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ARTICLE RETIRÉ : Sabina Spielrein (1912) : la destruction

comme cause du devenir


Josiane Chambrier-Slama
Dans Revue française de psychanalyse 2002/4 (Vol. 66), pages 1285 à 1294
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 2130526519
DOI 10.3917/rfp.664.1285
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Un classique méconnu

Sabina Spielrein (1912) :


la destruction comme cause du devenir

Josiane CHAMBRIER

PRÉSENTATION
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En 1929, Freud fait cet aveu : « Je me rappelle ma propre résistance à la
conception d’un instinct de destruction quand elle se fit jour dans la littérature
psychanalytique ; et combien j’y restais inaccessible. »1 En 1938, il confirme :
« Après de longues hésitations, de longues tergiversations, nous avons résolu de
n’admettre l’existence que de deux pulsions fondamentales : l’Éros et la Pulsion
de destruction (les pulsions opposées l’une à l’autre, de conservation de soi et
de conservation de l’espèce, ainsi que l’autre opposition entre amour du moi et
amour d’objet, entrent encore dans le cadre de l’Éros). »2
L’hypothèse d’une pulsion de mort, en 1920, dans « Au-delà du principe
de plaisir », n’est donc devenue conviction que dans les œuvres tardives ; au
terme d’un travail laborieux pour construire un modèle général de l’appareil
psychique, modèle métapsychologique, incluant et dépassant celui que Freud
avait élaboré à partir et pour les névroses de transfert.
Il est indéniable que bien avant Freud, vers 1910, S. Spielrein a reconnu
que la destruction joue un rôle important dans la vie psychique et qu’elle est
nécessaire aux transformations psychiques. Elle la considère comme partie
intégrante de la pulsion sexuelle, opposée à l’autoconservation ; cette diffé-
rence ne résume pas ce qui sépare les deux auteurs. Aussi dire comme
M. Robert3 ou A. Carotenuto4 que « La destruction comme cause du

1. Freud (1929), Malaise dans la civilisation, PUF, 1986, trad. Ch. et J. Odier, chap. VI, p. 75.
2. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, trad. A. Berman, revue et corrigée par J. Laplanche,
chap. II, « Théorie des Pulsions », p. 8.
3. M. Robert (1964), La révolution psychanalytique, Petite Bibliothèque Payot, p. 356.
4. A. Carotenuto (1981), Journal d’une symétrie secrète, trad. M. Armand, Sabina Spielrein
entre Freud et Jung, Aubier-Montaigne, p. 12 à 90.
Rev. franç. Psychanal., 4/2002
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devenir »1 (1911) anticipe la conception freudienne de l’instinct de mort,


« presque point par point » ou « mot pour mot » ne rendrait justice ni au
génie et à la rigueur de Freud, ni à la sensibilité et l’inspiration créatrice de
Spielrein.
Sabina Spielrein est née en 1885 à Rostov sur le Don, dans une famille
juive aisée et cultivée. Sa mère, qui a fait des études universitaires, a été
endeuillée par la perte de son premier amour, un médecin non juif. Sabina,
enfant vive et pleine d’imagination, présente des symptômes vers 7-8 ans, après
la mort d’une jeune sœur : une hallucination visuelle suivie du développement
d’une forte angoisse qui a pris la place d’un sentiment de toute-puissance, des
idées obsédantes concernant la défécation et une excitation sexuelle provoquée
par la vue des mains de son père. Ces troubles deviennent au fil du temps enva-
hissants au point que, arrivée à Zurich pour faire ses études de médecine, ses
parents la font hospitaliser plusieurs mois, en 1904, au Burghölzli. Elle y ren-
contre Jung qui la prend en analyse « freudienne ». Jung considère, dans une de
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ses premières lettres à Freud (1906)2, qu’elle est « un cas grave », une « hystérie
psychotique », comme il l’écrit l’année suivante dans un travail clinique3
(aujourd’hui nous dirions un état-limite). La cure a un certain succès puisque
Sabina fait ses études médicales et psychiatriques en Suisse et devient Docteur
en médecine en soutenant, influencée par Jung et Bleuler, une thèse sur la schi-
zophrénie4. À la suite de ce travail, qui ne porte que sur le contenu des psycho-
ses, elle fait l’hypothèse d’un instinct de destruction (1910).
S. Spielrein est connue, dans l’histoire du mouvement psychanalytique,
pour avoir été au centre de réflexions sur le contre-transfert et les dérapages
de l’analyse. L’amour de transfert de cette jeune femme a pris un tour pas-
sionnel, après que son analyste (médecin non juif), cédant lui-même à une
répétition (l’attrait pour une jeune juive) et à ses tendances polygames, lui ait
répondu de manière suspecte. Quand elle fantasme un enfant de lui (Sieg-
fried), Jung prend peur et se conduit lâchement. La déception est amère.
Sabina se représente son analyste tantôt comme un diable, tantôt comme un
héros, devient même violente. Puis, convaincue de la vanité de ses attentes,
pour se dégager du transfert devenu mortifère (elle fantasme tour à tour sa
mort ou celle de Jung), elle ressent le besoin d’un tiers et fait appel à Freud.
Freud est embarrassé et préconise (rejoignant en cela le père de Sabina) une
« solution endopsychique »5. C’est ce qu’elle fait en élaborant cet article, tra-

1. Die Destruktion als Ursache des Werdens, Jahrbuch, IV, 1912, 2 vol., p. 465-503.
2. Correspondance Freud-Jung, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, t. I (1906-1909), p. 45.
3. C. G. Jung, La théorie freudienne de l’hystérie, GW, 4, p. 53-58.
4. Uber den psychologischen Inhalt eines Falles von Schizophrenie, Jahrbuch, 1911, p. 329-400.
5. Correspondance Freud-Jung, op. cit., t. I (1906-1909), p. 313.
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vail de sublimation, résultat de la transformation de sa souffrance liée à la


frustration, et dépassement de la douleur d’avoir été trahie. Henri et Made-
leine Vermorel soutiennent cette thèse : « C’est sans doute en se dégageant du
transfert avec Jung que Sabina Spielrein put élaborer la Pulsion de destruc-
tion sous la forme d’un désir de mort réalisant le vœu de retour au sein mater-
nel. »1
On ne peut que regretter que les intuitions prometteuses de cette jeune
analyste, à la pensée originale, dont Freud salue plus d’une fois l’intelligence,
soient restées sans suite, donnant à son équation personnelle plus de relief que
nécessaire ; équation personnelle qui fait dire à Freud, en 1912 : « Sa pulsion
de destruction ne m’est pas très sympathique, je la tiens pour déterminée per-
sonnellement. Elle semble mener à plus d’ambivalence qu’il est normal. »2
À la suite de ses démêlés avec Jung, Spielrein prend ses distances, sans
haine. En 1911, elle opte théoriquement pour Freud qu’elle vient rejoindre à
Vienne, avec le désir de concilier en psychanalyse Freud et Jung (nouvelle
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figure de l’enfant aryano-sémitique). Quand elle se marie avec le Dr Scheftel,
un médecin russe, en 1912, Freud y voit le signe d’un dégagement partiel de
son transfert sur Jung. Elle a une fille en 1913, et pour ces raisons, ne fera pas
avec Freud, l’analyse un temps projetée. Son mari part en Russie, alors qu’elle
semble ne pas pouvoir se fixer en un lieu (Allemagne, Suisse, Autriche) et
hésite entre psychanalyse, histoire de l’art ou composition musicale. Elle reste
en relation avec Freud et continue, jusqu’en 1918, à correspondre avec Jung à
propos de son travail3. Elle part en Russie en 1923. Elle pose sa candidature à
l’Association psychanalytique russe, travaille à Moscou avec Véra Schmidt à
la Maison des enfants, et enseigne. Elle retourne à Rostov, près de sa famille
et de son mari, en 1924. Elle met au monde une seconde fille en 1926.
Installée comme médecin généraliste, elle traite des enfants difficiles et délin-
quants par la psychanalyse. Ses frères disparaissent en 1937 au Goulag.
En 1941, avec des milliers de juifs, dont ses filles, elle meurt massacrée par les
nazis.
L’article et ses propositions.
Avec pour toile de fond son expérience personnelle, une pratique profes-
sionnelle extrêmement limitée (elle a 27 ans et s’est surtout intéressée à la psy-

1. M. et H. Vermorel, 2000, La Pulsion de mort dans l’œuvre freudienne et son impact dans les
Psychoses, L’invention de la pulsion de mort, Dunod, J. Guillaumin et al., p. 149.
2. Correspondance Freud-Jung, op. cit., t. II, p. 262.
3. En 1918, dans une lettre à Jung, Spielrein est saisie par la prise de conscience qu’un Siegfried
vit toujours en elle qui peut être un enfant, une œuvre d’art ou une découverte scientifique, et « qu’il
n’y a qu’une façon d’écarter un contenu psychique, c’est de le tuer » (Sabina Spielrein entre Freud et
Jung, p. 319-320). En 2000, A. Green décrit le meurtre de la représentation dans la Position phobique
centrale des états-limites.
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chose), Spielrein cherche dans la philosophie et la mythologie des appuis pour


sa thèse. Elle se réfère à Nietzsche et à Jung.
Nietzsche (1844-1900) tient une grande place dans l’article par la réfé-
rence à Zarathoustra. Avec la fin de la Métaphysique, l’être réel, son corps,
ses instincts comme forces, la capacité d’interprétation à l’infini du sujet,
l’importance de la vérité et le renouvellement des valeurs, le devenir par quoi
tout tend à se surmonter sans cesse, le travail de Culture et le dépassement de
soi, l’éternel retour du même en tant que retour vers soi ; la convergence avec
les hypothèses freudiennes est saisissante. Freud, excepté deux allusions dans
« Au-delà... », signalera un possible rapprochement avec le philosophe
en 1925 : « Quant à Nietzsche..., dont les pressentiments et les aperçus coïnci-
dent souvent de la manière la plus étonnante avec les résultats laborieux de la
psychanalyse, je l’ai longtemps évité précisément pour cette raison ; la priorité
dans la découverte m’importait moins que de rester sans prévention. »1
Quant à Jung, a-t-il une part dans la découverte du rôle d’un instinct des-
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tructeur dans la vie psychique ? Il le suggère dans son autobiographie ; préten-
dant que c’est après la lecture des Métamorphoses de l’âme et ses symboles, en
particulier du chapitre « La double mère », que Spielrein aurait eu cette idée.
Les faits et le Journal de Sabina2 découvert à Genève en 1977 indiquent autre
chose. Certes, dans l’introduction de son article, Spielrein cite longuement un
passage de la première version des Métamorphoses et symboles de la libido
(1912) où Jung décrit, à propos de l’amour passionnel, la libido comme une
« puissance génératrice (qui) peut se révéler destructive », voire « autodestruc-
tive », mais le journal de Spielrein révèle son projet de travail sur « l’instinct
de mort », puis ses craintes d’être dépossédée de sa découverte par son ana-
lyste, dès septembre 1910. Par contre « La destruction comme cause du deve-
nir » porte bien la marque de Jung pour les transformations du Moi dans la
psychose, la pensée archaïque, et l’utilisation que Spielrein fait des mythes qui
lui vaut une mise en garde semblable à celle que Freud adresse à son analyste.
Le 29 novembre 1911, lors d’une séance des mercredis de la Société vien-
noise, S. Spielrein présente un résumé de son futur article intitulé : « De la
transformation »3. Sa thèse est la suivante : la pulsion sexuelle est un cas parti-
culier de la pulsion de transformation, en tant qu’elle permet le passage d’un
état à un autre, elle implique une tendance destructrice. Sa proposition vision-
naire rencontre peu d’échos. Dans son commentaire, Freud hésite et trouve

1. Sigmund Freud présenté par lui-même, 1925, trad. nouv. F. Cambon, 1984, Gallimard, « Con-
naissance de l’inconscient », p. 100.
2. Journal de S. Spielrein, Sabina Spielrein entre Freud et Jung, op. cit., p. 142 à 184.
3. Les premiers psychanalystes, Minutes de la société psychanalytique de Vienne, t. III,
1910.1911, Éd. Gallimard, coll. « Découverte de l’inconscient », p. 318 à 325.
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« après tout acceptable » de considérer la pulsion sexuelle comme un état


d’équilibre instable entre deux pulsions insuffisamment maîtrisées. Fidèle à sa
méthodologie, il demande que la question soit résolue par des études de psy-
chologie individuelle et reproche à l’oratrice de fonder sa théorie sur des pré-
misses biologiques, comme la conservation de l’espèce.
Publié dans le Jahrbuch en 1912, l’article de Spielrein est confus, proba-
blement parce qu’elle essaie de théoriser une intuition forte avec des outils
inadéquats et des approches incompatibles, celle de Freud et celle de Jung. Le
caractère moderne des thèmes abordés est aujourd’hui surprenant : en plus de
l’introduction des pulsions destructrices, on pense, en suivant les développe-
ments de l’article, aux motions pulsionnelles du Ça, au masochisme du Moi, à
ses transformations et sa fragmentation par clivage dans la psychose, à la
dimension positive de la compulsion de répétition, à l’objet et ses fonctions, à
l’incestuel et au fantasme de retour dans le ventre maternel, à l’autre comme
double, au partage des affects, au narcissisme mortifère.
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P. Federn fait paraître une critique dans le même journal en 19131. Il
considère l’étude comme intéressante en ce qu’elle montre « combien les repré-
sentations de mort et les représentations de vie, l’instinct de procréation et le
désir de disparaître, l’affirmation de soi et le désir de se noyer dans l’universel,
dépendent inextricablement les uns des autres, nous montrent, avant tout,
l’antagonisme existant, au sein d’un même individu, entre le moi individuel et
le moi de l’espèce »2. En spécialiste de la psychose il relève, d’une part que
Spielrein ne partage pas les conceptions freudiennes quant à la démence pré-
coce puisqu’elle caractérise le processus pathologique qui lui est propre, non
par le conflit entre retrait et réinvestissement libidinal, mais par « le conflit
entre les deux courants opposés de la psyché du Moi et de la psyché de
l’espèce ». Pour Spielrein, c’est la pulsion de destruction tributaire des besoins
de l’espèce (se détruire pour laisser la place à l’autre) qui expliquerait qu’un
individu se fait du tort, prend plaisir à sa souffrance, s’abandonne à l’autre,
voire s’abîme dans l’autre (y perde son moi). Federn relève que Spielrein
explique le sado-masochisme par cette composante destructive, réfère la non-
réalisation de la créativité, qui s’exprime par une attitude ascétique, au plaisir
originel de la destruction. Enfin, dit-il, pour elle, quand l’instinct sexuel insa-
tisfait régresse jusqu’au désir incestueux, il prend la forme d’un désir de mort,
qui est désir d’union avec la mère et de disparition en elle, et ne ferait que
refléter la puissance du désir de vie. Plus généralement dans la névrose, la

1. Paru in Internationale Zeitschrift für Ärtzliche Psychoanalyse, I, 1913, p. 89-93. Traduit par
P. Rusch in Sabina Spielrein entre Freud et Jung, p. 256-262.
2. P. Federn, op. cit., in Sabina Spielrein entre Freud et Jung, p. 259.
1290 Josiane Chambrier

composante destructrice l’emporte, et s’exprime par des résistances à la vie et


au destin naturel.
Bien que Federn relève que Spielrein trouve son matériau de départ dans
le domaine de l’intuition et du sentiment, établit des parallèles entre psycho-
logie et biologie, s’aventure dans des voies qui ne relèvent pas de la psychana-
lyse, il trouve sa démarche souvent très convaincante. S’il ne voit rien à objec-
ter à l’établissement de l’existence de phénomènes psychiques de destruction,
en revanche il s’élève contre le fait de les référer à un instinct particulier et
donc à un but poursuivi en tant que tel par l’individu, au lieu de les considé-
rer comme la conséquence d’un conflit, particulièrement en ce qui concerne
l’angoisse. Enfin, il trouve dangereux le fait que Spielrein recoure, pour rendre
compte de formations psychiques complexes apparues tardivement, à des cau-
ses lointaines, en ignorant les déterminations plus immédiates ; ceci lui évoque
la pensée mystique et « ses démarches obscures et contournées ». Jung semble
ici visé, tout comme, autour de Forel et de Bleuler, la mystique du Burghözli.
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Aujourd’hui nous sommes préparés à recevoir certaines propositions de
S. Spielrein. Mais, en 1912, la reconnaissance de l’existence d’un instinct de
destruction se heurte d’une part, à la résistance de la dynamique propre au
processus créateur de Freud et, d’autre part, aux enjeux concernant la psy-
chose, à quoi il faut ajouter une difficulté freudienne pour penser le rôle de
l’objet et la place du féminin dans la psyché. Rappelons qu’en 1913, dans « Le
thème des trois coffrets », Freud évoque la mort, avec la mère et la compagne,
comme une des trois figures du féminin1.
Jung a fait découvrir à Freud le continent nouveau de la psychose. Formé
(comme Adler) par Janet, il récuse d’emblée la sexualité infantile, le complexe
d’Œdipe, le rôle de la libido et, dans la démence précoce (Salzbourg, 1908), il
fait l’hypothèse d’une destruction d’origine organique des capacités mentales.
Abraham tente d’ouvrir les yeux de Freud, sans résultats ; pour des raisons
politiques, Freud veut voir en Jung son « dauphin ». Jung fait lire à Freud les
Mémoires d’un névropathe. Freud publie, en 1911, « Le président Schreber »,
son essai sur la paranoïa où il mentionne Jung et Spielrein pour leurs contri-
butions mais ne déroge pas à une théorie exclusivement libidinale et homo-
sexuelle de la maladie. En 1911 encore, il établit les rapports entre frustration
libidinale, principe de réalité et perte de la fonction du réel dans « Les formu-
lations sur les deux principes du cours des événements psychiques ». Contrai-
rement à Bleuler et Jung qui veulent « la psychologie sans la sexualité »,
l’instinct de destruction de Spielrein, opérant dans la psychose, est une com-
posante de l’instinct sexuel ; alors que Jung publie, en 1912, Métamorphoses et

1. Essais de psychanalyse appliquée, trad. M. Bonaparte et E. Marty, Gallimard, 1933, p. 87-103.


Sabina Spielrein (1912) 1291

symboles de la libido, et étend le sens du terme libido jusqu’à lui faire englober
toute l’énergie psychique qu’il rapproche d’une énergie physique. Ce remanie-
ment aboutit à un monisme et abâtardit la référence au conflit psychique.
Quand Jung ajoute que « la suppression de la fonction de la réalité dans la
dementia praecox ne se laisse pas réduire au refoulement de la libido », c’est la
rupture avec Freud. Ce dernier répond, en 1914, avec « Pour introduire le
narcissisme » : une première révolution dans la théorie pulsionnelle. Avec le
narcissisme, Freud affirme l’origine libidinale des pulsions du Moi opposées
aux pulsions d’objets : si le Moi lui-même est investi de libido, nous devons
considérer sa caractéristique la plus remarquable, l’instinct de conservation,
comme un élément narcissique de l’instinct sexuel.
Pendant la guerre, malgré l’angoisse pour les siens et les privations, Freud
poursuit ses réflexions. Aux « Considérations actuelles sur la guerre et la
mort », il ajoute les grandes synthèses des textes de La Métapsychologie (1915)
et des Conférences d’introduction à la psychanalyse (1916-1917), puis « Deuil et
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Mélancolie » (1917) et enfin « L’Homme aux loups » (1918). En 1919, il
modifie sa théorie pulsionnelle une troisième fois, en introduisant l’hypothèse
de la Pulsion de mort, pour rendre compte d’une compulsion « Au-delà du
principe de plaisir », à partir de la répétition dans l’analyse du jeu, des rêves
traumatiques et du transfert. Le texte est publié en 1920 ; pour expliquer le
pessimisme de Freud ses détracteurs incriminent la mort en janvier, la même
semaine, de sa fille Sophie et de von Freund, l’ami. L’attestation en guise de
démenti que Freud demande à Eitington, affirmant que le texte est antérieur,
ne sert à rien.
Quand il développe ces idées – de son propre aveu à titre d’essai –,
Freud attribue lui-même, dans une note, l’antériorité de la découverte des
pulsions destructrices à Sabina Spielrein. Il écrit : « Dans un travail riche de
contenu et de pensées, mais qui malheureusement ne m’est pas toujours par-
faitement clair, Sabina Spielrein a anticipé toute une partie de cette spécula-
tion. Elle caractérise la composante sadique de la pulsion sexuelle comme
“destructrice”. »1
La référence surprend. Vertige lié au tournant que prend Freud et qui lui
fait chercher des appuis ? Repentir pour son rôle de tiers « pas toujours par-
faitement clair » dans l’affaire Spielrein-Jung, où la connivence homosexuelle
a pu servir de défense contre l’écoute du féminin ? Réminiscence de
l’impression laissée par Spielrein quand il la rencontre, qui lui a fait écrire à
Jung « je commence à comprendre », et qui associe la jeune femme à un tra-

1. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Essais de
psychanalyse, Payot, 1987, p. 103.
1292 Josiane Chambrier

vail de théorisation qui le conduira, quelques années plus tard, vers le rôle de
l’objet et la place du féminin dans l’organisation pulsionnelle ?
La note freudienne de 1920 trouve sa place dans un passage concernant le
masochisme. Aussi rapprocher la proposition de Spielrein d’un instinct de des-
truction à l’intérieur des pulsions sexuelles, de la description par Freud des
masochismes, en 1924, dans « Le problème économique du masochisme »,
quand il se tient au plus près de l’expérience de la cure, semble pertinent. Les
conceptions des deux auteurs sont voisines quand Freud décrit le masochisme
comme étant « l’expression de l’être de la femme » et qualifie l’un des trois
masochismes de féminin, et que Spielrein voit dans le désir d’être absorbé une
tendance masochiste normale qui, chez la femme, s’exprimerait comme un
fantasme de destruction.
Faut-il incriminer le masochisme féminin de Spielrein pour expliquer qu’elle
ne partage pas avec Freud le même besoin obstiné et rigoureux de mettre ses
hypothèses à l’épreuve des faits cliniques pour construire un modèle théorique
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convaincant, incontournable ? Illustre-t-elle sa propre thèse selon laquelle la
femme, en raison de ses capacités à s’identifier, ne dispose pas pour créer de la
même capacité d’organisation que l’homme, même si elle n’a rien à lui envier en
imagination et en intelligence ? En fait Freud lui-même avait pointé l’essentiel :
« Vous avez en tant que femme ce privilège sur les autres d’observer avec plus de
finesse et de ressentir avec plus d’intensité les affects dont vous prenez la
mesure. »1
Ceci éclaire ce que leurs cheminements ont de différent.
Contrairement à Freud, Sabina Spielrein appartient à la première généra-
tion d’analystes ayant fait l’expérience de la cure, du transfert et de la contri-
bution du contre-transfert de l’analyste au processus. Cette expérience lui a
fait entrevoir la fonction capitale de l’objet que Freud semble ignorer jus-
qu’en 1926 dans Inhibition, symptôme et angoisse, et que les postfreudiens éla-
boreront. Les Vermorel relèvent que dans « Au-delà du principe de plaisir »,
Freud ne lie pas la compulsion de répétition, et le retour à un état antérieur
originaire, à une tendance incestueuse. L’ambiguïté de Freud vis-à-vis de
l’incestualité serait illustrée par son ambiguïté dans l’épisode Jung-Spielrein et
l’analyse de sa propre fille peu après ; la pulsion de mort pourrait être « un
écran ou une étape dans la théorisation de la destructivité comme perte des
liens que représenterait l’inceste originaire »2. En 1911, Spielrein explore seule-
ment le registre dynamique de la relation à l’autre.
En 1920 Freud convoque, plus largement que sa jeune élève, la biologie.

1. Lettre du 27 octobre 1911, Sabina Spielrein entre Freud et Jung, p. 205.


2. M. et H. Vermorel, in L’invention de la pulsion de mort, ibid., p. 149.
Sabina Spielrein (1912) 1293

Il suit le processus d’excitation et sa maîtrise par les liaisons pour rendre


compte de transformations au service du principe de plaisir ou de réalité (sa
forme modifiée) ou en opposition avec lui (caractère démoniaque). Ce faisant,
il insiste sur le point de vue économique. Dans une conception solipsiste de
l’appareil psychique qui n’est plus d’actualité, la pulsion de mort est pour lui
retour vers l’inorganique et l’opposition conservation de soi/conservation de
l’espèce de Spielrein devient, dans son modèle, conflit Moi/pulsion sexuelle :
« Nous n’avons peut-être pas tort de dire que le point faible de l’organisation
du Moi gît dans son comportement à l’égard de la fonction sexuelle, comme si
l’opposition biologique entre conservation de soi et conservation de l’espèce
avait trouvé là son expression psychologique. »1 Pour Freud, la pulsion de
mort est, pour une part, liée à la pulsion libidinale dans le masochisme éro-
gène et, pour une autre part, reste non liée, antagoniste d’Éros et muette. Plus
tard il préfère, pour signifier un alliage pulsionnel toujours présent, parler
d’instinct de destruction ou mieux de pulsions destructrices. Il s’étonne :
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« Dans le sadisme et le masochisme, nous avons toujours vu les manifesta-
tions, fortement teintées d’érotisme, de l’instinct de destruction tourné vers
l’extérieur ou vers l’intérieur ; mais je ne comprends plus que nous ayons pu
rester aveugle à l’ubiquité de l’agression et de la destruction non érotiques et
de leur accorder la place qu’elles méritent dans notre interprétation de la vie
(il est vrai que la soif de destruction tournée vers le dedans échappe en grande
partie à notre perception lorsqu’elle n’est pas teintée d’érotisme). »2
Chez Spielrein, si nous substituons dans certains passages l’ « objet » à
l’ « espèce », nous voyons qu’elle a entrevu, au-delà du dévoiement du principe
de plaisir-déplaisir, que parfois pour trouver l’objet, paradoxalement le sacri-
fice de soi s’impose, ce qui n’est pas sans faire penser au faux-self de Winnicott.
Quand elle écrit que toutes nos représentations cherchent un matériau similaire
à elles-mêmes en quoi s’abîmer, se métamorphoser, matériau fourni par la com-
préhension, fondée sur la communauté des contenus de représentation qu’elles
éveillent chez leur destinataire, elle montre l’importance de l’objet, de sa récep-
tivité, de sa réponse et son rôle dans les processus de transformation psychique,
ce qui nous évoque la fonction-alpha et la capacité de rêverie de Bion.
La place faite au refoulement est la grande faiblesse de l’article de Spiel-
rein. L’instinct de destruction appauvrit sa fonction en rapportant les affects
négatifs liés à la sexualité (peur, dégoût, angoisse) directement à une compo-
sante destructrice de la pulsion sexuelle. Le travail du préconscient où une
représentation de mort peut se substituer à une représentation sexuelle,

1. Abrégé de psychanalyse, ibid., p. 57.


2. Malaise dans la civilisation, ibid., p. 75.
1294 Josiane Chambrier

comme Freud le propose dès l’Interprétation des rêves, est négligé. L’hypo-
thèse de Spielrein fait penser aux relations qu’entretiennent pulsions destruc-
trices et angoisse chez M. Klein ; alors que l’introduction de la pulsion de
mort, chez Freud, renouvelle et complexifie la théorie du refoulement.
Freud reconnaît avoir été en partie sourd aux intuitions de Spielrein.
« Rester sans prévention » comme il l’écrit pour Nietzsche, quitte à paraître
faire peu de cas des idées des autres, Freud le revendique : « ...c’est que je ne
suis pas aisément accessible à la pensée des autres, et que je me fais une règle
d’attendre jusqu’à ce que j’aie trouvé un quelconque rapport avec le labyrinthe
de mes propres idées. »1 C’est à ce prix que, fidèle à sa démarche et aux exigen-
ces de la clinique (dépressions, psychoses et perversions comprises), il a pu
refonder, dès 19232, à partir de « Le Moi et le Ça », une métapsychologie qui
témoigne de l’intégration des pulsions destructrices dans son modèle d’appareil
psychique, laissant à sa postérité leur devenir théorique et clinique.
Josiane Chambrier
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106, av. Denfert-Rochereau,
75014 Paris.

1. Circulaire adressée à tous les membres du Comité (15 février 1925) après la publication par
Ferenczi et Rank de Perspectives de la psychanalyse, M. Robert, La révolution psychanalytique, p. 373.
2. Année de sa maladie et de la perte de son petit-fils Heinz qui « avait tué quelque chose en
lui ».

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