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Réflexions pour une théorie critique non-européocentrique

Stefan Gandler
Universidad Autónoma de Querétaro

Congrès Marx International VI


Crises, Révoltes, Utopies
Université de Paris-1 Sorbonne et Paris-Ouest Nanterre
22-25 Septembre 2010

Résumé / abstract
Dans les dernières années, l'Amérique latine a commencé, dans le terrain social, à se
distancer des centres mondiaux de pouvoir, réorganisant les relations économiques et
politiques; cette tendance, cependant, est à peine évidente dans le domaine de la
philosophie sociale. Il est maintenant urgent de réorganiser la discussion internationale
philosophique et des sciences sociales, utilisant la Théorie Critique comme point de départ.
La Théorie Critique (comme partie de la tradition non dogmatique de marxisme) est une
des théories sociales existantes qui ont la capacité de développer et reconstruire les
éléments restantes des possibilités pour l'autocritique dans société mondiale contemporaine.
Un résultat de cette réorganisation théorique, pourrait être surmonter la dominance
continue de l'européocentrisme philosophique; une dominance qui n'est réellement pas
moins virulent aujourd’hui que dans les années du colonialisme. Seulement par une
réorganisation ouverte et non-européocentrique de la discussion internationale sur la théorie
et la philosophie sociales, il sera possible de donner à société les outils conceptuels qu'elle a
besoin pour surmonter la stagnation de la réflexion théorique dans laquelle elle a été
emprisonnée pendant les dernières trois décennies. Cette stagnation, visible dans notre
incapacité de abandonner la soi-disant idéologie néo-libéral, nous a poussé a réaliser nôtres
vies quotidiennes dans un monde où les conséquences sociales et écologiques de cette
idéologie deviennent irréversibles. La Théorie Critique, à l'origine développée par l'école
de Francfort dans les années 20, 30, 40, 50 et 60 du vingtième siècle, a une certaine
2

tendance décisive qu'elle partage avec la grande majorité d'autres philosophies


européennes ; à savoir, la tendance vers généraliser son point d'origine de deux manières
distinctes. D'abord, elle considère seulement des théories provenant du continent européen
comme ‘fondamentaux’, et en second lieu, elle prend en considération comme « normalité
humaine » seulement les réalités sociales de l'Europe et des Etats-Unis. En dépit de cette
limitation cruciale, cependant, nous restons profondément convaincus que cette école de
pensée est la meilleure manière d’interpréter correctement le monde de real.
Dans la tradition de l'école de Francfort, le concept principal pour comprendre la
dynamique spécifique de la formation de la conscience (partiellement constituée par la
subconscience collectif et également par les formes spontanées d'organisation dans la vie
collective) est celui du réification, hérité de George Lukács et son livre Histoire et
conscience de classe, particulièrement le chapitre sur la Réification et la conscience du
prolétariat. En dépit de la grande pertinence de cet oeuvre pour la compréhension de la
société capitaliste, un de ses inconvénients est son incapacité de décrire de manière
significative la grande diversité des formes de vie quotidienne qui existent dans les
conditions de la reproduction capitaliste. Dans un certain sens, nous pouvons voir le
concept du réification capable de comprendre et décrire une forme spécifiquement présente
en nord-ouest européen, une forme que le philosophe marxiste non dogmatique, mexicain-
équatorien Bolívar Echeverría conçoit comme éthos réaliste. -- C'est en raison de la
réification qu'on ne peut pas percevoir des contradictions existants dans les formes sociales
d’aujourd'hui. Au même temps, l’éthos réaliste redéfinit ces formes sociales comme choses
(dans le sens Kantienne) indiscutables, éternelles et ne pas sujet au changement. Le éthos
baroque d'autre part, nous permet de percevoir et au même temps vivre avec ces
contradictions sans les ignorer ou nier ; à la différence de l'éthos réaliste, il joue avec elles
et, dans un certain sens, les refunctionalise. (Par conséquent, certains phénomènes sociaux
proviennent de l'éthos baroque, comme un soupçon permanent de la possibilité de la
corruption, combinée avec la croyance qui sans cette corruption les choses peuvent devenir
même plus compliquées, ou l'utilisation des double sens et les jeux ironiques avec la langue
etc.)
3

D'une part, ce lui que Echeverría appelle l'éthos baroque, qui en Amérique Latine et au
Mexique coexiste avec l'éthos réaliste, n'est pas entendu réellement par la critique classique
de l'idéologie fondé seulement sur le concept du réification; d’autre part, il est nécessaire de
remarquer que la théorie d'Echeverría de l'ethe historique paye un certain prix pour les
contributions qu'il apporte, en perdant certaine radicalité dans la critique de l'idéologie déjà
réaliser dans le marxisme non dogmatique ou « occidental ».
L'intention de ce document est la de reprendre le développement interrompu de cette
tradition philosophique sans reprendre ses limitations née de son européocentrisme, avec
l'aide théorique de certains théories et philosophies sociales produites en Amérique Latine,
comme celui de Bolívar Echeverría. Au même temps, les limitations de ces dernières
théories peuvent, peut-être, être surmontés en les confrontant avec la Théorie Critique
« classique ». Dans cet contexte nous essayerons de développer un concept critique de la
modernité (capitaliste) qui respecte différentes identités culturelles, sans perdre de vue la
réclamation universaliste de la justice et de l'égalité des droits.
Pour réaliser cet projet, à savoir apporter réellement quelque chose à une théorie critique
qui mérite ce nom, nous commençons par l'analyse et la critique de certaines de ses bases
théoriques d'origine, ainsi que la réflexion de discussions tenues à leur propos hors du soi-
disant premier monde, sous prise en considération surtout de la discussion de théorie et
philosophie sociale au Mexique. Ici, au cours des dernières décennies s'est élaborée une
version de la théorie critique dont la discussion scientifique internationale n'a pratiquement
pas tenu compte. Au Mexique lui-même elle ne recueille pas l’attention qu’elle mérite, bien
qu'elle y jouisse de davantage de considération qu'ailleurs. Néanmoins au Mexique
également, dans l'écrasante majorité des cas, lorsqu'on parle de nouveaux apports à la
théorie critique, on pense généralement en productions théoriques en Allemagne. Encore
aujourd'hui très peu auteurs auraient osé imaginer que de nouveaux apports à une théorie
critique du 21ème siècle autrement plus pertinents que ceux d'Habermas, Honneth et leurs
partisans pouvaient provenir par exemple du Mexique.
Alors que l'objet de notre projet ces huit dernières années était de perturber la fixation
allemande sur ses propres contributions en matière de critique sociale - allant de pair avec
l'ignorance vis-à-vis de contributions provenant d'autres pays, comme par exemple le
4

Mexique, il s'agit aujourd'hui pour nous de nous adresser à un public plus vaste: la
communauté des scientifiques et tous ceux qui s'intéressent aux théories et critiques
sociales de France et d'Europe.1
À cette fin nous analysons un auteur qui travaille au Mexique, dont le projet consiste à
enrichir une théorie critique non eurocentriste: Bolívar Echeverría. Ce qui nous intéresse
dans cet essai est sa vision d'un des fondements théoriques de l'École de Francfort des
années 30: le livre Histoire et conscience de classe de Georg Lukács.2 Á son époque, ce
texte a constitué un des premiers apports pour un marxisme non dogmatique, en effet il y
tentait de rompre avec la thèse soutenue par les marxistes orthodoxes, selon laquelle le
prolétariat serait révolutionnaire par définition.
Cette thèse est devenue obsolète au moment de l'ascension du national-socialisme en
Allemagne et du fascisme en Europe, rendue possible entre autres grâce à l'appui d'une
partie du prolétariat et l'échec de la gauche européenne. L'expression principale de cet
échec ayant justement été son incapacité à empêcher cette ascension. L'importance de
l'École de Francfort tint et tient encore aujourd'hui à ce qu'elle a été l'une des rares
tentatives sérieuses d'analyser d'abord empiriquement, ensuite théoriquement le
comportement de grandes parties du prolétariat européen et dans certains autres pays.3
L'ouvrage de Lukács mentionné a été le précurseur théorique de cette tentative d'analyse
scientifique de ce qui était inexplicable pour le marxisme orthodoxe.

1 Le problème est encore plus compliqué: aussi dans le cadre académique allemand il y a
des zones 'périphériques', ou mieux dit exclues, comme par exemple aujourd’hui les
auteurs qui essayent de renouer dans le projet original d'une radicale critique à la société
bourgeoise existante et ses bases conceptuelles les plus profondes.
2 Georg Lukács, Geschichte und Klassenbewußtsein. Studien über marxistische Dialektik.
Berlin: Malik, 1923, Collection: Kleine revolutionäre Bibliothek; 9, 341 p. (Version en
français: Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Trad. Kostas
Axelos. Paris. Les Éds. de Minuit, 1984.)
3 Voire par exemple le cas de l'Argentine, et la discussion – même aujourd'hui très
polémique – sur les alliances des parties de gauche avec les péronistes, qui à son tour
avaient une aile clairement fasciste ou même pronazi. (Voir par exemple: Ximena
Ortuzár, « Las respuestas siguen pendientes. Abrió Menem los archivos nazis en
Argentina; poco enseñaron. » Dans: proceso. Semanario de información y análisis.
México, D.F., 24 d'août 1992, n° 825, pp. 44-47.)
5

Il est nécessaire d'inscrire l'interprétation donnée par Bolívar Echeverría de certains


concepts de Histoire et conscience de classe dans le contexte de sa reformulation du
concept marxiste de « valeur d'usage » et de sa nouvelle lecture du rapport entre
« superstructure « et « base économique », qu'il apporte au concept de l' « ethos
historique ».
Quant au concept de valeur d'usage, il acquiert une importance centrale chez Marx
puisque constituant la base pour l'extraction de la valeur. Marx a signalé de façon réitérée
comment dans les rapports de production capitalistes, la dynamique de la production de
valeur d'usage est de plus en plus dominée par la dynamique (apparemment) propre de la
production de valeur. Cependant, le fondateur de la critique de l'économie politique ne
s'arrête pas trop sur les détails culturels de ces valeurs d'usage produites sous le signe
capitaliste – ni sur son mode de survivance malgré la subsumption réelle sous la valeur qui
continue à se perfectionner et à s'amplifier. Pour l'exprimer dans les mots de Marx dans la
préface de 1859: dans Le capital il se concentre particulièrement sur l'anatomie de la
société bourgeoise, c'est à dire l'économie politique. Il a égard, pour rester dans la
terminologie médicale, aussi à la psychologie et à la neurologie, c'est à dire à la critique de
l'idéologie. Mais ce qui cependant reste généralement dehors, c'est la médecine des oreilles,
du nez, du cou, (l'oto-rhino-laryngologie) et la médecine intérieure. La dernière serait la
science des valeurs d'usage différentes, et celle des façons respectives de les consommer,
les digérer, et de se réjouir d'eux, aussi bien que de les produire, avec des techniques et des
instruments de travail (outils) différents selon le lieu et l'époque.
Partant de l'examen détaillé et de l'approfondissement du concept de la valeur d'usage de
Marx, et en même temps avec l'aide d'une reprise de la linguistique de Saussure, Echeverría
veut analyser comment les gens s'installent dans les différents lieux et époques dans les
rapports de production capitalistes. Mais, et c'est décisif, il essaie de faire cela sans tomber
dans un relativisme social ou dans un déterminisme culturel. Cette acrobatie devrait réussir
avec le grand écart que Echeverría fait entre la distinction de différents systèmes de signes,
(ici la production et la consommation de valeurs d'usage différentes) d'un côté, et en même
temps l'accentuation du commun entre tous les gens et toutes les sociétés, à savoir: la
capacité de développer ces vastes et complexes systèmes de signes d'un autre côté. La
6

distinction établie par le fondateur de la sémiotique entre des langues humaines différentes
d'une part et le langage (l'aptitude à la langue) unifiant toute l'humanité d'autre part,
pourrait jouer le rôle de sage-femme pour cette tentative d'un universalisme concret
(contrairement à l'universalisme faussement abstrait, c'est-à-dire eurocentrique, qui domine
aujourd'hui).
Le deuxième thème central de Bolívar Echeverría consiste dans un traitement spécifique
d'une question fondamentale pour le marxisme occidental: Comment est-il possible, que la
forme de production capitaliste, en évidence insupportable, et sa société bourgeoise
correspondante, se présentent aux sujets de cette société comme inévitables, supportables,
et même raisonnables?
Malgré toutes les ressemblances en la question, la réponse de Echeverría s'est
considérablement éloignée du chemin analytique pris en général par le marxisme
occidental. Dans quelques cas, il le fait avec l'intention explicite de continuer à développer
cette analyse avec son empreinte indépendante et aussi de l'enrichir par ses propres
considérations théoriques postérieures. En poursuivant de façon autonome et critique le
marxisme occidental en dehors de la région géographique généralement associée à l'
« occident » Echeverría se distingue dans sa philosophie sociale d'auteurs tels que Georg
Lukács, Karl Korsch, Walter Benjamin, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, auxquels
il se réfère de façon réitérée - quelque fois d'une façon explicite et quelques fois d'une façon
plus distante - sous deux aspects: d'une part, il élargit la perspective de la critique de
l'idéologie qu'il n'abandonne pas, mais la modifie considérablement. D'autre part, il tente,
en recourant par exemple au postulat « entre les lignes » de l'École de Francfort, de sauver
le spécifique et le particulier devant l'emprise théorique et réelle des généralisations, sans
pour autant sacrifier ni les concepts généraux ni l'aspiration générale à la liberté. Ce n'est
pas fortuit qu'une tentative de cette envergure soit entreprise justement en Amérique Latine,
c'est-à-dire, hors du centre aussi apparent que réel, du monde contemporain.
Echeverría prétend démontrer que les différentes formes qu'adopte la vie quotidienne, à
savoir les conceptions existantes et la production de valeurs d'usage dans le cadre des
rapports de production capitaliste, ne doivent pas être conçues comme stades d'un processus
historique qui s'écoule de manière linéaire, mais qu'il y a plutôt diverses modernités
7

capitalistes simultanées (même si l'une d'entre elles tend toujours à prédominer les autres.)
Afin de dépasser la conception superficielle de la progressivité historique, Echeverría
recourt à Walter Benjamin et à ses Thèses de philosophie de l'histoire,4 dont il cite un
passage comme épigraphe dans l'un de ses textes et applique explicitement son critère de
« brosser l'histoire à rebrousse-poil ». (Walter Benjamin)5
Il est remarquable que Echeverría propose ce « brossage à contre-poil » non seulement
dans le sens de rompre avec le «continuum de l'histoire»,6 ce qui pour Benjamin signifie
surtout vaincre le dogme de Cronos, mais qu'il souhaite réaliser cette rupture avec
l'apparent développement historique linéaire sous un autre angle. Il veut échapper à cette
conception de l'histoire soutenue dans une vision linéaire, selon laquelle un développement
historique commence à un point déterminé pour s'étendre lentement vers le reste du monde,
de telle sorte qu'il y aurait toujours des régions plus évoluées que d'autres. Dit d'une autre
manière: tandis que Benjamin veut brosser le continuum historique principalement à
contre-poil du point de vue temporel (chronologique), Echeverría se propose de le faire
dans le spatial (géographique).7

4 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire. Trad. P. Missac, dans: Les Temps Modernes
2, 1946/47 n°25, oct.1947, p. 623-634. Texte original: Walter Benjamin, « Über den
Begriff der Geschichte. » Dans: Walter Benjamin, Schriften, Vol. I, 2. 2. Ed. Frankfurt
am Main 1978, p. 693-704.
5 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit. thèse VII, p. 628. Echeverría fait
cette référence à Benjamin dans son texte « El Ethos Barroco », quand il formule en
référence au «siècle XVIIe Américain»:
«La particularité et l’importance de ce siècle apparaissent seulement en vérité quand, en
suivant le conseil de Benjamin, l’historien revient sur la continuité historique qu’a mené
au présent, mais en la révisant ‘à rebrousse-poil’.» (Bolívar Echeverría, « El Ethos
Barroco », dans: Bolívar Echeverría (dir.), Modernidad, mestizaje cultural, ethos
barroco. México, D.F. UNAM et El Equilibrista, 1994, pp. 13-36, ici: p. 29.)
Echeverría emploie le vocable «américain» en sens géographique et non idéologique
comme il est commun dans beaucoup de pays. Il se réfère au continent américain.
6 Ibid. p.49.
7 Walter Benjamin est conscient de l’impossibilité de voir l’histoire comme une continuité
spatiale, comme il a toujours été conçu dans le progressisme que critique. Voir à ce sujet
Benjamin: «Es träumt sich sehr verschieden nach Gegend und Straße, vor allem aber
ganz unterschieden nach Jahreszeiten und nach dem Wetter.» [«On rêve très différent
selon la région et la route, mais surtout, très différent selon les saisons et le temps.»]
(Walter Benjamin, « Das Passagen-Werk », dans: Walter Benjamin, Gesammelte
8

Ici le concept central est la notion des ethos modernes, que Echeverría classifie selon
quatre types de base: ethos réaliste, classique, romantique et baroque. Avec cette
conception il cherche à développer une critique de l'eurocentrisme (philosophique), même
s'il ne l'exprime pas explicitement. Contrairement à Lukács, par exemple non seulement il
se propose d'analyser les effets que le processus de production de marchandises provoque
dans le processus de la connaissance en général, mais souhaite souligner les différences qui
se manifestent selon les régions. Ici il trouve le germe d'une critique à l'universalisme et au
progressisme ingénu. Les deux tendent à l'ethnocentrisme. Un prétendu universalisme
déclare que la forme particulière (nordique et méridionale) européenne du mode de
production capitaliste, avec ses rapports sociaux correspondants et ses manifestations
idéologiques d'une influence protestante prédominante, est la forme développée de cette
étape historique. Puis le progressisme prescrit à toutes les autres régions de suivre cette
forme développée.
L'importance politique de cette différenciation des divers ethos, et avec eux celle des
diverses modernités, est que les pays de la périphérie - périphérie si apparente comme en
même temps réelle - ne sont pas obligés d'attendre la « modernisation » ou de courir après
elle pour participer aux merveilles des rapports de production capitalistes. Avant tout pour
Echeverría ces pays se trouvent déjà - (et en partie depuis beaucoup de temps) immergés
dans la modernité capitaliste, même si elle apparaît sous une autre forme que celle-ci. Dans
la discussion politique et théorique actuelle au Mexique, cet argument n'est pas insignifiant,
étant donné que non seulement le gouvernement central insiste pour entreprendre une
« modernisation » du pays, mais qu'aussi beaucoup de ses adversaires déclarés parlent sans
cesse d'elle. Implicitement il y a ainsi deux suppositions: premièrement le Mexique est un
pays pré-moderne, et deuxièmement tout sera mieux quand le Mexique sera modernisé.
Avec cela on fait référence, pratiquement dans tous les blocs politiques principaux, à ce que
Echeverría appelle « modernité capitaliste ». Sa théorie condamne les deux suppositions
comme totalement fallacieuses.

Schriften, t. 5, Frankfurt am Main (2 édition) 1982.) Echeverría cite à Benjamin dans


l’épigraphe de « La comprensión y la crítica. Braudel y Marx sobre el Capitalismo ».
9

Comme il a été déjà mentionné, il distingue quatre modernités capitalistes de base,


chacune avec sa propre manière de faire de sorte que l'insupportable dans ces structures
sociales apparaisse supportable, dans certains cas explicable et dans certains cas extrêmes
même raisonnable. Echeverría les dénomme « les quatre ethos modernes » ou, plus
justement, « les ethos de la modernité capitaliste ». Chacun a comme point de référence une
région déterminée: « l'ethos réaliste » se réfère aux régions où la culture protestante
prédomine et « l'ethos baroque » se réfère à celles où la culture catholique est dominante.
Dans la logique de « l'ethos réaliste », prédominant dans les rapports capitalistes,
disparaît la contradiction entre la valeur d'usage et la valeur qui a été démontrée par Marx
dans Le Capital comme une des contradictions fondamentales de l'actuelle structure sociale.
Dans cet ethos, les insupportables rapports existants apparaissent supportables parce qu'ils
ressemblent à la « deuxième nature » de l'être humain, à travers laquelle elles deviennent
insoupçonnables. L'irréconciliable se convertit ainsi soudain en harmonie. Dans des
formulations pertinentes Echeverría démontre une fois de plus ses liens non seulement
terminologiques avec le marxisme occidental. « La réalité capitaliste est un fait historique
inévitable », dit-il en allusion à un aspect du contenu de l'ethos historique dominant
aujourd'hui, « auquel il n'est pas possible d'échapper. Par conséquent, il doit être intégré
dans la construction spontanée du monde de la vie; il doit être transformé en une deuxième
nature moyennant l'ethos qui assure l'harmonie indispensable de l'existence quotidienne ».8
Les parallèles qui transparaissent dans ces lignes avec la critique de l'idéologie dans
Histoire et conscience de classe ne doivent pas dévier l'attention des différences
fondamentales entre le concept de l'ethos historique chez Bolívar Echeverría et celui de
l'idéologie. Le concept de l'ethos est plus étendu, comprend beaucoup plus de formes que le
concept de l'idéologie et, en même temps, se propose de contenir plus de différenciations
internes. Il y a un rapport direct entre ces caractéristiques et le fait que Lukács et Echeverría
aient des perspectives d'analyse différentes, bien que dans leurs conceptualisations les deux
partent du double caractère des marchandises. On pourrait dire en simplifiant que pour le

(Dans: Bolívar Echeverría, Las illusions de la modernidad. México, D.F.: UNAM et El


Equilibrista, 1995, pp. 111-131, ici: p. 111.)
8 Ibid.
10

premier cas le problème se pose du côté de la valeur et, pour le second du côté de la valeur
d'usage. Lukács part de la valeur des marchandises, ce qui n'exprime rien d'autre qu'un
rapport social, ce qui cependant transmet aux producteurs l'apparence objective que la
marchandise serait dotée de vie propre. Pour lui le caractère social de la production
s'incarne par le côté de la valeur des marchandises. Mais cela se soustrait à la
compréhension immédiate à cause de la fixation sur l'aspect de la valeur d'usage, ce qui est
surtout en rapport avec le côté privé de la production, présent aussi dans le double caractère
des marchandises. Lukács se propose d'élucider surtout comment l'idéologie surgit
nécessairement de la forme de production mercantile, pour pouvoir expliquer, à son tour,
pour quelle raison la subjectivité révolutionnaire nécessaire et espérée ne se formait pas à
son époque, bien que les conditions objectives fussent données.
Pour l'auteur latino-américain, le problème se présente différemment, et non en dernière
instance en vertu d'expériences historiques différentes. Pour Lukács et tout le marxisme
occidental la question centrale est de savoir comment peuvent exister des formes de
conscience réifiée également au sein des classes opprimées, surtout dans le prolétariat. Ils
se demandent comment il est possible que des prolétaires, c'est-à-dire des potentiels
révolutionnaires, puissent avoir une conscience contre-révolutionnaire. Avec la montée du
fascisme et du national-socialisme cette question a pris plus d'importance pratique et
théorique.
Pour Echeverría la problématique se présente d'une autre façon.9 En Amérique latine il
n'y avait pas - ou ceci est arrivé à plus petite échelle - cette désertion de grandes masses des
organisations traditionnelles de la gauche vers les mouvements fascistes ou des nationale-
socialistes. C'était justement à cause de cette désertion que l'article le plus connu de
Histoire et conscience de classe, celui qui se réfère à La réification et la conscience du
prolétariat, a eu tant d'importance pour le marxisme occidental, comme c'est le cas pour

9 Echeverría caractérise à la génération latino-américaine, à laquelle lui-même appartient:


«cette génération d’intellectuels de gauche, qui se sont développés plus par l’impulsion
hétérodoxe des rebelles cubains que se rappelant la lutte antifasciste». (Bolívar
Echeverría, « Elogio del marxismo », dans: Gabriel Vargas Lozano (dir.), En torno a la
obra de Adolfo Sánchez Vázquez. Filosofía, ética, estética y política. México, D.F.:
UNAM, Facultad de Filosofía y Letras, 1995, pp.77-82, ici: p.78.)
11

l'École de Frankfurt. Mais ce qui pendant des décades a préoccupé la gauche critique de
l'Amérique Latine et préoccupe en partie encore aujourd'hui (dans la mesure où cette
gauche existe encore) est un autre problème: celui de l'eurocentrisme, présent dans de
grands secteurs de la gauche. Il est nécessaire de critiquer l'eurocentrisme non parce qu'il
implique une « mince auto-estime nationale », comme on pense d'habitude dans les
respectives critiques totalement superficielles, mais parce qu'il a mené et mène encore à de
graves erreurs politiques, en particulier par rapport à la politique d'alliances des classes. À
partir des observations les plus superficielles d'un apparent parallélisme entre la réalité
latino-américaine du vingtième siècle et du féodalisme européen on déduit rapidement et
sans grande rigueur conceptuelle que ce continent se trouverait dans l'époque du
féodalisme. Après, on conclut que le prochain pas révolutionnaire serait celui de la
révolution bourgeoise, pour ensuite mettre en marche la révolution socialiste ou
communiste. Ainsi, on essaye de justifier cette façon de flatter servilement les bourgeoisies
nationales respectives et, en même temps, de rejeter n'importe quelle collaboration avec les
classes « en retard », comme par exemple la population rurale appauvrie, les agriculteurs
sans terre, les campagnards et - moins imaginable encore - les indigènes, qu'on considère
plus rétrogrades et même préfeodales.10

Dans une première confrontation entre le concept d'idéologie de Marx (dans le sens de
Lukács) et celui de l'ethos de Echeverría il peut être vérifié que le concept du dernier est
plus large que celui du premier, puisqu'il inclut en grande partie aussi bien l'aspect subjectif
qu'objectif du processus social. Avec cela le concept d'ethos est même plus vaste que le
second concept d'idéologie qu'utilise Marx (celui d'idéologie dans le sens des « formes
juridiques, politiques, religieuses, artistiques et philosophiques, c'est-à-dire idéologiques »)
qui est plus étendu que le premier (idéologie comme « conscience nécessairement fausse »).
Un aspect central de l'ethos historique est, par exemple, la production de valeurs d'usage,
qui comme nous avons déjà vu, diffère toujours et est extérieur à ces « formes

10 Cet eurocentrisme de la gauche latino-américaine a été encore plus favorisé par


l’influence qu’on a exercé depuis la ville européenne de Moscou sur les Partis
Communistes du monde entier.
12

idéologiques ». Par conséquent, le concept de l'ethos peut être interprété comme la


continuation des études d' Echeverría au sujet du rapport entre la valeur d'usage et des
signes. Le fait qu' Echeverría formule sa critique sociale sous la forme d'une critique de la
modernité existante implique plus qu'une réitération des terminologies à la mode. D'autant
plus qu'il s'intéresse à examiner l'étroit entrelacement existant entre certaines structures
économiques et certains processus culturels. Il désire comprendre ainsi les difficultés de
rompre avec cette modernité et, de manière simultanée, il se propose de chercher des
approches permettant de la dépasser. Il ne veut pas commettre l'erreur qu'il voit chez
Lukács: celui-ci arrive en raison de la radicalité de son analyse des difficultés dans les
processus de conscience - résultant des problèmes épistémologiques profondément
enracinés dans les rapports de production existants - à un « désespoir théorique ». Celle
erreur ne peut être dépassée qu' au moyen de visions de salut messianique. Selon
Echeverría Lukács donne une solution erronée au problème du « monde moderne » qu'il
comprend ainsi:
« Le monde moderne comme totalité, comme pénétration réciproque de la dynamique
qualitative ou concrète d'un côté avec la logique quantitative ou abstraite d'un autre côté est
incompréhensible. Sa totalisation pourrait seulement être ponctuelle et instantanée au
moment de la révolution, l'acte salvateur. Dans cet acte le prolétariat réactualise sa capacité
de synthétisation concrète (..) qui existait de façon réifiée dans le capital. »11
Mais comment doit-on comprendre exactement cette critique d' Echeverría à Histoire et
conscience de classe de Lukács? La préoccupation de Echeverría consiste à confronter la
conception eurocentriste, selon laquelle seule la forme de modernité dominante aujourd'hui
serait la « correcte », tandis que toutes les autres formes seraient des formes incomplètes ou
des mauvaises copies de celle-ci. Avec l'affirmation de cette différenciation interne de la

11 Bolívar Echeverría, « Lukács y la revolución como salvación » dans: Bolívar


Echeverría, Las ilusiones de la modernidad, op. cit. pp. 97-110, ici: p. 109. Une version
antérieure à ce texte figure dans la publication des interventions du Symposium
international sur Lukács, réalisé dans la ville de Mexico: Bolívar Echeverría, « El
concepto de fetichismo en Marx y Lukács ». Dans: Gabriela Borja Sarmiento (dir.):
Memoria del Simposio internacional György Lukács y su época. México, D.F.:
Universidad Autónoma Metropolitana – Xochimilco, Departamento de Política y
Cultura, 1988, pp. 209-222.
13

modernité capitaliste, il ose déduire la possibilité d'une modernité post capitaliste.


Reprenant le sujet de la critique à l'eurocentrisme: Echeverría a besoin d'analyser des
différents ethos et ses contenus concrets avec une certaine légèreté. Pour lui il est évident
qu'ils contiennent beaucoup d'éléments faux et incluent des formes d'illusion, puisqu'ils
doivent rendre supportable quelque chose qui est au fond insupportable. Mais le lieu où
Echeverría situe exactement l'origine de cette fausseté dans les ethos de la modernité
capitaliste, est décisif. Cette origine est pour lui « le capitalisme » ou « le fait capitaliste »
qu'il distingue clairement du concept de la société productrice de marchandises. Celle-là est
pour lui la société moderne par définition, et en principe il veut la maintenir.
La critique qu' Echeverría pourrait opposer aux ethos de la modernité capitaliste, et il le
fait seulement de manière limitée, est par conséquent une critique auto-limitative en
relation à son propre radicalisme. Il ne prétend pas mettre radicalement en cause la
possibilité de connaissance dans la société productrice de marchandises, comme l'a fait
Georg Lukács par exemple dans Histoire et la conscience de classe, en partant du concept
de « fétiche » de Marx. Deux raisons peuvent être avancées à cet égard: d'une part la
comparaison entre les ethos de la modernité capitaliste ne doit pas être bloquée en les
mettant prématurément en question en ce qui concerne leur véracité ou fausseté. Il est licite
de développer d'abord une analyse des ethos, avant de poser la question de ce qui est le vrai
ou faux dans l'un ou l'autre ethos. (Considérant que cet « avant » peut signifier aussi une
prééminence principale.) Et l'autre raison est que Echeverría ne conçoit pas sa théorie
comme une pure critique et analyse de l'existant. Avant tout il veut apporter sur le plan
théorique une approximation à « la possibilité d'une politique à l'intérieur de l'aliénation ».12
C'est à dire qu'une critique trop radicale de la possibilité de connaissance dans les rapports
existants, provoque, semble-t-il, comme conséquence que la théorie devient inutilisable
pour développer des apports à cette politique « à l'intérieur de l'aliénation ». En utilisant la
langue d'Echeverría, il s'agit d'éviter au final que la solution du problème soit seulement

12 Bolívar Echeverría, « Modernidad y capitalismo », op. cit. p. 176.


14

concevable - comme conséquence d'une théorie de la réification trop radicale - de manière


messianique, comme ce serait le cas de Lukács dans Histoire et conscience de classe.13
Bien que Echeverría soutienne que les concepts de réification et de « fétiche » sont des
clefs pour la compréhension des rapports sociaux actuels, il ne les conçoit pas non plus
aussi radicalement que Lukács dans ce livre. Il soutient que Lukács a seulement pu penser
ainsi, parce qu’au moment où il a rédigé son texte sur la Réification et la conscience du
prolétariat la situation historique le conduisait à la conviction que la révolution « était là à
l'ordre du jour ». Lukács a donc pu se permettre une critique de la connaissance si radicale,
parce qu'il était convaincu que la fin des rapports capitalistes qui bloquent la connaissance
et, donc la fin de la conscience réifiée, est très proche.
Comme il a été déjà mentionné en comparant les contextes historiques de Echeverría et
de Lukács, le concept de réification de celui-ci a pris de l'importance dans le marxisme
occidental, justement parce qu'il a pu contribuer à expliquer quelque chose qui faisait taire
le marxisme orthodoxe en général: les innombrables cas de désertion de membres des
organisations classiques de gauche vers des organisations fascistes ou national-socialistes
en Europe des années trente et, en partie, à la fin des années vingt. Mais Echeverría, dans
aucune partie de son texte sur Lukács, ne fait allusion à ce fait. En revanche, il considère
que le radicalisme de sa critique de la connaissance est une simple conséquence de
l'apparente imminence d'une révolution communiste dans plusieurs pays européens aux
débuts des années vingt. Dans cette logique, Echeverría qualifie le national-socialisme
comme l'évènement historique qui rend obsolète la théorie de réification de Lukács par le
« manque d'actualité ».14 Il oublie ici que par exemple les analyses sur les motifs de l'appui

13 Voire: Bolívar Echeverría, « Lukács y la revolución como salvación », op. cit., surtout p.
109.
14 «Le livre de Lukács a perdu son actualité politique au moment même quant il a été
publié. Rédigé dans la première post guerre, dans cet esprit exalté, d’inspiration
apocalyptique, dans laquelle la possibilité de l’ ‘attaque du ciel’ était ‘à l’ordre du jour’;
quand l’ ‘actualité de la révolution communiste’ semblait avoir passé son degré le plus
élevé dans les sociétés européennes, la publication de Histoire et conscience de classe a
coïncidé cependant avec la rapide dépérie de cette actualité révolutionnaire et avec la
canalisation accablante de cet esprit dans une direction résolument messianique, tant
vers sa bureaucratisation au service de la ‘construction du socialisme dans un seul pays’
que vers son éruption contre-révolutionnaire, qui lui transformerait dans l’impulsion
15

des masses au national-socialisme faits par l'Institut de Recherches Sociales de Francfort


ont appliqué plus d'une fois les concepts marxistes de « fétiche », réification et idéologie
élaborés par Lukács dans Histoire et conscience de classe.
Echeverría commet l'erreur de s'obstiner dans cette estimation de Lukács que la
révolution était à l'ordre du jour. Avec cela il ne s'aperçoit pas que Lukács essaye de
répondre à la question de savoir pourquoi les sujets historiques ne connaissent pas l'ordre
du jour de l'histoire (pour cette raison la critique de la connaissance est nécessaire). C'est-à-
dire, même au moment ou la révolution était objectivement possible, ils n'en ont pas fait
leur aspiration subjective.15
La distance d' Echeverría par rapport à la théorie épistémologique radicale matérialiste
de Georg Lukács s'explique par deux liens: d'une part il recourt à la théorie de Lukács parce
qu'elle est utile pour décrire les ethos existants et elle n'est pas nécessaire pour l'analyse
critique des contenants des ethos.16, D'autre part, il prend ses distances par rapport à une

destructrice et suicide du national-socialisme. La proposition théorique de Lukács a été


ainsi disqualifiée par le manque d’actualité des conclusions politiques déviées de cela
par son auteur.» (Ibid.)
15 Lukács souligne dans son essai la nécessité de la révolution pour surmonter la
conscience réifiée et, dans la manière en laquelle il postule cette nécessité la possibilité
de la même est présente (comme résidu d’une pensée marxiste dogmatique dans laquelle
n’existe pas le concept de réification). Ce concept constitue en même temps l’élément
central d’un profond doute de la possibilité de cette révolution et, la reconnaissance qu’il
ne serait pas aussi simple de la réaliser comment on pensait jusqu’à ce moment là.
Même si la révolution était conçue comme la rupture avec la conscience réifiée, avec ce
concept on pourrait récupérer ce que Marx a souligné dans les Thèses de Feuerbach et ce
qui a été ignoré totalement après dans le marxisme dogmatique: que ce processus doit
être une transformation simultanée des circonstances (rapports sociaux) et des êtres
humains (c’est-à-dire, aussi celle de leurs consciences). Même quand Marx écrit dans les
Thèses sur Feuerbach, que cette unité peut être conçue rationnellement seulement
comme praxis révolutionnaire, ceci ne doit pas être compris nécessairement comme
« rupture messianique », comme Bolívar Echeverría impute à Lukács (et dans un certain
sens aussi à Marx).
16 «Le concept de réification – celle-ci est la conclusion qui peut être prise tant de la
décisive proposition théorique de Lukács que des limitations qui sont observées dans ses
développements – permet penser une réalité qui est peut-être celle qui caractérise plus
essentiellement à la modernité: l’existence du sujet social comme subjectivité
conflictuellement distribuée entre l’homme et les choses. Pour s’affirmer comme sujet
abstrait, la valeur en s’évaluant nécessite de se réaliser comme projet concret; il a besoin
16

critique de l'idéologie qui conçoit la forme de production des marchandises et du double


caractère des marchandises consécutif comme le fondement de base de la conscience
nécessairement fausse, parce qu'au cours du développement de sa théorie, il se propose la
construction d'une nouvelle forme de production de marchandises (une forme non
capitaliste).17
Dans cette mesure, l'atténuation que fait Echeverría de la critique radicale des idéologies
est cohérente avec la totalité de sa théorie. Il est indéniable que cette position théorique lui
a permis d'arriver à une compréhension qu'on n'avait pas obtenue dans le marxisme
occidental, en particulier quant à son analyse d'autres formes de modernité sous d'autres
latitudes sur la terre. Un des grands oublis du courant théorique, face auxquels Echeverría
se sent engagé malgré toutes les critiques, est l'eurocentrisme, et celui-ci est abordé par lui.
Mais le prix qu'il a payé pour cela est celui de s'être débarrassé des instruments analytiques
les plus fins, nécessaires pour la critique des différents ethos ou des systèmes de signes.
Bien que sa théorie mette en relief les différences entre les divers ethos historiques et réfute
des hiérarchisations fausses et naïves, il court le risque dans l'analyse des ethos de rester
bloqué au niveau de la manifestation la plus immédiate. Ceci signifie que même s'il évalue
les ethos en eux comparant entre eux-mêmes et examine leurs relations, en traitant chacun
en particulier, il y a seulement la possibilité de « croire » à chacun ethos, puisque lui-même
s'est privé de la faculté et du droit du doute radical.18

des êtres humains et de l’élection de forme –civilisateur, culturel – qu’ils font en


travaillant sur la nature». (Ibid. p. 110.)
17 Voir sur ceci: «Tout arrive comme si Lukács, qui sagacement capte les effets du
phénomène historique de la réification sous la forme d’une dialectique de décomposition
et ré-composition de la vie sociale, n’arrive pas à définir proprement cette dialectique ni
à découvrir par conséquent la manière en laquelle elle agit quand la réification qui est
manifestée en elle n’est pas la réification simple, purement mercantile, mais la plus
complexe, la mercantile-capitaliste.» (Ibid. p. 106.)
18 Cette autolimitation pourrait être en relation avec ce qui critique Aureliano Ortega
Esquivel à Echeverría dans un des quelques textes, qui réfléchissent sur sa pensée.
Ortega soutient qu’il perçoit dans « Postmodernismo y cinismo » une «confiance
démesurée en ( ...) la possibilité de construire une ‘volonté générale’ ( ...) anticapitaliste»
dans les «conditions réelles» présentes.
(Voir: Aureliano Ortega Esquivel, « Contra lo que ya es. A propósito de Posmodernismo
y cinismo de Bolívar Echeverría. » Dans: Mariflor Aguilar Rivero (dir.), Diálogos sobre
17

Seulement une étude exhaustive de sa philosophie sociale19 pourrait dire si le prix que
paye Bolívar Echeverría pour la possibilité de développer sa théorie non eurocentriste de
l'ethos n'est pas trop élevé ou s'il mène à des connaissances qui le justifient. Malgré les
réserves que l'auteur prend vis-à-vis de la théorie de Bolívar Echeverría, celui-ci dépasse
sans doute amplement et dans des multiples aspects le niveau de la critique atteint
aujourd'hui en Europe. La connaissance de son oeuvre est un impératif pour que puisse
finalement être développé le débat nécessaire sur la possibilité et les conditions préalables
d'un dépassement des rapports sociaux existants et pour commencer à développer une
théorie critique non-européocentrique.

filosofía contemporánea, modernidad, sujeto y hermenéutica. México, D.F.: UNAM,


Coordinación de Humanidades et Asociación Filosófica de México, 1995, pp. 31-46, ici:
p. 43.)
19 L’auteur a publié récemment une présentation détaillée et une analyse de la mise au
point théorique et du contexte historique et biographique du Bolívar Echeverría: Stefan
Gandler, Marxismo crítico en México. Adolfo Sánchez Vázquez y Bolívar Echeverría.
(Prologue: Michael Löwy.) México, D.F.: Fondo de Cultura Económica / Facultad de
Filosofía y Letras UNAM / Universidad Autónoma de Querétaro, 2007, 621 pp. ISBN:
978-968-16-8404-4. 1ère réimpression: 2008. Le livre comprend une bibliographie
complète de Bolívar Echeverría.
Quelques premières réflexions de l'auteur sur une théorie critique entendue partant d’une
perspective non-européocentrique sont réunis dans: Stefan Gandler, Fragmentos de
Frankfurt. Ensayos sobre la Teoría Crítica. México, D.F.: Ed. Siglo XXI/Universidad
Autónoma de Querétaro, 2009. 143 pp. ISBN 978-607-03-0070-7.

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