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RAYMOND BOUDON ET

LE PARADIGME DE
L’INDIVIDUALISME
MÉTHODOLOGIQUE
Mircea VULTUR

Publié dans Aspects sociologiques, Vol. 6, no 1, DÉCEMBRE 1997, pp. 30-37.

Cet article présente les grandes lignes de la pensée de Raymond Boudon, l’un des
chefs de file de l’individualisme méthodologique, l’une des tendances importantes de
la sociologie contemporaine. Ce courant s’appuie sur quelques grandes idées et/ou
principes : l’individu comme unité de référence première de l’analyse sociologique,
la rationalité située des acteurs sociaux, l’agrégation des actions individuelles et les
effets pervers. De plus, l’essai synthétise l’une des études célèbres de Boudon por-
tant sur le système universitaire français et expose quelques considérations critiques
sur le paradigme.

dres généraux d'une sociologie de l'ac-


tion. L’« actionnisme » prôné par Bou-

D ans le champ sociologique


contemporain Raymond
Boudon occupe une position
privilégiée tant par la nature de sa dé-
marche sur le terrain de la méthodologie
que par ses apports au cadre conceptuel
don se différencie aussi bien de l'interac-
tionnisme symbolique qui s'intéresse
surtout à l'analyse des interactions socia-
les directes (situations où les différents
acteurs sont présents simultanément) que
de l'actionnalisme, produit des travaux
d'Alain Touraine centrés principalement
des sciences sociales. En France, il re- sur l'étude des mouvements sociaux.
présente un des quatre pôles dominants
qui structurent le monde des sociologues Dans un climat général d'émer-
à côté de Pierre Bourdieu, de Michel gence de l'idéologie libérale, l'individua-
Crozier et d'Alain Touraine. Après des lisme méthodologique apparaît comme
travaux quantitativistes effectués en par- un paradigme capable d'expliquer les
tie aux États-Unis (où il a travaillé avec phénomènes sociaux — que ceux-ci re-
Paul Lazarsfeld), Raymond Boudon s'est lèvent de la démographie, de la science
orienté vers l'étude des modèles formels politique, de la sociologie ou de toute
en réalisant des travaux situés entre la autre science sociale particulière — par
description et l’explication, dans les ca- l'agrégation des comportements indivi-

1
duels. Boudon, le principal initiateur, sophe néo-positiviste à l’intérieur du
énonce que le principe de vérité dans positivisme, il a opposé à l'empirisme
l’explication d'un phénomène de la so- dominant dans l'école de pensée du cer-
ciété repose sur la nécessité de recons- cle du Vienne, un rationalisme non
truire les motivations des individus tou- moins logiciste.
chés par le phénomène en question, et
d’appréhender ce phénomène comme le d) Vilfredo Pareto (l'un des fondateurs
résultat de l'agrégation des comporte- de l'économie mathématique), surtout
ments dictés par ces motivations. avec sa théorie des actions non-logiques
qui soutient que les crises économiques
L'individualisme méthodologique résultent de ce que les anticipations des
prend appui principalement sur les cou- agents sont partiellement irrationnelles et
rants de pensée suivants : s'influencent réciproquement. Du point
de vue sociologique, il a développé une
a) L'utilitarisme de l'économie politique approche soutenant qu'un comportement
classique, dont le schéma d'explication est rationnel quand les moyens utilisés
privilégie l’individu rationnel qui se dé- par un individu sont en adéquation avec
cide toujours selon son intérêt (ce que les buts qu'il s'est fixé. Dans son esprit,
Jean Marchai appelle « l'homme de Des- la rationalité se confond avec l'efficaci-
cartes »). L'initiateur de l'utilitarisme est té : une action est rationnelle quand elle
J. S. Mill qui dans le livre IV de sa est efficace. Sont au contraire illogiques,
« Logique » (1843) prétend déduire les les actions inefficaces.
réalités sociales des « principes de la
nature humaine », ce qui implique le e) Friedrich von Hayek, le plus célèbre
postulat individualiste. représentant de l'école néo-classique
autrichienne, défenseur ardent du subjec-
b) L'interactionnisme de Talcott Parsons tivisme méthodologique (l’économie ne
(lui-même influencé par l'école classique peut être connue qu'à travers l'étude des
et de ce point de vue très peu connu avec actions et des comportements indivi-
ses théories concernant les aspects éco- duels; les institutions ne sont que le pro-
nomiques de la société), célèbre théori- duit des choix des actions individuelles).
cien de la sociologie américaine, pour
lequel la conduite humaine est motivée Le terme d'individualisme mé-
par les significations que trouve l’acteur thodologique apparaît en 1871 chez Karl
dans le monde qui l'entoure. Menger (économiste autrichien néo-
classique), et il a été repris par Joseph
c) Les positions épistémologiques de Schumpeter (économiste situé à la fron-
Karl Popper, exposées surtout dans son tière entre l'école classique et néo-
ouvrage Misère de l'historicisme (il est classique) dans le domaine de la socio-
impossible de prédire le cours futur de logie. Cette expression est le point de
l'histoire pour des raisons strictement départ de l'approche compréhensive de
logiques) et dans un essai intitulé « La Max Weber. En cherchant à comprendre
rationalité et le statut de principe de ra- la « relativité significative des compor-
tionalité »1 ; pour K. Popper le principe tements » (Julien Freund), le grand pen-
de la rationalité est avant tout une pre- seur allemand met, en fait, l'individu à la
mière approximation de la réalité. Philo- base de sa sociologie. Le collectif, pour

2
Weber, en cherchant à comprendre
la « relativité significative des com-
M. Weber, ne constitue pas une réalité
portements » met, en fait, l’individu
en soi. La compréhension, écrit-il,
à la base de sa sociologie.
« considère l'individu comme l'unité de
base, je dirai son atome... » 2 En plus, bien qu'il existe des institutions, des
dans une lettre à l'économiste margina- souvenirs collectifs, etc. »5
liste Robert Liefmann, en 1920, Weber
écrivait : « La sociologie elle aussi Le paradigme individualiste peut
(c'est-à-dire comme l'économie) doit être donc se résumer ainsi : tout phénomène
conduite de façon strictement individua- social s’explique par l'agrégation des
liste du point de vue méthodologique »3. actions individuelles. Cette perspective
M. Weber affirmait donc construire la suppose que l'individu est le point de
sociologie à partir des individus et non départ de toute analyse sociologique et
du tout social (cette question d'un Weber s'oppose ainsi à l’holisme méthodologi-
individualiste est encore un sujet de po- que qui s’en tient à la mise en évidence
lémique parmi les sociologues). des régularités sociales, expliquées par
l'action des forces sociales qui détermi-
Raymond Boudon va systémati- neraient les comportements des acteurs.
ser cette perspective et, dans une certaine Pour Boudon, il faut toujours partir du
mesure, la radicaliser. Il est, en fait, l'un postulat de l'individualisme méthodolo-
des très rares sociologues qui trouve une gique, qui suppose que les acteurs cher-
place bien définie pour les constructions chent à optimiser leurs décisions, en te-
théoriques de Weber dans sa typologie nant compte des contraintes du système.
des théories en sciences sociales4. Un schéma d'action peut être formulé de
la manière suivante : des acteurs (indivi-
Avant d'entreprendre le chemi- dus ou groupes) engagés dans une situa-
nement théorique, deux remarques s'im- tion dont les caractéristiques sont plus ou
posent afin d'éviter des contresens, tou- moins contraignantes poursuivent des
jours possibles : buts, et pour ce faire manipulent des
ressources qui se traduisent en des com-
i) les acteurs individuels peuvent être portements significatifs.
non seulement des personnes mais toute
unité collective (firme, nation, etc.) ou On pourrait dire que l'individua-
groupes dotés d'instances de décision lisme méthodologique se situe dans la
collective. ligne traditionnelle de la sociologie
compréhensive : il affirme que, comme
ii) l’individualisme méthodologique ne tout phénomène social est le résultat
doit pas être confondu avec l'atomisme d'actions individuelles, un moment es-
qui suppose des acteurs complètement sentiel de toute analyse sociologique
isolés les uns des autres; il exige même consiste à comprendre ces actions et,
que les individus soient considérés d'autre part, qu'une théorie sociologique
comme insérés dans un contexte social. qui introduit dans l'explication des mé-
L'individualisme méthodologique « ne canismes psychologiques ne peut être
suppose pas que les individus soient sus- considérée comme valide. L'individua-
pendus dans une sorte de vide social [...]; lisme méthodologique n'est pas satisfait
il n'affirme pas non plus que la société se d'hypothèses à la Le Bon (qui explique
réduit à un agrégat d'individus : il sait les phénomènes de foule par le recours à

3
deux hypothèses, celles de conséquence l’attention prioritaire du
l’« automatisme » et de la « conta- sociologue doit être portée à celle-ci.
gion »), et exclut par principe les expli-
cations faciles de ce qu'on appelait autre- Il est intéressant de signaler ici la
fois la psychologie collective. « Une position de Boudon concernant la rela-
sociologie soucieuse de scientificité, tion entre l’individualisme méthodologi-
c'est-à-dire se donnant pour objectif la que appliqué dans le domaine sociologi-
production d'un savoir, se doit les élimi- que et l'axiomatique utilitariste (sur la-
ner »6. Aussi à propos des théories holis- quelle persistent des interprétations logi-
quement erronées). Il précise que « rien
« l’axiomatique utilitariste est souvent dans les principes [de l'individualisme
pertinente : biens des comportements méthodologique] n'indique que les
humains s’expliquent par l’intérêt ». croyances et les comportements indivi-
duels devraient être exposés à partir des
tes comme le structuralisme et le mar-
considérations d'intérêt » mais qu'en
xisme, par exemple, Boudon note que
même temps « l'axiomatique utilitariste
leurs postulats ne servent pas à grand-
est souvent pertinente : bien des compor-
chose quand il s'agit d'expliquer des so-
tements humains s'expliquent par l'inté-
ciétés vivantes; de plus, ils nient la liber-
rêt ».
té et l’autonomie des individus, en ne
tenant pas compte, dans l'étude d'un sys-
La rationalité qui caractérise l'ac-
tème social, du caractère relativement
tion des acteurs sociaux placés toujours
ouvert de leur champ d'action. Dans la
dans des situations contraignantes repré-
plupart de ses livres il s'élève contre le
sente un élément principal du paradigme
sociologisme et ses variantes : l'hyper-
individualiste. Expliquer le comporte-
fonctionnalisme (qui considère toute
ment rationnel d'un acteur « c'est mettre
conduite humaine comme l'expression
en évidence les bonnes raisons qui l'ont
d'un rôle social par rapport auquel l'ac-
poussé à adopter ce comportement, tout
teur n'a aucune marge d'interprétation ni
en reconnaissant que ces raisons peu-
aucune déviance possible), l'hypercultu-
vent, selon le cas, être de type utilitariste
ralisme (qui fait de l'action la résultante
ou téléologique, mais aussi bien apparte-
exclusive de facteurs antérieurs à l'action
nir à d'autres types. » 7 Boudon propose
et qui sont de l’ordre de la socialisation),
donc de considérer une action comme la
le réalisme totalitaire (pour lequel tout
manifestation des raisons et part du pos-
choix n'est libre qu'en apparence; en ré-
tulat que le sujet prend appui sur le sys-
alité il est imposé par la « structure so-
tème de raisons qu'il estime le plus fort,
ciale »). La société, aux yeux de Bou-
mais qu’il est pertinent aussi de partir du
don, n'est pas une vaste organisation
postulat que l'acteur peut agir en fonc-
régie par des règles et des rôles, n'est pas
tion des raisons perçues par lui comme
un ensemble d’individus programmés
valides. Donc, il est évident que l'analyse
par leur socialisation, n'est pas une for-
sociologique ne peut se contenter de la
mation sociale gérée sans partage par
théorie de la rationalité développée dans
une classe dominante à travers les rap-
le sillage de l'économie classique et qui
ports de production et l'appareil d'État.
se réduit à une vision étroite de la ratio-
L'ordre social est le résultat de la com-
nalité instrumentale. La rationalité postu-
position des actions individuelles et en
lée par Boudon est une rationalité située

4
qui tient compte des ressources de l'ac- À l'opposé dans le contexte du
teur et des contraintes structurelles de « contrat », les individus se trouvent
l'action. Il est ainsi amené à distinguer, à dans un système fonctionnel où leurs
côté de la rationalité utilitaire, chère aux actions et leurs décisions ne peuvent
économistes, des formes de rationalité avoir lieu sans échange social (temps et
atténuée : rationalité par rapport aux lieu d'un rendez-vous, accord sur le sujet
valeurs, rationalité par rapport à la tradi- d'un traité, etc.). Au cœur de l'analyse de
tion, etc. L'extension du concept de ra- ce système se trouve la notion de rôle au
tionalité permet de faire entrer dans le sens de Robert Merton.
cadre d'analyse, selon Boudon, prati-
quement tous les comportements so- C'est le système d'interdépendan-
ciaux. L'homo sociologicus que présente ce qui constitue l'objet privilégié de
l'auteur est une version raffinée, plus l’individualisme méthodologique, parce
complète et plus nuancée de l’homo oe- que ce contexte d'« état de nature » a la
conomicus qui tient compte de la com- particularité, en raison de sa structure, de
plexité des sujets sociaux. L’homo socio- créer à partir des comportements indivi-
logicus se rapproche fortement de duels des phénomènes sociaux non-
l'homme des temps modernes contraint attendus, ce que Boudon appelle des
d'utiliser sa propre boussole parce que la « effets pervers ». Ceux-ci représentent
société ne lui montre plus guère les voies « des effets — individuels ou collectifs
à suivre. C'est pourquoi le sociologue — résultant de la juxtaposition de com-
doit accorder une attention plus grande à portements individuels, sans être inclus
la complexité du jeu entre l'autonomie dans les objectifs recherchés par les ac-
des agents (qui résulte d'une inadéqua- teurs; bref des effets non-intentionnels.».
tion partielle entre la structure de l'envi- Appelés aussi effets de composition ou
ronnement social et la position de cha- d'agrégation, les effets pervers sont fami-
cun au sein du système) et les contraintes liers aux économistes, sans cesse
de structure. confrontés à des phénomènes macroéco-
nomiques qui résultent de la composition
Sur ce point, Boudon prend soin des actions non-liées, non-concertées
de distinguer deux types de situations d'un grand nombre d'agents économi-
bien différents. Dans le premier, quali- ques. En sociologie les effets pervers
fiés de structures d'interdépendance, les constituent un mécanisme générateur de
individus se trouvent dans un contexte changement parmi d'autres qui est omni-
« d'état de nature ». C'est-à-dire que présent dans les sociétés modernes com-
«chaque individu est placé par les insti- plexes.
tutions dans une situation telle qu'il peut
se déterminer indépendamment de toute Sur une ligne traditionnelle on
entente avec autrui et de toute approba- peut situer l'individualisme méthodolo-
tion de la part d'autrui, et, plus généra- gique sur le même plan que la philoso-
lement sans risquer de sanction (morale phie politique classique, celle qui va de
ou légale) pour les effets que ses actions Locke à Rousseau, Smith et Tocqueville,
pourraient entraîner sur le bien-être d'au- en passant par la sociologie compréhen-
trui ».8 sive de Weber, Sombart, Simmel et par-
mi ces derniers avec Merton, qui raison-

5
ne aussi dans des termes de pensée indi- nouveaux tels que les Instituts universi-
vidualiste. taires de technologie (I.U.T.) ou de filiè-
res de structure nouvelle à l'intérieur des
Un exemple d'analyse : les institutions institutions anciennes). Ce qui signifie
universitaires françaises que l'accroissement du taux de scolarisa-
tion secondaire se répercute très large-
Dans le cadre de son ouvrage Ef- ment sur la demande de formation uni-
fets pervers et ordre social, Raymond versitaire; dans la mesure où la structure
Boudon a publié deux études sur l'ensei-
gnement supérieur français, dans les- En sociologie les effets pervers consti-
quelles il a appliqué les postulats de l'in- tuent un mécanisme générateur de
dividualisme méthodologique. Boudon changement […] qui est omniprésent
s'est intéressé aux changements institu- dans les sociétés modernes complexes.
tionnels qui ont affecté le système uni-
versitaire français, avant et après 1968. de l'emploi ne se transforme pas au mê-
Le premier article (« Institutions scolai- me rythme, on assiste au processus de
res et effets pervers-1 Après 1968 ») est surqualification des jeunes et de dévalo-
consacré à l'étude des modifications in- risation des diplômes. À ces effets
troduites par les changements institu- s’ajoutent d'autres : ainsi par exemple, la
tionnels au champ d'action et de décision multiplication des formations universi-
des individus, le second (« Institutions taires ne semble-t-elle pas exercer l'effet
scolaires et effets pervers -2 L'ensei- attendu sur le développement économi-
gnement supérieur court ») met en évi- que, en particulier parce que l'extension
dence une structure d'interdépendance, du public étudiant passe par sa féminisa-
où la juxtaposition de stratégies ration- tion et une relative démocratisation de
nelles engendre des effets pervers. Les son recrutement, ce qui conduit à une
textes ont donc une forte portée métho- orientation accrue vers les Facultés de
dologique, et s'efforcent de mettre en lettres et de sciences qui contribue beau-
lumière, par le biais des principes de coup plus à l’autoreproduction du systè-
l’individualisme méthodologique, les me de l'enseignement qu'au développe-
effets résultant de la relation entre les ment industriel et commercial. L'axiome
institutions scolaires et les comporte- selon lequel l’augmentation du taux de
ments individuels. scolarisation entraîne nécessairement un

Pour Boudon, « une donnée insti- La rationalité des étudiants repose non
tutionnelle de base domine la vie univer- pas sur une adéquation entre moyens et
sitaire française avant et après 1968 : la fins mais sur une évaluation des gains et
structure quantitative et qualitative des des risques, ce qui rappelle la théorie des
flux est le résultat de l'agrégation des jeux de Morgenstern et Von Neumann.
décisions scolaires individuelles. En rai- bénéfice économique et social collectif
son du principe du libre accès à l'Univer- est ainsi remis en cause. Les échanges
sité, la régulation de ces flux ne peut être entre le système universitaire et le sys-
obtenue par une intervention directe sur tème économique ne peut pas se déve-
ces flux, mais seulement par la création lopper d'une manière souhaitable.
d'incitation adventices. » 9 (en particulier
la création soit de types d'établissements

6
L’absence donc de la possibilité du raisonnement que fait Boudon pour
institutionnelle de régularisation de la expliquer l'échec des I.U.T. : l'Université
demande scolaire a entraîné des effets traditionnelle a l'avantage considérable
pervers qui sont la résultante des actions d'offrir non la garantie mais l'espoir
individuelles des membres du corps étu- d'une rémunération sociale supérieure à
diant. la moyenne. Étant donné le caractère
inflationniste de la demande au niveau
Pour l’adéquation entre l’offre universitaire, l’Université ne peut garan-
universitaire et la demande socio- tir un niveau de rémunération supérieur à
économique des compétences par une la moyenne qu'à une minorité faible et
correction des facteurs qui caractéri- d'importance décroissante (par la logique
saient l'enseignement supérieur (à savoir même de l'inflation) des étudiants qui
l'accroissement rapide des effectifs, l'im- s'adressent à elle. Mais chaque étudiant
portance relative des effectifs d'étudiants pris en particulier n'a pas de raison de
optant pour des carrières universitaires à renoncer aux avantages supplémentaires
finalité professionnelle diffuse (études que l'Université traditionnelle peut lui
littéraires) et l'allongement considérable procurer, même si la probabilité d'obte-
de la durée des études supérieures), on a nir réellement ces avantages supplémen-
créé des institutions nouvelles. Ces insti- taires est très faible, à partir du moment
tutions visaient à produire des spécialis- où tout le monde tient un raisonnement
tes, en fonction non pas de frontières identique.
académiques traditionnelles, mais selon
les besoins de l’économie (de plus ces Bref, les Facultés permettant
filières avaient une dispersion géogra- d'espérer des avantages futurs intéres-
phique permettant l'égalisation des chan- sants, lorsque les chances d'obtenir ces
ces d'accès à ce niveau d'enseignement, avantages ne sont pas encore irréalistes,
et des méthodes pédagogiques différen- la plupart des étudiants ont rationnelle-
tes). ment intérêt à prendre le risque de choi-
sir les études les plus longues et les plus
Ces institutions nouvelles aléatoires (Boudon soutient en fin de
n'étaient pas une mauvaise affaire pour compte, qu’au niveau normatif, une bon-
les étudiants : les bourses étaient beau- ne politique est celle qui s'efforce de
coup plus généreusement attribuées aux provoquer de bonnes conséquences plu-
étudiants des I.U.T. qu'aux étudiants des tôt que celle qui s'appuie sur de bons
universités traditionnelles, les méthodes principes). La rationalité des étudiants
pédagogiques étaient plus modernes et repose non pas sur une adéquation entre
plus efficaces; en matière de rémunéra- moyens et fins mais sur une évaluation
tion économique, ces étudiants obtien- des gains et des risques, ce qui rappelle
nent en moyenne des revenus compara- la théorie des jeux élaborée depuis les
bles à ceux de leurs collègues qui ont années 40 par Oskar Morgenstern et
passé quatre ou cinq ans à l'Université. Il John Von Neumann.
est vrai, en même temps, que les étu-
diants des I.U.T. obtiennent moins sou- On est donc dans un type de rai-
vent que les licenciés de l’enseignement sonnement individualiste, où on analyse
long des salaires s'écartant fortement de les changements induits par une mesure
la moyenne. Et ici c'est un point essentiel de politique éducationnelle sur les com-

7
portements des acteurs et les effets pro- pervers et ordre social, explique selon
duits dans le champ social par les agré- Boudon pourquoi la démocratisation
gations des conduites individuelles (qui scolaire ne s'est pas accompagnée de
répondent au principe de rationalité). l'égalisation des chances scolaires : « Le
fait que chaque unité familiale manifeste
Les études de Boudon pénètrent une demande scolaire supérieure à celle
plus profondément dans les rouages du qu'une famille comparable aurait mani-
système institutionnel de l'Université festée à une période antérieure a pour
française, en mettant en évidence d'au- effet que chacun acquiert son statut so-
tres types d'effets engendrés par l'inadé- cial à un coût plus élevé, que la démo-
quation des structures aux attentes indi- cratisation des chances scolaires n'a guè-
viduelles (baisse de temps consacré à re influencé ni l'égalité des chances sco-
l’étude, baisse de la qualité de la forma- laires ni l'égalité des revenus. La logique
tion, niveau faible d'identification des de l’action collective en vue de la pro-
étudiants avec l'institution universitaire, duction des biens collectifs a pour effets
etc.) qui finalement mettent en cause la d'engendrer des structures de représenta-
manière dont est remplie une des fonc- tions oligarchiques qui peuvent avoir des
tions essentielles de l'Université, à savoir conséquences négatives pour tous. » 10
la production et la transmission du sa- Selon cette thèse, une réduction de l'iné-
voir. En partant des attentes des indivi- galité des chances scolaires, à travers en
dus, de leurs comportements basés sur la particulier le développement de
rationalité individuelle, l'analyse de l’éducation (augmentation du nombre de
Boudon suggère que l'Université françai- places disponibles dans les appareils
se repose sur un système institutionnel scolaires), ne s'accompagne pas néces-
engendrant plusieurs variétés d'effets sairement d'une réduction de l'inégalité
pervers, à la fois du point de vue collec- des chances sociales. En accroissant l'in-
tif et du point de vue individuel qui vestissement scolaire, chaque famille
viennent se conjuguer et se renforcer les contribue à l'élévation de la barre de la
uns les autres. Un fait non voulu (l'échec réussite scolaire. Cet effet est bien sûr
des I.U.T.) apparaît comme l'effet appa- négatif parce qu'il crée un cercle vicieux
remment irrationnel des comportements ayant pour conséquence sociale une élé-
des individus qui, en réalité, ont de bon- vation des niveaux d'éducation qui ne
nes raisons pour se comporter de cette correspond pas à la demande de
manière. On observe ici la distinction l’appareil productif (ce que Boudon
que Boudon introduit entre les compor- n'analyse pas, celui-ci se situant hors de
tements susceptibles d'être considérés son champ d'investigation).
comme rationnels par un observateur
extérieur et ceux que le sujet lui-même a Il y a d'autres exemples qui ras-
de bonnes raisons d'adopter. Expliquer semblent des observations ou des faits
un fait social revient dans une certaine réels comme par exemple celui qui vise
mesure chez Boudon à montrer qu'il peut la sociologie des intellectuels. L'auteur
être vu comme l'effet non voulu des ac- décrit comment beaucoup d'enseignants
tions rationnelles individuelles. français sont conduits à se détourner des
recherches de type scientifique pour pro-
Une autre structure d'interdépen- duire des livres susceptibles de leur don-
dance, analysée dans le chapitre Effets ner une notoriété rapide (suivant l'intérêt

8
personnel). Ces livres ne sont pas soumis tentif d'information), il faut souligner
aux « contraintes de l'éthique scientis- cependant quelques faiblesses de l'ap-
te »; ils se caractérisent au contraire proche individualiste.
« par un goût pour les propositions fragi-
les et fracassantes, pour l'obscurité, la 1) Les structures d'interdépen-
recherche d'une écriture ésotérique et dance analysées sont traitées sans aucune
personnelle, pour les synthèses hâtives et référence à la dimension temporelle des
prématurées, le refus de la réalité quali- phénomènes étudiés. Tout se passe
fié de coupure ou de rupture épistémolo- comme si la composition des actions
gique, le prophétisme ».11 individuelles était instantanée, hors de
l'histoire. Ce en quoi Boudon ne suit qu'à
On signale également l'exemple moitié l'exemple de l'économie politique
de la collection des vingt étudiants ayant qui porte une attention constante aux
à opter pour l'enseignement supérieur phénomènes cycliques et aux rétroac-
court (3 ans) ou pour l'enseignement tions des phénomènes macro-
supérieur long (5 ans), problème qui veut économiques sur les conduites indivi-
aussi mettre en évidence des résultats duelles. Aussi le refus de s'intéresser à la
paradoxaux dérivant de l'agrégation des genèse des situations et des structures
décisions individuelles (pp. 122-128 aboutit à l'absence de la dimension histo-
dans Effets pervers et ordre social). rique. La sociologie de Boudon est donc
une sociologie a-historique puisqu'elle
En se limitant à des modèles par- néglige autant les passés individuels que
tiels de la réalité sociale, Boudon contre- les passés sociaux. Dans le même sens,
dit l'assertion d'Aristote (« Seul l'indivi- on peut constater le caractère de l'ins-
tantanéité de la démarche qui résulte du
En se limitant à des modèles fait que les individus analysés semblent
partiels de la réalité sociale, avoir acquis une fois pour tout, un trait
Boudon contredit l’assertion
d’Aristote (« Seul l’individu L’autonomie de l’individu est réduite à sa
existe mais il n’y a de science capacité de trouver des stratégies ration-
que du général »). nelles, mais qui sont totalement dépen-
dantes des contraintes qui lui sont impo-
du existe mais il n'y a de science que du
sées par la tradition, l’État ou le marché.
général »), s'opposant ainsi aux grandes
constructions théoriques qui ont fait la psychologique dont la genèse n'est pas
fortune des intellectuels; il estime celles- intégrée au modèle. Par exemple dans
ci « Institutions scolaires et effets pervers -
2 L'enseignement supérieur court »,
Considérations critiques Boudon se donne pour but d'expliquer
pourquoi si peu d'étudiants choisissent la
Tout en étant conscient que le filière courte (les I.U.T.) alors qu'elle
projet de la sociologie individualiste que devrait leur paraître « objectivement »
Boudon met en œuvre est beaucoup plus avantageuse; mais il ne cherche pas à
difficile à pratiquer qu'une sociologie répondre à une autre question : quelles
holiste (parce qu'il débouche sur la mise sont les caractéristiques sociales des étu-
en évidence d'effets d'agrégation souvent diants qui finalement se dirigent vers les
complexe et qu'il suppose un effort at- I.U.T.?

9
L'individu dans la société est plus com-
2) Effets pervers et ordre social plexe et plus original que l’homo oeco-
(et d'ailleurs toute l'œuvre de Boudon) nomicus l'économie politique (partir de
souffre d'une priorité donnée à l'impres- l'individu en sociologie, exclut donc
sionnisme démonstratif. Boudon veut l'économisme pur et dur).
convaincre en juxtaposant des exemples
différents qu'il n'hésite pas à reproduire Dans ce contexte, il y a chez
en plusieurs endroits. « La meilleure Boudon ce que l'on pourrait appeler le
façon de défendre (un paradigme) est « paradoxe de la liberté ». Boudon esti-
d'en présenter des exemples me que l’individu est libre mais il dé-
d’application nombreux suggérant qu'il y montre que mis devant un choix (par
a un degré de généralité suffisant pour exemple aller à I.U.T. ou à la Faculté?),
mériter de retenir l’attention. » 12 « La la structure de la situation l'oriente iné-
variété des exemples montre la portée luctablement vers une seule solution.
générale du schéma théorique. »13 L'acteur rationnel n'est évidemment pas
libre, puisque son comportement est
Ce type d’argument rappelle Lé- conditionné par la logique de la situa-
nine qui dans son ouvrage tion; l'acteur est pris dans une structure
L’impérialisme, stade suprême du capi- d'interaction qui lui laisse seulement
talisme disait que « l'extrême complexité l'illusion de la liberté.
des phénomènes de la vie sociale permet
toujours de trouver autant d'exemples ou Au-delà des critiques qu'on peut
de données isolées qu'on voudra à l'appui lui apporter, l'individualisme méthodo-
de n'importe quelle thèse. » logique représente un cadre d'analyse
sociologique pertinent, un modèle
3) Si l'on regarde de plus près, les d’intelligibilité du réel qui tient compte
analyses de Boudon, on découvre une de la complexité des phénomènes so-
contradiction logique dans laquelle s'en- ciaux. Ennemi des généralisations hâti-
ferme l’individualisme méthodologique ves, persuadé que toute théorie qui pré-
qui affirme sans cesse l'autonomie de tendrait donner une explication globale
l'individu et développe en même temps des sociétés humaines est inéluctable-
des exemples qui font place aux ment vouée à l'échec, partisan d'un dé-
contraintes des structures et des situa- terminisme graduel, Raymond Boudon
tions. L'autonomie de l'individu est ré- exerce, surtout dans cette étape d'effon-
duite à sa capacité de trouver des straté- drement des grands systèmes explicatifs,
gies rationnelles, mais qui sont totale- une influence de plus en plus grande sur
ment dépendantes des contraintes qui lui la théorie et la pratique sociales du mon-
sont imposées par la tradition, l'État ou de contemporain.
le marché. Ce phénomène oblige à ac-
cepter qu’en sociologie on peut partir de
l'individu comme unité d'analyse, à Mircea Vultur
condition de spécifier que l’individu Troisième cycle
porte en lui une vision de la société. Sociologie, Université Laval

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1
Claasen E.M. (sous la direction), Les fondements philosophiques des systèmes économiques, Paris, Payot,
1967, pp. 142-150.
2
Weber M., Essai sur la théorie delà science, Paris, Pion, 1965, p. 345.

3
Lettre à R. Liefmann du 9 mars 1920 citée par Mommsen W. in « Max Weber's Political Sociology and
his Philosophy of World History », International Social Science Journal, 17,1, 1965, pp. 23-45.
4
Boudon R., « Notes sur la notion de théorie en sciences sociales », m. Archives européennes de sociolo-
gie, tome XI, 1970, no. 2, pp. 201-257.
5
Boudon, R., Le juste et le vrai, Paris, Fayard, 1995, p. 254.
6
Idem note 5, p. 255.
7
Boudon R., L'idéologie, Paris, Fayard, 1986, p. 25.
8
Boudon R., Effets pervers et ordre social, Paris, Presses universitaires de France, 1977, p. 225.
9
Idem note 8, p. 62.
10
Idem note 8, p. 47.
11
Idem note 8, p. 88.
12
Idem note 8, p. 11.
13
Idem note 8, p. 57.

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