Vous êtes sur la page 1sur 15

Essais

Revue interdisciplinaire d’Humanités


19 | 2023
L’intelligence des masses : questions anciennes,
approches nouvelles

L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité


athénienne de la démocratie
There is no such thing as collective intelligence or the Athenian truth of
democracy

Christophe Pébarthe

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/essais/12176
DOI : 10.4000/essais.12176
ISSN : 2276-0970

Éditeur
École doctorale Montaigne Humanités

Référence électronique
Christophe Pébarthe, « L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie »,
Essais [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 06 mars 2023, consulté le 14 avril 2023. URL : http://
journals.openedition.org/essais/12176 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.12176

Ce document a été généré automatiquement le 14 avril 2023.

Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 1

L’intelligence collective n’existe pas


ou la vérité athénienne de la
démocratie
There is no such thing as collective intelligence or the Athenian truth of
democracy

Christophe Pébarthe

1 Pour le sens commun, au moins dans son idéal, la démocratie consacre l’intelligence
collective. Elle reposerait sur un postulat : la supériorité du nombre sur l’individu. La
tentation est alors forte de réduire le dêmos à la majorité. Telle est au fond la conclusion
qu’il est possible de tirer des analyses processuelles du régime démocratique :
cinquante et une personnes ont par principe raison sur les quarante-neuf autres. Or,
cette réduction ne va pas sans poser problème. Pourquoi un avis partagé par un plus
grand nombre de citoyens serait-il meilleur par principe que celui jugé valable par un
plus petit ? Voire même, pourquoi un seul ne pourrait-il pas avoir raison contre tous les
autres ? Ces interrogations ont pour corollaire une autre question. La démocratie ne
célèbre-t-elle que l’intelligence de la majorité ou « raison démocratique » 1 ? Si ce
questionnement est de nature philosophique, il comporte une dimension proprement
historique. Comment un régime démocratique particulier se justifie-t-il aux yeux de ses
propres citoyens ? Pour le dire autrement, le principe de la supériorité en raison du
collectif sur les individus qui le composent est-il le fondement de toutes les
démocraties ?
2 Le geste philosophique peut en effet conduire à confondre un raisonnement logique
avec un processus historique. Hélène Landemore offre un exemple de cette confusion.
Elle décrit en ces termes ce qu’est la sagesse collective, ici synonyme strict de
l’intelligence collective : « Les individus se rassemblent, parce qu’ils savent qu’ils
peuvent obtenir davantage ensemble qu’ils ne le pourraient individuellement, et ils
prennent des décisions de manière collective parce qu’ils croient que, du point de vue
qualitatif, de telles décisions se révéleront en moyenne plus intelligentes que ne se

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 2

révéleraient celles que chacun d’entre eux prendrait par lui-même » 2. Une telle
description ne saurait correspondre à une expérience socio-historique donnée, sauf à
s’en tenir à une lecture contractualiste des mondes sociaux. Elle traduit au mieux une
approche objectiviste, donnant a posteriori une interprétation autre d’une dynamique
sociale que les agents justifiaient différemment3. De ce point de vue, il n’est pas anodin
de voir dans cette affirmation voisiner le savoir avec la croyance, ce qui pose le
problème de la nature de la justification du régime démocratique au moment de son
instauration.
3 En outre, il n’est pas aisé de comprendre comment la dimension collective est articulée
avec l’échelle individuelle. En effet, les décisions prises par chaque individu (« par lui-
même ») n’impliquent pas le gouvernement du collectif puisqu’il ne s’agit pas ici
d’opposer la démocratie à la monarchie, régime qui présuppose la supériorité d’un
individu sur tous les autres. Autrement dit, cette opposition n’a de sens que si un
individu envisage une possible royauté, la sienne éventuellement, avant de la récuser.
Un individu serait-il capable, lui ou un autre, de prendre une meilleure décision seul ?
Le débat porterait alors sur les mérites comparés de deux régimes politiques menés en
termes d’intelligence collective. Tout dépend de la réponse apportée à la question
suivante. Les êtres humains sont-ils égaux en raison ? Dans de nombreuses sociétés,
une telle interrogation est superfétatoire puisque le principe d’une déclaration
universelle des droits humains y est reconnu. Le problème n’est pas réglé pour autant.
Il reste en effet à expliquer pourquoi l’égalité des individus en raison ne débouche pas
sur un consensus, celui-là même qui permet de déterminer a posteriori que telle décision
était plus intelligente qu’une autre. Alors qu’un seul problème est énoncé à tous,
pourquoi une seule solution n’émerge-t-elle pas des réflexions individuelles ?
4 Friedrich Hayek a proposé une solution en 1945, dans un article intitulé « The use of
knowledge in society »4. Au préalable, il faut accepter de distinguer le savoir
scientifique d’une part et un savoir qu’il qualifie de non organisé portant sur un lieu et
un temps particulier d’autre part5. Lorsqu’il s’agit de ce dernier, chaque individu
possède une information unique correspondant à une connaissance circonstanciée. Il
s’agit d’un petit changement par rapport à ce qui est communément su. L’individu non
savant ne connaît que ces altérations, qui sont par nature insaisissables par des
statistiques et rétive s à la loi des grands nombres6. Quelle conclusion en tire Friedrich
Hayek ? Il faut confier la responsabilité des prises de décision à ceux qui sont au plus
près de ces circonstances particulières. Le corollaire est le suivant : « nous ne pouvons
pas espérer que ce problème [i.e. celui qu’il y a à résoudre] sera résolu en
communiquant d’abord tout ce savoir à un bureau central qui, après avoir intégré
toutes les connaissances, donnerait ses ordres ». Toutefois, l’information circonstanciée
demeure parcellaire. Jusqu’où est-il nécessaire d’aller au-delà pour prendre une
décision ? La réponse ne surprendra pas. Il suffit de pouvoir établir un calcul coût/
bénéfice en complétant le savoir local par quelques éléments complémentaires.
L’élément déterminant est le système de marché, c’est-à-dire les prix, dont la logique
excède la raison individuelle.
5 Dans Democracy and Knowledge, Josiah Ober propose d’appliquer ce modèle à la
démocratie athénienne, autrement dit de la concevoir comme un marché 7. Dès lors,
l’élément déterminant est l’accès à l’information, c’est-à-dire le partage de savoirs
dispersés, leur agrégation et leur mise en forme par des institutions. Il est vrai que
l’assemblée (ecclesia) des citoyens athéniens apparaît à première vue comme une

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 3

manifestation institutionnelle pure et parfaite du principe de l’intelligence collective.


En va-t-il de même pour les gouvernements représentatifs ? La question se pose car
Bernard Manin a montré que la représentation est choisie pour que les citoyens non
élus ne puissent gouverner. Leur savoir local est proprement ignoré par les
représentants et n’est même pas l’objet des débats électoraux. John Stuart Mill l’affirme
sans détour. Y compris dans le cadre d’une assemblée d’élus, seule une minorité,
longuement éduquée, est réellement capable de légiférer. Certes, il est possible
d’évoquer la distinction entre savoir social (social knowledge) et compétence (expert
knowledge), telle que l’énonce Josiah Ober. Mais il faut alors admettre que la forme
démocratique athénienne est définitivement passée. Aussi bien la superficie du
territoire considérée que la technicité des questions traitées aujourd’hui obligeraient à
conclure la nécessité de l’expertise et donc une forme de délégation de la décision
collective8.
6 Seule la confusion entre le fait d’élire relevant du social knowledge et le fait de décider au
moyen d’un expert knowledge permet de mettre sur le même plan des régimes politiques
différents9. Loin de célébrer l’intelligence collective, ces réflexions conduisent tout au
contraire à en réduire la portée, condamnant les individus à être des experts de leur
propre vie, incapables d’envisager la réalité sociale dans sa complexité, tout juste bon
par l’élection à reconnaître les qualités d’une personne10. Plus fondamentalement, elles
ne parviennent pas à saisir l’originalité de la démocratie. Selon cette conception, le
dêmos est en effet défini comme un sujet doté d’une intelligence, réductible à celle des
individus qui le composent, saisis à travers deux critères, l’aptitude individuelle et la
diversité cognitive11. C’est parce qu’elle ne repose pas sur une telle réduction que la
démocratie athénienne constitue non pas un exemple de plus d’un régime politique,
aussi abouti qu’il fut, mais bien un système politique original dans lequel les citoyens
gouvernaient réellement leur cité.

Raison individuelle et opinion collective


7 Si Démos est un personnage d’une comédie d’Aristophane, Les Cavaliers, il semble que
les Athéniens n’envisageaient pas le dêmos comme un sujet collectif. Telle est pourtant
l’affirmation de l’historienne Nicole Loraux qui prétendait dévoiler l’âme de la cité 12.
Elle proposait ainsi de lire dans les textes officiels l’action d’un sujet : « La cité a décidé,
la cité a fait… toujours c’est la cité qui prime »13. La formule de sanction – pour
reprendre le langage des épigraphistes – des décrets athéniens est à l’évidence à l’esprit
de l’historienne : edoxe tôi dêmôi. Il faut ici patienter avant de traduire cette action du
dêmos qui précède l’énoncé des décisions prises articulées à des attendus 14. Ce recours à
la patience surprendra tant la traduction française semble évidente et même
canonique : « il a plu au peuple ». Le sens du verbe grec dokeô – auquel correspond le
substantif doxa – est pourtant loin de se réduire à celui de la volonté, de la prise de
décision comme le verbe « plaire » y invite. Il renvoie aussi à l’apparence opposée à la
réalité15. S’agissait-il alors de signifier que, quand le peuple décidait, il se fiait aux
apparences ?
8 Une autre formule, également canonique des décrets, permet de comprendre comment
les décisions collectives étaient envisagées. Le nom de l’auteur de la proposition devait
toujours être inscrit : « Untel a fait la proposition » (ho deinos eipe). En grec, eipe
correspond au verbe legô à l’aoriste, « dire, parler, annoncer », pour ne prendre que

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 4

quelques sens parmi d’autres. La forme canonique des textes législatifs contient ainsi
une articulation bien connue en philosophie ancienne entre doxa et logos. Le citoyen
propose c’est-à-dire qu’il soumet un avis raisonné à l’assemblée, aussi appelé gnômê.
L’adoption par le dêmos n’implique pas que celui-ci raisonne comme l’auteur de la
proposition mais qu’il s’est fié à une raison individuelle. Autrement dit, la décision est
apparemment la bonne puisqu’elle a été votée. Elle peut toutefois s’avérer mauvaise et
il convient alors de la changer. En attendant, parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une
doxa, elle peut toujours être contestée dans une délibération politique. Elle ne
manifeste en rien une intelligence collective, supérieure à celle des citoyens.
9 Les philosophes du IVe siècle ont bien identifié cette tension entre le peuple et la loi.
Dans Le Politique, Platon défend un modèle dans lequel seul le politikos, l’individu
capable de penser les problèmes de la cité (polis), peut changer les textes législatifs 16.
Pour le dire autrement, le logos est l’apanage d’un très petit nombre, voire d’un seul
dans chaque cité. Si Aristote propose une tout autre conception, il n’en condamne pas
moins la forme de démocratie dans laquelle le peuple a le dernier mot. Dressant la liste
des différentes espèces de régimes démocratiques, il en isole une dans laquelle « c’est le
plus grand nombre (plêthos) qui est souverain et non la loi. C’est le cas quand ce sont les
décrets qui sont souverains et non la loi »17. Cette situation correspond à celle de
l’Athènes du Ve siècle, implicitement visée par le Stagirite. Il n’est pas indifférent de
faire remarquer que le philosophe n’utilise pas le mot dêmos mais celui de plêthos, le
plus grand nombre. Un peu plus loin, il en donne une interprétation sociologique. Il
associe alors le misthos – ici l’indemnité perçue par ceux qui participaient à
l’assemblée – à la forte participation des pauvres et lui oppose l’obligation pour les plus
riches de s’occuper de leurs propres affaires. Il conclut : « c’est le grand nombre des
sans ressources qui est souverain dans ce régime et non les lois » 18. Il critique ainsi la
souveraineté du grand nombre et lui préfère celle de la loi.
10 Le recours au mot plêthos permet de comprendre le problème qu’il essaie de résoudre.
Si la loi ne relève plus vraiment de la décision collective, alors elle peut être celle du
dêmos. Sinon, celle-ci n’exprimerait que la volonté du plus grand nombre. Dans le cadre
de la réflexion aristotélicienne, cette arithmétique implique que les décisions soient
prises par les plus pauvres puisqu’ils sont les plus nombreux. Le corollaire en est que la
cité n’est pas alors gouvernée par l’intérêt général mais par l’intérêt d’un groupe social.
Le processus démocratique se retourne contre lui-même et détruit la démocratie
comme Aristote le dit explicitement19. Pour les Athéniens au contraire, notamment
ceux du Ve siècle, l’association du dêmos à la doxa garantissait le respect par tous de
décisions prises par un grand nombre seulement. Le logos permettait à chacun de
contester et, le cas échéant d’obtenir, une autre option.
11 L’écart avec l’intelligence collective apparaît ici. Si le dêmos est capable d’intelligence
au même titre qu’un citoyen, voire s’il l’est plus parce qu’il est un collectif, alors la
possibilité de critiquer une décision peut légitimement être présentée comme une
remise en cause de la démocratie elle-même. La conception athénienne est différente.
Parce que le dêmos est composé de tous les citoyens, ceux qui ont approuvé une option
comme ceux qui l’ont combattue, il faut le concevoir non pas comme un sujet collectif
mais comme un monde social, contenant en son sein l’ensemble des points de vue sur
lui-même, autrement dit comme un « espace de points de vue » 20. Un extrait des
Euménides en témoigne. Cette tragédie est notamment consacrée au procès d’Oreste
pour le meurtre de sa mère, Clytemnestre, par lequel le fils voulait venger la mort de

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 5

son père, assassiné par son épouse. Apollon a dit au matricide de se rendre à Athènes
pour se faire suppliant d’Athéna. Mais ce sont d’abord les Érinyes qui parlent à la
déesse. Elles font valoir leur point de vue, celui de la vengeance à l’encontre des
meurtriers. Athéna affirme alors : « On m’offre la moitié du discours (logos), alors qu’il y
a là deux parties »21. Du point de vue de la décision à prendre, il y a toujours au moins
deux discours (logoi), deux argumentaires suffisamment raisonnés pour être envisagés
comme vrais et pouvant également entraîner une bonne décision pour tous. Autrement
dit, le dêmos contient tous les arguments à son sujet, les uns étant contradictoires avec
les autres. Pour manifester une intelligence collective, il lui faudrait abandonner une
partie de ceux qui le composent. Parce que le collectif est irréductible aux individus qui
le composent, son logos est de nature différente.

La tragédie, une intelligence collective démocratique ?


12 La notion d’intelligence collective doit-elle alors être abandonnée lorsqu’il est question
de démocratie athénienne, voire même de démocratie tout court ? Que reste-t-il du
régime démocratique si son association avec la prise de bonnes décisions est récusée ?
Les Athéniens ont eu de telles interrogations tout au long du V e siècle, au théâtre. Que
faut-il collectivement faire – avec quelles déclinaisons individuelles – pour garantir à la
meilleure option pour la cité la plus grande probabilité d’advenir ? Très souvent, les
tragédies athéniennes, celles d’Eschyle, Sophocle et Euripide qui sont pour partie
parvenues jusqu’à nous, mettent en scène ce problème athénien de la démocratie. Avant
de prendre l’exemple d’Antigone, il convient de rappeler ce que la forme tragique
permet d’exprimer. Comme les deux philologues Jean Bollack et Pierre Judet de La
Combe l’ont fait apparaître, la force de la tragédie tient à sa syntaxe. La mise en forme
du langage qu’elle opère consiste dans un épuisement du sens. Tour à tour,
personnages et chœur paraissent au-devant de la scène. Ils proposent une
interprétation de ce qui se passe et qui se retrouvent bien vite dépassée par les
événements qu’elle prétendait expliquer. Ce faisant, la tragédie propose une
épistémologie démocratique, articulant d’une part la possibilité d’un sens à donner au
monde social avec d’autre part l’impossibilité d’une conclusion définitive. Les logoi ne
débouchent que sur une doxa. Elle initie pour tous les spectateurs un geste réflexif
qu’ils leur incombent de prolonger, individuellement et collectivement, sans jamais
pouvoir prétendre à la vérité.
13 En raison du lien étroit qu’il entretenait avec les sophistes, Sophocle est sans doute le
poète tragique qui a le plus exploré cette philosophie démocratique. Représentée dans
les années 440 à Athènes, Antigone en témoigne22. Au préalable, il faut insister sur la
nécessité de dépasser le sens commun qui tient lieu de lecture à son sujet. Le nom de
cette femme semble pour toujours associé à une opposition quasi universelle, valant
pour toutes les époques, pour toutes les sociétés : homme contre femme, âge contre
jeunesse, politique contre religion, cité contre famille, droit contre morale. L’histoire
est connue. Une jeune femme s’oppose au nom de ses principes à un autocrate au point
d’en mourir. Elle demande que le droit à sépulture soit reconnu à son frère, Polynice,
coupable aux yeux du roi de Thèbes, Créon, d’avoir combattu contre les Thébains – en
réalité, il avait affronté son frère Étéocle qui refusait de partager le pouvoir avec lui. À
cette universalité, s’ajoute la dimension du mythe, celui d’Œdipe, le père d’Antigone,
fruit de la relation incestueuse avec Jocaste, et donc d’un destin dont la force excèderait

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 6

toujours les décisions humaines. Il est pourtant possible de proposer une autre
interprétation.

Antigone ou la nécessité de la délibération collective


14 Les commentateurs ont remarqué depuis longtemps qu’Antigone offrait une ample
réflexion sur la loi (nomos), en partant du droit d’inhumer 23. Celle-ci explique l’absence
de certitude quant à déterminer qui de la fille d’Œdipe et du roi de Thèbes a raison.
Certes, Sophocle indique explicitement que Créon était dans l’erreur en refusant une
sépulture à Polynice24. Le roi change du reste d’avis à la fin de la pièce. Il est intéressant
de rappeler néanmoins qu’à Athènes les traîtres n’avaient pas le droit d’être inhumés
en Attique25. Autrement dit, la situation décrite ne pose pas problème que dans ce cas
particulier. Dès lors, lorsqu’Antigone évoque une loi non écrite plus forte que la loi
écrite (infra), elle ne parlait pas un langage universel, reçu comme tel par les
spectateurs. Elle donnait un argument pour appuyer sa revendication : son opposition
au fait que son frère ne puisse recevoir une sépulture. Dès le début de la pièce, le
dialogue entre Antigone et Ismène, ne laisse pas place au doute. Cette dernière refuse
d’apporter un soutien actif à sa sœur. Elle justifie sa position en évoquant le respect dû
aux lois, ajoutant toutefois qu’il s’agit d’un vote du seul roi (psêphon turannôn) 26. Elle
avait évoqué auparavant deux autres types d’arguments. D’abord, elles sont des
femmes. Ensuite, elles font face à des individus plus puissants qu’elles. Ismène envisage
alors une action secrète quand Antigone entend donner une pleine publicité à son acte.
Devant ce premier épisode, les spectateurs ne pouvaient qu’éprouver des sentiments
mêlés et variés.
15 Le trouble s’accroit avec l’entrée du chœur (parodos) et son premier chant. Polynice y
est associé à la haine (neikos) et à la violence guerrière. Après le départ d’Œdipe de
Thèbes, les deux frères avaient convenu que l’aîné, Étéocle, gouvernerait un an et qu’il
laisserait ensuite le gouvernement pour une durée identique à son cadet, Polynice. Une
année plus tard, le premier refuse de laisser son frère gouverner, déclenchant un
conflit qui s’achève par leurs deux morts. Créon s’affirme successeur d’Étéocle. Il
proclame donc : « Quant à son frère de même sang, je veux dire Polynice, qui a voulu
brûler par le feu de fond en comble sa terre maternelle et les dieux de sa race en
revenant de son exil, qui a voulu se repaître d’un sang commun, et emmener les autres
en esclavage, cet homme, qu’il soit proclamé haut et fort pour cette ville que j’interdis à
quiconque de lui faire l’honneur d’une tombe ou de le pleurer » 27. Cette décision
particulière est précédée de considérations générales qualifiées de lois (nomoi),
notamment : « Et quiconque fait plus de cas de son parent que de son pays, cet homme,
je dis qu’il n’a de place nulle part »28. Si cette loi autorise la condamnation de Polynice à
ne pas recevoir de sépulture, elle vaut aussi, d’ores et déjà, pour Antigone, avant même
sa désobéissance que, bien entendu, les spectateurs connaissent avant même de l’avoir
vue sur scène. Le débat s’est déplacé. Il porte désormais sur la famille et la cité d’une
part, et sur l’intérêt motivant une décision ou une action d’autre part. Autrement dit,
une double interrogation est mise en scène. Est-il légitime de préférer sa famille à sa
cité ? La préférence pour cette dernière vaut-elle sans exception ?
16 Sophocle engage ainsi sur scène une discussion sur la capacité de la loi à dire le vrai et
le juste en toutes circonstances. Telle est l’affirmation du Coryphée à Créon : « En tout
cas, il t’est permis sans doute d’appliquer toute loi (nomô de chrêstai panti) en ce qui

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 7

concerne les morts et les vivants, tant que nous sommes »29. Il est possible d’entendre
cette phrase comme la mise en évidence d’une déraison nourrie par un sentiment de
toute puissance que le Coryphée exprime sans détour dans les derniers vers : « Il ne
faut pas déshonorer la loi qu’imposent les dieux »30. Peu avant, après avoir décrit le
désordre dans l’exécution des rituels depuis la décision prise d’interdire l’inhumation
de Polynice, le devin Tirésias avait suggéré à Créon : « L’entêtement passe pour une
maladresse. Va, cède au mort ; ne frappe pas un homme qui n’est plus. Où est l’exploit
de retuer un mort ? »31. Le débat intègre donc une dimension religieuse. Pour autant, il
ne s’agit pas de se référer à la volonté des dieux. L’évocation de la mortalité sert ici à
délimiter le territoire des décisions humaines. La politique ne doit pas se réduire à une
célébration de la toute puissance humaine32.
17 Il n’en demeure pas moins que les divinités permettent d’interroger la légitimité de la
délimitation retenue. Après son arrestation pour avoir inhumé son frère, Antigone
critique la décision de Créon : « À mon avis, Zeus n’a pas proclamé ça, ni non plus
Justice (Dikê), qui habite la demeure des dieux d’en bas ; eux, ils ont établi les lois
(hôrisen nomous) dans ce domaine pour les êtres humains. Je ne pensais pas que tes
proclamations avaient une telle force que l’on pût, étant mortel, outrepasser les lois
(nomima) non écrites (agrapta) et infaillibles des dieux. Car ces lois existent de tout
temps, non pas d’aujourd’hui, ni d’hier, et personne ne sait d’où elles ont été
révélées »33. Mais les deux protagonistes parlent-ils vraiment de la même chose ?
Partagent-ils une même conception de la justice et plus fondamentalement de la loi ?
Rappelons au préalable que vers 440, les Athéniens distinguaient les dispositions mises
par écrit des autres considérations lorsqu’ils avaient à décider. L’argumentation
d’Antigone ne pouvait donc que faire apparaître une tension entre d’une part des textes
législatifs datés avec précision et d’autre part des dispositions orales dont personne ne
connaissait l’origine, même pas la personne qui s’en revendiquait. Le vocabulaire utilisé
en témoigne. Le mot nomima auquel agrapta est ajouté témoigne d’une insistance mise
sur la nature orale, par opposition au nomos écrit. Si Sophocle ne donne jamais
l’impression d’approuver la décision de Créon, il n’en valide pas pour autant les
affirmations de la fille d’Œdipe qui n’ont pas d’autre fondement qu’elle-même 34. En se
prétendant interprète légitime des dieux, elle interdit la possibilité d’un débat.
18 Pourtant, sa position n’est pas isolée. Antigone peut se prévaloir d’un certain soutien
parmi les Thébains : « Ils la [i.e. la situation] voient aussi comme moi, mais ils rentrent
les mots »35. Échangeant de nouveau avec sa sœur après le départ de Créon, elle ne peut
que reconnaître : « Quand pour moi il apparaissait (dokoun) à certains que je pensais
(phronein) convenablement, pour toi c’était d’autres »36. De même, à la fin de la pièce,
lorsqu’elle revendique de nouveau la justesse de son raisonnement, elle mentionne
ceux qui pensent bien (tois phronousin eu)37. L’opposition entre Ismène et Antigone
existe donc aussi parmi les hommes. Simplement, en la défendant seule et en recourant
à un argument dont la fondation est extérieure aux réalités humaines, elle s’interdit de
pouvoir rassembler un collectif à même de contester la justesse du nomos de Créon 38.
19 Celle-ci ne va pour autant pas de soi dans la tragédie. Elle repose sur un refus, celui
d’une circonscription du territoire du pouvoir politique aux seuls vivants comme en
témoigne cet échange. Antigone récuse cette limitation, récusation qu’il réitère au
moment de la condamner39. Elle interroge le roi : « Ces principes [i.e. le fait de
discriminer le bon du méchant] sont-ils sacrés sous terre, qui sait ? ». Puis elle précise :
« Je ne suis pas faite pour vivre avec ta haine (sunechthein), mais pour être avec ce que

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 8

j’aime (sumphilein) »40. Elle se désigne elle-même à la mort tout en justifiant sa décision.
Les liens familiaux dans la mort l’emportent sur le lien politique dans la vie. Elle
privatise alors la philia qui doit unir les citoyens, confondant celle-ci avec l’ eros –
comprendre ici son désir en général – qui en réalité l’anime. La décision de Créon,
parce qu’elle ignore ce lien chez les vivants, le conduit à ignorer l’humanité des
gouvernés, comme son fils qui est aussi le promis d’Antigone, le lui dit : « Je te verrais
bien gouverner tout seul (archois monos) un pays vide »41. Il répondait à la question :
« N’est-il pas normal que la cité soit à celui qui la gouverne (kratountos) ? ». Ce que la
mort vient rappeler, c’est précisément que le gouvernement s’exerce sur des êtres
humains en vie42. Créon gouverne Thèbes comme si celle-ci n’était pas peuplée de
Thébains.
20 Son fils, Hémon le lui a pourtant fait remarquer lorsqu’il essaie de lui faire changer
d’avis concernant Polynice : « Ne va pas garder dans ta tête une seule idée : que rien
n’est juste que ce que tu dis, comme tu le dis. Quiconque pense de lui-même qu’il est
seul à raisonner (phronein monos), ou qu’il a une langue ou une sensibilité que n’a
personne d’autre, ceux-là, quand on ouvre, on voit qu’ils sont vides » 43. Auparavant,
comme l’a souligné Cornelius Castoriadis, dans le premier stasimon, en énonçant une
anthropologie, le chœur avait souligné le problème posé par l’illusion du phronein
monos44. Rien n’est plus incroyable, terrifiant et merveilleux (deinos) que l’être humain 45.
Pourquoi ? Outre ce qu’il fait, il est deinos parce qu’il s’est enseigné à lui-même
(edidaxato), sans intervention d’une transcendance, la langue, la pensée (phronêma) et
les colères instituantes (astunomous orgas). De ce fait, il peut aller vers le bien ou vers le
mal. Créon est égaré par sa pensée et Antigone par sa colère dont plusieurs moments
soulignent le caractère solitaire. La fin de ce premier stasimon le dit explicitement. Celui
qui mêle (pareirôn) les lois de sa terre avec la justice des divinités que les serments
garantissent est hupsipolis, c’est-à-dire qu’il exprime le meilleur de sa cité. Au contraire,
l’arrogant est sans morale (mê kalon) et il est apolis, sans cité. Dans ce cas conclut le
chœur : « il ne partagera pas mon foyer, il ne partagera pas ma pensée (ison
phronounta) »46. Au monos phronein de Créon et à la colère d’Antigone, ce stasimon oppose
l’existence d’une cité pensante et délibérante, une cité de l’ison phronein, réalisant le
merveilleux de la nature humaine par la réflexion partagée47.

Pour en finir avec l’intelligence collective ?


21 Mais l’ison phronein n’est pas l’intelligence collective. Nul Athénien démocrate ne
célèbre la diversité cognitive. Les attendus sociologiques de celle-ci, loin de la
renforcer, en soulignent au contraire la faiblesse. Pour la justifier et condamner toute
forme de réduction de la prise de décision à des experts, Hélène Landemore affirme :
« les personnes éduquées dans une même école et une même discipline ont tendance à
penser de manière plus semblable »48. Une telle affirmation pose de multiples
problèmes. L’Éducation Nationale en France – une même école pour tous et toutes –
met-elle en péril la possibilité de l’intelligence collective ? Comment considérer
l’argument relatif à la tendance à penser de la même façon ? L’éducation reçue est-elle
seule en cause ? Les travaux sociologiques ont montré depuis longtemps l’importance
des déterminations sociales dans l’élaboration des réflexions individuelles 49. À cette
aune, la règle majoritaire induit le risque de voir triompher une même pensée, celle des
plus pauvres, des moins éduqués, en particulier dans des sociétés fortement stratifiées

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 9

par ces critères. Telle était du reste la critique que certains Athéniens exprimaient à
propos de leur régime politique. Elle figure dans un texte intitulé Constitution des
Athéniens et dont l’auteur demeure inconnu 50. Comme Aristote après lui (cf. supra), il
assimile la majorité aux plus pauvres qui, parce qu’ils gouverneraient la cité,
constitueraient le dêmos, le peuple dans sa seule dimension populaire, et imposeraient
des décisions qui leur sont favorables à eux et non à Athènes 51. Ainsi, la diversité
cognitive ne dit rien de la nécessité ou non d’avoir certaines connaissances pour
pouvoir apporter une contribution positive à l’intelligence collective. Elle peut même
être utilisée contre la démocratie qu’elle prétend défendre.
22 À Athènes, la délibération démocratique est pensée comme un processus irréductible à
la victoire d’un logos sur un autre. Le récit que l’historien Hérodote propose du débat à
l’assemblée débouchant sur la victoire athénienne de Salamine (480 a.C.) en témoigne.
Les Perses ont lancé une grande expédition pour soumettre les Grecs et menacent
directement Athènes. Avant d’entrer dans le détail de la délibération athénienne,
Hérodote souligne l’importance de l’événement et tient à donner son avis (gnômên) à ce
sujet52. Les Athéniens semblaient avoir à choisir entre l’exil et la soumission. Ils
choisirent de combattre les Perses sur mer et sauvèrent ainsi les Grecs. Après les dieux
(meta ge theous), précise-t-il, ils sont les responsables de l’échec du Grand Roi Xerxès 53.
Et il ajoute : « Pas même les oracles terrifiants venus de Delphes et qui leur
provoquaient de l’effroi ne les convainquirent d’abandonner la Grèce » 54. La place
dévolue aux divinités dans le déroulement et l’issue de l’affrontement est de ce fait
incertaine, alors même qu’un plan divin existe et qu’il est envisagé comme la cause
principale de la défaite perse. De ce fait, pour lui, les motivations humaines sont le
moteur de l’histoire avec pour corollaire le fait que l’interprétation juste de
l’événement lui est toujours postérieure.
23 Cette conception éclaire la délibération athénienne de 480 a.C. Tout commence avec la
consultation par des envoyés athéniens – des théores – de l’oracle de Delphes. Ceux-ci
entrent dans le temple et ils sont pris à partie par la Pythie qui leur annonce les plus
grandes catastrophes pour Athènes et les invite au courage. Sur les conseils d’un
citoyen delphien, ils la consultent une seconde fois le lendemain, suppliant le dieu de
donner une réponse plus favorable. Tout en reconnaissant l’incapacité d’Athéna à
infléchir Zeus, la prêtresse indique que la population athénienne trouvera son salut en
se réfugiant derrière un mur de bois. Cette annonce est mise par écrit par les théores
qui en informent ensuite l’assemblée. En raison de la victoire ultérieure obtenue par les
Athéniens, il est tentant de réduire cette anecdote à un oracle post eventum 55. Toutefois,
la prophétie de la Pythie est multiple. Sont annoncées aussi la destruction de la ville et
les deux occupations successives par les Perses, des événements qui ont eu lieu et qui
n’ont pas donné lieu aux mêmes analyses historiennes. En outre, cette double
consultation n’est en rien la norme. Le roi spartiate Léonidas apprend par un oracle
qu’il ne peut sauver sa cité qu’en mourant, sans avoir besoin de consulter de nouveau,
ni chercher à comprendre la prophétie56. Ce constat conduit à envisager l’analyse de
l’épisode de Salamine autrement, en considérant qu’au-delà du caractère surnaturel,
Hérodote entend souligner que le succès athénien trouvait son origine dans la
délibération
24 Le récit hérodotéen met en scène l’élaboration progressive d’une décision à l’assemblée
qui se trouve être la bonne, après coup, post eventum57. La première étape est
l’expression des différentes interprétations (gnômai kai allai pollai). Deux possibilités

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 10

contradictoires se dégagent alors. Soit les Athéniens ne peuvent protéger que


l’Acropole qui avait jadis été entourée d’une fortification en bois ; soit le mur de bois
renvoie à la flotte et invite au combat naval. La discussion est encadrée par
l’interprétation de spécialistes des oracles, les chresmologues, qui affirment, à la
lumière de leur lecture, que la bataille serait perdue. Il est à souligner que l’option de la
fortification en bois est défendue par quelques vieillards seulement. Elle n’implique pas
le départ de toute la population, puisqu’il faut continuer de défendre l’Acropole. Les
chresmologues, eux, se prononcent pour l’abandon de l’Attique et l’installation ailleurs.
Thémistocle intervient alors et conteste l’interprétation des experts, du moins la partie
dans laquelle ceux-ci prévoient une défaite militaire58.
25 Dans ce débat donc, plusieurs options furent envisagées, au moins trois : faire de
l’Acropole une place forte, quitter Athènes pour aller sur une autre terre ou bien
encore quitter Athènes et combattre avec la flotte. Comme le rappelle alors Hérodote,
la troisième est défendue par celui qui avait déjà convaincu ses concitoyens de
construire deux cents navires de guerre, deux ou trois ans avant. Ce rappel laisse
penser que la délibération ne s’était pas réduite à une exégèse mais bien à une
discussion générale dans laquelle l’oracle avait eu une place, à partir du moment où il
était inscrit dans un raisonnement plus large impliquant les ressources militaires
d’Athènes. Autrement dit, tout en évoquant la puissance de la flotte, Thémistocle dut
tenir compte des options concurrentes afin d’emporter la décision. Dans le même
temps, à la différence de l’option défendue par les vieillards athéniens, il rompait avec
la poursuite du passé. Cette délibération permettait aux Athéniens de construire un
futur qui n’était pas pensé comme la reproduction de l’existant. Hérodote mettait ainsi
en garde ses lecteurs et auditeurs athéniens du début des années 420 contre le risque de
confondre les victoires passées avec les actions futures à accomplir 59.
26 Qu’est-ce donc que la délibération démocratique autorise ? Loin d’être un agrégat des
préférences sanctionnant une vérité des prix, elle consiste tout autant à penser avec les
autres que de penser devant les autres. Dans le cas de Salamine, la bonne option, celle
de Thémistocle, est remise en cause avant de triompher, comme si le collectif
constituait un risque permanent d’erreur d’interprétation. Mais si elle s’impose, c’est
parce que chacun est contraint d’envisager l’intérêt collectif, celui de la cité. Après
tout, la décision de construire une flotte l’a emporté face à une autre option, celle de
distribuer à parts égales, un fonds constitué pendant plusieurs années. Si l’intérêt de
chaque Athénien était de fuir, pour rester en vie, l’intérêt d’Athènes était de combattre.
Pour l’envisager, il fallait tenir compte des données nouvelles, notamment la puissance
navale dont la cité s’était dotée. Cette information était partagée. Seule son importance
devait être débattue. Parce que chacun avait pu faire entendre sa voix, chaque
Athénien était lié à la décision prise. Le choix de combattre, qui était ni plus ni moins
intelligent que celui de la fuite et de la non-violence, pouvait ainsi apparaître in fine
comme le bon. Telle est du reste la thèse défendue par Eschyle dans Les Perses 60. Les
Athéniens ont gagné parce qu’ils ont pris la décision ensemble, que chacun d’eux a pu
faire valoir son point de vue et qu’ils partagent un même intérêt, celui de la survie de la
cité.
27 Dans la philosophie démocratique athénienne, celle du Ve siècle en tous les cas, la
délibération collective est loin de garantir la prise de bonnes décisions. Elle requiert
des conditions. La première d’entre elles est que chaque citoyen réfléchisse à l’intérêt
de sa cité et non à l’intérêt des siens, voire de soi-même. Si les Athéniens insistent tant

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 11

sur ce point, c’est qu’à la différence de nos régimes politiques actuels, les décisions
qu’ils prennent les concernent tous directement. Voter la guerre implique le départ des
citoyens, c’est-à-dire le risque effectif de mourir pour une idée, Athènes. L’asymétrie
d’informations qui n’est pas ignorée ne débouche nullement sur la diversité cognitive
mais seulement sur un préalable : le partage d’informations qui permet à chacun d’être
dans les mêmes conditions pour penser ce qui est bon pour tous. Ce ne sont donc pas les
connaissances ou l’éducation et une aptitude supposée comme l’intelligence que
requérait la démocratie athénienne. Elle garantissait à tout citoyen la possibilité de
partager avec les autres un point de vue, à charge pour lui de le porter à l’échelle du
dêmos tout entier. Ce qu’encourageait le collectif, c’est le geste réflexif, le refus de la
confusion entre soi et les autres.
28 Il faut donc abandonner la piste de l’intelligence collective et le confort qu’elle assure,
celui de l’évidence de l’option démocratique. Parce que rien ne garantit la prise de
bonnes décisions, la supériorité de la démocratie ne se démontre pas. Faut-il s’en
attrister ? Certainement pas. Rien ne renforce mieux le régime démocratique que le
choix initial, politique, de le préférer. Telle est la vérité athénienne de la démocratie.
Au commencement était un dêmos libre choisissant de se gouverner lui-même. Parce
qu’il avait décidé que c’était là son bon plaisir.

NOTES
1. Hélène Landemore, Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many,
Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2013, p. XVIII.
2. Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre est plus intelligent que le petit nombre, et
pourquoi il faut en tenir compte », Philosophiques, 40, 2013, p. 283-284 (je souligne).
3. Sur l’objectivisme, en dernier lieu Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Le Seuil, 1980,
notamment p. 43-46.
4. Cette contribution est citée favorablement par Josiah Ober, Democracy and Knowledge. Innovation
and Learning in Classical Athens, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2008.
5. Friedriech Hayek, « The Use of Knowledge in Society », The American Economic Review, 35, 1945,
p. 521-522.
6. Ibid., p. 524.
7. Josiah Ober, Democracy and Knowledge. Innovation and Learning in Classical Athens, op. cit., p. 18.
8. Telle est la conclusion du livre de Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves
publics en Grèce ancienne, Paris, Le Seuil, 2015, p. 215 au sujet duquel voir le compte rendu de
Christophe Pébarthe dans la Revue des Études Anciennes, 117, 2015, p. 241-247.
9. Pour un exemple de cette confusion, Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre », art.
cit., p. 288-289.
10. Sur ce point, voir Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique
des modernes, Paris, Gallimard, p. 111-134.
11. Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre », art. cit.
12. Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 59-84.
13. Ibid., p. 77.

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 12

14. Je reprends ici Christophe Pébarthe, Athènes, l’autre démocratie. V e siècle av. J.-C., Paris, Passés
Composés, 2022, p. 184-192.
15. Pour un exemple parmi tant d’autres, Esch., Les Sept contre Thèbes, 592.
16. Sur ce dialogue platonicien, voir en dernier lieu Dimitri El Murr, Savoir et gouverner. Essai sur la
science politique platonicienne, Paris, Vrin, 2014.
17. Arstt, Pol., 4.4.25.1292a5-7 (trad. Pellegrin modifiée).
18. Arstt, Pol., 4.6.6.1293a9-11 (trad. Pellegrin modifiée).
19. Arstt, Pol., 4.4.31.1292a34-38.
20. Pour reprendre une expression de Bruno Karsenti, « Le sociologue dans l’espace des points de
vue », Critique, 579/580, 1995, p. 662.
21. Esch., Eum., 428 (trad. Jean et Mayotte Bollack).
22. Christophe Pébarthe, L’Autre démocratie, op. cit., p. 216-225 dont je reprends le commentaire
ici.
23. Voir par exemple Edward Harris, « Antigone the Lawyer, or the Ambiguities of Nomos », in
Edward Harris, Democracy and the Rule of Law in Classical Athens. Essays on Law, Society, and
Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 41-80. La place de la pensée juridique
dans les tragédies athéniennes a été soulignée de manière générale par Louis Gernet comme l’a
rappelé Jean-Pierre Vernant, « La tragédie grecque selon Louis Gernet », in Jean-Pierre Vernant,
Passé et présent. Contributions à une psychologie historique réunies par Riccardo Di Donato I, Rome,
Edizioni di Storia e Letteratura, 1995 [1962], p. 129-134.
24. Douglas Cairns, Sophocles: Antigone, Londres/New York, Bloomsburry, 2016, p. 37-42.
25. Robert Garland, « Religion in Antigone », in David Stuttard (éd.), Looking at Antigone, Londres/
New York, Bloomsburry, 2017, p. 122-123.
26. Soph., Ant., 60 avec Christine Mauduit, « Le suffrage d’Athéna », in A. Borlenghi, C. Chilet, V.
Hollard, L. Lopez-Rabatel et J.-C. Moretti (éd.), Voter en Grèce, à Rome et en Gaule. Pratiques, lieux et
finalités, Lyon, MOM Éditions, 2019, p. 76-77.
27. Soph., Ant., 198-204 (trad. J. et M. Bollack).
28. Soph., Ant., 182-183 (trad. J. et M. Bollack) ; cf. aussi v. 191.
29. Soph., Ant., 213-214 (trad. J. et M. Bollack).
30. Soph., Ant., 1349-1350 (trad. J. et M. Bollack).
31. Soph., Ant., 1028-1030 (trad. J. et M. Bollack).
32. Cornelius Castoriadis a beaucoup insisté sur la nécessité de l’auto-limitation (par exemple
dans « La polis grecque et la création de la démocratie », in Cornelius Castoriadis, Domaines de
l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Le Seuil, 1986, p. 370).
33. Soph., Ant., 450-457 (trad. J. et M. Bollack modifiée).
34. Ibid., p. 33.
35. Soph., Ant., 509 (trad. J. et M. Bollack) ; voir aussi ce que Hémon dit à son père v. 693.
36. Soph., Ant., 557.
37. Soph., Ant., 904.
38. Le fait que Créon soit un roi n’enlève rien à la nature de la décision qu’il a prise. C’est la loi de
la cité.
39. Soph., Ant., 777-780.
40. Soph., Ant., 521 et 523 (trad. J. et M. Bollack).
41. Soph., Ant., 739 (trad. J. et M. Bollack) et v. 738.
42. Nicole Loraux (La Grèce hors d’elle et autres textes, Paris, Klincksieck, 2022, p. 694) souligne
qu’Antigone interroge ce qu’est l’être humain et de ce fait délimite le territoire légitime de la
politique.
43. Soph., Ant., 705-709 (trad. J. et M. Bollack modifiée). Voir Cornelius Castoriadis,
« Anthropogonie chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle », in Cornelius
Castoriadis, Figures du pensable, Paris, Le Seuil, 1999, p. 30-41.

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 13

44. Soph., Ant., 332-375.


45. Soph., Ant., 332-333.
46. Soph., Ant., 373-374 (trad. J. et M. Bollack).
47. Cornelius Castoriadis, « La polis grecque », art. cit., p. 378 : « Par sa dénonciation du monos
phronein, [Antigone] formule la maxime fondamentale de la politique démocratique ».
48. Hélène Landemore, « Pourquoi le grand nombre », art. cit., p. 291.
49. Pour ne prendre qu’un seul exemple, voir l’ouvrage paru sous la direction de Bernard Lahire,
Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Le Seuil, 2017.
50. En dernier lieu,voir l’édition réalisée par Dominique Lenfant dans la Collection des
Universités de France aux Belles Lettres, parue en 2017.
51. Christophe Pébarthe, L’Autre démocratie, op. cit., p. 118-128.
52. Hdt 7.139.
53. Hdt 7.139.5.
54. Hdt 7.139.6.
55. Manfred Lesgourgues, « Prédire après la bataille ? L’oracle du ‘mur de bois’ et la notion
d’oracle post-eventum », in Chloé Andrieu et Sophie Houdart (éd.), La Composition du temps.
Prédictions, événements, narrations historiques, Paris, De Boccard, 2018, p. 129-143.
56. Hdt 7.219-220.
57. Hdt 7.142-144.
58. Des critiques de ce type d’interprétation sont attestées très tôt : Ar., Cav., 997-1095 ; Thc
2.54.2-3 et 8.1.
59. Sara Forsdyke, « Herodotus, political history and political thought », in Carolyn Dewald et
John Marincola (ed.), The Cambridge Companion to Herodotus, Cambridge, Cambridge University
Press, 2006, p. 229-230.
60. Christophe Pébarthe, L’Autre démocratie, op. cit., p. 61-74.

RÉSUMÉS
La démocratie est souvent justifiée par la supériorité de l’intelligence collective sur la raison
individuelle. Elle impliquerait un partage d’informations contextualisées à partir duquel l’intérêt
général s’élaborerait. L’expérience athénienne (Ve siècle a.C.) révèle une tout autre conception.
La délibération n’est pas une mise en commun de savoirs localisés. Sans ignorer le risque d’une
confusion entre le bien pour soi et le bien en soi, elle reconnaît à chacun une égale capacité à
prétendre énoncer l’intérêt de la cité. La décision qui en résulte n’est dès lors qu’une opinion du
dêmos.

Democracy is often justified by the superiority of collective intelligence over individual reason. It
would imply the sharing of contextualised information from which the common good would
emerge. The Athenian experience (5th century BC) reveals a very different conception.
Deliberation is not a pooling of local knowledge. Without ignoring the risk of confusing the good
for oneself with the good in oneself, it recognises that everyone has an equal capacity to claim to
state the interest of the city. The resulting decision is then only an opinion of the demos.

Essais, 19 | 2023
L’intelligence collective n’existe pas ou la vérité athénienne de la démocratie 14

INDEX
Keywords : Keywords: democracy, Athens, tragedies, Antigone, logos, doxa
Mots-clés : démocratie, Athènes, tragédies, Antigone, logos, doxa

AUTEUR
CHRISTOPHE PÉBARTHE
Maître de conférences en histoire, Université Bordeaux Montaigne, Ausonius (UMR 5607)
christophe.pebarthe[at]u-bordeaux-montaigne.fr

Essais, 19 | 2023

Vous aimerez peut-être aussi