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Ce livre destiné à un public francophone n’a pas pour objet de parler des luttes décoloniales ni des
études décoloniales en général. Son objectif est plus précis. Le but est de revenir sur la
« colonialité du pouvoir » et le mouvement dans lequel le concept « décolonial » a pris en Amérique
ibérique et dans la Caraïbe. Ce n’est donc pas l’acception du terme « décolonial » en France, en
Belgique, au Canada ou dans les pays africains francophones qui nous intéressera ici, ni son
utilisation par les groupes antiracistes de ces pays. Nous voulons seulement présenter le versant
latino-américain de la théorie décoloniale.
Il est certain que la décolonialité a une histoire différente en «Amérique latine » ou dans des pays
comme la France, le Canada ou sur le continent africain. Mais tous ces mouvements
décoloniaux ont un point commun : il est difficile de séparer les élaborations théoriques des
pratiques de luttes et ces dernières de la réappropriation de l’histoire. En France, au Canada, en
Belgique, sur les continents africains ou américains, l’écriture de la décolonialité change avec les
mouvements sociaux qui eux-mêmes se construisent dans une connexion à ces apports tout en
les modifiant.
Le but précis de ce dictionnaire est de contribuer à faire apparaître cette connexion, celle qui relie
les luttes décoloniales et la perspective Modernité/Colonialité (MCD) dans une aire
spécifique, l’Amérique ibérique et la Caraïbe. Ce qu’on appelle le projet ou la perspective MCD
renvoie à ces rencontres d’intellectuel-le-s latino-américain-e-s qui se réunirent au tournant
du siècle et, un peu après, autour des concepts de colonialité du pouvoir et de modernité/colonialité.
Bien sur, les lecteurs et lectrices ne trouveront là que des pistes, nous n’avons pas eu la prétention
de fournir une analyse de fond. Mais il importe de relever qu’on ne fait pas une histoire des idées
comme si ces dernières s’engendraient les unes les autres. Vu qu’un des concepts essentiels de la
théorie décoloniale est celui de la colonialité du savoir, nous avons décidé d’appliquer la méthode
à ce travail. Plutôt que de présenter un mouvement de pensée, nous avons voulu tracer une
cartographie sommaire du moment décolonial en tendant des ponts entre des catégories, des
pratiques, des itinéraires et des événements.
La généalogie du concept de colonialité nous renvoie à une articulation décisive, la dernière
décennie du XX e siècle. En 1992, le concept de la colonialité du pouvoir apparaît dans les travaux
Jonnefer Barbosa
https://jonneferbarbosa.academia.edu/
https://independent.academia.edu/clauderougier
Sebastien Lefévre
MCF à l’Université Gaston Berger Saint Louis/Sénégal, après une thèse sur l’identité afro-
mexicaine à travers la musique, la danse et l’oralité à Paris X. Il oriente ses recherches sur l’étude
de la diaspora africaine hispano- américaine issue des Traites et des Esclavages depuis une «
perspective afro-diasporique décoloniale » (études des afro-latino-Amériques à partir d’une vision
multi-située entre l’Amérique, les Caraïbes, l’Europe et l’Afrique, corpus basé sur la littérature, la
civilisation afro-latino-américaine). Par ailleurs, il mène un travail sur la représentation des Afro-
descendant-e-s dans le monde hispanique notamment à travers les manuels scolaires
MCF au département d’Anthropologie de l’Université Omar Bongo à Libreville. Il travaille sur les
identités noires et afro entre Amériques Latines et Afriques. Il s’intéresse en particulier aux enjeux
épistémologiques et méthodologiques des pensées décoloniales comparatives entre Amériques
Latines et Afriques. Il est membre du Centre d’Études et de Recherches Afro- Ibéro-Américaines
(CERAFIA) à l’Université Omar Bongo (Gabon).
https://universiteomarbongo.academia.edu/PaulMvengouCruzMerino
Il a fait sa formation en philosophie au collège Maximo San José de l’Université de San Salvador,
en Argentine. Il est enseignant-chercheur en philosophie interculturelle, épistémologie et bioéthique
à L’université nationale de la Matanza, et à l’Université Ouverte Internationale. Membre du
Réseau de Pensée Décoloniale, il dirige la revue Analéctica et il fait partie du comité scientifique de
la Revue d’Études Décoloniales. Il a contribué à cette publication avec une réflexion sur les
philosophes argentins Agustín de la Riega et Juan Carlos Scannone.
http://www.analectica.org/
Une des difficultés qu’a présenté ce travail tenait au fait que le corpus considérable sur lequel il
repose est très peu traduit en français. En effet, jusqu’en 2014, les traductions de penseurs et
penseuses du groupe Modernité/Colonialité étaient pratiquement inexistantes. Deux articles
avaient été publiés dans Mouvements et Multitudes. Capucine Boidin avait dirigé en 2009 un
numéro spécial de la revue de l’IHEAL consacré à la perspective décoloniale, ce qui constitue
l’exception notable de ce début de siècle.
Remarquons néanmoins qu’à la même époque, le versant féministe décolonial était, lui, beaucoup
plus représenté dans les traductions, avec cependant un décalage très important puisque un texte
fondateur, comme celui de Maria Lugones, n’a été traduit qu’en 2019.
Inutile de dire que tout le travail réalisé dans le cadre des mouvements de peuples originaires est
encore quasiment invisible, et que les intellectuel-le-s latino-américain-e-s qui ont été des
précurseur-e-s sont également, pour la plupart, inaccessibles aux lecteurs et lectrices francophones.
En France, avec Philippe Colin et Ramón Grosfoguel, nous avons été les premiers à éditer la seule
anthologie d’auteurs décoloniaux et d’autrices décoloniales traduits en français : Penser l’envers
obscur de la modernité. Et l’atelier de traduction de la Revue d’Études Décoloniales, qui diffuse
depuis quatre ans des traductions d’articles, a également traduit deux ouvrages
d’Arturo Escobar : Sentirpenser avec la terre et Autonomie et design, publié par les presses
d’Europhilosophies à Toulouse. Mais il faut bien dire que la masse des textes traduits reste infime
et que des auteurs et autrices, aussi fondamentaux que Quijano, sont à peine présent-e-s dans
la traduction, malgré leur prolixité.
Cela explique que malgré nos efforts pour indiquer aux lecteurs et aux lectrices des références de
textes en français, cela n’ait été possible qu’occasionnellement.
Autre conséquence : pratiquement toutes les citations que les lecteurs et lectrices trouveront ont
donc été traduites par nos soins. Nous ne l’avons pas précisé dans le corps du texte car cela aurait
rendu la lecture pénible. Sébastien Lefèvre, qui a souvent commenté des textes de nature littéraire,
a pris soin de faire figurer les deux langues. Paul Mvengou Cruz Merino a souvent fait figurer les
deux textes.
La traduction est un des axes essentiels de la production d’un vrai dialogue vers le Plurivers. Pour le
moment, il faut bien dire que ce travail, souvent fait bénévolement, est réalisé à la marge et dans de
Abya Yala. C’est ainsi que les Kunas de l’actuel Panama nommaient la terre de leurs ancêtres. C’est
un lieu où sont possibles des pratiques de vie et de connaissance qui ne laissent pas place au
dualisme nature/culture.
Les Kunas sont un peuple caractérisé par sa profonde combativité qui l’a amené, entre autres, à
s’opposer à la colonialité du pouvoir panaméen. En 1925, après plusieurs années de résistance, ce
peuple se souleva contre le gouvernement panaméen lors de ce que l’on a appelé la Révolution
Tule. La politique ethnocidaire de la jeune république avait provoqué une révolte générale. Au cours
de leurs luttes, les Kunas surent agir à plusieurs niveaux, usant de pratiques traditionnelles comme
l’emploi de poésies chantées pour communiquer mais aussi de stratégies « modernes », telles que le
recours à la Justice ou la déclaration d’une éphémère République de Tule. La révolte aboutit à un
accord qui permit aux Kunas de garder leurs us et coutumes et leur procura une relative autonomie.
Cela fait de ce peuple un véritable précurseur des luttes actuelles (Martínez Maura, 2008).
Abya Yala veut dire « Terre de vie », « terre de pleine maturité », « terre de sang ». Les
organisations indigènes latino-américaines ont décidé, lors du cinquième anniversaire de la «
Découverte », de ne plus employer le terme d’« Amérique ». Elles y voient une trace de l’ego
européen, plus précisément italien, l’ombre d’Amerigo Vespucci. Elles ont donc adopté le mot kuna
pour désigner le continent. Une façon de faire comprendre qu’il n’ y a pas plus d’Amérique qu’il
n’y a eu d’Indien-ne-s.
En dehors des autochtones, de nombreux chercheurs et nombreuses chercheuses et militant-e-s
emploient aujourd’hui le terme pour se référer au continent. Ils et elles provoquent parfois des
réactions hostiles qui prennent la forme de l’ironie y compris dans le milieu décolonial. Le terme
« abyayalisme » est apparu. Cette expression dépréciative, à rapprocher du terme « pachamamisme
», est destinée à disqualifier la perspective de certaines luttes indigènes, présentées par leurs
détracteur-e-s comme des mouvements tournés vers le passé et nécessairement inefficaces à l’heure
de lutter contre la colonialité du pouvoir. Pour des auteurs et autrices comme Santiago Castro
Gómez, l’abyayalisme c’est l’illusion qu’un changement est possible à partir d’autres bases que
celles posées par la modernité : «Certains penseurs qui s’identifient au « tournant décolonial » ont
fait du latino-américanisme une sorte d’abyayalisme, pour eux, il faut renoncer et quitter la
modernité. Mais, à mon avis, cette idée aussi est coloniale, et elle est fausse » (Castro Gómez,
2018).
Références
Castro Gómez, Santiago. 2018. « Cuestiones abiertas en teoría decolonial. Reflexiones desde
Mariátegui ». Communication faite lors du symposium sur l’actualité de Mariátegui. Instituto Caro
y Cuervo, Bogotá. 23 août 2018.(La traduction française est à paraître).
Martinez Maura, Mónica. 2008. « De tule nega à kuna yala. Médiation, territoire et écologie au
Panama, 1903-2004 ». Nuevo Mundo Mundos Nuevos. Thèse de doctorat. Espagne : Universidad
Autónoma de Barcelona.
https://journals.openedition.org/nuevomundo/15592
SEBASTIEN LEFÉVRE
Abya Yala, comme nous l’avons vu, était le nom avec lequel les Kunas nommaient leur terre : «
Terre de pleine maturité », « terre de sang ». La question que soulève le nom n’est pas anodine et
révèle plus de cinq siècles de débats touchant à des questions d’ordre identitaire, culturel, social,
politique, etc. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est justement en 1992 que les peuples
originaires l’ont choisi pour renommer collectivement leur terre. En effet, cette année correspondait
à l’anniversaire du cinquième centenaire de la fameuse « Découverte » qui projeta tout un continent,
voire le monde entier, dans la spirale universalisante de l’Occident. Cette spirale de l’Occident n’a
pas entraîné que les peuples originaires mais également un nombre très important d’Africains et
d’Africaines qui ont souffert de la déportation la plus massive de l’histoire de l’humanité connue
à ce jour. Dans le cadre de cette déportation, la question des noms allait également concerner
directement les populations africaines, et ce, depuis les côtes africaines, car les négriers, avec
l’appellation Guinée, par exemple, ont uniformisé des peuples allant du Sénégal au Nigeria, au
détriment de leurs milliers de noms culturels endogènes. De la même façon, le nom de Congo
dénommaient les peuples au sud du Nigeria. Le terme de « Noir-e » est encore plus révélateur
puisqu’il va réduire les cultures africaines subsahariennes à la seule couleur de peau.
L’évangélisation forcée parachevait le tout en donnant des noms catholiques aux esclavagisé-e-
s. À ce propos, on peut citer comme révélateur un épisode de la série « américaine » fictionnelle
Kunta Kinté qui retrace le parcours d’un esclavagisé déporté en Abya Yala du nord où le
protagoniste principal refuse le nouveau nom qu’on lui donne. Le maître décide alors de le fouetter
en lui demandant son nom. Ce dernier donne toujours son nom endogène, Kunta Kinte. C’est
seulement, après avoir subi une série de coups de fouet, qu’il accepte de dire : « Je m’appelle Tobby
». Cet exemple montre bien l’enjeu de nommer les choses et les personnes.
Afro Abya Yala rentre en résonance directe avec cette problématique. Dans le champ d’études
décolonial, la plupart des auteurs et autrices n’abordent pas la question afrodescendante et ne
parlent pratiquement pas de cette appellation. Faut-il y voir un reste d’un certain eurocentrisme qui
reste à analyser dans les études décoloniales ne faisant référence quasiment qu’aux seul-e-s
Européen-ne-s et Indigènes, pour ne pas dire Indien-ne-s, lorsque la Modernité occidentale est
questionnée? L’un des rares auteurs et autrices qui font référence à cette appellation est Arturo
Escobar dans l’article intitulé « Desdes abajo, por la izquierda, y con la tierra : la diferencia de
AbyaYala/Afro/Latino/América ». L’auteur convoque les trois versants principaux de la
Références
« Kunta Kinte – Quel est ton nom? (Roots 1977) ». Vidéo Youtube. Chaîne de
Kofi Jicho Kopo. 2 février 2019.
https://www.youtube.com/watch?v=_9dc4fcsKPE
Site internet officiel de l’OBNL Poder Afro y Abya Yala Fuerza Feminista. 20
janvier 2020.
https://poderff.org
Références
Dans un article de 1992, Aníbal Quijano et Immanuel Wallerstein définissaient l’« américanité ».
D’après eux, elle présentait quatre caractéristiques : colonialité, ethnicité, racisme et idolâtrie du
nouveau.
Colonialité : Les divers États du monde ne sont pas égaux les uns avec les autres, certains ont plus
de pouvoir que d’autres. Il y a là une réalité qui était plus visible à l’époque de la colonisation, mais
qui n’a pas disparu avec la décolonisation. Il subsiste des hiérarchies qui marquent la différence
entre les anciens centres et les anciennes périphéries.
Ethnicité : Elle renvoie aux relations inégales entre les divers groupes ethniques, à un système de
différences culturelles légitimant les inégalités sociales. On est passé de l’esclavage pour les Noir-e-
s, de la servitude pour les Indigènes et du salariat pour les Blanc-he-s à des formes plus subtiles de
différenciation, mais le fond de la division du travail reste la hiérarchisation ethnique. L’ethnicité a
deux formes : c’est une façon de penser définie par les dominant-e-s, qui impose l’idée d’une
société formée de groupes ethniques perçus comme inférieurs, mais c’est aussi, en contrepartie, un
mécanisme d’identification des dominé-e-s qu’ils et elles peuvent mobiliser dans le cadre
de luttes.
Racisme : C’est une conséquence de l’ethnicité. Si les attitudes et les propos racistes sont présents
dès la colonisation, ce n’est que tardivement qu’apparaît, au XIX siècle, le racisme biologique
comme tel.
Idolâtrie de la nouveauté : C’est cette admiration de la modernité comme telle, qui conduit à rejeter
la tradition et empêche de comprendre ce qui structure la société. Elle aboutit au consumérisme. Le
processus n’aurait pas pu se mettre en place si, depuis plusieurs siècles, ne s’était développée une
façon de penser basée sur la dévalorisation de la tradition et des modes de vie et de connaissance
afférents. Rejet de l’archaïsme, destruction des communautés traditionnelles et des langues
vernaculaires ont été nécessaires. Il n’ y a pas eu un suave passage du temps qui nous aurait
porté des sociétés naïves et conservatrices du passé vers le monde axé sur le changement et la
nouveauté qui est le nôtre. La dévalorisation des connaissances traditionnelles, ce que l’on nomme
en jargon décolonial « colonialité du savoir », était un des moments de cette histoire violente qui
continue son expansion aujourd’hui.
Amérique latine :
Latine? Parlons-en. L’idée d’Amérique, comme celle d’« Amérique latine », est une invention
coloniale, nous dit Walter Mignolo dans La idea de América latina. L’Amérique latine est un
concept composite formé de deux parties, une partition qui se cache derrière l’ontologie magique du
sous-continent. Vers le milieu du XIX siècle, l’idée d’une Amérique comme ensemble a commencé
à se diviser, au moment où divers États- nations émergeaient au rythme des différentes histoires
impériales de l’hémisphère occidental. Le résultat fut l’apparition d’une « Amérique saxonne » au
nord et d’une « Amérique latine » au sud.
À cette époque, l’Amérique latine fut le nom choisi pour désigner la restauration, en Amérique du
Sud, de la « civilisation » du sud de l’Europe, catholique et latine. (Walter Mignolo, 2007)
C’est donc au XIX siècle qu’apparaît l’expression dans le cadre des rivalités entre États-nations de
la deuxième expansion coloniale moderne. La France est en concurrence avec l’Angleterre et les
États-Unis en expansion. Dans une démarche en miroir, contre la continuité saxonne États-Unis/
Angleterre, les Français-es inventent l’expression « Amérique latine ». Ainsi, le continent apparaît
dans l’aire latine à laquelle appartient la France. L’idée d’une Amérique hispanique de Bolívar
disparaît au profit de celle d’une « Amérique latine ». Les pays qui sont alors en train de se
construire, à travers l’acceptation de leurs élites, adoptent une latinité qui, de fait, exclut les
Références
Quijano, Aníbal, et Immanuel Maurice Wallerstein. 1992. « De l’américanité comme concept: ou,
Les Amériques dans le système mondial moderne ».
Revue Internationale des Sciences Sociales XLIV (4) : 617-625.
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000092840_fre
Dans les sociétés et cultures afro-latino, l’ancestralité renvoie au rapport au temps, à la mémoire, à
la généalogie et au lien avec l’Afrique. Cette perspective d’inscription temporelle permet de
construire et de transmettre un discours sur soi, sur l’identité et sur les Autres. Dans le cas des
cultures afro, le passé est marqué par une série d’épistémicides, principalement celui
de la Traite transatlantique. L’ancestralité peut apparaître comme une réponse pédagogique et
concrète face aux formes d’exclusion ou de domination vécues par les communautés afro-
descendantes comme le suggère Catherine Walsh (2014). Elle est mobilisée du fait de la persistance
de pratiques et modes de vie spécifiques aux communautés afro. Ainsi, elle est utilisée également
dans le contexte religieux et spirituel qui permet à ces dernières d’exprimer leur relation horizontale
avec la nature et la surnature.
L’ancestralité renvoie aussi aux formes de solidarité et de parenté. Elle est souvent au cœur des
rhétoriques et des pratiques des mouvements politiques et sociaux afro-descendants, dans le cas
particulièrement de l’organisation territoriale de certains de leurs espaces. Au sein des
communautés afro-colombiennes, il s’agit des « conseils communautaires » appuyés par la
reconnaissance de l’État de leur « ancestralité ». Elle est donc à la fois matérielle et symbolique.
Pour certain-e-s auteurs et autrices comme l’équatorien John Antón Sánchez (2014), elle construit
une épistémologie particulière qui rassemble l’ensemble des savoirs, comportements, valeurs et
croyances et qui ne s’appuie pas sur un modèle positiviste européocentré.
Références
Voir à ce sujet :
« Kilombos, medicina ancestral afro en Colombia – Fractal ». Vidéo Youtube.
Chaîne de Canal Trece Colombia. 21 mai 2019.
https://www.youtube.com/watch?v=IGrenX1a6ts
L’anthropologie est une discipline marquée, comme les autres sciences sociales, par la colonialité
du savoir. Elle nous amène à mieux percevoir la différence entre le colonialisme, moment fondateur
de la discipline dont les anthropologues reconnaissent les complicités avec le pouvoir colonial, et
la colonialité, cette propriété transversale et trans-historique des sociétés modernes, caractérisée par
l’hégémonie d’un système de connaissances né en Europe et identifié au seul type de savoir
légitime. On admet que la discipline ne naît pas au XIX siècle. En fait, elle apparaît avec la
Conquête de l’Amérique. Pour Enrique Dussel (1994), la question anthropologique, la question de
l’Autre, est au centre de la Découverte » : quand se forme un ego européen dans son opposition à
l’Indien-ne. Dès le XVI siècle, dans les textes « ethnologiques » de la Conquête (Diaz del Castillo,
Sahagún, Diego de Landa, etc.), on trouve déjà en place les procédés qui caractériseront
l’anthropologie par la suite : eurocentrisme, monologue, réduction des populations étudiées à des
informateurs et informatrices, généralisation de la relation supérieur/ inférieur (Krotz, 2002 : 205-
216).
La question de la culture et celle de la temporalité révèlent la colonialité du savoir anthropologique
Le concept de culture joue un rôle central dans l’anthropologie du XX siècle et la différencie
profondément de l’anthropologie raciale du XIX siècle. Si les principes de hiérarchisation
entre cultures n’y sont plus fondés sur des critères biologiques, ils sont toujours à l’oeuvre. La
naturalisation des différences, l’essentialisation des identités n’ont pas disparu non plus. L’usage de
la notion d’ethnie est, à ce titre, exemplaire. Le mot prend souvent la place laissée vacante par le
mot race. Pour Eduardo Restrepo et Julio Arias, ce glissement renvoie à la différence entre racisme
culturel et racisme biologique. Il est symptomatique d’un dualisme culture/biologie caractéristique
de notre époque.
Le but de cette historisation radicale est d’apporter une contribution conceptuelle à la lutte contre la
pensée raciale. Une pensée qui pèse encore très lourd, toujours à l’œuvre à travers des ré -
agencements multiples, y compris lorsqu’il est question de culture, un concept qui lui est en fait
apparenté. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsqu’ils élaborent certains termes pour éviter
le mot race, les chercheurs ou les acteurs, à leur corps défendant, remettent en circulation des
catégories liées à la race on ne peut plus conventionnelle. (Arias et Restrepo, 2018). Quant au
versant temporalité, son histoire est particulièrement problématique. Johannes Fabian, en 1983,
écrivait déjà que l’anthropologie, qui « apporte une justification intellectuelle à l’entreprise
Nous devons anthropologiser l’Occident : montrer à quel point la conformation de sa réalité a été exotique;
mettre l’accent sur les domaines qui ont été considérés comme les plus évidents (y compris l’épistémologie et
l’économie); les rendre aussi uniques que possible sur le plan historique; montrer que leurs revendications de
vérité sont liées aux pratiques sociales et, de la sorte, sont devenues des forces efficientes au sein du monde
social.
Et il y a eu de nombreuses analyses dans la discipline qui ont connecté les études sur le
développement, les technologies, la science, aux discours philosophiques sur la modernité de
Foucault, Latour et Giddens. Cependant, pour l’anthropologue libanaise Elena Yehia (2007), il
s’agissait d’analyses intra-européennes de la modernité. La limite de cette anthropologie était
de réduire toutes les pratiques sociales à des manifestations de l’expérience européenne. L’écueil
étant la réintroduction d’un métarécit qui se fondait sur ou aboutissait à un relativisme culturel.
Peut-être parce que pour rompre avec la tradition euro-centrée de la production de connaissance, il
faut favoriser le développement d’échanges avec des formes de savoir subalternes, comme les
savoirs indiens, et leur donner le même statut épistémique que le savoir académique. (Segato, 2015)
Une telle démarche est présente dans l’anthropologie « œcuménique » que propose la brésilienne
Alcida Ramos (2017). C’est-à-dire une anthropologie qui adopterait la transdisciplinarité, qui
s’opposerait à la pensée qui fractionne le réel, aux violentes antithèses modernes/coloniales,
à l’atomisation d’un savoir universitaire mouliné dans le vortex de la logique néolibérale et
capitaliste. Il faudrait favoriser cette transculturalité dont parlait déjà l’anthropologue cubain Ortiz
(1940), faire se rencontrer diverses disciplines, mais aussi les formes subalternes de connaissance et
celles qui sont reconnues. Pour l’anthropologue décolonial Arturo Escobar (2007), qui a longtemps
travaillé sur les notions de développement et rejette l’idée de modernité alternative, il faut une
alternative à la modernité. La construction d’une anthropologie de la modernité comme phénomène
culturel fait partie du projet de changement. Il faut traiter les produits culturels occidentaux
Ce que je propose, c’est que notre vieil « objet » classique soit aujourd’hui celui qui nous interroge, nous dise
qui nous sommes et ce qu’il attend de nous, et nous demande d’utiliser notre « boîte à outils » pour répondre à
ses questions et contribuer à son projet historique. (…) La boîte à outils des anthropologues, la profession
d’ethnographe, fournit des réponses/ à ceux et celles que nous avons construit comme nos « indigènes ». Ils/Elles
nous demandent instamment des interprétations, des données dont ils ont besoin pour concevoir leurs projets
(…). Dans la défense de ces objectifs historiques, la pratique sera celle d’une anthropologie du contentieux et du
litige.
3 http://www.ram-wan.net/
Références
Dussel, Enrique. 1994. 1492 : El encubrimiento del Otro, Hacia el origen del « mito de la
Modernidad ». La Paz : Plural Editores.
Fabian, Johannes. 2006 [1983]. Le temps et les autres, Comment l’anthropologie construit son
objet. Traduction française par Estelle Henry-Bossoney et Bernard Müller. Toulouse : Anacharsis.
Ortiz, Fernando. 1940. Contrapunteo cubano del tabaco y del azucar. La Havane : Éditions Jesús
Montero.
Rabinow, Paul. 1986. « Representations Are Social Facts: Modernity and Post- Modernity in
Anthropology ». Dans Writing culture: the poetics and politics of ethnography. Sous la direction de
James Clifford Marcus et George E. Marcus : 241. Berkeley : University of California Press.
Ramos, Alcida Rita. 2018. « Por una crítica indígena de la razón antropológica ». Anales de
Antropología 52 (1) : 59-66.
http://www.revistas.unam.mx/index.php/antropologia/article/view/
Restrepo, Eduardo et Arturo Escobar. 2009. « Anthropologies hégémoniques
et colonialité ». Cahiers des Amériques latines (62) : 83-95.
http://journals.openedition.org/cal/1550
Yehia, Elena. 2007. « Descolonización del conocimiento y la práctica: un encuentro dialógico entre
el programa de investigación sobre modernidad /colonialidad / decolonialidad latinoamericanas y la
teoría actor-red ». Tabula Rasa (6) : 85-114.
http://www.scielo.org.co/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1794-24
Références
Barriendos, Joaquín. 2011. « La colonialidad del ver. Hacia un nuevo diálogo visual interepistémico
». Revista Nómadas (35) : 13-29.
https://www.redalyc.org/pdf/1051/105122653002.pdf
Paul Zumthor (1967), notant que la première occurrence du terme chez un grammairien date de
1659, relevait un de ses traits sémantiques : une nuance relative à quelque sentiment d’une distance
dans le temps, d’un écoulement de durée dont le locuteur prend conscience d’une manière qui
l’engage plus ou moins, et implique de sa part un jugement de valeur. L’emploi d‘archaïsme
supposerait donc, d’emblée, une certaine façon de nous situer dans le temps. En fait, ce substantif
est un petit rouage non négligeable de cette rhétorique de la modernité dont nous parle Walter
Mignolo (Pereira Lázaro, 2017), car il actualise cette/la coupure sur la base de laquelle s’établit le
discours moderne. Son emploi entérine la coupure entre un passé condamné à l’immobilité ou à la
disparition et un présent tourné vers le futur.
Plus qu’un élément factuel, l’archaïsme est (alors) le lieu même de la cristallisation de valeurs,
permettant de revenir sur la question du rapport au passé, au classicisme, ou à la modernité.
(Zumthor, 1967) Il rend compte d’un rapport au passé et à la modernité et aussi à un
espace peuplé de temps différents, le nôtre contre celui des peuples dits « archaïques », par
exemple. L’apparition du mot chez le lettré cité par Paul Zumthor indique la mise en place d’un
certain rapport au temps, différent de celui d’un homme ou d’une femme du XVI siècle, pour
lesquel-le-s le temps et l’histoire étaient ceux de la rédemption et du Salut. Les guerres
de religion entameront cette unité, la « découverte » de l’Amérique et les découvertes scientifiques
également, du moins pour une certaine partie de la population. L’idée d’une séparation avec un
avant révolu mais surtout, comme le remarque Paul Zumthor (ibid.), d’un jugement de valeur
associé au passé est neuve. L’idée d’une distance est, là, inséparable de celle de mesure.
L’histoire de la diffusion du mot connaîtra plusieurs étapes. L’une d’entre elles est liée au
développement, en Occident, de disciplines comme l’histoire, au XVIII , puis, au XIX siècle, de
l’anthropologie. Lorsque s’imposera un schéma unilinéaire de l’histoire (lui-même emprunté à la
vision chrétienne du Jugement dernier), les peuples qui vivent dans un autre rapport au temps,
cyclique, et qui ne s’inscrivent pas sur la flèche du temps, vont voir leur singularité niée. Ils
deviendront des attardés, ceux qui ont raté le train du progrès, son envers. L’archaïsme renvoie à la
survie. Et survivre s’oppose à vivre. L’archaïsme est difficilement pensable dans son sens actuel
avant le XIX siècle, en dehors d’une théorie de l’évolution appliquée à l’histoire, qui fait
Références
L’autonomie est une notion clé des mouvements sociaux actuels en « Amérique latine ».
L’envisager à partir de la perspective de ce continent oblige à réviser ses fondamentaux européens.
Il faut s’extirper d’une critique sociale marquée par la colonialité du savoir. L’autonomie, dans les
pays latino-américains, ne recouvre pas la même chose qu’en Europe parce que l’histoire de l’État y
est différente, parce que les personnes engagées ne sont pas les mêmes. L’autonomie en Afro Abya
Yala est devenue l’arme des peuples, indiens ou afro-descendants, mais aussi des paysan-ne-s, des
exclu-e-s urbain-e-s et des femmes.
En Occident, l’autonomie a été une matrice de la pensée d’émancipation. Elle est liée à la tradition
d’autogestion des usines par les ouvriers et les ouvrières entre la Première et la Seconde Guerres
mondiales Elle était au centre de la pratique des « conseillistes » belges, par exemple. Anton
Pannekoek (1936) y voyait le moyen d’échapper au pouvoir des syndicats et du parti et de laisser
place aux initiatives de la « base ». En Espagne, pendant la guerre civile (1936-1939), les
communistes libertaires menèrent pendant plusieurs mois des expériences d’autogestion générale,
dans les villes comme dans les campagnes, en Aragon, en Catalogne et en Andalousie.
En France, dans les années 1960, pour le groupe Socialisme ou barbarie, l’autonomie était la
capacité des masses de se diriger seules, ce que l’auto-éducation du peuple rendait possible, d’après
Cornelius Castoriadis (David,2000). Mais, toujours pour ce dernier, cette autogestion n’était
possible que parce qu’existait une puissante tradition démocratique. L’autonomie, en
France, c’était des aventures comme celle de Lipp dans les années 1970, lorsque des ouvriers et
ouvrières auto-gérèrent le temps de huit mois de grève,au grand dam des organisationspolitiques
et syndicales traditionnelles.
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Et en Afro Abya Yala ?
En « Amérique latine », la généalogie n’est pas la même; les repères sont la révolution de Tupac
Amaru à la fin du XVIII siècle, la révolution mexicaine, la révolution haïtienne, le marronage.
Toujours pour Raúl Zibechi, l’autonomie ne préfigure pas le monde à venir en « Amérique latine »,
elle n’est pas ce qui se produit en fonction d’un état futur souhaitable de la société mais ce qui peut
se faire à un moment donné. Elle est pratique. Les autonomies noires ou indiennes ne font pas
partie du monde capitaliste, elles tendent vers l’autonomie intégrale. Elles semblent être une mise
en œuvre possible de ce qu’entend Enrique Dussel lorsqu’il parle d’extériorité.
En « Amérique latine », l’autonomie est le fait de mouvements comme celui des zapatistes et leurs
Conseils de Bon Gouvernement, celui de la commune de Oaxaca en 2006 ou encore les
mouvements mapuche du Chili.Il y a aussi les mouvements afrodescendants et indigènes de
Colombie dans le Cauca et sur la côte pacifique, les piqueteros et piqueteras argentin-e-s des années
2000 et le Mouvement des sans-terre au Brésil. S’ils sont les plus connus, il ne faut pas omettre,
sous le chavisme, des initiatives populaires que l’on peut aussi qualifier d’autonomes.
Sur le continent, cette tendance apparaît dans les années 1980 et s’est intensifiée dans les années
1990. Elle est liée à la critique du colonialisme comme à l’émergence et à l’articulation des
mouvements autochtones. La charnière des années 1990, au cours desquelles les constitutions de la
Pourquoi l’autonomie ?
Les diverses revendications pour l’autonomie et le droit à l’autodétermination ont pris de la force
depuis les années 2000 et leurs objectifs sont devenus plus complexes. Mais ces changements sont
inséparables de ceux qui se sont produits dans l’économie mondiale, avec la pression du land
grabbing, le piratage biologique, l’extension de monocultures dévastatrices et l’intensification d’un
extractivisme auquel, amère ironie, les gouvernements de gauche ont eu recours plus encore
que leurs prédécesseurs. Cette nouvelle donne économique s’est appuyée sur une intensification de
la violence étatique et de la violence criminelle liées aux cartels. Les diverses formes de criminalité
organisée ont prospéré, pas seulement à cause du narcotrafic dont l’épicentre allait se déplacer
de la Colombie au Mexique, mais aussi parce que les États pratiquent une politique d’impunité pour
ces groupes et ferment les yeux sur la corruption. D’autre part, les gouvernements favorisent des
économies extractivistes qui provoquent la révolte des peuples indiens et afro-colombiens.
Bien sur, les années 1980 et 1990 ont été un moment important dans notre histoire, mais c’est surtout dans
les années 2000, que de multiples espaces autonomes ont pris forme. Nous voulions réfléchir de manière
critique non seulement aux agressions extérieures dont nous étions victimes, mais aussi à nos propres
faiblesses. (Almendra,2017)
On voit bien là le rôle d’organismes dont la neutralité sert, en fait, au nom de l’efficacité (la défense
des droits humains), le système même à l’origine de la violence qu’ils dénoncent. La bonne foi
éventuelle des acteurs et actrices ne change rien à la question. Pour Vilma Almendra, il n’y a pas
résistance d’un côté et autonomie de l’autre mais les deux ensemble. L’autonomie amène à faire
partie de fronts de résistance qui se créent pour défendre la communauté, à participer au système de
garde indienne et aux travaux des « tisseurs » et « tisseuses ». Pour beaucoup de mouvements, une
des grandes leçons des années 2000 a été la constatation que l’État, y compris les États
multiculturels et plurinationaux comme l’Équateur et la Bolivie, ne pouvait pas être un « sujeto
descolonizador » comme le remarque Raúl Zibechi (2015). C’est sans doute en Bolivie que c’est
apparu de la façon la plus claire. L’autonomie s’inscrit dans cette lucidité-là. Le pouvoir des États
monoculturels s’est renforcé, annulant les espaces de revendication politique grâce à des stratégies
d’incorporation des dirigeants et des secteurs indigènes dans un modèle de productivité et de
consommation défini par le marché. Comme le souligne Catherine Walsh, les exigences de
plurinationalité et d’interculturalité du début du XXI siècle sont une critique frontale de l’échec des
projets des États multiculturels, qui ont transformé les demandes des peuples autochtones et des
autres minorités ethniques en un exercice purement rhétorique qui a étouffé le potentiel subversif de
ces mouvements. (Zibechi, 2015) Le multiculturalisme ethnique de ces années-là, politique des
nombreux États de la région, fut appréhendé par les institutions internationales (FMI ou Banque
Mondiale) comme une des façons d’intégrer les peuples indigènes dans l’économie néo-libérale et
d’avoir accès à des territoires riches en ressources naturelles ou touristiques. Dans ce contexte,
l’interculturalité et la pluriculturalité, qui sont des demandes postérieures formulées dans les
années 2000, rendaient compte de la volonté de refonder intimement la structure des États
nationaux4 .
Pour les peuples autonomes, il ne s’agit pas de changer le monde car celui-ci n’est pas un ensemble
homogène et la question n’est plus de prendre le pouvoir et devenir colon-e à la place du colon. La
question ne peut plus être posée au niveau de l’État. Il est impossible de changer le monde sans
tomber dans le totalitarisme, remarque Raúl Zibechi (2015), mais il est possible de changer de
4Voir les nouvelles chartes du Vénézuela (1999), de l’Équateur (2008) ou de la Bolivie (2009).
Nous avons la conviction absolue (c’est même plus que cela, il s’agit d’une évidence) que cette guerre en
Colombie apparaît comme un phénomène local et particulier précisément parce que l’objectif, c’est d’empêcher
de comprendre qu’elle fait partie d’une guerre globale contre tous les peuples. (Rosenthal, 2017)
Références
Almendra, Vilma. 2017. « Tejer resistencias y autonomías es un imperativo para caminar nuestra
paz desafiando la guerra global ». Dans Pensamiento crítico, cosmovisiones y epistemologías otras,
para enfrentar la guerra capitalista y construir autonomía. Sous la direction de Jorge Regalado,
79-92. Guadalajara : CIESAS-Jorge Alonso.
https://www.academia.edu/35329882/Pensamiento_cr%C3%ADtico_cosmovisiones_y_epistemolog
%C3%ADas_otras_para_enfrentar_la_guerra_capitalista_y_construir_autonom%C3%Ada
David, Gérard. 2000. Cornelius Castoriadis, le projet d’autonomie. Paris : Éditions Michalon.
González, Miguel, Araceli Burguete Cal y Mayor, et Pablo Ortiz-T.. 2010. La autonomía a debate:
autogobierno indígena y Estado plurinacional en América Latina. Quito : FLACSO.
https://www.iwgia.org/images/publications//0468_Libro_autonomia_a_debate_eb.pdf
Pannekoek, Anton. 1936. « Les conseils ouvriers ». International Council Correspondance 2 (5).
https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1936/00/pannekoek_19360000.htm
Preciado, Jaime, et Pablo Uc. 2010. « La(s) autonomía(s) en América Latina. Una expresión socio-
espacial del Estado novísimo y sus efectos en el proceso de integración regional ». L’Ordinaire
latino-américain (214) :199-220.
http://journals.openedition.org/orda/747
Velasco Yáñez, David, S.J. 2003. « La comprensión zapatista de la guerra ». Xipe-Totec (46) : 152-
174.
https://rei.iteso.mx/bitstream/handle/11117/5709/La%20comprensi%c3%b3n%20zapatista%20de
%20la%20guerra.pdf?sequence.
Bartolomé de las Casas (1474-1566) avait établi quatre catégories de barbare. Le barbare américain
entrait dans la quatrième catégorie, celle du barbare infidèle, la pire. On peut s’étonner de ce que le
défenseur des « Indien-ne-s » ait été aussi véhément dans sa condamnation mais ce serait oublier
que le but du dominicain était l’évangélisation et la rationalisation du gouvernement des « Indien-
ne-s ». Le barbare n’est pas le sauvage, il n’est pas non plus ce que l’on entend par là en Europe au
XIX siècle ou au XX siècle. Le sauvage vit dans un univers éloigné. Le barbare, lui, est celui qui
habite les frontières et menace la nation. C’est une notion qui se précise dans le mouvement de
formation des États-nations en Europe comme en Amérique et dont l’antithèse Civilisation/Barbarie
est l’exemple le plus abouti. Il est d’abord image. Les chroniques et les gravures s’épaulèrent dans
la diffusion de cette représentation. D’ailleurs, les gravures, comme celle de Théodore De Bry, se
fondent sur ces récits.
La barbarie renvoie à la nature : qu’il s’agisse de la nature porteuse du mal, du péché originel,
marquant à jamais l’humanité, ou de la nature qui se reconfigure à partir de l’âge moderne et prend
ses traits actuels vers le XIX siècle avec le triomphe de la biologie. Plus précisément, la barbarie
renvoie au Mal de la nature. Pour un conquistador, chrétien, ce mal est compris sous la forme de la
Chute; pour les élites du XIX siècle, puis pour les habitant-e-s du XXI siècle, sous celle de la
dégénérescence ou de la décadence. Dans les deux cas, on retrouve ces archétypes qu’avait
identifiés Gilbert Durand (1984) et qui soutiennent la vision moderne dominante. Avec l’Amérique,
prend forme une nouvelle version du paradigme Civilisation/Barbarie. La civilisation n’est plus
celle des Grecs et des Grecques, articulée autour d’une langue et d’une culture. Elle est synonyme
de chrétienté. Les Espagnol-e-s qui colonisent le continent au XVI siècle parlent de « police
chrétienne », ils et elles ont conscience de ne pas vouloir imposer seulement une religion mais un
mode de vie chrétien : vivir bajo campana, littéralement « vivre au son de la cloche ». Et les
Espagnol-e-s s’opposent à ce qu’ils et elles identifient à la tyrannie, c’est-à-dire une forme
de gouvernement illégitime, un pouvoir qui n’a pas sa justification dans un mandat divin comme la
royauté espagnole. La barbarie, c’est la question des justes titres, liée à celle de la Guerre juste.
Dans la construction de cette dernière, le Pape ayant donné aux Rois Catholiques les terres
américaines, les autochtones devenaient illégitimes sur leur propre territoire, sauf s’ils et
elles se soumettaient à l’autorité.
Références
Durand, Gilbert. 1984. Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Éditions Payot.
Foucault, Michel. 1997. Il faut défendre la Société. Paris : Gallimard.
Mora, Luis Adrián. 2011. « Guerre, barbarie et politique : la défense de l’Indien et la condamnation
de la violence chez Bartolomé de Las Casas ». Revista Ixel 3.
https://www.academia.edu/1499937/Guerre_barbarie_et_politique_la_d
%C3%A9fense_de_lIndien_et_la_condamnation_de_la_violence_chez_Bartolom
%C3%A9_de_Las_Casas
La blanchité (blancura en espagnol) n’est pas une notion biologique et n’est pas une couleur. Mais
elle passe le plus souvent par cette dernière. Elle permet à un groupe doté de caractéristiques
phénotypiques particulières de jouir d’une position supérieure par rapport à d’autres groupes. Pour
le philosophe colombien Castro Gómez (2005) l’imaginaire de la blanchité correspondait à «
l’ethnicisation de la richesse » lors de la colonisation de l’actuelle Colombie. La blanchité n’est pas
une cause mais un effet du processus d’association d’une impureté (liée à l’impureté de sang) et
d’une couleur, processus qui mettra à peu près deux siècles à se mettre en place. « Être blanc, n’est
pas tant une couleur de peau que la mise en scène d’un imaginaire culturel tissé de croyances,
modes, comportements et types de connaissance » (Gómez, 2005). Il faut paraître blanc-he et pour
cela, se justifier d’une ascendance irréprochable, sans « tache de Juif ni de Maure », ou, pire encore,
de Noir-e. Dans les colonies espagnoles, la pureté de sang était assimilée à une preuve de noblesse
parce que, pour obtenir un titre de noblesse, il fallait se justifier d’un lignage sans tache5. Elle était
un capital culturel permettant d’affirmer sa distinction. Elle correspondait aussi
à un style de vie, à la croyance en certaines valeurs, comme l’honneur. L’impossibilité de justifier sa
pureté de sang rendait la mobilité sociale difficile sinon impossible et permettait de barrer l’accès au
pouvoir politique ou social des groupes non blancs Ce n’était donc pas seulement la
domination des groupes de couleur qu’elle rendait possible, mais aussi la reproduction de cette
domination. Elle pouvait d’ailleurs se négocier, y compris au sens propre du terme (voir l’achat de
blanchité dans toute l’«Amérique latine » du XVIII siècle avec les Reales Cédulas de Gracias
Sacar).Mais peu à peu la blancheur devint la condition indispensable de la blanchité.
La blancura, de Castro Gómez ne doit pas être confondue avec la blanquitud de Bolivar Echeverría,
qui n’est pas un auteur décolonial. Pour ce dernier, la blanquitud est un des fondements du racisme
qui constitue la modernité capitaliste : la modernité a besoin d’un imaginaire de la blancheur
d’ordre éthique qui, dans des cas extrêmes, comme celui du nazisme allemand, peut devenir une
blancheur d’ordre ethnique, biologique. Pour Bolivar Echeverría (2010), l’identité moderne
capitaliste passe par l’identité nationale, qui est une identité fausse mais concrète et dans cette
identité, la blanquitud est essentielle. Parce que la matrice de la modernité fut activée par des
Références
Castro Gómez, Santiago. 2005. La hybris del punto cero : ciencia, raza e ilustración en la Nueva
Granada (1750-1816). Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/Colombia/pensar-puj/20180102042534/hybris.pdf
Ces trois termes renvoient à des croyances, des pratiques et des savoirs à partir de l’Afro Abya Yala.
De manière générale, ce sont des catégories négatives construites en direction de certains savoirs,
formes de pensée afro-descendant.e.s du fait de l’hégémonie du monothéisme catholique en «
Amérique Latine ». Plus concrètement, ici, il s’agit du cas afro-mexicain. La croyance en un double
de l’Homme qui serait un animal (désigné souvent localement par l’expression le « double-animal
»), très partagée au sein de la Costa Chica, se caractérise par le lien entre un humain et un animal,
initié très précocement par l’initiative d’un-e spécialiste (identifié-e comme un « tono » dans cette
relation). L’animal et l’humain partagent une destinée commune, ils ont des vies parallèles et
peuvent être complémentaires. Si l’animal tombe malade, l’humain aussi, et vice versa. D’après
certains récits, l’animal et l’humain peuvent avoir la même odeur. Certains « tonos » peuvent
soigner grâce à leurs connaissances thérapeutiques et à leur apprentissage de la relation entre
l’animal et l’humain. Ce système de relations établit donc une lecture horizontale entre le genre
humain et l’animal, ce qui en soi relève d’une critique forte du rapport occidental face à tout ce qui
n’est pas humain. En outre, il se constitue un ensemble de savoirs, savoir-faires thérapeutiques, qui
permet de soigner le matériel et l’immatériel. En ce sens, il s’agit d’une forme de connaissance qui
se transmet et qui accorde une valeur aux deux dimensions de l’être humain.
Références
Dans les années 1980, le mythe du développement commença à se fissurer de façon spectaculaire.
La promesse des États-Unis de combler le fossé entre les pays « avancés » et les autres s’avérait
fallacieuse. Le rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
résume ainsi les changements : l’écart entre les pays dits développés et en développement se creuse
(en 1965, le PIB moyen par habitant des 20% les plus riches de la population mondiale était trente
fois supérieur à celui des 20% les plus pauvres, et en 1990, cet écart avait doublé,
devenant soixante fois supérieur) (Alvarez Leguizamón, 2007). Le « développement », finalement,
avait été une très bonne affaire pour les pays riches et une très mauvaise pour les autres. Les récits
bienheureux qui, dans les années 1950, promettaient à des pays comme le Mexique ou le Brésil de
se développer au plus tard à la fin du siècle s’étaient effondrés, victimes de leur propre poids : les
pays sous-développés avaient pris de plus en plus de retard. Ils ne deviendraient jamais des pays
semblables à ceux qu’ils avaient choisis pour modèle.
Dans le dernier quart du siècle, la vigueur des mouvements indigènes, la question de la détérioration
de la planète et l’opposition à la pauvreté remirent également en question le modèle du
développement dans un contexte où l’échec du développement avait eu, selon Gustavo Esteva
(2010), deux effets : la détermination féroce des élites locales qui décidèrent, en dépit du contexte
économique, de vivre aussi bien, voire mieux, qu’en Occident, aux dépends des locaux (c’est ce que
Esteva nomme le Nord des pays du Sud), et l’émergence, parmi les populations marginalisées,
d’une conscience de leur spécificité et de leur dignité, de leur propre vision de ce qu’était une vie «
bonne ». C’est à ce moment-là qu’on commença à parler de post-développement. Face à la
suprématie d’un american way of life inaccessible, les nombreuses appréciations locales de ce
qu’est la vie bonne devinrent l’objet d’un vaste débat. Et des propositions inaudibles jusque-là,
parce qu’elles ne s’inséraient pas à l’intérieur d’une vision organisée par les principes de
progrès et croissance, émergèrent. Le Buen Vivir devint audible parce que le projet indigène était
devenu visible. Concept andin, le Buen Vivir, Sumak Kawsay en quechua et Suma Qamaña en
aymara, renvoie à une cosmovision très ancienne. Il n’a de sens que dans une opposition ferme aux
stratégies de développement et à la politique des « besoins » qui les sous-tendent.
Contre les dégradations de la nature réduite à « l’environnement » et contre l’asservissement des
êtres humains hypnotisés par la consommation, le Buen vivir propose un nouveau type de
Références
Esteva, Gustavo. 2010. « Au-delà du développement ». Site internet officiel de Alterinfos. Diffusion
d’information sur l’Amérique latine. DIAL 3129. Consulté le 28 août 2019.
http://www.alterinfos.org/spip.php?article4699
Vanhulst, Julien et Adrian E. Beling. 2013. « Buen vivir et développement durable : rupture ou
continuité? », Écologie & politique 1 (46) : 41-54.
https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2013-1-page-41.html
SEBASTIEN LEFÉVRE
Calle 13 est le nom d’un groupe musical « latino-américain » composé par des personnes venant
tout d’abord de Puerto Rico et enrichi par d’autres musicien-ne-s du reste du continent. Le groupe
peut être qualifié d’artistes engagé-e-s dénonçant régulièrement dans leurs chansons les différents
problèmes sociaux de l’« Amérique latine » et l’ingérence étasunienne. Par ailleurs, il se distingue
par une vision pan-latino-américaine du continent.
Nous tenons à intégrer ce type de discours, car ces artistes pointent souvent beaucoup plus de
choses sur les différentes formes de colonialité que n’importe quel texte théorique. C’est le cas de
leur chanson Latinoamérica (2011) qui aborde la question de la pluriversalité latino-américaine. La
chanson commence d’ailleurs par une introduction en langue quechúa de Cuzco avant de poursuivre
en espagnol. Même si le groupe ne remet pas en cause le nom du continent dans leur chanson, il
reprend la tension entre unité et diversité. Cette tension est palpable au niveau de l’emploi entre un
Je qui débouche sur un Nous. Par ailleurs, la chanson est accompagnée d’un clip vidéo où les
différentes facettes du continent sont mises en scènes. Les différents reliefs et climats (montagne,
fleuve, plaine, désert, pampa, forêt tropicale, etc.), les différentes formes culinaires, les différentes
croyances religieuses (africaines, peuples originaires), les différentes cultures, les différents alcools,
les différents animaux, les différents visages humains (descendant-e d’Européen-ne-s, d’Africain-e-
s, de peuples originaires, métisse). Tous ces éléments font qu’il est impossible de réduire le
continent à une unicité. Il est bien pluriel, la somme de toutes ces facettes. Il s’agit donc d’une
remise en question de la vision universalisante occidentale du continent au profit d’une vision
pluriverselle des réalités latino-américaines.
Références
« Calle 13 – Latinoamérica ». Vidéo YouTube. Chaîne de el vecindario calle13. 27 septembre 2011.
https://youtu.be/DkFJE8ZdeG8
Santiago Castro Gómez est un philosophe colombien, enseignant à la Javeriana de Bogotá, qui a
participé au projet Modernité/Colonialité dès ses débuts.
Comme Enrique Dussel, il est parti d’une réflexion sur la philosophie latino-américaine, mais ses
prémisses et ses conclusions ne sont pas les mêmes. Il fut élève de professeurs qui appartenaient au
groupe de Bogotá et contribuèrent à diffuser, en Colombie, la perspective de la philosophie
latino-américaine, laquelle s’inscrivait dans le projet déjà ancien de Nuestramérica du penseur
cubain José Martí. Santiago Castro Gómez travailla également avec l’institut Pensar qui fut lié à la
vague des Études Culturelles en AL à la fin du XX siècle. Il faut d’ailleurs remarquer à cet égard
que c’est par le biais des Études Culturelles que le courant décolonial a pu prendre place dans les
universités latino-américaines.
Dans son premier livre, Crítica de la razón latinoamericana (1996), Castro Gómez s’intéresse à la
philosophie latino-américaine, courant décolonial inclus (à travers l’œuvre de deux intellectuels,
Enrique Dussel et Walter Mignolo). Il revient sur le travail de plusieurs penseurs latino- américains
dont le philosophe péruvien Salazar Bondy, les Argentins Arturo Andrés Roig, Carlos Cullen,
Ezquiel Martinez Estrada et Rodolfo Kusch, le mexicain José Vasconcelos et le bolivien Felipe
Estrada. La particularité du fondateur de la chaire d’Études Culturelles, du spécialiste de Michel
Foucault, est qu’il propose d’utiliser la généalogie foucaldienne comme outil d’analyse : « La
généalogie est une méthode d’analyse qui me permet de ne pas tomber dans les pièges de
l’humanisme et de comprendre que ce que nous sommes aujourd’hui est le produit de ce que nous
avons été » (Castro Gómez, 1996).
Pour Damián Pachón Soto, Castro Gómez s’attache à décrire un discours objet, le «
latinoaméricanisme », pour le critiquer. En bon foucaldien, il affirme que ;
Au lieu de nous interroger sur la vérité de l’identité latino- américaine, nous nous interrogeons maintenant sur
l’histoire de la production de cette vérité. [...] Ce qui est recherché n’est pas un référent porteur de vérité sur
l’Amérique latine, mais un cadre interprétatif dans lequel cette vérité est produite et énoncée. (Castro Gómez,
1996)
Le problème de l’utopisme n’est pas tant qu’il offre de fausses solutions à nos problèmes sociaux que son
incapacité à accepter que la vie ne soit pas canalisée par nos projets rationnels et moraux. [ ...] Le pluralisme
démocratique dont nous avons besoin en Amérique latine exige que nous renoncions à l’humanisme comme
fondement. Pour que la démocratie existe, aucun agent ne doit revendiquer une quelconque centralité (cognitive,
esthétique ou morale) dans la société. (Castro Gómez, 1996)
Pour Damián Pachón Soto, Castro Gómez essaie de se débarrasser de l’humanisme en tombant dans
le réductionnisme : il assimile la modernité à l’humanisme et fait de ce dernier un discours
inoffensif. Selon Santiago Castro Gómez, le discours latino-américain s’enracine dans le populisme,
dans la vision d’une altérité latino-américaine comprise comme l’Autre radical de l’Occident; une
inversion qui prend au mot le discours de la modernité sur elle-même. Fidèle à cette prise de
position, dans ses œuvres ultérieures, il étudiera les formations discursives colombiennes, retracera
l’histoire de l’héritage colonial en Colombie avec La hybris del punto cero (2005). Son travail sur la
blanchité dans le vice-royaume de Nouvelle Grenade et son analyse de l’hybris du point zéro
constituent une mise en contexte historique du discours décolonial sur la race et sur la colonialité du
savoir. Dans ses livres, Santiago Castro Gómez utilise la distinction colonialisme/colonialité et a
recours aux concepts de colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être élaborés, entre autres, par
Aníbal Quijano, Walter Mignolo et Nelson Maldonado Torres. Mais il est plus attentif aux
spécificités des héritages coloniaux dont la logique n’est pas celle du colonialisme. Pour lui, si le
colonialisme est un phénomène ontologique, la colonialité est une forme d’expérience inscrite dans
le corps, un mode de relation avec le monde. Il faut donc capter la microphysique du pouvoir et voir
comment, et à partir de quelles techniques de pouvoir, se reproduisent les héritages coloniaux, pour
Comme Arturo Escobar, Santiago Castro Gómez se sert de la perspective foucaldienne mais en
pointe les limites, en particulier lorsqu’il est question de généalogie de la modernité. Foucault,
d’après lui, réduit le colonialisme à une conséquence de la modernité européenne en formation. Il a
réalisé une analyse décoloniale qui décortique les ambiguïtés de la théorie de la gouvernementalité
propre au chercheur français. Il insiste en particulier sur la disparition de l’idée de biopolitique
comme de celle du concept de guerre des races dans les derniers séminaires.
Ce connaisseur de la philosophie politique européenne démonte l’approche de Antonio Negri et
Michael Hardt lorsque ces derniers, dans leur célèbre Empire (2000), proclamaient la fin de
l’impérialisme, manifestant par là leur incompréhension du fonctionnement de la colonialité.
Critique par rapport à l’idée de système-monde, mais pour d’autres raisons que Mignolo lequel
incrimine surtout l’oubli de la dimension américaine de la modernité, et reprenant l’idée, ancienne
chez lui, d’une nécessaire compréhension hétérarchique du pouvoir, il essaie de faire place
à une conception du pouvoir conçu comme autre chose qu’une simple domination, comme une
relation d’assujettissement/subjectivation.
Pour le comprendre, il ne suffit pas d’avoir une conception « hiérarchique » du pouvoir comme celle que brasse
l’analyse du système-monde, mais il faut se diriger vers une vision où le pouvoir n’est pas seulement perçu
comme une force irrésistible imposée d’en haut par les dominateurs et dominatrices à travers l’usage de la force
et de la violence, mais comme un rapport de force consenti par les dominé.e.s. La colonialité du pouvoir ne
signifie pas seulement un exercice de la violence, mais un ensemble de technologies capables de générer des
types déterminés de subjectivité. Ce qui signifie que la colonialité n’est pas une « totalité » qui sur détermine
toutes les hiérarchies sociales, comme le suggère Quijano, mais un type spécifique de pouvoir qui s’articule
stratégiquement avec d’autres pouvoirs. (Castro Gómez, 2018)
Nous ne sommes pas obligés de confondre le rejet de l’eurocentrisme dans la culture et dans la logique
instrumentale du capital avec une stratégie obscurantiste de rejet ou d’abandon des promesses originelles de
libération de la modernité : à commencer par la désacralisation de l’autorité dans la pensée et dans la société; des
hiérarchies sociales; des préjugés et des mythes qui s’y enracinent; la liberté de pensée et de connaître; de douter
et de questionner; d’exprimer et de communiquer; la liberté individuelle libérée de l’individualisme; l’idée de
l’égalité et de la fraternité de tous les humains et de la dignité de toutes les personnes. Tout cela n’est pas né en
Europe. Mais c’est avec elle que tout cela a voyagé versl’Amérique latine. (Quijano, 1988 : 33)
Pour lui, Aníbal Quijano comprend qu’il ne faut pas confondre modernité et capitalisme. Cette
critique de la totalité l’amène à se distancier clairement de certaines approches décoloniales et à
prôner un « républicanisme transmoderne ». Si le dernier concept semble pour le moment encore
assez peu défini, ses critiques de l’univocité de la théorie décoloniale lorsqu’il est question de
modernité semblent par contre tout à fait pertinentes. Il s’oppose à la vision de l’histoire de Walter
Mignolo ou de Ramón Grosfoguel lorsqu’il défend une toute autre vision de la révolution
française :
Affirmer, par exemple, que le capitalisme a représenté le triomphe final des idéaux politiques de la bourgeoisie et
que ce triomphe a été renforcé par la révolution française, n’est rien de plus qu’une
absurdité idéologique. Car en réalité, c’est tout le contraire qui a eu lieu. Si la bourgeoisie capitaliste a bien
triomphé, elle l’a fait à l’encontre des idéaux d’émancipation de la révolution française… Si elle prétendait
soumettre la société à un « état de droit » et éviter la tyrannie de quelque instance particulière (y compris ici la
tyrannie du marché), c’est tout le contraire qui a eu lieu. Le capitalisme est devenu une dictature, dénaturant les
idéaux de la révolution et capitalisme. (Castro Gómez, 2018)
Pour lui, il faut reconnaître que ce sont précisément les idéaux de la modernité qui nous permettent
de penser le dépassement des limites actuelles de cette dernière, ce pourquoi il écrit :
D’autre part, j’ai l’impression que certains penseurs dé coloniaux s’engagent souvent dans ce que nous,
philosophes, appelons « la contradiction performative ». Je fais allusion à ces situations où
l’argumentation, en tant qu’acte performatif, contredit en fait son contenu. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une
personne critique la modernité dans sa totalité parce qu’elle est un projet colonialiste et eurocentré, mais pour
défendre sa position, se sert des ressources mises à sa disposition par cette même modernité (ibid.).
Références
Allen, Amy. 2016. The end of progress. New York : Colombia University Press.
Bourguignon Rougier, Claude. 2017. « Le chapitre manquant d’Empire. Une approche décoloniale
». Intervention dans le cadre du séminaire Empires. Université Stendhal, Grenoble. 27 janvier 2017.
https://empires.hypotheses.org/283
Castro Gómez, Santiago. 1996. Crítica de la razón latinomaericana. Barcelona : Puvill Libros.
Castro Gómez, Santiago. 2017. « L’hybris du point zéro. Science, race et lumières en Nouvelle-
Grenade (1750-1816). Introduction ». Revue d’études décoloniales. Consulté le 28 août 2019.
reseaudecolonial.org/20201717/09/26/lhybris-du-point-zero-science-race-et-lumieres-en-nouvelle-
grenade-1750-1816-2/
Castro Gómez, Santiago. 2018. « Penser les décolonisations : Questions ouvertes dans la théorie
décoloniale. Réfléxions à partir de la pensée de Mariátegui ». Conférence dans le cadre du cycle de
conférences : Penser les décolonisations. Université de Louvain, Louvain-La-Neuve. 25 juin 2018.
Pachón Soto, Damián. 2015. « Crítica del antilatinoamericanismo de Santiago Castro Gómez ».
Cuadernos Americano 1 (151) : 129-153.
Quijano, Aníbal. 1988. Modernidad, identidad y utopía en América latina. Lima : Sociedad y
politica ediciones.
SEBASTIEN LEFÉVRE
Changó el gran putas est l’œuvre de l’Afrocolombien Manuel Zapata Olivella, né en 1920 et mort
en 2004. Ce dernier est un personnage multifacétique, à la fois écrivain, médecin et anthropologue,
voire selon ses propres propos, « vagamundo ». Avec sa sœur Delia, il anime des ateliers et
des groupes de danse et de théâtre folklorique afrocolombiens. Leur souci est d‘intégrer les cultures
afrocolombiennes dans la culture officielle de l’État-nation colombien. Le duo lutte entre autres
contre ce qu’on appelle l’invisibilisation des communautés afro. Ce livre est publié en 1980. Il est le
fruit, selon l’auteur, de plus de trente ans de recherches et de voyages. L’auteur a eu l’occasion de
parcourir à pied une partie de l’Amérique centrale et du nord pendant les années 1940, arrivant
jusqu’à New York où il a rencontré l’effervescence du mouvement Harlem Renaissance. Il confesse
d’ailleurs, dans un autre de ses livres, que l’écriture de Changó a été déclenchée par un voyage au
Sénégal :
Transcurría la noche con los misteriosos sonidos y olores del vientre fértil de la tierra abriéndose en la oscuridad,
cuando escuchamos el retumbar de unos tambores en la distancia. Sentimos pasos en el patio central. Algunos
llegaban y otros partían. Nos levantamos al calor de las voces, preocupados de que ocurriera alguna novedad
adversa. El jefe creyó tranquilizarnos al decirnos que en la aldea vecina se iniciaba laceremonia ritual de
enucleación del clítoris a una púber. De inmediato le manifesté mi deseo de sumarme a los que marchaban,
revelándole mi condición de médico. Mi intérprete, conocedor de aquellas culturas, me repitió lenta y
pausadamente la respuesta:
-Sólo los dyolas pueden concurrir al ceremonial.
En la madrugada, a la luz de la lámpara, escribía en mi libreta los trazos vivos de mi novela Changó, el gran
putas, recogiendo los entrecruzados sentimientos que me inspiraba el continente de mis antepasados en lo cual
todo me era extraño y familiar. La víspera de abandonar a Dakar en un avión que me conduciría al Brasil mulato
y a la, desde Senegal, mi lejana Colombia triétnica, visité la isla de Gorée donde concentraban encadenados a los
rebeldes wolofs, sereres y dyolas del Senegal y Gambia, en espera de los barcos negreros. La respiración abierta,
el espíritu recogido, me bebí todas las sangres, los gritos, dolores y llantos acumulados sin que los siglos
hubieran podido expulsarlos de la Casa de los Muertos donde los sembraron las maldiciones de los que partían
contra la “loba blanca. Esa tarde, cuando sobre los muros de la isla imperial describí la factoría imaginaria de
Nembe en las orillas del río Níger, las páginas de mi novela también se tiñeron de sangre. (Zapata Olivella,
1983 ).
La nuit s’écoulait emplie par les bruits mystérieux et les odeurs de la terre fertile qui s’ouvrait dans l’obscurité,
lorsque nous avons entendu le grondement des tambours au loin. Nous avons senti des pas dans la cour centrale.
Son expérience d’écriture est ce que l’Occident caractériserait comme une écriture mystique,
d’autant que dans un autre livre, il relate que lors de ce voyage à Gorée, alors qu’il avait demandé
au Président Senghor l’autorisation de séjourner une nuit dans la maison des esclaves, il a vu
défiler des dizaines de personnes enchaînées et l’une d’elle s’est arrêtée pour le regarder. Il
s’agissait, toujours selon son expérience, de l’un de ses ancêtres. Cette expérience dépasse la raison
occidentale et renvoie à une raison ancestrale africaine.
Changó el gran putas peut être vu comme un roman décolonial car il prend sa source sur les rives
africaines où est présenté le cadre de ce que sera la future déportation africaine. Zapata Olivella
nous parle de ces cultures africaines millénaires. Il s’appuie sur une discursivité traditionnelle
africaine qui est celle des griots; l’auteur débute son ouvrage par un chant épique qui va expliquer
pourquoi les Africain-e-s ont été déporté-e-s. Les personnages premiers de son roman sont les
orishas du panthéon yoruba, notamment Changó. Si l’on se base sur la conception littéraire
occidentale du personnage, on pourrait assimiler ces derniers à de purs personnages
fictionnels. Or, il s’agit des différents orishas qui accompagnent la vie des gens au quotidien, et ce
depuis des millénaires. Zapata Olivella s’inscrit d’emblée dans une manière non occidentale de
concevoir la relation entre l’individu, la communauté, les dieux et les ancêtres, car toutes ces entités
interagissent réellement. Il postule par là-même l’historicité propre aux populations africaines. Une
historicité niée par la traite, l’esclavage et la déportation.
Références
Zapata Olivella, Manuel. 1983. Changó el gran putas. Bogotá : Oveja Negra : 337-338.
Zapata Olivella, Manuel. 1990. ¡ Levántate Mulato! Por mi raza hablará el espíritu. Bogotá : REI
ANDES LTDA.
Traduction française de Changó el gran putas: Zapata Olivella, Manuel. 1991. Changó, ce sacré
dieu. Éditions du Miroir. 84 |Changó el gran putas
Site internet du documentaire sur Manuel Zapata Olivella. https://manuelzapataolivella.co
Le chaos est un élément majeur de la colonialité imaginaire. Il parcourt les discours littéraires,
politiques et religieux depuis la Conquête jusqu’à nos jours. Il est toujours rattaché à des territoires
qui furent coloniaux ou, dans les anciennes métropoles impériales, aux marges sur lesquelles
s’exerce ou s’est exercé un colonialisme intérieur.
La figure du chaos est très ancienne dans les textes européens mais elle s’affirme particulièrement
lorsque les grands États-nations commencent à prendre forme, à partir du XVI siècle ,et depuis, elle
continue d’imprimer sa marque à l’imaginaire moderne.
Dans les écrits de la Conquête, les chroniques en particulier, le Chaos représente à la fois la mise en
danger d’un système politique, la royauté et un état du monde indien où l’indifférencié l’emporte :
inceste, anthropophagie qui rabaissent l’humain à l’état de moins qu’animal; langue dépourvue de
grammaire et de concepts; coutumes dissolues; nourriture immonde. Cet univers est un grouillement
qui constitue une sorte d’avant goût de l’Enfer, souvent représenté dans la peinture coloniale
comme une bouche anthropophage (Bourguignon Rougier, 2010).
À l’époque contemporaine, lorsque l’imposition du système-monde moderne/colonial et les
migrations qu’il entraîne rendent nécessaire un contrôle accru des populations, toute remise en
question de l’ordre établi est rapidement assimilée au chaos.
Le terroriste est la figure idéale de ce dispositif sécuritaire qui fait son apparition à partir du XVII
siècle. Ce terroriste dont le contour est beaucoup plus incertain que ne le voudraient les honnêtes
gens, jadis, opposant à l’occupation allemande, aujourd’hui, guerrillero amazonien, djihadiste ou
militant de certaines organisations kurdes, est à la fois un représentant de la barbarie et celui par qui
advient le chaos. Mais d’autres peuvent postuler : Zadistes, Blacks Blocs, écologistes radicaux et
radicales, ultragauchistes subversi.f.ve.s, musulman-e-s « radicalisé-e-s », Gilets jaunes.
Dans un Occident mécréant, ce n’est plus l’image de la dévoration cannibale qui effraie, mais le
spectre de la destruction de l’ordre. Un ordre qui ne renvoie plus à l’ordonnancement divin de
l’univers mais à la disciplinarisation, aux processus de normalisation et de normation à travers
lesquelles se construisent les subjectivités modernes.
Les prêtres menaçaient les peuples chrétiens de finir en Enfer, aujourd’hui, les gouvernements
manipulent la peur du chaos. Le chaos, c’est celui de la nature, mais aussi de la culture. L’idée
Références
La citoyenneté est un élément essentiel des rapports de pouvoir modernes. Elle est une interface
subjective entre l’état moderne et les populations. Si cette relation, malgré tout ce qu’elle suppose
de renoncement, fonctionne assez bien, ou plutôt, a fonctionné assez bien, dans les ex-métropoles
impériales, dans les ex-pays colonisés, aujourd’hui pays en voie de développement ou Tiers monde,
la catégorie pose de nombreux problèmes. L’exclusion d’une partie de la population, depuis les
débuts des républiques indépendantes, y est trop massive. La citoyenneté a été pensée à partir d’une
extériorité violente avec ce qui n’était pas le monde occidental ou la civilisation. C’est la
citoyenneté d’un homme blanc, patriarche, hétérosexuel, propriétaire et lettré.
Aujourd’hui, on pourrait dire qu’avec le développement du multiculturalisme et de l’interculturalité,
le plurinationalisme équatorien ou bolivien, on a fait un pas. Mais que sont ces politiques de
reconnaissance?
S’agit-il d’une reconnaissance véritable? Et quel sens cela a-t-il de reconnaître une différence qui
continue de se traduire par l’exclusion et la marginalisation?
Comme le remarque un intellectuel mixe, la citoyenneté multinationale n’est pas la citoyenneté
indigène. Le premier concept identifie minorités nationales et minorités indiennes, le second attire
l’attention sur la ligne abyssale qui sépare zone de l’Être et zone du non Être. Si la « citoyenneté
multinationale », caractéristique du discours libéral, occulte la différence, la distinction entre
minorités nationales et peuples autochtones, la « citoyenneté autochtone » propre à l’approche
décoloniale, elle, reconnaît la différence, et pointe du doigt la ligne abyssale entre la zone de l’Être
et la zone du non Etre. (Martínez Andrade, 2017)
Le concept de citoyenneté, comme celui de démocratie, fonctionne au mieux partiellement en «
Amérique latine ». Non pas comme nous poussent à le croire gouvernements, élites et médias
internationaux, parce qu’une nature violente accablerait les populations indisciplinables de cette
partie du monde, mais parce que les nouvelles formes d’impérialisme n’autorisent pas la
généralisation du modèle. L’existence d’une démocratie de « faible intensité » dans les pays en voie
de développement apparaît comme une nécessité structurelle. Des théoriciens et théoriciennes de la
dépendance, comme André Gunder Frank, l’ont démontré à propos du Brésil par exemple.
Au-delà des formes spectaculaires d’atteinte à la démocratie, lors des dictatures des années 1960 ou
1970, il faut que se perpétue dans les pays dépendants une surexploitation nécessaire au bien-être
Références
Martínez Andrade, Luis. 2017. « Pedro Garzón López, Ciudadanía Indígena : Del multiculturalismo
a la colonialidad del poder ». Amerika (16). http://journals.openedition.org/amerika/7889
Nous ne devons pas ignorer que les termes « colonialité du savoir » ou « pensée décoloniale », par
exemple, sont postérieurs à celui de « colonialisme interne » et qu’ils y plongent leurs racines.
(Torres Guillén, 2014 : 86) Le concept de colonialisme interne ne fait pas partie du lexique
décolonial, mais il présente des points communs avec la théorie du projet Modernité/Colonialité. Ce
concept a d’ailleurs une histoire assez ancienne qui renvoie, entre autres, à celle de la révolution
russe. La notion de colonialisme interne n’est cependant apparue qu’à l’occasion du Congrès des
peuples de l’Est qui s’est tenu à Bakou en septembre de cette année-là. C’est alors que les
musulmans d’Asie, « véritable colonie de l’empire russe », tracèrent les premières lignes
de ce qu’ils ont appelé « le colonialisme à l’intérieur de la Russie ». En outre, ils firent les
premières propositions dans la sphère marxiste- léniniste de ce que l’on nommerait plus tard, «
l’autonomie des groupes ethniques ». Plus précisément, ils ont fait valoir que « la révolution ne
résout pas les problèmes de relations entre les masses laborieuses des sociétés industrielles
dominantes et les sociétés dominées » si le problème de l’autonomie de ces dernières n’est pas
également soulevé. (González Casanova, 2003 : 412)
Par la suite, le concept tomba un peu dans l’oubli; en Afrique et en Asie, dans le cadre des guerres
de libération, il rencontra peu de succès, comme si l’urgence des combats et de la lutte de classe le
rendait obsolète ou qu’il avait perdu de son sens.
En « Amérique latine », Pablo González Casanova, Rodolfo Stavehnhagen et Silvia Rivera
Cusicanqui ont contribué à réhabiliter la notion. La thèse du colonialisme interne a été largement
utilisée sur le continent dans les années 1970 pour caractériser la constitution sociétale des États-
nations à forte présence indigène : « elle a été spécifiquement utilisée pour décrire les formations
sociales du Mexique, de la Bolivie, de l’Équateur et dans une moindre mesure du Pérou et du
Guatemala » (Martins, 2018 : 320).
Il est intéressant de noter que ce concept apparaît en « Amérique latine » à la même époque que la
théologie de la libération et la théorie de la dépendance, qui ont beaucoup inspiré la théorie
décoloniale. Dans les trois approches, nous trouvons des réactions diverses, à partir d’angles
différents, aux politiques de développement mises en place en « Amérique Latine » à la
En 1965, Pablo Casanova se demandait dans quelle mesure cette catégorie permettait d’expliquer
les phénomènes de développement, d’unpoint de vue sociologique, dans leur interactions mutuelles
(González Casanova, 1963 : 17). Et il précisait que ce qui l’intéressait, c’était le potentiel du
concept de colonialisme interne pour l’analyse du sous-développement et des problèmes rencontrés
par les sociétés sous-développées. Dès 1963, il s’intéresse à un colonialisme qu’il voit comme un
phénomène intégral que l’on peut observer au niveau international et à l’intérieur de la nation.
La définition du colonialisme comme système dans lequel des groupes ethniques exercent leur
domination sur d’autres groupes ne le satisfaisait pas, car elle ne concernait que la sphère politico-
juridique. Pour lui, le processus, qui commence par les inégalités économiques, politiques ou
culturelles entre les femmes et les hommes de la métropole et ceux et celles de la colonie, se
transfère au niveau interne avec les inégalités entre les métropolitain-e-s et les peuples autochtones.
Ces inégalités prennent diverses formes : inégalités raciales, de caste, de juridiction, religieuses,
rurales et urbaines, la lutte de classe n’étant pas la seule manifestation de cette structure, il y a aussi
des logiques de résistance, d’obéissance, la rébellion et des luttes pour la reconnaissance (Torres
Guillén, 2017 : 11).
On voit ici que la problématique n’était pas alors une remise en question du concept de
développement, mais plutôt une tentative de l’analyser. L’auteur affirmait la nécessité d’une théorie
du sous-développement qui ne soit pas seulement économique. C’est la limite de son approche qui
est aussi celle de son époque. Cependant, lorsqu’on lit un ouvrage comme La democracia en
México, on y trouve déjà toutes les bases de ce qui sera conceptualisé beaucoup plus tard par
l’approche décoloniale. La logique coloniale qui fait passer de la civilisation au progrès et du
progrès au développement est présente dans son analyse mais elle n’est pas encore remise en
question. Il appartiendra aux théoriciens décoloniaux et théoriciennes décoloniales d’inverser la
logique et de montrer que l’analyse de Casanova est encore prise dans le mythe que la modernité
entretient sur elle-même. Le terme de développement économique est le successeur et l’héritier
d’autres mots tels que « Civilisation » ou « Progrès ». Peut- être moins techniques mais plus
complets que le premier, ces derniers renvoyaient à la même idée, à un type de morale égalitaire,
Une structure de relations sociales de domination et d’exploitation entre des groupes culturels hétérogènes et
distincts. Ce qui la différencie des autres types de relations de domination et d’exploitation (ville-pays, classes
sociales), c’est l’hétérogénéité culturelle à laquelle a abouti la conquête de certains peuples par d’autres. Cela
nous autorise à parler non seulement de différences culturelles (comme celles qui existent entre la population
urbaine et rurale ou entre les classes sociales) mais de différences decivilisation. (González Casanova, 1969)
Le concept permet également de faire émerger certains aspects d’une relation sociale asymétrique
que l’analyse de classe ne peut prendre en compte. Dans une structure coloniale, la relation de
domination et d’exploitation ne s’exerce pas du ou de la propriétaire au travailleur ou à la
travailleuse. Elle ne passe pas d’individu à individu ni de classe à classe.
Dans la structure coloniale, une population donnée (formée de différentes populations, classes,
propriétaires, travailleurs et travailleuses) est dominée et exploitée par une autre (elle-même formée
par différentes classes). Le souci de Casanova pour « ceux d’en bas », son idée d’une « démocratie
des pauvres » renvoient aussi bien aux propositions actuelles d’Arturo Escobar qu’à la vision des
opprimé-e-s de Enrique Dussel ou au « desde abajo y a la izquierda » des Zapatistes. Et son concept
de colonialisme global, élaboré plus tardivement à la fin du XX siècle, ainsi que son analyse de
la colonisation du monde par un petit groupe de personnes qui affament les autres, rejoint les
analyses des mouvements indigènes. Silvia Rivera Cusicanqui a insisté sur le rôle précurseur de cet
homme pour lequel les analyses qu’il construit doivent d’abord aider les pauvres à bâtir la
démocratie universelle.
Il y a dans la démarche de Casanova quelque chose qui la rapproche de celle de Aníbal Quijano. Il a
fait partie des rares intellectuel-le-s à remettre en question un dogme des années 1960, la thèse du
stade semi-féodal de l’« Amérique latine ». Comme Quijano, il a été attentif à la combinaison des
diverse formes de travail qui ont existé sur le continent depuis la colonisation (travail salarié, semi
servage, servage, esclavage). Comme Quijano, il a vu dans les classes autre chose qu’un élément
structurel, comprenant qu’elles se mettaient en place à travers une articulation concrète : la race.
Le concept de colonialisme interne s’est diffusé en « Amérique latine » et eut un champ
d’application important dans un pays comme le Guatemala. Aujourd’hui, la féministe
guatémaltèque Aura Cumes, lorsqu’elle affirme qu’il n’y a pas de colonialité mais du colonialisme
Références
González Casanova, Pablo. 1965. La democracia en México. México : Ediciones Era : 10, 11, 13.
González Casanova, Pablo. 1969. Sociología de la explotación. Siglo Veintiuno Editores. 190.
Gonzalez Casanova. 2003. « Colonialismo Interno (una redefinición) ». Revista Rebeldía (12).
http://conceptos.sociales.unam.mx/conceptos_final/412trabajo.pdf
Gunder Frank, André. 1973. América Latina : subdesarrollo y revolución. México : Ediciones Era.
Martins, Paulo Henrique. 2018. « La actualidad de la Teoría del Colonialismo Interno para el debate
sobre la dominación y los conflictos inter-étnicos ». Dans Encrucijadas abiertas. América Latina y
el Caribe. Sociedad y Pensamiento Crítico Abya Yala (Tomo II). Sous la direction de Alberto L.
Bialakowsky, Nora Garita Bonilla, Marcelo Arnold Cathalifaud, Paulo Henrique Martins et Jaime
A. Preciado Coronado, 311-334. Buenos Aires : Teseopress.
Quijano, Aníbal. 2007 [1994]. « Race et colonialité du pouvoir ». Mouvements 3 (51) : 111-118.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm
Torres Guillén, Jaime. 2014. « El carácter analítico y político del concepto de colonialismo interno
de Pablo González Casanova ». Desacatos (45).
http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1607-050X2014000200008
D’abord proposé par le sémioticien Walter Mignolo, le concept de colonialité de l’être est repris par
le philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres. Pour Norman Ajari, ce concept est central
parce qu’il montre que la colonisation a « pour condition de possibilité un rapport particulier au
monde, aux autres et à l’histoire ». Pour Damián Pachón Soto, il synthétise celui de savoir et de
pouvoir, vu l’importance du racisme.
Enrique Dussel fut le premier à entrevoir la colonialité de l’être, en pointant le lien qui unissait
entreprises coloniales et subjectivité, mais c’est Nelson Maldonado-Torres qui l’a posé
expressément :
Références
Ajari, Norman. 2016. « Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être ». Revue d’études
décoloniales (1).
https://reseaudecolonial.org/2016/09/02/etre-et-race-reflexions-polemiques-sur-la-colonialite-de-
letre/
Il ne s’agit pas seulement d’introduire le genre comme l’un des thèmes de la critique décoloniale ou comme l’un des
aspects de la domination envisagée à partir du modèle de la colonialité. Il faut lui donner un véritable statut théorique et
épistémique, l’analyser comme une catégorie centrale susceptible d’éclairer tous les autres aspects de la transformation
qui s’imposa aux communautés lorsqu’elles furent prises dans le nouvel ordre colonial moderne.
(Segato, 2011)
L’idée de colonialité du genre a été avancée par la féministe argentine Maria Lugones. Dans un
article datant de 2008, elle remarquait que la domination coloniale d’Abya Yala s’est accompagnée
d’une modification du statut des femmes et de la perte de l’autonomie dont elles jouissaient jusque-
là à des degrés divers. Cela a fait d’elles les subalternes des hommes colonisés. Maria Lugones est
la première à interroger d’un point de vue féministe le concept de colonialité du pouvoir en posant
l’hypothèse d’un système moderne-colonial de genre. Elle affirme que l’idée de genre est aussi
centrale que celle de race pour comprendre la colonialité. Pour elle, avant la Conquête, il n’y avait
pas de genre en Abya Yala. Elle reproche à AníbalQuijano de ne pas interroger la question de la
domination de genre parcequ’il envisage le sexe comme une différence biologique, pas comme une
construction. Aníbal Quijano voit le sexe comme un attribut biologique reconfiguré comme
catégorie sociale. Il oppose le sexe biologique au phénotype, qui ne repose pas sur des
caractéristiques biologiques différenciatrices : « La couleur de la peau, la forme et la couleur des
cheveux, des yeux, la forme et la taille du nez, etc. n’ont aucune conséquence sur la structure
biologique de la personne » (2000 : 373). Le cadre de Aníbal Quijano réduit le genre à
l’organisation du sexe, ses ressources et semble reposer sur certains présupposés quant à la
responsabilité et la détermination de ce qui qui est constitué comme une « ressource ». Quijano
semble tenir pour acquis que le conflit sur le contrôle du sexe est un conflit entre hommes, relatif au
contrôle des hommes sur des ressources pensées comme « féminines ». Les hommes ne semblent
pas non plus être considérés comme des « ressources » dans les rapports sexuels. Et il ne semble pas
non plus que les femmes se disputent le contrôle de l’accès sexuel. Les différences sont pensées
dans les mêmes termes que ceux de la biologie reproductive (Lugones, 2008).
Par la suite, son point de vue sera développé et parfois critiqué par d’autres féministes qui
contribueront, comme Maria Lugones, à modifier la notion de colonialité de pouvoir. Breny
Comme on le sait, des peuples autochtones comme les Warao du Venezuela, les Cuna du Panama, les Guayaquís
du Paraguay, le Trio du Surinam, les Javaés du Brésil et du monde inca précolombien, entre autres, ainsi que
plusieurs peuples autochtones d’Amérique du Nord et les premières nations canadiennes, et tous les groupes
religieux afroaméricains, ont eu des discours et des pratiques transgenres stabilisées. Ils autorisaient des
mariages entre personnes du même sexe pour les Occidentaux, et d’autres transitivités de genre, inconcevables
pour le rigide système de genre moderne-colonial. (Segato, 2011)
Pourquoi cette irruption de la colonialité de genre avec la colonisation ? Pour Lugones, les Blanc-
he-s ont passé un pacte avec les hommes vaincus. Leur subordination aux vainqueurs aurait eu des
bénéfices secondaires : les colon-e-s auraient modifié la structure sociale des peuples vaincus dans
un sens qui avantageait les hommes et privait les femmes de l’autonomie relative dont elles
bénéficiaient jusque-là. Rita Segato rejoint cette analyse dans la mesure où, pour elle, la
colonisation c’est la fin d’un dualisme qui reconnaissait des différences mais aussi des
complémentarités. Les hommes, déjà au premier plan, de fait, sur le front de guerre, se sont ensuite
retrouvés seuls sur les fronts de négociation. Les travaux sur le genre faits en « Amérique latine »,
comme celui de Rita Segato, lorsqu’ils l’analysent dans son historicité rejoignent d’autres
recherches récentes faites sur le genre en Europe, à la lueur desquelles la période qui commence
avec la colonisation espagnole semble avoir été, des deux côtés de l’Atlantique, une phase de mise
au pas des femmes. Un phénomène identique s’était déjà produit en Occident lorsque les solidarités
populaires hommes-femmes qui mettaient en danger les classes dominantes furent peu à peu
détruites grâce aux manipulations de ces mêmes classes (Federici 2014).
Le langage hiérarchique (du Monde village), au contact du discours égalitaire de la modernité, se transforme en
un ordre super- hiérarchique, en raison de deux facteurs (…) : l’hyperinflation des
hommes, dans leur rôle d’intermédiaires avec le monde extérieur du Blanc; et l’hyperinflation de la sphère
publique, ancestralement habitée par les hommes, avec l’effondrement et la privatisation de
la sphère domestique (…). Ce qui se passe, en général, mais tout particulièrement dans les zones où la vie
considérée comme « traditionnelle » est censée être mieux préservée et où l’on valorise
l’autonomie de la communauté vis-à-vis de l’État, (…) c’est que les chefs et les hommes occupent le terrain, font
valoir qu’il n’y a aucun domaine dont l’État ne doive parler avec les femmes, sous prétexte qu’il en a toujours
été ainsi. Arlette Gautier appelle cette myopie historique « l’invention du droit coutumier ». (Segato, 2011)
Les féministes mexicaines, actuellement, montrent que la colonialité de genre est le pivot de la
colonialité du pouvoir mexicain et que l’État joue un rôle essentiel dans cette oppression. Une
chercheuse comme Sayak Valencia révèle que l’histoire de l’État mexicain passe par une
survalorisation de la masculinité guerrière, phénomène qui s’accentue lorsque les classes
populaires subissent une grave paupérisation — depuis l’inféodation du Mexique aux politiques
néolibérales qui ont détruit certains secteurs traditionnels de l’économie. Aux hommes qui n’ont
plus rien, on donne en pâture symbolique les femmes de leur groupe. Cette conception du genre
propre à l’« Amérique latine » marque une grande différence vis-à-vis de la perspective qui prévaut
en Europe. En effet, le féminisme occidental :
(…) affirme que le problème de la domination du genre, de la domination patriarcale, est universel, sans
différences majeures,justifiant, sous la bannière de l’unité, la possibilité de transmettre les avancées de la
modernité en matière de droits aux femmes non blanches, indigènes et noires des continents colonisés. Elle
soutient ainsi une position de supériorité morale des femmes européennes ou eurocentrées, les autorisant à
intervenir avec leur mission civilisatrice – modernisatrice coloniale. Cette position est, à son tour, inévitablement
a-historique et anti-historique, parce qu’elle fait de l’histoire le cristal de l’époque très lente, presque stagnante
du patriarcat, et surtout elle occulte la torsion radicale introduite par l’entrée de l’époque coloniale moderne dans
l’histoire des rapports de genre. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la race et le sexe, bien qu’ils aient été installés
par des ruptures épistémiques qui ont fondé de nouvelles époques – celle de la colonialité pour la race, et celle de
l’espèce pour le sexe – entrent dans l’histoire dans la stabilité de l’épistémè qui les a créés. (Segato, 2011)
Une problématique féministe conséquente passe donc par une approche géopolitique du genre, dans
laquelle la question de la race et de la classe sont inextricablement liées. Ces remarques de Breny
Mendoza ouvrent le débat :
Références
Hernández Castillo, Rosalva Aída. 2003. « Repensar el multiculturalismo desde el género. Las
luchas por el reconocimiento cultural y losfeminismos de la diversidad ». Revista de Estudios de
Género. La ventana, (18,) : 9-39
Segato, Rita. 2015. « La norma y el sexo : frente estatal, patriarcado, desposesión, colonialidad ».
Dans Desposesión : género, territorio y luchas por la autodeterminación. Sous la direction de
Marisa Belauste, Guigoitia Rius et María Josefina Saldaña-Portillo, 34-35. México : UNAM.
Segato, Rita. 2018 [2011]. « Colonialité et patriarcat moderne : expansion du domaine de l’État,
modernisation et vie des femmes ». Revue d’études décoloniales (3).
http://reseaudecolonial.org/2018/10/15/colonialite-et-patriarcat-%20moderne-expansion-du-
domaine-de-letat-modernisation-et-vie-des-%20femmes1/
Taussig, Michael. 1987. Shamanism, Colonialism, and the Wild Man: A Study in Terror and
Healing. Chicago and London : the University of Chicago Press.
Si la nature s’oppose à nous, nous lutterons contre elle et ferons en sorte qu’elle nous obéisse. (Simón Bolívar, père des
Indépendances américaines, après le tremblement de terre de 1812)
Le Vénézuélien Edgardo Lander fut le premier à parler de colonialité de la nature. Et s’il y a bien un
domaine qui illustre de façon remarquable la notion de colonialité, c’est celui de la nature.
L’écologie politique latino- américaine semble s’être construite pour une bonne part autour de cette
notion. Elle est expressément revendiquée par des écologues ou des universitaires comme Enrique
Leff, Hector Alimonda, Maristella Svampa, Catalina Toro.
La colonialité de la nature renvoie à une certaine formation discursive, à des pratiques qui s’assoient
sur des représentations. L’idée de maîtrise, de contrôle est inséparable de celle de colonialité,
inséparable de celle de : le progrès passant par l’exploitation d’une nature qui existe là, un
monde extérieur à l’homme, qu’il lui faut dominer, voire dompter. Une telle vision a pu se
développer aussi grâce à la violence fondatrice de la Conquête, l’extractivisme qui commence alors
en est la métaphore.
Les mines d’or et d’argent du Potosí et les plantations de canne du Brésil et des Antilles font un
écho sinistre aux mines actuelles du continent ou au développement de l’agro-industrie. La
Conquête fut un désastre écologique : montagnes éventrées, déploiement dévastateur du régime des
plantations, érosion et stérilisation des sols suite au développement dantesque des troupeaux de
bovins introduits par les Espagnols, déséquilibres écologiques dus à l’invasion des plantes invasives
européennes, disparition de modes de cultures qui préservaient les écosystèmes suite à la baisse
démographique et à l’interdiction de pratiquer certaines cultures. La colonialité de la nature passa
aussi par des inventaires qui prirent une intensité particulière au XVIII siècle (voir, entre autres, les
Expéditions Botaniques Royales). Au XIX siècle, l’expansion agressive des nouvelles nations sur le
territoire et l’avancée des fronts extractivistes (Patagonie argentine, Amazonie du caoutchouc,
mines chiliennes, etc.) s’inscrit dans la continuité de ce mouvement : un rapport à une nature
exubérante et infinie, perçue comme gisement de matières premières qu’il va s’agir d’utiliser. Ce
phénomène se produit dans un contexte donné, celui de l’expansion capitaliste et, comme le
remarque le philosophe mexicain Bolívar Echeverría (Inclán, Linsalata et Millán, 2012), de la
subsomption de la « forme naturelle de la vie » par son double ,« la forme valeur ». La recherche du
Références
Domingo Diaz, José. 2012 [1829]. Recuerdos sobre la rebelión de Caracas. Caracas : Fundación
Biblioteca de Ayacucho.
Gallien, Claire. 2019. « Pour une écologie décoloniale ». La vie des idées.
https://laviedesidees.fr/Pour-une-ecologie-decoloniale.html
Inclán, Daniel, Márgara Millán et Lucia Linsalata. 2012. « Apuesta por el “valor de uso” :
aproximación a la arquitectónica del pensamiento de Bolívar Echeverría ». Íconos. Revista de
Ciencias Sociales (42) : 19-32.
https://www.researchgate.net/publication/
276306455_Apuesta_por_el_valor_de_uso_aproximacion_a_la_arquitectonica_del_pensamiento_d
e_Bolivar_Echeverria
Lander, Edgardo. 1999. « ¿Conocimiento para qué? ¿Conocimiento para quién? Reflexiones sobre
la universidad y la geopolítica de los saberes hegemónicos ». Revista de Estudios Latinoamericanos
7, (12-13) : 25-46. UNAM.
http://www.revistas.unam.mx/index.php/rel/article/view/52369/46620
Latour, Bruno. 2012. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes. Paris :
La Découverte.
Leff, Enrique. 2015. « La complexité environnementale ». Écologie & politique 2 (51) : 159-171.
La modernité, le capital et l’Amérique latine sont nés le même jour. (Quijano. 1991)
Le concept appartient à Aníbal Quijano, sociologue péruvien, qui l’a formulé dans les années 1990.
Il apparaît expressément dans l’article « Colonialidad, Modernidad y racionalidad », en cette date
phare de 1992, alors que certain-e-s fêtaient les 500 ans de la « Découverte ».
La colonialité, c’est la poutre maîtresse de l’édifice théorique décolonial. Le terme désigne, au-delà
des superstructures politiques qui furent celles de la colonisation espagnole, un certain type de
rapport social basé sur des prémisses qui survivront aux guerres d’indépendance du XIX siècle : la
division du monde et du travail à partir d’une hiérarchie raciale et la diffusion d’une relation au
savoir et à la connaissance fondée sur les principes d’une rationalité européenne qui condamnerait
et détruirait les autres formes de connaissances et de savoirs. Ce n’est donc pas ce qui reste du
colonialisme ni ce qui succède au colonialisme, mais l’autre face du monde moderne.
Cette division du monde commence avec la conquête de l’Amérique, la première colonisation étant
donc celle du continent mal nommé, pas celle de l’Afrique ou de l’Asie par les nations européennes
des XVIII et XIX siècles. Elle prend la forme d’une mise au travail forcé des populations, qu’il
s’agisse de la première phase esclavagiste ou du semi-servage qui se mettrait en place dans le cadre
des encomiendas, doctrinas et reducciones destinées à la disciplinarisation des autochtones. La
particularité de cette exploitation massive, sa nouveauté radicale est qu’elle s’exerce à grande
échelle, dans le cadre d’une économie extractiviste, sur une population donnée, les autochtones,
ceux et celles qu’on nommera « Indien-ne-s », et qui seront ensuite identifié-e-s comme une race.
Le racisme est l’axe de la colonialité du pouvoir. Il n’est pas seulement une idéologie; il existe
d’abord comme pratique. Le racisme est aussi une forme de gestion des populations, il commence
avec l’imposition de dispositifs de gouvernement inédits : regroupements de populations,
évangélisation, destruction des coutumes, chasse aux sorciers et sorcières, destruction des religions,
mise au travail forcé, éloignement des circuits monétaires pour les populations mises au travail, etc.
Puis, la pratique devient réflexive et des lois et discours racistes apparaissent, d’après certain-e-s
historien-ne-s vers la fin du XVII siècle, pour légitimer l’encadrement hors du commun qui se met
en place. Ce n’est pas un épiphénomène ni une perversion du système mais le pivot du mode
Si l’analyse du système-monde de Immanuel Wallerstein a recours à l’idée de classe et reste marquée par l’idée
de détermination économique, avec le système-monde moderne/colonial le rôle central du processus de travail
caractéristique de la vision marxiste est déplacé, remplacé par une vision du capitalisme comme réseau de
relations marquées par la race. (…) le pouvoir, dans cette approche, est un maillage d’exploitation/
domination/conflits, des relations qui se configurent entre les gens pour le contrôle du travail, de la « nature », du
sexe, de la subjectivité et de l’autorité. Par conséquent, le pouvoir ne se réduit pas aux « relations de production
» ni à « l’ordre et l’autorité », pris séparément ou ensemble. Et la classification sociale renvoie au rôle et à la
place des personnes dans le contrôle du travail, des ressources (y compris celles de la nature) et de ses produits;
du sexe et de ses produits; de la subjectivité et de ses produits (d’abord et avant tout l’imaginaire et le savoir); et
de l’autorité, de ses ressources et de ses produits. (Quijano, 2007)
La théorie de la colonialité constitue l’acmé d’une réflexion sur l’exploitation dans laquelle la «
différence coloniale » amènera à interroger la notion de race et à inverser la construction de
l’impérialisme qui prévalait jusque-là. L’impérialisme économique y était une conséquence du
capitalisme. En articulant l’idée d’un système-monde qui prend naissance avec la Conquête avec
celle de colonisation, Quijano fait de l’Amérique la condition du capitalisme mondial. Le
colonialisme n’est plus une conséquence du capitalisme mais sa condition, et la colonialité, l’autre
face, cachée de la modernité capitaliste.
Mais ce caractère global de la théorie ne doit pas cacher une autre de ses caractéristique : la
colonialité surgit dans le cadre d’une pensée locale de l’utopie. Le concept a émergé dans un pays
andin qui avait connu une révolution indigène au XVIII siècle et produit des penseurs et penseuses,
comme José Carlos Mariátegui, ou des auteurs et autrices lesquel-le-s, à l’instar de José Maria
Arguedas, ont essayé de faire vivre une utopie andine. L’histoire de l’« Amérique latine », depuis la
période coloniale jusqu’à nos jours, a été traversée par ces poussées du monde indigène ou
afrodescendant contre la domination coloniale. L’utopie d’un monde où les « Indien-ne-s »
occuperaient enfin leur place a marqué l’histoire du Pérou et les diverses résistances. Avec
Références
Mariátegui, José Carlos. 1928. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima :
Editorial Minerva.
Quijano, Aníbal. 1992. « Colonialidad, Modernidad y racionalidad ». Perú Indígena 13 (29) : 11-20.
https://www.lavaca.org/wp-content/uploads/2016/04/quijano.pdf
Segato, Rita. 2013. La crítica de la colonialidad y una antropologia por demanda. Buenos Aires :
Prometeo.
Références
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Granada (1750-1816). Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana.
Fals Borda, Orlando. 1979. El problema de cómo investigar la realidad para transformarla. Bogotá
: Tercer Mundo.
Dans l’impérialisme colonial, ces unités sont des empires politiques, souvent personnifiés par des monarques ou
des sociétés aux identités juridiques claires et aux champs d’action bien précis, qui exercent une domination
directe ou indirecte sur leurs territoires et peuples d’outre-mer. Dans l’impérialisme national, ces unités sont des
nations indépendantes, nées de l’impérialisme colonial, liées par des relations économiques et politiques
asymétriques à travers lesquelles les relations de subordination et de dépendance sont maintenues.
Dans l’impérialisme colonial comme dans l’impérialisme national, le pouvoir politique s’exerce par le contrôle
des territoires, (leurs frontières sont des lignes tracées par l’État sur la géographie physique, et il s’agit de tirer le
meilleur parti de ses frontières naturelles, côtes, rivières et montagnes), qu’un État armé défend avec zèle. A
l’intérieur de ces frontières, qui définissent la portée des identités impériales, il y a les États, qui continuent à
exercer un contrôle considérable sur les sujets et les biens. Dans l’impérialisme mondial, les unités géopolitiques
sont définies par des processus qui intègrent la politique-territoriale à l’économique-mondiale, c’est-à- dire que
Pour lui, il allait de soi que l’impérialisme n’était pas un moment du passé : « Le « globocentrisme
» des discours dominants de la mondialisation néolibérale cache la présence de l’Occident et le fait
qu’il reste dépendant de l’assujettissement des Autres et de la Nature » (Coronil, 2000). Il a fait
partie de ceux et de celles qui ont identifié la re-primarisation de l’économie latino-américaine avec
le regain d’extractivisme propre au début du nouveau siècle. C’est la raison pour laquelle il insistait
sur la nécessité de repenser la relation entre terre, travail et capital, et de ne pas en rester au rapport
capital/travail, ce qu’il développe particulièrement dans El estado mágico. Il notait que la division
internationale du travail supposait une division parallèle de la nature. Dans un article intitulé «
Naturaleza del poscolonialismo: del eurocentrismo al globocentrismo », il exposa sa conception
du globocentrisme, que nous présentons plus loin. L’idée de colonialité du pouvoir de Aníbal
Quijano lui semblait très pertinente et il le rejoignait dans son analyse d’un capitalisme qui s’est
construit à travers le rapport colonies espagnoles/métropoles, dans le cadre du nouveau marché
mondial, impérialisme et capitalisme se constituant mutuellement. Mais il suggérait de remplacer «
colonialité du pouvoir » par « pouvoir de la colonialité » afin d’éviter une certaine réification du
pouvoir vu comme un. Une remarque à méditer aujourd’hui où le terme de colonialité est employé
souvent de façon simplificatrice. Pour Fernando Coronil, plus que de « colonialité du pouvoir »,
nous devrions parler de « pouvoir de l’impérialité ». Cet engagement explique l’enthousiasme avec
lequel il soutint le projet bolivarien mais aussi les réserves qu’il émit à ce sujet. Comme les
activistes des mouvements récents liés à l’autonomie et la communalité, il remarquait que le modèle
économique du Vénézuela était conservateur. Ce modèle de production était basé sur le pétrole, sur
des entreprises mixtes dont les capitaux étaient ceux du secteur public vénézuélien mais aussi des
capitaux transnationaux, et il était destiné avant tout aux exportations sur le marché mondial. Le
livre El estado mágico est une analyse du processus vénézuélien qui a suscité bien des polémiques.
Des avenirs qui ont été imaginés mais qui n’ont jamais pu advenir, des avenirs alternatifs qui auraient pu être, et
dont les possibilités d’émancipation n’ont pas pu se réaliser, mais qui, aujourd’hui, pourraient être reconnus,
reprendre vie car ils constituent un héritage toujours actuel toujours crucial. (Wilder, 2009 : 103)
Ainsi, il s’inscrivait dans la tradition utopiste de l’« Amérique latine », terreau du projet décolonial.
Références
Wilder, Gary. 2009. « Untimely Vision : Aimé Césaire, Decolonization, Utopia ». Public Culture 21
(1).
Ochy Curiel est une féministe décoloniale dominicaine qui théorise le genre et la race à partir de sa
position de lesbienne afro-descendante latino-américaine. Elle fait de la théorie à partir d’une
pratique et, pour cette raison, se méfie des approches qui ont surgi à l’université dans le dernier
quart du XX siècle.
Je me demande vraiment dans quelle mesure les études dites subalternes, postcoloniales ou culturelles
décentralisent vraiment « le » sujet, comme elles le prétendent. Se pourrait-il que ces nouveaux discours fassent
appel à ce qui est supposé « marginal » ou « subalterne » pour asseoir leur autorité symbolique et qu’ils usent du
« différent » comme stratégie de légitimation? (Curiel, 2007)
Cette militante, musicienne et anthropologue, refuse la distinction entre théorie critique et pratique
critique, qui est, pour elle, un des symptômes de l’ontologie moderne qu’elle déconstruit.
Je dis toujours que le féminisme décolonial est une reconnaissance et une récupération de différents mouvements
politiques — auxquels certaines d’entre nous ont participé —, qui complexifient le lieu du politique, ses
théorisations et jusqu’à sa méthodologie. (Curiel, 2007)
Elle interroge le concept de colonialité du pouvoir, reconnaît son intérêt pour l’étude des effets du
colonialisme dans les sociétés contemporaines mais la voit simplement comme un outil. Pour elle,
d’abord, il y a les mouvements sociaux, et de ces mouvements naissent les théories. Les féministes
racisées, engagées dans un combat antiraciste, n’ont pas eu besoin du concept de colonialité pour
analyser la trame du pouvoir moderne. Mais, en dépit de leur travail, ces féministes sont peu
visibles. Insistant sur le rôle du feminismo de color des États-Unis, elle met également en avant le
rôle des féministes latino-américaines, qui ont été parmi les premières à lutter contre l’idéologie
métisse à la base de la construction des identités nationales, une idéologie qui était, en fait, raciste
et se basait sur la violence coloniale fondatrice (viols et soumission des femmes à un nouvel ordre
social plus patriarcal). Les travaux des latino-américaines ont mis en évidence l’importance des
femmes dans les mouvements de résistance lors de la colonisation, ce que l’on appelle le «
marronnage domestique » et qui consistait en diverses formes de résistance quotidienne; elles ont
insisté sur la fréquence des fuites chez les femmes réduites en esclavage, elles ont inventé le
Je pense qu’il y a encore beaucoup d’essentialisme chez certaines lesbiennes féministes qui disent comprendre le
régime de l’hétérosexualité, mais qui se concentrent sur une mise en valeur, une
« politisation de la vulve », avec une volonté de la mettre au centre de la politique. Personnellement, ce n’est pas
ma manière de voir les choses. (Falquet et Quiroz, 2018)
Dans le cadre de sa pratique artistique, elle a beaucoup œuvré pour la récupération de l’héritage
musical africain, dès les années 1990, à un moment où le courant décolonial comme tel n’était pas
apparu, ce qui montre que l’on ne saurait traiter séparément les deux versants du décolonial ni le
restreindre à sa stricte expression théorique. Et elle explique la position qui est la sienne vis-à-vis de
la séparation théorie/pratique. La fin de cet article qu’elle avait rédigé il y a quelques années rend
compte avec élégance de sa position.
Je crois que c’est plus important d’être antiracistes que d’être orgueilleusement noires, d’être féministes que de
nous reconnaître femmes, d’en finir avec le régime de l’hétérosexualité que d’être
lesbiennes, je crois que ce qui est important, ce sont les projets de transformation qui surgissent avec les
mouvements sociaux mais aussi dans la pensée critique académique. (Curiel, 2017)
Références
Curiel, Ochy. 2007. « Crítica poscolonial desde las prácticas políticas del feminismo antirracista ».
Nómadas (26) : 92-101.
http://www.redalyc.org/articulo.oa?id=105115241010
Pons Cardoso, Cláudia. 2015. « À Lélia de Almeida Gonzalez, précurseuse du féminisme Noir au
Brésil ». Les cahiers du CEDREF (20).
http://journals.openedition.org/cedref/774
La théorie de la dépendance est un courant latino-américain, porté par des économistes et des
sociologues qui ont remis en question le dogme de la croissance et du développement. On sait qu’à
partir des années 1950, l’idée d’un sous-développement des anciennes colonies (Amérique, Afrique,
Inde et Sud-Est asiatique) s’est imposée dans le monde. C’était un des volets du dogme du
développement colporté par des ingénieur-e-s expert-e-s ainsi que par des organisations
internationales. Cette vision qui, de fait, permettait à l’Occident de garder un certain contrôle sur les
anciennes colonies au moment où elles commençaient à leur échapper, vendait le projet d’un
développement de type européen aux pays dits « sous-développés » : ils pourraient, avec une
politique de croissance adaptée, accéder, comme les pays occidentaux, à l’abondance. Très tôt, des
intellectuel-le-s latino- américain-e-s, qui étaient aussi parfois des militant-e-s, ont critiqué cette
vision en montrant que le sous-développement était structurel car les pays « développés » en avaient
besoin pour leur propre croissance et expansion.
Mais cette critique passa par plusieurs phases, la première étant caractérisée par l’optimisme de ces
auteurs et autrices et leur croyance que les pays latino-américains pouvaient accéder au
développement. Certain- e-s représentant-e-s de la théorie de la dépendance s’impliquèrent dans
les projets d’industrialisation, entre autres, à travers la CEPAL (Commission économique pour
l’Amérique latine) et étudièrent les processus d’Industrialisation par Substitution des Importations
(ISI). Dans ce cadre, l’Argentin Raúl Prebisch et d’autres intellectuel-le-s, marqué-e-s par le
structuralisme émergent et qui travaillaient avec la CEPAL, commencèrent à analyser les entraves
au développement. C’est Raúl Prebisch qui, bien avant de travailler à la Cepal, dès les années
vingt, aurait recours le premier à la notion de centre/périphérie, à partir d’une analyse de l’emprise
des capitaux financiers européens en Argentine. Ces auteurs et autrices voyaient les asymétries
existantes, savaient que les économies traditionnelles dégageaient une faible valeur ajoutée et que la
structure industrielle était hétérogène. Mais dans « l’Amérique latine » du début des années 1950,
l’idée que la bourgeoisie et l’industrialisation pourraient jouer un rôle vertueux dans la formation de
véritables économies nationales l’emportait. C’était le cas même dans les milieux marxistes
orthodoxes (puisqu’en vertu d’une vision étapiste alors indiscutable, avant la phase socialiste, il
fallait passer d’une société semi–féodale à une société capitaliste). Il fallait répéter dans un autre
espace l’histoire industrielle européenne et rattraper le temps perdu.
La tendance marxiste de la dépendance émane d’une gauche différente, qui ne pense pas comme les
partis communistes locaux. Ainsi que nous le remarquions plus haut, les cinq intellectuel-le-s
soutenaient en fait le modèle proposé par la CEPAL. Ils et elle voyaient l’« Amérique latine »
comme un ensemble de sociétés sous-développées auxquelles manquait une révolution bourgeoise.
Un auteur comme Marini développerait des concepts particulièrement pertinents dans ce qui
constitue finalement une nouvelle Critique de l’Économie Politique versus Amérique latine. Il
inventerait par exemple les concepts de surimpérialisme et surexploitation, que l’on pourrait
articuler à ceux de colonialisme interne et de colonialisme intellectuel.
L’une des différences les plus importantes entre les penseurs et penseuses structuralistes de la
dépendance et la TMD tient à la question du sous-développement de la périphérie et de son lien
avec le centre. Seul-e-s les second-e-s font une lecture historique des conditions différentielles dans
lesquelles la périphérie est intégrée dans un système global.
Un penseur qui a eu une influence importante dans ce courant, mais qui n’est pas latino-américain,
est l’Allemand André Gunder Frank. Il serait peut- être excessif de lui accorder, comme le font
plusieurs spécialistes anglo-saxon-ne-s, un rôle déterminant dans la théorie, mais on ne saurait nier
qu’il a popularisé une idée fondatrice, celle d’un « développement du sous-développement ». Il a
également, dès 1967, dénoncé une façon de penser erronée. Il s’est attaqué précisément à
l’ethnocentrisme qui faisait de l’«Amérique latine » un continent dans une phase antérieure du
développement. Il montra que cela tenait à l’application mécanique d’un modèle européen à des
pays dont l’histoire relevait de tout autres paramètres. Dans l’historique qu’il fait de la dépendance
Amérique latine/ Occident, on trouve déjà des idées essentielles à la perspective décoloniale :
Références
Caputo, Orlando. 2000. « La crisis actual de la economia chilena en los marcos de la globalizacion
de la économía mundial ». Dans El ajuste estructural en América latina. Costos sociales y
alternativas. Sous la direction de Emir Sader et Irma Manrique Campos, 99-136. Buenos Aires :
Clacso.
Martins, Carlos Eduardo. 2013. « El pensamiento de Ruy Mauro Marini y su actualidad para las
ciencias sociales ». Argumentos 26 (72) : 31-54.
http://www.scielo.org.mx/pdf/argu/v26n72/v26n72a3.pdf
Peixoto, Antonio Carlos. 1977. « La théorie de la dépendance : bilan critique ». Revue française de
science politique 27 (4-5) : 601-629.
https://doi.org/10.3406/rfsp.1977.393739
Restrepo, Eduardo, et Axel Rojas. 2010. La Inflexión decolonial. Popayán : Instituto Pensar.
Slipak, Ariel M.. 2016. « Ruy Mauro Marini, un imprescindible para el debate latinoamericano ».
Cuestiones de Sociología (14).
https://www.cuestionessociologia.fahce.unlp.edu.ar/article/view/CSn14a07
Le détachement, desprendimiento, est une notion que Walter Mignolo (2012) a particulièrement
développée et qui vient à l’origine de Samir Amin. Elle apparaît également dans les premiers écrits
de Quijano sur la colonialité. Pour Walter Mignolo, le détachement s’est produit plusieurs fois dans
l’histoire, par exemple au XVII siècle, avec Guamán Poma de Ayala et sa Nueva Corónica y buen
gobierno. Ce dernier, contrairement à Las Casas, parce qu’il portait en lui la culture européenne et
la culture andine, avait pu critiquer le système de l’intérieur. Car, toujours pour Walter Mignolo,
ce qu’il faut changer « ce n’est pas seulement le contenu mais les termes de la conversation ». C’est
à dire, les fondements sur lesquels reposent la connaissance et l’entendement. Cela constitue un acte
de décolonialité épistémique. Et passe par un abandon de la problématique de l’émancipation
au profit de celle de libération :
La problématique de l’émancipation ne convient pas aux projets émancipatoires car ils ne sont pas en rupture
avec la tradition linéaire de l’histoire et de la pensée occidentale. (Mignolo, 2014 : 48)
Une stratégie de détachement passe donc par la « déconstruction des concepts et des champs
conceptuels qui totalisent le réel en une seule réalité » (Idem.). Le détachement va aussi à
contresens de l’assimilation car assimiler suppose que l’on n’appartient pas à ce que l’on assimile. Il
s’attaque à la théopolitique et à l’egopolitique et repose sur la géopolitique et la corpopolitique,
deux épistémologies de la frontière et de l’extériorité.
Pour le sémioticien, la philosophie de la libération de Dussel constitue un manifeste de détachement
épistémique, à deux titres : parce qu’elle vise la libération des opprimé-e-s, des assujetti-e-s et parce
qu’elle est libération de la philosophie occidentale, grâce à la pensée décoloniale. Il fait de la
coupure décoloniale quelque chose qui se produit dans l’ordre spatial de la géopolitique, ce qui la
différencie de la rupture épistémique de Foucault ou du changement de paradigme de Thomas
Kuhn.
Références
Que savez-vous de l’idée de développement? C’est vrai, qu’en savons- nous? Nous utilisons le terme
développement, sous toutes ses formes, en permanence. Nous parlons de pays développés, sous-développés ou
en développement, de stratégies de développement, d’objectifs de développement, de développement durable…
Du développement en tant qu’objectif, en tant que but à poursuivre, et selon des voies assez bien établies. Mais
d’où vient cet objectif? De qui vient-il? Et quand est-il devenu efficient? En quoi consiste-t-il? Est-il aussi
souhaitable qu’il le semble? (Gudynas, 2016)
En 1996, dans le Dictionnaire du développement édité par Wolfang Sachs, Gustavo Esteva avait
déjà proposé des réponses en établissant une généalogie de ce terme. Il expliquait que le
développement était à l’origine une notion biologique, qui se référait d’abord au processus
génétique par le biais duquel les organismes réalisaient leur potentiel génétique. Vers le milieu du
XVIII siècle, cette conception aurait évolué, le développement apparaissant alors comme
l’évolution vers une forme plus parfaite. Dans les milieux scientifiques, évolution et développement
deviendraient à partir de ce moment-là des termes interchangeables. C’est seulement dans le dernier
quart du XVIII siècle que le développement deviendrait un concept opératoire pour l’histoire
sociale. L’interprétation de l’histoire universelle de Herder établirait des corrélations globales entre
les âges de la vie et l’histoire sociale. À la même époque, un savant comme Bonnet essaierait de
combiner la théorie de la nature et la philosophie, faisant du développement historique la
continuation du développement naturel, les deux phénomènes constituant des variantes du
développement homogène d’un cosmos créé par Dieu. Au XIX siècle, Dieu commencerait à
disparaître de la conception populaire de l’univers et on passerait du « développement » au fait de «
se développer ». Le développement, émancipé du dessein divin, deviendrait la catégorie centrale
d’une œuvre comme celle de Marx. Le fondateur du matérialisme historique le présenterait comme
un processus historique se développant avec la force d’une loi naturelle.
À côté de cette approche de l’écrivain mexicain, nous avons celle de l’anthropologue Arturo
Escobar. Dans les mêmes années, il se pencherait aussi sur la notion, l’attaquant non plus sous
l’angle sémantico-historique mais sous celui de son utilisation dans les discours et pratiques du
monde de l’après Seconde Guerre mondiale. Encountering Development est un ouvrage
Ce discours et ces pratiques du développement passèrent par plusieurs phases. Elles s’appuyèrent
sur des dispositifs puissants qui alliaient des organismes internationaux comme l’ONU, des banques
nationales ou internationales comme la Banque Mondiale, et des ensembles complexes d’expert-e-s
travaillant pour des laboratoires, universités, fondations nationales et internationales, en liaison avec
les gouvernements et leurs relais locaux et nationaux.
Dans les années 1960, le développement « social » fut considéré comme une condition préalable à
la croissance économique mais à la fin de la décennie, les déficiences des politiques et processus en
cours devinrent plus perceptibles et il s’avéra impossible d’ignorer que la croissance rapide était
toujours accompagnée d’inégalités croissantes.
Il fut question alors d’aller au-delà de simples mesures brutales destinées à promouvoir la
croissance économique et d’envisager d’autres indicateurs que le PNB. Mais son « détrônement »
comme on l’appela alors ne se fit pas. En effet, parvenir à un consensus international ou
académique sur une autre définition fut impossible. On formula alors un nouveau paradigme,
celui de l’intégration : il fallait intégrer les ressources physiques, les processus techniques, les
aspects économiques et le changement social. La stratégie pour le développement international,
adoptée en 1970, était une stratégie globale qui concernait tous les domaines de la vie économique
et sociale.
Post-développement?
Dès les années 1960, il y a eu des critiques du discours du développement, son caractère
ethnocentriste fut dénoncé et les catégories sur lesquelles il reposait furent remises en question. La
théorie de la dépendance était la première critique de cette vision, ancrée dans un socle
épistémologique particulier, cet évolutionnisme à la racine des sciences sociales que Foucault
déconstruisit dans ses derniers séminaires.
Le post-développementisme est cette tendance qui, à partir des années 1980, avec des auteurs et
autrices comme Arturo Escobar, Gustavo Esteva, Majid Rahnema, Wolfgang Sachs, James
Références
Escobar, Arturo. 2007. La invención del Tercer Mundo. Construcción y deconstrucción del
desarrollo. Caraca : El perro y la rana.
Esteva, Gustavo. 2009 – 2016. Portail d’articles de l’auteur en français sur le site web La voie du
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Gudynas, Eduardo. 2016. Site web personnel de Eduardo Gudynas. Consulté le 7 décembre 2019.
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Perú : PRATEC.
https://www.uv.mx/mie/files/2012/10/SESION-6-Sachs-Diccionario-Del-Desarrollo.pd
Les concepts appartiennent à Walter Mignolo (2015) : « Les différences spatio-temporelles doivent
être considérées simultanément en tant que différence impériale et en tant que différence coloniale
». La différence coloniale, c’est la façon qu’a d’exister la colonialité du pouvoir, de l’être et du
savoir. Cette notion permet d’explorer les hiérarchies épistémiques mises en place avec le système-
monde moderne/colonial.
Elle ramène au premier plan ce qui est occulté dans les discours de la modernité ou de la civilisation
occidentale, entre autres, la dévalorisation des connaissances non occidentales et l’imposition de
cadres « universels » pour la pensée. Pour cela, il a fallu construire et imposer un schéma espace-
temps nouveau, séparant le monde entre aires modernes et aires archaïques.
Mais la différence coloniale est aussi ce qui rend possible la résistance, laquelle s’enracinera
précisément dans cette différence et permettra le détachement. J’ajouterai que la différence
coloniale aura des effets boomerang dans les espaces métropolitains, comme l’avait d’ailleurs
remarqué Michel Foucault dans ses derniers séminaires et comme le prouvent les travaux récents de
Gérard Noiriel sur le peuple français. L’invention du colonialisme interne dans les pays européens
passera aussi par la diffusion d’un imaginaire des classes laborieuses qui s’inspire de celui du
barbare américain du XVI siècle ou du peuple métis du XIX siècle. Nous assistons donc à des
greffes, des branchements et des articulations imprévus de cette différence, qui peut se
manifester aussi dans les anciennes métropoles.
Quant à la différence impériale, selon Mignolo, elle tient à la façon qu’eurent les agents de la
Couronne espagnole et de l’Église de définir leurs rapports avec l’Islam ou les Ottoman-e-s et de
s’en distinguer. Concept solidaire du premier : les peuples américains, à partir du XVI siècle, furent
classés en bas de l’échelle humaine, mais on leur accordait quand même une certaine innocence.
C’est ce qui les différenciait des peuples habitant la différence impériale, les Turcs et Turques et les
Arabes en particulier (en|fait, les rivaux des pays européens) qui vivent dans l’erreur. Les premiers
étaient récupérables, les seconds, des ennemis. Les peuples musulmans ne pouvaient pas être tenus
pour inférieurs, comme les Indien-ne-s, et la seule façon de les disqualifier passait par le
dénigrement de leur religion, son infériorisation. L’Espagne qui ne colonisa jamais les peuples
musulmans, ne les reconnut jamais comme des égaux, bien qu’ils fussent eux aussi des
monothéistes. Mignolo identifie également une différence impériale externe qui a trait
La barbarie « contraire » n’était pas l’Islam ni les juifs, mais le protestantisme qui traquait le christianisme
catholique. L’Islam, dans le système de Las Casas, constitue la différence impériale externe puisqu’il
reconnaissait qu’au niveau organisationnel l’Islam n’était pas inférieur au christianisme. Il l’était cependant, au
niveau religieux. Le protestantisme, par contre, allait être à l’origine de la différence impériale interne, qui
donnerait naissance (…), en partie à cause de Las Casas, à la légende noire dont Elizabeth d’Angleterre se
servirait contre les Castillans. (Mignolo, 2015)
Références
Tangorra, Manuel. 2017. « Différence culturelle et frontière, une approche à partir de la pensée
décoloniale : Le cas Rodolfo Kusch ». Eikasia (77).
http://revistadefilosofia.com/77-15.pdf
Las Casas, Bartolomé. 1552. Apologética Historia Sumaria. El Libro Total – La Biblioteca digital
de América.
https://www.ellibrototal.com/ltotal/?t=1&d=4072
Enrique Dussel est un philosophe d’origine argentine, naturalisé mexicain. C’est un des intellectuel-
le-s d’« Amérique latine » les plus reconnu-e-s et il a joué un rôle essentiel dans la pensée critique
de ce continent. En France, il commence à peine à être connu malgré une œuvre considérable, ce en
quoi, une fois de plus, nous reconnaissons les effets de la colonialité du savoir. Ce philosophe, qui
est aussi un théologien, a produit, conjointement avec des penseuses et penseurs comme Scannone,
la philosophie de la libération, laquelle doit autant à sa démarche chrétienne qu’à son
investigation des spécificités de la philosophie latino-américaine.
À l’origine du projet Modernité/Colonialité, dans les années 1990, avec des intellectuel-le-s tels que
Aníbal Quijano et Walter Mignolo, Dussel a remis en question l’idée de la « Découverte » comme «
Rencontre », lancée par l’intellectuel mexicain León Portilla à l’époque du cinquième centenaire du
débarquement de Colomb. Sa propre conception fait apparaître la Conquête comme un processus
d’occultation. 1492. L’occultation de l’Amérique est un livre qui a fait date dans l’histoire
intellectuelle du continent parce que l’auteur y expose, pour la première fois, son idée d’un ethos
moderne occidental fondé sur la conquête et l’anéantissement de l’Autre à des fins personnelles et
parce qu’il montre que ce processus est un moment d’un autre, plus vaste : le discours que la
modernité crée sur elle-même.
Son attention aux fondements épistémiques qui se mettent en place avec la colonisation s’inscrit
dans une réflexion critique sur l’eurocentrisme et sur la dépendance de « l’Amérique latine » vis-à-
vis de l’Occident. Parti d’un engagement radical auprès des pauvres qui passait par la volonté d’une
révolution sociale, marchant sur les traces des philosophes Sebastián Salazar Bondy et Leopoldo
Zea, qui cherchaient à établir les fondements d’une philosophie latino-américaine, il a fini par
abandonner ce projet trop lié à une modernité qu’il remettrait plus tard en question de façon
radicale.
Références
Pour l’œuvre monumentale qui est la sienne, nous renvoyons les lectrices et lecteurs au site
personnel d’Enrique Dussel. Extrêmement riche, exceptionnel, il propose des textes dans diverses
langues.
https://enriquedussel.com/
Dussel, Enrique. 1992. 1492. L’occultation de l’autre. Paris : Les Éditions Ouvrières.
León Portilla, Miguel. 1950. Visión de los vencidos : relaciones indígenas de la Conquista.
Mexico : Universidad Autonoma de México.
Mouffe, Chantal. 1994. Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle. Paris : La
Découverte/MAUSS.
Ricoeur, Paul. 1999. Lectures 1. Autour du politique. Paris : Seuil.
Salazar Bondy, Sebastián. 2017. 6 artículos sobre Lima . Vallejo & Co.
Consulté le 11 novembre 2019.
http://www.vallejoandcompany.com/6-articulos-sobre-lima-de-sebastian-salazar-bondy/
Scannone, Juan Carlos. 2017. « Irrupción del pobre, quehacer filosófico y lógica de la gratuidad ».
Pensamiento : Revista de investigación e Información filosófica 73 (278) : 1115-1150.
https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=6273391
Tarragoni, Federico. 2017. « Le peuple selon Ernesto Laclau ». La Vie des idées. Consulté le 11
novembre 2019.
http://www.laviedesidees.fr/Le-peuple-selon-Ernesto-Laclau.html
La disparition est une des formes de la colonialité de l’être. Le terme même nous renvoie aux
ambiguïtés de la modernité. Disparaître, c’est cesser d’être visible, mais c’est aussi un euphémisme
pour désigner la mort.
À partir de la « découverte » de l’Amérique, nous voyons « disparaître » les populations caraïbes
des Antilles, puis des civilisations comme celles des Aztèques et des Incas. Plus tard, disparaîtront
les Noir-e-s esclavagisé-e-s lors des traversées. La liste est longue et n’a pas fini de s’allonger. Les
êtres humains et leurs civilisations ne sont pas seuls concernés. On parle de la « disparition » des
bisons d’Amérique du Nord ou des dodos d’Australie. Or, dans tous les cas cités, il ne s’agissait pas
de disparitions mais de massacres ou d’ethnocides liés à la colonisation. La rhétorique moderne
aime à employer un terme qui inscrit ces morts dans une vaste histoire, géologique ou biologique.
Elle naturalise l’extrême violence qui fut nécessaire pour en arriver là.
Depuis cinq siècles, ceux et celles qui vivent en dessous de la ligne de l’être, c’est-à-dire d’abord
dans les colonies, puis dans les périphéries, sont des sujets « jetables ». Leur vie a peu de valeur; on
peut les faire disparaître, dans tous les sens du terme. La disparition ne doit pas être vue comme un
excès, une bavure des pouvoirs, typique de pays qui n’auraient pas encore su/pu accéder à la
démocratie. Elle s’inscrit dans la longue durée d’histoires nationales qui n’ont pas rompu avec le
colonialisme. Au centre, une fois de plus, nous retrouvons le racisme, car il y a un lien entre la
perception des autochtones comme sujets « archaïques », voués à la disparition, les génocides
(campagne du « désert » argentine au XIX siècle, génocide du caoutchouc à la fin du XIX siècle et
au début du XX siècle, guerres du Yucatán au XIX siècle) et les disparitions du XX et XXI siècles
(« disparus » des dictatures du cône Sud, cimetières « d’indigents » du Brésil actuel, fosses
communes de la Colombie ou du Mexique).
C’est une culture de pouvoir continentale dans la continuité de la violence fondatrice de la
Conquête. Elle vise d’abord les populations racisées mais peut aussi toucher les Blancs et les
Blanches. Elle n’est pas le seul fait d’élites corrompues et incapables d’exercer le pouvoir dans le
cadre de la démocratie, comme aiment à le penser les Occidentaux et les Occidentales,
Jusqu’à quand?
Références
Bourguignon Rougier, Claude. 2013. « Biopolítica y gran relato nacional. Presencia espectral del
mundo indígena en tres novelas de la selva ». Kipus : revista andina de letras (32) : 31-83.
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https://www.academia.edu/28920376/%20Sociedades_de_la_desaparici%C3%B3nhttps://
reseaudecolonial.org/2017/10/01/la-temporalite-comme-%20politique-nation-formes-politiques-et-
perspectives-decoloniales/
Segato, Rita. 2006. La escritura en el cuerpo de las mujeres asesinadas en Ciudad Juárez
Territorio, soberanía y crímenes de segundo estado. Buenos Aires : Tinta limón.
Dans un livre fondateur, 1492. L’Occultation de l’autre, Enrique Dussel(1992 : 39-48) consacre un
chapitre au passage de la Conquête à la colonisation du monde de la vie. Il y établit une
phénoménologie de l’ego conquiro. Après une première phase de découverte des territoires, a eu
lieu celle du contrôle des personnes, généralement nommée « pacification ». L’agent de ce contrôle,
le soldat, le Conquistador selon Dussel, a été le premier homme moderne actif, celui qui « impose
son humanité violente à d’autres personnes ». La subjectivité du Conquistador s’est construite dans
une praxis de négation de l’Autre, nié dans son altérité et intégré comme objet, force de
travail, à l’empire espagnol. L’archétype de cet homme-là, c’est Hernán Cortés, le premier avant le
roi. L’individualisme moderne qu’il incarne, rencontre un Nous autochtone, intégré au sacré. Il le
défait plus par la sidération due au sacrilège que par la force.
L‘ego conquiro, selon Dussel, annonce l’ego cogito. Pour que puisse se développer le sujet
européen abstrait qui identifie être et pensée abstraite, il a fallu que se produise préalablement un
processus inverse de soumission et de colonisation d’une partie du monde : le continent américain.
Le déploiement d’une culture d’expansion violente était nécessaire à la formation du monde
moderne et les valeurs liées à l’ego cogito avaient besoin, pour exister, d’être contredites dans les
faits sur une partie du globe : liberté et « civilisation » pour les uns rimeraient avec esclavage et
violence pour les autres.
Cet ego conquiro reposerait sur quatre bases : la « rencontre » avec le Nouveau monde, le face à
face autochtone/envahisseur, la soumission, et l’imposition de la civilisation (Montano, 2018).
À propos du premier moment, la « rencontre », Dussel parle de l’invention d’un « être asiatique »,
de l’Indien. Ce que les « découvreurs » ont inventé, c’est une « ontologie de l’Asiatique », c’est-à-
dire qu’ils ont identifié le territoire découvert à une autre forme d’expression de l’Asiatique
(Dussel, 1990). Le second moment consiste en un face à face entre l’intrus et l’autochtone. C’est en
quelque sorte l’inverse de ce que nous disait Levinas sur le visage : un moment unilatéral où l’intrus
fixe ce que doit faire l’autre et lui annonce ce qui lui arrivera s’il ne se conforme pas à ses
prescriptions. C’est le discours du requerimiento qui enjoint l’Indien à se soumettre et lui promet
que s’il résiste, il sera exterminé. Le troisième moment, c’est celui de la violence et de la victoire
pour l’intrus. L’explorateur devient l’ego conquiro. Avec le quatrième moment commence
l’imposition de la civilisation. En utilisant la violence comme ressource, l’ego va conquérir et
Références
6 On trouve encore le terme rationnel pour designer le Blanc dans un célèbre roman colombien du premeir XX siècle
Martínez Andrade, Luis. 2018. « L’ego Conquiro comme fondement de la subjectivité moderne ».
La Revue Nouvelle (1).
https://www.academia.edu/36017494/
Lego_conquiro_comme_fondement_de_la_subjectivité_moderne
McPherson, Crawford Brough. 2005. La teoría política del individualismo posesivo. De Hobbes a
Locke. Madrid : Éditions Trotta.
Montano, Rudy. 2018. « El ego conquiro como inicio de la modernidad ». Teoría y praxis 16 (32).
https://www.camjol.info/index.php/TyP/issue/view/902
L’ego-politique, selon Walter Mignolo, est un des deux grands modes de contrôle de la
connaissance par les sujets européens, l’autre étant la théopolitique. Ces deux manifestations de la
connaissance absolue touchent toutes les dimensions de la subjectivité et trouvent leur origine dans
la Renaissance et dans les Lumières. La théopolitique se déploie dans le système qui s’était mis en
place avec la Conquête : il reposait sur des subjectivités chrétiennes et supposait la prééminence
d’un sujet absolu qui était Dieu. Ce système entra en crise à partir du XVI siècle et on verrait, avec
le mouvement de sécularisation et de désenchantement du monde, l’avènement d’un nouveau sujet
de la connaissance, l’Ego de Descartes, ce sujet abstrait sans lieu ni corps. Un nouveau type
d’individu, séparé des autres, responsable, « libre », était apparu. La théopolitique ne disparaîtrait
pas mais coexisterait avec l’ego-politique, dans le domaine de la morale. Ces deux politiques
constituent le cadre hégémonique de la modernité dans sa diversité interne; modernité, qui, à en
croire Mignolo, n’est pas plurielle mais plutôt un exemple de ce que l’on appela, au tournant du
siècle dernier, la pensée unique. Aujourd’hui, l’ego-politique a été mise en défaut par la conception
organisationnelle de la politique, inspirée du modèle entrepreneurial du travail en équipe qui
détrône l’individu. Aujourd’hui, c’est l’organo-politique qui l’emporte mais l’ego-politique et la
théopolitique n’ont pas disparu.
Références
De Souza, Fabiana. 2018. « Réactualiser l’archive, réécrire l’histoire. Des pratiques artistiques
décoloniales ». Revue Asylon(s) (15).
http://www.reseau-terra.eu/article1406.html
Dans ses 16 thèses, le philosophe Enrique Dussel revient sur la question de la différence entre
émancipation et libération, déjà abordée dans La filosofía de la liberación (1977). Il relaie les
propos de Antonio Negri et Mickael Hardt. Ces derniers remarquaient que l’émancipation est une
lutte pour la liberté de l’identité tandis que la libération vise la liberté d’autodétermination et de
l’auto-transformation. Dussel ajoute :
La praxis critique et créatrice qui est produite à ce moment-là est ce que nous avons appelé la libération, avec un
forte connotation politique lévinasienne. La perspective rejoint celle de la rédemption chez Franz Rosenzweig et
du messianisme chez W. Benjamin, mais s’inspire aussi des luttes de libération du Maghreb ou d’Amérique
centrale. Le fils réalise son émancipation vis-à-vis de son père quand il atteint l’âge adulte; l’esclave accomplit
sa libération du seigneur libre quand il atteint sa liberté. Aujourd’hui, le mot émancipation est utilisé pour effacer
ce qu’il y a de critique et de politique dans le mot libération. La philosophie de la libération n’est pas une
philosophie de l’émancipation. (Dussel, 2014 : 258)
Selon Mignolo, dans La filosofía de la libéración, Dussel fait un choix important : il remplace le
terme d’émancipation par celui de libération. Ce déplacement lui permet de se situer, dès lors, dans
la perspective des mouvements de libération africains, asiatiques ou latino-américains. Un tel
déplacement, cette migration vers la périphérie, a une valeur géopolitique; il constitue un moment
du tournant décolonial. Le sémioticien, précisant que « parler de libération nous renvoie à deux
types de projets différents qui sont toutefois reliés : la décolonisation politique ou économique et la
décolonisation épistémologique » (Mignolo, 2015), voit l’émancipation comme un phénomène qui
se produit dans un autre espace, celui des métropoles impériales, son envers. Il nous propose
un historique de la notion : au XVIII siècle, le concept d’émancipation « s’enracinait dans trois
expériences fondamentales : la révolution Glorieuse de 1688, l’indépendance des colonies de la
Nouvelle-Angleterre et de la Virginie en Amérique par rapport à l’Empire britannique en 1776 et la
révolution française en 1789 ». Et il ajoute : « L’émancipation fut le concept utilisé pour penser la
libération d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie » (Mignolo, 2015).
Une libération pensée de l’intérieur de la modernité dans ce qui s’affirmerait comme Europe et
centre du monde. Le concept appartiendrait aux discours des Lumières et à leur rhétorique de
l’égalité. Son universalité semble aller de soi. Pourtant, selon qu’il se déclinait dans l’Ancien
Références
Dussel, Enrique. 2009. « De la philosophie de la libération ». Cahiers des Amériques latines (62) :
37-46.
Noiriel, Gérard. 2018. Une histoire populaire de la France : De la guerre de Cent Ans à nos jours.
Paris : Éditions Agone.
Wannich, Sophie. 2003. La liberté ou la mort. Essai sur la terreur et le patriotisme. Paris : La
Fabrique.
Wannich, Sophie. 2008. La Longue Patience du peuple : 1792, naissance de la République. Paris :
Payot.
SEBASTIEN LEFÉVRE
La langue n’est pas un espace neutre, elle est le résultat d’une construction sociohistorique et
culturelle. Il est coutume de dire qu’une langue est une culture. La manière d’exprimer les couleurs,
les joies et les peines, de nommer des plats, des rituels etc. fait référence à des pratiques
culturelles précises. La langue est aussi le fruit de dominations. L’espace où sont inscrites les
dominations. Cette dernière idée n’est pas nouvelle. Marina Yagüello, par exemple, dans son livre
Les mots et les femmes, soulignait déjà la domination du genre masculin. Par ailleurs, toutes les
langues ne fonctionnent pas de la même manière et ne permettent pas de neutraliser ces processus
de dominations.
Nous observons cette différence entre l’espagnol et le français en ce qui concerne les notions
d’esclave et d’esclavagisé-e. En espagnol, nous avons la possibilité de former à partir du suffixe
verbal -ado, le terme esclavizado, c’est-à-dire qui a été mis en esclavage (processus terminé). La
différence entre esclavo (esclave) et esclavizado n’est pas qu’une simple nuance, elle implique
toute une réflexion épistémologique concernant la vision que l’historiographie et les sciences
humaines occidentales ont développé quant aux populations africaines mises en esclavage et
déportées aux « Amériques».
Quand on dit de quelqu’un qu’il est esclave, c’est une définition totale de l’être ou plutôt une
réduction de l’être à la qualité d’esclave. C’est comme si cette personne avait toujours été esclave. Il
y a donc une négation de ce que la personne était avant cette condition d’esclave. Autrement dit, le
fait de dire de cette personne qu’elle est esclave efface ce que la personne était avant. Plus
précisément, ce qui pose problème avec le terme esclave est qu’il ne permet pas de différencier un
avant d’un après de la condition d’esclave. Quand on dit « les esclaves africain-e-s », cela occulte le
processus de mise en esclavage, processus d’ailleurs qui sous-entend beaucoup d’étapes bien plus
complexes, notamment la résistance des populations à leur mise en esclavage, leur capture, leur
transport, leur rébellion, leur collaboration etc.
En français, nous devons passer par un néologisme verbal pour rendre compte du processus :
esclavagisé. De la même façon la réflexion doit être appliquée au terme d’esclavage (esclavitud en
espagnol) qui escamote ce processus actif et nous devrions préférer esclavagisation (esclavización
en espagnol). Cette réflexion tente de montrer la réduction qui est faite des sujets africain-e-s
Arturo Escobar est un anthropologue colombien qui a enseigné jusqu’en 2019 à l’Université de
Chapell Hill, en Caroline du Nord. Cet intellectuel7, natif de Cali, qui a une formation en sciences «
dures » , assez rare dans le milieu décolonial, et a travaillé longtemps sur la question de
l’alimentation et de la faim dans le monde, est surtout connu en Europe pour sa critique du
développement, ou plutôt du « développementisme ». Il a participé aux rencontres du projet
Modernité/Colonialité des années 1990 et des années 2000, et poursuit aujourd’hui une démarche
originale qui s’appuie toujours sur l’idée de colonialité, sur la critique de la modernité et du
capitalisme.
Dans des ouvrages comme El final del salvaje, Territorios de diferencia, il a posé une réflexion sur
le développement. À la différence des théoriciens et théoriciennes de la dépendance, il ne s’est pas
seulement intéressé à l’échec inévitable du projet de développement; ses succès mêmes lui semblent
problématiques, dans la mesure où ils constituent l’imposition durable d’un modèle de pensée aux
pays pauvres. Il réfléchit donc à l’articulation du dispositif de savoir/pouvoir, ou, pour employer la
terminologie décoloniale, à la relation colonialité du pouvoir/colonialité du savoir manifeste dans
l’idéologie et la pratique du développement. Et il applique, pour cette visée, la méthode de la
généalogie8, abordant le développement comme un discours.
Pour lui, celui que tint Harry Truman en 1949 inaugurait une construction discursive des pays
pauvres comme tiers-monde et passait par la mise en place d’un appareil qui, de fait, permettait
d’imposer l’hégémonie américaine dans ces régions du monde. Cette idée, qu’il développera dans
de nombreux ouvrages, s’appuie sur l’expérience particulière de la Colombie et en particulier de la
côte pacifique.
Il était logique que sa critique du développement amène Escobar à aborder la question du
déplacement. Sa critique, moins connue que celle du développement, est particulièrement
intéressante car menée dans le cadre d’une réflexion radicale.
Observant que l’écart entre les effets négatifs du déplacement et les moyens censés les contrecarrer
ne cesse d’augmenter, il insiste sur la nécessité pour les populations concernées de pouvoir rester
sur leur territoire et l’indispensable appui des instances internationales à cette nécessité. Dans le
Pacifique colombien, les populations afrodescendantes, pour la plupart, avaient obtenu des droits
sur les territoires reconnus par la Constitution de 1991. Mais, depuis la fin du siècle dernier, ces
peuples ont été menacés par les paramilitaires, les narcotrafiquant-e-s et les guérilleros qui
se sont introduit-e-s sur ces territoires. Les populations noires se sont donc heurtées à une violence
brutale qui se traduit toujours par la suppression de leurs différences ethniques et culturelles, de
leurs droits à la différence qui, pourtant, avaient été reconnus. Cette violence est indissociable des
grands projets de développement ou d’agriculture qui se font aux dépens de la forêt et des
exploitations agricoles locales. Signe du pouvoir limité des solutions légales, les déplacements de
populations se sont accrus quand les territoires collectifs ont commencé à être délimités et à faire
l’objet de titres. Pour l’auteur, ces déplacements dans la région ont lieu dans le contexte d’une
riposte aux avancées culturelles et territoriales des communautés ethniques à l’échelle de
l’ensemble du continent, depuis le mouvement zapatiste jusqu’à la résistance des Mapuches. On
pourrait élargir encore le point de vue et établir un lien entre déplacement, guerre et racisme, depuis
l’Afrique jusqu’aux Balkans et au Pacifique. (Escobar, 2010 : 87)
Sa critique du déplacement l’a amené à s’intéresser aux alternatives imaginées par les populations
qui n’ont pas accepté de rentrer dans ce cadre et ont réalisé une critique en acte du développement,
à partir de solutions locales. Avec Territoires de différence, la question écologique prend place dans
le cadre d’une réflexion située, car le territoire relie entre elles la problématique environnementale,
la question des droits des populations racisées et celle de l’extractivisme dans lequel s’incarnent
l’idéologie et la pratique du développement. Arturo Escobar arrive à penser la question écologique
dans une approche qui échappe à l’atomisation et à la séparation caractéristiques des sciences
sociales modernes. L’écologie, ce concept symptomatique du dualisme nature/culture ou sujet/objet
propre à la modernité y prend d’autres contours et se combine à d’autres perspectives.
Références
Bourguignon Rougier, Claude. 2018. « Décoloniser les savoirs ». Revue d’études décoloniales.
http://reseaudecolonial.org/2018/10/16/decoloniser-les-savoirs-2/
Escobar, Arturo. 2010. Territorios de diferencia. Lugar, movimientos, vida, redes. Popayán :
Editorial Envión.
Escobar, Arturo. 2012. « Más allá del desarrollo : postdesarrollo y transiciones hacia el pluriverso ».
Revista de Antropología Social 21.
http://dx.doi.org/10.5209/rev_RASO.2012.v21.40049
Escobar, Arturo. 2014. Sentipensar con la tierra. Nuevas lecturas sobre desarrollo, territorio y
diferencia. Medellín : Ediciones UNAULA.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/Colombia/escpos-unaula/ 20170802050253/pdf_460.pdf
Escobar, Arturo. 2016. « Les dessous de notre culture ». Revue d’études décoloniales (3).
http://reseaudecolonial.org/2016/09/02/les-dessous-de-notre-culture/
Escobar, Arturo. 2018. Designs for the Pluriverse. Radical Interdependence, Autonomy, and the
Making of Worlds. Durham et Londres : Duke University Press.
Le mot quechua qui désigne le séjour des entités sur la terre est cay ou kashay. L’anthropologue
Rodolfo Kusch et le philosophe Juan Carlos Scannone y voient un point de départ pour la
philosophie latino-américaine : En quechua, le verbe copulatif cay est l’équivalent des verbes
espagnols ser et estar, mais avec un sens qui tend fortement vers celui d’estar. (Kusch, 1999 : 89)
Mario Mejía Huamán traduit kay comme « l’être de ce qui est », le mettant en relation avec le terme
grec einai et celui en latin esse : Il ne serait pas incorrect d’affirmer que dans le monde andin ce qui
est, nécessairement est un « il y a », que l’être est quelque chose (kaqqa kanmi) et que le néant
n’existe pas (mana kaqqa manan kanchu). (Mejía Huamán, 2004 : 5)
Ainsi, Scannone part de l’articulation entre « être-ser » – héritage grec-, « advenir » – tradition
judéo-chrétienne – et « être-estar », propre à l’Amérique profonde, pour poser la formule : « être là
– en étant ainsi ». Le philosophe argentin poursuit :
Le concept d’être est intimement lié à celui de terre (qui n’est pas seulement une réalité en soi, mais aussi un lieu
où l’on est enraciné et une sphère animée par un symbolisme profond) et de symbole (symbole qui, parce qu’il
colle à la terre, ne passe jamais totalement dans le langage) ». (Scannone 1990)
Il convient également de noter que « La terre est ce sur quoi un peuple se tient. C’est la
Pachamama, la Terre Mère, l’origine abyssale, la sphère sacrée de l’habitat ». (Picotti, 1990 : 54).
De telle sorte que l’affirmation « être là – en étant ainsi » implique la facticité de la terre, tandis que
le fait d’habiter implique le caractère situé d’un lieu et celui, factuel, du temps : le particulier, le
contingent, l’historique, le matériel (Scannone, 2005 : 245).
Scannone, passant par Levinas, fait appel à une dimension éthique qui se distingue de la dimension
subjective-individualiste de la philosophie moderne, pour affirmer le caractère populaire de
l’écologie des savoirs propre au « nous sommes là », qui naît de la réflexion sur la terre (Kay
Pacha) et, plus largement, sur le monde comme totalité située. Scannone cite les caractéristiques
que Werner Marx attribue à « l’être », « compris avant tout comme identité, besoin (intelligible),
intelligibilité et éternité (ou présence) » (Scannone, 1990) pour les opposer aux « notes d’altérité
(ou de différence), de gratuité, de mystère et de nouveauté historique » (Scannone, 1990) propres à
l’« advenir » judéo-chrétien. Ainsi, pour Scannone, « l’être-estar » est surdéterminé, multi-
Références
Kusch, Rodolfo. 1978. Esbozo para una antropología latinoamericana. San Antonio de Padua :
Ediciones Castañeda.
Marx, Werner. 1961. Heidegger und die Tradition. Eine problemge – achichtliche Einfuhrung in die
Grundbestimmungen des Seins. Stuttgart : Kohlhammer.
Mejia Huaman, Mario. 2004. Hacia una filosofia andina. Doce ensayos sobreel componente andino
de nuestro pensamiento. Lima : première édition numérique.
https://www.academia.edu/7829173/Filosofia_Andina_Mario_Mejia_Huaman?auto=download
Picotti. 1990. El descubrimiento de América y la otredad de las culturas. Buenos Aires : Rundi
Nuskin Editor.
Proto Gutierrez, Fernando. 2013. « Diálogo con el pensamiento de M. Henry y Agustín de la Riega
». Revista Faia 2 (8).
http://editorialabiertafaia.com/pifilojs/index.php/FAIA/article/view/54
Scannone, Juan Carlos. 1990. Nuevo punto de partida de la filosofia latino- américana. Buenos
Aires : Editorial Guadalupe. : 46. 53. 52. 40. 49
Tangorra, Manuel. 2017. « Différence culturelle et frontière, une approche à partir de la pensée
décoloniale : Le cas Rodolfo Kusch ». Eikasia (77).
http://revistadefilosofia.com/77-15.pdf
Tasat, José Alejandro. 2013. « El pensamiento de Rodolfo Kusch, estar siendo en América Latina:
“un pensamiento que conlleva la esperanza de otro horizonte humano” ». Séminaire donné au
Centro de Estudos Sociais. Universidade de Coimbra. 5 février 2013.
https://ces.uc.pt/pt/agenda-noticias/agenda-de-eventos/2013/el-pensamiento-de-rodolfo-kusch-estar-
siendo
SEBASTIEN LEFÉVRE
E.sy Kennanga est un artiste musicien de la Martinique. Il fait partie de la jeune génération. Il est
presque difficile de le réduire à cette seule entité territoriale, car il revendique dans ses chansons
une identité beaucoup plus vaste qui englobe toute la Caraïbe, mais également l’Afrique, l’Océan
indien et la France « métropolitaine ». C’est le cas du titre We are (2013) où il met en avant cette «
diversalité », pour reprendre une notion chère à feu Édouard Glissant. En effet, il chante le verbe
être à la première personne du pluriel pour refléter ce collectif caribéen, c’est-à-dire « West Indies
», mais également « Vincent, lamentinois, martiniquais et puis antillais » et « Caribéen, français,
descendant d’Africain! ». Nous avons-là une représentation multiple de la Caraïbe. Par ailleurs,
cette diversalité passe aussi par un usage pluriel de la langue : « Je m’exprime en créole, en français
et aussi en anglais ». Mais de préciser que cela ne représente qu’un aperçu de ce que sont les
Antilles : « Je ne suis qu’un échantillon, car en effet / Chez nous, les couleurs se mêlent! / Plus de
nuances que dans un arc-en- ciel ». Cette idée de mélange est reprise dans la mise en scène du
vidéoclip, car toute une série de visages apparaissent qui vont du « blanc » au « noir ». Loin de
constituer un frein, cette diversalité constitue une richesse : « Un héritage commun plutôt complexe
» / « Mais qui aujourd’hui fait notre richesse ». Et d’ajouter :
Car en vérité différentes cultures sont sorties du même endroit /
je ne cesserai de le répéter / nous devons lutter ensemble /
se battre pour l’unité / plus de fraternité /
l’histoire veut que nous soyons divisés / décrédibilisés /
nous devons être sûrs de dire ce que nous visons /
car personne ne peut compter sur ceux qui nous ont oppressés /
nous ont blessés / nous ont traînés dans la boue ou malmenés dans le passé /
nous devons nous organiser pour que le message soit diffusé /
nous devons nous mobiliser / monter en haut comme une fusée.
Par conséquent, les textes d’E.sy Kennenga sont intéressants car ils révèlent toute la complexité des
peuples de la Caraïbe que l’Occident a voulu enfermer dans une identité. Cette dernière, de par ses
processus de mélanges culturels, est un espace qu’on ne peut réduire à une seule entité et exige de
penser une certaine unité dans la diversité ou, pour parler en terme décolonial, une pluriversalité.
Il y dénonce clairement la colonialité du savoir dont les sujets afrodiasporiques des Antilles
françaises souffrent. En effet, les programmes scolaires ne sont pas en harmonie avec les réalités
pluriverselles des Antilles où il est question d’appliquer les mêmes programmes qu’en métropole.
Cette colonialité passe également par l’usage du français à l’école ; il apparaît comme langue du
savoir, opposé ou en compétition avec le créole qui est parlé par les enfants : « Avec mes camarades
de classe / on parle créole à voix basse ». D’ailleurs, dans son texte, E.sy Kennenga inclut des
passages en créole, notamment pour refléter cette relation de domination et les enjeux symboliques
que représente la langue : « Paskè yo di nou kréyòl sé ba vyé nèg ki pa fè lékòl » [l’école c’est pas
pour les vieux Noirs qui n’ont pas été à l’école].
La violence épistémique se reflète en outre dans l’apprentissage de l’histoire des grands hommes
qui n’ont pas de connexion concrète avec l’histoire de la Martinique, mais surtout dans l’incapacité
potentielle du sujet afrodescendant-e d’atteindre les mêmes prouesses du fait de la couleur de
peau :
J’apprends l’histoire des grands hommes de ce pays lointain /
qu’il me sera plus difficile de suivre le même chemin /
C’est de l’ordre du ressenti, de l’impression, car la colonialité est présentée d’une façon tellement
naturelle qu’elle n’apparaît pas directement aux yeux des enfants.
Le réveil se fait, en général, lorsque les enfants, une fois adolescent-e-s ou adultes, quittent la
Martinique pour la métropole et se retrouvent immédiatement en situation d’étranger et d’étrangère
dans leur propre pays
:
Voilà deux mois que j’ai pris mon envol / vers cette métropole /
étudier sur les bancs de l’école / J’ai 20 ans et le seul bémol /
c’est cette drôle d’impression bien assez folle /
d’être une enfant illégitime de cette mère patrie.
Et pourtant, le sujet afrodescendant-e a appris toute l’histoire et la culture de ce pays mais il se sent
finalement rejeté par ce dernier car il subit le plus souvent un traitement discriminatoire qui le
ramène à une étrangeté : « à propos de laquelle je me rappelle avoir tant appris / Et en contre-
partie, semble faire fi d’une partie de l’histoire qui nous lie ». Cette dernière idée est intéressante
car le sujet ne rejette pas cette patrie mais indique qu’effectivement leurs histoires, qu’on le veuille
ou non, sont liées. Il s’en suit alors une série de questionnements pour tenter de comprendre cette
situation :
Références
Zurbano Torres, Roberto. 2015. « Racismo vs. Socialismo en Cuba : un conflicto fuera de lugar.
Apuntes sobre/contra el colonialismo interno ». Revista Meridional (4) : 11-40.
Site internet officiel d’E.sy Kennenga.
https://www.esykennenga.fr
« Truc de Fou – E.sy Kennenga ». Vidéo YouTube. Chaîne de E.sy Kennenga. 23 septembre 2012.
https://www.youtube.com/watch?v=m6DaDuGshpE
Cette notion renvoie à l’articulation des différents savoirs endogènes et à leur valorisation,
systématisation, transmission et partage dans des projets pédagogiques. L’ethno-éducation vise à
valoriser des savoirs afro souvent tus ou dévalorisés en les mettant au cœur de projets éducatifs
différents de ceux du système classique dominant. Généralement mise en place dans les secteurs
ruraux, elle s’appuie sur l’environnement direct et les savoirs pratiques accessibles des apprenant-e-
s. Pour certain-e-s autrices et auteurs comme Edisson Díaz Sánchez (2017 : 13), elle peut être
définie en termes généraux comme une « proposition alternative basée sur une méthode éducative
anti-hégémonique à partir de laquelle l’on fait cours en tenant en compte la réalité de la
communauté ». Dans la même logique, selon les commentaires oraux de Juan García recueillis par
Walsh (2004 : 342), il s’agit de « la construction d’un modèle éducatif qui permet de penser une
ré-encontre avec nous-mêmes, avec ce que nous sommes, et surtout avec ce que nous avons apporté
pour la construction de chaque nation dans laquelle nous nous trouvons (…), un effort des peuples
exclus pour rendre visible et appliquer un projet dans lequel les aspirations et les critères culturels
constituent le fondement ».
L’ethno-éducation appliquée aux communautés afro-descendantes en « Amérique Latine » surgit
dans le cadre des premières décennies de mouvements politiques et sociaux des années 1980. Pour
le cas de la Colombie, Yeison Arcadio Memeses Copete évoque l’effet combiné du mouvement de
l’éducation populaire et l’émergence d’un mouvement pédagogique à caractère ethnique qui posent
le débat autour des contenus de cours, d’apprentissage, d’évaluation et de la différence culturelle.
Avec l’essor de l’État multiculturel de Colombie, se crée un cadre dans lequel les communautés
afro-colombiennes peuvent avoir accès à une éducation liée à leur contexte culturel et être
reconnues pour leur apport à la communauté nationale. En Équateur, l’ethno-éducation prend la
forme de la « maison de dedans », soit un projet de renforcement.
Le caractère décolonial de l’ethno-éducation se situe dans sa déconstruction de la subalternité des
savoirs afro qui a une longue histoire, dans sa critique de la géopolitique du savoir (qui a localisé le
« bon savoir universel dans l’Occident » ou dans les segments européens des Amériques,
et la nature même du savoir), dans son articulation entre culture et pédagogie. Ainsi, Catherine
Walsh (2013 : 43) montre qu’« en établissant l’eurocentrisme comme perspective unique et
universelle de la connaissance (…) la colonialité a écarté la connaissance et la pensée des
Références
Voir à ce sujet:
« HELLEN SERNA: « LA AUTOESTIMA AFRO DEBE AUMENTARSE CON ETNO-
EDUCACIÓN ». ». Vidéo YouTube. Chaîne de Panorama Azultv. 27 septembre 2014.
https://www.youtube.com/watch?v=sb6S2e-ULOM
« La sabiduría afro hecha etnoeducación ». Vidéo YouTube. Chaîne du Conseil Norvégien pour les
Réfugiés. 27 novembre 2017.
https://www.youtube.com/watch?v=NVij05vyoN0
Cette réflexion est née à partir de différentes recherches que nous avons menées sur la diaspora
africaine en « Amérique latine ». En général, la plupart de ces recherches abordent la question afro
du seul point de vue occidental. Du moins, ce sont ces dernières qui ont pignon sur rue. Il
existe bien sûr des recherches effectuées par des sujets afrodiasporiques, mais elles ne bénéficient
pas souvent des canaux de diffusion dont jouit la recherche occidentale. On pourrait même parler
d’une certaine confiscation de la parole des Afrodescendant-e-s. En effet, pour exemple, lors du
congrès national d’anthropologie en Colombie, en 2005, sur cinq cents participant-e-s, il y avait
seulement deux Afrodescendant-e-s, un Afrocolombien et un Africain. En Colombie, pourtant, la
population afro représente, selon les recensements, à peu près 10% de la population totale et, dans
ces 10%, il y a des anthropologues et ethnologues afrocolombien-ne-s, mais ils et elles n’avaient
pas été invité-e-s. Cependant, il y avait des ateliers sur la nourriture et sur les pratiques esthétiques
afrocolombiennes menés par des descendant-e-s d’Occidentaux et d’Occidentales.
Par conséquent, lorsque l’on parle d’études afrodiasporiques, il faut, dans un premier temps,
s’interroger sur qui parle mais surtout depuis quelles positions épistémologiques l’on parle. Ensuite,
il est nécessaire de s’interroger sur les différentes instances convoquées. Et dans ces instances,
l’Afrique n’apparaît pas ou très peu. Un autre exemple révélateur est celui de la présentation d’une
série de dix disques qui compilaient des chants religieux afrocubains. Ils ont été présentés lors des
journées annuelles organisées par la Casa de África à la Havane en 2007. La compilation avait
été à la charge d’une cubaine, descendante d’Européen-ne-s, qui avait été présentée comme une
référence de la recherche afrocubaine. Lors de la présentation, il nous a été expliqué que tel chant
était dédié à telle divinité ou tel autre chant à telle autre divinité, etc. Or, à aucun moment donné on
ne nous a expliqué le contenu de ces chants, car personne ne les comprenait…
Comment est-ce possible? Les chants religieux afrocubains viennent en grande partie de la zone du
Nigéria et du Bénin. N’était-il pas possible de faire un travail de traduction avec des personnes qui
parlent fon ou yoruba? Il est évident qu’il aurait été possible de le faire; à Cuba, les ambassades
africaines sont présentes. Mais, c’est ce possible qui n’est pas envisagé et qui est révélateur d’une
vision occidentalocentrée, qui ne pense même pas à convoquer l’Afrique dans les lectures qu’on
peut faire des processus culturels afro des Caraïbes et de l’« Amérique latine ». Dans la pensée
(…) la prise en compte méthodologique et théorique de la transversalité des phénomènes, des pratiques sociales
et culturelles issus des sociétés afro-latino-américaines et d’autres, issus des contextes africains, européens parce
qu’ayant été forgés dans le creuset de la Traite, de l’Esclavage et de la Colonisation et de ces conséquences dans
la construction des sociétés contemporaines.
Et remarquions que
La posture transatlantique afrodiasporique n’est pas un dialogue duel afro-centré entre afro-Amérique et
Afrique(s) mais une prise en compte de la triangularité des rapports que la Traite-Esclavage et le colonialisme
ont de fait érigé. Il s’agirait également de faire dialoguer chercheurs et non chercheurs (c’est-à-dire musiciens,
plasticiens, danseurs, conteurs, qui font de la recherche mais d’une autre façon) des différentes rives pour faire
une lecture croisée des phénomènes.
(Mvengou Cruzmerino et Lefèvre, 2016 : 25)
Pour terminer, il faut préciser que cette posture n’apparaît que très peu dans le champ d’études
décoloniales qui, d’une certaine façon, reproduit une forme de colonialité du savoir.
Bastide, Roge. 1996. Les Amériques noires : les civilisations africaines dans le Nouveau Monde.
Paris : L’Harmattan.
Lefèvre, Sébastien, et Paul Mvengou Cruz Merino. 2016. « Propuestas para una « relectura »
trasatlántica afrodiaspórica de las Américas Negras a partir del caso mexicano ». Dans Nuestra
América Negra. Huellas, rutas y desplazamientos de la afrodescendencia. Sous la direction de Flor
Márquez, Inés Pérez-Wilke et Eduardo Cobos, 5-44. Caracas : Ediciones de la Universidad
Bolivariana de Venezuela.
Verger, Pierre. 1982. Orisha, les dieux Yorouba en Afrique et au Nouveau- Monde. Paris : Métailié.
La découverte d’une extériorité par rapport à l’être, d’une altérité antérieure au système, sera
centrale dans cette nouvelle étape de Dussel. Pour lui, l’éthique ne répond pas à des problématiques
épistémiques. Ces dernières, au contraire, prennent leur sens à partir de l’éthique. Mais l’Autre
de Levinas était trop abstrait, hors de la politique et même, hors de son corps. Dussel introduit la
notion de « basar », la chair, en hébreu. Il fait de cet autre un sujet charnel, terrestre et situé : le ou
Références
Maesschalck, Marc. 2016. « Penser à partir de la communauté des victimes. Enrique Dussel ou
l’intellectuel face à son pouvoir ». Problemata : Revista internacional de filosofia 7 (3) : 29-45.
https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5774091
Séjour, Délèce. 2009. « L’éthique théologique de la libération de Enrique Dussel : une réponse à la
morale dominatrice ». Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention
du grade de M.A. en théologie option « Éthique théologique ». Canada : Université de Montréal.
Références
Zubizarreta, Miguel. 2018. « La question extractiviste en Amérique latine ». Travail présenté dans le
cadre du cours Penser l’Amérique latine contemporaine. France : Institut d’études politiques de
Paris.
https://www.academia.edu/39098441/La_Question_Extractiviste_en_Amerique_Latine
SEBASTIEN LEFÉVRE
Il serait prétentieux de notre part de penser, dans le cadre de cet ouvrage, aborder la pensée de
Fanon dans son ensemble. Ses œuvres sont peu nombreuses mais très denses en termes de réflexion
et d’analyse. Par ailleurs, la littérature sur ses œuvres est tellement nombreuse qu’il est délicat de
s’y atteler… Toutefois, nous allons essayer de pointer quelques éléments qui nous semblent
intéressants en termes de propositions de lectures décoloniales, qui peuvent être formulées à partir
de ses écrits.
Tout d’abord, il faut préciser que, durant longtemps, Fanon a été repris et travaillé par le courant des
études postcoloniales aux États-Unis. Ce n’est que ces dernières années que le courant d’études
décoloniales a repris ses travaux, notamment Ramón Grosfoguel avec « la zone de non-être ».
Ensuite, la plupart des travaux se concentrent davantage sur son ouvrage Les damnés de la terre. Or,
il nous semble que l’ouvrage fondamental reste Peau noire, masques blancs car, dans ce livre,
Fanon pointe et analyse cette fameuse colonialité de l’être qui a pour toile de fond celle du pouvoir
et du savoir.
Limitons-nous à prendre des exemples tirés de l’introduction et de la conclusion de son ouvrage
pour présenter ses visées programmatiques, car il s’agit bien d’un programme d’action. En effet, il
précise d’entrée que son ouvrage s’inscrit dans un nouvel humanisme et qu’il prétend libérer l’être
humain de couleur de lui-même. On peut dire, pour schématiser, que les analyses de Fanon partent
du constat de colonialité pour tendre vers un programme décolonial.
En outre, Fanon souligne différentes formes de colonialité comme la « zone de non-être », mais
également la réduction de l’homme noir à un Noir et l’enfermement que cela suppose. Il observe
également qu’aussi bien le Noir que le Blanc sont enfermés dans un rapport pathologique où « celui
qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre. Inversement, le ou Noir qui veut
blanchir sa race est aussi malheureux que celui ou celle qui prêche la haine du Blanc. » (Fanon,
1952 ) Selon lui, le Noir a intégré son infériorité par une épidermisation de cette dernière. Cette
aliénation est aussi passée par une auto-anormalisation du Noir due, sans doute, au fait que le Blanc
est mystificateur et mystifié. Même si le Noir reste enfermé dans son passé d’esclavagisé, le Blanc
n’est pas en reste puisqu’il a connu, en tant qu’acteur du processus de déshumanisation, une
certaine forme d’inhumanité. Par ailleurs, dans ses analyses, Fanon différencie diverses formes
d’aliénation selon que les sujets sont des Antilles ou d’Afrique. En effet, pour le ou la Noir-e
Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre? Ma liberté ne
m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente
comme nous la dimension ouverte de toute conscience (Fanon, 1952)
Le constat qu’il formule est limpide et malheureusement encore d’actualité… Il y a, dans les
analyses de Fanon, deux points qu’il faudrait soumettre au débat. Le premier concerne celui de la
réparation. Il ne revendique aucune réparation par rapport aux conséquences des colonialités subies
par les sujets afrodescendant-e-s et africain-e-s. Ce point fait débat au sein même des mouvements
afrodescendants. Certain-e-s y sont favorables, d’autres non. Les questions que nous pouvons
formuler sont les suivantes : pourquoi les maîtres et maîtresses, à la suite des abolitions, ont-ils été
dédommagé-e-s? Pourquoi les terres, notamment pour le cas des Antilles, sont-elles encore aux
mains des descendant-e-s des ancien-ne-s maîtres et maîtresses? Pourquoi Haïti continue-t-il de
payer une dette qui date de son indépendance? Ne faut-il pas réparer pour pouvoir avancer
sereinement?
Toutes ces questions ne trouveront pas de réponse dans cet ouvrage, mais il va de soi que nous nous
situons dans une perspective de questionnements à partir de postulats critiques qui tentent de
prendre en compte les persistances coloniales des situations des Afrodescendant-e-s et des Africain-
e-s.
Que surtout l’on nous comprenne. Nous sommes convaincu qu’il y aurait un grand intérêt à entrer en contact
avec une littérature ou une architecture nègres du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous
serions très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel philosophe nègre et Platon. Mais nous ne
voyons absolument pas ce que ce fait pourrait changer dans la situation des petits gamins de huit ans qui
travaillent dans les champs de canne en Martinique ou en Guadeloupe. (Fanon, 1952).
Ce dernier point nous semble, en fait, symptomatique de son époque, car la situation des enfants
antillais-es (et africain-e-s également) a changé. En effet, depuis les années 1960, la plupart de ces
enfants ont subi la « la bibliothèque coloniale » (Mudimbe, 1988). Prenons la chanson d’E.sy
Kennenga où il mentionne le « blanchiment de l’histoire » et l’invisibilisation des histoires des
Afrodescendant-e-s où les enfants ne se retrouvent pas et se posent des questions légitimes quant à
leur passé. Nous pourrions prendre également l’exemple des universités africaines où l’on enseigne,
dans leur grande majorité, tout type de savoir sauf les savoirs endogènes.
N’est-il pas nécessaire, par conséquent, de passer d’abord par une récupération culturelle de sa
propre culture (ou leurs propres cultures pour les Africain-e-s), quitte à transiter par une période
essentialisante (Stuart Hall, 2007), pour pouvoir rentrer en relation avec l’Autre? Et ainsi éviter de
passer par une oblitération du passé qui conduirait inexorablement à une détérioration culturelle
psychologique néfaste ?
Références
Fanon, Frantz. 1952. Peau noire, masques blancs. Paris : Le Seuil :208-50.
Grosfoguel, Ramón. 2012. « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et
Boaventura de Sousa Santos ». Mouvements. LaDécouverte 4 (72) : 42-53.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012-4-page-42.htm
Hall, Stuart. 2007. Identités et cultures : Politiques des cultural studies. Paris : Amsterdam.
Aura Cumes fait une critique pertinente de l’idée de culture, critique qui n’a malheureusement pas
encore assez de résonance dans le mouvement :
Les peuples autochtones apparaissent comme les gardiens de la culture, mais jamais comme des sujets politiques.
Ensuite, il y a une « muséification » des indigènes qui nie notre statut de sujets
politiques. La gauche voit la domination comme de l’exploitation, et dans une large mesure, c’est le cas. Pour
nous, le colonialisme n’est pas un système d’exploitation, mais un mode de domination,
d’oppression, qui ne repose pas seulement sur l’économie. S’il n’avait été question que de cela, tant de gens ne
seraient pas morts pour défendre le christianisme. (ibid.)
Cette idée de muséification s’accompagne d’une vision qui tranche avec celle du courant décolonial
: pour elle, la colonisation n’est pas terminée.
La colonialité peut bien rendre compte de la réalité vécue par les peuples métis ou blancs, mais pas
de celle propre aux Indien-ne-s. Il est intéressant de noter cette approche recoupe celel d’historiens
d’anthropologues comme Rita Segato ou l’Argentin Mario Rufer qui parle ou de «conquistalidad »
du pouvoir en « Amérique Latine » ou de Rita Segato.
Existe également un féminisme communautaire qui correspond à la perspective de Julieta Paredes,
Bolivienne aymara. C’est une autre tendance importante au sein du féminisme décolonial. Paredes,
qui emploie le concept de patriarcat car il renvoie aussi bien au racisme qu’au capitalisme et à
l’hétérosexualité, soutient que le féminisme communautaire est une solution viable pour le monde
entier et elle entrevoit les alliances avec des femmes non féministes et des hommes. Son but est de
construire la Communauté des Communautés – un point de vue qui est cependant loin de faire
l’unanimité dans le monde indien. Pour Francesca Gargallo, Julieta Paredes a séquestré
le mouvement aymara, car elle est devenue une féministe étatique au service d’Evo Morales. Elle
empêcherait les femmes aymara qui n’ont pas la même opinion ni les mêmes projets qu’elle de
s’exprimer.
Ce qui frappe dans le mouvement féministe d’Abya Yala, c’est son extrême richesse et son
imbrication à des stades divers dans la question de l’autonomie et de la communalité. D’où une
puissance critique exceptionnelle.
Références
Cumes, Aura. 2017. « Tenemos que sacarnos las telaranas ». Glefas. (Traduction dans le numéro 6
de la Revue d’Etudes Décoloniales).
Curiel, Ochy. 2018. « Entretien avec Jules Falquet et Lissel Quiroz Perez ». Revue d’études
décoloniales (3).
http://reseaudecolonial.org/2018/10/16/interview-dochy-curiel/
Falquet, Jules. 1998. « Le débat du féminisme latino-américain et des Caraïbes à propos des ONGs
». Cahiers du GEDISST (21) : 131-147.
www.persee.fr/doc/genre_1165-3558_1998_num_21_1_1046
Falquet, Jules. 2011. « Les « féministes autonomes » latino-américaines et caribéennes : vingt ans
de critique de la coopération au développement ». Recherches féministes 24 (2) : 39-58.
https://www.erudit.org/fr/revues/rf/2011-v24-n2-rf5005937/1007751ar/
Falquet, Jules. 2017. « Les racines féministes et lesbiennes autonomes de la proposition décoloniale
d’Abya Yala (Première partie) ». Contretemps.
http://www.contretemps.eu/racines-feministes-lesbiennes-autonomes-dabya-yala/
Gargallo Celentani, Francesca. 2014. Feminismos desde Abya Yala. Ideas y proposiciones de las
mujeres de 607 pueblos en nuestra América. México : Editorial digital Corte y Confección.
https://francescagargallo.files.wordpress.com/2014/01/francesca-gargallo-feminismos-desde-abya-
yala-ene20141.pdf
Guzmán, Adriana, América Maceda, Julieta Paredes & PDTG. 2013. «AMÉRIQUE LATINE –
Féminisme communautaire : la nature n’est pas un sein intarissable ». DIAL.
http://www.alterinfos.org/spip.php?article6221
Martínez Andrade, Luis. 2019. « Une approche des féminismes du Sud global». Revue d’études
décoloniales (4). Version française de « Un acercamiento a los feminismos del Sur Global ». Dans
Feminismos a la contra. Entrevistas al Sur Global. Sous la direction de Luis Martínez Andrade, 29-
68. Santander : La vorágine.
http://reseaudecolonial.org/2019/11/13/une-approche-des-feminismes-du-sud-global/
https://www.academia.edu/40464954/Feminismos_a_la_contra._Entre-vistas_al_Sur_Global
https://www.academia.edu/40464954/Feminismos_a_la_contra._Entre-vistas_al_Sur_Global
https://reseaudecolonial.org/2019/11/04/en-amerique-latine-peut-on-parler-de-lexistance-dun-
feminisme-decolonial-anterieur-au-boom-du-courant-decolonial/
Olivera, Mercedes. 2013. « Mercedes Olivera y la construcción del feminismo indígena ». Entretien
avec Itandehui Reyes Diaz pour Cimacnoticias.
https://cimacnoticias.com.mx/noticia/mercedes-olivera-y-la-construccion-del-feminismo-indigena/
Le féminicide n’est pas une simple question de rapports hommes-femmes, nous dit Rita Segato
(2018b). Il est l’expression d’une stratégie de mort des États modernes. En « Amérique latine », il
s’enracine dans ce que Maria Lugones a été l’une des premières à analyser, soit le processus pervers
par lequel les hommes colonisés, dominés par les Conquérants, ont accepté le contrat de dupes
qu’on leur proposait. Certes, ils étaient contraints de travailler pour les Blancs et les Blanches, mais
ils pouvaient reproduire avec leurs femmes les rapports d’exploitation et de hiérarchie qu’ils
subissaient. Une forme de collaboration que l’on peut mettre en parallèle avec le rôle des anciennes
élites andines, les curacas, qui devinrent, après la Conquête, le vecteur de la domination des
peuples indiens par les Espagnol-e-s. C’est ainsi que s’est mise en place une instrumentalisation des
femmes par les hommes colonisés et, dans ce contexte, une vision dégradante de ces dernières a pu
se développer. Elles ont été réduites à des sous-êtres, sont devenues inférieures aux inférieurs, en
dessous de ceux qui étaient déjà en dessous de la « ligne de l’être » (Santos, 2007). Cette généalogie
qui établit l’existence d’une sorte de transfert de pouvoir permet de comprendre celui de tuer dans
une perspective décoloniale.
L’idée d’une stratégie de mort est reprise par des nombreuses féministes décoloniales. L’Italo-
mexicaine Francesca Gargallo a été parmi les premières à dénoncer les féminicides de Ciudad
Juarez à la fin des années 1990, lorsqu’elle travaillait avec les mères de Ciudad Juarez, et
collaborait avec des associations indiennes. Pionnière, elle a dénoncé le rôle de l’État, établissant
une responsabilité qui tient à sa permissivité. Elle constate que le phénomène du féminicide est le
signe d’un délitement global de la société.
Pour Rita Segato, la culture de la violence machiste, dont le féminicide est une des manifestations, a
pu s’établir grâce à une modification du seuil de tolérance des populations. Ce qu’elle appelle la «
pédagogie de la cruauté » programme les personnes pour que ce seuil évolue. C’est une pédagogie
de« chosification » : « il s’agit de faire de la vie et des corps des choses : la chose-corps la chose-
nature (…) » (Segato 2018b). Elle renvoie le féminicide à la relation particulière qui s’établit entre
ce système d’objets et les dueños,littéralement les propriétaires ou les maîtres. Les Méxicain.e.s, par
exemple,vivraient une époque de dueñidad, due à l’accélération de la concentration de la richesse et
à la fusion des fonctions entrepreneuriales et politiques dans le système de représentation mexicain.
Références
Gargallo, Francesca. 2008. « Libre (para una oración por Juarez) ». La calle es de quien la camina,
las fronteras son asesinas.
https://francescagargallo.wordpress.com/ensayos/ensayos-letras/libre-oracion-por-juarez/
SEBASTIEN LEFÉVRE
Haïti, comme nous l’avons souligné, marque une rupture dans la Modernité occidentale avec
l’obtention, par les armes, de son indépendance en 1804. Toutefois, cela n’a pas exempté Haïti, par
la suite, de passer par des étapes de reproduction de certaines colonialités, jouant souvent sur le
critère de couleur.(Osna, 2019). Or, Haïti a produit beaucoup de textes intéressants tout au long du
XIXe siècle. Parmi ces textes, on peut mentionner celui d’Anténor Firmin, De l’égalité des races
humaines. Anthropologie positive (1885). L’auteur est à cheval entre le XIX et le XX siècle. Il était
à la fois homme politique et essayiste. Ayant fait une partie de ses études à Paris, il a intégré la
Société d’Anthropologie de Paris suite au patronage de M. Auburtin. Cet ouvrage constitue une
réponse au livre d’Arthur de Gobineau, De l’inégalité des races humaines, paru en 1853 à Paris. À
la fin du XIX siècle, certain-e-s penseurs et penseuses ont mis en place des théories qui prétendaient
démontrer la supériorité de la race blanche. Ces théories avaient court au sein de la Société à
laquelle appartenait Firmin. Ces positionnements lui paraissaient en contradiction avec sa présence
puisqu’il était issu lui-même d’une soi-disant race inférieure. Mais, plutôt que de provoquer le débat
au sein de la Société, il trouva plus utile d’écrire un livre.
L’ouvrage de Firmin est intéressant à plus d’un titre. Premièrement,il s’agit d’un ouvrage qui
s’inscrit déjà, pour l’époque, dans un projet de réhabilitation de la race noire. Il ne fait pas de
différence entre les Noir-e-s d’Haïti et ceux et celles d’Afrique, car pour lui, les Noir-e-s haïtien-
ne-s viennent du continent africain même s’ils et elles n’ont pas développé les mêmes aptitudes
intellectuelles et physiques. Firmin n’est pas aveugle non plus aux préjugés de couleur qui opèrent
dans la société haïtienne, conséquences de toutes les théories sur l’inégalité des races.
Dans son ouvrage, il va s’atteler à passer en revue tous les arguments d’alors qui s’obstinent à
démontrer l’inégalité entre les races. Il analysera le champ anthropologiste de l’époque et ses
différents domaines d’études :les premières classifications opérées et leur hiérarchisation, les
différences physiques, l’espèce animale, la morale, les arguments religieux, le métissage
comme soi-disant dégénérescence, etc. Il répondra et démontrera avec toute une série d’arguments
le non-fondement d’une telle hiérarchisation raciale et la mauvaise foi d’une grande partie des
savant-e-s français-es et européen-ne-s, pour ensuite mobiliser le passé de l’ancienne Égypte afin de
démontrer que la race noire a fait preuve d’une grande richesse au niveau de la création humaine. Il
Mais à quel point ne serais-je pas particulièrement fier, si tous les hommes noirs et ceux qui en descendent se
pénétraient, par lalecture de cet ouvrage, qu’ils ont pour devoir de travailler, de s’améliorer sans cesse, afin de
laver leur race de l’injuste imputationqui pèse sur elle depuis si longtemps! (Firmin, 1885 : 16)
Firmin s’inscrit également contre la colonialité de l’être. En effet, il se situe dans un mouvement de
réhabilitation de l’être noir-e en le et la réhumanisant et en le et la dotant de force, d’intelligence, de
beauté, etc.
Même si son ouvrage est intéressant par rapport à tous les aspects cités antérieurement, il reste
parfois essentialisant lorsqu’il parle, par exemple,de la beauté et de la démarche des jeunes femmes
d’Haïti, ou bien lorsqu’ile xplique qu’il y a plus de beaux hommes que de belles femmes noires en
Haïti, ou encore lorsqu’il parle des « mulâtres » et de leurs manières efféminées. Quoiqu’il en soit,
il arrive à la conclusion que :
(…) l’unité de l’espèce humaine est un fait clair et intelligible, pour tous ceux qui l’étudient au point de vue des
sciences naturelles ; maisqu’on y applique le mot monogénisme, il survient subrepticementune notion arbitraire,
indémontrable, dont l’adjonction affaiblitconsidérablement ce qu’il y a de vrai dans le fait primitif.
Malheureusement, la majorité des défenseurs de la théorie unitairese compose de naturalistes essentiellement
attachés aux idéesreligieuses. Ils ne peuvent séparer les intérêts de la foi de ceux de lascience; et pour sauver les
uns ils compromettent les autres. (Firmin,1885 : 116)
Les races, se reconnaissant égales, pourront se respecter et s’aimer.En effet, leurs aptitudes sont généralement les
mêmes; mais chacuned’elles trouvera dans son milieu un stimulant spécial pour la production spontanée de
certaines qualités exquises du cœur, de l’esprit ou du corps. Cela suffira pour qu’elles aient toujours besoin de se
compléter les unes par les autres; pour qu’elles vivent toutes et se développent, florissantes, sous les latitudes qui
leur sont propres.
Elles pourront bien s’entraider dans l’exploitation de la nature, sans qu’il y en ait des supérieures et des
inférieures dans l’œuvre du progrès universel, où l’ouvrier et le penseur devront se rencontrer côte à côte, parmi
les noirs comme parmi les blancs. Avec l’abandon des idées de domination et de suprématie que les unes
nourrissent à l’égard des autres, on se rapprochera davantage, on s’étudiera, on apprendra à se connaître. (Firmin,
1885 : 660)
Références
Anténor, Firmin. 1885. De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive. Paris : Librairie
Cotillon.
http://classiques.uqac.ca/classiques/firmin_antenor/de_egalite_races_humaines
de_egalite_races_humaines.html
Gobineau (de), Arthur. 1855. Essai sur l’inégalité des races humaines. Paris :Librairie de Firmin
Didot Frères.
Osna, Walner. 2019. « Colonialité du pouvoir en Ayiti ». Revue d’Etudes Décoloniales (4).
http://reseaudecolonial.org/2019/11/11/etat-et-colonialite-en-ayiti-traduction-de-la-colonialite-dans-
les-actions-politiques-de-jean-pierre-boyer-1818-1843-walner-osna-universite-dottawa-grad-celg/
« Il faut souligner la relation entre les lieux — constitués par l’histoire et la géographie — et la
pensée, ce qu’on appelle la géopolitique de la connaissance », voilà ce que dit Walter Mignolo de ce
concept, exposé par Dussel dans sa philosophie de la libération. La connaissance repose sur un
déséquilibre : les sciences et connaissances produites dans le monde occidental ont une valeur dite
universelle et les autres sciences et connaissances africaines, américaines ou asiatiques, elles, sont
ramenées à leur particularité. Pour Catherine Walsh, qui reprend l’analyse de Walter Mignolo :
La plus grande conséquence de la géopolitique du savoir est peut-être qu’elle nous permet de
comprendre que le fonctionnement du savoir :
C’est celui de l’économie, il est organisé à travers des centres de pouvoir et des régions subordonnées, les
centres du capital économique étant aussi ceux du capital intellectuel. Par conséquent, la production
intellectuelle d’Amérique latine en général (et c’est encore pire pour les cas particuliers, comme l’Équateur) a
peu de poids dans le monde. Mais il y a un autre problème. Le discours de la modernité a créé l’illusion que la
connaissance est abstraite, non incorporée, non localisée. Cela nous pousse à croire que la connaissance est
quelque chose d’universel, qu’elle n’a ni maison ni corps, ni genre ni couleur. Ce même discours de la modernité
crée le besoin, dans toutes les régions de la planète, de « s’élever» à l’épistémologie de la modernité (…). Parler
de géopolitique du savoir, c’est donc reconnaître le caractère hégémonique de la (re)production, de la diffusion et
de l’utilisation du savoir, pas seulement en tant qu’exercice académique, mais comme partie fondamentale du
système capitaliste et moderne du monde, qui est à la fois et encore colonial. (Walsh, 2004)
Références
De mon point de vue, il y a deux processus qui modifient la puissance impériale. On est passé « d’une position
centrale en « Europe »ou en « Occident » à une position moins identifiable dans un «globe ». D’une part, la
mondialisation néolibérale a homogénéisé e trendu abstraites diverses formes de « richesse », y compris la
nature, devenue pour beaucoup de nations un avantage comparatif et une source de revenus des plus sûres;
d’autre part, la déterritorialisation de l’«Europe» ou de «l’Occident» a entraîné leur territorialisation, dans la
figure évasive du monde, phénomène moins visible, qui cache les réseaux financiers et politiques transnationaux,
socialement concentrés mais diffus géographiquement, et intégrant les élites urbaines comme celles de la
périphérie. Dans ce contexte, la montée en puissance de l’«Euroland » ne doit pas occulter son articulation
étroite avec le «Dolarland ». La « transparence » exigée par les partisans du libre marché n’inclut pas la visibilité
ou la responsabilité publique par rapport aux hiérarchies de commandement émergentes du pouvoir économique
et politique mondial. (Coronil, 2000 : 62)
Il se fait l’écho des analyses du sous-commandant Marcos pour lequel ce processus est caractérisé
par « la concentration de la richesse et répartition de la pauvreté; la mondialisation de l’exploitation;
la migration et les guerres locales; la mondialisation de la finance, la généralisation de la criminalité
etla transformation de l’État en un agent de répression sociale; l’apparition de « foyers de résistance
» dont la force réside, au contraire, dans leur diversité et leur dispersion ». Et il reprend le terme de
quatrième guerre mondiale qu’il emprunte au zapatiste. Marcos, effectivement, parle de troisième
etquatrième guerre mondiale : s’il accepte l’interprétation de l’historiographie officielle sur les deux
premières guerres mondiales comme conflits impériaux qui tournaient autour d’une redistribution
des territoires et des aires d’influence des pouvoirs occidentaux, il rebaptise « troisième guerre
mondiale » la Guerre froide, remarquant que ce fut une guerre très « chaude», qui coûta la vie à 23
millions de personnes dans 129 pays, et qui se produisit dans le tiers-monde. La quatrième guerre
mondiale est la mondialisation néolibérale actuelle qui, selon Marcos, prend la vie d’un grand
nombre de personnes soumises à une pauvreté et une marginalisation croissantes. Alors que la
troisième guerre mondiale a été menée entre le capitalisme et le socialisme avec plus ou moins
d’intensité dans des territoires du tiers-monde dispersés et localisés, la quatrième guerre mondiale
implique un conflit entre les centres financiers métropolitains et les majorités du monde, et se
déroule avec une intensité constante à l’échelle mondiale dans des espaces diffus et variables.
La globalisation libérale est la nouvelle forme de l’impérialisme. À certains égards, nous pourrions considérer ce
processus de répression comme une régression vers des formes coloniales de contrôle fondées sur l’exploitation
des produits primaires et une main-d’œuvre peu coûteuse. Cependant, ce processus s’inscrit dans un cadre
technologique et géopolitique qui transforme le mode d’exploitation de la nature et du travail. Le mondo
centrisme, en tant que modalité de l’occidentalisme, se réfère également aux pratiques de représentation
impliquées dans l’assujettissement des populations non occidentales, mais dans ce
cas leur assujettissement (ainsi que la subordination des secteurs subordonnés au sein de l’Occident) apparaît
comme un effet de marché, plutôt que comme une conséquence d’un projet politique (occidental) délibéré.
Contrairement à l’eurocentrisme, le globocentrisme exprime la domination persistante de l’Occident par des
stratégies de représentation qui comprennent : 1) la dissolution de l’Occident dans le marché et sa cristallisation
en nœuds de pouvoir financier et politique moins visibles mais plus concentrés;
2) l’atténuation des conflits culturels par l’intégration des cultures éloignées dans un espace mondial commun; et
3) le passage de l’altérité à la subalternité comme mode dominant d’ instauration des différences culturelles.
(Coronil, 2000 : 63)
Références
Ramón Grosfoguel est un sociologue portoricain qui enseigne à l’Université de Berkeley, dans le
département d’études ethniques qu’il contribua à créer dans les années 1980. Il a participé au projet
Modernité/Colonialité depuis ses débuts et défend une vision engagée de la perspective décoloniale,
se traduisant entre autres par son soutien actif aux luttes des populations racisées, qu’il s’agisse
des Noir-e-s de Californie, des populations caribéennes, portoricaines en particulier, ou des Français
d’origine coloniale qui souffrent du racisme structurel.
Il a collaboré à de nombreuses publications, dont El giro decolonial, traduit en français sous le titre
de Penser l’envers obscur de la modernité. Il a écrit plusieurs ouvrages sur des thèmes divers :
analyses des migrations caribéennes, critiques de l’islamophobie ou des penseurs et penseuses
européen-ne-s de la post-modernité. Il parle d’un système-monde européen-euro-nord-américain-
chrétien-moderne-colonial-capitaliste-patriarcal. L’articulation de la pensée décoloniale à la critique
du capitalisme et à la lutte contre ses effets impérialistes est quelque chose de structurel
dans sa démarche. Parmi les concepts qu’il a élaboré ou contribué à diffuser, on retiendra celui de «
fondamentalisme occidentaliste eurocentré » ou encore d’« extractivisme idéologique ». Ce dernier
terme désigne le processus de piratage de savoirs ou de problématiques indigènes par des
intellectuel-le-s européen-ne-s, l’exploitation des ressources du continent se poursuivant dans le
domaine de la connaissance. On peut dire que le concept de Buen Vivir, par exemple, a été victime
de cet extractivisme idéologique puisqu’il a été acclimaté en Europe avec une valeur qui pervertit
son sens originel. La notion d’extractivisme cognitif a été lancée en 2013 par Leanne Betasamosake
Simpson, une intellectuelle Nishnaabeg de Mississauga au Canada. Elle a étendu le concept
d’extractivisme économique à de nouveaux domaines de domination coloniale. Ramón Grosfoguel
écrit :
L’extractivisme est une forme très ancienne de fascisme : il commence avec le « christianise-toi » du XVI siècle,
se poursuit avec le « civilise-toi » du XIX siècle et le « développe-toi » au XX siècle, pour culminer avec le «
démocratise-toi » du XXI siècle. Tous ces projets coloniaux globaux, depuis le XVI siècle, ont été associés à l’«
extractivise-toi ou je te tue »; c’est pour cela qu’aujourd’hui, en Amérique latine et dans le monde néo-colonisé,
Ramón Grosfoguel défend l’idée d’un racisme et d’un sexisme épistémique qu’il distingue du
racisme politique ou économique. Ils sont produits par un Occident patriarcal, convaincu d’être le
seul à pouvoir produire des connaissances universelles et persuadé de la faible valeur des
connaissances produites ailleurs dans le monde. Le discours de l’objectivité scientifique et de la
neutralité est une constante qui a pour effet de cacher le lieu d’énonciation de celui qui parle : un
homme blanc occidental. Pour lui, l’épistémologie euro-centrée qui domine dans les sciences
sociales a une couleur et un genre. Historiquement, c’est avec la destruction d’Al Andalus et
la conquête de l’Amérique que cette épistémè s’est mise en place.
Évoquant la « politique identitaire » qui privilégie les canons européens et contre laquelle les
dominé-e-s ont développé une contre-politique identitaire, le sociologue attire l’attention sur le
risque que comporte l’opération pour les dominé-e-s. Ces derniers et dernières finissent par
maintenir les termes de départ, se contentant d’inverser l’équation : les inférieur-e-s deviennent les
supérieur-e-s, les Européen-ne-s remplacent les non Européen-ne-s et le système hiérarchique qui
est le cadre ne bouge pas. Exemple des dérives possible, celui des « fondamentalistes du tiers-
monde », comme il les nomme (Bourguignon Rougier, 2016). Ces «fondamentalistes » reprennent à
leur compte le préjugé européen en vertu duquel l’Orient est autoritaire et finissent par soutenir des
gouvernements autoritaires comme si la démocratie était un colifichet européen qui entrait
nécessairement en contradiction avec la tradition.
Sa critique du fondamentalisme tiers-mondiste s’insère dans une critique plus globale du
fondamentalisme. Il remarque que ce dernier n’est pas l’apanage de ces seuls groupes, qu’il
correspond à la conviction de détenir le seul système explicatif valable et universel, ce en quoi
l’occidentalisme semble détenir la palme. Ce fondamentalisme, dans le contexte de la guerre contre
le terrorisme, répand l’idée que la raison est du côté des Occidentaux et Occidentales et l’absence
de rationalité, de celui des peuples de l’Orient. En Europe, explique-t-il, la forme la plus courante
de ce racisme épistémique est l’islamophobie. Un processus qui a une longue histoire. Il a
commencé il y a plusieurs siècles avec la dévalorisation des connaissances produites dans le monde
musulman, puis a continué au XVIII et XIX siècles avec de nombreux penseurs et penseuses
européen-ne-s, de positions parfois très différentes mais s’accordant tous et toutes sur
l’incompatibilité entre rationalité et Islam. C’était le cas de Ernest Renan, mais aussi de Max Weber,
de Karl Marx ou de Friedrich Engels. Renan voyait une incompatibilité entre science et Islam,
Weber pensait que l’Islam faisait obstacle au type de doctrine et de mode de vie nécessaire au
Références
Bourguignon Rougier, Claude. 2016. « Entretien avec Ramón Grosfoguel ». Revue d’Etudes
Décoloniales (1).
http://reseaudecolonial.org/2016/09/02/entretien/
Grosfoguel, Ramón. 2006. « Quel(s) monde(s) après le capitalisme ? Les chemins de l »utopistique
» selon Immanuel Wallerstein ». Mouvements 3-4 (45-46) : 43-54.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-43.htm
Grosfoguel, Ramón. 2006. « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du
capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale ». Multitudes 3 (26).
https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm
Grosfoguel, Ramón. 2009. « Les immigrés caribéens dans les métropoles du système-monde
capitaliste et la « colonialité du pouvoir » ». Cahiers des Amériques latines (62) : 59-82.
http://journals.openedition.org/cal/1536
Agustín Tobías de la Riega (1942-1984) naquit et mourut à Buenos Aires. Il obtint son diplôme
d’avocat à l’Université de Buenos Aires et sa licence de philosophie de l’Université del Salvador. Il
travailla comme professeur à l’Université del Salvador (Centre de San Miguel), à l’Université
Nationale de Lomas, à Zamora, ainsi qu’à l’Université Nationale de Resistencia, dans le
Chaco.
Ses ouvrages les plus remarquables sont Raison et incarnation (1978), Connaissance, violence et
culpabilité (1979) et Identité et universalité : culture, éthique et politique (1987) qui fut publié à
titre posthume. Il a fait partie du noyau dur de la philosophie de la libération à travers ses activités
dans le cadre de l’Association de la philosophie et des sciences sociales latino- américaines (1973)
et de la Revue de philosophie latino-américaine. Son premier numéro s’intitulait « Hacia una
filosofía de la liberación latinoamericana » (1973) et y avaient contribué Osvaldo Ardiles, Hugo
Assmann, Mario Casalla, Horacio Cerutti, Carlos Cullen, Julio de Zan, Enrique Dussel, Aníbal
Fornari, Daniel Guillot, Antonio Kinen, Rodolfo Kush, Diego Pró, Agustín de la Riega, Arturo Roig
et Juan Carlos Scannone.
La pensée d’Agustín de la Riega est, dans son essence, révolutionnaire. Il parle d’un humain libre
de toute réduction aux catégories et à la différence ontologique, ces constructions théoriques
élaborées par la philosophie occidentale et qui soumettent la vie au joug de la force de l’être et de la
dette ontologique. Pour cela, De la Riega déconstruit le premier fondement de la philosophie
phénoménologique et ouvre la pensée philosophique à un ordre de réalité effectif, au-delà des
dichotomies modernes : objet/sujet, immanence/transcendance, être/être, etc. Ainsi, il appelle à
décentrer la vie de l’axe fondateur de la raison en tant qu’essentialisation ou source du droit
d’être et invoque le « il-y-a » comme dimension inaccessible à toute tentative de réduction
technico-rationnelle.
Contre la philosophie phénoménologique, il comprend que l’acte de décentrer l’être en l’orientant
vers la différence radicale du radical du vivant. Ce n’est pas une tâche qui appartient à la conscience
intentionnelle, laquelle spécule sur les aspects constitutifs de l’avoir; et il s’agit là plutôt d’une
expérience du factuel comme possibilité qui vibre ontologiquement dans son ouverture en «juste
être là » ambiguë, plurimorphe et contingente.
Donner est une dualité. Une dualité entre ce qui est concrètement donné et ce qui est retenu. S’il y a quelque
chose de mystérieux dans le don – puisqu’il n’est pas d’un il-y-a -, la manière dont est retenu de ce qui est retenu
est encore plus mystérieuse. (De la Riega, 1979 : 43)
Cependant, le don de soi est en réalité, un don de soi à la pensée de l’humain et non plus à un
humain en particulier. L’anéantissement de ce pur don de soi, nécessaire et juridique, place Agustín
de la Riega face à la violence d’un il-y-a qui n’est pas du tout saisissable par la pensée, ni même
susceptible d’être contemplé dans une attitude d’abandon. C’est ainsi que le il-y-a est exposé
comme une dimension irréductible à la systématisation unificatrice propre à la pensée moderne-
phénoménologique, laquelle installe l’humain dans la facticité de la différence et de la vie. En effet :
Le il-y-a est la dimension unique. En ce sens, le il-y-a est total. Mais il n’est pas licite de le penser et de
représenter à partir du tout, c’est le tout qui doit être appréhendé à partir du il-y-a et de son ouverture. (De la
Riega, 1979 : 63)
Le il-y-a ne doit pas être réduit à un tout géométriquement fermé et arrondi : un tel raisonnement
suppose de concevoir la sphère comme un apriori immédiat d’un il-y-a qui se laisse déterminer par
une forme pure. Donc, l’être–il-y-a est total mais par le tout lui-même : il est, il-y-a, avant le
Heidegger exige comme préalable à la violence « l’ouverture » d’un monde qui est enfermement. Un
enfermement dans le sens. (…) Heidegger maintient la déconnexion entre la connaissance et l’entrée en jeu (…);
il soumet le il-y-a et sa facticité violente à la sérénité du langage et à sa puissance de signification originelle. (De
la Riega, 1979 : 192)
La réduction est comprise par De la Riega comme l’acte d’annihilation d’un secteur de l’entité de
sorte que son sens ou son fondement advienne, lui soit donné d’« autre » chose, entité ou non, ce
qui rend compte d’une sous- mission. Et toute philosophie phénoménologique soumet puisqu’elle
produit une « dette ontologique » par rapport à ce qui est donné au sujet. Par conséquent, le contexte
Il est vrai que le stylo forme une structure avec le papier, ma main, l’appui que je prends (…); mais c’est
seulement dans le cadre d’une abstraction (…) que je peux supposer un thème stylo séparé du reste, ou, plus
radicalement, quelque chose d’isolé et « en soi » dépourvu de sens, en notant que le sens vient d’une totalité de
conformité. (De la Riega, 1979 : 180)
Ce n’est pas que le total survienne sur le partiel pour le structurer. C’est le fait qu’il n’y ait pas de pures parties,
que ce qu’on appelle partiel soit déjà structurel, soit déjà. (De la Riega, 1979 : 181)
Ensuite, De la Riega souligne la façon qu’a d’être réduite et cachée la violence originelle et
factuelle, en premier lieu, du fait de l’apparition-don d’un contexte significatif; dans un deuxième
temps, du fait de l’articulation interprétative de ce sens pré-compris-compréhensible, car l’ouverture
de Dasein ne l’ouvre pas à la différence effrayante de la factualité, mais à un paisible réseau de
significations et de rémissions. De sorte que pour « suspendre » la directionalité métaphysique, cette
pensée devrait détruire la significativité et passivité de la pensée – qui laisse être l’être -, et
s’installer ainsi dans la dimension première de ce qui existe, dont la caractéristique fondatrice est
d’éliminer la réduction et la sous-mission du donné ou de l’apparu à un Dasein qui le contemple
passivement sans être violenté. En fait, pour la phénoménologie, la factualité se comporte d’abord
comme signifié : elle est pur spectacle – là (devant nos yeux).
La philosophie de la libération a donc la tâche substantielle de déconstruire la « dette ontologique »
qui tient à la médiation cognitive de l’humain avec l’ordre factuel des choses, afin de le libérer
d’une philosophie oppressive.
Références
De la Riega, Agustín Tobías. 1979. Conocimiento, violencia y culpa. Buenos Aires : Paidós.
Au contraire d’une certaine littérature ibéro-centrée qui insiste sur la différence linguistique pour
désigner les espaces latino-américains, il est nécessaire de rétablir l’importance historique et
paradigmatique de Haïti pour l’« Amérique Latine » et pour l’Afro-amérique-latine, en commençant
précisément avec l’importance de la révolution haïtienne (1791-1804). Cette dernière est d’abord
une révolution historique parce qu’elle a été le fait des révoltes des esclavagisé-e-s africain-e-s et
qu’elle réussit à établir la « première république noire libre » en 1804. A la même époque
l’institution et le commerce esclavagiste se poursuivent dans d’autres anciennes colonies
européennes aux Amériques et l’Afrique centrale, par exemple, est confrontée aux débuts de
l’installation territoriale et coloniale française. L’insurrection des esclavagisé-e-s débute en 1791 et
aboutit en 1804 à l’établissement d’Haïti. Or, cette révolution haïtienne souffre d’un désintérêt
analytique de la part de l’historiographie européenne, que Hurbon (2007) explique pertinemment à
partir de l’héritage de l’interprétation des penseurs des Lumières. Plus précisément, la focalisation
sur l’importance de la révolution française par les philosophes des Lumières a oblitéré la portée
décisive de la révolution haïtienne. En effet, le récit de la révolution française a constitué le discours
occidental sur la « Modernité » universaliste et sa propension à s’imposer comme modèle humain
de « révolution ». L’Homme triomphant de la révolution française et de la déclaration des droits de
l’homme est un Homme occidental qui se caractérise par un type de langue, une organisation
familiale, une raison qui sont éminemment occidentaux et donc ethno-centrés. Ainsi, une telle
perspective aboutit à interpréter la révolution haïtienne comme conséquence de la révolution
française alors même que les données historiographiques montrent que le débat sur l’esclavage
durant la révolution française n’était pas clos. Dès lors, on perçoit la colonialité et l’ethnocentrisme
d’une réduction de la révolution haïtienne à l’humanisme de la révolution française. La révolution
haïtienne revêt plusieurs dimensions. La première est qu’elle est anti-esclavagiste, elle s’oppose à
un ordre social raciste capitaliste violent à une époque durant laquelle l’esclavage a été rationalisé
et s’inscrit comme une modalité capitaliste banale. De plus, cette révolution haïtienne provoqua des
révoltes d’esclavagisé-e-s dans d’autres colonies européennes : notamment au Vénézuela (les
révoltes de Coro/Maraicabo) ou à Cuba (révolte de Güines). Ce caractère translocal et
translinguistique montre sa puissance révolutionnaire au sein des communautés d’esclavagisé-e-s
La deuxième spécificité est son caractère anti-colonial. La révolution haïtienne remet en cause des
niveaux de la colonialité du pouvoir et du savoir. Elle déconstruit le discours philosophique
hégelien sur l’incapacité des Noir-e-s à agir et à lutter contre l’esclavage. La dialectique du maître et
de l’esclave ne tient plus, ce n’est plus l’esclave qui préfère la vie à la liberté; avec la révolution
haïtienne, l’esclave préfère la mort à la poursuite d’une vie d’esclave. De même, la révolution
haïtienne s’appuie sur des éléments culturels qui ont été combattus par la colonialité du savoir
eurocentré (le Code Noir et l’institution esclavagiste), notamment la pratique du vaudou, les
cultes aux morts et la langue créole. Ainsi, même durant les affrontements, les esclavagisé-e-s ont
mobilisé des référents vaudous qui ont pu renforcer leur solidarité.
Références
Adler, Camilus. 2017. « La Révolution haïtienne de 1804 entre les études postcoloniales et les
études décoloniales latino-américaines ». Revue d’études décoloniales (2).
http://reseaudecolonial.org/2017/10/01/la-revolution-haitienne-de-1804-entre-les-etudes-
postcoloniales-et-les-etudes-decoloniales-latino-americaines/
https://www.youtube.com/watch?v=LwYmhxdqWB8
SEBASTIEN LEFÉVRE
Nous n’avons pas intitulé cette entrée indépendance d’Abya Yala car la vision qui est présentée dans
tous les ouvrages est celle de l’« Amérique latine » ou de la Latino-amérique ou hispano-amérique,
etc. Et cette vision l’orientation européocentrée du regard. En effet, prenons l’exemple de la figure
quasi mythique des Indépendances : Simón Bolívar. Aux yeux de tous et de toutes, il est vu comme
le libérateur de l’Amérique du Sud. Cependant, Bolívar n’est pas le premier libérateur et pas non
plus le plus grand. En effet, la première indépendance est celle arrachée par des milliers
d’esclavagisé-e-s de l’île française de Saint Domingue (ultérieurement République d’Haïti), en
1804, une vingtaine d’année avant Bolívar… Or, bon nombre d’ouvrages font la part belle au
Libérateur sans mentionner l’exploit des hommes et des femmes de Saint Domingue qui ont dû
lutter contre une coalition militaire européenne unie pour l’occasion. Il est intéressant de poser cette
absence ou plutôt cette omission qui pourrait être considérée comme un lapsus colonial! Haïti
représente une rupture paradigmatique dans la modernité occidentale car elle réfute de fait tous les
argumentscoloniaux à l’égard des « Nègres » et constitue de fait un mouvement décolonial
victorieux.
Le paroxysme de tout cela est que, sans Haïti, Bolívar n’aurait pas pu mener à bien ces fameuses
campagnes de libération. Alors qu’il était en difficulté, ce dernier a demandé de l’aide au seul pays
qui ait accepté de le recevoir : Haïti. Le gouvernement d’Haïti a accepté de donner armes,
volontaires et bateaux à la seule condition qu’il libère partout où il les trouvera les esclavagisé-e-s.
Sauf que Bolívar n’a jamais accompli cette condition malgré l’aide qu’il avait reçue. Il ira même
jusqu’à exécuter un chef afrodescendant, José Prudencio Padilla, sous-prétexte que ce dernier aurait
conspiré contre lui et aurait envisagé une guerre raciale, étant donné que Padilla bénéficiait d’un
certain aura parmi les esclavagisé-e-s. Il faut dire que la révolte victorieuse d’Haïti hantait les
esprits et les élites créoles « blanches » avaient peur de perdre leur suprématie.
Par ailleurs, il faut signaler que derrière chaque grand libérateur « créole » (criollo), c’est-à-dire
descendant d’européen, se profile des descendant-e-s d’Africain-e-s. Souvent les chefs militaires
allaient recruter parmi les esclavagisé-e-s pour grossir les troupes, leur promettant leur libération.
Par conséquent, sans les troupes afrodescendantes, les victoires n’auraient pas été aussi nombreuses.
Nous pourrions avancer que cet argument est valable autant pour les libérateurs que pour les tenants
Références
C.L.R., James. 2008. Les jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue.
Paris : Éditions Amsterdam.
De Fridemann, Nina S. 1993. La saga del negro, presencia africana en Colombia. Bogotá :
Universidad Javeriana.
Laviña, Javier, et José Luis Ruiz-Peinado. 2006. Resistencias esclavas en las Américas. Madrid :
Doce Calles.
Lucio Acosta, Carlos. 1983. « Yanga, primer pueblo libertador de América ». Universidad
Veracruzana 2 (20) : 41-42.
Navarrete, María Cristina. 2003. Cimarrones y Palenques en el siglo XVII. Santiago de Cali :
Universidad del Valle.
Références
Bonfil Batalla, Guillermo. 1972. « El concepto de indio en América : una categoría de la situación
colonial ». Anales de Antropología 9 : 105-124.
http://www.revistas.unam.mx/index.php/antropologia/article/view/ 23077/pdf_647
Ramírez Zavala, Ana Luz. 2011. « Indio/indígena, 1750-1850 ». Historia Mexicana 60 (3) : 1643-
1681.
https://historiamexicana.colmex.mx/index.php/RHM/article/view/327
Voir à ce sujet :
https://www.youtube.com/watch?v=25tRtSnsvms
Ceux qui ont envahi, conquis et massacré la population indienne sont arrivés il y a cinq cent ans et leurs descendants
sont toujours au pouvoir. Nous, nous réclamons nos droits en toute légitimité.
(CONAIE, 1990)
L’Inti Raymi, la fête du Soleil, de 1990, c’est la décolonialité en acte. À cette date, c’est-à-dire
avant la parution des grands textes critiques du courant décolonial, qui suivront l’anniversaire du
cinquième centenaire de la « Découverte », les Indien-ne-s de nombreuses régions de l’Équateur se
soulèvent à l’appel de la CONAIE (Confédération des Nationalités Indigènes
de l’Équateur). Cette dernière est une organisation créée quelques années auparavant. Elle marque
un changement dans les luttes indiennes qui ont gagné en autonomie par rapport aux partis
traditionnels. Ce soulèvement créa une véritable stupeur dans un pays où existait pourtant une
remarquable tradition de révoltes depuis la Conquête. Les actrices et acteurs eux-mêmes ne
s’attendaient pas à un tel succès. Il est certain qu’une fois de plus, la question de la terre fut au
centre du mouvement.
Mais cet appel de la CONAIE fut seulement le relai d’une démarche autonome des communautés et
des cabildos (assemblées indigènes). Pour des historien-ne-s du mouvement comme Pablo Ospina,
la CONAIE fut beaucoup plus le produit du soulèvement que sa cause. L’année 1990 créerait
le succès et la force de rassemblement de la CONAIE. Le mouvement, plus suivi en région andine
qu’en région amazonienne, désorganisa la vie nationale au début du mois de juin 1990. Les Indien-
ne-s paralysèrent le pays, coupant les routes, occupant des grandes propriétés terriennes, gênant
l’approvisionnement des villes, empêchant la tenue de marchés ou affrontant les forces de police.
Il ne s’agissait pas seulement d’obtenir des réponses à des revendications anciennes ni d’exiger la
reconnaissance d’une identité culturelle ou ethnique. Le but, manifeste dans la liste de
revendications présentée par la CONAIE, était de s’affirmer non pas en tant qu’ethnies mais
en tant que nationalités.
Ils ont affirmé la catégorie des nationalités contre celle des ethnies, car ils considéraient que cette dernière était
une dénomination extérieure au mouvement (…). En s’affirmant en tant que nationalités, ils ont remis en
question le caractère « uninational » de l’État, qu’ils percevaient comme la continuation de la domination
coloniale et ont refusé de se se dissoudre dans l’identité nationale métisse. (Rodriguez, 2012 : 208)
Pour le mouvement indigène, le pouvoir réside dans les communautés, dans la capacité réelle et effective qu’ont
nos organisations, la commune, le centre, la coopérative, de décider de manière souveraine, indépendante,
participative, juste et éthique du destin de chaque peuple, de chaque personne. C’est là que réside l’essence du
pouvoir. Ce que le mouvement indigène a toujours proposé, c’est une construction du pouvoir par le bas, par les
bases, par les fondations.
L’idée n’est pas nouvelle. Aujourd’hui, on dit que les Indiens voulaient prendre le pouvoir, mais il ne s’agissait
pas d’attaquer le Congrès national, le palais du gouvernement. En réalité, il s’agissait de mettre en place des
mécanismes, non pas pour prendre le pouvoir, mais pour ouvrir l’espace politique à la construction d’un pouvoir
démocratique et participatif. (Maca, 2000)
Macas, Luis. 2000. «Diez años del Levantamiento del Inti Raymi en Ecuador». América latina en
Movimiento.
https://www.alainet.org/es/active/764
Rodriguez, Edwin. 2012. Movimientos indígenas, identidad y nación en Bolivia y Ecuador. Una
genealogía del estado plurinacional. Quito : Abya Yala.
https://www.academia.edu/36987913/MOVIMIENTOS_IND
%C3%8DGENAS_IDENTIDAD_Y_NACI%C3%93N_EN_BOLIVIA_Y_ECUADOR
Taylor, Anne-Christine. 1994. « Santana R. Les Indiens d’Equateur, citoyens dans l’ethnicité ? ».
Journal de la Société des Américanistes. Tome 80 : 358-366.
www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1994_num_80_1_1568
Ces quatre termes renvoient à un ensemble de pratiques de résistance utilisées par les esclavagisé-e-
s africain-e-s depuis l’Afrique jusque dans les colonies ibériques en Amérique. Désigné au Brésil
colonial comme « kilombo », ou « mocambo » (cachette en imbundu), au Mexique comme «
palenque », au Vénézuela comme « cumbe », il s’agissait d’une même réalité : la constitution
d’espace de liberté pour des esclavagisé-e-s africain-e-s affrontant l’institution esclavagiste
espagnole ou portugaise.
Tout d’abord, il convient de préciser l’antécédent africain de la résistance face à la Traite
transatlantique. Au XVI siècle, les Portugais sont présents en Afrique Centrale et entament des
relations avec l’ancien Royaume du Kongo (qui s’étendait de l’actuel Gabon jusqu’en Angola)
avant 1492. Par la suite, la rapide exploitation économique de l’Amérique par les
Espagnols, le besoin de main d’œuvre, l’union des couronnes d’Espagne et du Portugal vont être
des circonstances qui vont faire débuter la Traite transatlantique à partir de la région de l’Afrique
Centrale. Ainsi, les commerçants et militaires portugais vont fournir aux Espagnol-e-s une main
d’œuvre africaine à partir de la région du Kongo de l’époque, principalement entre 1580 et 1640.
De là surgissent des premières résistances africaines : la fuite face aux Portugais et l’affrontement.
Ce fut le principal fait des fameux Jaggas, ou Imbangala, des guerriers mobiles, utilisés ou
combattus par le royaume du Kongo et qui finirent par imposer leurs efficaces techniques
de guerres. Selon l’historien Ngou-Mvé, ces dernières comportaient notamment l’édification de
camps retranchés et fortifiés, des techniques d’embuscades et des rites d’intégration transethnique.
Le camp et la communauté de guerriers étaient désignés sous le terme « kilombo ». Or,
l’observation par les Portugais, qui combattaient donc déjà les Imbagala en Afrique, d’un
phénomène similaire au Brésil fit en sorte qu’ils le désignèrent de la même manière : « quilombo ».
Ensuite, concrètement, il s’agissait pour les esclavagisé-e-s africain-e-s d’échapper au joug
esclavagiste en s’installant dans des territoires éloignés et généralement très difficiles d’accès, car
protégés par le relief. La communauté s’organisait généralement autour d’un chef qui avait eu une
expérience et une sociabilité africaine : Yanga au Mexique, Bayano au Panama, Zumbi au Brésil,
Benkos Biohó en Colombie. Elle accueillait des esclavagisé-e-s en fuite et pouvait constituer une
milice capable de harceler les forces espagnoles ou portugaises. En outre, il s’agissait dans ces
Références
Landers, Jane. 2005. « Una cruzada americana: expediciones españolas contra los cimarrones del
siglo XVII ». Pautas de convivencia étnica en la América Latina colonial (indios, negros, pardos y
esclavos), sous la dir. de Juan Manuel Serna : 73-87. México : CCyDELUNAM/Universidad de
Guanajuato.
Ngou-Mvé, Nicolas. 2008. « Los orígenes de las rebeliones negras en el México colonial».
Dimensión antropológica.
https://www.dimensionantropologica.inah.gob.mx/?p=1228
Voir à ce sujet :
https://www.youtube.com/watch?v=zIy8DK7dkoo nº16.Kilombo, Mocambo, Palenques, Cumbes
Références
Lander, Edgardo. 2018. «Amérique latine : la fin d’un age d’or? Progressismes, post-libéralisme et
émancipation radicale», entretien avec Frank Gaudichaud et Miriam Lang. Contretemps.
https://www.contretemps.eu/amerique-latine-progressismes- neoliberalisme-emancipation/
Lander, Edgardo. 2019. «Venezuela. La lutte pour le pouvoir et le besoin d’une sortie négociée».
Barril. Info.
https://www.barril.info/fr/actualites/la-lutte-pour-le-pouvoir-et-le- besoin-d-une-sortie-negociee
La philosophe argentine Maria Lugones, décédée le 14 juillet 2020, est une des principales
références du féminisme décolonial latino-américain.
Elle enseignait aux États-Unis et a toujours milité au sein du « feminismo de color ». Ce terme
renvoie à une coalition rassemblant des femmes de différentes origines ethno-raciales. « Mujer de
color » ne désigne pas ce qui sépare mais véritablement une coalition de femmes ciblées par la
colonialité, Noires comme Indiennes. Elle vise la constitution de sujets en lutte au-delà
d’une reconnaissance de leurs « droits ».
La théorie décoloniale de Maria Lugones repose sur plusieurs notions ou critiques : la mise en cause
de la naturalisation du genre, l’usage de la catégorie d’engeneramiento et le concept de « système
de genre moderne-colonial ». Elle a entrepris, au début du siècle, une réflexion qui articule
les apports de la théorie décoloniale (ceux de Quijano sur la racialisation du travail) et ceux du
Black Feminism (les œuvres de Audre Lorde ou de Patricia Hill Collins). Son travail se situe dans la
continuité de celui des penseuses chicanas Chema Sandoval et Gloria Anzaldúa qui ont insisté sur la
question des identités « métissées ». Cette dernière notion s’appliquant chez Anzaldúa à la fois à la
question raciale et aux questions de genre. Maria Lugones affirme :
Jamais je n’ai pensé comme une Blanche métisse eurocentrée. Le métissage est pensé de différentes manières
dans les différents endroits d’Amérique latine, y compris le sud-ouest des États-Unis.
(García Gualda, 2014)
Le concept de métisse, nous dit-elle, varie avec le lieu d’énonciation et son sujet. Il ne doit pas être
confondu avec l’idée de métissage manipulée par les États nationaux latino-américains. Ce
métissage-facteur d’intégration est inséparable d’un blanchiment de la notion. La métisse
d’Anzaldúa, de Sandoval et de Lugones est la métisse sur le territoire étasunien. C’est à
partir de ces éléments que la philosophe essaie de penser une politique des
coalitions.
Son rôle dans le courant décolonial est singulier car elle a été la première à articuler la colonialité
du pouvoir et du genre. Fait essentiel : son point d’énonciation. Elle part de l’oppression des
femmes racialisées. Dans un article de 2008 qui vient enfin d’être traduit en français, « Genre et
colonialité », elle pondère l’analyse de Quijano :
Dans le modèle (schéma) de Quijano, le genre semble être contenu dans l’organisation de ce « domaine de base
de l’existence » qu’il appelle « le sexe, ses ressources et ses produits ». C’est-à-dire qu’il existe dans ce cadre
théorique une description du genre qui n’est pas elle-même soumise à un examen attentif, qui est trop étroite et
sur-biologisée, car elle présuppose le dimorphisme sexuel, l’hétérosexualité (…). Quijano présente le sexe
comme ayant une qualité biologique, par contraste avec le phénotype, qui n’inclut pas d’attributs biologiques
différentiels. « La couleur de la peau, la forme des yeux et des cheveux, n’ont aucun rapport avec la structure
biologique » (Quijano, 2000b, 373). Le sexe, en revanche, semble être considéré comme biologique par Quijano,
sans que cela ne pose de problème. Il caractérise la « colonialité des relations de genre », c’est-à-dire la mise en
ordre des rapports de genre autour de l’axe de la colonialité du pouvoir, comme suit distribution patriarcale du
pouvoir et ainsi de suite. (Lugones, 2019)
Et elle conclue à la nécessité de déterminer ce qui se passait dans le monde précolonial, de voir si
on pouvait parler d’une organisation en fonction du genre, questionnement qui aboutira à la
négative. Elle postule donc l’existence d’un monde pré-conquête où la colonialité de genre n’aurait
pas existé pour la simple raison que le genre serait une conception propre à la modernité. Pour elle,
colonialité du genre et colonialité du pouvoir se présupposent l’une l’autre, il faut que la race soit un
principe organisateur pour que le genre apparaisse. La réalité, c’est ce qu’elle nomme « le système
de genre moderne colonial ». Soulignons que, pour elle, le genre n’est pas synonyme d’identité,
donc quand elle affirme qu’il n’y a pas de genre dans le monde pré-colonial, elle veut parler d’un
système de genre et d’une catégorie d’analyse.
Comprendre la place du genre dans les sociétés précoloniales est essentiel pour saisir la nature et l’ampleur des
changements dans la structure sociale imposés par les processus constitutifs du
capitalisme moderne/colonial euro-centré. Ces changements furent introduits par des processus lents, discontinus
et hétérogènes qui infériorisèrent violemment les femmes colonisées. Le système de genre mis en place était
Son appréhension du rapport genre/race apparaît clairement quand elle dit, à propos du féminicide,
qu’on ne meurt pas parce qu’on est une femme; on meurt parce qu’on est une femme indienne ou
une femme noire. Car on n’est pas « femme » mais femme noire, métisse, etc. D’où sa vision
critique d’un féminisme occidental blanc qui s’est construit au XIX siècle, du côté clair du monde
moderne colonial, à partir de la situation des femmes blanches. Dans ce courant de pensée, il est
question des « femmes » en général, comme si toutes les femmes étaient reconnues comme telles
alors que les femmes racisées n’ont pas ce statut. Dans le monde colonial, il n’ y a pas de femmes
mais des femelles; les femmes sont réduites à l’état de « nature ». Pourtant, pour les Occidentales,
femme blanche = femme. Le féminisme des années 1970 s’est construit sur cette base, il visait la
défense des femmes blanches. La sororité fut construite à partir d’un genre qui n’était pas
questionné, d’une identité corporelle de femme. Historiquement, les femmes blanches ont été
construites comme fragiles et sexuellement passives, ce qui les opposait aux femmes noires
puissantes et sexuellement actives. La faiblesse des femmes blanches les rendait vulnérables, mais
elle était à la fois ce qui rendait nécessaire la protection de l’homme et ce qui pervertissait. Elles
étaient sensées ne pas désirer et l’homme qui les désirait, s’il avait droit à leur corps dans le cadre
du mariage, pratiquait en fait un viol légal. Le système de genre se renforça au moment de la
modernité tardive. Côté clair, métropole, il excluait les femmes blanches de la sphère du pouvoir
et du savoir, et il imposait une hétérosexualité qui permettait le contrôle de la reproduction. Côté
obscur, colonial, il ne prévoyait pas de protection pour la femme racisée car elle était considérée
comme sexuellement agressive donc coupable de l’agression du mâle. D’autre part, la force
physique qu’on lui attribuait légitimait un travail forcé qui entraînait souvent à la mort. Ces
caractéristiques se sont mises en place avec la colonisation et subsistent après la décolonisation. La
situation a même empiré dans des pays comme le Mexique, le Brésil ou la Colombie, où le
féminicide a atteint des proportions effrayantes.
Dans une interview de 2014, à propos de la résistance qu’opposent à la colonialité de genre les
femme racisées, Maria Lugones développe l’idée d’une résistance ancrée dans des ontologies
relationnelles autres et le pouvoir de voyager entre des mondes. Cette idée apparaissait déjà dans un
J’ai conscience de ce que voyager avec une attitude joueuse est quelque chose que nous devons faire pour
résister et répondre au capitalisme colonial moderne, à l’intersection de la race/genre/
classe/sexualité. Mais j’avance, je propose, j’offre cette pratique comme une pratique libératoire grâce à laquelle
nous voyageons dans les mondes de résistance les unes des autres, à l’intersection/
fusion de multiples oppressions. (Lugones, 2011b)
Références
Anzaldúa, Gloria. 2011a. « La conscience de la Mestiza. Vers une nouvelle conscience ». Les
Cahiers du CEDREF.
https://journals.openedition.org/cedref/679
Lugones, Maria. 2011b. « Attitude joueuse, voyage d’un « monde » à d’autres et perception aimante
». Les Cahiers du CEDREF : 14.
http://journals.openedition.org/cedref/684
García Gualda, Suya. 2014. « Género y decolonialidad : debates y reflexiones. Entrevista a María
Lugones ». Otros Logos : 213.
Les Lumbalú sont des cérémonies funéraires spécifiques aux populations afro-colombiennes de la
communauté San Palenque. Cette dernière a été un palenque fortifié, c’est-à-dire un territoire ou un
village fondé par les esclavagisé-e-s africain-e-s qui ont résisté à l’esclavage. Il est situé près de
Carthagène qui fut le principal port négrier, durant l’époque coloniale, de la Colombie. Le port de
Carthagène, comme celui de Veracruz au Mexique, reçut principalement des esclavagisé-e-s
originaires d’Afrique centrale. Ces cérémonies funéraires sont destinées aux personnes ayant été
membres de la confrérie de la communauté. Le terme fait référence au nom du tambour principal
qui est utilisé pour les chants et la danse funéraires. Le vocable lumbalú désigne en kikongo la
mélancolie. L’organisation en confréries par les esclavagisé-e-s africain-e-s fut une organisation
transversale à toutes les colonies ibériques durant l’époque coloniale. Les chants funéraires portent
des traces de références à l’Afrique centrale, comme Luango, Congo, Angola, Zumbi. Il s’agit donc
d’une pratique associant musicalité, oralité, corporalité et religiosité (celle des cultes des morts)
relevant d’une vision du monde non européo-centrée. Elle montre ainsi la persistance d’un savoir-
être et savoir-faire ayant résisté aux épistémicides coloniaux.
Références
Escalante, Aquiles. 1989. « Significado del Lumbalú, ritual funerario del Palenque de San Basilio ».
Huellas 26 : 11-24.
Friedmann, Nina. 1990. « Lumbalu: ritos de la muerte en Palenque de San Basilio, Colombia ».
Filología y Linguistíca 16 (2) : 51-63.
Enseignant à la Rutgers University, à New Brunswick, dans le New Jersey, Nelson Maldonado-
Torres est un philosophe qui a participé à la construction du projet Modernité/Colonialité dès les
années 1990. Comme Ramón Grosfoguel, il est natif d’une des « plus vieilles colonies de
l’Occident, Porto Rico », et c’est aussi dans cette expérience que s’enracine sa réflexion.
Secrétaire, puis président de l’Association caribéenne de philosophie entre 2008 et 2013, très
engagé dans son travail pour l’association Frantz Fanon, il porte depuis longtemps un intérêt
particulier aux questions relatives aux Caraïbes et à l’émigration caribéenne aux États-Unis. Son
domaine de recherche est la pensée décoloniale et la question de la décolonisation. Son
approche accorde une place centrale à l’éthique et à la colonialité de l’être, concept dont il a exploré
les implications. Sa réflexion sur le racisme repose autant sur sa connaissance du corpus théorique
décolonial latino-américain que sur la pensée de Frantz Fanon, Aimé Césaire ou Sylvia Wynter. Elle
passe par une analyse de l’histoire des Caraïbes, de la pensée panafricaine, des
études ethniques ou encore de la situation des émigré-e-s caribéen-ne-s aux États-Unis. Comme
Ramón Grosfoguel, cet universitaire accorde une grande importance à l’engagement politique qui
est le versant pratique de l’attitude décoloniale, ce qui se traduit, par exemple, par sa participation
aux luttes des étudiant-e-s sud-africain-e-s.
Depuis Against war (2008), il développe une réflexion sur la colonialité de l’être qui rencontre
souvent celle de Dussel. Dans ce livre, l’auteur se penche sur la naissance de la subjectivité
moderne, incarnée dans le personnage du conquérant espagnol Hernán Cortés. Cortés, pris pour un
Dieu par les Aztèques, se considérerait lui-même comme tel et agirait en conséquence. Avec le
désastre de la Conquête du Mexique se mettrait en place une non éthique de la guerre, qui
représenterait « la suspension ou le déplacement radical des relations éthiques et politiques au profit
d’une éthique particulière de la mort qui naturalise le massacre et les différentes formes de génocide
» (Maldonado Torres, 2016).
Cette subjectivité nouvelle est marquée par ce que Dussel avait identifié comme ego conquiro.
Nelson Maldonado Torres prolonge cette réflexion en recourant à des notions comme la « négation
ontologique » ou le « scepticisme misanthrope colonial raciste », doute fondamental sur
l’humanité de l’Autre, ce barbare. Le scepticisme misanthrope est le ver au cœur même de la
Références
Maldonado Torres, Nelson. 2007. Against War. Views from the Underside of Modernity. North
Carolina : Duke University Press.
Maldonado Torres, Nelson. 2016. « Outline of Ten Theses on Coloniality and Decoloniality ».
Fondation Frantz Fanon : 11.
http://fondation-frantzfanon.com/outline-of-ten-theses-on-coloniality-
and-decoloniality/
Maldonado Torres, Nelson. 2017. « El arte como territorio de re-existencia: una aproximación
decolonial ». Iberoamérica Social: revista-red de estudios sociales VIII : 26.
Barroso Tristan, José María. 2016. « Descolonizando. Diálogo con Yuderkys Espinosa Miñoso y
Nelson Maldonado-Torres ». Iberoamerica social : 17.
https://iberoamericasocial.com/descolonizando-dialogo-yuderkys-espinosa-minoso-nelson-
maldonado-torres/
Maldonado Torres, Nelson. 2017. « On the Coloniality of Human Rights ». Revista Crítica de
Ciências Sociais. 114.
http://journals.openedition.org/rccs/6793
Le livre Penser l’envers obscur de la modernité, publié en 2014 aux Pulim de Limoges offre la
traduction française de deux articles en français de Nelson Maldonado Torres, « À propos de la
colonialité de l’être : contributions à l’élaboration d’un concept » ainsi que « Actualité de la
décolonisation et tournant décolonial ».
SéBASTIEN LEFÉVRE
Malambo et Perro Viejo sont deux romans écrits par des autrices afrolatinoaméricaines. Lucía
Illescas Charún est l’autrice de Malambo (2001). Elle est la première Afropéruvienne à avoir publié
un roman, roman qui se situe pendant l’époque coloniale au Pérou. L’action se passe principalement
dans le quartier de Malambo où vivent les esclavagisé-e-s africain-e-s. Perro viejo (2007) est un
roman écrit par Teresa Cárdenas, une Afrocubaine. L’action se situe au cœur d’une plantation durant
l’époque coloniale à Cuba.
Il nous a semblé important d’inclure ces deux romans au Dictionnaire, car ils représentent une
certaine rupture décoloniale. Premièrement, nous sommes face à des autrices afrodescendantes,
c’est-à-dire des descendantes d’esclavagisé-e-s qui ont pris leur plume pour raconter leur propre
histoire.
Cet élément peut paraître ordinaire mais il reflète plutôt l’exception. Les histoires, les cultures, les
religions afro, par le passé, ont presque toujours été racontées par des non-afrodescendant-e-s. Cela
posait la question de la légitimité du discours et d’une certaine confiscation de ce dernier, car les
Afrodescendant-e-s ne s’exprimaient pas et subissaient ces discours. Cette prise de parole constitue
’une rupture dans le champ des représentations et offre une autre vision de l’histoire, de la culture
etc. des Afrodescendant-e-s.
Et cette vision autre, non hégémonique, se retrouve dans les schémas narratifs des deux ouvrages.
Dans Malambo, l’action principale se passe essentiellement dans le quartier des esclavagisé-e-s. Et
lorsque l’action se a lieu chez les maîtres (Ciudad de los Reyes), elle est vue en général à travers
la vie des esclavagisé-e-s qui servent les maîtres. Enfin, lorsque l’action se déroule en dehors de la
ville, l’autrice nous fait voyager dans les villages où les cultures populaires sont présentes.
Dans Perro Viejo, même si l’on se situe dans les habitations de l, toutes les actions se déroulent là
où vivent les esclavagisé-e- s (baraquement, place, arbre, champ etc.). L’habitation du maître n’est
présente que très rarement.
De fait, les deux autrices opèrent un décentrement qui nous donne accès à d’autres points de vue,
celui des subalternes. À travers la vision des esclavagisé-e-s, nous voyons la façon dont ils et elles
vivaient, ce qu’ils et elles ressentaient, quelles étaient leurs traditions, leurs nourritures, leurs
Références
Illescas Charún, Lucía. 2001. Malambo. Lima : Universidad Nacional Federico Villareal.
Cárdenas, Teresa. 2007. Perro viejo. Toronto : Groundwood Books.
JONNEFER BARBOSA
Aux yeux du propriétaire d’esclaves, la présence de l’homme noir dans la vie urbaine traçait une ligne entre
esclaves et autorités policières, surtout après le soulèvement de Malês9 en 1835 à Salvador. Il faut penser qu’à
Rio de Janeiro, en 1849, 48,8 % de la population urbaine était composée de « bras », asservis ou affranchis. Une
population habilement insérée dans la division du travail impérial,qui se déplaçait dans la machine économique
urbaine, travaillant comme maçons, cordonniers ou marchands de fruits et légumes, blanchisseuses, barbiers,
gens de maison, etc., qui partageaient parfois une même foi et une même langue maternelle. La Cour avait vécu
la fin de la décennie de 1840 dans une angoisse qu’entretenaient les rumeurs de soulèvements d’esclaves dans les
fazendas voisines –à Campos, Valença, Vassouras, etc. Que se passerait-il si l’esprit des insurgés des zones de
plantation gagnait les captifs de la capitale qui étaient plus de 100 000?
9L’histoire du soulèvement de Malês n’a été mise en lumière qu’au XX siècle grâce à un travail fait à partir des
archives policières de l’époque. Il a donné lieu à une des recherches les plus importantes qui ait été faite sur les révoltes
politiques au Brésil, puis à la parution de l’ouvrage de João José Reis,Rebelião escrava no Brasil, a história do levante
do Malês em 1835.Clóvis Moura a également consacré une entrée au soulèvement de Malês dans son Dictionnaire de
l'esclavage des Noirs au Brésil. (2013)
L’insurrection des gladiateurs qui causa des ravages en Italie, et qu’on appelle en général « la guerre de
Spartacus », eut l’origine suivante. Un certain Lentulus Batiatus avait à Capoue une école de gladiateurs, dont la
plupart étaient des Gaulois et des Thraces. En raison d’une injustice de leur maître, et non qu’ils se fussent mal
conduits, ils étaient restés en captivité dans l’attente du combat. Deux cents d’entre eux décidèrent de
s’échapper, mais ils furent dénoncés. Ceux qui l’apprirent à temps, au nombre de soixante-dix-huit, réussirent à
s’échapper, ils prirent des couteaux et des broches dans une cuisine et s’enfuirent précipitamment. Sur la route,
croisant des chars qui
transportaient des armes de combat de gladiateurs vers une autre ville, ils les pillèrent et s‘armèrent. Puis, ils
prirent une place forte et désignèrent trois dirigeants. Le premier d’entre eux était Spartacus, un Thrace nomade,
doté non seulement d’un grand courage et d’une grande force, mais aussi d’une sagacité et d’une culture
supérieure à sa fortune, plus hellène que thrace. (Plutarque, 1916)
Spartakisme et révolte sont des termes synonymes, car la révolte dans ses premières étapes a
toujours été une révolte des esclavagisé-e-s. Les Spartakistes ont marqué le Brésil du XVIII siècle.
La révolte des Malês n’a duré que trois heures, mais elle a hanté le pays après l’Indépendance,
au point de susciter la mise en place d’appareils contre-insurrectionnels. Les réformes urbaines qui
ont suivi, ou ce qu’on a appelé plus tard l’haussmanisation de villes comme Salvador et Rio de
Janeiro, avaient pour but explicite d’éviter le soulèvement des esclavagisé-e-s. Walter Benjamin a
écrit que les révoltes ne se font pas au nom des descendant-e-s libéré-e-s, mais des ancêtres asservi-
e-s, en connexion avec un passé d’oppression. Il est donc possible de faire l’hypothèse d’une
Références
Apiano de Alexandria. 1913. The Histories of Appian. Livro III. Harvard University Press : 523.
Capo Chichi, Sandro. 2018. « La révolte d’esclaves de 1835 au Brésil ». Nofi Medias.
https://www.nofi.media/2018/02/la-revolte-desclaves-de-1835-a-bahia-au-bresil/6732
Moura, Clóvis. 2013. Dicionário da escravidão negra no Brasil. São Paulo : Edusp : 254-259.
Plutarch. 1916. The Parallel Lives. The Life of Crassus. Harvard University
Press : 337.
Reis, João José. 2012. Rebelião escrava no Brasil. A história do Levante dos Malês em 1835. São
Paulo: Companhia das Letras.
Le malungaje est un concept construit par le chercheur guyanais Jérôme Branche qui travaille sur
les cultures et littératures afro-latino-américaines. Il s’agit du « langage du malungo ». Cet auteur le
développe à partir de la notion de « malungo » qu’il tire du travail de l’historien Robert Slenes. En
effet, ce dernier signale l’existence du terme « malungu/malungo » commun aux esclavagisé-e-s
originaires d’Afrique centrale au XVIII siècle, principalement des locuteurs et locutrices kikongo,
ubundu, kibundu, déporté-e-s vers le Brésil. Cette notion renvoie à l’idée de parenté, de grande
barque et d’infortune. L’hypothèse est que la création de ce terme soit issue d’une rationalisation
linguistique entre les trois zones culturelles de provenance des esclavagisé-e-s, en Angola et en
République Démocratique du Congo. Le concept « malungo » désignerait schématiquement : « le
compagnon d’infortune avec qui j’ai pris la grande barque qui a traversé l’Océan ». D’après Slenes,
cette notion a eu une modalité sociale effective au sein de la sociabilité esclavagisée au Brésil
colonial. Jérôme Branche montre que cette catégorie se retrouve dans d’autres zones des
Amériques, établissant son caractère transversal. Ce concept de « malungo » est décisif car il
montre la conscience qu’avaient les esclavagisé-e-s de leur situation malgré l’expérience de la
colonialité du pouvoir ; ce qui va à l’encontre d’une certaine littérature scientifique, qui insiste sur
le triomphe de l’épistémicide lié à l’institution esclavagiste. En outre, le recours à des catégories
linguistiques non européennes et à un imaginaire africain souligne le caractère décolonial de ces
tentatives de donner sens à leur expérience. Recours qu’il faut classer dans les multiples formes de
résistance des esclavagisé-e-s. De plus, l’idée de solidarité entre groupes ethnoculturels
esclavagisés permet de critiquer sérieusement l’interprétation historique classique qui voudrait que
les esclavagisé-e-s ne se soient pas compris entre eux ou que leurs différences culturelles aient été
irréductibles. Jérôme Branche voit dans la notion de « malungo » un « déterminant systémique
qui a façonné » la vie des afro-latino-américain-e-s. Le malungaje serait cette relation intime au
Monde des afro-descendant-e-s, caractérisée par la connaissance de leur solidarité et la résistance
développée dans les conditions les plus effroyables de la colonialité du pouvoir.
Références
Branche, Jérôme. 2009. « Malungaje : Hacia una poética de la diáspora africana». Poligramas
Penser comme Quijano (2008) que le genre est un concept antérieur à la société et à l’histoire aboutit à
naturaliser les relations de genre, l’hétérosexualité (…) et à occulter ce que les femmes du tiers-monde ont dû
endurer avec la colonisation et ce qu’elle continuent à vivre. (2018)
Pour elle, Quijano et la plupart des décoloniaux et décoloniales n’arrivent pas à analyser la chasse
aux sorcières, ce féminicide qui commença à l’époque de l’expulsion des Juifs et des Juives et de la
colonisation de l’Amérique, comme l’un des déploiements de l’idée de race. Elle remarque
d’ailleurs que les féministes africaines ou indiennes affirment que le genre comme tel n’existait pas
dans les sociétés pré-coloniales et qu’il n’apparaîtrait que plus tard avec la structure coloniale. Ce
n’est pas tout à fait exact, dans la mesure où la féministe aymara Julieta Paredes, et d’autres
féministes indigènes ne partagent pas ce point de vue. D’autre part, sa chronologie de la chasse aux
sorciéres, et son interprétation mériterait un débat contradictoire. Breny Mendoza souligne
également que lorsque Quijano aborde la séparation entre travail salarié pour les Blancs et servage
Une première chose qui attire l’attention, c’est cette affirmation de Dussel dans ses 20 thèses : pour lui, l’espace
privé est l’espace intersubjectif qui met les sujets à l’abri des regards et des attaques
d’autres membres d’autres systèmes subjectifs. (Mendoza, 2018)
Or,
Pour les femmes, définir l’espace privé comme un topos où il n’ y a pas de relation de pouvoir, ou comme un
espace pré-politique est problématique. Dans la mesure où l’auteur considère que l’exclusion des femmes et les
demandes féministes ne peuvent trouver de résolution que dans la sphère publique, la théorie ne se saisit pas des
conflits liés à la vie quotidienne et à la microphysique du pouvoir (...). Et, ce qui est encore pire, le transfert de
micro-pouvoirs de la sphère privée vers la sphère publique (par exemple, les tortures sexuelles à Abu Graib, les
viols de femmes, les assassinats de transsexuels lors de crises politiques comme le coup d’État au
Honduras), seraient incompréhensibles si nous utilisions le prisme de Dussel, où le privé et le public constituent
des sphères séparées (…). Le paradoxe, c’est que Dussel ne voit pas que le principe à
l’œuvre dans son discours est féminin et même féministe. En effet, le nouveau paradigme politique qu’il propose
ressemble fort à la pensée maternelle de Sarah Ruddick et sa construction d’une politique de la paix et de la non-
violence. Nous pourrions dire que cette pensée féministe va plus loin que celle de Dussell, car elle est
profondément anti-militariste et ne justifie en aucun cas la violence. Or, de façon surprenante, Dussell défend
l’usage de la violence par la communauté lorsqu’elle se justifie par l’auto-défense, sans préciser à partir de quel
moment cette violence devient légitime. (Mendoza, 2018)
Il y a dans son œuvre et son enseignement une réflexion sur ce qu’elle appelle les fondements non
démocratiques de la démocratie (2006). Pour elle, la construction de la nation et de la citoyenneté
est liée viscéralement au colonialisme. Elle parle d’une colonialité de la démocratie. Le fondement
de la démocratie européenne ou américaine, ce n’est pas la Grèce antique mais la Conquête d’Abya
Yala. L’expérience de la Conquête, la controverse relative à l’humanité des Indien-ne-s, la question
du droit des personnes, tout cela n’appartient pas à un temps révolu. La controverse de Valladolid
est un des fondements de la démocratie actuelle, car il a fallu construire la notion d’« humanité »
dans le fracas de la Conquête, pour justifier les atrocités commises. Et, en même temps, élaborer
l’idée de « guerre juste », c’est à dire justifier l’extermination de ceux et de celles qui ne voulaient
pas de la domination. Elle considère que les débats actuels relatifs aux droits humains sont un
prolongement de cette histoire inachevée. L’invocation de la démocratie justifie les nouvelles «
Une de mes interventions, « Le subalterne peut-il nous sauver », concerne ce qui inquiète aujourd’hui beaucoup
de gens : la crise écologique et celle du capitalisme. On se dit que le monde va s’achever, que la vie humaine ne
sera plus possible. Et il semblerait que l’on cherche des solutions surtout dans le monde indigène. Ce que j’essaie
de relever, c’est l’ironie de la situation; ces cultures que l’Occident a tenté d’extirper ou de détruire, d’un coup,
sont présentées comme le salut. (Sime, 2006)
Elle a publié trois livres : Sintiéndose Mujer, Pensandose Feminista (1986), qui est une analyse du
mouvement féministe hondurien; Rethinking Latin American Feminisms (2000), qui porte sur la
formation du mouvement féministe latino-américain; Ensayos de Crítica Feminista en Nuestra
América (2014), qui est une approche des féminismes latino-américains, des théories féministes
occidentales, du post-colonialisme, de la théorie queer, du marxisme, des théories de l’empire et des
nouvelles théories de la décolonialité en « Amérique latine ».
Références
Sime, Sunny. 2018. « La democracia liberal se basa precisamente en nuestra exclusión (Entretien
avec Breny Mendoza) ». Punto Edu.
https://puntoedu.pucp.edu.pe/entrevistas/la-democracia-liberal-se-basa-precisamente-en-nuestra-
exclusion/
Je ne parle pas de l’idée de race qui domine la classification mécaniciste nord-américaine, mais de la race en tant
que marque de ces peuples dépouillés qui sont en train de refaire surface aujourd’hui. La race comme trace
voyageuse, changeante, et qui, malgré son caractère imprécis, pourra nous aider à rompre avec le métissage
politiquement anodin et secrètement génocidaire, que l’on
déconstruit depuis quelques temps. (Segato, 2013)
Rita Segato écrit ces mots dans un article où elle analyse « la couleur de la prison », c’est à dire la
présence écrasante des Noir-e-s dans le système carcéral brésilien. Réalité difficile à faire admettre
car au Brésil, à gauche comme à droite, il ne faut pas parler de race.
Voilà un point commun avec l’Amérique hispanique où le métissage (qui ne fut pas seulement cette
réalité incontestable mettant en échec la stratégie de séparation des « races » dans les colonies
espagnoles) reste un des piliers des discours de construction nationale. Une notion qui, tout en
prétendant englober et rassembler, recèle en fait une horreur de la mácula,la tache liée à la naissance
ou à la « mauvaise race ».
Dans l’Amérique hispanique, le métissage devient visible au XVII siècle. Malgré la volonté royale
de séparer république d’Espagnol-e-s et république d’Indien-ne-s, malgré les obstacles créés aux
mariages entre Indien-ne- s et Espagnol-e-s, le métissage se produit, d’abord dans la violence de la
Conquête, avec les viols, mais aussi à travers les stratégies matrimoniales des élites et, plus tard,
avec le concubinage généralisé. Arrive un moment où cette réalité devient visible. Et c’est là que se
met en marche un nouveau processus de séparation. Le métissage sera d’abord mis en question
parce qu’il produisait des individus susceptibles de trahir le groupe des Blancs et des Blanches. Il
sera accompagné du mépris et du déshonneur lié à la bâtardise. C’est caractéristique du statut des
métis-ses lors de période coloniale.
Après les Indépendances, le statut du métissage sera très ambigu : parfois, il sera vu comme le
vecteur de transmission des tares des races considérées inférieures, Noir-e-s, castes, Indien-ne-s;
parfois, au contraire, comme moyen de blanchir les populations, de créer un peuple cohérent pour
la nation émergente. Quoiqu’il en soit, le fondement raciste des discours relatifs au métissage est là.
Parmi les intellectuel.le.s lié.e.s au projet Modernité/Colonialité, Aníbal Quijano est un de ceux et
de celles qui ont le plus approfondi la question. Il comprenait le métissage dans son opposition à
l’identité « créole », cette identité du sujet des Guerres d’Indépendances, en guerre avec les autres
ethnocide, annulation de la mémoire du non-Blanc par la force. Un effet d’autorité des États républicains, tant
dans le domaine de la culture que de la sécurité publique, qui imposèrent une clandestinité de plusieurs siècles
aux veines souterraines du sang originel, aux fleuves profonds de la mémoire qui leur sont liés. Mais il est aussi
une projection vers le futur de l’être de l’Indien, de l’être du noir, qui nagent dans du sang neuf, nourris par
l’apport d’autres lignées, ou de nouveaux contextes sociaux, fécondé par de nouvelles cultures, passant par les
universités, mais sans perdre jamais le vecteur de leur différence et leur mémoire, ce trésor de l’expérience
accumulée dans le passé qui est aussi projet pour le futur. (Segato, 2010)
Pour le penseur bolivien Fausto Reynaga, le métissage est corruption, imposition de la culture
blanche. Chez Silvia Rivera Cusicanqui, qui est elle aussi bolivienne, le métissage sera vu d’une
façon plus complexe. Elle parle de l’« illusion du métissage », car, en fait, il s’agit d’un discours qui
feint d’intégrer des identités différentes et en réalité renforce la structure hiérarchique patriarcale et
raciste de la société. Le discours du métissage a permis d’exclure les peuples de l’espace public.
Mais cela n’empêche pas l’autrice de proposer, comme Rita Segato, un autre rapport au métissage :
Références
Boidin, Capucine. 2008. « Métissages et genre dans les Amériques ». Clio. Histoire‚ femmes et
sociétés : 27.
http://journals.openedition.org/clio/7492
Bourguignon, Claude. 2010. « Les trois races dans les récits de la foret ». Stratégies romanesques et
construction des identités nationales. p. 387. 397.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00580561/document
Segato, Rita. 2010. « Los cauces profundos de la raza latinoamericana. Una relectura del mestizaje
». Crítica y emancipación. Revista latinoamericana de Ciencias Sociales.
https://www.academia.edu/12049805/
Segato, Rita. 2013. La crítica de la colonialidad en ocho ensayos y una antropologia por demanda.
Buenos Aires : Promoteo.
Enseignant à la Duke University, Walter Mignolo est un sémioticien argentin qui a été très impliqué
dès les débuts dans les rencontres du réseau Modernité/Colonialité. Il a eu un rôle de passeur dans la
mesure où, au tournant du XXI siècle, il réalisa la jonction entre le concept de colonialité
qui venait d’émerger chez Quijano, la perspective de libération de Dussel et sa propre critique de la
rhétorique de la modernité occcidentale. Il a particulièrement développé les concepts de
géopolitique de la connaissance, de rhétorique de la modernité, de border thinking, de détachement
et désobéissance épistémique10.
Comme il l’explique dans un entretien avec Nelson Maldonado Torres, son travail a d’abord
concerné la littérature latino-américaine à partir d’une perspective très inspirée par le post-
structuralisme français, la grammaire générative et la philosophie du langage. Plus tardivement, son
intérêt pour l’historiographie des Indien-ne-s et pour des questions de linguistique et de
géographie a abouti à la rédaction de The darker side of the Renaissance, paru en 1995. D’après le
philosophe belge Marc Maesschalck, ce livre représente un tournant important dans l’œuvre de
Mignolo. C’est la première fois que le sémioticien expose de façon systématique une perspective
localement située et critique le projet eurocentré d’une histoire universelle indissolublement liée à
des systèmes de représentation politiquement orientés .
Ce livre expose les processus de hiérarchisation symbolique à l’œuvre à partir de la Conquête. Il
analyse la colonisation des langages, des mémoires et de l’espace dans l’Amérique des XVI et XVII
siècles. C’est l’héritage de la Renaissance qui est remis en question et présenté comme le dispositif
permettant de justifier l’événement inouï de la Conquête et de la colonisation. La langue est au
centre de ces dispositifs. L’auteur rappelle que les Indigènes étaient perçu-e-s comme de personnes
« dépourvues d’écriture, d’alphabet et de lumière sur quoi que ce soit ». Et il parle du statut quasi
ontologique qui était celui de la lettre alphabétique, de l’obsession des grammairiens qui comptaient
les « lettres manquantes » des langues amérindiennes. Ils mettaient en place, en fait, une opération
de réduction des langages, pendant symbolique des reducciones, ces regroupements forcés
d‘indigènes, dans des villages construits sur le modèle espagnol, destinés à favoriser
l’évangélisation. Le grammairien Nebraska avait présenté sa grammaire à Isabelle de Castille
comme un des instruments de sa domination sur le monde.Il considérait qu’elle permettrait la «
101. Voir la préface de Désobéissance épistémique.
Dans The darker side of the renaissance, j’ai traité de la colonisation de l’imaginaire, en appliquant cette idée de
Serge Gruzinski au langage, oral et écrit; à la mémoire; à l’histoire et à la cartographie. Mais j’ai aussi abordé les
réponses apportées par les Indigènes à ce que les Espagnols leur imposaient. Comme tu le sais, la plupart des
études portant sur la mondialisation, l’empire ou les empires, ne racontent qu’une moitié de l’histoire : l’histoire
impériale. C’est comme si l’espace où l’empire s’étendait n’existait pas, comme si la terre des premiers moments
de la Conquête était vide et les esprits de ceux qui l’habitaient, vides, également. Pour rétablir la vérité, j’avais
besoin d’une « méthode » et j’ai découvert alors l’herméneutique pluritopique, grâce à Edmond Pannikar, qui
avait déjà rencontré le même problème en Inde, dans le cadre de son étude des religions. (Maldonado Torres,
2007)
Dans le même entretien, l’auteur explique que la transition de The darker side of the renaissance à
Local histories/Global designs, paru en 1999, était logique. Il était passé de l’analyse des trois
sphères de domination citées plus haut à celle de la connaissance et de l’épistémologie comme
instruments de colonisation. Il avait élargi l’échelle temporelle de son étude. Local Histories/
Il incombe à la théorie décoloniale de diffuser une autre conception de la raison et de déplacer le lieu
d’énonciation de la pensée du premier au tiers-monde. Le sujet épistémologique de ce nouveau
Ce livre est un des discours fondateurs du courant décolonial, dans la mesure où il retrace une
généalogie de la pensée décoloniale au moment même où prenait forme le projet
Modernité/Colonialité. Si l’auteur ne connaissait pas les thèses de Aníbal Quijano lorsqu’il était en
train d’écrire The darker side of the renaissance, elles ont été pour lui un guide lors de la
rédaction de son second livre. De même, la réflexion de Gloria Anzaldúa a été pour lui séminale.
À l’époque où j’écrivais mon premier livre (The darker side of the renaissance), Anzaldúa m’a ouvert la voie
vers les réponses décolonisatrices, dirions-nous aujourd’hui. Lorsque j’étais à l’œuvre sur le second, elle m’a
montré l’accès à la pensée frontalière ou épistémologique. Comment pense-t-on à partir de la subalternité? Et
bien, si on ne peut pas éviter l’imposition impériale, on n’est pas non plus obligé d’y obéir. Anzaldúa pense
comme une femme et affronte le patriarcat. Elle pense comme une lesbienne et affronte les normes
hétérosexuelles. Et elle pense en tant que Chicana confrontée à la suprématie anglo-blanche. (Maldonado Torres,
2007)
Dans un livre paru peu après, La idea de América latina, il reprend des idées déjà formulées dans
les deux livres antérieurs sur la conscience européenne et poursuit sa réflexion à partir des concepts
d’extériorité, de pensée frontalière et d’option décoloniale. Il insiste sur le « je suis là où je
pense ».
Son dernier ouvrage, paru en français, Désobéissance épistémique, développe l’idée du déplacement
du lieu d’énonciation. La désobéissance en question est ce détachement qui passe par une
insurrection contre l’épistémologie occidentale. L’auteur prolonge sa réflexion sur la connaissance
et l’épistémologie comprises comme modalités de la colonialité. Il se demande comment penser
l’émancipation et la décolonisation de la connaissance à partir d’une position de subalterne. Le
détachement, dont la géopolitique et la corpopolitique de la connaissance sont deux moments
indispensables, permet de se dégager de la matrice épistémique du pouvoir et de produire « el
vuelco descolonial ». Walter Mignolo explique comment passer de l’ego politique et la
théopolitique à une géopolitique et une corpopolitique, insistant sur le lien entre corps et pensée et
soulignant l’importance du mépris du corps qui s’est mis en place avec le christianisme et la
philosophie cartésienne. Il revient sur la différence émancipation/libération, affirmant que la
libération diffère du projet émancipatoire de la modernité. En effet, rationalité et « émancipation »
sont les principes cadres de la modernité mais ils ne fonctionnent que du côté moderne du monde,
pas de son côté colonial. La tache consiste à poursuivre la construction d’une grammaire de la
Maldonado Torres, Nelson. 2007. « Walter Mignolo. Una vida dedicada al proyecto decolonial ».
Nómadas. n. 26. p. 192. 193.
https://www.academia.edu/4262822/Una_vida_dedicada_al_proyecto_decolonial
Mignolo, D, Walter. 1995. The Darker Side of the Renaissance: Literacy, Territoriality, &
Colonization. Ann Arbor : The University of Michigan Press.
Mignolo, D, Walter. 2000. Local Histories Global Designs : Coloniality, Subaltern Knowledges,
and Border Thinking. Princeton. NJ : Princeton University Press.
Mignolo, D, Walter. 2007. La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial.
Barcelona : Gedisa Editorial
.
Mignolo, D, Walter. « Aiesthesis decolonial », Dialnet – Artículos de revista, ID.
https://artlabourarchives.files.wordpress.com/2012/08/mignolo-aiesthesis-decolonial.pdf
Il n’existe pas de livre de Walter Mignolo en accès libre légal. Mais une quantité conséquente
d’articles critiques circulent à son sujet. La lectrice et le lecteur pourront consulter, entre autres, son
site, avec des articles en anglais et en espagnol
http://waltermignolo.com/
Fin de la modernité
Les études culturelles et les courants postmodernes en parlent depuis des décennies. Comme le
remarque Santiago Castro Gómez (2005), la crise de la modernité pourrait n’être que celle de
l’ancien dispositif, celui qui excluait l’autre et qui a fonctionné jusqu’à la période
de décolonisation. Depuis plusieurs années, nous assisterions à son recyclage. Un dispositif peut
être remplacé par un autre sans qu’on sorte de la modernité/colonialité, conception qui avait déjà été
exploitée au début du XXI siècle par quelqu’un comme Antonio Negri (Bourguignon Rougier,
2017). L’Autre absolu disparaîtrait, remplacé par le et la subalterne; car il faut bien, lorsque s’étend
le marché mondial, étendre également la masse des consommateurs et consommatrices, l’exclusion
absolue devenant une limite.
Dans La postcolonialidad explicada a los niños, Santiago Castro Gómez développera l’analyse de
ce changement de dispositif qui n’est pas pour autant la fin de la modernité. Et il en profitera
d’ailleurs d’ailleurs pour régler leur compte à certaines affirmations de Antonio Negri sur la fin de
l’empire qui rendent compte d’un certain aveuglement face aux formes actuelles d’impérialisme —
ce que Coronil avait déjà très bien vu.
Mythe de la modernité
Le mythe de la modernité, dont l’analyse est développée par Enrique Dussel dans les conférences de
Francfort, s’est construit autour de l’idée d’une supériorité épistémique qui justifiait
l’asservissement d’autres peuples. C’est un mythe qui correspond au premier dispositif moderne
1) La civilisation moderne se comprend comme plus développée (ce qui l’amènera à défendre une position
eurocentrée sans en prendre conscience);
2) Cette supériorité oblige les modernes à contraindre les peuples plus primitifs, plus grossiers, plus barbares à se
développer. C’est un impératif moral;
3) Pour se développer, les peuples en question doivent imiter l’Europe (il s’agit en fait d’un développement
unilinéaire. Cela aboutit au « mensonge du développement », un discours aveugle à ce qu’il est vraiment);
4) Le barbare résistant au processus de civilisation, la praxis moderne doit recourir à la violence si c’est
nécessaire, pour détruire les obstacles à cette modernisation (voir la « Guerre Juste »
coloniale);
5) Une telle domination produit des victimes, pour des raisons diverses, mais cette violence est jugée inévitable.
De façon quasi sacrificielle, le héros civilisateur transforme ses propres victimes
en holocauste d’un sacrifice salvateur (l’Indien-ne colonisé-e, l’esclavagisé-e africain-e, les femmes, la
destruction écologique de la terre, etc.);
6) Pour l’homme moderne, le barbare est coupable (de s’opposer au processus civilisateur). Cela permet à la «
modernité », non seulement d’invoquer son innocence, mais aussi de se présenter
comme l’instrument de la rédemption de ses victimes;
7) Enfin, et en raison du caractère « civilisateur » de la « modernité », les souffrances ou les sacrifices (les coûts
de la modernisation) des autres peuples « arriérés » (immatures), des
autres races réduites en esclavage, de l’autre sexe pour sa faiblesse, etc. sont présentées comme des aléas
inévitables. (Restrepo, 2009)
Le philosophe Santiago Castro Gómez revient sur cette expression que Jurgen Habermas emploie
pour différencier deux moments de la modernité. Pour le Colombien, dans le nouveau dispositif de
pouvoir, qui correspond à son deuxième moment néolibéral, ce que Fernando Coronil nomme
globocentrisme, il ne s’agit plus de sanctionner les différences mais de les produire. Parler de la
modernité comme d’un projet, c’est parler d’une instance centrale et cette dernière, c’est l’État
moderne qui n’a pas seulement le monopole de la violence mais organise rationnellement la vie
des populations qu’il gère dans le cadre de ces gouvernementalités décrites par Michel Foucault.
Cette gestion rationnelle repose sur la participation de sciences sociales qu’il ne faut pas voir
comme un plus mais comme un des fondements de l’État moderne. En effet, la taxonomie des
sciences sociales légitime autant qu’elle organise l’action de l’État et l’adaptation des
populations à l’appareil de production. Cette subjectivation des individus a un corollaire : la
question de l’autre, celui ou celle qui n’est pas subjectivé-e comme le ou la citoyen-ne et qui sera
d’ailleurs moins caché-e que construit-e. L’invention de l’autre et l’invention de la citoyenneté sont
liées de façon indissoluble. Si la modernité est un projet, c’est parce que ses dispositifs
disciplinaires sont ancrés dans une double gouvernementalité : d’un côté, la gouvernementalité
projetée vers l’intérieur des États, la création d’une identité homogène à l’aide de politiques de
subjectivation, de l’autre, la gouvernementalité projetée vers l’extérieur, la volonté de s’assurer les
flux de matières premières de la périphérie. D’où l’idée de Santiago Castro Gómez que la
globalisation que nous vivons n’est pas un projet, car elle n’a pas besoin de ces instances centrales
qui régulent les mécanismes de construction sociale.
On peut émettre un doute sur cette analyse si on pense à la violence actuelle de la répression partout
dans le monde. Les populations sont réprimées ou massacrées par des gouvernements qui
soutiennent les projets d’une minorité de prédateurs. Certes, ce projet ne renvoie plus dans ce
cas-là à un projet civilisationnel mais à une simple appropriation par une minorité. D’autre part, en
« Amérique latine » comme ailleurs, l’accentuation des processus de normation des individus amène
Références
Achinte, Adolfo Albán. 2018. « Epistemes “otras”: ¿Epistemes disruptivas? » Conférence donnée à
l’Université catholique de Pereira.
http://www.revistakula.com.ar/wp-content/uploads/2014/02/KULA6_2_ALBAN_ACHINTE
Castro Gómez, Santiago. 2005. La postcolonialidad explicada a los niños. Popayán : Editorial
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https://territoriosendisputa.files.wordpress.com/2015/09/158.pdf
Dussel, Enrique. 2000. «Europa, modernidad y eurocentrismo». Dans La colonialidad del saber:
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Buenos Aires. CLACSO. : 49.
Foucault, Michel. 2004. Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978.
Paris : Gallimard
Monte pourrait se traduire comme la « brousse » ou la « forêt » ou le maquis. Ce terme est très
présent dans le vocabulaire des communautés afro-latino-américaines.On le retrouve notamment au
sein des communautés afrodescendantes au Mexique, à Cuba, en Colombie, en Équateur et au
Panama. Il désigne d’abord un espace naturel qui entoure les communautés afro rurales. Dans ce
milieu, sont menées certaines activités économiques : chasse, cueillette, élevage. D’autre part, le
monte a une dimension épistémologique.
Premièrement, il a constitué un espace historique pour les communautés afro-latino-américaines car,
durant la période de l’esclavage, le monte servit de lieu de résistance pour les esclavagisé-e-s. En
effet, afin d’échapper et de s’opposer au joug colonial et racial, ces esclavagisé-e-s vont s’installer
dans des zones très difficile d’accès et fonder des communautés, des villages libres qui, dans
certains cas, vont être des lieux de repli après des attaques menées contre les intérêts des colons
européens, comme à Panama, Veracruz et sur la Costa Chica au Mexique, et même, la tentative
de reproduire une « Afrique ». Le monte est l’environnement historique de résistance noire, ce que
la langue castillane consacrerait en l’associant à l’invention du terme « cimarrón ». Le monte est
l’écosystème où se trouve le village marron, le palenque, kilombo. Or, pour saisir toute la portée
anticoloniale du monte durant cette période d’esclavage et de traite, il faut rappeler que la
connaissance intime du milieu forestier ou de certaines niches écologiques provient de l’expérience
préalable en Afrique. Plusieurs esclavagisé-e-s africain-e-s ont été sociabilisé-e-s dans des
écosystèmes qui ressemblent à ceux à partir desquels ils et elles ont été déporté-e-s. En outre,
certains cycles de l’activité esclavagiste ont parfois rassemblé des populations africaines issues
d’aires culturelles proches dans les mêmes colonies espagnoles. Ce fut le cas des populations
d’Afrique centrale déportées vers le Mexique ou vers la Colombie.
Deuxièmement, en lien avec cette dimension historique, le monte renvoie à un espace surnaturel
ambivalent dans lequel se trouvent des entités et des forces capables de menacer ou de protéger
l’être humain. Au sein de la religion afro-cubaine palo monte d’ascendance bantoue (Afrique
centrale), le monte est l’endroit où le divin guérisseur trouve les éléments (herbes, feuilles)
nécessaires à la guérison des malades. Dans les mambos (chants rituels) du palo monte, la brousse
est le lieu de vie des génies et esprits. En Colombie, le monte constitue aussi un lieu d’initiation aux
connaissances des guérisseurs et guérisseuses. Au sein de la Costa Chica, le monte est le lieu de vie
du « double animal », de celui qui est considéré comme un « sorcier ». Dans ces communautés afro-
Références
Aguirre Beltrán, Gonzalo. 1989. Cuijla. Esbozo etnográfico de un pueblo negro. México: Fondo de
Cultura Económica.
Cabrera, Lydia. 1975. El monte, igbo finda, ewe, orisha, vititinfunda: notas sobre las religiones, la
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Ediciones C.R.
Camacho, Juana et Restrepo, Eduardo (dir). 1999. De montes, ríos y ciudades: territorios e
identidades de la gente negra en Colombia. Bogotá: Fundación Natura.
SEBASTIEN LEFÉVRE
En la vida conocí mujer igual a la flaca / Coral negro de la Habana, tremendísima mulata / Cien libras de piel y
hueso, cuarenta kilos de salsa / Y en la cara dos soles que sin palabras hablan.
Ces vers sont tirés d’une chanson intitulée « La flaca », du groupe de rock espagnol des années
1990, Jarabe de palo. À première vue, rien de choquant: le protagoniste a connu une femme à la
Havane, à Cuba et il l’a trouvée très jolie. Or, pour la nommer, il utilise le terme de mulata
(mulâtresse) et coral negro (corail noir). De plus, il emploie le suffixe superlatif -ísima. L’auteur de
la chanson se réfère donc à des catégories coloniales : mulato est le nom donné à une certain
métissage biologique et corail noir renvoie à la couleur de la peau. Par conséquent, ce qui paraît «
anodin » ne l’est pas du tout. En effet, même si le langage commun utilise spontanément une
certaine type de lexique, les mots ont un sens et convoquent certaines formes de pensée.
La « mulâtresse » était le nom donné à la femme issue d’un métissage biologique entre un « Blanc
et une Noire ». Mais il signifie à l’origine le mélange entre un cheval et une mule. Il est donc
question d’abord d’un métissage entre deux animaux, c’est-à-dire des non-humains. Finalement, le
problème n’est pas tant les différents noms employés pour désigner les personnes mais le locuteur
ou la locutrice qui les emploie. Les implications changent s’il s’agit d’un « Blanc » vers une « Noire
», car le locuteur émetteur ou la locutrice émettrice, dans ce cas, ne peut se défaire de cette fameuse
colonialité de l’être; s’il ou elle la reprend telle quelle, comme c’est le cas ici, il ou elle est
comptable de cette terminologie socio-historique occidentale.
Prenons un autre exemple pour que les choses apparaissent plus clairement. Il s’agit du poème
chanté, et souvent mis en scène, Me gritaron Negra, de Victoria Santa Cruz. Il s’agit d’une
compositrice et chorégraphe née au Pérou en 1922 qui revendique ouvertement son afro-péruvianité
et dont les œuvres rendent compte de la culture et des traditions afro- péruviennes. Dans Me
gritaron Negra, Victoria Santa Cruz aborde la problématique corporelle en montrant clairement que
l’on ne naît pas « Noir-e », mais qu’on le devient. Le poème parle en effet d’une petite fille de cinq
ans qui découvre qu’elle est « Noire ». C’est la société dans laquelle elle vit qui lui assigne une
étiquette (« Ellos decían » [eux ils disaient]). Le Pérou, d’où est originaire Victoria Santa Cruz, est
issu, comme les autres pays d’« Amérique latine », d’une société coloniale où a été instaurée une
axiologie raciale assez rigide. Il y avait des « Noir-e-s », des « Mulâtres-ses », des « Zambos » ou «
L’ontologie est un concept qui avait disparu de la scène philosophique après la Seconde Guerre
mondiale, et qui avait été mis à mal par des penseurs et penseuses de l’« autrement qu’être »,
comme Emmanuel Levinas. Il est réapparu, avec un détour par la discipline anthropologique, lors
du « tournant ontologique », incarné par des chercheurs et chercheuses comme Philippe Descola et
Eduardo Viveiros de Castro.
C’est un concept important pour l’abord de la théorie décoloniale, qui ne prend pas le même sens
selon qu’il est utilisé par Enrique Dussel ou Arturo Escobar. Pour Enrique Dussel, l’ontologie c’est
ce domaine de la philosophie occidentale caractérisé par une interrogation sur l’être. Mais c’est
aussi la pratique qu’il imagine, à partir de la remise en question de cette ontologie, comme une
réflexion sur le monde quotidien en tant que totalité du sens pratique. À partir de l’étude de Totalité
et infini, Enrique Dussel élabore une opposition à l’ontologie qui prend forme dans sa philosophie
et son éthique de la libération. Il voit la totalité comme une figure centrale de l’ontologie
qu’il ramène à son mode d’existence historique : il rappelle que l’ontologie de la philosophie
occidentale a été imposée par la rationalité occidentale moderne aux dépends de ses Autres. Et il
effectue un virage, abandonnant l’ontologie pour se tourner vers la métaphysique, qu’il voit comme
un aller vers un au-delà qui n’est pas la métaphysique de la modernité. La métaphysique de l’altérité
qu’il construit est finalement une ontologie négative : elle nie l’ontologie moderne, elle-même basée
sur la négation de cette Altérité. En l’occurrence, le premier autre de la modernité, c’est l’autre
latino-américain. L’Altérité est la manifestation d’une rationalité occidentale qui réduit le Différent
au Même et qui, dans le domaine politique, existe comme destruction de l’humanité autre,
différente, étrangère. Dans ses 14 thèses, il écrit que « l‘ontologie est une philosophie du pouvoir,
de l’injustice, du dogmatisme, tandis que la métaphysique est l’expression de l’éthique comme
première philosophie, la critique de l’ontologie, le questionnement du Soi, l’acceptation de l’autre et
du différent (Dussel, 2016). La négation del’ontologie rend nécessaire l’intervention de l’extériorité.
Chez Arturo Escobar et chez Mario Blaser qui travaillent sur le concept, l’ontologie désigne autre
chose qui ne renvoie pas, comme chez Dussel, à la philosophie occidentale mais à l’anthropologie.
L’émergence du « tournant ontologique » dans les sciences sociales peut nous permettre de mieux
Références
Andrade Perez, Roberto, Bordai, Ella. 2018. « Luttes éco-sociales, migrations des savoirs et
pratiques politiques ontologiques avec Arturo Escobar : la nécessité de traduire l’anthropologie».
Descola, Philippe. 2000-2004. « Figures des relations entre humains et non humains ». Cours
donnés au Collège de France.
https://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/course-2001-2002.htm
Dussel, Enrique. 1974. «Capítulo VIII : unidad replanteada por superación de la ontología». Dans
El dualismo en la antropología de la cristiandad. Buenos Aires : Editorial Guadalupe.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/otros/20120130114110/10cap8.pdf
Dussel, Enrique. 2016. 14 tésis de ética. Hacia la esencia del pensamiento crítico. Madrid :
Éditions Trotta. p. 124.
https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/68.14_Tesis_Etica.pdf
Escobar, Arturo. 2018. «Les dessous de notre culture». Revue d’Etudes Décoloniales
http://reseaudecolonial.org/2016/09/02/les-dessous-de-notre-culture/
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Medellín : Universidad Autónoma Latinoamericana UNAULA.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/Colombia/escpos-unaula/20170802050253/pdf_460.pdf
Vieira, Antonio Rufino. 2008. «L’éthique matérielle de la vie : le projet éthique-politique critique de
la philosophie de la libération». n° 134. Les carnets de centre de philosophie du droit.
https://sites.uclouvain.be/cpdr/docTravail/RufinoVieiraA.134.pdf
La pédagogie des opprimé-e-s du Brésilien Paolo Freire représente une des innovations les plus
importantes dans la pensée critique latino- américaine. Freire a accompli, au niveau de l’éducation
et de la pédagogie, une révolution semblable à celle qu’ a réalisé Dussel dans le monde de la
philosophie. Aujourd’hui, la perspective de Freire a toujours un rayonnement important même si
elle n’a plus l’incroyable aura qui fut la sienne il y a cinquante ans..
Pédagogie des opprimés est un livre qui annonce l’émergence de la philosophie de la libération et
fut publié par l’auteur en exil, durant la dictature brésilienne des années 1960. La dictature semble
avoir été un facteur d’accélération pour la genèse de ce livre-monument, comme le serait quelques
années plus tard la dictature argentine pour la philosophie de la libération. Dans Pédagogie des
opprimés, Freire fait de l’éducation une stratégie révolutionnaire de transformation sociale; c’est un
livre en phase avec la critique économique de la dépendance, dont beaucoup de tenant-e-s étaient
d’ailleurs, comme Freire, brésilien-ne-s.
Pour Freire, l’opprimé-e doit construire lui-même, elle-même sa propre libération, donc commencer
par être conscient-e de son oppression. Il ou elle devient alors son ou sa propre pédagogue. On
retrouve chez lui une radicalisation des idées qu’avait commencé à explorer le pédagogue conseiller
de Bolívar, Simón Rodriguez, pour lequel les républiques ne se faisaient pas avec des docteur-e-s ni
des lettré-e-s mais avec des citoyenne-s. La véritable mission était donc de « tener pueblo », soit un
peuple qu’il fallait former certes, mais à partir de la particularité latino-américaine, et pas de la
norme occidentale qui s’imposerait après les Indépendances.
L‘opprimé-e est la clé pour comprendre le fonctionnement du pouvoir. Les opprimés ne sont pas
seulement ceux qui endurent la domination, l’oppression est une relation dialectique entre
l’oppresseur et l’opprimé, dans laquelle ces derniers intègrent une logique oppressive. La libération
n’est donc pas seulement une lutte contre l’oppresseur, mais aussi une lutte des opprimés pour se
découvrir, tout en découvrant leur oppresseur. Il s’agit pour les opprimés de découvrir la
contradiction avec leur antagoniste et leur identification avec lui, afin de surmonter sa peur de la
liberté, qui est l’une des conséquences de la domestication réalisée grâce aux
Le but de la pédagogie des opprimés est la réappropriation de leur humanité, mais pour ce faire, ils doivent
découvrir l’oppresseur et eux-mêmes. La réalité des opprimés est contradictoire : ils doivent
affronter leur peur de la liberté, tout en dépassant leur identification avec ce qui les nie. Sans cela, les opprimés
peuvent transformer les conditions de l’oppression, mais seulement pour les reproduire, et cette fois-ci, sur leur
ancien oppresseur. (Restrepo, 2010)
Voilà pourquoi Freire ne pense pas que les opprimé-e-s soient les agent- e-s prédestiné-e-s de la
révolution. Il est persuadé qu’il n’ y a pas de révolution sans une praxis organisée par les opprimé-e-
s mêmes. La révolution existe dans la formation des sujets révolutionnaires. Les sujets ne
sont pas un résultat de la lutte, ils et elles adviennent dans la lutte, d’où l’importance de la
pédagogie. Cette perspective donne aux intellectuel-le-s un rôle particulier : s’ils et elles doivent
travailler aux côtés des opprimé-e-s, leur rôle n’est pas de faire la révolution pour les opprimé-e-s,
mais avec eux et elles dans un processus d’éducation dialogique. Freire critique l’arrogance et
l’autoritarisme des intellectuel-le-s de gauche et de droite qui se considèrent propriétaires des
savoirs ou des universitaires qui prétendent « conscientiser » les travailleurs ruraux et urbains et les
travailleuses rurales et urbaines. Il est le premier à formuler une critique de la colonialité du savoir
et surtout à décoloniser le rapport au savoir dans la pratique.
Dans la pensée de Dussel, cette pédagogie des opprimé-e-s a joué un rôle fondamental. L’opprimé-e
incarne cette extériorité sans laquelle l’édifice de la philosophie de la libération ne tient pas, même
si le rôle que le philosophe accorde aux intellectuel-le-s dans le processus révolutionnaire ne cadre
pas avec la vision qu’a le Brésilien. Eduardo Restrepo dit que chez Dussel il y a un privilège
épistémique des opprimé-e-s, car leur condition d’extériorité leur permet d’articuler la praxis et la
philosophie de la libération.
Restrepo remarque que pour la perspective décoloniale, il est aussi question d’extériorité mais celle-
ci est plus précise : elle tient à la différence coloniale qui n’est pas une extériorité absolue, mais qui
est produite. Si Paulo Freire et Enrique Dussel abordent l’opprimé-e en tant que peuple ou que
pauvre, dans la pensée décoloniale, l’opprimé-e c’est celui ou celle qui a été racialisé-e au cours du
processus de constitution de la modernité/ colonialité : l’Indien-ne ou le ou la Noir-e (Restrepo,
2010). Une autre différence tient au fait que la pédagogie des opprimé-e-s n’a pas été élaborée
Références
Freire, Paulo. 2018 [1974]. Pédagogie des opprimés. Résistance 71. Traduction à partir des textes
anglais et portugais.
https://jbl1960blog.files.wordpress.com/2018/12/la-pedagogie-des-opprimes-de-paulo-freire-
public3a9-en-1970.pdf
Restrepo, Eduardo et Rojas, Axel. 2009. La inflexión decolonial. Bogotá : Master d’études
Culturelles. p. 27. 28. 29.
https://www.academia.edu/2186931/Inflexion_decolonial
Le culte des orishas est un phénomène religieux issu de la Traite transatlantique. Il est issu de culte
de divinités dans la culture yoruba d’Afrique de l’Ouest, notamment dans l’actuel Nigeria et au
Bénin. On retrouve sa pratique à Cuba, sous le nom de Santería et au Brésil, sous le nom du
Candomblé. Cette région d’Afrique de l’Ouest a été affectée par la Traite esclavagiste
transatlantique et ses reflux. La fin tardive de l’institution esclavagiste à Cuba et au Brésil a entraîné
une importante présence démographique des ethnies et populations de cette partie de l’Afrique.
La religion yoruba s’organise autour de divinités intermédiaires entre un être suprême, Olodumare,
et les humains. Ces divinités peuvent représenter des domaines spécifiques de la nature (eaux,
vents, plantes) ou des activités humaines (justice, guerre). Elles peuvent être perçues comme des
ancêtres mythiques dans une société lignagère. Cette religion a été l‘objet d’une abondante
littérature historique et anthropologique et, plutôt que de procéder à une interprétation anachronique
ou à rebours de la réflexion sur les religions des Afro-descendant-e-s, il nous paraît important
d’observer les correspondances et continuités entre culte orishas et pratique yoruba en
Afrique. Bastide (1973) l’a fait déjà en signalant que les principales divinités s’étaient maintenues
de part et d’autre de l’Atlantique, il a noté aussi l’existence d’une organisation sacerdotale yoruba
plus ou moins identique (avec un groupe de prêtres/divins, chefs de confréries et des sociétés
secrètes), l’usage de chants et de tambours tant à Cuba qu’au Nigeria et les même séquences lors
des rites (sacrifices d’animaux, préparation de la fête, appel premier à Eleggua/Eshu, danses mimant
les récits des divinités yoruba). Cette pérennité caractéristique tant de la Santería que du
Candomblé, fait que Bastide les désigne comme des « religions en conserve ». Bien évidemment, la
dynamique de transnationalisation ou de flux à l’œuvre actuellement a produit des changements
dans la pratique de ces religions. Mais cette transnationalisation a lieu parce qu’il y a un minimum
de pratiques, de signes et d’objets en commun entre adeptes de cette religion en Afrique et Afro
Abya Yala. On ne peut dès lors s’affranchir d’un questionnement sur ces éléments partagés bien
qu’ils s’opposent à une lecture créolisante. Le maintien de cette religion a une signification sociale
et politique puisqu’elle a permis une sociabilité afro-descendante et une expressio culturelle dans
le contexte d’une colonialité exacerbée.
Références
Basilio Nunes, Victor Hugao. 2016. « Orixá, natureza e homem: o candomblé na perspectiva
decolonial». Congreso Internacional Historia.
http://www.congressohistoriajatai.org/2016/resources/anais/6/
Voir à ce sujet:
https://www.youtube.com/watch?v=LYPs1Y913LA
Le palo monte est une religion afro-cubaine d’origine bantoue, d’Afrique centrale. Elle a deux
variantes : palo-mayombe et kimbisa. Elle se manifeste par la croyance en des forces non-humaines
appelées mpungus qui représentent les forces et attributs de la nature. Elles peuvent prendre la
forme des esprits des défunt-e-s, des ancêtres. Le palo monte se différencie de la Santería du fait de
son héritage kongo, d’Afrique centrale. Cet héritage se donne à voir dans son rattachement de la
part de ses pratiquants à l’origine kongo, ce qui souligne la dimension mémorielle. D’ailleurs dans
un récit mythique recueilli par Dianteill, il est fait mention de la figure de la reine Nzinga, grande
figure au XVI siècle de la résistance face aux Portugais dans la région du Ndongo et qui a vu son
influence s’étendre dans toute la zone de l’actuelle Angola. En outre, la majorité des termes
initiatiques sont d’origine kikongo ou issus des langues d’ethnies limitrophes, souligne Dianteill en
reprenant les travaux de González Huguet et Baudry (1967). On pourrait citer : nganga, nkisi,
kimbisia ou encore mayombe. Le nkisi, conçu dans le système kongo est le réceptacle rituel pour
construire le lien entre un esprit et un humain. Dans la pratique afro-cubaine, la fonction est
la même. Le maintien d’un système de représentations et de pratiques en lien avec l’aire culturelle
kongo souligne la spécificité afro-cubaine et son orientation de résistance.
Références
Dianteill, Erwan. 2002. « Kongo à Cuba. Transformations d’une religion africaine ». Archives de
Sciences sociales des Religions, nº117 : 59-80.
Silva Ribeiro, José da. «Palo Monte, um rito Congo em Cuba ». IC – Revista Científica de
Información y Comunicación.
https://icjournal.files.wordpress.com/2013/01/1259073988-1silva.pdf
Voir à ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=_cQHCT9fJlU
Nous les femmes, nous sommes la moitié de tout. (Paredes, 2008) Julieta Paredes est une militante
féministe lesbienne aymara. Elle a créé dans les années 1990, avec María Galindo, à La Paz, un
atelier qui accueillait les femmes en détresse. C’est un moment marqué par l’imposition violente
du modèle néo-libéral en « Amérique latine », au nom de la liberté, un moment où l’exploitation des
populations comme la restructuration des mécanismes coloniaux de colonisation se renforcent.
Mujeres creando publie une revue, Mujer Pública (Femme Publique) émet un programme de radio
hebdomadaire et organise un lieu d’accueil qui offre gîte et couvert,ainsi que des ateliers artisanaux
et des formations, aux femmes de la rue. À ce moment-là, en Bolivie, la gauche voyait le féminisme
comme un facteur de division et s’accommodait de la domination du modèle hétérosexuel sur les
hommes et les femmes. Il était alors impensable de revendiquer son
lesbianisme. C’est dans ce contexte sinistré qu’apparaît Mujeres creando, un mouvement
qui a développé plusieurs stratégies politiques, communicationnelles, et joue très habilement de la
provocation. Elles sont des « agitatrices de rue ». Leur action subversive s’appuie sur des œuvres
artistiques qui peuvent avoir divers supports, des graffitis par exemple, lesquels deviendront une
griffe parfaitement identifiable du mouvement. La performance, la littérature, le graffiti, la musique,
l’espace numérique permettent de rendre visible cette lutte. Les interventions de Mujeres
creando au sein de la ville de La Paz étaient de véritables exploits, parfois clandestins, parfois
publics, et elles continuent 27 ans plus tard. La rue est la scène de leurs performances. Ces femmes
soutiennent des mouvements comme celui d’une organisation pour les personnes endettées avec des
institutions de microcrédit. Elles prônent une éducation sexuelle nationale pour contrer le machisme
et défendent le droit à l’avortement. Récemment, en 2018, Maria Galindo a aspergé de peinture
rouge les murs de la Maison du Peuple pour protester contre le peu d’énergie déployée par le
gouvernement d’Evo Morales dans la lutte contre le féminicide.
Depuis quelques années, Julieta Paredes a quitté Mujeres creando et milite dans Mujeres creando
comunidad qu’elle a fondée en 2002. Elle pensait alors que le féminisme autonome anarchiste qui
était à la base de Mujeres creando n’était plus adapté, car le féminisme se devait désormais d’être
communautaire. Cela s’est traduit dans des écrits comme dans sa lutte contre le néolibéralisme.
Nous, avec notre féminisme communautaire, nous avons un autre point de départ, parce que
nous ne nous situons pas individuellement, nous nous situons aux côtés de nos frères. Partant
d’une identité commune nous faisons une proposition politique, non pas individualiste mais englobant tous les
droits communautaires et pas seulement nos droits individuels de femmes. Cela suppose que nous reconnaissions
que nous subissons les mêmes discriminations, les mêmes oppressions, les mêmes exploitations que nos frères,
tout en dénonçant le fait que dans la communauté, ils deviennent à leur tour nos oppresseurs et nos exploiteurs.
(Paredes, 2012)
Sa position diffère de celle de Maria Lugones pour ce qui est des rapports entre mondes indigènes et
système de genre. Contrairement à la féministe argentine, elle pense que le genre existait déjà dans
les sociétés amérindiennes.
Nous, nous disons qu’il y a eu une convergence des patriarcats. Mes frères aymaras n’y échappent pas car avant
ils se comportaient aussi en patriarches. J’en veux pour preuve la négociation qu’ils menaient entre hommes au
sujet de celles qu’on appelait les Vierges du Soleil, utilisées pour le service sexuel, économique, politique et
éducatif des classes dominantes incas. Ces filles venaient des peuples conquis. Si, comme le disent quelques-uns
de nos frères, c’était le paradis avant que les q’aras (les Espagnols, littéralement « hommes nus » en aymara)
arrivent, pourquoi les hommes n’étaient-ils pas le butin ou l’objet de l’échange entre les Aymaras et les Incas, par
exemple? (Paredes, 2012)
Cette dualité masculin/féminin, on la retrouve aussi dans la cosmogonie aztèque et elle donne lieu à
une image du monde comme complémentarité et équilibre. Mais une chose est la complémentarité,
dit elle, une autre, la naturalisation de l’hétérosexualité. C’est ce glissement d’un symbolisme à une
norme qu’elle remet en question. Comme le caractère subalterne du rôle de la femme dans la
communauté traditionnelle. Elle remarque que lorsqu’un homme est élu pour une fonction politique
dans une communauté indienne, sa compagne, de façon automatique, est associée à son travail
politique mais dans le cadre d’une dépendance vis-à-vis de l’homme, car sa représentation
n’a pas de légitimité :
Nous conservons l’idée de paire complémentaire, mais pour partir de ce concept nous devons obligatoirement
nous éloigner de la pratique machiste et conservatrice du chacha-warmi. Il faut le dénoncer comme un espace de
forte résistance machiste, de privilèges pour les hommes et de violence en tous genres envers les femmes. Dans
la perspective du féminisme communautaire qui est la nôtre, nous le repensons comme paire complémentaire
d’égaux warmi-chacha, femme-homme (…). Ce n’est pas un simple changement de place des mots, mais la
reconceptualisation de la paire complémentaire opérée par les femmes, parce que, nous les femmes, nous
sommes celles qui sommes subordonnées et que construire un équilibre, une harmonie au sein de la
communauté, de la société, cela se fait en partant des femmes. (Paredes, 2008)
Pour elle, il faut partir de la paire femme-homme, de la femme, des femmes en communauté, pour
créer le temps des femmes. La communauté n’est pas seulement la communauté indienne mais une
autre façon de penser la vie; une communauté constituée d’hommes et de femmes lié-e-s par
la réciprocité. Elle ne part pas de la famille ou du couple mais de la communauté. Pour elle, dans
l’imaginaire de la Bolivie d’aujourd’hui, la communauté renvoie aux hommes de la communauté,
pas aux femmes, car ce sont les hommes qui parlent, décident, sont chargés de représenter la
communauté. Les femmes, elles, sont en retrait, subordonnées aux hommes. Pourtant :
Soumettre la femme à l’identité de l’homme ou vice versa, c’est priver de la moitié de son potentiel la
communauté, la société ou l’humanité. Soumettre la femme, c’est soumettre la communauté car
Nous plaçons au fondement de nos relations humaines la reconnaissance de l’altérité, entendue comme
l’existence réelle de l’autre et non comme fiction d’altérité. Cette reconnaissance n’est
pas nominale, reconnaître l’autre existence entraîne une série de conséquences, par exemple, la redistribution des
bénéfices du travail et la production à parts égales. (Paredes, 2008)
Références
Julieta Paredes. 2017 [2008]. Tisser fin, en partant du féminisme communautaire. DIAL.
http://www.alterinfos.org/spip.php?article7898
Chapitre 1
http://www.alterinfos.org/spip.php?article7900
Chapitre 2
http://www.alterinfos.org/spip.php?article7899
Chapitre 3
http://www.alterinfos.org/spip.php?article7932
Gascó, Emma et Cúneo, Martin. 2012. « Sans les femmes, ils n’auraient pas résisté trois jours »,
entretien avec Julieta Paredes. DiaL
http://www.alterinfos.org/spip.php?article5439
Paredes, Julieta. 2008. « Hilando fino desde el feminismo comunitario ». Mujeres del mundo babel.
pp. 8. 9. 10. 11
https://mujeresdelmundobabel.org/files/2013/11/Julieta-Paredes-Hilando-Fino-desde-el-Fem-
Comunitario.pdf
11
11
Le Passage du Milieu est une expression issue de la littérature anglo- saxonne, des études littéraires
et culturelles. Elle renvoie à l’expérience de la traversée de l’Atlantique, dans le navire négrier, des
esclavagisé-e-s de l’Afrique vers les colonies aux Amériques. La particularité de ce passage
conceptualisé tient à ce qu’il constitue la transition d’un espace africain connu des esclavagisé-e-s
vers un autre territoire, inconnu. Durant cette expérience de la traversée, les esclavagisé-e-s
subissaient toute la violence de la colonialité du pouvoir : réduction de leur vie à la condition de
pure force de travail, racialisation des relations sociales, contrôle et répression, annihilation de la
culture et de la subjectivation. On pourrait d’ailleurs lire ce Passage du Milieu comme l’un des
moments constitutifs de la modernité capitaliste et donc de son intrinsèque colonialité. Cette
expérience est, dès lors, un des préalables épistémologiques à considérer lorsqu’on s’intéresse
aux productions, savoirs, discours et identités dans l’Afro Abya Yala.
Références
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Mercure : Paris.
Guillén, Nicolas. 1957. Motivos de son. West Indies Ldt. Sóngoro cosongo : poemas en cuatro
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Glissant, Edouard. 1990. Poétique de la relation. Poétique III. Le chapitre sur la Cale du navire
négrier. Paris : Gallimard.
Rediker, Markus. 2013. A bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite. Paris : Seuil
Voir à ce sujet :
https://www.youtube.com/watch?v=UrvJMi5dYsg
La critique du patriarcat, dont Claudia Von Werlhof, en Europe, est une des représentantes les plus
conséquentes, a trouvé en « Amérique latine » des prolongements particulièrement créatifs. Rita
Segato, anthropologue argentine, a élaboré les concepts de patriarcat de « basse intensité » et de «
haute intensité ». Le premier s’applique aux sociétés précolombiennes. Dans ces « mondes-villages
», les femmes avaient un statut subalterne mais elles avaient aussi un rôle à jouer, ailleurs que dans
la sphère de la reproduction.
Elles n’étaient pas enfermées dans une sphère domestique car celle-ci, contrairement à ce qui se
passe aujourd’hui, n’était pas dépolitisée. La réflexion féministe décoloniale remet en question
l’opposition espace public/espace privé qui repose sur un dualisme caractéristique de la pensée
moderne. Lorsque la sphère privée devient un lieu inaccessible, le contrôle de la communauté sur
les rapports et comportements familiaux n’est plus possible. Comme l’écrit Rita Segato, la
repolitisation de l’espace privé le rend vulnérable et fragile; les femmes sont celles qui paient le prix
de cettetransformation. L’expression patriarcat de « haute intensité », s’applique au monde
moderne/colonial actuel, marqué par la séparation espace public/ espace privé.
Quant à María Lugones, elle estime que l’emploi du terme « sphère domestique » pour parler de
l’espace où les femmes avaient un certain pouvoir est problématique car il renvoie à la division
espace privé/espace public. En fait, la réalité communautaire n’était pas organisée sur le modèle
de la séparation propre à la modernité occidentale, les espaces « privés » et « publics » y étaient
tous traversés par le politique. Le genre et la séparation des différents espaces de la vie en champs
relativement hermétiques sont des phénomènes liés à la perte de pouvoir politique des femmes après
la colonisation.
Aujourd’hui, beaucoup de féministes latino-américaines, en particulier au Mexique où le féminicide
atteint des proportions inégalées, construisent décolonialement une critique du patriarcat. Aura
Cumes, Maya cakchikel, ou Julieta Paredes, Aymara, parlent toutes les deux de la colonialité
comme de la rencontre entre patriarcat, capitalisme et colonialisme. Mais si Julieta Paredes pense
que la Conquête a produit la rencontre de deux patriarcats, Aura Cumes, elle, comme de
nombreuses féministes décoloniales, voit plus de la domination que du patriarcat dans les
mondes pré-colombiens.
Nous devons reconnaître qu’il existait historiquement un lien patriarcal entre le patriarcat pré-colonial et le
patriarcat occidental. Pour comprendre ce lien historique entre intérêts patriarcaux, revenir sur la dénonciation du
genre pour le décoloniser peut être utile. (…) Des relations injustes entre les hommes et les femmes, ici, dans
notre pays, il y en eu aussi avant la colonie, le patriarcat n’est pas seulement un héritage colonial. Il y a aussi un
patriarcat et un machisme bolivien, autochtone et populaire. Décoloniser le genre, en ce sens, c’est retrouver la
mémoire des luttes de nos arrière-arrière- arrière-grands-mères contre un patriarcat qui s’est établi avant
l’invasion coloniale. Décoloniser le genre, c’est dire que l’oppression sexuelle n’est pas venue seulement des
colonisateurs espagnols, mais qu’il y avait aussi une version de l’oppression sexuelle dans les cultures et sociétés
précolombiennes. (Paredes, 2010)
Références
Cumes, Aura. 2017. « Tenemos que sacurdirnos las telarañas del pensamiento único que encubren el
despojo». Periodismo hasta mancharse.
https://latinta.com.ar/2017/04/aura-cumes-tenemos-que-sacudirnos-las-telaranas-del-pensamiento-
unico-que-encubren-el-despojo/
Cet article a été traduit et publié dans le numéro 75 de la Revue d’Études décoloniales.
Paredes, Julieta. 2010. Hilando fino desde el feminismo comunitario. La Paz : El Rebozo.
https://sjlatinoamerica.files.wordpress.com/2013/06/paredes-julieta-hilando-fino-desde-el-
feminismo-comunitario.pdf
La philosophie de la libération apparaît dans les années 1970. Pour Fatima Hurtado López (2013),
elle a eu deux foyers précurseurs : l’un au Mexique avec Leopoldo Zea, l’autre au Pérou, avec
Augusto Salazar Bondy. Ceci revient à la relier au débat relatif à l’existence d’une philosophie
latino- américaine dans les années soixante.
Existe-t-il une philosophie latino américaine?
La discussion qu’eurent à ce sujet le Péruvien Augusto Salazar Bondy et le Mexicain Leopoldo Zea
eut une portée cruciale. Le philosophe péruvien considérait qu’il n’y avait pas de philosophie latino-
américaine mais une simple réception et répétition des différentes vagues de pensée étrangère,
liées à une grande réceptivité à tout ce qui venait des grands centres de culture occidentaux et une
regrettable propension à l’imitation. Cette position provoqua la réaction de Zea, lequel, en 1969,
publia La philosophie américaine comme une philosophie tout court. Il y affirmait que l’adaptation
de la pensée européenne à la réalité latino-américaine crée finalement une pensée propre à ce sous-
continent.
Une autre influence notable est celle de la théologie de la libération. Si elle a beaucoup de points
communs avec la théologie de la libération, la philosophie éponyme ne met pas l’expérience du
Christ au centre de sa problématique. Comme le remarquait Enrique Dussel dans un entretien
avec Fatima Hurtado López, la philosophie est née dans un contexte particulier. Les massacres de
Tatelolco au Mexique en 1968 et le Cordobazo argentin sont des événements qui sensibilisèrent les
tenant-e-s du mouvement à la question de la victime. Pour Dussel, à ce moment-là se produisit une
politisation de l’ontologie qui marque la différence entre la philosophie latino-américaine et la
philosophie dite de la libération. À Salazar Bondy qui disait qu’il ne pouvait y avoir de philosophie
dans un monde colonial, Dussel répondait : « dans ce monde colonial, appréhender le fait de la
domination rend possible l’émergence d’une philosophie ». Cette philosophie met donc les dominé-
e-s, les pauvres et les victimes au centre de sa réflexion. En ce sens, une des caractéristiques
fondamentales de la philosophie de la libération est son « inculturation », c’est-à-dire le fait qu’elle
émerge directement de la réalité sociale, culturelle, historique et politique de ces pays. (Dussel,
2002)
L’affirmation d’une philosophie propre n’était pas le signe d’un provincialisme, mais celui d’une
ouverture à autre chose qu’un universalisme trop abstrait. Enfin, autre apport essentiel pour la
constitution de la philosophie de la libération, la pédagogie des opprimé-e-s de Freire,
contemporaine de la théorie de la dépendance. Paolo Freire est un pédagogue qui inscrit la
mission de la pédagogie dans les luttes sociales. La pédagogie des opprimé- e-s est ainsi une
éducation où les opprimé-e-s s’éduquent eux-mêmes et elles-mêmes. Maître-sse et élève sont sur un
pied d’égalité dans une situation dialogique. Ainsi, pour Freire, l’alphabétisation fut un travail
d’éducation dialogique dans lequel l’alphabétisation s’identifiait au processus de conscientisation.
Pour lui, les intellectuel-le-s avaient un rôle important à jouer dans ce processus de conscientisation,
mais ils et elles ne devaient jamais oublier que leur rôle n’était pas de s’approprier un processus
Plus généralement, on reproche à la théorie une certaine obsolescence dans le contexte de la globalisation. Les
dualismes simplistes – centre/périphérie, développement/sous-développement, dépendance/libération,
exploiteur/exploité, tous les niveaux de genre, classe ou race qui fonctionnent dans la bipolarité
dominant/dominé, civilisation/barbarie, principes universels/incertitude, ainsi que totalité/extériorité – doivent
être surmontés (« overcome ») s’ils sont utilisés d’une manière superficielle ou réductrice. Mais surmonter («
overcome ») n’implique pas de « décréter » (« to decree ») son inexistence ou son inutilité (« uselessness »)
épistémique. Au contraire, (…) ces catégories binaires dialectiques doivent être replacées à des niveaux concrets
de plus grande complexité et être articulées à des catégories médiatrices au niveau micro. Néanmoins, supposer
qu’il n’y a ni dominants ni dominés, ni centre ni périphérie et ainsi de suite, c’est tomber dans une utopie
dangereuse ou une pensée réactionnaire. Il est temps, en Amérique latine, d’avancer vers des positions plus
nuancées, sans le fétichisme ou le terrorisme linguistique qui, sans preuve particulière, caractérise de « vieillottes
» (« antiquated ») ou d’« obsolètes » les positions qui sont exprimées dans un langage que le locuteur (« speaker
») n’apprécie pas. (Dussel, 2008)
Références
Dussel, Enrique. 2008. « Philosophy of Liberation, the Postmodern Debate, and Latin American
Studies ». Dans Coloniality at large. Latin America and the Postcolonial Debate, sous la dir. de
Mabel Moraña, Enrique Dussel et Carlos A. Jáuregui, Durham, p. 343. Duke University Press.
Hurtado López, Fatima. 2009. « De la philosophie de la libération. Entretien avec Enrique Dussel ».
Cahiers des Amériques latines.62
https://journals.openedition.org/cal/1525
Queremos un mundo donde quepan muchos mundos. Nous voulons un monde qui en contienne plusieurs.
Quatrième déclaration de la Forêt Lacandonne.
Le Plurivers est une remise en question de l’Univers, ce singulier plein de menaces. Il constitue la
critique radicale d’un des fondements de la pensée occidentale moderne, l’universalisme et d’une
réalité actuelle, la globalisation. Sa réalisation passe donc à la fois par la critique des cadres
de pensée de l’universalisme et par la création d’un projet alternatif à la globalisation néolibérale.
Si nous nous plaçons du point de vue de la critique des idées, le Plurivers ou la pluriversalité
problématisent l’ensemble des croyances à la base de notre monde. La vision hégémonique de ce
que l’on peut connaître présuppose une certaine conception de la vérité et de la connaissance.
L’approche pluriverselle, elle, interroge la validité universelle de certains énoncés sur le monde
physique et social, validité que garantirait le modèle scientifique qui les fonde. Cette certitude qui
ressemble à une foi poussa Wallerstein à écrire que la science est le seul véritable opium du monde
moderne.
Pour Ramón Grosfoguel, le Plurivers passe par la déconstruction de la tradition de pensée
universaliste fondée sur Descartes et sa conception de la connaissance comme un œil de Dieu
sécularisé. Toute la connaissance philosophique de Descartes à Marx, et jusqu’aux post-modernes,
est marquée par cet universalisme qu’il faut déconstruire. Au XX siècle, un-e des premier-e-s à
avoir élaboré cette critique fut Aimé Césaire, lorsqu’il pointa du doigt le gouffre séparant le projet
universaliste moderne de ses réalisations pratiques, la contradiction entre son projet d’émancipation,
de progrès et la réalité de l’exploitation, de la discrimination.
Le provincialisme? Pas du tout. Je ne m’enferme pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus
me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux façons de se perdre : en
se murant dans le particulier ou en se dissolvant dans l’universel. Dans ma conception, l’universel est dépositaire
universel de tout le particulier, de tous les particuliers, il est approfondissement et
coexistence de tous les particuliers (Césaire, cité dans Grosfoguel, 2008)
Le Plurivers est une dénonciation de l’éthique de séparation et de la pensée unique. Le changement vers le
Plurivers, suppose entre autres l’adoption d’une autre conception de la nature, éloignée de l’anthropocentrisme et
du dualisme. Il passe aussi par l’adoption de nouveaux récits, qui incluent la
diversité, comme celle qui alimente les mythes indigènes américains. Il existe une convergence intéressante entre
certains récits philosophiques, biologiques et ceux des indigènes, leur commune
affirmation que la vie implique la création de la forme (différence, morphogenèse) à partir de la dynamique de la
matière et de l’énergie. Dans ces conceptions, le monde est pluriel, pris dans un mouvement incessant, un réseau
en constante évolution d’interrelations entre les êtres humains et non-humains. Il est important de noter,
cependant, que le Plurivers a une cohérence et se cristallise dans des pratiques et structures, par des processus
qui renvoient à la question du sens et au pouvoir. (Escobar, 2012)
Pour Arturo Escobar, il ne s’agit pas d’un folklore mais de la possibilité de maintenir un ordre social
différent de celui du capitalisme, car le Plurivers est cette opposition à la globalisation mentionnée
plus haut. Nous serions dans une phase où s’affrontent deux visions de la globalisation : modernité
universaliste versus Plurivers. Il est à construire, et ce n’est pas une utopie destinée à se réaliser
dans un futur improbable. Plutôt une perspective qui s’est affirmée comme opposition et alternative
au modèle civilisationnel promu par cette globalisation. Avec le Plurivers, ce n’est pas seulement
d’un changement de mode de production dont il est question ni de façon de penser, ou de vivre, ou
de consommer. La crise climatique, alimentaire, la violence intra ou inter-étatique renvoient à la
nécessité d’un changement de paradigme, à la transition à un nouveau modèle.
Ce qui ressort de cette interprétation est une question fondamentale, celle de « pouvoir stabiliser dans le temps
un mode de régulation en dehors, contre et au-delà de l’ordre social imposé par la production capitaliste et l’État
libéral » (Gutiérrez, 2008 : 46). Cette proposition implique trois points fondamentaux : prendre ses distances
avec l’économie capitaliste grâce à l’expansion conséquente de formes d’économie diversifiées, y compris des
formes communautaires et non capitalistes; faire de même avec la démocratie représentative au profit de
communautaire; formes et de établir démocratie des directe, mécanismes autonome de et pluralisme épistémique
et culturel (interculturalité), entre les différentes ontologies et mondes culturels. (Escobar, 2012)
Références
Escobar, Arturo. 2012. « Más allá del desarrollo. Postdesarrollo y transiciones hacia el pluriverso ».
Revista de Antropología Social : 47. 50
https://core.ac.uk/download/pdf/38821953.pdf
JONNEFER BARBOSA
La définition bien connue de la souveraineté politique comme pouvoir de vie et de mort, pouvoir
d’instiller la mort, ne suffit pas si nous voulons caractériser un gouvernement néocolonial dont les
marquages ne concernent pas seulement les corps de ses sujets et dont les stratégies ne se limitent
plus au gouvernement des populations. Produire des disparitions, ce n’est pas seulement anéantir
des vies humaines, mais gérer l’effacement de leurs traces. Par « sociétés de la disparition », il faut
entendre aussi bien un réseau de multiples modalités de pouvoir que le diagramme très parlant d’un
nouveau modèle de gouvernement à l’époque du capitalisme cyberfinancier néocolonial.
La disparition en tant que technique gouvernementale met en évidence une déterritorialisation de la
gestion biopolitique des populations. Auparavant il s’agissait de régir l’impersonnalité de la vie
biologique en tant que multiplicité productive (fécondité, natalité, mortalité dans les registres
statistiques), assimilations ou déviations. La multiplicité des nouvelles modalités du pouvoir dans
les sociétés de disparition s’exprime à travers des dispositifs divers et singuliers, aux caractères et
aux intensités variables. Cela va de l’algorithme crypto-cybernétique à la normalisation de
l’anéantissement et des exécutions sommaires comme pratique gouvernementale, qu’elle soit
dirigée par la police ou par des appareils para-étatiques. Des formes de violence mises en place dans
des territoires comme l’« Amérique latine », et qui se généralisent aujourd’hui comme modèle
paradigmatique et explicatif de gouvernement mondial.
Tout comme les sociétés de souveraineté et disciplinaires, les sociétés de disparition ne surgissent
pas du néant, d’une façon a-historique. Il est clair que l’histoire de la politique moderne est
indissociable de la production de disparitions. Pas la vie nue dont nous parle Agamben, ni la
politisation de la vie biologique telle que l’énonce Foucault. Les techniques de disparition
produisent une « vie qui ne laisse aucune trace ». Produire la disparition d’une personne, une vie qui
ne laisse aucune trace, ne se réduit pas à l’acte du meurtre. La personne disparue n’est pas
seulement un corps soumis à la punition d’un-e souverain-e ou aux disciplines qui le dompteront.
Diachroniquement, la vie sans trace constitue une contre-histoire paradoxale de la politique en
Occident. On peut y inclure, avec l’histoire sans trace de ceux et celles qui sont mort-e-s dans les
navires négriers , le long génocide qui court du XV siècle jusqu’au XIX siècle, et même les disparu-
e-s politiques des dictatures latino-américaines des années 1960-1970, en passant par les victimes
La question de la Fosse de Perus est restée sans réponse des institutions brésiliennes, car une loi
d’amnistie empêche désormais de juger les tortionnaires et les meurtriers; sans compter, en 2019, la
restructuration de la Commission spéciale sur les décès et disparitions politiques (CEMDP), le
gouvernement Bolsonaro ayant nommé des militaires à des postes-clé et des enquêtes médico-
légales ayant été closes.
Les milliers de fosses communes où gisent des personnes réduites en esclavage lors du génocide
africain sur le territoire brésilien, les fosses communes qui dissimulent les assassinats politiques et
les cimetières de pauvres comme celui de Jardim Ângela, sont le témoignage d’une lutte des
classes qui se déroule dans la sphère de l’effacement des traces, de la destruction massive des
mémoires.
Si le lieu emblématique de la gouvernementalité biopolitique était la métropole, c’est-à-dire
l’espace urbain apparu avec le passage du pouvoir territorial de l’ancienne souveraineté à la
gouvernementalité biopolitique, un gouvernement des humains et des choses qui avait pour
contrepoint les nécropoles, terme qui en grec désignait les cimetières (νεκρόπολις, littéralement «
ville des morts » ou les champs sacrés au Moyen Âge), aujourd’hui, les fosses communes
disséminées dans le monde entier sont l’expression visible et dérangeante d’une extermination qui
est la pratique habituelle des gouvernements et de politiques de disparition qui transforment les
anciens territoires de la ville et de la métropole en lieux de frai et de dissimulation des cadavres.
Références
Moura, Clóvis. 2013. Dicionário da escravidão negra no Brasil. São Paulo:Edusp: 118.
Russo, Rodrigo. 2016. « Cemitério dos homicídios ». Jornal Folha de SP.
http://temas.folha.uol.com.br/cemiterio-dos-homicidios/introducao/cemiterio-na-zona-sul-de-sp-
tem-
Guamán Poma de Ayala était un Indigène quechua qui vécut au XVI siècle, dans le vice royaume du
Pérou. Cet homme avait deux cultures : celle, chrétienne, des Espagnol-e-s et la culture andine qui
s’était maintenue en dépit des violentes campagnes « d’extirpation » des idolâtries. Pauvre
mais de souche noble pré-incaïque, ce lettré, qui était un bon dessinateur, travailla comme scribe et
interprète pour les Espagnol-e-s, parcourant le vice royaume dans le cadre des Visites. Il écrivit une
Nueva corónica y buen Gobierno, laquelle, comme les chroniques de l’époque, s’inscrit dans le
schéma de l’histoire du Salut mais pose en même temps la question de l’indignité du gouvernement
espagnol en Amérique et de l’injustice subie par les « Indien-ne-s ». Détournant de façon
remarquable les principes des chroniques de la Conquête, à l’aide de textes comme de dessins
rendant compte de la situation des autochtones, ce livre, pour certain-e-s, constitue la première
remise en question systématique de la légitimité du pouvoir espagnol par un représentant des
vaincu-e-s. Cette longue lettre adressée au roi d’Espagne, comme le veut le genre, ne prétend pas
seulement informer le monarque sur un monde incasique où aurait existé déjà les fondements
d’une religion chrétienne. Il se propose également d’aider le roi à établir aux Indes un bon
gouvernement. Depuis la découverte de ce manuscrit au Danemark au début du XX siècle, les
interprétations divergent : certain-e-s y voient une véritable dénonciation de la Colonisation dans un
langage crypté (Rolena Adorno, Walter Mignolo); d’autres identifient plutôt une tentative de la
réformer; d’autres encore récusent ces oppositions, arguant du fait que la pensée andine, marquée
par une dualité qui n’est pas un dualisme, avait la capacité d’intégrer des cadres de pensée
différents.
Quoiqu’il en soit, sa façon de s’approprier la foi catholique et d’appliquer ses principes en retour
sur des Espagnol-e-s qui, contrairement aux autochtones, ne savaient pas les respecter, s’inscrit à
l’intérieur d’une tradition qui est celle de la résistance, des révoltes et des soulèvements. En
effet, pendant toute la colonisation, des « Indien-ne-s » se sont emparé- e-s de symboles catholiques
lorsqu’ils et elles ont résisté aux pressions de l’État ou des colon-e-s. Dans le cadre de l’Équateur
actuel, la grande révolte de Ríobamba opposa, en 1764, Indien-ne-s et Espagnol-e-s. Les
autochtones s’enfermèrent dans l’Église, se regroupant autour de la statue de la Vierge pour lui
demander sa protection contre les Espagnol-e-s, puis sortirent se battre, se croyant protégé-e-s par
Références
Adorno, Rolena. 1978. « Felipe Guaman Poma de Ayala : an andean view of the Peruvian
Viceroyalty, 1565-1615 ». Journal de la Société des Américanistes. Tome 65, 1978 : 121-143.
https://doi.org/10.3406/jsa.1978.2159
Graulich, Michel, Núñez Tolin Serge. 2000. « Les contenus subliminaux de l’image chez Felipe
Guamán Poma de Ayala ». Journal de la Société des Américanistes. Tome 86 : 67-112.
https://doi.org/10.3406/jsa.2000.1808
Hulak, Florence. 2017. « Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où
l’histoire peut-elle être foucaldienne ? ». Tracés. Revue de Sciences humaines.
http://journals.openedition.org/traces/5718
Le lecteur pourra consulter, même s’il ne parle pas espagnol, le très beau site danois, qui reproduit
intégralement La Nueva corónica y Buen gobierno.
http://www.kb.dk/permalink/2006/poma/info/en/frontpage.htm
Comme l’orientalisme, l’occidentalisme est un imaginaire qui n’existe pas seulement à travers des
subjectivités mais aussi des modes de vie, des habitus, des institutions. Dans son livre séminal,
Edward Saïd avait montré que l’Orient est une construction coloniale, le grand discours que
l’Europe construit sur l’Orient dans le cadre du deuxième colonialisme. Mais avant l’orientalisme,
remarque Walter Mignolo (2002), il y a eu l’occidentalisme. L’Amérique est l’extrême Occident,
l’Occident plus la différence coloniale. L’occidentalisme, c’est l’élaboration de ce discours qui
sculpte l’image d’une Amérique n’existant que dans les représentions européennes, un ensemble
de pratiques et de représentations caractérisées par la déconnexion et le dualisme (barbare/civilisé,
femme/homme, progrès/archaïsme, etc.) qui occultent la violence du colonialisme en mettant en
avant la « mission civilisatrice » et les plans de modernisation ou de développement. C’est là la
première phase de l’occidentalisme, comme le remarque Fernando Coronil (2000) :
J’ai parlé de l’occidentalisme comme d’un « ensemble de pratiques et de représentations qui participent à la
production de visions du monde » qui 1) divisent les composantes du monde en unités isolées; 2) désagrègent
l’histoire de leurs relations; 3) transforment la différence en hiérarchie; 4) naturalisent ces écrits de plus en plus
nombreux sur la mondialisation (…). Ces modalités de représentation, structurées en termes d’oppositions
binaires, obscurcissent la
constitution mutuelle de l’Europe et de ses colonies, et de l’Occident et de ses post-colonies. Elles dissimulent la
violence du colonialisme et de l’impérialisme derrière le manteau flatteur des missions civilisatrices et des plans
de développement.
La seconde, nous pouvons l’observer de nos jours. Elle prend les atours des discours néolibéraux,
du globocentrisme analysé par Fernando Coronil, un mode pervers de représentation dans lequel
l’Occident dissimule sa présence et brouille les frontières qui le séparent des Autres; l’altérité d’hier
est remplacée par la subalternité d’aujourd’hui.
Pour les penseurs d’Amérique latine, le croisement et le chevauchement des puissances impériales ont moins été
conçus en termes de colonisation que d’occidentalisation. C’est pour cette raison que « post-occidentalisme » (au
lieu de « post-modernisme » et « post-colonialisme ») est un mot qui trouve sa place « naturelle » dans la
trajectoire de la pensée en Amérique latine, tout comme « post-modernisme » et « post-colonialisme » trouvent
leur place en Europe, aux États-Unis et dans les anciennes colonies britanniques, respectivement.
Walter Mignolo remarque que chez Fernández Retamar, le terme surgit dans un texte où émerge
également la question de la race. Après avoir noté que l’occidentalisation n’a pas marché, parce que
certaines communautés sont là comme signe de la résistance à l’irruption violente sur leurs terres, le
poète cubain Fernandéz Retamar écrit :
Les Indiens et les Noirs, donc, loin d’être des corps étrangers à notre Amérique parce qu’ils ne sont pas des «
Occidentaux », lui appartiennent de plein droit : plus que les étrangers « civilisateurs
». Et il était naturel que cela soit pleinement révélé ou souligné par les penseurs marxistes, car avec l’émergence
du marxisme en Europe occidentale dans la seconde moitié du XIX siècle, et son
enrichissement ultérieur par le léninisme, est apparue une pensée qui met le capitalisme, c’est-à-dire le monde
occidental, au banc des accusés. Mais il ne s’agit plus d’une idéologie occidentale, plutôt d’une idéologie post-
occidentale, qui permet de comprendre pleinement l’Occident, de le surmonter pleinement, et donne donc au
monde non occidental les moyens de comprendre pleinement sa réalité dramatique et de la dépasser. (Mignolo,
2002 / Fernández Retamar 1976,)
Pour Walter Mignolo, qui par la suite, réinvestirait le terme, ainsi que pour Fernando Coronil,
l’approche est encore marquée par une perspective marxiste qui ne peut rendre compte de la réalité
latino-américaine mais, déjà, opére une inversion des mécanismes de colonisation intellectuelle de
l’« Amérique latine » et de la vieille antinomie fondatrice civilisation/barbarie. À la même époque,
sur le continent, le concept de colonialisme interne de González Casanova, la démarche des
théoricien-ne-s de la dépendance ou encore celle des philosophes de la libération peuvent être
qualifiées d’approches post-occidentales. Car le post-occidentalisme est bien ce projet critique qui
vise à dépasser l’occidentalisme. L’appellation post-occidentalisme désigne mieux le discours de
décolonisation intellectuelle en « Amérique latine » que celle d’études post-coloniales. En effet, le
Références
La limpieza de sangre peut être comprise comme une catégorie normative puisqu’elle a été créée en tant que Sentence
Statut par la mairie de Tolède en 1449. (Herring Torres, 2003)
15 Sur l'identité chrétienne, la coexistence et la conversion dans l’Espagne du XV siècle, voir notamment : Nirenberg,
David. 2016. Neighboring Faiths: Christianity, Islam, and Judaism in the Middle Ages and Today. University of
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Références
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http://www.tiemposmodernos.org/viewarticle.php?id=34
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https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00110011/document
Zuñiga Jean-Paul. 1999. « La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en Amérique espagnole
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https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1999_num_54_2_279755
Je me contenterai ici de donner quelques repères en me basant essentiellement sur les élaborations
ultérieures des acteurs et actrices. Le Projet Modernité/Colonialité a pris forme grâce à la rencontre
d’intellectuel- le-s latino-américain-e-s venant d’horizons différents. La globalisation
néolibérale était déjà en place depuis plusieurs années, la crise de la pensée critique et l’échec de
projets d’émancipation avaient été actés. Mais en «Amérique latine », la fin de la dernière décennie
du XX siècle avait été porteuse de grands changements qui pouvaient, à l’encontre de ce qui se
passait en Europe, inspirer de grands espoirs. Dans le domaine des idées, l’anniversaire du
cinquième centenaire de la Conquête avait ouvert un débat de fond. Au niveau social et politique,
des mouvements d’un type inédit étaient apparus : en Équateur, le soulèvement de l’Inti Raymi et au
Mexique, l’insurrection zapatiste.
Ces intellectuel-le-s voulaient penser la réalité latino-américaine en construisant leurs propres
outils. Ils et elles remettaient en question l’eurocentrisme et interrogeaient la soi-disant fin de
l’histoire ainsi que la naturalisation du capitalisme dans sa version néo-libérale. Peu à peu, le
concept de colonialité du pouvoir s’imposa comme dénominateur commun. Se retrouvèrent dans
cette démarche les sociologues Aníbal Quijano, Edgardo Lander et Ramón Grosfoguel, les
sémiólogues Walter Mignolo, Zulma Palermo et Freya Schewy, la pédagogue Catherine Walsh, les
anthropologues Arturo Escobar et Fernando Coronil, le critique littéraire Javier Sanjinés et les
philosophes Enrique Dussel, Santiago Castro-Gómez, María Lugones et Nelson Maldonado-Torres,
pour ne citer que les plus connu-e-s. Ces chercheurs et chercheuses issu-e-s de pays divers, dont
plusieurs vivaient aux États-Unis, avaient des profils disciplinaires variés mais remettaient tou.te.s
en question l’approche disciplinaire à l’Université. Comme le disait Arturo Escobar (2003), il
s’agissait d’« une communauté d’argumentation qui travaille sur des concepts et des stratégies »,
des universitaires qu’unissait l’adoption d’un nouveau paradigme et d’une démarche frontalière, en
marge des systèmes de pensée occidentaux hégémoniques.
Une contextualisation et une généalogie appropriées du programme de recherche sur la
modernité/colonialité restent à faire. Pour l’instant, contentons-nous de dire qu’un nombre
conséquent de repères peuvent aider à tracer la généalogie de la démarche propre à ce qui n’est pas
un groupe, notamment : la théologie de la libération depuis les années 1960 et 1970; en philosophie
et dans les sciences sociales latino- américaines, les débats relatifs à la philosophie de la libération
Quant à Walter Mignolo, dans une interview accordée à Otros Logos, il remarquait que, dès les
débuts, l’idée d’une approche pluriverselle avait été déterminante et s’était traduite par une grande
liberté.
Ce qui est merveilleux avec le collectif, c’est qu’il fonctionne de manière décoloniale. Personne ne représente
personne, nous n’avons ni président ni directeur. Nous partageons cependant deux concepts centraux : la «
colonialité du pouvoir » (Aníbal Quijano) et la « transmodernité » (Enrique Dussel). À partir de ces concepts,
chacun de nous suit son propre chemin, toujours lié à des élaborations communes qui, depuis plus d’une
décennie maintenant, nous interpellent de temps en temps et nous maintiennent dans une relation de convivialité
grâce à la tâche épistémique-politique que nous partageons. Nous ne recherchons pas une « plate-forme unique,
commune et universelle ». Dans le collectif, la pluriversité est ce qui distingue nos actions, la pensée. (Carballo,
2012)
La première rencontre date de 1998. Elle fut organisée par Edgardo Lander, avec l’appui de la
CLACSO, à Caracas, où furent invités Walter Mignolo, Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Arturo
Escobar et Fernando Coronil. La même année, le colloque organisé par Ramon Grósfoguel et
Agustin Lao Montes à Binghamton, intitulé Transmodernité, capitalisme historique et
colonialité.Un dialogue transdisicpilinaire, réunissait Enrique Dussel, Aníbal Quijano, Walter
Mignolo et Immanuel Wallerstein. Autre date, le symposium du sociologue vénézuélien Edgardo
L’objectif de ce symposium est de rassembler, avec une perspective historique, les débats actuels en Amérique
latine sur ces questions. Dans un monde où semblent s’imposer la pensée unique néolibérale, la décentralisation
et le scepticisme de la postmodernité, quelles sont les potentialités du continent en matière de connaissances, de
politique et de culture? En quoi peuvent-elles aider à relancer autrement le débat? Quel est le rapport entre ces
perspectives théoriques et la résurgence des luttes de peuples historiquement exclus comme les populations
noires et indigènes d’Amérique latine? Comment toutes ces interrogations amènent-elles à reposer les vieilles
questions sur l’identité et l’hybridation, la transculturation et la spécificité de l’expérience historico-culturelle du
continent? Dans quelle mesure est-il possible, réalisable, aujourd’hui, de lancer le débat à partir des régions que
les savoirs eurocentrés et coloniaux ont exclues ou subalternisées (Asie, Afrique, Amérique latine)? (Lander,
2000)
C’est une introduction qui pose déjà certaines des bases de l’approche décoloniale jusqu’à nos jours
: critique de l’eurocentrisme; questionnement du rôle du continent dans l’élaboration de nouvelles
approches théoriques; réflexion sur le lien entre l’émergence des luttes de racisé-e-s et les
changements théoriques; approfondissement des questions liées à l’identité. Le livre propose
un article où Dussel expose sa conception de l’eurocentrisme et de l’invention de l’Europe, un autre
où Mignolo expose sa vision de l’Occident ainsi que son idée de la double conscience créole, un
texte essentiel de Fernando Coronil sur le globocentrisme, un autre où Arturo Escobar aborde la
question du post-développement ou encore un texte dans lequel Santiago Castro Gómez met à
l’épreuve les notions de biopouvoir et gouvernementalité pour analyser la constitution de la
colonialité en « Amérique latine ». Enfin, l’anthologie se clôt sur le texte de base de Quijano qu’est
Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina.
À Bogotá, en 1999, Santiago Castro Gómez et d’autres enseignant-e- s colombien-ne-s de l’Institut
Pensar organisèrent un Symposium International. Bogotá, et plus particulièrement l’Institut Pensar,
fut en « Amérique latine », le premier lieu où la perspective du collectif eut une audience. Lors de
ce colloque, il fut question entre autres de l’incidence de l’eurocentrisme et du capitalisme sur la
construction des modèles analytiques des sciences sociales. Il donna lieu à une publication, La
En 1999, l’Institut Pensar de l’Université Javeriana publia Pensar (en) los intersticios. Teo-ría y
práctica de la crítica poscolonial, qui comprenait des textes de Fredric Jameson, Aijaz Ahmad,
Walter Mignolo, Enrique Dussel, Immanuel Wallerstein, Madan Sarup, Aníbal Quijano et Edgardo
Lander, sur la question postcoloniale.
En novembre 2000, un atelier de la Duke University organisé par Mignolo et Freya Schwy, «
Knowledge and the Known: Capitalism and the Geopolitics of Knowledge », réunit Aníbal Quijano,
Edgardo Lander, Arturo Escobar, Fernando Coronil, Santiago Castro-Gómez Javier Sanjinés et
Catherine Walsh qui, à partir de cette date, collaborera avec le collectif.
En 2000, une rencontre à Quito fut organisée par Catherine Walsh : « Primer encuentro
internacional sobre estudios culturales latinoamericanos: retos desde y sobre la región andina ».
En 2002, lors d’un congrès de latino-américanistes à Amsterdam, Arturo Escobar présenta le
collectif comme un réseau transdisciplinaire de chercheurs et chercheuses latino-américain-e-s qui
réfléchissaient au rapport entre modernité et colonialité, avec une perspective nouvelle sur la
globalisation.Le projet Modernité/Colonialité a donné lieu à plusieurs rencontres pendant une
dizaine d’années et à de nombreux ouvrages collectifs.
Aujourd’hui, les auteurs et autrices continuent de développer leur approche en reconnaissant ce
qu’ils et elles doivent à la perspective mais aussi, dans certains cas, en prenant leurs distances. Il y a
toujours des rencontres entre certain-e-s d’entre eux et elles, toujours des présupposés communs,
mais des dissensions importantes sont apparues, en particulier en ce qui concerne l’appréhension
des changements politiques en « Amérique latine ».
Références
Lander, Edgardo. 2000. La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas
latinoamericanas. Buenos Aires : CLACSO : 3.
http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/clacso/sur-sur/20100708034410/lander.pdf
Aníbal Quijano Obregón, qu’on peut légitimement présenter comme le père fondateur de la théorie
de la colonialité du pouvoir, fut sociologue, militant et théoricien politique. Il a contribué, dans les
années 1960, à la fondation d’une sociologie latino-américaine critique avant d‘élaborer, à la fin de
sa vie, le concept de colonialité. Il le développerait ensuite en collaboration avec divers penseurs et
penseuses latino-américain-e-s. C’est dans son œuvre, avec la notion de matrice coloniale du
pouvoir, qu’apparaît pour la première fois une analyse globale qui met la race et l’eurocentrisme au
cœur de la Modernité. Son rôle a été crucial dans le projet Modernité/Colonialité, d’autant plus que
sa carrière et ses divers exils l’ont amené à voyager en « Amérique latine » et ailleurs dans le monde
et à exposer devant des scientifiques de diverses branches une conception qui contribuerait à
remettre en question le partage disciplinaire caractéristique de la colonialité du savoir. Ce Péruvien,
qui a connu les bouleversements politiques du « court XX siècle », a enseigné dans de nombreuses
universités, au Chili, un des pôles de la recherche en sciences sociales des années 1970, au Mexique
et aux États-Unis. Son séjour à Bighnamton, dans l’État de New York, l’amena à travailler avec
Immanuel Wallerstein et à élaborer une reconstruction de sa théorie du système monde. À Lima, il a
fondé la chaire Amérique latine et la colonialité du pouvoir. Aníbal Quijano est un intellectuel
latino-américain typique du XX siècle dans la mesure où il a été à la fois un militant très engagé
politiquement, un des spécialistes les plus éminents de sa discipline, la sociologie, mais aussi un
homme extrêmement polyvalent et érudit, qui ancrait son analyse dans le droit autant que dans
l’histoire ou la sociologie et qui avait sur les rapports entre esthétique et utopie une réflexion
originale. Mais il fut aussi un homme du XXI siècle puisqu’à la charnière des XX et XXI siècles, au
lieu d’écouter, comme bien des intellectuel-le-s, les sirènes du néolibéralisme, il mit au point une
théorie qui décentrait l’analyse du système monde et remettait en question de façon radicale
l’eurocentrisme des sciences sociales et la généalogie consensuelle de la modernité.
Dans le parcours riche et complexe qui est le sien, il me semble nécessaire de faire apparaître une
continuité : Quijano a toujours pensé à partir d’une situation donnée, celle de son pays et du
continent américain. Sa vie fut celle d’un latino-américain andin, qui voulut comprendre les
changements au Pérou et sur le continent à partir d’un usage critique d’outils de pensée eurocentrés.
L’approche qui serait la sienne dans les années 1990, lorsqu’il mettrait le racisme au centre du
système monde moderne colonial et ferait des Indien-ne-s la première population racisée d’un
système global, s’enracine dans des engagements très anciens, présents dès les années 1950 et une
histoire personnelle andine. Aníbal Quijano, dans les années 1950, rallierait l’APRA16 , cette
alliance politique anti-impérialiste fondée en 1930 par Raúl Haya de la Torre. Très inspirée par la
révolution mexicaine, son agrarisme et son indigénisme, cette organisation, qui à l’origine se voulait
inter-américaine, analysait la situation du Pérou des années 1930 comme celle d’un pays semi
féodal. Elle fut persécutée par les divers pouvoirs, au même titre que le parti communiste. À cette
époque, l’indigénisme, depuis le Mexique, avait gagné tout le continent sud-américain. Il est
difficile pour un lecteur ou une lectrice européen-ne de percevoir l’importance politique de
l’indigénisme en « Amérique latine ». Pendant toute la colonisation et après les Indépendances du
XIX siècle, les « Indien-ne-s » des classes populaires avaient vécu une condition de semi-servage et
n’avaient pas le statut de citoyen-ne-s. Ce monde essentiellement agraire était exploité par celui des
grand-e-s propriétaires terrien-ne-s qui
maintenaient avec eux et elles des relations d’exploitation longtemps qualifiées de féodales
et poursuivaient férocement le processus d’expropriation de leurs terres commencé plusieurs siècles
auparavant avec la Conquête. L’indigénisme était un courant de pensée multiforme, parti du
Mexique et de sa révolution, qui prétendait donner une place aux « Indien-ne-s ». Les indigénistes
appartenaient généralement à la classe moyenne et étaient des blancs, des blanches ou des métis-se-
s. Ils et elles appartenaient souvent à des milieux intellectuels, littéraires ou artistiques. Leurs
positions et leurs analyses étaient très variables et souvent très ambiguës : elles oscillaient entre le
paternalisme le plus abject, lorsque le courant était récupéré par les pouvoirs en place; le désir
radical d’un changement révolutionnaire, tel fut le cas de l’approche communiste hétérodoxe de
Mariátegui; et le désir de préserver une authenticité culturelle, une âme indienne.
17Anibal Quijano était natif des Andes, du petit village de Yanama dont la population était quechuaphone. Il a vécu son
enfance dans les années 1930 en contact de ce monde andin, sa musique, avec son rapport particulier à la langue et à la
culture— circonstances qui ne seraient pas étrangères à ses questionnements ultérieurs et son intérêt pour l’indigénisme.
Lui-même parlait et chantait en quechua, comme son père, instituteur qui fonda le premier centre scolaire de Yanama et
consacra une grande partie de sa vie à soutenir les villageois-es contre les grand-e-s propriétaires terrien-ne-s qui les
exploitaient.
Pour comprendre la position de Aníbal Quijano vis-à-vis des Indien-ne-s ou des cholos et cholas, il
est nécessaire revenir sur les cadres de pensée de l’époque. Les années 1960 sont celles où se
structure la sociologie au Pérou et en « Amérique latine ». Les sciences sociales émergentes sont
très
marquées par la vision américaine, par la sociologie de la modernisation. La théorie de la
modernisation était une invention américaine conçue dans la même matrice que le discours du
18 On appelait gamonal ce grand propriétaire terrien andin, qui régnait sur son monde en patriarche et soumettait les
populations indiennes travaillant sur ses terres à une exploitation féroce
Par conséquent, son analyse de la sociologie latino-américaine, qui intègre un certain marxisme, n’est pas
celle d’un savant détaché et neutre mais d’un homme actif, qui contribua à la construction d’un arsenal
socio-scientifique. À cette époque, la sociologie apparaissait comme une « science d’opposition », porteuse
d’une promesse sociale : permettre aux hommes d’intervenir de façon rationnelle dans leur propre histoire.
(Rubo, 2019)
Il n’est pas étonnant que pour Aníbal Quijano, comme pour Pablo González Casanova, le
sociologue Charles Wrigth Mills, qui travailla sur la connaissance, la théorie du conflit et le
pouvoir, ait joué un rôle important. La perspective du sociologue américain aidera Aníbal Quijano à
construire sa propre vision, entre autres, à critiquer le caractère a-historique de la sociologie
structuraliste ou
fonctionnaliste. Sa critique de l’impérialisme, déjà présente lors de sa période apriste et enrichie de
rencontres et lectures hétérodoxes, était déjà le socle d’une distance critique face à l’invasion de la
sociologie américaine. En fait, dès les années 1960, l’étude de la situation sociale et politique
de son pays amènerait Aníbal Quijano à formuler une critique de l’eurocentrisme. Il affirmerait la
nécessité de construire les sciences sociales latino- américaines sur d’autres bases et mettrait en
question, dès 1965, l’universalisme et le « provincialisme » occidental, dans une démarche
pionnière, bien avant les dénonciations d’écrivain-e-s postcoloniaux et postcoloniales, comme
Chakrabarty.
Personne ne peut plus ignorer que les sciences sociales qui ont été élaborées dans les sociétés industrialisées, et
particulièrement aux États-Unis, sont très marqués par l’ethnocentrisme et, ce n’est pas une façon de parler, le
provincialisme. Leur prétention à l’universalité doit désormais passer par un filtrage aussi ferme que minutieux.
(in Ríos, 2010)
Enfin, autre élément important, entre 1966 et 1971, Aníbal Quijano sera recruté par la CEPAL
(Commission économique pour l’« Amérique latine »), commission régionale de l’Organisation des
Nations Unies fondée en 1948, à l’origine des stratégies de développement d’industrialisation par
substitution aux importations (ISI) dans les pays d’« Amérique latine », au cours des années 1960.
La CEPAL, déjà définie dans un article sur la dépendance, n’échappait pas aux objectifs de la
théorie de la modernisation, mais elle était structurée de telle sorte que des iconoclastes comme
Quijano pouvaient y élaborer des théories hors du mainstream. Le sociologue a reconnu plus tard
Ce qu’il y avait, c’était un grand débat, pas une théorie, un grand débat qui était également très hétérogène et
différencié (…). Maintenant, un nouveau débat émerge en Amérique latine, et parmi ses axes, il y a la théorie de
la colonialité du pouvoir, la critique de l’eurocentrisme, de la modernité/colonialité eurocentrée. Mais sa
généalogie remonte évidemment à ce débat latino-américain actif et productif à partir de Prebisch et de la
CEPAL (Rios, 2009).
Aníbal Quijano collaborerait donc à la CEPAL mais lutterait activement contre certaines des idées
qui avaient cours, entre autres celle de « marginalité culturelle ». Le concept s’appliquait à un effet
des processus de d’industrialisation, le fait qu’ils n’absorbaient pas une partie de la main d’œuvre,
qui restait alors en marge. Il serait développé par certains des membres de l’organisme sous un
angle culturel, la difficile transition des nations latino-américaines vers la modernisation étant
expliquée par un « dualisme structurel » (les rythmes asynchrones du développement). La pauvreté
(concept opératoire de la théorie du développement) était donc analysée grâce à l’idée de « culture
de la pauvreté », elle devenait quelque chose d’hérité culturellement, qui se transmettait et se
diffusait alors de génération en génération. Ou encore, elle était expliquée par l’absence de liens
culturels entre les marginalisé-e-s et la société. Aníbal Quijano s’opposerait à ces analyses qui
tenaient d’ailleurs plus de la description. Elles faisaient de la marginalité ou de la dépendance
quelque chose d’endogène, de non relationnel, qui ne remettaient pas en question une organisation
sociale.
Pour lui, au contraire, il fallait comprendre la marginalité comme un mode d’intégration particulier
de certaines parties de la population dans le cadre d’une dépendance structurelle.
En général, dans la théorie sociologique contemporaine, les processus de changement sont perçus comme un
passage, une transition d’un type de société à un autre, de sorte qu’une situation de changement peut être
considérée comme une certaine étape sur le chemin de la transition d’un pôle social ou culturel vers un autre,
dont on sait déjà ce qu’il sera. (Pacheco, 2018)
Cela revenait à remettre en question la conception étapiste du changement qui était alors celle de la
gauche latino-américaine et planétaire et à voir dans la société péruvienne une société de transition
plus qu’en transition puisqu’il est difficile de savoir vers où va une société.
Une telle position constituait déjà un éloignement considérable avec les approches de la gauche de
l’époque, très marquée par un marxisme dogmatique et l’idée que la modernisation passerait
nécessairement par l’industrialisation. Dans les années 1970, Aníbal Quijano fonderait une revue,
Sociedad y Política (1972-1983), qui essaierait de poser autrement la question de la révolution. Il y
critiquerait le gouvernement de l’époque, qui avait récupéré les thèmes des luttes antérieures et
réussi à tromper une partie de la gauche péruvienne. Quijano ne serait pas dupe; sa revue serait
d’ailleurs censurée car il y affirmait qu’avec le velazquisme :
Il n’était pas question de révolution, mais d’une variante de capitalisme d’État matinée de corporatisme, qui
cherchait à subordonner et à castrer le mouvement populaire. Il était indispensable de mettre l’autonomie
politique au premier plan. (Espinosa, 2018)
Cette distance avec les courants de son temps lui vaudrait des inimitiés féroces à gauche, en
particulier au Pérou, où remettre en question les cadres de pensée marxistes orthodoxes était
pratiquement impossible. Mais elle explique également pourquoi la grande crise des années 1980-
1990, suite à l’écroulement du système soviétique, ne toucherait pas Aníbal Quijano aussi
radicalement que le seraient bien des intellectuel-le-s européen-ne-s. Certes, le militant était
consterné par le reflux de la pensée conservatrice et la décomposition de la gauche, mais le fait que,
depuis des années, il ait dû affronter les modèles de pensée occidentaux pour arriver à rendre
compte de la spécificité latino-américaine, que son marxisme hétérodoxe lui ait valu bien des
déconvenues avec les partis révolutionnaires de son pays, qu’il ait toujours émis des réserves claires
sur l’étatisation du projet révolutionnaire et qu’il ait vécu des expériences d’autonomie de type
anarchiste dans le cadre de Villa El Salvador, tout cela lui permit de développer une approche hors
du 4commun19. Parmi les textes paradigmatiques de cette époque, citons la conférence de 1985,
Flacso piensa Flacso, où il prend acte de la défaite de la gauche et de la nouvelle mission du
chercheur et de la chercheuse en sciences sociales : produire une analyse de cette défaite.
Mais il ne s’agissait pas seulement, pour lui, de résister et ainsi de risquer de se fossiliser,
expérience qui serait le lot de beaucoup d’intellectuels de gauche en Europe. Dès 1985, il avait
Le racisme et la discrimination ethnique furent originellement inventés en Amérique, et par la suite reproduits
dans le reste du monde colonisé, devenant les fondements d’un rapport de pouvoir
très spécifique entre l’Europe et les populations du reste du monde.
Cette idée constituait une remise en cause de l’approche consensuelle du racisme qu’on a tendance
à relier au racialisme scientifique du XIX siècle, donc à la deuxième colonisation, ainsi qu’au
racisme biologique du XX siècle, dont le nazisme serait l’expression la plus radicale. Mais surtout,
les critiques du racisme jusque-là en faisaient d’abord un mouvement lié à l’histoire des idées — via
Références
Climaco, Danilo Asis. 2014. Aníbal Quijano. Cuestiones y Horizontes. Antología esencial. De la
Dependencia Histórico-Estructural a la Colonialidad/Descolonialidad del Poder. Buenos Aires :
Clacso.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20140424014720/Cuestionesyhorizontes.pdf
Une mine d’articles de l’auteur dont les plus importants. Contrairement à ce qui se passe avec
l’autre anthologie de qualité éditée par Zulema Palermo et Pablo Quintero, ce document est en accès
libre.
Delgado Foch, Emmanuel et Bogio Ewange Epée, Felix. 2014. « Aníbal Quijano et la colonialité du
pouvoir ». La Nouvelle revue des livres.
https://issuu.com/revuedeslivres/docs/rdl3glbal/64
Kutxiko Txoko txikitxutik. 2017. «La comunidad urbana autogestionaria de Villa El Salvador o la
construcción comunitaria de una utopía autogestionada ». Dans Kutxiko txoko txikitxutik : 2.
https://kutxikotxokotxikitxutik.wordpress.com/category/gomendioak-recomendaciones/
Pacheco Chavez, Víctor Hugo. 2018. « Aníbal Quijano: la apuesta por una sociología crítica (1962-
1980) ». Nómadas : 204-205.
http://nomadas.ucentral.edu.co/nomadas/pdf/nomadas_50/50_12P_anibal_quijano.pdf
Quijano, Aníbal. 1965. Intervention dans la table ronde du 23 juin 1965 ¿He vivido en vano? Mesa
Redonda sobre Todas las Sangres : 56-61. Lima : Institut d’Études Péruviennes.
https://www.academia.edu/30087119/_He_vivido_en_vano
Quijano, Aníbal. 1993. “Raza, etnia, y nación en Mariátegui. Cuestiones abiertas”. José Carlos
Mariátegui y Europa. El otro aspecto del descubrimiento. El Amauta : Lima
Quijano, Aníbal. 2015. « Race, Colonialité et Eurocentrisme ». Site du Parti des Indigènes de la
République.
http://indigenes-republique.fr/race-colonialite-et-eurocentrisme/
Ríos, Jaime. 2010. « Crisis y ciencias sociales. Entrevista a Aníbal Quijano ». Tareas, N° 136 : 88.
https://www.redalyc.org/pdf/5350/535055544004.pdf
Ríos, Jaime. 2009. « Aníbal Quijano: Diálogo sobre la crisis y las ciencias sociales en América
Latina ». Revista del Colegio de Sociologos del Perú : 37.
Alfaro Rubbo, Deni. 2019. « Quijano em seu labirinto: metamorfoses teóricas e utopias políticas ».
Sociologias. n°. 52 : 241-244-246.
http://dx.doi.org/10.1590/15174522-89913
Rubbo, Deni Alfaro. 2018. « Aníbal Quijano e a racionalidade alternativa na América Latina ».
Estudos Avançados. 32(94).
https://doi.org/10.1590/s0103-40142018.3294.0025
Valladares Quijano, Manuel. 2019. « Aníbal Quijano y su tiempo (1930-2018) ». Discursos Del Sur.
Lima : Universidad Nacional Mayor de San Marcos.
https://revistasinvestigacion.unmsm.edu.pe/index.php/discursos/article/view/16316/14177
Pour les penseurs décoloniaux et les penseuses décoloniales, l’invention de la race est indissociable
de l’apparition du système monde-moderne- colonial. Le racisme est la naturalisation de relations
de domination et d’exploitation.
La question de la race est un sujet qui divise. En Europe, et en France en particulier, le traumatisme
lié à l’expérience du régime racial nazi fait qu’après guerre le terme même de race fut banni du
vocabulaire. Aujourd’hui encore, un homme politique français comme François Hollande, au nom
de l’inexistence des races, et de la lutte contre le fléau raciste, alla jusque à proposer de faire
disparaître le terme de la constitution, ce qui fut l’occasion d’un vaste débat auquel participèrent
historiens et juristes.
Mais faire disparaître le mot serait donc équivalent à en finir avec le phénomène ?
On peut craindre le contraire. On peut craindre également que la répulsion, compréhensible,
provoquée par le mot race n’entrave la compréhension du phénomène socio-politique qu’est le
racisme, de son émergence, ses permanences, et de la multiplicité de ses formes.
En Amérique latine, les intellectuels qui ont participé au MC, Aníbal Quijano et Walter Mignolo les
premiers, se sont intéressés à cette émergence. Ils ont proposé une généalogie des catégories
raciales et de leurs usages politiques qui remettait en cause les approches qui faisaient autorité.
Aníbal Quijano, dans les années 90, a insisté sur la différence entre le type de hiérarchisation qui se
met en place avec la colonisation de l’Amérique et les formes de xénophobie, de classement des
populations et d’infériorisation observables antérieurement dans l’histoire humaine, par exemple
dans le cadre des empires territoriaux islamiques, romains ou chinois. Il remarqua alors que la
discrimination ethnique avait existé dans tous les colonialismes, à toutes les époques, mais que le
racisme surgirait seulement avec la modernité, en Abya Yala.
Dans « Raza, etnia, y poder en Mariategui, cuestiones abiertas » (1992), il voit la race comme un
dispositif qui se met en place après la Conquête de l’« Amérique latine ». Celui-ci permet de fixer la
position occupée par l’ego européen et les non-Européen-ne-s. L’idée de Quijano est que la race
À partir de ce moment-là, les rapports intersubjectifs et les pratiques sociales du pouvoir furent marqués par
l’idée que les non-Européens avaient une structure biologique différente de celle des Espagnols et surtout qu’ils
appartenaient à un type inférieur. D’autre part, on commença à penser que cette inégalité biologique était assortie
d’une différence culturelle, et n’avait rien à voir avec le processus historique de la rencontre entre les deux
cultures. (Quijano, 1992)
L’idée de race signifie que les différences correspondent à des niveaux de développement biologique différents
entre les groupes humains, sur une échelle qui part de l’animal pour arriver à l’humain. (ibid.)
Plus loin, il suggère une comparaison entre la pureté de sang espagnol et le système de la race
américain, comparaison plus développée chez Walter Mignolo qui la reliera à sa théorie de
l’occidentalisme et à la division du monde des chrétien-ne-s :
L’idéologie de la pureté de sang, apparue sur la péninsule ibérique pendant la guerre contre les Musulmans et les
Juifs, est sans doute ce qui s’approche le mieux de ce qui fut codifié comme race lors de la Conquête des sociétés
autochtones américaines, ou du nettoyage ethnique pratiqué ensuite dans l’Allemagne nazie, ou encore
aujourd’hui dans l’ex-Yougoslavie. La pureté de sang, phénomène qui apparaît dans le contexte de luttes
religieuses, est une $ représentation qui sous-entend que les idées et les pratiques religieuses, comme la culture,
se transmettent par le sang. Il se passe exactement la même chose avec l’idée de race après la colonisation des
autochtones en Amérique : ce sont des déterminations raciales qui font des Indiens, des Noirs, et des Métis, des
êtres d’une culture inférieure, ou incapables d’accéder à une culture supérieure. Et bien, c’est cela la « race »,
l’association entre biologie et culture. (Quijano, 1992)
Revenons donc sur la spécificité du processus analysé par Quijano et sur cette pureté de sang liée à
l’histoire de la péninsule ibérique. Les statuts de limpieza de sangre sont l’expression d’un
phénomène unique en Europe qui s’est affirmé aux XVI et XVII siècles et dont les premières
manifestations correspondent au XV siècle. La séquence de la « Reconquête » est le
contexte dans lequel apparurent ces statuts. Les communautés juives établies depuis des siècles dans
les petits royaumes en guerre contre les Maures avaient connu plusieurs vagues d’antisémitisme
20. La polémique ethnocide ou génocide dans l’Amérique de la colonisation n’est pas terminée, mais il semble que la
question de l’intentionnalité qui, jusqu’ici, prétendait clore le débat soit abordée sous un autre angle. Voir notamment :
Norman Ajari 2019. La dignité ou la mort. Paris : la Découverte.
Race
Avant de voir comment cette pureté de sang s’exporterait et s’acclimaterait dans l’Amérique
coloniale, considérons maintenant l’autre notion qui interviendrait dans la formation de cette
première idéologie raciste, soit celle de « race ».
Y a-t-il du racisme lorsque le mot race est présent?
« Non », répondent Eduardo Restrepo ou Marisol de la Cadena lorsqu’ils insistent sur la nécessité
de ne pas confondre lexique, concept et pratique sociale. Le mot raza existe sur la péninsule bien
avant la Conquête ou même la fin de la Reconquête. Au départ, il renvoyait à l’élevage et en
particulier à celui des chevaux (en France, par exemple, « race » renvoyait aux races
de chiens et à la chasse). Sur la péninsule, le terme était surtout employé lorsqu’il était question
d’un défaut dans une race équine21. Postérieurement, le mot serait utilisé avec un sens équivalent à
celui de lignée. Il n’aurait jamais, avant le XVIII siècle, une valeur qui le rapprocherait de celle
d’une catégorie des sciences naturelles. Il n’existe donc pas de lien sémantique entre le terme
race aux XVI et XVII siècles et celui employé à partir du XVIII jusqu’au XX siècle.
Vers le milieu du XV siècle, en Castille, ainsi que dans les colonies après la Conquête, la « race »
commença à signifier la même chose que lignage. La race pouvait aussi, dans le jargon des artisan-
e-s, signifier un défaut dans le tissu (Herring, 2011). « Race » et « pureté » vont s’articuler à partir
du XV siècle : le mot race commence à signifier « avoir un défaut dans la lignée » ou avoir une «
lignée tachée », l’idée de lignée étant le commun dénominateur. Ce qui veut dire qu’à partir de ce
moment-là, on n’appartient pas à une race : on a ou on n’a pas de « race ». D’où les expressions du
type « sont purs les Vieux Chrétiens sans race, tache » (Herring, 2011). La race peut être vue
comme un facteur de contamination : « cette race tache beaucoup » (XVII siècle). Le concept de
race prend cette valeur chez les moralistes, les théologien-ne-s, mais aussi dans la vie pratique, par
exemple pour l’établissement d’une généalogie, car c’est là où se vérifie le lien entre pureté et race.
Ce sont de Vieux Chrétiens, purs et au sang pur, sans tache ni race de Maure ou de Juif, d’hérétiques ou de
convers, ni d’une mauvaise souche de nouveaux convertis. (Herring, 2011)
21 Il manque encore des études qui fassent le lien entre le développement de l’élevage, la naissance des
gouvernementalités modernes et le pastoralisme, et l’idéologie raciste.
Dans l’empire des Indes, on retrouve les mêmes valeurs au XVII siècle : le concept de race y
signifie lignage, mais également avoir un défaut, une tache dans le lignage. Ce qui est certain c’est
que la problématique de la pureté de sang va prendre une inflexion particulière sur le continent
avec l’explosion du métissage et l’échec du projet de séparation république d’Indiens/république
d’Espagnols. L’idéologie de la pureté de sang avait voyagé en Amérique dans la mesure où les
convers-es étaient interdit-e-s de voyage. Mais comment expliquer ce transfert, dans l’empire des
Indes, d’une conception qui ne s’appliquerait plus aux convers-es mais aux autochtones
et aux Noir-e-s? Il se pourrait que, dans les deux cas, la question centrale ait été celle de la
conversion. En effet, ce qui s’était produit sur le territoire des royaumes ibériques
se reproduisit sur le continent américain avec les Indien-ne-s et les conversions de masse, forcées ou
non, qui eurent lieu alors. La masse d’indigènes converti-e-s occupa, dans l’imaginaire des
conquérants, la place qui était celle des convers-es sur le territoire castillan ou aragonais. Indien-
ne-s et Afrodescendant-e-s, et plus encore, leurs mélanges, les fameuses « castes », furent perçu-e-s
comme marqués par la tache. Le caractère social de cette mutation est remarquable dans le fait que
les nobles indien-ne-s, eux et elles, n’étaient pas touché-e-s par le processus : ils et elles restaient
pur-e-s. La tache liée à la condition noire, la mácula de la tierra, était la pire (« negrerura »), ce qui
montre la connexion qui s’établit à un moment donné entre couleur, impureté, et statut ou absence
de statut social. Les Noir-e-s étant des esclavagisé-e-s, ils et elles n’avaient même pas un statut, des
hors de la société.
Le grand saut semble se faire au moment où la tache ne tiendrait plus seulement à la qualité ou à la
mémoire mais s’articulerait à la couleur de la peau. Le phénomène serait notable à partir de la fin du
XVII siècle et deviendrait évident tout au long du XVIII siècle. Ce rôle de la couleur est
d’autant plus nouveau que le sens même des couleurs va changer. Pendant longtemps, en Europe, la
couleur de peau avait été dépourvue de connotation positive ou négative. Plus encore, au Moyen
Âge, époque pendant laquelle la théorie des tempéraments ou de la complexion restait en vigueur, la
couleur blanche était plutôt le signe d’un tempérament chétif.
Phénomène nouveau, le blanc commence à signifier ce qui est pur et gai, en opposition au noir qui
renvoie à la tristesse et à l’amoralité. Et tout un complexe de qualités morales ou physiques
commence également à se rattacher à ce système de la couleur :
Corps et biologie
La biologie qui fonde le racisme moderne présuppose autre chose qu’un changement dans la science
et dans l’épistémè de l’époque; il fallait aussi qu’apparaisse le corps. Et si on peut ne pas être
d’accord avec Quijano quand il parle de racisme « biologique », il faut reconnaître qu’il pointe
néanmoins avec justesse une nouveauté qui a trait au corps et à son rôle dans la discrimination.
C’est l’émergence d’un corps qui n’est pas cette entité stable, souvent le présupposé de bien des
travaux. Ce qui est difficile à démêler, c’est ce qui est proprement américain dans ce phénomène, ce
qui relève de l’histoire du corps en Occident et des interactions :
Le corps doit être compris non seulement comme une réalité biologique, mais aussi comme une
construction et une représentation discursives, des processus qui créent un « corps sémiotique »; le
corps, en bref, est aussi « une expérience culturelle construite par différents types de discours et de
pratiques » (Borja, 2006). Le corps peut être compris comme une variable historique avec de
multiples significations en corrélation avec le temps et l’espace. C’est-à-dire que la corporéité n’est
pas constituée comme une catégorie a-historique, au contraire, elle représente une catégorie
extrêmement dynamique. (Herring, 2008)
Cette sommaire généalogie de la construction de la race en Abya Yala rend compte de la complexité
du sujet et de la difficulté à dire la réalité du racisme. La force de la perspective de Quijano tient à
ce qu’il remit en question les approches consensuelles, qui faisaient du racisme un
phénomène tardif de la modernité. Il sut reconnaître le rôle fondateur du racisme ibérique, basé sur
la pureté de sang, et l’articuler au type de racisme qui prendrait forme en Abya Yala dans le cadre de
la mise au travail forcé de populations vaincues.
Le terme de racisme « biologique » est peut être un anachronisme appliqué à l’Amérique coloniale,
mais il a le grand mérite de faire apparaître l’existence de politiques racistes sur ces territoires
impériaux. L’approche de Quijano remet en question les oppositions qui ont cours et distinguent
Références
Garrush, Hamza. 2017. «La modélisation de la prise de pouvoir selon Ibn Khaldoun. Étude du coup
d’état en deux temps de Qadhafi». French Journal For Media Research–n° 7/201.
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01423389/document
Herring Torres, Max. 2011. « Color, pureza, raza: la calidad de los sujetos coloniales». Dans La
cuestión colonial, sous la dir. de Heraclio Bonilla: 458. Bogotá : Universidad Nacional de
Colombia.
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Hering Torres, Max. 2008. « Introducción: cuerpos anómalos ». Dans Cuerpos Anómalos sous la
dir. de Max Hering Torres: 15. Bogotá : Universidad Nacional de Colombia.
https://www.academia.edu/196056
Quijano, Aníbal. 1992. « Raza, etnia, y poder en Mariategui, cuestionesabiertas ». Dans Cuestiones
y horizontes : de la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder.
Sous la dir. De Danilo Assis Clímaco. Buenos Aires : CLACSO
http://www.ceapedi.com.ar/imagenes/biblioteca/libreria/59.pdf
Restrepo, Eduardo et Arias, Julio. 2018 [ 2010 ]. « Historiciser la race ». Revue d’Études
Décoloniales.
http://reseaudecolonial.org/2018/10/23/historiciser-la-race-quels-concepts-et-quelle-meth
Schaub, Jean-Frédéric. 2015. Pour une politique de la race. Paris : Vrin :208-277.
Au XVIII siècle, une rébellion andine, qui se produisit sur le Haut-plateau péruvien22 et dans le
Haut Pérou, mit en danger l’administration coloniale espagnole. La Grande Rébellion, comme on
l’appela, était en fait la confluence de plusieurs types de révoltes sur des aires assez différenciées,
dont l’une dépendait de la vice-royauté du Pérou et l’autre du tout récent vice-royaume de la Plata.
Elle se produisit dans un contexte de transformation du colonialisme espagnol, lorsque l’État
Bourbon absolutiste s’employa à ponctionner plus amplement ses colonies et à intensifier le
taux d’exploitation des populations. Les modifications ne concernaient pas seulement l’organisation
administrative et fiscale. Le système social colonial, basé sur la séparation république d’Indien-ne-
s/république d’Espagnol-e-s23 avait évolué. Un processus de différentiation socio-économique
important s’était produit sur le Haut-plateau péruvien, qui serait le siège de l’insurrection
tupamariste, avec l’apparition d’un groupe de commerçants riches. Dans la même région, la
noblesse d’origine inca avait affirmé avec panache son identité, entretenant des rapports de quasi
égalité avec la noblesse créole. Par contre, dans l’autre zone de la rébellion, le Haut Pérou,
les fondements de la société coloniale, qui passaient par la domination du chef ethnique traditionnel,
le curaca, chargé de percevoir les impôts, d’organiser le travail forcé et de trancher la question des
terres, avait été remis en question à plusieurs reprises. Les communautés paysannes indigènes
mettaient en cause leur implication dans la ponction toujours plus âpre de l’État colonial, leurs
connivences avec les fonctionnaires locaux. Elles avaient violemment affirmé une volonté
d’autonomie et d’égalité.
On a souvent présenté la Grande Rébellion, dans ses deux phases, comme une réaction au caractère
prédateur de l’administration espagnole du XVIII siècle, en particulier à l’augmentation de l’impôt
indien (la capitation) et à la généralisation du mécanisme du reparto qui permettait au
corregidor, sorte de préfet local, de vendre sous la contrainte aux indigènes des marchandises aux
prix exorbitants. L’historien Alberto Flores Galindo a bien montré que ce schéma mécanique
oppression-réaction n’épuisait pas l’explication de ce qu’il définit comme une révolution.
22 La région du Cuzco et celle du lac Titicaca
23 Cette séparation fut imposée au Pérou à partir de la deuxième moitié du XVI siècle.
Cette chronologie empêche de voir la nature polymorphe d’une situation insurrectionnelle complexe
qui était déjà en place dans les deux aires de la rébellion, pour des raisons qui n’étaient pas toujours
les mêmes.
Avant même que Tupac Amaru levât une armée et parcourût le Haut-plateau afin de rallier les villes
et villages à son projet de république de créoles et d’Indien-ne-s, dans le Haut Pérou, les
communautés paysannes luttaient contre la domination de curacas qu’elles estimaient illégitimes,
fédéré-e-s autour de la figure charismatique de leur représentant Tomás Katari. Ce dernier avait
dénoncé, dès 1777, auprès de l’Audience (tribunal) de Potosí, les stratagèmes de l’Espagnol Blas
24Tupac Amaru I est le souverain inca qui résista aux Espagnols lors de la Conquête. Il fut écartelé et décapité.
Le gouvernement devrait changer dans tous les domaines. Il devait être équitable, bienveillant et ne plus reposer
sur les impôts (…). Ils (les membres de communautés) souhaitaient être libérés des taxes, des gabelles, des
achats forcés de marchandise, des dîmes, vivre déchargés du souci que représentaient toutes ces contributions, et
devenir enfin les maîtres de leurs terres et de leur productions, dans la paix et la tranquillité. (Serulnikov, 2010)
Or, ce qui se passait dans le Haut-plateau à peu près au même moment était d’une autre nature25. La
révolte y résultait d’une synergie entre le projet du curaca José Gabriel Condorcanqui, dit Tupac
Amaru II, d’une partie des élites indigènes locales, de certain-e-s créoles et métis-ses (en général
des cadres du mouvement) et d’une population de runas qui acceptait son leadership, ce qui ne
l’empêcha pas de déborder le mouvement. Le pouvoir des curacas, dans la zone de Cuzco, loin
d’avoir été remis en question, était au contraire très fort. Le projet de Tupac Amaru II supposait la
fin des impôts et des droits de douanes intérieurs comme du travail forcé, mais la question de la
terre et de sa récupération n’y jouait pas le même rôle. De même, la structure hiérarchique de la
société n’y était pas remise en question.
On retrouverait cette différence lors de la deuxième phase de la Grande Rébellion, après l’exécution
de Tupac Amaru et l’assassinat de Tomas Katari. Le soulèvement, du moins au début, ne résulta pas
d’un effet de contagion lié au déplacement de ce qui restait des troupes rebelles tupamaristes vers le
25Katari est assassiné en janvier 1781 et le mouvement tupamariste débute deux mois plus tôt.
Même si l’utopie andine joua un rôle différent dans les deux zones, cela n’empêcha pas le mythe de
fonctionner dans les deux aires de la rébellion. Des deux côtés, la révolte s’appuierait sur un
messianisme, celui du retour de l’Inca. Tupac Amaru II incarnait Tupac Amaru I, le souverain du
XVI siècle qui résista aux Espagnols dans son bastion de Vilcabamaba avant de finir décapité et
écartelé. Ce mythe du retour, véhiculé par l’histoire orale, avait traversé les âges depuis la Conquête
et il circulerait durant toute la colonisation et même après l’Indépendance. Mais il ne jouerait pas le
même rôle dans les deux zones de la rébellion. Si, pour les Tupamaristes, il s’inscrivait dans un
projet de restauration concret, pour les rebelles du Haut Pérou, il était plus un symbole fédérateur
qu’un programme. Et le fait que cette région, l’actuelle Bolivie, fût une région Aymara, conquise
tardivement par l’Empire inca, joua certainement un rôle. L’Empire inca avait été un empire
colonisateur et ses armées avaient imposé la domination à de nombreux peuples andins, dont les
Aymaras du Haut Pérou. Lorsque les troupes tupamaristes, après l’arrestation et le supplice de leur
leader, arrivèrent dans le Haut Pérou et campèrent sur les hauteurs de La Paz, face aux troupes de
Tupac Katari qui préparaient le siège de la ville, elles eurent du mal à faire entendre qu’elles
assumeraient le commandement des opérations. Le mythe de l’Inca fonctionnait très bien à distance,
mais les Indien-ne-s du Haut Pérou n’avaient pas envie de s’inféoder à d’autres groupes. Les
Tupamaristes, en la personne de Diego Tupac Amaru et Andrés Tupac Amaru, cousin et neveu de
l’Inca décapité, allèrent jusqu’à faire arrêter Tupac Katari. Mais ils comprirent vite qu’il était l’âme
de la rébellion et durent le relâcher. La tension entre les deux groupes demeura jusqu’à la fin,
particulièrement lorsque l’échec du siège de La Paz amena les Tupamaristes à négocier séparément
avec les autorités coloniales, ce que ne fit pas Tupac Katari.
Les noms de guerre des deux chefs rebelles rendent compte également de deux positions
différentes. José Gabriel Condorcanqui avait passé des années à essayer d’obtenir la reconnaissance
de sa filiation avec la famille impériale inca. Tupac Katari, lui, venait du peuple, ce qui ne
l’empêcha pas de se proclamer vice-roi. C’était un homme dont le trajet reste mystérieux,
26L’Audiencia est une des pièces majeures du dispositif colonial. Cour de justice, elle était présidée par le vice-roi ou le
gouverneur de la région et les juges (oídores). Son rôle ne se bornait pas à rendre la justice, elle intervenait également
dans la police et l’administration et pouvait même assumer le pouvoir en cas de vacance du vice roi ou
du gouverneur
La question de la race
La question de la race, au centre de cette révolution, est un bon exemple des contradictions du
mouvement comme de sa profondeur. Tupac Amaru voulait fonder un État qui engloberait tous les
natifs et toutes les natives : créoles, Blanc-he-s, métis-ses, Indien-ne-s, Noir-e-s et Castes27 . C’est
pour cela que l’on a souvent évoqué à son sujet un proto-nationalisme. Le commandement du
27On appelait « castes » les diverses combinaisons de métissage entre « Espagnols », « Indiens » et « Noirs » . Ce
processus de métissage, développé dés le XVII siècle, avait fait échouer le projet de séparation entre Espagnols et «
Indiens » qui avait été celui de la Couronne espagnole : république d’ « Indiens », d’un côté, et république d’
« Espagnols », de l’autre. Le terme est connu pour son emploi dans le cadre de la « peinture de castes « qui se
généralisa au XVIII siècle au Mexique et au Pérou. Il s’agit de classifications établies en fonction du degré de «
blanchité » qui prennent la forme de planches divisées en 16 cases le plus souvent. Comme dit dans une autre rubrique,
il est difficile de savoir dans quelle mesure ces peintures de caste rendaient compte de pratiques et représentations
généralisées dans l’ensemble du monde colonial.
Les nobles indiens étaient le sommet de la société indigène. La barrière juridique qui les séparait du Pérou créole
s’avéra plus poreuse sur le plan personnel et familial que la frontière sociale érigée entre eux et les Indiens
communs. En même temps, l’autorité de ces chefs traditionnels ne semblait pas remise en question par les
villageois. À en juger par la faible fréquence des protestations collectives contre eux au XVIII siècle, leur
légitimité ici était beaucoup plus forte qu’au sud du Titicaca, où les chefs ethniques (qu’il s’agisse de la noblesse
de sang ou d’« intrus ») étaient au cœur même de l’histoire du pays. (Serulnikov, 2010)
Cela explique que la violence ait été plus radicale. Quoiqu’il en ait été, des deux côtés, la structure
coloniale fut attaquée dans ses fondements. La violence même des insurgé-e-s apparaît comme
inévitable et nécessaire. Au-delà des projets des leaders, la Grande Rébellion attaqua les bases du
Références
Flores Galindo, Alberto. 1987. Buscando un Inca. Lima : Instituto de apoyo agrario.
Serulnikov, Sergio. 2010. Revolución en los Andes. La era de Túpac Amaru. Buenos Aires :
Editorial Sudamericana: 101-57.
https://www.academia.edu/26674373/Revoluci%C3%B3n_en_los_Andes._La_era_de_T
%C3%BApac_Amaru_Buenos_Aires_Editorial_Sudamericana_2010_._Libro_completo
La « Rencontre des Peuples Noirs » est une manifestation organiséeannuellement depuis les années
1990 au Mexique par l’association afro- mexicaine, México Negro. Elle rassemble une bonne partie
des représentant-e-s d’association et militant-e-s afro-mexicain-e-s, de certaines communautés afro-
mexicaines, des intellectuel-le-s, des chercheurs, chercheuses et militant-e-s étrangers et étrangères.
Le but de ce rassemblement est de valoriser les pratiques culturelles différenciées afro- mexicaines,
telles que la Danse de la Artesa, la Danse de la Tortue, les arts culinaires, la musique, et de
construire et de revendiquer un discours politique représentatif des communautés afro-mexicaines.
La « Rencontre des Peuples Noirs » est à considérer comme un espace collaboratif, politique,
polémique relevant de la prise en charge par les communautés afro- mexicains de leur réalité. Tel
que déjà indiqué dans plusieurs publications, les Afro-mexicain-e-s sont construit-e-s comme des «
objets » de connaissance dans différentes littératures scientifiques. Or, la « Rencontre des Peuples
Noirs » vise à rétablir la subjectivité afro-mexicaine. Cette dernière est éminemment polémique
puisqu’elle a été, depuis très longtemps, rendue « invisible » soit par un métissage orienté et
hiérarchique, soit par un déni de son existence; c’est-à-dire deux formes de colonialité du pouvoir
(racialisation). Ce caractère polémique se donne à voir dans le jugement ou l’interprétation d’une
certaine branche de l’anthropologie mexicaine qui fustige les implications des mouvements noirs
étrangers.
Références
Mvengou Cruzmerino, Paul. 2015. Entre Afriques et Amériques Latines. Citoyennetés, Mémoires
noires et Mondialisation. Thèse de Doctorat en Anthropologie, Université Lumière Lyon 2.
Vinson, Ben III et Vaughn, Bobby. (2004). Afroméxico. El pulso de la población negra en México:
una historia recordada, olvidada y vuelta a recordar. México.D.F: Fondo de Cultura Económica.
Voir à ce sujet:
https://www.youtube.com/watch?v=KI1PS3YSfcU;
https://www.youtube.com/watch?v=YTdGVHTM2KY
Fausto Reinaga, de son vrai nom José Félix Reinaga, est un penseur d’origine aymara qui est né au
tout début du XX siècle en Bolivie. Cet homme, qui fut longtemps marxiste, fonda en 1962 le Parti
des Indiens Aymara et Quechua, amorçant dans ces années-là un virage théorique. Il s’éloigna alors
de la théorie des classes pour s’intéresser à une autre forme de critique de la modernité basée sur
l’idée d’un Poder Indio, d’une nation indienne. C’est une perspective qu’il faut situer dans le
contexte de la décolonisation des années 1960-1970 et aussi du Black Power américain.
Son œuvre, longtemps confidentielle, annonçait l’émergence des mouvements indiens des années
1980-1990. Liée à l’indianisme et au katarisme, elle trouverait, au XXI siècle, avec le
gouvernement d’Evo Morales, la reconnaissance qu’elle n’avait pas eu jusque-là. L’indianisme est
cette philosophie de la libération produite par un sujet indien, quant au katarisme, il s’agit d’un
mouvement aux composantes à la fois politiques, syndicales et intellectuelles, qui opère une
relecture de l’histoire à partir de l’identité indigène.
Le programme de Fausto Reinaga est contenu dans le livre qu’il publia en 1970, La revolución
india. À l’époque où le livre est écrit, l’État bolivien sort d’une phase de gouvernement populiste,
durant laquelle les revendications des Indien-ne-s relatives à la propriété de la terre ont été prises en
compte mais sans que la spécificité de ce groupe ait été reconnue : ils et elles sont resté-e-s des
paysan-ne-s, « assimilé-e-s » aux métis-se-s. Reinaga se démarque de cette approche qui est encore
celle de la gauche latino-américaine. Il refuse de réduire l’« Indien-ne » à une travailleuse ou un
travailleur qu’il faut intégrer à la nation. Inversant la problématique, il questionne le bien fondé de
la nation bolivienne. À une époque où l’existence d’États plurinationaux était encore inconcevable,
Reinaga élabore une approche décoloniale de la nation, cette pièce essentielle du dispositif de
savoir pouvoir moderne colonial.
La revolución india est une virulente dénonciation de la domination des Indien-ne-s par les Blanc-
he-s, puis par les métis-se-s depuis la Conquête de l’Amérique. Cette dénonciation se démarque des
approches qui prévalaient alors : celle des populistes au pouvoir en Bolivie entre 1952 et 1964 et
celle des Indigénistes. Dans le deuxième quart du XX siècle, les élites métisses des sociétés latino-
américaines avaient remis en cause la discrimination subie par les Indien-ne-s. Ces élites s’étaient
érigées en protectrices des Indien-ne-s et elles avaient élaboré un discours hégémonique à leur sujet.
Ce discours inspirerait postérieurement les programmes d’assimilation qu’élaboreraient les États
nationaux équatoriens, boliviens ou péruviens, dans le sillage des centres indigénistes. Après avoir
Références
Alvizuri, Verushka. 2012. Le savant, le militant et l’aymara. Histoire d’une construction identitaire
en Bolivie (1952-2006). Paris : Armand Colin,
La perspective n’a rien de décolonial mais les lecteurs et lectrices y trouveront des informations
utiles.
Bourguignon Rougier, Claude. 2016. « Nation, utopie andine et extériorité ». Intervention dans le
cadre du colloque d’EuroPhilosophie à Toulouse.
https://www.academia.edu/28071781/Nation_utopie_andine_et_exteriorit%C3%A9
Burga, Manuel. 2005 [1988]. Nacimiento de una utopia. Muerte y resurrección de los incas. Lima :
Fondo editorial.
http://sisbib.unmsm.edu.pe/bibvirtual/libros/2006/nacimien_utop/contenido.htm
Casen, Cécile. 2012. « Le katarisme bolivien : émergence d’une contestation indienne de l’ordre
social ». Critique internationale. n° 57 : 23.
https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2012-4-page-23.htm,
Lozada Pereira, Blithz. 2006. Cosmovisión, historia y política en los Andes. La Paz : Carmelo
Corzón.
Reinaga, Fausto. 2007 [1970]. La revolución india. La Paz : Fausto et Hilda Reinaga.
http://www.manuelugarte.org/modulos/biblioteca/r/La-Revolucion-India-Fausto-Reinaga.pdf
Wachtel, Nathan. 1974. La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole
(1530-1570). Paris : Gallimard.
Silvia Rivera Cusicanqui est une activiste et sociologue bolivienne qui a consacré sa vie à lutter
pour la décolonisation des cadres de pensée et de vie. Elle anime des ateliers libres, fait partie du
collectif ChTixi et a enseigné pendant vingt ans, en tant que professeure émérite de sociologie, à
l’Université Publique de La Paz (Universidad Mayor de San Andrés – UMSA).
Née à la fin des années 1940, elle a connu jeune la situation que dénonçait son compatriote Fausto
Reynaga : vivre dans un pays « indien » qui, jusqu’à la fin du XX siècle, avait été gouverné par des
Blanc-he-s ou des métis-ses. Mais, contrairement à Reynaga, plus âgé qu’elle, elle a pu vivre le
bouleversement de 2007, lorsque un Aymara28, Evo Morales, est parvenu au poste de Président de la
république. C’était un événement impensable jusque-là, puisque dans ce pays, avant 195229 , les «
Indien-ne-s » n’avaient pas accès au vote et étaient interdit-e-s des places publiques. Cette
situation n’était en rien exceptionnelle : en Équateur, par exemple, ils et elles avaient accédé à la
citoyenneté encore plus tard.
L’histoire de Silvia Rivera Cusicanqui s’inscrit dans celle des résistances et des sciences sociales
boliviennes. Elle a par exemple théorisé le katarisme comme ce qui a fédéré une histoire indigène
complexe, marquée par la recherche d’une autodétermination. Le katarisme indianiste est ce
mouvement multiforme qui apparut dans les années 1970 et s’incarna particulièrement dans une
nouvelle forme de syndicalisme paysan. Le katarisme réalisa une critique de l’expérience «
révolutionnaire » nationale initiée en 1952 et permit l’émergence d’une identité aymara. Le terme
« katarisme » renvoie au leader de la révolution tupakatariste qui eut lieu dans le dernier quart du
XVIII siècle. Comme j’ai essayé de le montrer dans l’article consacré à la question, Tupak Katari,
cet homme issu du peuple, fut certes un leader, mais il surgit parmi des populations qui avaient déjà
une pratique autonome de la lutte. La rébellion de Tupac Katari fut portée par des Indien-ne-s, qui
voulaient créer une plus grande égalité sociale et récupérer leurs terres. Une histoire qu’il faut avoir
à l’esprit aujourd’hui lorsqu’on essaie de comprendre la nature des conflits actuels en Bolivie,
28Il n’y a pas d'accord sur les origines d’Evo Morales, ses détracteurs et détractrices l’accusent de ne pas être Indien. À
travers ce genre de polémique, se repose la question de ce que c’est d’être Indien-ne, sachant que l’indianité est une
construction historique et que seule une perspective raciste permet de rattacher l’indianité à un phénotype ou une
généalogie. Cela pose également la question de l’identité assignée ou revendiquée.
29Date de la Révolution Nationale, laquelle, dans son projet de partage des terres et de justice sociale, avait aboli le
servage et lancé une réforme agraire.
On retrouve ici cette idée déjà exprimée dans les propos de la militante nasa Vilma Almendra
(2015), sur « cette hydre qui est en nous ». Une analyse peu développée chez les penseurs et
penseuses du projet Modernité/Colonialité, qui insistent plus sur la catégorie de domination que
sur celle de subjectivation, ou qui, lorsqu’ils et elles parlent de subjectivation, la réduisent souvent
aux effets de la domination. Lutter contre l’« hydre interne », c’est donc aussi écrire soi-même son
histoire.
Aujourd’hui, elle vit son militantisme en réalisant son utopie à El Tambo, un espace politique et
culturel de La Paz où, avec ses collègues du collectif Chi’xi, elle organise des cours et des activités,
des fêtes et des présentations, reliant connaissances théoriques et travail manuel. Chaque année,
depuis son départ forcé de l’Universidad Mayor de San Andrés en Bolivie, elle organise l’atelier de
sociologie de l’image, un espace de formation pour décoloniser les points de vue. La sociologue
conçoit l’image comme « un récit, une syntaxe entre l’image et le texte, et comme une façon de
raconteret de communiquer ce que nous avons vécu » (Barber, 2019).
La cohérence de son approche se traduit dans une certaine pratique de la recherche et de l’écriture.
Pour elle, le travail manuel et le travail intellectuel doivent fonctionner ensemble : l’écriture est un
artisanat. Attachée au lien entre image et texte31 , émotion et raison, elle se situe dans cette
[Ils voulaient] rêver ou imaginer une Bolivie homogène, éduquée et universaliste, ancrée dans un « homme
nouveau », le métis dont le sang avait été versé dans le Chaco. Ce modèle culturel devrait être introjecté, grâce à
la pédagogie, par l’ensemble de la population et devenir le corollaire du Sujet nation. (Cusicanqui, 2010)
Le « métis » est ainsi devenu une figure presque mythique, qui a agi comme l’axe, le dépositaire, le sujet et le
protagoniste de la modernité bolivienne (cf. Rivera, 1993). La série de récits intitulée Sangs de métis, d’Augusto
Céspedes, est précisément un exemple – comme l’a souligné Rubén Vargas – de la façon dont cette notion de
métissage s’articule à la conception et la construction hégémonique du nationalisme révolutionnaire.
(Cusicanqui, 2010)
Pour elle, le discours sur le « mestizaje » construit une image à la fois occidentale et masculine de la
cité et s’articule autour de la notion de citoyenneté eurocentrée. Il est remarquable de constater que,
comme Fausto Reynaga, elle perçoit ce qu’il a y a de raciste et d’autoritariste derrière cette notion
mais que son analyse passe par d’autres chemins. En effet, lorsque Reynaga dénonce l’absurdité de
la célébration du métissage dans une société d’abord « indienne », il s’appuie sur un discours
hautement moral, une attaque au vitriol de la corruption des élites et du pouvoir métis.
Mais ce discours de la corruption, qui prend chez lui des formes assez apocalyptiques,
C’est une métaphore qu’un sculpteur aymara – Victor Zapana – m’a communiquée, en parlant d’animaux comme
le serpent ou le lézard : ils viennent d’en bas, mais sont aussi d’en haut, ils sont mâles et aussi femelles. C’est-à-
dire qu’ils ont une dualité implicite dans leur constitution. Et cela m’a semblé une très bonne métaphore pour
expliquer un type de métissage qui reconnaît la force de son côté indigène et le pouvoir, et l’équilibre avec la
force de l’Européen. Ce Ch’ixi que je propose comme une force qui décolonise le métissage. La solution n’est
pas la fusion ou l’hybridité, il s’agit d’habiter les contradictions. Pas de nier l’une ou l’autre des deux parties, ni
de chercher une synthèse, mais d’admettre la lutte permanente dans notre subjectivité entre l’Indien et
l’Européen. (Barber, 2019)
Pour elle la question du genre et la « question indienne » ont des points communs. Elle ne se dit pas
féministe mais considère que sa démarche personnelle l’a placée, en quelque sorte, « à côté » de
tous les problèmes soulevés par le féminisme depuis les années 1960.
Quand je dis « à côté », ce n’est pas parce que je ne me sentirais indifférente aux idées et espoirs
féministes, mais parce que j’ai toujours vécu l’identité féminine de l’intérieur, historique et politique, du
colonialisme interne, car la réalité féminine se construit dans la colonisation »
En Bolivie, le discours féministe est particulièrement médiatisé par les ONG et par l’État. Il y
a, c’est vrai, des groupes comme Mujeres Creando qui sortent de cette approche, mais je trouve cela encore très
marginal. (Barber, 2019)
Aujourd’hui, refusant d’être « la voix des sans voix », elle pense une action qui génère une
connaissance d’arrière-garde à un moment où la critique du colonialisme perd de sa vigueur au
profit de versions multiculturalistes apolitiques. Cette radicalité l’amène à affirmer, sous la
L’indianisme est piégé dans une approche totalement centrée sur l’État, une idolâtrie de l’État. Il est pris dans un
discours nationaliste, la recherche d’un État aymara et d’une nation aymara, ce qui à mon avis est inacceptable.
Cette approche essentialiste ne rend pas compte de la réalité. La réalité bolivienne est une réalité variée,
composée d’identités très confuses et mélangées. L’indianisme est
enfermé dans le carcan de l’État. (Barber, 2019)
Il est clair que sa position s’ancre dans des présupposés qui sont ceux de l’autonomie et rejoignent
les positions anarchistes. Cela explique peut être la violence des attaques dont elle a été victime lors
du coup d’État en Bolivie parce qu’elle n’a pas soutenu le gouvernement de Morales. La polémique
qui a éclaté alors pourrait être une résurgence contemporaine du vieil affrontement
marxisme/anarchisme au sujet de l’État, dans le contexte d’une « Amérique latine » où les luttes
autonomes se développent.
Références
Barber, Katalin, 2019. «Tenemos que producir pensamiento a partir de lo cotidiano (entretien avec
Silvia Rivera Cusicanqui) ». El Salto .
https://www.elsaltodiario.com/feminismo-poscolonial/silvia-rivera-cusicanqui-producir-
pensamiento-cotidiano-pensamiento-indigena
Gómez Muller, Alfredo. 2019. Recension de «Un monde ch’ixi est possible. Essais à partir d’un
présent en crise », de Silvia Rivera Cusicanqui. Revue d’Études décoloniales
http://reseaudecolonial.org/2019/01/22/un-monde-chixi-est-possible
Martins, Paulo Henrique. 2018. « Actualidad de la teoría del colonialismo interno para el debate
sobre la dominacion y los conflictos interetnicos ». Buenos Aires. Encrucijadas abiertas. América
Rivera Cusicanqui, Silvia. 1984. Oprimidos pero no vencidos. Luchas del campesinado aymara y
qhechwa 1900-1980. La Paz : Hisbol – CSUTCB
Rivera Cusicanqui, Silvia. 2010. Violencias (re) encubiertas en Bolivia. La Paz. Editorial Piedra
Rota : 125.130.
Argentine, Rita Segato est une anthropologue féministe qui enseigne à l’Université de Brasilia dans
le cadre de la chaire d’anthropologie et de bioéthique de l’Unesco. Elle a étudié plus
particulièrement la violence de genre dans les communautés afro-américaines ou indiennes et les
relations entre genre, racisme et colonialité. À partir de son analyse de la transformation des
sociétés américaines avec la colonisation, elle a élaboré une représentation du monde actuel comme
monde qui fait la guerre aux femmes, monde de maîtres, où l’exercice de la cruauté est une valeur.
Pour elle, le genre n’est pas une catégorie sociologique ou anthropologique, mais une
caractéristique essentielle de toute vie sociale.
Ce n’est pas un des aspects de la domination mais une catégorie capable d’éclairer « tous les autres
aspects de la transformation imposée à la vie des communautés lorsqu’elles ont été capturées par le
nouvel ordre colonial moderne » (2011). Son travail sur cette violence et les liens qu’elle entretient
avec le patriarcat l’a amenée à écrire de nombreux ouvrages et à participer à la défense des victimes
de ce qu’elle appelle « la guerre contre les femmes », dans le cadre d’enquêtes et de procès pour
viols et assassinats (2016).
Dans Les structures élémentaires de la violence (2003), un texte fondateur, elle alerte les esprits en
démontant la condition politique de la soumission qui ne s’enracine pas dans la sexualité mais dans
une subjectivation politique. Pour elle, il n’y a pas de crimes sexuels mais des crimes de pouvoir, de
domination et de punition. Elle considère que la violence exercée contre les femmes doit se
comprendre dans le contexte d’une époque de « maîtres », où les hommes obéissent à un impératif
de masculinité qu’ils mettent en acte à travers leur pouvoir sur le corps des femmes. Le concept de
violence de genre lui paraît productif parce qu’il fait apparaître la violence contre les femmes
comme une structure. Selon elle, le féminicide est favorisé par des effets d’appel qui rendent la
violence contagieuse et la transforment en spectacle. Les hommes sont victimes eux aussi de ces
structures qui les enferment dans la violence.
Rita Segato les appelle à se désolidariser de l’ordre social qui les pose comme prédateurs, une
analyse qu’elle développe entre autres dans un livre récent, Contre-pédagogies de la cruauté
(2018).Pour lutter contre la guerre faite aux femmes, elle propose de distinguer
féminicide et fémigénocide :
Elle attire l’attention sur le fait que le féminisme ne doit pas aboutir au lynchage, médiatique ou
réel, l’ennemi n’étant pas les hommes mais l’ordre patriarcal :
Que la femme du futur ne soit pas l’homme que nous sommes en train de laisser dernière nous! (2018)
Références
Très peu de textes en français en accès libre sur ou de Rita Segato. Par contre, son portail Academia
edu offre plusieurs articles et livres en espagnol, portugais et anglais.
Anonyme. 2014. «A propos du livre de Rita Laura Segato, «L’Œdipe noir. Des nourrices et des
mères ». Des nouvelles du front.
https://nouvellesdufront.jimdofree.com/social-d-ailleurs-et-du-reste/nouvelles-du-front-de-111-
%C3%A0-120/l-oedipe-noir-de-rita-laura-segato/
Campoalegre Septien, Rosa. 2018. « L’essentiel ne doit être ni invisible ni invincible ». Revue
d’Études Décoloniales.
http://reseaudecolonial.org/2018/10/16/feminicide-lessentiel-ne-doit-etre-ni-invisible-ni-invincible/
Segato, Rita Laura. 2014. « Las nuevas formas de la guerra y el cuerpo de las mujeres ». vol. 29. n.
2
http://www.scielo.br/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0102-
Segato. Rita Laura 2018. « Colonialité et patriarcat moderne : expansiondu domaine de l’État,
modernisation et vie des femmes ». Revue d’Études Décoloniales.
http://reseaudecolonial.org/2018/10/15/colonialite-et-patriarcat-moderne-expansion-du-domaine-de-
letat-modernisation-et-vie-des-femmes1
Segato Rita Laura. 2016. La Guerra contra las Mujeres. Madrid : Traficantes de Sueños.
https://www.academia.edu/33587701/La_Guerra_contra_las_Mujeres_Traficantes_de_Suen_os.pdf
Le syncrétisme est un concept très utilisé en sciences sociales pour renvoyer aux situations de
rencontres entre cultures et sociétés, notamment sur le plan religieux. Il renvoie à un « amalgame
d’éléments mythiques, cultuels et organisationnels de sources diverses au sein d’une même
formation religieuse » (Rivière, 2004). Il ne s’agit pas d’une fusion ni d’un mélange, mais d’une
composition d’’éléments hétérogènes qui cohabitent.
Selon l’anthropologue André Mary, il existerait quatre logiques syncrétiques: la ré-interprétation
(appropriation des contenus culturels exogènes au travers de la pensée de la culture native);
l’analogie (qui pourrait prendre la forme d’une équivalence fonctionnelle); le principe de coupure
(cohabitation de logiques opposées dans un individu ou dans une même culture); la dialectique de la
matière et de la forme. Cette notion a été très utilisée pour rendre compte de la vitalité des cultures
religieuses afro-descendantes notamment avec les travaux de Roger Bastide.
La critique décoloniale de cette notion part d’un réflexion sur l’altérité épistémique qui caractérise
les rapports au monde propres aux religions afro-descendantes, et surtout, de l’analyse des rapports
de domination. Le théoricien portoricain Ramón Grosfoguel (2004) engage cette critique :
Vus depuis une perspective eurocentrique, c’est-à-dire du côté hégémonique de la différence
coloniale, ces processus culturels sont conçus comme syncrétiques car l’on reconnaît une
horizontalité dans les relations culturelles. Cependant, depuis la perspective subalterne de la
différence coloniale, hybride et métis constituent des stratégies politiques, culturelles, sociales de
sujets subalternes qui, à partir de positionnements de subordination, donc depuis une expérience
d’une verticalité des relations interculturelles, insèrent des épistémologies, cosmologies et stratégies
politiques alternatives à l’eurocentrisme.
Par-là, il s’agit d’insister sur les relations de pouvoir à l’œuvre au sein des formations culturelles
qui font que les recours aux éléments exogènes ne sont pas horizontaux ou ne sont pas pré-
contraints.
Références
SEBASTIEN LEFÉVRE
Nous avons déjà abordé dans le chapitre « Études transatlantiques afrodiasporiques » l’enjeu que
recouvre une étude triangulaire des trois continents lorsqu’il s’agit d’interpréter les cultures afro
dans le contexte actuel d’Abya Yala. Il convient d’y revenir un peu plus précisément. En effet,
le problème que posent les notions de syncrétisme et de métissage se situe à plusieurs niveaux. Tout
d’abord, ces notions laissent entendre qu’il existe une certaine dilution, un certain effacement des
cultures au profit d’une nouvelle culture. D’autre part, dans le surgissement de cette nouvelle
culture, quels sont les éléments qui sont présents ? Et surtout, quels sont les éléments qui vont être
mis en valeur par rapport à cette création culturelle? Enfin, en ce qui concerne les cultures afro
présentes dans ces syncrétismes et métissages, elles apparaissent souvent comme étant totalement
diluées ou du moins comme des cultures qui auraient disparu avec l’esclavage. On peut citer
l’exemple emblématique de Miguel Rojas Mix, chercheur chilien, qui, au demeurant, avait mené
une réflexion très pertinente sur l’enjeu de la dénomination d’Abya Yala avec son livre Los cien
nombres de América (Les cents noms de l’Amérique). Lors d’une conférence, il mentionnait
d’ailleurs :
Un autre concept est celui d’Afro-Amérique, c’est le concept de Négritude. La question de l’identité pour les
Afro-américain-e-s était très différente de celle qui se posait aux populations indigènes.
En effet, les populations indigènes avaient un passé, elles pouvaient regarder en arrière. Mais pour les Noir-e-s,
l’esclavage avait fait table rase de leurs cultures et ils et elles n’avaient donc pas d’identité, leur identité devait
être inventée et construite. (Rojas Mix, 2016)
Cette citation reflète à merveille, malheureusement, une opinion souvent répandue dans les études
sur Abya Yala lorsqu’il s’agit des cultures africaines. On pourrait également citer l’exemple deJosé
Carlos Mariátegui (1976) qui considérait les « Noir-e-s » comme des alluvions de la culture
péruvienne. Et même quand il s’agit de les réintégrer dans la culture nationale comme avec le
Concebem os seus santos ou orixás e os santos católicos como de categoria igual, embora perfeitamente
distintos. Os africanos escravizados se declaravam e aparentavam convertidos ao catolicismo; as práticas
fetichistas puderam manter-se entre eles até hoje quase tão estremes de mescla como na África. Depois, as
viagens constantes para a África com navegação e relações comerciais diretas facilitaram a reimportação de
crenças e práticas, porventura um momento
esquecido ou adulterado. Com o passar do tempo, com a participação de descendentes de africanos e de mulatos
cada vez mais numerosa, educada num igual respeito pelas duas religiões, tornaram-se eles tão sinceramente
católicos quando vão à igreja, como ligados às tradições africanas, quando participam, zelosamente, das
cerimônias de Candomblé.
Ils conçoivent leurs saints ou orixás et les saints catholiques comme appartenant à la même catégorie, bien que
parfaitement distincts. Les Africain-e-s réduit-e-s en esclavage se disaient et semblaient converti-e-s au
catholicisme; jusqu’à ce jour, ils et elles ont pu conserver des pratiques fétichistes presque aussi mélangées qu’en
Afrique. Ensuite, les voyages constants en Afrique avec la navigation et les relations commerciales directes ont
facilité la réimportation
de croyances et de pratiques, une phase qu’on a peut-être oubliée ou adultérée. Au fil du temps, avec la
participation d’un nombre croissant de descendant-e-s africain-e-s et de mulâtres-ses, éduqué-e-s dans un respect
égal des deux religions, ils et elles sont devenu-e-s des catholiques sincères, qui vont à l’église, tout en
maintenant leur lien avec les traditions africaines, et en participant avec zèle aux cérémonies du candomblé.
De la même façon, toujours selon Verger (2018), le système religieux yoruba a sans doute intégré
des éléments des religions d’origine bantoue, de l’actuel Congo et Angola :
Não se pode excluir também a possibilidade de que certas influências bantus se tivessem produzido entre os
nagôs, levando em conta que foram trazidos, em grande número, escravos do Congo e de Angola até os fins do
século XVII para todo o Brasil.
Ces différentes cohabitations et intégrations montrent la capacité des sujets africain-e-s à avoir une
position réflexive sur leur vécu d’esclavagisé- e-s en situation de domination extrême, mais surtout
leur capacité à s’adapter pour continuer à exister et faire exister leurs cultures ancestrales :
Quando precisam justificar o sentido dos seus cantos, os escravos declaravam que louvavam, nas suas línguas, os
santos do paraíso. Na Verdade, o que eles pediam era ajuda e proteção aos seus próprios deuses. (Verger, 2018)
Lorsqu’ils et elles devaient justifier le sens de leurs chants, les esclavagisé-e-s déclaraient qu’ils et elles louaient,
dans leur langue, les saints du paradis. En vérité, ce qu’ils et elles demandaient, c’était l’aide et la protection de
leurs propres dieux.
On peut observer ces diverses capacités d’adaptation et d’intégration dans les différents
rapprochements que les Africain-e-s déporté-e-s ont effectué entre leurs dieux et les saints
catholiques, qui diffèrent selon les pays. Par exemple, le dieu Shangó à Cuba est assimilé à Sainte
Barbe alors qu’au Brésil, il est couplé avec Saint Jérôme. Au Brésil, Yemayá est assimilée à
Notre Dame de l’Immaculée Conception et à Cuba, à la vierge de Regla, une vierge noire. Ogún, à
Cuba, est rattaché à Saint Jacques et au Brésil, à Saint Antoine de Padoue.
À travers ces différents exemples, nous voulons montrer la conscience des esclavagisé-e-s africain-
e-s déporté-e-s à Abya Yala et la capacité qu’ils et elles avaient d’user d’une multitude de stratégies
afin de continuer à pratiquer leurs cultures. Et ce qui pose vraiment problème, dans les notions de
syncrétisme et de métissage, c’est qu’elles amputent la part de conscience, de décision des
esclavagisé-e-s, comme s’ils et elles avaient uniquement subi alors qu’ils et elles ont été à
l’initiative de ces processus et ont dû opérer des synthèses et des réajustements pour pouvoir
s’adapter. Si on lit les « syncrétismes » et les « métissages » de cette façon, alors le champ
d’analyse n’en devient que plus riche. Enfin, il faut préciser que si ces postulats épistémologiques
ne sont pas accompagnés d’une réintégration des cultures africaines dans les lectures qui seront
faites d’Abya Yala, elles ne feront que reproduire des lectures occidentales qui, par manque de
connaissance des Afriques, noient les cultures afro dans un « syncrétisme »
et un « métissage » simplistes.
Conférence de Miguel Rojas Mix dans le cadre de la Cátedra Latinoamericana Julio Cortázar,
consulté le 15 juin 2019,
https://www.youtube.com/watch?v=6n0aRGiuo
-On peut renvoyer les lecteurs et lectrices à la chanson afrocubaine « Y tú ¿ qué quieres que te den ?
» du chanteur Adalberto Álvarez où l’on voit très bien toute cette conscience stratégique :
https://www.youtube.com/watch?v=24lHSU35Aqs,
Verger Fatumbi, Pierre. 2018. Orixás: deuses iorubás na África e no Novo Mundo. Brazil :
Fundação Pierre Verger: 136-17
Mariátegui, José Carlos. 1976. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. Barcelona :
Editorial Crítica.
Si l’on ne peut parler de critique décoloniale s’agissant de la théologie de la libération sans risquer
l’anachronisme, la ligne de force est pourtant bien visible. Notre but est donc de montrer que la théologie de la
libération est un antécédent épistémique et géo-historique du
tournant décolonial.
Références
Assmann, Hugo. 1973. Teología desde la praxis de la liberación: ensayo teológico desde la
América dependiente. Salamanque : Agora.
Libanio, Joao Batista. 2005. « La théologie de la libération. Nouvelles figures ». Études. Tome 402.
Martínez Andrade, Luis. 2016. Écologie et Libération. Critique de la modernité dans la théologie
de la libération. Paris : Van Dieren Éditeur ; 28.
Scannone, Juan Carlos. 2009. «La filosofía de la liberación: historia, características, vigencia
actual». Teología y Vida, vol. L. 59 – 7.
https://scielo.conicyt.cl/pdf/tv/v50n1-2/art06.pdf
Vergara Estévez, Jorge. 2001. « Franz Hinkelammert, El nihilismo al desnudo. Los tiempos de la
globalización ». Polis. 4.
http://journals.openedition.org/polis/7220
L’idée du « tournant décolonial » revient à Nelson Maldonado Torres, qui l’avait avancée lors d’une
réunion avec divers membres du projet Modernité/ Colonialité. Il emploie pour la première fois le
terme de Giro décolonial dans un article de 2006 consacré à Aimé Césaire, puis dans La
descolonización y el giro descolonial (2008). L’expression fut ensuite reprise par Santiago Castro
Gómez et Ramón Grosfoguel avant de s’imposer.
La notion de « tournant décolonial » est apparue comme telle en 2005, lors d’une conférence que j’avais
organisée à l’Université de Californie, Berkeley. Il s’agissait d’une plate-forme destinée à
favoriser les contacts et le dialogue entre les philosophes et les théoricien-ne-s afro-caribéen-ne-s critiques de la
population latino aux États-Unis et en Amérique latine. À cette époque, les féministes chicanas avaient déjà
réalisé des travaux dans lesquels elles utilisaient le concept de decoloniality, avec un sens qui n’était pas celui de
la théorie de la décolonialité d’Aníbal Quijano et Walter Mignolo. C’est à ce moment-là que j’ai suggéré
l’emploi de la notion de « tournant décolonial », pour faire le pont entre ces différentes formes de pensée critique
sur la décolonisation, puisque le concept était en train de devenir une notion-clé. (Maldonado Torres, 2008)
Cette notion permet de préciser ce que nous devons entendre par décolonisation ou, plutôt,
décolonialité. Elle désigne à la fois prise de conscience d’une réalité (la discrimination létale de
certains sujets dans le monde moderne/colonial) et la construction d’alternatives aux types de
pouvoir/savoir sur lesquels repose cette domination. Nelson Maldonado Torres insiste sur le fait que
le tournant décolonial passe d’abord par une réaction sensible, un cri d’effroi face à la réalité. Il
s’agit de l’horreur que nous éprouvons face au déploiement des formes modernes de colonialité.
Cette horreur produit une attitude, cette attitude décoloniale que le philosophe a théorisée dans de
nombreux travaux. Elle se traduit par des actes, car l’horreur débouche sur une posture critique et
sur l’affirmation de la vie de ceux et de celles qui sont nié-e-s. Avec le tournant décolonial, l’enjeu
n’est pas seulement la décolonisation de la pensée mais le passage à une critique en acte de la
modernité : opposer une politique de l’amour à la politique de mort, rompre avec le monde de la
mort coloniale, « c’est là le moment le plus fondamental du tournant décolonial. La décolonisation
ne peut avoir lieu sans un changement de sujet » (Maldonado Torres, 2016).
L’attitude décoloniale est liée à une éthique et une politique de libération et à l’émergence de tournants subjectifs
de décolonisation, propres aux différentes communautés mais dont la pertinence
Cette attitude décoloniale a donné naissance à divers mouvements dans l’histoire du monde
moderne/colonial, mais c’est seulement au XX siècle que ces projets entrèrent en relation les uns
avec les autres. La révolution haïtienne, par exemple, fut un mouvement important, car elle avait
entraîné une modification ontologique : les ancien-ne-s esclavagisé-e-s ne voulaient pas seulement
échapper à une exploitation féroce. Ils et elles voulaient être reconnu-e-s comme des êtres humains.
Pour autant, Nelson Maldonado Torres ne considère pas la révolution haïtienne comme un moment
décolonial, il la voit plutôt comme l’annonce de quelque chose de nouveau. En effet, c’est à partir
d’Haïti que vont surgir d’autres révolutions et d’autres changements : les discours panafricains, les
décolonisations du XX siècle, 1992, l’insurrection zapatiste. Le discours sur le colonialisme de
Césaire, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est le nouveau discours de la méthode,
l’articulation d’une raison décoloniale. Césaire opère un renversement de la dialectique coloniale
civilisation/barbarie en montrant que le colonialisme, non seulement ne civilise pas les colonisé-e-s
mais dé-civilise les colon-e-s.
Il sera un des premiers à établir le lien entre la colonisation et le nazisme, ce système colonial
appliqué à certain-e-s Blanc-he-s par des Blanc-he-s. À faire de cette période, que l’on a voulu
circonscrire à un moment, le nazisme, et à un pays, l’Allemagne, un effet boomerang général de la
colonisation. Le tournant décolonial a donc lieu quand la perception qu’ont d’eux-mêmes et d’elles-
mêmes les colonisé-e-s ou ex-colonisé-e-s change. Si le travail des intellectuel-le-s racisé-e-s et si
les traditions orales avaient déjà depuis longtemps amorcé ce tournant, ce n’est qu’après la Seconde
Guerre mondiale que tous ces apports fusionnent et que la décolonisation apparaît pour ce qu’elle
est : un projet inachevé en « Amérique latine ». À la fin du XX siècle et au début du XXI siècle, on
va voir s’opérer des tournants décoloniaux, en particulier au Mexique et dans les Andes, à travers
des révolutions culturelles qui prôneront la décolonisation. À côté de la notion de « tournant
décolonial », nous trouvons celle « d’option décoloniale » de Walter Mignolo, qui fait les remarques
suivantes à ce sujet :
Je dois préciser dans quel sens nous employons, par principe, à l’intérieur du collectif, les expressions « tournant
décolonial » et « option décoloniale ». Le but n’est pas de choisir un des termes qui serait plus adapté que l’autre.
Cela reviendrait à faire comme si nous pensions en termes d’universels abstraits, comme s’il ne pouvait y avoir
qu’une seule expression adéquate pour désigner la réalité. Lorsque nous utilisons l’un ou l’autre termes, nous
faisons apparaître l’un ou l’autre des aspect d’un même phénomène. « Giro », en espagnol, est la traduction de
Références
Maldonado Torres, Nelson. 2008. « La descolonización y el giro desconial ».Tabula Rasa. n°.9 : 61-
72.150.
http://www.scielo.org.co/pdf/tara/n9/n9a05.pdf
Maldonado Torres, Nelson. 2012. «Thinking through the Decolonial Turn: Post-continental
Interventions in Theory, Philosophy, and Critique—An Introduction ». Dialnet.
https://escholarship.org/uc/item/59w8j02x
Le terme « transmodernité » a été employé pour la première fois par Rosa María Rodríguez Magda
pour désigner la période actuelle. La philosophe espagnole affirmait que le postulat postmoderne,
celui de la remise en question des grands récits, s’avérait caduc à l’heure du grand récit que
constitue la globalisation. Parce qu’il y avait eu un changement de paradigme, l’emploi d’un
nouveau préfixe s’imposait : la trans-modernité évoquerait mieux un monde en constante
transformation. Le terme prendra un sens différent chez Dussel. Pour le philosophe argentin, la
transmodernité est le dépassement de la modernité, entendue comme ce projet spécifique qui
apparaît en Occident entre le XV siècle et le XX siècle.
Si, au début, il s’agissait pour Dussel de prendre des distances avec la position désabusée des
postmodernes, par la suite s’est affirmée chez lui l’idée que les exclu-e-s de la modernité ont opposé
à cette dernière une résistance plus grande que prévue. Et cela l’a amené à intégrer ce qui
disparaît en général chez les postmodernes : l’idée du changement social.
La transmodernité, c’est l’inclusion des peuples soumis politiquement dans le passé et aujourd’hui,
économiquement dépendants. Cette catégorie donne accès à une lecture de l’histoire du monde
centrée sur la décolonisation et renvoie à l’instauration d’un dialogue entre les diverses cultures.
En 1999, dans le livre Posmodernidad y Transmodernidad. Diálogos con la filosofía de Gianni
Vattimo, le philosophe questionne la transition vers une transmodernité. Le concept, d’après
Eduardo Restrepo, prend forme dans une critique qui vise autant l’École de Francfort que les tenant-
e-s de la post-modernité. Dans ce livre, qui n’est en aucune façon un simple dénigrement de la
modernité, s’exprime le refus d’un désenchantement postmoderne qui peut tourner au nihilisme ou
au pessimisme. Enrique Dussel est animé par la conviction qu’il n’y a pas de solution à l’intérieur
du schéma de la modernité; il faut aller au-delà de ses limites, pour passer à un
post qui sera un dépassement de la modernité et intégrera ce qu’elle avait de
positif.
Contre le postmoderne, nous ne critiquerons pas la raison comme telle, mais nous admettrons leur critique de la
raison dominante, victimisante, violente. Contre le rationalisme universaliste, nous ne
nierons pas son noyau rationnel, mais son moment irrationnel, son mythe sacrificiel. Nous ne rejetons pas la
raison, mais l’irrationalité de la violence du mythe moderne; nous ne nions pas l’existence d’une raison, mais
Ce dépassement est lié de façon inextricable à l’extériorité, l’irruption de ce qui est différent, à des
cultures capables d’assumer l’héritage de la modernité mais à partir d’un lieu et d’expériences
autres et, ainsi, à même d’apporter des solutions que ne peuvent trouver les modernes. La
transmodernité, ce serait l’inclusion de l’altérité niée dans le mythe moderne.
Si Dussel se positionne toujours à partir d’un lieu d’énonciation précis, Abya Yala ou le Sud global,
il ne fait pas de l’extériorité quelque chose qui serait propre seulement au Sud. En effet, les pays du
Nord global ont désormais leur propre Sud interne, leurs propres opprimé-e-s et exclu-e-s,
notamment en la personne des migrant-e-s. Comme l’écrivent Ana Silvia Solorio Rojas et
Juan Diego Ortiz Acosta (2019) :
Références
Benito Climent, José Ignacio. La condition transmoderne de Rosa María Rodríguez Magda. Paris :
Ici et ailleurs.
https://ici-et-ailleurs.org/IMG/pdf/La_condition_transmoderne.pdf
Dussel, Enrique. 1994. 1492. El encubrimiento del otro. Hacia el origen del mito de la modernidad.
La Paz : Éditions Plural : 22.
Dussel, Enrique. 2004. 16 tesis de economía politica. Buenos Aires : Éditions Docencia : 201.
Grosfoguel, Ramón. 2006. « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du
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https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm
Rogríguez Magda, Rosa María. 2014. La condition transmoderne. Paris : Éditions l’Harmattan.
Solorio Rojas, Ana Silvia et Ortiz Acosta, Juan Diego. 2019. « La Transmodernidad como
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dans Siete ensayos sobre la Filosofía y Política de la Liberación de Enrique Dussel, sous la dir.
de Federico Ledesma Zaldívar et Juan Diego Ortiz Acosta. Guadalajara : Université de Guadalajara.
https://www.academia.edu/38462225
Nous sommes comme la paille des collines, que l’on arrache et qui, toujours, repousse. De cette paille, nous couvrirons
le monde. (Dolores Cacuango, militante indigène équatorienne)
Catherine Walsh enseigne à l’Université Simón Bolívar de Quito où elle est responsable du
programme d’Études Culturelles. Elle supervise également le Fond Documentaire Afro-Andin, un
projet qui s’organise autour de la récupération des savoirs des communautés afro-andines. Cette
intellectuelle et militante américaine collabora avec Paulo Freire avant de s’intéresser à la
perspective décoloniale. Elle s’emploie à renouveler la pédagogie critique à partir des approches
décoloniales. Pour elle, l’apport de Fanon et de Freire, qui se sont intéressés tous les deux à la prise
de conscience des opprimé-e-s, est une piste d’inspiration. Elle voit la pédagogie comme une
méthodologie dont on ne peut se passer pour les luttes sociales, ontologiques et épistémiques qui
visent la libération.
32 Khatibi remet en question l’idée d’identité culturelle. Dans la préface au livre de son ami Jacques Derrida (Derrida,
Jacques. 1991. L’Autre cap. Paris : Minuit : p. 16.), il écrivait : « Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à
elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir
prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi, ou si vous préférez, la différence avec soi».
Ce sont ces moments complexes d’aujourd’hui qui provoquent des mouvements de théorisation et de réflexion,
des mouvements non linéaires mais serpentins, non pas ancrés dans la recherche ou le projet d’une nouvelle
théorie critique ou de changement social, mais dans la construction de chemins – d’être, de penser, de regarder,
d’écouter, de sentir et de vivre avec le sens ou l’horizon du colonialisme. (Walsh, 2013)
Très liée au mouvement indien équatorien qui s’est développé depuis la fin des années 1980, Walsh
met en question l’influence des ONG et organismes internationaux dans la construction d’une
interculturalité qui vise plus l’affaiblissement des États-nations que l’affirmation des Indien-ne-
s comme sujets politiques. Sa réflexion concerne autant les pratiques de libération des communautés
andines que leur rapport à la tradition et à leur ontologie. Elle s’intéresse particulièrement à la
mémoire collective, ce savoir mis en commun, dans laquelle s’ancre la résistance à la colonialité du
pouvoir. L’expérience de Silvia Rivera Cusicanqui avec son atelier d’histoire orale andine, qui a
construit une véritable méthodologie de dés-occidentalisation et de décolonisation, est un exemple
de la réussite de ce type d’approche. À ses yeux, une vie comme celle de la leader indigène
équatorienne Mama Dulu (Dolores Cacuango) est exemplaire de cette démarche, car la militante ne
visait pas seulement la lutte contre, mais la construction d’un monde autre, où la renaissance était
centrale. Cette idée de renaissance est là chez les zapatistes, chez les Nasa de Colombie ou chez
certaines communautés noires du Pacifique; le Buen Vivir, qu’ils et elles affirment, ne défie pas
seulement le mauvais gouvernement, mais la matrice coloniale du pouvoir. C’est un autre moment
de l’affrontement entre deux projets de vie qui a commencé avec la résistance à la Conquête.
Walsh considère également la question du « positionnement critique de frontière » dans la
différence coloniale, ou encore s’intéresse à un processus dans lequel la fin n’est pas une société
idéale, comme universel abstrait, mais le questionnement et la transformation de la colonialité du
pouvoir, du savoir et de l’être. Il faut toujours avoir conscience de ce que ces relations de pouvoir
Références
Bourguignon Rougier, Claude. 2020. « Histoire, nation et effraction. Un récit de Dolores Cacuango.
Penser, dire et représenter la race dans les Amériques : le point de vue des intellectuels noirs et
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Mignolo, Walter, Walsh, Catherine. 2008. On decoloniality. Durham et Londres : Duke University
Press.
https://rampages.us/goldstein/wp-content/uploads/sites/7807/2018/08/Mignolo-and-Walsh-2018-
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Ouyachchi, Anouar. 2017. « Pensée-autre chez Abdelkébir Khatibi : plaidoyer pour une
pensée plurielle ». Revue Sciences, Langage et Communication.vol.1.n.°2.
Walsh, Catherine. 2002. Indisciplinar las ciencias sociales. Geopolíticas del conocimiento y
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Walsh, Catherine. 2003. Estudios culturales latinoamericanos: retos desde y sobre la región andina.
Quito : Abya-Yala.
https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5496384
Le zapatisme est un mouvement social mexicain qui émerge à un moment charnière, en 1994 : avec
le déploiement des politiques néo-libérales en Amérique et dans le monde. Dans l’aire américaine,
c’est le début du traité de l’ALENA, qui va entraîner une paupérisation importante du Mexique.
Mais il y a aussi, depuis les années 1980, la montée en puissance des mouvements indigènes et
l’émergence d’une nouvelle façon de penser la politique et l’histoire latino-américaine dans le
monde intellectuel, politique et universitaire. De nouvelles catégories de pensée surgissent, des
réflexions autres, chez les militant-e-s qui vont réviser leur appareil critique et leur
réflexion sur le pouvoir. Le Chiapas, État du Mexique où démarre l’insurrection, a toujours
souffert de l’exclusion économique et politique et de la main mise sur les terres par de grand-e-s
propriétaires terrien-ne-s, ce que nulle réforme agraire n’a jamais vraiment remis en question. C’est
un État particulièrement marqué par la question du territoire. Dans cette région coexistent la
propriété privée, la propriété communale indienne et ce qu’on appelle l’ejido, une structure foncière
héritée de la réforme agraire révolutionnaire du siècle dernier. L’État révolutionnaire répondit aux
demandes de terres des paysan-ne-s par des dotations de terres. Depuis la Conquête, les petit-e-s
paysan-ne-s chiapanéques ont toujours essayé de récupérer les terres qui leur ont
été dérobées par les Espagnol-e-s. La guerre d’indépendance du XIX siècle et la révolution de 1910
ne changèrent pas la situation : les Indien-ne-s continuèrent à réclamer leurs terres tandis que le
processus de concentration et d’exploitation se développait, marqué dans la deuxième partie du XX
siècle par une pression sur la terre particulièrement forte de la part des éleveurs et éleveuses.
Dans cette zone à fort peuplement indien, maya essentiellement, les disparités sociales sont
énormes. Cela explique que la théologie de la libération, axée sur le souci pour les pauvres, s’y soit
développée à partir des années 1960. L’évêque Samuel Ruiz, gagné à cette position, y encouragea la
création d’associations paysannes indépendantes. Une autre caractéristique de cet État tient au fait
qu’il fut le havre des militant-e-s d’extrême gauche qui fuyaient la guerre sale menée par le pouvoir
après le massacre de Tlatelolco. Cette culture de résistance et d’organisation, qui s’enracinait dans
diverses histoires, exacerbait la violence des élites locales qui faisaient régulièrement assassiner les
leaders paysan-ne-s.
C’est dans ce contexte, le 1er décembre 1994, que l’EZLN fait irruption en armes à San Cristóbal,
entrant en rébellion contre le gouvernement local de l’État du Chiapas et celui du Mexique. Motif?
Rapidement, les militant-e-s obtiennent l’autonomie de plusieurs municipalités qui sont aujourd’hui
autogérées et regroupées en cinq caracoles33. Aujourd’hui, l’expérience zapatiste se déploie dans la
moitié orientale, majoritairement indienne, du Chiapas, l’équivalent d’un territoire comme la
Belgique. Mais, sur ce territoire, vivent aussi des gens qui ne sont pas zapatistes, ce qui implique
donc la coexistence, pas toujours pacifique, de deux systèmes politiques différents.
Le zapatisme a eu une existence compliquée et violente durant ses vingt-cinq ans d’existence. Il est
important de noter qu’au départ les zapatistes envisageaient de négocier avec l’État. Lorsqu’ils et
elles ont vu que les accords de San Andrés , passés en 1996, n’aboutissaient à rien et que
l’État mexicain adoptait une stratégie de terreur, ils et elles ont abandonné l’idée d’une
reconnaissance institutionnelle des revendications indiennes.
Aujourd’hui, les communes autonomes zapatistes ne reçoivent aucun financement d’un État fédéral
qui a tout fait pour en finir avec le mouvement34: à travers les interventions directes de l’armée en
1994 et 1995, les interventions massives de paramilitaires, les déplacements de population
et les massacres comme celui d’Acteal35 dans les années 1995-2000. L’État a également pratiqué
une politique de division des communautés, ce qui aboutirait au XXI siècle à des assassinats, et a
manipulé les populations avec des programmes clientélistes.
Le nom du mouvement zapatiste renvoie à la figure indienne du révolutionnaire Emiliano Zapata,
natif d’Anenelcuico, et mort assassiné, comme la plupart des révolutionnaires de l’époque. La
légende dit qu’il reviendrait après sa mort. Ce mythe, à prendre au sens anthropologique du
33 Au début, il y eut les Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas (Marez). Puis apparurent les caracoles,
littéralement « coquillages ». Ce sont des communes autonomes libres avec leurs assemblées de Bon Gouvernement,
apparues en 2006.Le terme caracol renvoie à l’imaginaire maya et à la cosmogonie toujours vivante
de de ces peuples. Le coquillage est lié au mystère de la naissance et à la guerre.Il est également une figuration de la
spirale de l’infini et du zéro. Dans l’imaginaire occidental, la spirale, vortex ou tourbillon, est négative ( Bourguignon
Rougier, 2010).
34 En 1996, le gouvernement mexicain accepta de passer un compromis avec les représentants de l'EZLN, s’engageant
à mettre en place un nouveau pacte social avec les peuples indigènes, qui prenait en compte leurs revendications
d’autonomie mais il fit marche arrière au dernier moment.
35Il s’agit du massacre perpétré en 1997 par des membres de groupes armés ou paramilitaires dans un village du
Chiapas, au cours duquel 45 villageois, majoritairement indigènes, furent assassinés
Dans tous les mouvements indiens importants de l’histoire, la question de la résurrection a fait surface d’une
façon ou d’une autre, mais la forme demeure : le retour du refoulé. La conquête espagnole a été suivie de 500 ans
de messianisme et de prophéties, avec des expressions spécifiques au fil du temps (…). Dans cette perspective de
fond, il n’est pas surprenant que, parmi les peuples indigènes, des présages ou des expressions messianiques
annoncent la fin de l’exploitation, des revendications auxquelles ils furent soumis et des bons moments à venir.
À la fin du XVII siècle, les millénarismes ont été réaffirmés, les peuples indiens avaient besoin d’un rédempteur
pour se libérer de l’oppression à laquelle ils étaient soumis. (Tarrio et Concheiro Borquez, 2006)
Emiliano Zapata, lors de la révolution mexicaine et de la marche vers le palais présidentiel, avait
refusé de s’asseoir sur le fauteuil présidentiel, contrairement à Pancho Villa. Et c’est aussi la ligne
du mouvement actuel: les zapatistes ne veulent pas prendre le pouvoir, ils et elles ne veulent pas
s’emparer de l’État, ce qui pose ainsi les bases de l’autonomie et de la communalité, deux notions
essentielles aux mouvements autochtones qui se sont développés depuis.
Ce qui est également remarquable dans ce mouvement, c’est l’union entre métis-ses. et Indien-ne-s,
car Marcos, ce leader métis, de tradition marxiste-léniniste, contrairement à une vieille habitude qui
avait culminé avec l’indigénisme, va cesser de parler au nom des Indien-ne-s. Il essaiera d’établir
un pont entre la critique sociale et la cosmovision indigène, son rôle devenant avec le temps de plus
en plus discret et les leaders étant désormais tous et toutes indigènes, une place importante ayant été
prise par les femmes.
Les aspects les plus innovateurs du mouvement ne sont pas les plus connus : on a beaucoup focalisé
sur la figure charismatique de Marcos36 et son sens génial de la mise en scène et de la parole.
Beaucoup moins sur les principes d’organisation et de luttes ou sur la puissance et l’originalité
du féminisme zapatiste. Jérôme Baschet (2014) qui suit le mouvement et le soutient depuis le début
a produit de nombreuses analyses sur ce mandar obedeciendo qui les caractérise. Les zapatistes ne
36“sous-commandant Marcos”, appellation ironique dans la mesure où un tel grade n’existe pas dans la hiérarchie
militaire, est le nom de guerre de Rafael Sebastián Guillén Vicente, militant altermondialiste méxicain qui a été
jusqu’en 2014 le porte- parole officiel et le leader de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale qu’il avait
rejoint en 1984 dans le Chiapas.
Références
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gouverner : « Commander en obéissant » ». Revue DIAL.
http://www.alterinfos.org/spip.php?article960
Arnaud, Julia et Espoir Chiapas. 2019. « Nouvelles zapatistes : « Notre lutte est pour la vie » ».
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https://www.revue-ballast.fr/nouvelles-zapatistes-notre-lutte-est-pour-la-vie-2/
Comandancia general del EZLN. 1994. Primera Declaración de la Selva Lacandona. Enlace
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https://enlacezapatista.ezln.org.mx/1994/01/01/primera-declaracion-de-la-selva-lacandona/
Goutte, Guillaume. « Que deviennent les zapatistes, loin des grands médias?». Ballast.
https://www.revue-ballast.fr/guillaume-goutte-la-lutte- zapatiste/?pdf=505
Ochoa, Karina. 2019. « Un desafío para los feminismos descoloniales : complejizar la cuestión del
mestizaje ». Feminismos a la contra, sous la dir. de Luis Martínez Andrade : 53.175.
Tarrío García, María et Concheiro Bórquez, Luciano. 2006. « Chiapas : los cambios en la tenencia
de la tierra ». Argumentos. vol.19. n.51 : 34
http://www.scielo.org.mx/pdf/argu/v19n51/v19n51a2.pdf
La zone de non-être est un concept de Frantz Fanon. Dans l’introduction de Peaux noires, masques
blancs, il écrit :
Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée,
d’où un authentique surgissement peut prendre naissance. Dans la majorité des cas, le Noir n’a pas le bénéfice de
réaliser cette descente aux véritables Enfers. (Fanon, 1952)
Ce concept a donné lieu à des interprétations diverses. Ramón Grosfoguel a souvent recours à cette
métaphore de la zone du non-être mais il lui donne un sens plus sociologique, moins ambigu. Chez
lui, l’idée rappelle celle de « ligne abyssale » propre à Boaventura de Sousa Santos. Elle devient
une interprétation décoloniale de ces anciennes lignes qui furent tracées avec la « Découverte » de
l’Amérique et découpaient l’écoumène d’une façon inédite, instaurant, dans les faits, une certaine
division du monde dont nous ne sommes pas sorti-e-s.
Pour Fanon, le racisme est une hiérarchie de supériorité et d’infériorité, située sur la ligne séparant l’humain du
non-humain. Cette hiérarchie est politiquement produite et reproduite depuis plusieurs siècles par le système
impérialiste/occidentalocentré/ capitaliste/patriarcal/moderne/colonial. Les personnes situées au-dessus de cette
ligne sont reconnues socialement comme des êtres humains ayant accès non seulement à des droits (humains,
citoyens, civils, sociaux) mais aussi à la subjectivité. L’humanité des personnes situées au-dessous de cette ligne
est questionnée. (Grosfoguel, 2012)
Dans la zone de non-être, parce que les sujets sont racialisés en tant qu’êtres inférieurs, ils vivent l’oppression
raciale et non le privilège racial. L’oppression de classe, de genre et d’orientation sexuelle vécue dans la zone de
non-être est qualitativement distincte de celle vécue dans la zone de l’être. Il y a une différence qualitative entre
la manière dont les oppressions intersectionnelles sont vécues dans la zone de l’être ou celle du non-être dans le
système-monde moderne, colonial, capitaliste, patriarcal, occidentalo-centré et christiano-centré. (Grosofguel,
2012)
Pour Nelson Maldonado Torres, la zone du non-être apparaît liée à la colonisation de trois
dimensions de l’être : le temps, l’espace et la subjectivité. Elle renvoie à la ligne ontologique
moderne/coloniale qui crée des zones d’être et d’autres de non être :
Références
Fanon, Frantz. 1952. Peaux noires, masques blancs. Chicoutimi : Les Classiques des Sciences
Sociales : 29.
http://classiques.uqac.ca/classiques/fanon_franz/
peau_noire_masques_blancspeau_noire_masques_blancs.pdf
Ramón Grosfoguel, Jim Cohen. 2012. « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre
Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos » : 43. 44. Mouvements.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012-4-page-42.htm?contenu=resume
Oto, Alejandro de, Katzer Molina, Maria Leticia. 2014. « Trás la huella del acontecimiento: entre la
zona del no ser y la ausencia radical». Maracaibo: Utopía y praxis latinoamericana.
https://ri.conicet.gov.ar/handle/11336/37527
Oto, Alejandro de. 2018. « A propósito de Frantz Fanon. Cuerpos coloniales y representación ».
Pléyade.
https://scielo.conicyt.cl/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0719-
36962018000100073&lng=es&nrm=iso
Introduction, 4.
Claude Bourguignon Rougier
3. Afro-décolonialité, 20. .
4. Amérique latine- 23
Claude Bourguignon Rougier
5. Ancestralité, 26.
Paul Mvengou Cruz Merino
7. Anthropophage, 34.
Claude Bourguignon Rougier,
8. Archaïsme, 36.
Claude Bourguignon Rougier
9. Autonomie, 39.
Claude Bourguignon Rougier
17. Chaos, 68
Sébastien Lefévre
Sébastien Lefévre
81. Post-occidentalisme,
Claude Bourguignon Rougier
87. Rencontre des peuples Noirs. Encuentro de los Pueblos Negros, 342.
Paul Mvengou Cruz Merino
Sébastien Lefévre