qui ont provoqué l’effet « suicide » à partir
d’observations statistiques (donc ex post).
Le socle syllogistique sur lequel reposent les études de causalité, permet à ce type de
recherche en sciences sociales d’avoir des visées prédictives et répond à un besoin légitime
d’action sur le social à partir des analyses fournies par ces mêmes études. Si l’on pouvait
trouver une corrélation presque parfaite entre la cause et l’effet, il serait possible d’agir sur
l’une pour modifier l’autre. La recherche de causalités antécédentes à tout phénomène (ou
fait) implique que la logique déductive (syllogisme aristotélicien) soit la seule façon de
connaître la réalité et institue ainsi cette logique comme naturelle. Toutefois, lorsque l’on se
trouve dans le domaine des sciences de l’humain, de la société ou de l’humain en société, le
syllogisme aristotélicien ne peut pas expliquer des comportements historiquement et
socialement situés, faisant appel à des systèmes de signes culturellement construits (Grize,
1996). Les critiques opposées au positivisme scientifique font partie de la tradition de la
philosophie de la connaissance et ont été amenées au sein des débats épistémologiques, entre
autres, par les représentants de l’Ecole de Francfort et notamment par celui qui est considéré
comme l’héritier de ce courant de pensée critique, Jürgen Habermas (1973,1976). Les enjeux
sur lesquels se confrontent les deux épistémologies sont ceux qui sont au coeur des

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interrogations sur les différences existantes entre une entreprise de connaissance de
phénomènes naturels et celle d’une compréhension de phénomènes humains et sociaux. Cette
querelle débute au 19ème siècle déjà, donnant lieu à des controverses entre philosophes et/ou
scientifiques. En effet, si les sciences naturelles adoptant l’épistémologie cartésienne ont
progressé dans l’explication de phénomènes naturels et par là dans la domination de la nature
elle-même, est-il légitime que l’on se fixe les mêmes objectifs en sciences humaines ? Ces
dernières doivent-elles proposer des actions dans le monde social à partir de recherches
d’inspiration positiviste causaliste ?
Les épistémologies constructivistes substituent quant à elles l’hypothèse ontologique par
« l’hypothèse phénoménologique ». Cela signifie que le sujet connaissant ne connaît pas une
chose en soi, mais l’acte par lequel il perçoit l’interaction entre les choses. C’est cet acte qui
constitue la connaissance. On ne connaît pas la substance ou la forme en soi, mais les
interactions entre différentes formes. La phénoménologie husserlienne nous enseigne que
connaître n’est pas se représenter ou recevoir passivement le monde sensible. C’est au
contraire s’ouvrir au monde et en finir avec l’opposition entre le sujet et l’objet. Connaître
c’est l’acte de faire émerger du sens (Besnier, 1993) et non une représentation spéculaire du
réel (Rorty, 1990). Ceci est particulièrement important dans la perspective d’études de genre
car c’est précisément dans l’interrelation entre le sujet connaissant et le rapport social qu’il
observe que se crée la connaissance. Nombre d’études féministes ont été réalisées dans les
premières années par des femmes, car elle expérimentent (ou ont expérimenté) dans leur vie
des phénomènes de discrimination. Mais avec l’intérêt croissant pour les études de genre les
hommes s’intéressent de plus en plus à ce domaine.
Cette position épistémologique est donc au fondement des changements que nous avons
connus dans le domaine des études sur la construction sociale des rapports entre les sexes.
Une posture positiviste réaliste inciterait à étudier les femmes en tant que entité en soi avec
leurs spécificités et éventuellement leurs problèmes. Au contraire une approche
constructiviste s’intéresse à l’étude des interactions entre les sexes, appelée la construction du
genre. Ce changement de point de vue a incité les chercheuses(eurs) à passer de programmes
de recherches orientées vers les études femmes à des problématiques de genre (Carver, 1996).
La représentation de la femme ou de l’homme n’a de sens que dans le rapport de l’un à
l’autre, et c’est ce rapport (cette interaction) que l’on doit saisir. Admettons que l’on se donne
comme but d’effectuer une recherche sur des problématiques pédagogiques pour comprendre
le comportement des filles et des garçons dans une classe. Si l’on se place dans une
perspective positiviste on pourra essayer de capter les différences entre les membres des deux

4
sexes1 en analysant s’il existe des préférences pour tel ou tel enseignement, des résultats
scolaires différents, des facilités ou des difficultés dans l’un ou l’autre des enseignements
selon la variable sexe, etc. Se placer dans une perspective constructiviste implique, par contre,
de partir du constat que les catégories biologiques « fille et garçon » sont envahies par le sens
social. La variable « sexe » n’est pas indépendante mais dépendante. Les comportements sont
le résultat d’interactions basées sur une perception mutuelle pré-structurée. Les différences
éventuelles devront être interprétées comme l’expression de ces interactions qui s’activent
dans des situations quotidiennes. La méthode causale classique se révèle dans ce cas peu
informative. Par contre si l’on adopte une méthode d’observation analogue à celle des
ethnologues ou des anthropologues on pourra déterminer mieux dans quelles conditions les
uns et les autres trouvent des espaces d’expression, d’identification, d’interaction et
d’apprentissage dans un tel groupe. Si l’on abandonne la méthode causale on est conscient du
fait que la capacité prédictive d’une telle étude demeure faible, mais sa richesse n’en est pas
moins grande. Le constructivisme est une épistémologie mais également une conception du
monde vécu. En effet, la construction de sens dans le monde vécu se fait aussi par
l’interaction entre des sujets connaissants et des objets de la connaissance2. A l’instar des
travaux de Bachelard (1978), une vision constructiviste de la recherche en sciences sociales
implique que le réel est construit par l’acte de connaître, il n’est pas donné par la perception
objective d’un monde extérieur au sujet. Si l’on poussait le raisonnement à l’extrême nous
pourrions nous demander si les femmes existaient dans l’univers de référence des sciences
sociales avant qu’elles ne deviennent une catégorie sociale digne d’intérêt et avant que les
femmes elles-mêmes ne s’interrogent sur cette absence.

Le constructivisme comme méthodologie et la déconstruction comme méthode


herméneutique préalable
Au plan méthodologique, les deux hypothèses citées plus haut (ontologique et déterministe)
amènent tout naturellement à un principe de modélisation analytique, appelé aussi principe
réductionniste (Le Moigne, 1995). Le modèle d’analyse est sensé représenter la réalité en la
découpant en catégories préétablies, et la vérification empirique est sensée dire si le modèle
représente bien la réalité ou non. Malheureusement, comme le faisait remarquer Leibniz, le
précepte de Descartes qui consiste à « [...] diviser chacune des difficultés que j’examinerais

1
Entendus comme des catégories naturelles, homogènes, prédéterminées et donc non questionnables.

5
en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre [...] »
n’explique pas comment décomposer ces parties. Selon Le Moigne (réf ? ?), ce flou quant à la
manière de découper la présumée réalité est peut-être à l’origine du succès considérable de
cette méthodologie. Comme le principe analytique ne nous dit rien sur la manière de découper
la réalité, pourquoi ne pas favoriser un découpage parcimonieux qui permet une
recomposition du tout par déduction: « [...] Kant l’avait déjà souligné, chaque fait est déjà
une théorie ! L’observation tenue pour empirisme pur et parfait n’implique-t-elle pas
quelques raisons sur la façon dont on l’interprétera ? Rendre compte (ou connaissance),
n’est-ce pas déjà rendre raison ? » (1995:32).
Cette modélisation appelée aussi systémique, assume et explicite le rôle du modélisateur et la
connaissance produite est à chercher dans la modélisation elle-même. La connaissance n’est
plus dévoilement de la réalité extérieure, mais argumentation critique entre différents modes
d’organisation de significations possibles. Au principe de raison suffisante, se substitue celui
« d’action intelligente » qui nous dit que les systèmes cognitifs peuvent élaborer et
transformer des représentations intelligibles.
Au plan méthodologique on abandonne par conséquent le réductionnisme analytique et la
recherche de causes efficientes, au bénéfice d’interrogations différentes. Tout d’abord, les
catégories sociales (du sens commun) sont toujours interrogées et passent par une
déconstruction. Cette méthode permet de mettre en relief l’historicité et la culturalité de tout
fait social. Comme nous l’avons dit, des catégories aussi évidentes que « femme et homme »
nécessitent une déconstruction afin d’en saisir le caractère culturel. Par la suite, la
représentation du phénomène à observer exprime, non pas un modèle qui cherche à approcher
la réalité, mais une méditation du sujet sur l’objet. Cette méditation est projective (c’est-à-dire
qu’elle énonce une finalité, un projet).
Dans la même perspective que les travaux sur la construction de la féminité et de la
masculinité, on peut citer les célèbres études sur la déviance sociale menées par les chercheurs
de l’Ecole de Chicago. Le combat intellectuel des premières féministes, scientifiques ou non,
fut celui de la déconstruction de catégories présumées naturelles des femmes et des hommes.
La déconstruction de ces catégories débouche également sur une réflexion qui s’étend au-delà
de la sphère scientifique et envahit le champ social et politique du monde vécu. Cette attitude
épistémologique permet d’expliquer le fait que les significations sociales des déviances

2
Dans le monde vécu la connaissance n’est pas destinée à l’explication des phénomènes au sens scientifique du
terme, mais elle est tournée vers l’acquisition de connaissance qui permet de si situer (identifications) et d’agir
dans le monde social (ce que Grize (réf ? ?) appelle la « logique naturelle »).

6
varient selon les époques et peut favoriser l’émancipation d’un groupe social dominé et
stigmatisé. Comme l’écrit Rorty (1990), l’épistémologie ne doit pas chercher à fonder la
connaissance sur le monde, mais doit fournir à la société les moyens de se libérer des discours
et des comportements caducs. A notre avis les travaux des féministes, l’essai de De Beauvoir
en tête, ont précisément permis de considérer les discours généralement admis sur la(les)
femme(s) comme obsolètes.
Les travaux de Foucault ont également été extrêmement importants pour la conceptualisation
constructiviste des rapports de genre (Carver et Mottier, 1998). Ces auteurs ont montré
comment s’effectue la construction sociale des discours sur la normalité et par conséquence
sur la déviance. Dans « L’archéologie du savoir » (1969), l’auteur traite le discours non pas en
analysant ce qu’il dit, à partir d’un contexte donné (tel que les psychopathologies, la médecine
ou l’économie politique), mais de ce qu’il occulte. Ce non-dit (les présupposés, ce qui va de
soi) repose secrètement sur un déjà dit préalable qui n’a effectivement jamais été dit. Selon
Foucault l’analyse historique du discours est la construction de ces silences implicites. Son
but est par conséquent de constituer un autre discours qui mette en mot ces origines occultées,
empreintes de relations de pouvoir que véhiculent les institutions productrices des discours
explicites. L’immense travail qui a été accompli et qui reste à accomplir dans le domaine des
études sur la construction sociale des rapports de genre est aussi une entreprise d’explicitation
de silences séculaires. La déconstruction est diagnostic, elle est une méthode pratique.
Foucault ne la définit ni comme philosophie, ni comme théorie ou science. C’est un éclairage
particulier du discours, un angle d’attaque mis en évidence par les régularités énonciatives, les
modes de succession, d’enchaînement et de coexistence des énoncés, les règles de formation
des concepts transmis. Une grande importance est ainsi accordée au contexte de ces réalités
vécues. A l’image de l’historicisme de Dilthey, des principes d’interprétation tels que la
« détermination situationnelle » et la « place dans la vie » sont centraux dans les travaux
d’inspiration constructiviste (Berger et Luckmann, 1986).
La(e) chercheuse(eur) qui s’inspire du constructivisme croit à la force normative des
catégories de sens (Lieberman, 1997). Déconstruire les catégories sociale qui semblent aller
de soi veut dire opérer une analyse génétique pour culturaliser ce qui paraît comme naturel.
Culturaliser le naturel permet à une société d’être dynamique et de substituer les discours
figés par des discours mobiles. Le concept de race, qui durant des années semblait avoir une
réalité ancrée dans la nature, a été déconstruit par les premiers anthropologues culturalistes et
c’est en partie grâce à ce nouvel éclairage sur les différences entre êtres humains qu’il a été
possible de changer le sens social de ce concept et de le bannir du vocabulaire toléré. Comme

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l’écrit Derrida (1967), sous de simples oppositions binaires (femme/homme, noir/blanc etc.)
qui traversent quotidiennement les discours dans le monde vécu, s’expriment des jugements
de valeurs, des hiérarchies, des dominations (Spivak, 1976). Mais la catégorisation amène-t-
elle « tout naturellement » à la classification non seulement nominale mais aussi ordinale ?
Certaines chercheuses en doutent (Guillaumin, 1982), car le processus cognitif de
catégorisation qui permet l’appréhension du monde n’est pas hiérarchisant en soi, ce sont les
rapports de domination dans les pratiques politiques et sociales qui fondent la hiérarchisation
des catégories. La déconstruction, plus qu’une entreprise qui cherche à gommer des catégories
(mentales et/ou sociales), est une contribution aux modifications du sens donné aux catégories
elles-mêmes et aux relations qu’elles entretiennent entre elles. Les mêmes arguments que l’on
avance pour ce qui est des catégories de sexe peuvent également être tenus pour des
catégories comme les criminels, les pervers, les pauvres etc. Lorsque la criminologie (à l’aide
de disciplines telles que la phrénologie) affirmait que l’on était criminel de père en fils, cette
science contribuait à la légitimation scientifique d’une « naturalisation » du criminel et par
conséquent à son enfermement dans l’immobilité de l’inné. La reconnaissance du caractère
social et culturel de certains comportements a permis leur insertion dans un espace social et
politique de discussion, dans lequel la responsabilité est partagée et les remèdes à apporter à
ces mêmes comportements sont différents. De manière analogue, la culturalisation de la
femme et de l’homme a permis de les arracher aux déterminismes naturels et les a projetés
dans un monde où le caractère culturel de leurs interactions les confronte avec la complexité
et la dynamique de leurs rapports.

Le constructivisme comme conception du monde vécu et dynamiques sociales


Le constructivisme est une théorie de la connaissance, mais elle est aussi une conception du
monde vécu. Une telle vision de la connaissance et du monde vécu fait référence à une
tradition épistémologique héritée de la phénoménologie et d’une certaine critique du réalisme
historique par des auteurs tels que Simmel, Weber, Schutz ainsi que, plus proches de nous,
Berger et Luckmann (1986) ou encore Searle (1998). Cette épistémologie assume que la
« réalité » des rapports sociaux est construite par les acteurs sociaux eux-mêmes à travers des
actes quotidiens. Les acteurs sociaux définissent la situation et non l’inverse. C’est cette
tradition sociologique qui a donné lieu aux écoles américaines de l’interactionnisme
symbolique et de l’ethnométhodologie, notamment. Or, il ne s’agit bien évidemment pas de
postuler que tout est illusion ou alors que les acteurs sociaux vivraient dans une sorte
d’imaginaire social que l’on pourrait opposer à la réalité objective. Au contraire, pour les

8
sciences sociales d’inspiration constructiviste, il s’agit de comprendre ce qui fait office de
réalité pour les acteurs d’un système social donné (Giddens, 1974).
Dans la perspective de la recherche sur les rapports de genre, la méthode de déconstruction est
apparue comme un passage obligé, mais si l’on adopte une épistémologie constructiviste on
assume également que le champ scientifique et le champ social ne sont pas imperméables l’un
à l’autre. Comme l’avait montré Piaget, toute nouvelle connaissance change le connu. Non
pas au sens du rationalisme classique, mais comme expérience qui altère l’objet étudié lui-
même. Adopter une position constructiviste en sciences sociales c’est assumer que ce que l’on
produit comme interprétation du monde vécu entre à faire partie de ce même monde. Si l’on
se dégage de la position positiviste qui prétend découvrir une réalité extérieure au sujet
connaissant et qui entend expliquer les causalités engendrant les phénomènes, la
responsabilité des sciences sociales vis-à-vis de la société dans son ensemble s’accroît. Cette
responsabilité se réfère au « contrat social de la science et de la société » (Le Moigne, 1995).
Dans le cas du positivisme le contrat social stipule que les scientifiques doivent découvrir des
vérités sur la réalité. Les résultats sont autant de renseignements sur le réel qui peuvent
donner lieu à des décisions politiques et qui proposent des significations sociales à partager.
On connaît l’effet légitimateur que produisent les recherches scientifiques sur le social en
général et le politique en particulier. La(e) scientifique positiviste est dégagé de sa
responsabilité car il n’a procédé qu’à l’éclairage de ce qui est. Le contrat social de la science
d’inspiration constructiviste stipule que l’on se pose la question de la finalité de la science. La
recherche scientifique n’est pas dévoilement de la réalité mais proposition d’un ensemble de
significations dans l’espace public. Pour cela il est nécessaire de se poser la question de savoir
quelle est la meilleure façon de nommer de manière intelligible un phénomène social ou des
rapports sociaux. Ce qui est dit dans la sphère scientifique se répercute dans le monde vécu et
participe à la construction du sens socialement partagé et vice-versa. Le monde vécu n’est pas
un espace vide mais il est traversé par des luttes de pouvoir et en général par des
structurations sociales au sein desquelles des groupes dominent et d’autres sont dominés. Ce
que produit la science est à tout moment utilisable à des fins de domination. Habermas (1976)
nous montre la fonction affirmative et idéologique du positivisme qui tend à occulter la
dimension politique des sciences sociales. Si les sciences humaines et sociales doivent avoir
un intérêt (au sens d’intérêt universel) il ne peut être que celui de favoriser l’émancipation de
groupes sociaux dominés, stigmatisés, marginalisés et de favoriser d’éclosion d’une société
fondée sur le respect de l’autre.

9
Les études sur la condition féminine et sur les rapports de genre se trouvent en permanence
pris entre l’intérêt scientifique et le combat social et politique pour le changement. Mais ceci
n’est pas l’apanage des études de genre mais de toutes les sciences sociales et humaines.
Comme l’a admirablement écrit Berthelot (1996), les sciences sociales peuvent être les
propagandistes d’une problématisation raisonnée du monde vécu et elles peuvent aider à
comprendre que les phénomènes sociaux, entre sphères d’action et justification, sont
également le résultat d’orientations pratiques et donc de choix politiques. Pour cela si l’on se
limite à la déconstruction qui, nous l’avons dit, permet de mettre en lumière les mécanismes
de catégorisation et d’en démontrer le caractère de construction symbolique, on court le risque
d’effacer également l’expérience que les sujets font de cette différence biologique. La
déconstruction poussée à l’extrême propose aux femmes de se libérer dans la non-identité. Si
d’un point de vue philosophique cette démarche est totalement légitime, en prenant des
distances avec toute identité de genre, les femmes se trouvent sans aucun levier politique et
social pour changer leur réalité (Kristeva, 1987 ; Piccone et Saraceno, 1996). En effet,
comment pourrait-on imaginer une monde vécu où les catégories de sens seraient absentes ?
Les processus de cristallisation de sens (même temporaires) et d’identification sociale sont
propres à toute société et à tout individu. Une position purement nominaliste aura pour effet
de transformer le genre en une catégorie vide d’opposition ou de relation entre le masculin et
le féminin (Alcoff, 1997).

En conclusion
Nous sommes plus proches des conceptions post-modernes ou post-structuralistes de l’étude
des rapports de genre qui défendent une politique de localisation, de positionnement
permettant de définir les femme et les hommes non pas en fonction d’attributs particuliers,
mais en fonction de la position occupée dans un contexte (Nicholson, 1990). Cette vision des
rapports de genre est proche des travaux de Giddens (1987) qui placent au centre des analyses
les pratiques sociales3. L’identité (individuelle et sociale) est par conséquent fluctuante,
dépendante du contexte, relative au moment de l’analyse. Les acteurs sociaux ont un rôle actif
dans l’interprétation des valeurs qui ne sont que partiellement prédéterminées4, mais qui
fluctuent en fonction des contextes. Le positionnement de la personne dans un contexte a pour
effet de changer sa lecture des faits et, comme dans le monde Occidental d’aujourd’hui, la

3
C’est également la démarche de Bourdieu qui toutefois se concentre plus sur les phénomènes de reproduction
sociale que de changement.
4
Par des phénomènes de socialisation et plus généralement culturels.

10
mobilité sociale s’est accrue tant du point de vue des idées que de la position socio-
économique, les identités sont également plus mouvantes. Nous plaidons pour une
théorisation parcimonieuse des identités de genre en termes de catégorisation et pour des
études de terrain abondantes et variées tout en prenant en compte les spécificités symboliques
de chaque champ d’analyse. Cette démarche ne permet pas de grandes généralisations
traversant les champs sociaux et elle reste, par conséquent, modeste sur la possibilité (et la
pertinence), pour les sciences sociales, de développer des théories générales. En revanche, elle
plaide pour des études minutieuses situées dans le temps, l’espace et les sphères de sens dont
les règles du jeu et les fonctions font l’objet d’une description détaillée (littérature, politique,
économie, médias, art etc.). Les acteurs sociaux agissant dans un cadre (symbolique, social,
politique économique) ont des buts et les choix d’action limités en fonction du contexte
historique, social et personnel. Des travaux ont montré que les identités et les pratiques
sociales se forment dans des contextes donnés et que la structure n’est pas prédéterminée,
mais elle se construit historiquement (Connel, 1987). Cette approche des études genre est
proches des travaux de la psychologie cognitive qui veut comprendre les comportements
humains en reconstruisant la situation et le contexte de leur déroulement.
Ce constructivisme défend un relativisme qui admet l’existence de plusieurs réalités
dépendantes des individus ou groupes qui en sont porteurs. Ces réalités ont à être interrogées
par la recherche. En déconstruisant les oppositions entre catégories, il devient possible de
comprendre quels sont les buts de cette construction dans des contextes caractérisés par des
conjonctures économiques et sociales, des luttes de pouvoirs et des stratégies de
positionnement et d’identification (Scott, 1988).

REFERENCES

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Berthelot, Jean-Michel (1996), Les vertus de l’incertitude, Paris: PUF.
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