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INDIVIDUALISME ET HOLISME

INDIVIDUALISME ET HOLISME
L'histoire des sciences sociales est souvent présentée selon l'opposition entre deux
traditions : la première considère que les phénomènes sociaux ont une nature qui leur
serait propre, indépendamment des consciences et des volontés individuelles (le
holisme, du grec holos, le « tout ») ; la seconde considère au contraire que ceux-ci
résultent de l'agrégation et de la combinaison des conduites d'acteurs rationnels,
constitués comme des « atomes » logiques de l'analyse sociologique
(l'individualisme : l'individu est ce qui ne peut être divisé).
Deux visions du monde

Le concept hégélien d'«esprit objectif» constitue l'équivalent de ce que les sociologues


relevant de la première tradition entendront sous le nom de société. Cette notion
désigne tout ce qui se donne dans les conduites, dans les productions humaines, ce
« je ne sais quoi » qui constitue la totalité concrète vers laquelle prennent sens les
activités sociales. Elle renvoie à une totalité irréductible à ses manifestations, comme
la langue qui ne se réduit pas à la parole.
Deux visions du monde

La distinction qu'opère Geoffrey Hartman à la suite de Hegel entre « esprit objectif » et


« esprit objectivé » pose le principe d'un sens fait chose, l'esprit objectivé étant tout ce
qui se livre dans chacune des conduites et des œuvres concrètes sans leur être
immédiatement réductibles. En sorte que s'il y a des choses qui peuvent avoir du sens,
il y a tout autant du sens fait chose, à l'état objectivé.
De la tradition hégélienne découle l'idée qu'il existe un ordre proprement humain qui
se caractérise par ses lois propres, irréductibles à celles qui régissent les phénomènes
matériels. Il s'agit de ces « quasi-choses » qui possèdent presque la réalité des choses
en ce qu'elles ne sont pas la création d'un seul et qu'elles s'imposent aux sujets
sociaux. Elles sont ce que Maurice Merleau-Ponty écrivait à propos de la langue, ni
choses ni idées ou plutôt les deux à la fois, des réalités symboliques qui présentent à
la fois une dimension matérielle et une dimension spirituelle.
Les faits proprement symboliques se distinguent des faits naturels en ce qu'ils ne sont
pas nécessaires, qu'ils sont contingents, conventionnels, « arbitraires » au sens de
Ferdinand de Saussure. On peut ainsi poser le principe de l'autonomie relative de
l'ordre symbolique, les activités sociales étant irréductibles à des conditionnements
matériels, géographiques ou biologiques.
De son côté, l'individualisme méthodologique fait de l'individu une réalité première.
Acteurs rationnels, les individus, situés socialement, développent des conduites dont
la conscience est au principe. Ils sont autonomes par rapport aux contraintes des
structures économiques et sociales qui leur sont extérieures. Toutefois les « atomes »
de l'analyse « individualiste » ne sont pas seulement les individus, ce sont aussi leurs
interrelations dans le cadre des règles et des contraintes qui limitent leurs marges de
jeu. De ce point de vue, la société est un enchevêtrement complexe de systèmes
d'interactions.
La notion d'individu comme principe de toute chose, y compris la chose sociale, est
solidaire d'un mode de pensée et d'une vision du monde qui trouve, au xviiie siècle,
dans la formation d'un système de pensée philosophique, économique, juridique,
politique et religieux, sa forme la plus achevée, ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie
de l'action rationnelle. L'action y est fondée sur le choix intentionnel d'un acteur libre
de tout conditionnement économique et social.
Une opposition impertinente

La sociologie scientifique s'est constituée contre ce système de pensée. Loin de


prendre cette notion comme le point de départ de l'analyse sociologique,
Émile Durkheim la prend comme objet pour déterminer les conditions sociales de son
apparition. Il la réfère à l'accroissement de la division du travail social qu'il assimile à
un processus d'individuation au terme duquel les agents empiriques sont constitués
comme des « êtres de raison », des sujets normatifs des institutions, de sorte qu'on ne
saurait, selon lui, « déduire l'individu de la société ».
L'« individu » comme principe actif de l'unification du moi est le résultat d'un travail
d'institutionnalisation dont le nom propre et la signature sont les formes les plus
connues. À l'individu qui est à lui-même son propre principe, les sociologues
opposeront l'homme social.

Mais le « social » ne se réduit pas au collectif, l'opposition entre phénomènes


individuels et collectifs n'étant pas pertinente puisque le « social » s'institue de façon
multiforme : à l'état d'objets matériels (livres, mobiliers, outils) et dans les institutions
(l'École, l'Église), dans des mécanismes (marchés économiques) et dans des
dispositions et des manières d'être durables qui résultent d'un travail d'apprentissage
(explicite ou implicite) et d'un processus d'incorporation, ce que Pierre Bourdieu
appelle l'habitus.
Cependant, l'opposition entre l'individuel et le collectif est tellement instituée dans la
division des disciplines, dans les catégories cognitives ordinaires et savantes, qu'un
sociologue comme Norbert Elias doit, par exemple, recourir à des métaphores, celles
du filet et de la maison, de la danse et de la musique ou encore de la conversation
pour rappeler que toute analyse doit partir de la « structure de l'ensemble pour
comprendre la forme de ses différentes parties ». Elle structure également les
problématiques et l'espace de production en sciences sociales : individualisme et
holisme, sujet et objet, intérieur et extérieur, autant de schèmes binaires dont le
fondement est plus politique que théorique, chacun des termes renvoyant à des
philosophies sociales antagonistes, comme l'opposition entre déterminisme et liberté,
voire politique, comme celle entre libéralisme et collectivisme.
On peut pousser plus loin l'analyse des inconscients de classe qui sont généralement
au principe de l'usage de ces catégories : on est « individualiste » pour soi et
« déterministe » pour les autres, « sujet » pour soi et « objet » pour les autres. Michel
Foucault voyait même dans le processus d'individualisation l'exercice d'un pouvoir
« continu », « précis », « atomique », pouvoir différencié mais aussi différenciant afin
de décomposer les collectifs, le pouvoir craignant la force des groupes mobilisés.
La notion de champ, que l'on peut définir comme un espace de relations objectives
entre des individus en compétition pour un enjeu spécifique, a été utilisée par Pierre
Bourdieu pour rappeler que le véritable objet d'une science sociale n'est pas l'individu
même si l'on ne peut construire un champ qu'à partir des individus puisque
l'information nécessaire pour l'analyse statistique leur est inévitablement attachée.
Aussi est-ce le champ qui doit être au centre des opérations de recherche. Ce qui
n'implique pas que les individus n'existent pas. Mais la sociologie les reconstruit en
tant qu'agents socialement constitués comme agissant dans le champ, du fait qu'ils
possèdent des propriétés nécessaires pour y être efficaces.
Bibliographie

R. Boudon, La Logique du social, Hachette, Paris, 1979


P. Bourdieu, Homo academicus, Minuit, Paris, 1992
N. Elias, La Société des individus, Fayard, Paris, 1991

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