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Christophe Pébarthe
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/essais/12176
DOI : 10.4000/essais.12176
ISSN : 2276-0970
Éditeur
École doctorale Montaigne Humanités
Référence électronique
Christophe Pébarthe, « L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie »,
Essais [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 06 mars 2023, consulté le 14 avril 2023. URL : http://
journals.openedition.org/essais/12176 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.12176
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https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 1
Christophe Pébarthe
1 Pour le sens commun, au moins dans son idéal, la démocratie consacre l’intelligence
collective. Elle reposerait sur un postulat : la supériorité du nombre sur l’individu. La
tentation est alors forte de réduire le dêmos à la majorité. Telle est au fond la conclusion
qu’il est possible de tirer des analyses processuelles du régime démocratique :
cinquante et une personnes ont par principe raison sur les quarante-neuf autres. Or,
cette réduction ne va pas sans poser problème. Pourquoi un avis partagé par un plus
grand nombre de citoyens serait-il meilleur par principe que celui jugé valable par un
plus petit ? Voire même, pourquoi un seul ne pourrait-il pas avoir raison contre tous les
autres ? Ces interrogations ont pour corollaire une autre question. La démocratie ne
célèbre-t-elle que l’intelligence de la majorité ou « raison démocratique » 1 ? Si ce
questionnement est de nature philosophique, il comporte une dimension proprement
historique. Comment un régime démocratique particulier se justifie-t-il aux yeux de ses
propres citoyens ? Pour le dire autrement, le principe de la supériorité en raison du
collectif sur les individus qui le composent est-il le fondement de toutes les
démocraties ?
2 Le geste philosophique peut en effet conduire à confondre un raisonnement logique
avec un processus historique. Hélène Landemore offre un exemple de cette confusion.
Elle décrit en ces termes ce qu’est la sagesse collective, ici synonyme strict de
l’intelligence collective : « Les individus se rassemblent, parce qu’ils savent qu’ils
peuvent obtenir davantage ensemble qu’ils ne le pourraient individuellement, et ils
prennent des décisions de manière collective parce qu’ils croient que, du point de vue
qualitatif, de telles décisions se révéleront en moyenne plus intelligentes que ne se
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révéleraient celles que chacun d’entre eux prendrait par lui-même » 2. Une telle
description ne saurait correspondre à une expérience socio-historique donnée, sauf à
s’en tenir à une lecture contractualiste des mondes sociaux. Elle traduit au mieux une
approche objectiviste, donnant a posteriori une interprétation autre d’une dynamique
sociale que les agents justifiaient différemment3. De ce point de vue, il n’est pas anodin
de voir dans cette affirmation voisiner le savoir avec la croyance, ce qui pose le
problème de la nature de la justification du régime démocratique au moment de son
instauration.
3 En outre, il n’est pas aisé de comprendre comment la dimension collective est articulée
avec l’échelle individuelle. En effet, les décisions prises par chaque individu (« par lui-
même ») n’impliquent pas le gouvernement du collectif puisqu’il ne s’agit pas ici
d’opposer la démocratie à la monarchie, régime qui présuppose la supériorité d’un
individu sur tous les autres. Autrement dit, cette opposition n’a de sens que si un
individu envisage une possible royauté, la sienne éventuellement, avant de la récuser.
Un individu serait-il capable, lui ou un autre, de prendre une meilleure décision seul ?
Le débat porterait alors sur les mérites comparés de deux régimes politiques menés en
termes d’intelligence collective. Tout dépend de la réponse apportée à la question
suivante. Les êtres humains sont-ils égaux en raison ? Dans de nombreuses sociétés,
une telle interrogation est superfétatoire puisque le principe d’une déclaration
universelle des droits humains y est reconnu. Le problème n’est pas réglé pour autant.
Il reste en effet à expliquer pourquoi l’égalité des individus en raison ne débouche pas
sur un consensus, celui-là même qui permet de déterminer a posteriori que telle décision
était plus intelligente qu’une autre. Alors qu’un seul problème est énoncé à tous,
pourquoi une seule solution n’émerge-t-elle pas des réflexions individuelles ?
4 Friedrich Hayek a proposé une solution en 1945, dans un article intitulé « The use of
knowledge in society »4. Au préalable, il faut accepter de distinguer le savoir
scientifique d’une part et un savoir qu’il qualifie de non organisé portant sur un lieu et
un temps particulier d’autre part5. Lorsqu’il s’agit de ce dernier, chaque individu
possède une information unique correspondant à une connaissance circonstanciée. Il
s’agit d’un petit changement par rapport à ce qui est communément su. L’individu non
savant ne connaît que ces altérations, qui sont par nature insaisissables par des
statistiques et rétive s à la loi des grands nombres6. Quelle conclusion en tire Friedrich
Hayek ? Il faut confier la responsabilité des prises de décision à ceux qui sont au plus
près de ces circonstances particulières. Le corollaire est le suivant : « nous ne pouvons
pas espérer que ce problème [i.e. celui qu’il y a à résoudre] sera résolu en
communiquant d’abord tout ce savoir à un bureau central qui, après avoir intégré
toutes les connaissances, donnerait ses ordres ». Toutefois, l’information circonstanciée
demeure parcellaire. Jusqu’où est-il nécessaire d’aller au-delà pour prendre une
décision ? La réponse ne surprendra pas. Il suffit de pouvoir établir un calcul coût/
bénéfice en complétant le savoir local par quelques éléments complémentaires.
L’élément déterminant est le système de marché, c’est-à-dire les prix, dont la logique
excède la raison individuelle.
5 Dans Democracy and Knowledge, Josiah Ober propose d’appliquer ce modèle à la
démocratie athénienne, autrement dit de la concevoir comme un marché 7. Dès lors,
l’élément déterminant est l’accès à l’information, c’est-à-dire le partage de savoirs
dispersés, leur agrégation et leur mise en forme par des institutions. Il est vrai que
l’assemblée (ecclesia) des citoyens athéniens apparaît à première vue comme une
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quelques sens parmi d’autres. La forme canonique des textes législatifs contient ainsi
une articulation bien connue en philosophie ancienne entre doxa et logos. Le citoyen
propose c’est-à-dire qu’il soumet un avis raisonné à l’assemblée, aussi appelé gnômê.
L’adoption par le dêmos n’implique pas que celui-ci raisonne comme l’auteur de la
proposition mais qu’il s’est fié à une raison individuelle. Autrement dit, la décision est
apparemment la bonne puisqu’elle a été votée. Elle peut toutefois s’avérer mauvaise et
il convient alors de la changer. En attendant, parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une
doxa, elle peut toujours être contestée dans une délibération politique. Elle ne
manifeste en rien une intelligence collective, supérieure à celle des citoyens.
9 Les philosophes du IVe siècle ont bien identifié cette tension entre le peuple et la loi.
Dans Le Politique, Platon défend un modèle dans lequel seul le politikos, l’individu
capable de penser les problèmes de la cité (polis), peut changer les textes législatifs 16.
Pour le dire autrement, le logos est l’apanage d’un très petit nombre, voire d’un seul
dans chaque cité. Si Aristote propose une tout autre conception, il n’en condamne pas
moins la forme de démocratie dans laquelle le peuple a le dernier mot. Dressant la liste
des différentes espèces de régimes démocratiques, il en isole une dans laquelle « c’est le
plus grand nombre (plêthos) qui est souverain et non la loi. C’est le cas quand ce sont les
décrets qui sont souverains et non la loi »17. Cette situation correspond à celle de
l’Athènes du Ve siècle, implicitement visée par le Stagirite. Il n’est pas indifférent de
faire remarquer que le philosophe n’utilise pas le mot dêmos mais celui de plêthos, le
plus grand nombre. Un peu plus loin, il en donne une interprétation sociologique. Il
associe alors le misthos – ici l’indemnité perçue par ceux qui participaient à
l’assemblée – à la forte participation des pauvres et lui oppose l’obligation pour les plus
riches de s’occuper de leurs propres affaires. Il conclut : « c’est le grand nombre des
sans ressources qui est souverain dans ce régime et non les lois » 18. Il critique ainsi la
souveraineté du grand nombre et lui préfère celle de la loi.
10 Le recours au mot plêthos permet de comprendre le problème qu’il essaie de résoudre.
Si la loi ne relève plus vraiment de la décision collective, alors elle peut être celle du
dêmos. Sinon, celle-ci n’exprimerait que la volonté du plus grand nombre. Dans le cadre
de la réflexion aristotélicienne, cette arithmétique implique que les décisions soient
prises par les plus pauvres puisqu’ils sont les plus nombreux. Le corollaire en est que la
cité n’est pas alors gouvernée par l’intérêt général mais par l’intérêt d’un groupe social.
Le processus démocratique se retourne contre lui-même et détruit la démocratie
comme Aristote le dit explicitement19. Pour les Athéniens au contraire, notamment
ceux du Ve siècle, l’association du dêmos à la doxa garantissait le respect par tous de
décisions prises par un grand nombre seulement. Le logos permettait à chacun de
contester et, le cas échéant d’obtenir, une autre option.
11 L’écart avec l’intelligence collective apparaît ici. Si le dêmos est capable d’intelligence
au même titre qu’un citoyen, voire s’il l’est plus parce qu’il est un collectif, alors la
possibilité de critiquer une décision peut légitimement être présentée comme une
remise en cause de la démocratie elle-même. La conception athénienne est différente.
Parce que le dêmos est composé de tous les citoyens, ceux qui ont approuvé une option
comme ceux qui l’ont combattue, il faut le concevoir non pas comme un sujet collectif
mais comme un monde social, contenant en son sein l’ensemble des points de vue sur
lui-même, autrement dit comme un « espace de points de vue » 20. Un extrait des
Euménides en témoigne. Cette tragédie est notamment consacrée au procès d’Oreste
pour le meurtre de sa mère, Clytemnestre, par lequel le fils voulait venger la mort de
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son père, assassiné par son épouse. Apollon a dit au matricide de se rendre à Athènes
pour se faire suppliant d’Athéna. Mais ce sont d’abord les Érinyes qui parlent à la
déesse. Elles font valoir leur point de vue, celui de la vengeance à l’encontre des
meurtriers. Athéna affirme alors : « On m’offre la moitié du discours (logos), alors qu’il y
a là deux parties »21. Du point de vue de la décision à prendre, il y a toujours au moins
deux discours (logoi), deux argumentaires suffisamment raisonnés pour être envisagés
comme vrais et pouvant également entraîner une bonne décision pour tous. Autrement
dit, le dêmos contient tous les arguments à son sujet, les uns étant contradictoires avec
les autres. Pour manifester une intelligence collective, il lui faudrait abandonner une
partie de ceux qui le composent. Parce que le collectif est irréductible aux individus qui
le composent, son logos est de nature différente.
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toujours les décisions humaines. Il est pourtant possible de proposer une autre
interprétation.
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concerne les morts et les vivants, tant que nous sommes »29. Il est possible d’entendre
cette phrase comme la mise en évidence d’une déraison nourrie par un sentiment de
toute puissance que le Coryphée exprime sans détour dans les derniers vers : « Il ne
faut pas déshonorer la loi qu’imposent les dieux »30. Peu avant, après avoir décrit le
désordre dans l’exécution des rituels depuis la décision prise d’interdire l’inhumation
de Polynice, le devin Tirésias avait suggéré à Créon : « L’entêtement passe pour une
maladresse. Va, cède au mort ; ne frappe pas un homme qui n’est plus. Où est l’exploit
de retuer un mort ? »31. Le débat intègre donc une dimension religieuse. Pour autant, il
ne s’agit pas de se référer à la volonté des dieux. L’évocation de la mortalité sert ici à
délimiter le territoire des décisions humaines. La politique ne doit pas se réduire à une
célébration de la toute puissance humaine32.
17 Il n’en demeure pas moins que les divinités permettent d’interroger la légitimité de la
délimitation retenue. Après son arrestation pour avoir inhumé son frère, Antigone
critique la décision de Créon : « À mon avis, Zeus n’a pas proclamé ça, ni non plus
Justice (Dikê), qui habite la demeure des dieux d’en bas ; eux, ils ont établi les lois
(hôrisen nomous) dans ce domaine pour les êtres humains. Je ne pensais pas que tes
proclamations avaient une telle force que l’on pût, étant mortel, outrepasser les lois
(nomima) non écrites (agrapta) et infaillibles des dieux. Car ces lois existent de tout
temps, non pas d’aujourd’hui, ni d’hier, et personne ne sait d’où elles ont été
révélées »33. Mais les deux protagonistes parlent-ils vraiment de la même chose ?
Partagent-ils une même conception de la justice et plus fondamentalement de la loi ?
Rappelons au préalable que vers 440, les Athéniens distinguaient les dispositions mises
par écrit des autres considérations lorsqu’ils avaient à décider. L’argumentation
d’Antigone ne pouvait donc que faire apparaître une tension entre d’une part des textes
législatifs datés avec précision et d’autre part des dispositions orales dont personne ne
connaissait l’origine, même pas la personne qui s’en revendiquait. Le vocabulaire utilisé
en témoigne. Le mot nomima auquel agrapta est ajouté témoigne d’une insistance mise
sur la nature orale, par opposition au nomos écrit. Si Sophocle ne donne jamais
l’impression d’approuver la décision de Créon, il n’en valide pas pour autant les
affirmations de la fille d’Œdipe qui n’ont pas d’autre fondement qu’elle-même 34. En se
prétendant interprète légitime des dieux, elle interdit la possibilité d’un débat.
18 Pourtant, sa position n’est pas isolée. Antigone peut se prévaloir d’un certain soutien
parmi les Thébains : « Ils la [i.e. la situation] voient aussi comme moi, mais ils rentrent
les mots »35. Échangeant de nouveau avec sa sœur après le départ de Créon, elle ne peut
que reconnaître : « Quand pour moi il apparaissait (dokoun) à certains que je pensais
(phronein) convenablement, pour toi c’était d’autres »36. De même, à la fin de la pièce,
lorsqu’elle revendique de nouveau la justesse de son raisonnement, elle mentionne
ceux qui pensent bien (tois phronousin eu)37. L’opposition entre Ismène et Antigone
existe donc aussi parmi les hommes. Simplement, en la défendant seule et en recourant
à un argument dont la fondation est extérieure aux réalités humaines, elle s’interdit de
pouvoir rassembler un collectif à même de contester la justesse du nomos de Créon 38.
19 Celle-ci ne va pour autant pas de soi dans la tragédie. Elle repose sur un refus, celui
d’une circonscription du territoire du pouvoir politique aux seuls vivants comme en
témoigne cet échange. Antigone récuse cette limitation, récusation qu’il réitère au
moment de la condamner39. Elle interroge le roi : « Ces principes [i.e. le fait de
discriminer le bon du méchant] sont-ils sacrés sous terre, qui sait ? ». Puis elle précise :
« Je ne suis pas faite pour vivre avec ta haine (sunechthein), mais pour être avec ce que
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j’aime (sumphilein) »40. Elle se désigne elle-même à la mort tout en justifiant sa décision.
Les liens familiaux dans la mort l’emportent sur le lien politique dans la vie. Elle
privatise alors la philia qui doit unir les citoyens, confondant celle-ci avec l’ eros –
comprendre ici son désir en général – qui en réalité l’anime. La décision de Créon,
parce qu’elle ignore ce lien chez les vivants, le conduit à ignorer l’humanité des
gouvernés, comme son fils qui est aussi le promis d’Antigone, le lui dit : « Je te verrais
bien gouverner tout seul (archois monos) un pays vide »41. Il répondait à la question :
« N’est-il pas normal que la cité soit à celui qui la gouverne (kratountos) ? ». Ce que la
mort vient rappeler, c’est précisément que le gouvernement s’exerce sur des êtres
humains en vie42. Créon gouverne Thèbes comme si celle-ci n’était pas peuplée de
Thébains.
20 Son fils, Hémon le lui a pourtant fait remarquer lorsqu’il essaie de lui faire changer
d’avis concernant Polynice : « Ne va pas garder dans ta tête une seule idée : que rien
n’est juste que ce que tu dis, comme tu le dis. Quiconque pense de lui-même qu’il est
seul à raisonner (phronein monos), ou qu’il a une langue ou une sensibilité que n’a
personne d’autre, ceux-là, quand on ouvre, on voit qu’ils sont vides » 43. Auparavant,
comme l’a souligné Cornelius Castoriadis, dans le premier stasimon, en énonçant une
anthropologie, le chœur avait souligné le problème posé par l’illusion du phronein
monos44. Rien n’est plus incroyable, terrifiant et merveilleux (deinos) que l’être humain 45.
Pourquoi ? Outre ce qu’il fait, il est deinos parce qu’il s’est enseigné à lui-même
(edidaxato), sans intervention d’une transcendance, la langue, la pensée (phronêma) et
les colères instituantes (astunomous orgas). De ce fait, il peut aller vers le bien ou vers le
mal. Créon est égaré par sa pensée et Antigone par sa colère dont plusieurs moments
soulignent le caractère solitaire. La fin de ce premier stasimon le dit explicitement. Celui
qui mêle (pareirôn) les lois de sa terre avec la justice des divinités que les serments
garantissent est hupsipolis, c’est-à-dire qu’il exprime le meilleur de sa cité. Au contraire,
l’arrogant est sans morale (mê kalon) et il est apolis, sans cité. Dans ce cas conclut le
chœur : « il ne partagera pas mon foyer, il ne partagera pas ma pensée (ison
phronounta) »46. Au monos phronein de Créon et à la colère d’Antigone, ce stasimon oppose
l’existence d’une cité pensante et délibérante, une cité de l’ison phronein, réalisant le
merveilleux de la nature humaine par la réflexion partagée47.
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par ces critères. Telle était du reste la critique que certains Athéniens exprimaient à
propos de leur régime politique. Elle figure dans un texte intitulé Constitution des
Athéniens et dont l’auteur demeure inconnu 50. Comme Aristote après lui (cf. supra), il
assimile la majorité aux plus pauvres qui, parce qu’ils gouverneraient la cité,
constitueraient le dêmos, le peuple dans sa seule dimension populaire, et imposeraient
des décisions qui leur sont favorables à eux et non à Athènes 51. Ainsi, la diversité
cognitive ne dit rien de la nécessité ou non d’avoir certaines connaissances pour
pouvoir apporter une contribution positive à l’intelligence collective. Elle peut même
être utilisée contre la démocratie qu’elle prétend défendre.
22 À Athènes, la délibération démocratique est pensée comme un processus irréductible à
la victoire d’un logos sur un autre. Le récit que l’historien Hérodote propose du débat à
l’assemblée débouchant sur la victoire athénienne de Salamine (480 a.C.) en témoigne.
Les Perses ont lancé une grande expédition pour soumettre les Grecs et menacent
directement Athènes. Avant d’entrer dans le détail de la délibération athénienne,
Hérodote souligne l’importance de l’événement et tient à donner son avis (gnômên) à ce
sujet52. Les Athéniens semblaient avoir à choisir entre l’exil et la soumission. Ils
choisirent de combattre les Perses sur mer et sauvèrent ainsi les Grecs. Après les dieux
(meta ge theous), précise-t-il, ils sont les responsables de l’échec du Grand Roi Xerxès 53.
Et il ajoute : « Pas même les oracles terrifiants venus de Delphes et qui leur
provoquaient de l’effroi ne les convainquirent d’abandonner la Grèce » 54. La place
dévolue aux divinités dans le déroulement et l’issue de l’affrontement est de ce fait
incertaine, alors même qu’un plan divin existe et qu’il est envisagé comme la cause
principale de la défaite perse. De ce fait, pour lui, les motivations humaines sont le
moteur de l’histoire avec pour corollaire le fait que l’interprétation juste de
l’événement lui est toujours postérieure.
23 Cette conception éclaire la délibération athénienne de 480 a.C. Tout commence avec la
consultation par des envoyés athéniens – des théores – de l’oracle de Delphes. Ceux-ci
entrent dans le temple et ils sont pris à partie par la Pythie qui leur annonce les plus
grandes catastrophes pour Athènes et les invite au courage. Sur les conseils d’un
citoyen delphien, ils la consultent une seconde fois le lendemain, suppliant le dieu de
donner une réponse plus favorable. Tout en reconnaissant l’incapacité d’Athéna à
infléchir Zeus, la prêtresse indique que la population athénienne trouvera son salut en
se réfugiant derrière un mur de bois. Cette annonce est mise par écrit par les théores
qui en informent ensuite l’assemblée. En raison de la victoire ultérieure obtenue par les
Athéniens, il est tentant de réduire cette anecdote à un oracle post eventum 55. Toutefois,
la prophétie de la Pythie est multiple. Sont annoncées aussi la destruction de la ville et
les deux occupations successives par les Perses, des événements qui ont eu lieu et qui
n’ont pas donné lieu aux mêmes analyses historiennes. En outre, cette double
consultation n’est en rien la norme. Le roi spartiate Léonidas apprend par un oracle
qu’il ne peut sauver sa cité qu’en mourant, sans avoir besoin de consulter de nouveau,
ni chercher à comprendre la prophétie56. Ce constat conduit à envisager l’analyse de
l’épisode de Salamine autrement, en considérant qu’au-delà du caractère surnaturel,
Hérodote entend souligner que le succès athénien trouvait son origine dans la
délibération
24 Le récit hérodotéen met en scène l’élaboration progressive d’une décision à l’assemblée
qui se trouve être la bonne, après coup, post eventum57. La première étape est
l’expression des différentes interprétations (gnômai kai allai pollai). Deux possibilités
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sur ce point, c’est qu’à la différence de nos régimes politiques actuels, les décisions
qu’ils prennent les concernent tous directement. Voter la guerre implique le départ des
citoyens, c’est-à-dire le risque effectif de mourir pour une idée, Athènes. L’asymétrie
d’informations qui n’est pas ignorée ne débouche nullement sur la diversité cognitive
mais seulement sur un préalable : le partage d’informations qui permet à chacun d’être
dans les mêmes conditions pour penser ce qui est bon pour tous. Ce ne sont donc pas les
connaissances ou l’éducation et une aptitude supposée comme l’intelligence que
requérait la démocratie athénienne. Elle garantissait à tout citoyen la possibilité de
partager avec les autres un point de vue, à charge pour lui de le porter à l’échelle du
dêmos tout entier. Ce qu’encourageait le collectif, c’est le geste réflexif, le refus de la
confusion entre soi et les autres.
28 Il faut donc abandonner la piste de l’intelligence collective et le confort qu’elle assure,
celui de l’évidence de l’option démocratique. Parce que rien ne garantit la prise de
bonnes décisions, la supériorité de la démocratie ne se démontre pas. Faut-il s’en
attrister ? Certainement pas. Rien ne renforce mieux le régime démocratique que le
choix initial, politique, de le préférer. Telle est la vérité athénienne de la démocratie.
Au commencement était un dêmos libre choisissant de se gouverner lui-même. Parce
qu’il avait décidé que c’était là son bon plaisir.
NOTES
1. Hélène Landemore, Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many,
Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2013, p. XVIII.
2. Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre est plus intelligent que le petit nombre, et
pourquoi il faut en tenir compte », Philosophiques, 40, 2013, p. 283-284 (je souligne).
3. Sur l’objectivisme, en dernier lieu Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Le Seuil, 1980,
notamment p. 43-46.
4. Cette contribution est citée favorablement par Josiah Ober, Democracy and Knowledge. Innovation
and Learning in Classical Athens, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2008.
5. Friedriech Hayek, « The Use of Knowledge in Society », The American Economic Review, 35, 1945,
p. 521-522.
6. Ibid., p. 524.
7. Josiah Ober, Democracy and Knowledge. Innovation and Learning in Classical Athens, op. cit., p. 18.
8. Telle est la conclusion du livre de Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves
publics en Grèce ancienne, Paris, Le Seuil, 2015, p. 215 au sujet duquel voir le compte rendu de
Christophe Pébarthe dans la Revue des Études Anciennes, 117, 2015, p. 241-247.
9. Pour un exemple de cette confusion, Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre », art.
cit., p. 288-289.
10. Sur ce point, voir Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique
des modernes, Paris, Gallimard, p. 111-134.
11. Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre », art. cit.
12. Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 59-84.
13. Ibid., p. 77.
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14. Je reprends ici Christophe Pébarthe, Athènes, l’autre démocratie. V e siècle av. J.-C., Paris, Passés
Composés, 2022, p. 184-192.
15. Pour un exemple parmi tant d’autres, Esch., Les Sept contre Thèbes, 592.
16. Sur ce dialogue platonicien, voir en dernier lieu Dimitri El Murr, Savoir et gouverner. Essai sur la
science politique platonicienne, Paris, Vrin, 2014.
17. Arstt, Pol., 4.4.25.1292a5-7 (trad. Pellegrin modifiée).
18. Arstt, Pol., 4.6.6.1293a9-11 (trad. Pellegrin modifiée).
19. Arstt, Pol., 4.4.31.1292a34-38.
20. Pour reprendre une expression de Bruno Karsenti, « Le sociologue dans l’espace des points de
vue », Critique, 579/580, 1995, p. 662.
21. Esch., Eum., 428 (trad. Jean et Mayotte Bollack).
22. Christophe Pébarthe, L’Autre démocratie, op. cit., p. 216-225 dont je reprends le commentaire
ici.
23. Voir par exemple Edward Harris, « Antigone the Lawyer, or the Ambiguities of Nomos », in
Edward Harris, Democracy and the Rule of Law in Classical Athens. Essays on Law, Society, and
Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 41-80. La place de la pensée juridique
dans les tragédies athéniennes a été soulignée de manière générale par Louis Gernet comme l’a
rappelé Jean-Pierre Vernant, « La tragédie grecque selon Louis Gernet », in Jean-Pierre Vernant,
Passé et présent. Contributions à une psychologie historique réunies par Riccardo Di Donato I, Rome,
Edizioni di Storia e Letteratura, 1995 [1962], p. 129-134.
24. Douglas Cairns, Sophocles: Antigone, Londres/New York, Bloomsburry, 2016, p. 37-42.
25. Robert Garland, « Religion in Antigone », in David Stuttard (éd.), Looking at Antigone, Londres/
New York, Bloomsburry, 2017, p. 122-123.
26. Soph., Ant., 60 avec Christine Mauduit, « Le suffrage d’Athéna », in A. Borlenghi, C. Chilet, V.
Hollard, L. Lopez-Rabatel et J.-C. Moretti (éd.), Voter en Grèce, à Rome et en Gaule. Pratiques, lieux et
finalités, Lyon, MOM Éditions, 2019, p. 76-77.
27. Soph., Ant., 198-204 (trad. J. et M. Bollack).
28. Soph., Ant., 182-183 (trad. J. et M. Bollack) ; cf. aussi v. 191.
29. Soph., Ant., 213-214 (trad. J. et M. Bollack).
30. Soph., Ant., 1349-1350 (trad. J. et M. Bollack).
31. Soph., Ant., 1028-1030 (trad. J. et M. Bollack).
32. Cornelius Castoriadis a beaucoup insisté sur la nécessité de l’auto-limitation (par exemple
dans « La polis grecque et la création de la démocratie », in Cornelius Castoriadis, Domaines de
l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Le Seuil, 1986, p. 370).
33. Soph., Ant., 450-457 (trad. J. et M. Bollack modifiée).
34. Ibid., p. 33.
35. Soph., Ant., 509 (trad. J. et M. Bollack) ; voir aussi ce que Hémon dit à son père v. 693.
36. Soph., Ant., 557.
37. Soph., Ant., 904.
38. Le fait que Créon soit un roi n’enlève rien à la nature de la décision qu’il a prise. C’est la loi de
la cité.
39. Soph., Ant., 777-780.
40. Soph., Ant., 521 et 523 (trad. J. et M. Bollack).
41. Soph., Ant., 739 (trad. J. et M. Bollack) et v. 738.
42. Nicole Loraux (La Grèce hors d’elle et autres textes, Paris, Klincksieck, 2022, p. 694) souligne
qu’Antigone interroge ce qu’est l’être humain et de ce fait délimite le territoire légitime de la
politique.
43. Soph., Ant., 705-709 (trad. J. et M. Bollack modifiée). Voir Cornelius Castoriadis,
« Anthropogonie chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle », in Cornelius
Castoriadis, Figures du pensable, Paris, Le Seuil, 1999, p. 30-41.
Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 13
RÉSUMÉS
La démocratie est souvent justifiée par la supériorité de l’intelligence collective sur la raison
individuelle. Elle impliquerait un partage d’informations contextualisées à partir duquel l’intérêt
général s’élaborerait. L’expérience athénienne (Ve siècle a.C.) révèle une tout autre conception.
La délibération n’est pas une mise en commun de savoirs localisés. Sans ignorer le risque d’une
confusion entre le bien pour soi et le bien en soi, elle reconnaît à chacun une égale capacité à
prétendre énoncer l’intérêt de la cité. La décision qui en résulte n’est dès lors qu’une opinion du
dêmos.
Democracy is often justified by the superiority of collective intelligence over individual reason. It
would imply the sharing of contextualised information from which the common good would
emerge. The Athenian experience (5th century BC) reveals a very different conception.
Deliberation is not a pooling of local knowledge. Without ignoring the risk of confusing the good
for oneself with the good in oneself, it recognises that everyone has an equal capacity to claim to
state the interest of the city. The resulting decision is then only an opinion of the demos.
Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 14
INDEX
Keywords : Keywords: democracy, Athens, tragedies, Antigone, logos, doxa
Mots-clés : démocratie, Athènes, tragédies, Antigone, logos, doxa
AUTEUR
CHRISTOPHE PÉBARTHE
Maître de conférences en histoire, Université Bordeaux Montaigne, Ausonius (UMR 5607)
christophe.pebarthe[at]u-bordeaux-montaigne.fr
Essais, 19 | 2023