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Chapitre I
Quelques éléments de sociologie générale
JEAN LAFONTANT
DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE, UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

1. La distinction entre l’objet matériel et l’objet formel d’une science


Toute science1 s’occupe de quelque chose. C’est pourquoi on dit que toute science se donne
un objet d’étude. Cependant, il y a deux sens au mot objet :
i. objet dans le sens d’objet matériel, c’est-à-dire la chose dont s’occupe une science.
On peut être intéressé à étudier les minéraux, les végétaux, les animaux, les humains...
ou telle sous-espèce de ces catégories d’objets ;
ii. objet dans le sens d’objet formel2. En effet, un seul et même objet matériel peut être
étudié sous divers angles, de divers points de vue. On appelle objet formel le point de
vue spécifique selon lequel une science « observe » (étudie) un objet matériel.

Prenons l’exemple du bureau et de la chaise d’un professeur, en classe. Ce bureau et cette


chaise sont des objets matériels qu’on peut observer de divers points de vue :
i. d’un point de vue physique. Ce que le physicien voit dans une table et une chaise,
c’est une structure en équilibre, avec des points d’appui, un centre de gravité, un vo-
lume, un poids, une masse, etc.
ii. d’un point de vue chimique. Ce que le chimiste voit dans une table et une chaise,
c’est le matériau, sa composition, sa dureté…

1 Le mot science vient du verbe latin scire, qui signifie savoir, connaître. Aujourd’hui, le mot science, dans tel
domaine défini, réfère à un corpus de connaissances construit à partir : 1) de savoirs antérieurs cumulés
(théories) ; 2) de procédures logiques créant des ponts ou liens cohérents entre ce qu’on sait et ce qu’on
suppose ; et 3) des méthodes conventionnelles de vérification de ce qu’on sait ou suppose (validation em-
pirique). Voir point 4 dans ce chapitre.
2 Cette distinction entre objet matériel et objet formel en était une que faisaient, autrefois, les philosophes
dits scolastiques.
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iii. d’un point de vue économique. Ce que l’économiste voit dans une table et une
chaise, c’est le coût de la matière première (le bois, les clous, le plastique), le coût de
la main-d’œuvre, la comparaison de la productivité (rapport coût total par quantité)
des diverses unités de production, etc.
iv. d’un point de vue sociologique (ou anthropologique)3. Ce que le sociologue voit dans la
table et la chaise du professeur en classe, c’est qu’elles sont normalement plus grandes,
plus confortables que celles dont disposent les étudiants. Pourtant, le professeur est
presque toujours debout ou se promène en avant de la classe. Il se sert donc très peu
de sa table et de sa chaise. Pourquoi alors dispose-t-il d’une meilleure table et d’une
meilleure chaise que ses étudiants ? Si le professeur fait peu usage de son plus grand
bureau, n’y étalant pas, par exemple, de nombreux documents, le sociologue dira sans
doute que cela manifeste son « statut ». Parce que, dans notre société, un professeur est
estimé plus prestigieux que ses étudiants, son statut sera manifesté par des signes exté-
rieurs et des privilèges particuliers. De plus, il se peut que cette démonstration de statut
privilégié soit également un moyen de susciter le respect des étudiants et par là de les
convaincre du bien-fondé du discours du professeur. C’est une observation qu’on peut
faire couramment : l’autorité, la hiérarchie sociale se manifestent par des signes (objets-
symboles, espace, vêtements, gestes) dont la seule utilité est d’impressionner ceux
qu’on essaie de convaincre d’obéir. La table et la chaise du professeur ne lui sont pas
utiles dans le seul sens où elles répondent à un besoin technique. Elles lui sont cepen-
dant utiles symboliquement dans le sens où elles manifestent son statut d’autorité et
peut-être l’aident à établir et obtenir un certain respect de la part des étudiants et
conséquemment à mieux les convaincre sur le plan de son enseignement.
On aura probablement remarqué que plus on délaisse les sciences physiques et se rapproche des
sciences humaines, plus la différence entre le point de vue des diverses disciplines devient floue.
Il y a une nette différence entre la manière d’un physicien et celle d’un sociologue de voir une
chaise. Mais il y en a beaucoup moins entre la manière d’un anthropologue, d’un sociologue,
d’un politologue ou d’un économiste de voir une chaise. Cela vient de ce que toutes les sciences
sociales visent l’objet qu’est la société, ou plus précisément les rapports sociaux, c’est-à-dire
l’organisation qui caractérise la vie quotidienne d’un groupe humain : son environnement terri-
torial (ressources), son histoire, ses croyances, les normes de comportement qu’il se donne, le
système de division des tâches, le mode de production et de répartition des biens.
L’objet matériel d’étude de la sociologie, c’est l’animal humain en tant qu’il vit en groupe, en
société. Mais on voit que toutes les « sciences de l’homme » étudient la même chose. Elles
ont toutes le même objet matériel : l’animal humain en tant qu’être social. Toutefois, elles se
distinguent quand même un peu l’une de l’autre par le point de vue particulier (« objet for-
mel ») qu’elles adoptent :
• L’économie s’intéresse particulièrement 1) au processus de production des biens et
services (c’est-à-dire à la comptabilité des ressources disponibles, à l’offre et à la
demande des biens et services, à la productivité du travail) et 2) au processus
d’échange (c’est-à-dire à la détermination de la valeur des biens, aux formes histori-
ques de cette valeur, à leur thésaurisation, aux formes possibles de leur répartition).

3 L’anthropologie et la sociologie sont deux sciences sociales très proches l’une de l’autre.
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• La science politique s’intéresse particulièrement à la lutte pour le pouvoir entre les


divers sous-groupes qui composent une société et les institutions qui sont les instru-
ments, les enjeux ou les produits de cette lutte : les partis politiques ; telle ou telle
forme d’État, de bureaucratie publique, de groupe de pression ; les lois et règlements
en vigueur.
• La psychologie s’intéresse à la psyché. Certaines branches de la psychologie expéri-
mentale confinent à la zoologie, à la biologie et à la génétique. Parties de la psycho-
logie, les recherches de certains psychologues les amènent à repousser les frontières
de leur science, voire à les dépasser.
• Le problème de la sociologie (comme de l’histoire), c’est qu’elle s’intéresse à tous
les aspects de la vie en société. La sociologie cherche la composante sociale qui inter-
vient dans toutes les actions humaines ; son objet formel est très global : comprendre
les rapports humains en tant que sociaux, c’est-à-dire en tant qu’ils s’inscrivent dans
(et sont orientés par) un milieu déjà-là de normes, de règles implicites ou explicites.
Le sociologue étudie les différences entre sociétés, les raisons de ces différences, les
facteurs de changement social.

Ceci dit, il ne faut pas croire que tous les sociologues élaborent des théories macrosociologi-
ques4. En fait, la plupart se spécialisent dans l’étude de phénomènes plus circonscrits, directe-
ment observables, mesurables : la vie de famille ; les comportements déviants ou criminels ; les
organisations du travail ; les communications ; la religion ; les inégalités sociales, etc. La sociologie
est véritablement la grande cafétéria des sciences de l’humain. Les ambitions intellectuelles des
sociologues, leur volonté de décrire, de documenter et de comprendre de manière intégrée et
globale le comportement social de l’humain leur ont valu bien des critiques, en particulier quand
ils se mêlent de dénoncer certaines pratiques sociales (sociologie critique). Cependant, la variété
et la richesse de leurs recherches contribuent au pouvoir de fascination de la discipline : on ne
s’ennuie pas en sociologie.
On peut résumer ce qui précède de la manière suivante : la sociologie est une science du com-
portement humain en société. Plus que les autres sciences de l’humain (psychologie, écono-
mie, science politique), elle vise à une compréhension intégrée et globale du comportement.
Nous avons mentionné plus haut que l’objet formel d’une science est le point de vue parti-
culier à partir duquel elle observe un phénomène. Ce qui fait la spécificité ou l’originalité de
ce point de vue est le type de questions qu’elle pose à ce phénomène, ses postulats5 de base,
son paradigme, c’est-à-dire une vision préalable, une sorte de théorie avant même de com-
mencer à observer en détail le phénomène en question. Autrement dit, on n’observe jamais
avec un esprit vierge. L’esprit n’est jamais passif dans la compréhension. Il est en fait très actif,
en cela qu’il s’interroge et dispose même déjà de certaines prémisses, avant même d’explorer
en détail les phénomènes en question.
La sociologie possède de tels questions, paradigmes et prémisses. C’est ce qui fait son « objet
formel ». Ces hypothèses peuvent se résumer comme suit :

4 Voir Robert Hagedorn, Sociology, 4e édition, Toronto, Holt, Rinehart and Winston, chapitre I, 1990.
5 Croyance, idée faite au départ.
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i. Une société ne fonctionne pas comme un individu, ou même comme un individu


agrandi (sur un écran géant). Une société est une organisation qui a son mode de
fonctionnement propre et que la sociologie essaie justement de révéler et d’expli-
quer. Claude Javau écrit : « Les actions individuelles concourent à la production du
social, mais selon une logique propre à celui-ci, et non selon les intentions individuel-
les ayant présidé à ces actions6 ».
ii. « À l’intérieur » de la société, les unités les plus intéressantes à observer ne sont pas les
individus, mais les groupes, les sous-organisations de dimension variée (famille, quartier,
classe sociale, parti politique, église, etc.) auxquels les individus appartiennent.
iii. Dans l’individu, ce qu’il y a d’intéressant à observer, ce ne sont pas les caractéristi-
ques idiosyncrasiques (la couleur de ses yeux, s’il est gentil ou bête), mais les rôles
sociaux que cet individu remplit. Exemple : indépendamment de la personnalité d’un
policier, les lois, les règles politiques et administratives de l’État requièrent qu’il rem-
plisse un rôle défini et se comporte d’une certaine façon dans l’accomplissement de
ses tâches. Il en va de même pour un père de famille, un médecin, etc.
iv. Malgré le fait qu’un individu s’adapte individuellement (donc de manière originale et
relativement unique) à ses rôles sociaux, ses caractéristiques même les plus « privées »
(ses valeurs, sa façon de penser, de parler, ses goûts, ses choix amoureux, son travail,
bref, son « destin ») sont socialement « marquées », « négociées », bref influencées par
les groupes sociaux auxquels il appartient.
On peut dire que, quels que soient les intérêts propres des divers sociologues, la tradition de
pensée (ou « l’école ») privilégiée par chacun d’eux, ils partagent tous les hypothèses généra-
les énoncées ci-dessus.
Voici comment trois sociologues définissent « l’objet » de la sociologie, c’est-à-dire le sens
que chacun d’eux donne à sa pratique, à ses recherches sociologiques.

2. L’objet de la sociologie selon Charles Wright Mills, Guy Rocher et Émile Durkheim
2.1. Charles Wright Mills
Charles Wright Mills écrit : la sociologie a pour objet de montrer les rapports qui existent entre
les épreuves personnelles et les enjeux collectifs ou encore, ce qui revient au même, entre la
biographie et l’histoire, le privé et le public7. Ce qu’il veut dire par là est que notre vie quoti-
dienne, nos tribulations, nos possibilités d’action et nos limitations sont fortement marquées par

6 Claude Javeau, Leçons de sociologie, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 60.


7 Charles Wright Mills, L’imagination sociologique, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et
sociales », [1959] 1997, chapitre I.

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la forme de la « structure sociale8 », c’est-à-dire par le genre de société dans laquelle nous
vivons. Il apporte des exemples :
Qu’on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au
chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son
caractère, de ce qu’il sait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans
une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d’hommes sont au chômage, on a affaire à
un enjeu, et ce n’est pas du hasard qu’on peut attendre une solution. La structure même du
hasard est détruite. L’énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions
possibles, l’examen préalable des institutions économico-politiques de la société, non plus des
seules situations et des caractères propres à une diaspora d’individus9.
Il apporte un autre exemple :
Qu’on songe au mariage. Dans le mariage, l’homme et la femme traversent ou peuvent traver-
ser des épreuves personnelles. Mais, lorsque la moyenne des divorces atteint 25 %, c’est que
quelque chose ne va pas, qu’il existe un problème structurel dans les institutions matrimonia-
les, familiales...10.
Ce que Mills veut dire par là, c’est qu’il est inutile de chercher les raisons profondes du malaise
conjugal, lorsqu’il est aussi répandu, dans le caractère présumément égoïste ou pervers des per-
sonnes concernées. Les conditions sociales de vie en seraient plutôt responsables : l’individua-
lisme, l’offre d’une vaste gamme d’objets et de services que nous pouvons acheter, l’indépendance
professionnelle et financière des deux conjoints, la disponibilité des services de garde des jeunes
enfants, la multiplication des possibilités de rencontre extra maritales, l’anonymat des concen-
trations urbaines, l’extension du réflexe marchand11 dans les rapports amoureux tout comme
dans les rapports avec des fournisseurs de services, etc.

8 Une structure est un ensemble dont les parties sont reliées. Ces relations ne sautent pas nécessairement
aux yeux, par simple observation. Parfois, pour qu’elles se révèlent, il faut porter des lunettes spéciales, faire
usage de certains instruments. En sociologie, les « instruments » dont on dispose sont des méthodes et des
théories ou paradigmes. La structure d’une société est l’ensemble des relations qui existent entre des séries
d’éléments. Ces séries sont, par exemple : les activités économiques, c’est-à-dire la production des biens et
services nécessaires à la survie des individus ; le mode d’échange / de distribution de ces biens (don ? troc ?
achat-vente ?) ; le mode de consommation de ces biens (individuel ? familial ? communautaire/coopéra-
tif ?, etc.). Une deuxième série d’éléments concerne les activités politiques, c’est-à-dire la manière dont se
prend une communauté pour décider des affaires qui concernent tout le monde ; la manière de régler les
conflits ; la manière d’établir quels types d’individus auront droit à quoi, en termes d’accès aux ressources
communes, d’exercice de l’autorité sur autrui, de prestige (droit au respect d’autrui), etc. Une troisième
série d’éléments concerne les activités symboliques (ou idéologiques), c’est-à-dire les valeurs, les croyances,
les normes morales, religieuses, le langage, la perception qu’on se fait des autres communautés (sociétés)
environnantes, etc.
9 Charles Wright Mills, op. cit., p. 11.
10 Ibid., p. 14.
11 Est « marchand » tout bien ou service produit par et pour le marché, c’est-à-dire un système plus ou moins
complexe et anonyme dans lequel l’argent est le moyen d’échange entre l’offre et la demande. Le marché
doit être distingué des autres formes de production et d’échanges tels que le don et le contre-don, le troc,
le coopératisme.
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Autrement dit, il se peut que la vie de famille, telle qu’elle a été conçue et vécue disons au cours
de la première moitié du XXe siècle, ne corresponde plus (ne soit plus « fonctionnelle ») à la vie
d’aujourd’hui (compte tenu des changements économiques, des changements démographiques,
des changements aussi sur le plan des valeurs qui ont amené une modification sensible du statut
de la femme et de l’homme dans notre société depuis une quarantaine d’années). C’est donc en
fonction de ces mutations sociales qu’il faut comprendre la transformation actuelle de la famille
(et non pas en fonction du caractère « méchant » des personnes concernées).
Ces deux exemples de Mills illustrent bien, à notre sens, l’hypothèse centrale de la sociologie,
à savoir qu’il existe des rapports entre les conditions de vie (économiques, politiques, cultu-
relles) et le comportement humain. Bien sûr, lorsqu’elle devient exclusive et fanatique, cette
hypothèse peut conduire au travers absurde (« sociologisme ») qui consiste à vouloir tout
expliquer par le seul jeu des facteurs sociaux. Mais enfin, c’est l’originalité de la sociologie que
de mettre l’accent sur ces derniers, sans nier pour autant le discours des autres sciences du
comportement ni la liberté humaine12.
2.2. Guy Rocher
Selon Rocher, la sociologie a pour objet l’étude de l’homme dans son milieu social ou, plus
exactement, dans ses divers milieux sociaux13. Il donne des exemples de « milieux sociaux » :
La nation constitue un milieu social extrêmement important. Elle constitue habituel-
lement la principale unité d’analyse. Quand on parle de « telle société » ou « telle
structure sociale », on pense généralement à un réseau d’institutions économiques,
politiques et culturelles territorialement délimitées (État-nation)14.
Le comportement humain varie selon les nations : un Italien n’agit pas tout à fait
comme un Français. Celui-ci a des manières de penser, de sentir, d’agir différentes de
celles des Américains. Et nous, Canadiens français, nous estimons que nous sommes
différents des Français, des Américains, voire des Anglo-Canadiens. Qu’est-ce donc
qui fait cette différence ? Question importante puisque, au Québec , elle fonde tout
un courant d’action : Parti québécois, mouvements nationalistes, etc.
À l’intérieur d’une même nation, les classes sociales constituent un milieu social impor-
tant. L’une des hypothèses courantes en sociologie énonce que le comportement dif-
fère selon les classes sociales (mesurées par un certain nombre de critères) auxquelles
les gens appartiennent. Selon que l’on provient de telle classe ou de telle autre, les nor-
mes de comportement ne sont pas tout à fait les mêmes, ni les options politiques, les
loisirs, voire la façon de faire l’amour. Certains prétendent que la classe sociale à
laquelle on appartient influe davantage sur notre comportement que la nation dans

12 Charles Wright Mills, op. cit., chapitre 7.


13 Cette formulation est critiquable dans le sens où la notion même d’homme n’a aucun sens en dehors de la
culture. C’est ce que signifie Claude Lévi-Strauss quand il dit que « la culture n’est ni simplement juxtapo-
sée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre, elle l’utilise et la
transforme pour réaliser une synthèse d’un ordre nouveau » (Les structures élémentaires de la parenté, Paris,
Mouton, 1967, p. 4).
14 Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale : action sociale, organisation sociale, changement social,
3e édition, Montréal, Hurtubise HMH, [1969] 1992, chapitre 2.
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laquelle on vit. De sorte que, par exemple, un Italien riche ressemblerait beaucoup
plus à un Norvégien riche qu’à un Italien pauvre.
Ainsi, pour Rocher, la sociologie a pour objet de montrer le rapport qui existe entre notre com-
portement et les divers milieux sociaux auxquels nous appartenons (nation, classe). Ces milieux
« ont ceci en commun qu’ils constituent un environnement, un cadre qui résultent d’une activité
humaine collective et qui conditionnent les activités humaines individuelles15 ».
2.3. Émile Durkheim
On trouve cette même idée chez Émile Durkheim, considéré comme l’un des fondateurs de la
sociologie moderne. Tâchant de spécifier ce qui constitue le fait social (par opposition au fait
psychologique), et donc l’objet de la sociologie, Durkheim écrit :
Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une
contrainte extérieure [pression à la conformité] : ou bien encore, toute manière qui est géné-
rale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante
de ses manifestations individuelles16.
Cette célèbre définition de Durkheim souligne deux idées qui pour lui (et pour les sociologues
en général) sont très importantes comme nous le disions plus haut :
i. Le social ne se réduit pas au psychologique ;
ii. La « société » est une organisation déjà existante que l’individu « trouve » en nais-
sant, à laquelle il s’adapte avec plus ou moins de succès et qui lui survit. En d’autres
termes, la société est une « chose » extérieure à l’individu.
Pour mieux faire comprendre ce que veut dire Durkheim, prenons l’exemple d’une recherche
qu’il a faite sur le suicide.
Le suicide d’une personne est un acte éminemment privé. Les parents, les amis s’interrogent
sur les mobiles qui ont pu causer pareil drame : un cuisant échec professionnel ? un chagrin
d’amour ? etc. Pourtant, Durkheim montre que cet acte n’est pas si « personnel » qu’on le
croit et que les psychologues ne sont pas les seuls à pouvoir étudier et comprendre ce phé-
nomène. Les sociologues aussi le peuvent, de leur propre point de vue.
En effet, Durkheim a remarqué que certaines catégories de gens ont tendance à se suicider
davantage que d’autres et que cette tendance est relativement stable :
i. Les célibataires ont tendance à se suicider davantage que les gens mariés ;
ii. Les gens mariés sans enfants ont tendance à se suicider davantage que les gens mariés
avec enfants ;
iii. Les protestants ont tendance à se suicider davantage que les catholiques, etc.
Pourquoi ces différences ? Pourquoi sont-elles relativement stables ? On voit ici que la psy-
chologie n’a pas grand-chose à dire en cela qu’une explication référant à l’individu, ses émo-
tions, ses déceptions amoureuses, etc., ne peut pas rendre compte du fait que certains groupes
sociaux ont tendance à se suicider davantage que d’autres groupes. Une explication convain-

15 Ibid., p. 10.
16 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 19e édition, Paris, PUF, [1937] 1977, p. 14.

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cante doit pouvoir montrer pourquoi le statut social (sexuel, marital, religieux) d’une personne
augmente ou diminue ses risques de suicide. Or, c’est ce que fait Durkheim. Il montre qu’un
célibataire, une personne mariée sans enfants, un protestant, etc., ont en commun d’être dans
une position d’intégration sociale moindre qu’une personne mariée avec enfants, un catholi-
que17, etc. D’où la « loi sociologique » formulée par Durkheim : Plus le degré de cohésion
(c’est-à-dire la capacité d’intégration) d’un groupe / d’une collectivité est élevé, plus il y a de
chances que les individus appartenant à ce groupe seront intégrés / acceptés dans « le groupe »,
et moins il y a de risque qu’ils commettent le suicide. L’explication de Durkheim est donc véri-
tablement sociologique en cela qu’il explique le comportement humain par des facteurs
sociaux.
Certes, les individus ne sont pas de simples caisses de résonance des forces collectives. Ils ne
sont pas de simples pages blanches sur lesquelles la société écrit son histoire. Chaque individu
est unique, dispose d’une pensée personnelle, etc. Toutefois, les contextes sociaux dans les-
quels les individus se trouvent exercent des contraintes sur les décisions qu’ils sont suscepti-
bles de prendre. Leur apprentissage social (socialisation), les ressources dont ils disposent
(type d’environnement physique, type d’outils, type de savoirs), les normes sociales (précep-
tes, manières légitimes d’agir, lois, sanctions) contribuent à orienter leur comportement. C’est
pourquoi on trouve des tendances générales, une certaine uniformité d’agir dans le cas des
individus soumis aux mêmes types de contraintes. Raymond Boudon écrit à ce propos :
L’une des tâches principales de la sociologie [...] consiste [...] à retrouver ou selon les cas à
reconstruire les raisons que l’acteur social [l’individu] a d’adopter tel comportement, telle atti-
tude ou telle croyance. Sans doute faut-il, pour les expliquer, identifier les idées, les valeurs ou
les représentations en vigueur dans le contexte où il est situé. Mais le cœur de l’analyse socio-
logique consistera toujours à retrouver les raisons pour lesquelles tel acteur ou telle catégorie
d’acteurs tend à y adhérer. Cela est vrai même des comportements et des croyances que le
sens commun qualifie volontiers d’« irrationnels »18.
Margaret A. Coulson et Carol Riddell19 disent la même chose lorsqu’elles insistent sur l’impor-
tance centrale de la notion de structure sociale. La structure sociale est le cadre de vie (la
hiérarchie des valeurs, les manières de faire, de penser et d’agir, les rapports de pouvoir, les
outils disponibles, bref : l’organisation sociale) que tout individu trouve en naissant et qui va
contribuer à mouler son devenir :
C’est d’abord dans les principes d’organisation de la société globale qu’il faut chercher l’expli-
cation du phénomène social, partiel ou individuel. [...] la société est plus que la somme des
individus qui la composent. [La société est l’ensemble des] individus reliés entre eux d’une
certaine manière, organisés dans une structure sociale. On ne peut comprendre ce qui se passe
dans une société en considérant seulement les individus ; il faut aussi expliquer les rapports
qu’ils ont entre eux20.

17 Un catholique est plus « intégré » qu’un protestant en cela qu’il est davantage « pris en charge » par sa
paroisse, son curé, etc. Un protestant est généralement plus autonome, en cela que le clergé protestant et
l’organisation religieuse protestante interviennent moins dans le rapport entre le fidèle et la divinité.
18 Raymond Boudon (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 16-17.
19 Margaret A. Coulson et Carol Riddell, Devenir sociologue, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1981, chapitre 1,
« La sociologie comme discipline critique ».
20 Ibid., p. 100.

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3. Un exemple anthropologique : trois tribus de Nouvelle-Guinée


Afin de saisir ce qui fait l’originalité du point de vue sociologique, considérons brièvement le
comportement féminin par rapport au comportement masculin et les différences intercultu-
relles qui peuvent exister en cette matière.
Margaret Mead est une anthropologue américaine qui, dans les années 1930, a fait des recher-
ches en Nouvelle-Guinée (Pacifique Sud). Elle y a étudié en particulier les rôles sexuels dans trois
tribus : celle des Arapesh, celle des Mundugomors et celle des Chambulis21. Voici ce qu’elle a
trouvé. Dans la tribu des Arapesh, l’esprit de compétition paraît absent ; dépourvus d’agressivité
(qui a dit que l’homme était « naturellement » agressif ?), hommes et femmes y sont également
paisibles et doux envers leurs enfants.
Tandis que dans la tribu cannibale des Mundugomors, où tout le monde est chasseur, les femmes
ne sont pas moins combatives, violentes et cruelles que les hommes ; elles ne semblent témoi-
gner d’aucun « amour maternel » (qui a dit que « l’amour maternel » était naturel ?), s’occupent
à peine de leurs enfants, qui, dans ce climat hostile, réagissent par une agressivité accrue.
Dans la troisième tribu, celle des Chambulis, ce sont les femmes qui représentent l’élément
dominateur. Robustes, pratiques, réfléchies, elles traitent les affaires, s’occupent de l’approvi-
sionnement (qui a dit que l’homme était « naturellement » le pourvoyeur de la famille ?), choi-
sissent leurs partenaires masculins, alors que les hommes se montrent sensibles et timides dans
leur état de soumission et s’adonnent à la danse, au chant, au tissage et à la peinture.
Ces exemples du rôle différent des femmes dans trois tribus pourtant voisines appellent quel-
ques remarques :
i. Si le rôle des femmes varie tant de tribu à tribu, de société à société, il est très risqué
de prétendre qu’ici il est « naturel » alors que là-bas il ne l’est pas. Qu’est ce qui auto-
rise à juger tel comportement comme « normal » et tel autre comme « pathologique » ?
ii. La sociologie, à cause même de son point de vue particulier, de ses hypothèses spécifi-
ques, tend à expliquer ces différences par des facteurs sociaux. Par exemple, Mead expli-
que le manque d’agressivité des Arapesh par le sevrage tardif des enfants et par le fait
que ceux-ci ne sont pas « prisonniers » de leurs parents. Tout enfant est nourri par n’im-
porte quelle femme pouvant donner du lait. L’enfant peut aussi se réfugier pour quel-
que temps chez des voisins ou d’autres personnes quand il se sent à l’étroit chez lui ou
se querelle avec les siens. On peut aussi expliquer le statut dominant des femmes
chambuli par des circonstances historiques qui ont occasionné une perte de statut pour
l’homme chambuli et un gain de statut pour les femmes. Voici comment. Avant la colo-
nisation anglaise, les hommes chambuli étaient des chasseurs de têtes. Bien entendu,
les vertueux colons anglais ont vite fait d’interdire cette pratique, de sorte que les guer-
riers chambuli sont devenus plutôt oisifs. De plus, les moustiquaires que produisaient
les femmes sont devenues de plus en plus en demande. Un plus grand contrôle des res-
sources économiques de la tribu a permis aux femmes de « gagner du statut ». Il faut
aussi noter que la région géographique où vivaient les Chambulis leur fournissait faci-
lement nourriture et autres ressources de sorte qu’ils pouvaient consacrer une bonne
partie de leur temps aux loisirs.

21 Voir Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963.

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22 I n it iation thé m atique à la s oc i olo g ie

Ces exemples visaient à illustrer les variations du comportement humain, lesquelles sont attri-
buables, selon les sociologues, aux différences de conditions de vie, à la diversité des contex-
tes culturels. Évidemment, cette position n’exclut pas qu’il puisse y avoir des comportements
universels explicables par la biologie (communauté de l’espèce, atavisme animal), la psycho-
logie, ou la sociologie elle-même (en montrant, par exemple, la similarité profonde de telle et
telle structures sociales, malgré leur diversité apparente).

4. Les paradigmes et théories en sociologie


De la même façon qu’un objet peut être « vu » différemment selon l’angle dans lequel on se
place, le système d’éclairage dont on dispose, etc. ; de la même façon qu’une même table et
une même chaise peuvent être « vues » différemment par un physicien, un économiste, un
sociologue ; de la même façon, à l’intérieur de la sociologie, un même phénomène social peut
être « vu » différemment, selon le paradigme ou la théorie qu’on privilégie.
Il convient dès maintenant de distinguer les termes paradigme et théorie. Le terme paradigme
est surtout employé dans la sociologie de langue anglaise. Il désigne une orientation théorique
générale. Earl R. Babbie écrit : « While a paradigm doesn’t necessarily answer important questions,
it tells us where to look for answers22 ». Raymond Boudon écrit pour sa part : « On qualifie sou-
vent de paradigme les principes fondamentaux sur lesquels s’appuie une communauté scienti-
fique. Un paradigme c’est en quelque sorte la constitution, l’ensemble des règles qui guident le
chercheur dans son activité23 ». Un paradigme est donc l’approche générale qu’on adopte pour
essayer de comprendre un phénomène social. Par contraste, une théorie est plus précise, plus
détaillée qu’un paradigme : elle repose davantage sur un ensemble explicite d’hypothèses nuan-
cées et de résultats de recherches empiriques. Toutefois, dans le contexte d’un cours pour débu-
tants, on peut considérer ces deux termes comme étant des synonymes.
Comment se fait-il que, selon le paradigme (ou la théorie) qu’on utilise, on « voit » un phéno-
mène différemment d’une autre personne utilisant un autre paradigme ? C’est ce que nous
allons voir dans les prochaines pages. Nous allons essayer :
i. de définir ce qu’est une théorie ;
ii. de déterminer ce à quoi elle sert, sa fonction, son utilité ;
iii. de comprendre pourquoi il existe diverses théories pour expliquer une seule et même
chose.
Enfin, nous parlerons plus spécifiquement de trois grandes traditions théoriques en sociologie.
4.1. Qu’est-ce qu’une théorie ?
Une théorie est la connaissance relativement intégrée et cohérente que nous avons d’un
ensemble de phénomènes à un moment donné24. Guy Rocher écrit :

22 Earl R. Babbie, The Practice of Social Research, 3e édition, Belmont (Californie), Wadsworth Publishing Com-
pany, 1983, p. 38.
23 Raymond Boudon, op. cit., p. 21.
24 Cette dernière précision met l’accent sur le caractère historique, et donc éventuellement caduc, d’une théo-
rie. Nous y reviendrons.

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Q u e l q u e s é l é m e n t s d e s o c io lo g ie g é n ér al e 23

La recherche d’une théorie est de l’ordre hypothético-déductif, c’est-à-dire que l’intention qui
y préside est de déceler les rapports, souvent cachés, qui existent entre les phénomènes et les
relient les uns aux autres pour composer un ensemble, une unité logiquement explicable. Le
but poursuivi est d’établir les lois ou les principes qui rendent compte des rapports d’interdé-
pendance entre les phénomènes et de lier ensemble les différentes propositions dans le
modèle le plus général possible. La théorie se construit donc, d’une part, à partir de la réalité,
dont l’observation fait surgir des hypothèses et, d’autre part, à l’aide du raisonnement déductif
ou logique qui suggère des rapports et des liens ; elle se vérifie par un retour à la réalité à
laquelle elle doit se confronter pour que sa validité soit assurée25.

4.2. À quoi sert une théorie ?


La théorie donne un sens aux « faits ». Contrairement à une croyance répandue, les faits ne
parlent pas en eux-mêmes : on les fait parler. C’est bien là la fonction de la théorie : faire parler
les faits. Pierre Bourdieu opinait qu’il n’y a pas de fait scientifique pur, immuable. Une fois
abandonnée la théorie qui les réunissait, les faits retournent à l’état de poussière de données
d’où une théorie les avait tirés pour un temps et d’où une autre théorie ne pourrait les tirer
qu’en leur conférant un autre sens26.
Bien sûr, on peut se mêler d’interpréter la réalité sociale un peu comme le fait tout le monde,
de façon « intuitive », à vau-l’eau (« sociologie spontanée »), mais cela comporte un certain
nombre de dangers dont voici des exemples :
i. Notre intuition, notre sens commun, peuvent nous mener à des « croyances » contrai-
res aux faits.
ii. Nos interprétations intuitives sont entachées de préjugés peut-être inconscients et
elles s’énoncent avec des catégories implicites dont la définition est plus ou moins
floue et dont nous ignorons souvent la paternité théorique (que l’on pense au gal-
vaudage des notions psychanalytiques de frustration ou de complexe, etc., ou encore
des notions sociologiques de classes sociales, de socialisme, de capitalisme, de bour-
geoisie, etc. Une théorie a l’avantage d’être explicite.
iii. Les interprétations spontanées sont seulement des interprétations plausibles (au
mieux des hypothèses) et ne présentent pas ce caractère d’évidence incontestable
des conclusions de recherches menées dans le cadre d’une théorie précise.
Supposons, par exemple, que l’on ait à faire une recherche sur la façon dont les chômeurs uti-
lisent leurs journées. Supposons que nous découvrions que la plupart les passent à lire des
bandes dessinées. Si notre interprétation n’est guidée par aucune théorie, nous donnerons de
ce fait une explication plausible du genre : « C’est évident : ils n’ont rien à faire ! » Supposons,
cependant, que nous aboutissions à la constatation qu’ils ne lisent pas du tout, ni ne bricolent,
etc. Nous changerons alors tout de go notre explication pour une autre, tout aussi précaire,
par exemple celle-ci : « On comprend bien, les pauvres, ils sont tellement angoissés ! » Bref,
sans une théorie qui guide notre interprétation, qui élimine par induction et déduction

25 Guy Rocher, op. cit., p. 300.


26 Pierre Bourdieu, Le métier de sociologue, Paris, Mouton/Bordas, 1968.
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24 I n it iation thé m atique à la s oc i olo g ie

d’autres interprétations plausibles mais non fondées, nous aboutissons à des explications seu-
lement plausibles, sans grande rigueur scientifique27.
4.3. Pourquoi existe-t-il plusieurs théories pour expliquer une seule et même chose ?
Il peut exister et il existe de fait plusieurs théories visant à rendre compte d’une seule et
même réalité. Les sociologues se disputent généralement peu sur la reconnaissance d’un fait
(par exemple, que 25 % des ménages américains divorcent au cours de leurs 4 premières
années de vie commune) lorsque ce fait a été établi selon les normes et procédures scientifi-
ques courantes. Cependant, il est très probable qu’ils ne s’entendent pas tous sur la significa-
tion, l’interprétation de ce même fait. Peut-être cela tient-il à la nature et aux conditions
mêmes de la connaissance humaine (épistémologie). La réalité sociale est riche, complexe,
multiple ; elle comporte, dit Raymond Aron, des « multiplicités d’ordre partiel28 », ce qui la
rend susceptible de diverses interprétations. Est-ce à dire que toutes les interprétations se
valent ? Supposer cela, c’est affirmer que chacun a sa propre « vérité » et que le progrès de la
connaissance n’est pas possible. Or, les diverses interprétations de la réalité sociale ne sont
pas toutes équivalentes. Certaines peuvent nous paraître plus utiles que d’autres, d’un point
de vue cognitif. Une théorie est cognitivement plus utile qu’une autre dans la mesure où elle
permet de comprendre de la façon la plus satisfaisante possible le plus grand nombre possible
de phénomènes. On pourra croire que le premier de ces critères est subjectif et qu’une expli-
cation « satisfaisante » pour une personne peut ne pas l’être pour une autre. C’est en partie
vrai, d’où l’intérêt du deuxième critère : celui de la généralité. Plus une théorie intègre de don-
nées, plus elle est cognitivement utile. Puis, finalement, il y a cette attitude morale directe-
ment profitable à l’intelligence qu’on appelle l’honnêteté, l’attention aux faits, à tous les faits.
À cause de la grande liberté de pensée et d’expression dont jouissent les chercheurs, la mal-
honnêteté intellectuelle ou le manque de rigueur de l’un d’eux est vite repéré et critiqué.
Le vrai danger, c’est que les sociologues sont toujours partiels, ils étudient une partie de la
réalité en prétendant étudier le tout. Ils ont tendance à remarquer surtout les beaux côtés des
sociétés qu’ils préfèrent et les côtés sombres des sociétés auxquelles ne vont pas leurs sym-
pathies. Le sociologue devient politique, même sans le vouloir, non pas en exprimant de temps
en temps un jugement de valeur, mais en se laissant aller au péché majeur du politicien, et
hélas aussi du savant, qui est de ne voir que ce que l’on a envie de voir29.
La multiplicité des théories sociologiques s’explique, comme nous l’avons dit, par la richesse
de la réalité sociale, mais aussi par la diversité des questions que les sociologues posent à
cette réalité.
L’originalité d’une théorie tient aux questions fondamentales qu’elle pose à la réalité et, dans
le système de réponses qu’elle donne, aux phénomènes ou postulats qu’elle juge prééminents,
essentiels.
4.4. Trois grandes traditions théoriques (ou paradigmes) en sociologie :
le structuro-fonctionnalisme, l’interactionnisme symbolique, le marxisme (et ses dérivés)

27 Voir à ce propos Robert K. Merton, Social Theory and Social Structure, New York, The Free Press, [1949] 1968,
p. 93-95.
28 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Paris, Gallimard, 1962, p. 27.
29 Ibid., p. 30.
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Q u e l q u e s é l é m e n t s d e s o c io lo g ie g é n ér al e 25

4.4.1. Le structuro-fonctionnalisme
Le structuro-fonctionnalisme est une théorie du fonctionnement de la société dans son
ensemble. C’est donc une théorie macrosociologique. Cette théorie part de la question sui-
vante : Sachant que l’animal humain est égoïste, agressif, chacun ayant tendance à réaliser ses
intérêts personnels sans tenir compte — voire au détriment — d’autrui, comment se fait-il
donc que cette immense organisation qu’est la société arrive malgré tout à tenir ensemble, à
fonctionner ? Pour y répondre, les sociologues qui se situent dans cette tradition de pensée
ont élaboré des concepts, imaginé des modèles, lesquels se résument grosso modo à ceci :
i. La réalité sociale présente les propriétés d’un système. Or, on sait que dans tout sys-
tème les parties sont reliées entre elles selon une organisation plus ou moins com-
plexe. Une société est donc un système organisé, intégré ;
ii. Dans ce système, chaque partie remplit un certain nombre de fonctions. Il ne faut pas
cependant penser que, du fait qu’elle remplit une ou des fonctions, telle partie précise
du système est indispensable. En fait, ce qui est important dans le système, c’est la
fonction que remplit la partie plutôt que la partie elle-même. Par exemple, tout sys-
tème social doit prévoir des mécanismes pour rendre sociables, adaptés, les individus
de chaque génération. Les bébés qui naissent sont pour ainsi dire des petits barbares
(sans notion de ce qu’il est acceptable ou non de faire) qui attaquent continuelle-
ment le système. Si le système veut continuer à durer, il faut donc qu’il y ait une ou
des institutions qui remplissent justement cette fonction : engager les petits barbares
à entrer dans le système et à s’y conformer. Dans la plupart des sociétés connues,
cette fonction a été assurée par la parenté. Mais, dans les sociétés modernes (en par-
ticulier la nôtre), cette fonction est aussi et surtout assumée par d’autres institutions
telles que l’école, les associations de jeunes, etc.
Or, quelles sont ces fonctions absolument essentielles que doit assurer une société si elle veut
continuer à survivre ? Voilà ce que répond un sociologue structuro-fonctionnaliste, Guy Rocher.
Toute société, écrit-il, doit comporter :
i. des modalités appropriées en vue des rapports nécessaires avec l’environnement phy-
sique et social et en vue de la reproduction des membres (En clair, cela veut dire que
toute société doit s’arranger pour faire des bébés, manger, boire, se mettre à l’abri des
intempéries, se gérer) ;
ii. la différenciation et l’attribution des rôles (Autrement dit, l’organisation et la division
du travail. Il ne faut pas que tout le monde soit boulanger !) ;
iii. des modes de communication (Il faut qu’une partie du système soit au courant de ce
que font les autres parties.) La langue est elle-même un produit social. Elle n’est pas
qu’un simple « moyen » de communication. Elle constitue de véritables lunettes col-
lées à nos yeux. Sans nous en rendre compte, nous portons ces lunettes, lesquelles
nous font voir la réalité d’une certaine façon ;
iv. des orientations cognitives communes (que les gens puissent comprendre pour se
comprendre mutuellement) ;
v. un ensemble commun et articulé de buts (que les gens veuillent à peu près les mêmes
choses, ou tout au moins qu’ils s’entendent sur l’orientation générale de la société.
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26 I n it iation thé m atique à la s oc i olo g ie

Car si certains veulent que la société prenne telle direction et d’autres la direction
opposée et que personne ne veut céder, eh bien ! ce sera le « chaos », la guerre civile) ;
vi. la régulation normative des moyens (Il faut aussi que les gens soient relativement
d’accord sur les moyens de parvenir au but. Les tricheurs impénitents sont une
menace, surtout si la manie de tricher fait de plus en plus d’adeptes. On reviendrait
ainsi à la guerre généralisée de tous contre tous) ;
vii. la régulation de l’expression affective (Imaginons comment les passagers d’un auto-
bus se sentiraient si le chauffeur se mettait à faire des propositions à toutes les fem-
mes qui montent à bord !) ;
viii. la socialisation des membres (l’éducation des enfants) ;
ix. un contrôle efficace des formes déviantes de conduite (Que faire avec un chauffeur
qui agirait de la façon mentionnée précédemment ? Lui tordre le cou ? Le révoquer ?
L’emprisonner ? L’envoyer chez le prêtre ? le psychiatre ?)30.
4.4.2. L’interactionnisme symbolique (symbolic interaction)
La grande différence entre, d’une part, le structuro-fonctionnalisme (et le marxisme) et,
d’autre part, l’interactionnisme symbolique, c’est que les deux premiers paradigmes considè-
rent la société sur un plan très abstrait, très global, alors que l’interactionnisme symbolique
s’intéresse surtout à la société telle qu’elle se manifeste dans la subjectivité des individus et
dans leurs actions concrètes en tant qu’ayant une signification pour autrui. L’interactionnisme
symbolique est la théorie sociologique la plus proche de la psychologie ; il est en quelque sorte
une sociologie des perceptions et des interactions sociales quotidiennes.
Certains historiens de la sociologie font remonter l’interactionnisme symbolique à Max Weber
(1864-1920), célèbre intellectuel allemand considéré, avec Marx et Durkheim, comme le fonda-
teur de la sociologie moderne. Voilà comment Weber définit l’action31 humaine sociale : « L’action
humaine est sociale dans la mesure où, du fait de la signification subjective que l’individu ou les
individus qui agissent y attachent, elle tient compte du comportement des autres et en est
affectée dans son cours32. »
Pour Weber, les pensées, les gestes, les paroles, les silences de quelqu’un sont toujours sociaux
en cela que la personne leur donne un sens puisé dans le répertoire social qu’elle a appris et
que ce sens peut être compris par les autres. Les autres vont d’ailleurs « répondre » à la pre-
mière personne compte tenu du sens qu’ils auront donné à son action. Autrement dit, la com-
munication n’est possible que dans la mesure où les gens partagent un code culturel commun
(des valeurs, des normes, des symboles).
Prenons un exemple. Les photos officielles de la reine Élizabeth la représentent souvent cou-
ronnée, en robe longue, très droite et majestueuse. Même lorsqu’on la voit en personne, elle
a l’air guindée et distante, quoique souriante. Bref, on a peine à l’imaginer autrement que dans
ces poses « royales ». Or, il s’agit d’un animal humain comme tout le monde. Elle bâille parfois,

30 Guy Rocher, op. cit., p. 326.


31 « Action » n’a pas ici le sens de « bonne action » ou le sens de « thriller » quand on dit « un film d’action ».
Il veut simplement dire activité, extérieure ou intérieure. Quelqu’un qui s’interroge sur quels vêtements
porter pour bien paraître dans une soirée « agit » dans le sens sociologique.
32 Guy Rocher, op cit., p. 17.

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Q u e l q u e s é l é m e n t s d e s o c io lo g ie g é n ér al e 27

se coupe les ongles des orteils, se traîne le matin jusqu’aux toilettes pour y faire ses besoins.
On conçoit aisément que, quand l’un de ses fils (le prince Andrew) s’est mis à fréquenter une
actrice de films pornos, la reine a dû, dans ses appartements privés, perdre patience et lui faire
de vives remontrances comme toute personne en colère. Mais, en public, elle a toujours l’air
au-dessus de tout, sereine, souveraine. Pourquoi ? Ces airs, les objets qu’elle porte, son inac-
cessibilité volontaire manifestent son statut.
Elle ne peut tout simplement pas se permettre, comme Madame Laframbroise, de lécher une
crème glacée sur une place publique. Son statut, le rôle qui lui est imposé, l’image de demi-
déesse qu’elle doit conserver le lui défendent. Elle est condamnée à être en public celle qu’on
voit à la télévision et dans les livres d’images. Mais en privé... allons donc savoir ! L’audacieux
vilain qui est arrivé une fois à se faufiler jusque dans sa chambre à coucher a révélé qu’elle
portait des bigoudis. En privé, cela a dû faire rire certains Anglais mais, en public (dans les
journaux), on s’est indigné que ces choses qu’on ne voulait pas savoir soient publiées.
Prenons un autre exemple : la langue. Quand nous parlons, nous nous conformons à une gram-
maire, à un vocabulaire dont le sens est à peu près le même pour tous (et consigné dans le
dictionnaire). Si nous parlons une langue qui nous est unique, elle ne sera pas utile dans la
mesure où les autres ne nous comprendront pas. Cependant, parler, ce n’est pas seulement
respecter un code linguistique, c’est aussi effectuer un acte social. Nous parlons toujours à
quelqu’un de sexe x, d’âge y, de statut social z, dans une situation w. Même si nous nous
adressons à cette personne, nous ne parlons peut-être pas seulement à elle, ou du moins pour
elle seule, mais aussi pour les autres personnes impliquées dans l’interaction. Le choix des
mots, le niveau de langage, bref le discours que nous tiendrons aura pour objectif non seule-
ment de nous faire comprendre, mais aussi d’affirmer un statut (ou un rapport de statuts sur
le mode de l’autorité, de la subordination...), de vérifier les solidarités ou les adversités, etc.
Du reste, dans la conversation, il n’y a pas seulement ce qui est dit, mais également ce qui est
tu, le rythme des silences, le droit (selon le statut) de couper la parole à quelqu’un, de parler
plus souvent qu’à son tour. Il y a aussi les éructations (pour signifier peut-être une pensée
réfléchie, une désapprobation), les mimiques33…
Revenons donc à ce qui nous préoccupe, à savoir le point de vue particulier selon lequel les théo-
riciens « interactionnistes » observent la réalité sociale. Il s’agit d’une approche microsociologi-
que privilégiant la communication ou l’interaction entre les individus et les groupes d’individus.
Cette interaction se produit dans certains contextes sociaux, entre personnes ou groupes ayant
tel ou tel statut et actualisant tel ou tel rôle, selon un code culturel, c’est-à-dire un système
complexe de symboles sociaux. Pour les théoriciens interactionnistes, la société apparaît donc
comme un tissu d’interactions entre personnes, entre groupes34.

33 Ceux et celles qui voudraient creuser ces questions peuvent lire Ronald Wardhaugh, How Conversation
Works, New York, Basil Blackwell, 1985.
34 On pourra lire, sur le sujet : Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit,
1973 ; Ralph Linton, Le fondement culturel de la personnalité, Paris, Dunod, 1968 ; Randall Collins, Three
Sociological Perspectives, New York, Oxford University Press, 1985, chapitre 3, « The Micro-interactionist
Tradition ».
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28 I n it iation thé m atique à la s oc i olo g ie

4.4.3. Le marxisme et ses dérivés (conflict theory)


Plus que pour les deux autres traditions théoriques, l’étudiant qui veut s’initier à la théorie
marxiste devrait savoir qu’il affronte là un monument intellectuel. Depuis la mort de Marx, ses
écrits ont occasionné des tonnes de commentaires publiés par des hommes d’action, des philo-
sophes, des économistes, des sociologues, des politologues, etc. C’est donc dire que sa pensée a
eu une influence mondiale considérable et les quelques paragraphes qui suivent ne sont propo-
sés qu’à titre d’indication rudimentaire.
Pour la théorie marxiste, ce qu’il y a d’important à observer d’abord dans la société, ce n’est
pas l’ordre (équilibre) social ; ce n’est pas non plus l’action humaine sociale en tant que struc-
turée par les statuts, rôles, valeurs. Ce qu’il faut d’abord observer, c’est que la société consti-
tue une organisation de gens qui travaillent. Pourquoi les gens travaillent-ils ? Pour survivre,
car il faut bien manger, boire, se protéger contre les intempéries et les autres animaux. Dans
un climat comme le nôtre, il faut aussi se vêtir, se chauffer. Toute société, pour vivre, doit donc
produire. Y a-t-il des gens qui vivent sans produire ? Oui, il y en a un certain nombre, soit qu’ils
soient incapables de produire parce que trop jeunes, trop vieux, malades, infirmes, soit qu’ils
puissent produire mais ne le fassent pas, constituant ainsi des parasites sociaux. Généralement,
quand on parle de parasites sociaux, on pense aux chômeurs, aux assistés sociaux. Pour les
marxistes, ce ne sont pas là les parasites les plus importants. Les parasites sociaux les plus
nuisibles sont ceux qui accumulent, agrandissent leur part de richesse sociale en exploitant le
travail des autres. On dira peut-être que la domination et l’exploitation des autres sont des
phénomènes aussi vieux que le monde et que ce problème ne sera résolu que lorsque les
hommes extirperont l’égoïsme de leur cœur. Sur un plan très philosophique et général, on
aura raison. Toutefois, si elle permet d’espérer, cette affirmation ne permet cependant pas de
comprendre grand-chose parce qu’il y a des distinctions à faire et des cheminements histori-
ques à observer.
i. Il faut distinguer l’exploitation (la « spoliation ») interindividuelle et l’exploitation
intergroupe. La première est sans doute aussi vieille que le monde et s’enracine dans
la psychologie animale. La seconde est plus récente. Certains auteurs35 affirment que
l’exploitation intergroupe est apparue au néolithique, c’est-à-dire au moment où les
groupes humains ont commencé à pratiquer l’agriculture, à se sédentariser et à com-
plexifier leur organisation sociale.
ii. Bien qu’elle soit malgré tout très ancienne et très répandue, l’exploitation d’un
groupe humain par un autre groupe (de la même collectivité) ne s’est pas toujours
réalisée sur les mêmes bases et sous la même forme. La manière qu’ont les parasites
sociaux d’exploiter le travail des autres à l’intérieur du capitalisme contemporain
n’est pas la même que celle qu’utilisaient par exemple les seigneurs du Moyen Âge
pour exploiter leurs serfs. Il ne suffit donc pas de constater que « l’exploitation a tou-
jours existé ». Il faut étudier les raisons de ses modifications de forme, qui nous
apprennent beaucoup sur la vie sociale.

35 Par exemple, Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, Paris, Julliard, 1962.
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Q u e l q u e s é l é m e n t s d e s o c io lo g ie g é n ér al e 29

Ainsi, pour les marxistes, la constatation fondamentale sur laquelle se construit leur théorie
est que la société est une organisation qui travaille et produit sa propre survie physique. Les
questions pertinentes à se poser sont : Qui travaille ? Avec quoi (quelles sortes d’outils) ces
travailleurs le font-ils ? Pour qui ? Que produisent-ils ? Quel degré de contrôle ont-ils sur leur
manière de travailler, sur les produits de leur travail ? Comment sont échangés ces produits ?
Qui contrôle l’État ? Quelles sortes de lois l’État fait-il passer ? Existe-t-il des groupes qui pro-
fitent particulièrement des actions de l’État ? Il ne nous est pas possible de continuer plus
longuement à parler ici de la théorie marxiste, mais on aura saisi le point de vue d’où elle part.
Les concepts qu’elle privilégie sont ceux d’exploitation, de pouvoir, de classes sociales, de lutte
des classes, de domination, d’idéologie, d’aliénation, de libération. C’est donc une théorie qui
met l’accent sur les conflits profonds qui travaillent la société à cause des intérêts divergents
des groupes qui la composent. C’est pourquoi on y réfère comme à « la théorie du conflit ».
4.4.4. Résumé
Nous l’avons vu, il existe en sociologie plusieurs paradigmes ou théories générales avec les-
quels on peut « approcher » la vie sociale dans le but de la comprendre de manière cohérente
et rigoureuse. Certains paradigmes approchent la vie sociale comme un grand tout (macroso-
ciologie). C’est le cas du structuro-fonctionnalisme et aussi du marxisme. Mais, alors que le
premier met l’accent sur les processus d’intégration sociale, le second cherche à comprendre
les phénomènes de pouvoir et de conflits entre groupes sociaux, en prenant surtout en consi-
dération leur position économique dans la société. D’autres paradigmes s’intéressent à obser-
ver et à comprendre la vie sociale à partir des microphénomènes (les petits groupes). C’est ainsi
que l’interactionnisme symbolique s’intéresse surtout aux « mises en scène » sociales par les-
quelles les valeurs et les normes d’une petite communauté s’expriment. En effet, les rituels
sociaux en usage dans une communauté révèlent au sociologue l’importance des valeurs prédo-
minantes, des rapports hiérarchiques et, d’une façon générale, des rapports entre les rôles. Ils
contribuent donc à mesurer la forme et le degré de cohésion sociale d’une communauté.

5. Conclusion
La multiplicité des paradigmes ou théories sociologiques nous amène à la conclusion que l’ac-
cord sur l’interprétation des phénomènes sociaux est loin d’être universel. Cette diversité des
perspectives tient peut-être à la nature même de la connaissance humaine, connaissance
située par les coordonnées particulières des observateurs et la diversité des questions que ces
derniers se posent.
Cette diversité de l’explication ne saurait autoriser un relativisme intégral du type « À chacun
son opinion... » La connaissance « scientifique », en particulier, se veut cumulative36. Il devrait
donc y avoir un progrès de la connaissance sociologique.
Il reste ici à faire un certain nombre de remarques générales sur l’épistémologie et les mé-
thodes sociologiques :
i. En sociologie (pas plus que dans une science expérimentale), la « vérité » (c’est-à-dire
la validité d’une affirmation) n’équivaut pas à la moyenne des opinions. L’adage In

36 Sur le mode additif ou dialectique.


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30 I n it iation thé m atique à la s oc i olo g ie

medio stat virtus (traduction approximative : « La sagesse se tient au centre et évite


les extrêmes ») convient peut-être en morale, mais pas en sciences.
ii. La règle d’or en sociologie est : expliquer, autant que possible, le social par le social et
non par le psychologique ou le biologique. Il faut épuiser la capacité d’explication
sociologique avant de passer à une autre perspective.
Voyons quelques exemples :
a) Certaines personnes expliquent la famille par des « sentiments », des « instincts »
prétendument innés chez l’homme : amour paternel, maternel, filial, jalousie
sexuelle. Or, en étudiant les sociétés, on s’aperçoit que ces sentiments qu’on
croyait innés en tout être humain peuvent changer considérablement de forme et,
à la limite, disparaître, ce qui porte à émettre l’hypothèse que, loin d’être la cause,
les « sentiments familiaux » sont peut-être l’effet d’une certaine structure
familiale37.
b) Nous avons vu plus avant comment le comportement de la femme peut varier
de société en société. Simone de Beauvoir écrivait, dans Le deuxième sexe : « On
ne naît pas femme, on le devient. »
c) Il en va de même pour la criminalité, la propension aux affaires (l’entrepreneu-
riat), l’amour de l’art, etc. Au lieu d’expliquer ces comportements par une pré-
tendue « grâce », « bosse », ou encore en affirmant que c’est « dans le sang », on
ferait mieux de voir si ces « propensions » ne sont pas une certaine « adapta-
tion » (réponse) psychologique à des conditions objectives de vie avant de sauter
à des perspectives explicatives plus singulières (la génétique, par exemple).
iii. Il faut garder à l’esprit que les régularités (« lois ») mises à jour par notre discipline
sont la plupart du temps fondées sur les statistiques, donc sur des probabilités. D’in-
nombrables facteurs de toutes sortes peuvent être évoqués pour expliquer le com-
portement humain en société. La sociologie concentre son attention sur certains de
ces facteurs et prétend pouvoir expliquer jusqu’à un certain point le comportement
humain à partir d’eux.

37 Émile Durkheim, op. cit., p. 106.

Extrait de la publication

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