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NUMÉRO SPÉCIAL
LES FEMMES
SONT DANS LA PLACE !
PAROLES DE CINÉASTES, ACTRICES, SCÉNARISTES, CHERCHEUSES,
ACTIVISTES ET CRITIQUES AU TEMPS DE #METOO
FÉVRIER 2024 / Nº 806
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RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
L’une et l’autre, à la une
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
par Charlotte Garson
Mise en page : Fanny Muller
ocI nographie : Carolina Lucebi llo
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, HervéAubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène,
PhilippeFauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Ê
tre « dans la place » ? – l’expression a quelque chose d’agressif, d’invasif :
il est vrai qu’il a fallu et faut encore aux femmes du courage et même de la
combativité pour exercer leurs métiers dans de nombreux milieux à composante
principalement masculine. Les récents développements de #MeToo ont montré
combien le cinéma pouvait amplifier des rapports de pouvoir abusifs et, dans le
même temps, les masquer. S’il ne se veut pas conquérant ou triomphaliste, cet ensemble
de textes vise pourtant plus large : il prend acte de changements qui reconfigurent un
territoire, de la pratique du cinéma à la cinéphilie, et s’attelle à joindre « les femmes et
les œuvres », non à les disjoindre comme dans l’aporie éculée de « l’homme ou l’œuvre ».
Aussi nos « Questions à des cinéastes » reviennent-elles scander les autres textes, la
pratique et la réflexion n’ayant pas de sens séparées l’une de l’autre, et la « politique des
autrices » ne suffisant pas, de loin, à résumer l’évolution des femmes dans le cinéma.
Dans cette optique, il nous a semblé capital que la parole des actrices ne soit pas
convoquée en simple contrepoint de #MeToo, et qu’elles abordent avec nous y compris
les films qui les ont nourries, le rapport avec l’équipe et les cinéastes, leur conception
du jeu et des genres cinématographiques, ou parfois leur passage derrière la caméra.
L’autre pan de cet ensemble voudrait questionner en étoile les textes qui le précèdent
et le suivent : Dans une table ronde, nous, rédactrices des Cahiers mais aussi d’autres
médias, nous interrogeons sur le métier de critique et sur ce que le féminisme peut
lui apporter, entre autres à l’aune de la popularisation des travaux de l’universitaire
Laura Mulvey sur le male gaze, et de leur prolongement en France par Iris Brey, notamment
dans son essai Le Regard féminin, une révolution à l’écran, paru en 2017. La réflexion
se fait presque à bâtons rompus, et « sur pièces », mais elle vise bien à retravailler,
© CONDOR DISTRIBUTION
voire à remettre en cause, le terme de female gaze, qui a depuis fait florès. ■
Charlotte Garson
ÉVÉNEMENT
CAHIERS
The DU–CINÉMA
Souvenir Part I de Joanna Hogg (2019). 7 FÉVRIER 2024
T
1/4 oute l’année, au gré des sorties et des rétrospectives, les Cahiers s’entretiennent avec des
réalisatrices – dernièrement Joanna Hogg, Justine Triet, Lucrecia Martel… –, sans qu’il soit
besoin d’évoquer avec elles leur statut dans l’industrie en tant que femmes, leur conception
des personnages féminins, leur sentiment sur #MeToo ou leur engagement féministe. Alors
pourquoi un nouveau questionnaire, si l’on espère voir arriver bientôt le jour où il n’y aura plus
ni sujet ni interrogatoire, simplement des personnes qui filment ? C’est que la nature sérielle du
questionnaire permet de tracer, avec des exemples précis et des trajectoires irréductiblement
singulières, une cartographie. Nos questions portent à la fois sur la pratique des réalisatrices,
leur histoire, leur cinéphilie et leur rapport actuel au féminisme. Elles ne figurent donc pas
ici seulement comme artistes au travail, mais sont invitées à réfléchir avec nous dans le cadre
de cet ensemble. Nous remercions vivement les dix-sept cinéastes qui se sont prêtées au
jeu. Elles étaient libres, bien sûr, de ne répondre qu’à certaines de nos questions. Ch.G.
Alice Diop
1décomposer
La question du genre chez moi est indissociable de
la question raciale, et je l’ai toujours abordée sans
les différents fragments de mon identité.
3 Je suis passée de la relative confidentialité du
documentaire à une réception beaucoup plus
importante grâce à la fiction. J’ai été emportée
Je ne me suis jamais pensée comme étant seulement par l’accueil parfois hystérisé du film, que j’ai vécu
une femme. Je suis une femme noire, j’ai grandi dans comme un tourbillon. Certains criaient au génie,
un quartier populaire, tout cela a façonné mon histoire d’autres à l’imposture totale, me reprochant de citer
personnelle et ma sensibilité politique. J’ai le sentiment Duras, comme si être une cinéaste noire et la citer
qu’en France on a pensé la question de la violence relevait d’une incompatibilité culturelle. Je me suis
patriarcale en la déconnectant des violences raciales et sentie piégée par un regard qui me semblait parfois
sociales. Il existe aujourd’hui un mouvement féministe moins traiter des enjeux esthétiques et politiques
dont je me sens pleinement solidaire mais qui manque du film que du symbole que j’incarnais en tant que
d’intersectionnalité, en tout cas dans le milieu du réalisatrice noire. Avec du recul, je me dis que ce
cinéma (c’est moins le cas à mon avis dans le monde moment que j’ai vécu reflète le point où on en est
militant, universitaire ou même dans le champ de la aujourd’hui en France. Aux États-Unis, la réception
création sonore). Dans mon travail de documentariste, de Saint Omer était différente, plus banale en un
j’ai cherché à déconstruire les assignations et les sens, parce qu’il n’était ni aberrant ni extraordinaire
stéréotypes imposés aux hommes et aux femmes qu’une femme noire fasse un tel film. J’ai eu le
des quartiers populaires, mais c’est la fiction qui sentiment de vivre quelque chose qui me parlait aussi
m’a permis d’aller plus loin et de véritablement du manque de représentations et de ma solitude à
articuler la question du genre et la question raciale. une place où nous devrions être plus nombreuses.
Sophie Letourneur
1Aurais-je
Il se trouve que je suis une femme et que je
fais des films sur ce que je connais, intimement.
fait le même film sur la grossesse si je n’avais
donnent envie de mettre en scène certaines de leurs
facettes, ou parfois de condenser les choses. Il se
trouve que j’ai aussi joué dans certains de mes films,
pas porté d’enfant ? J’écris mes films avec mon vécu, Les Coquillettes (2012) et dernièrement Voyages en
parce que c’est ce qui me semble traduire un rapport Italie (2023). Dans ces cas-là, je fais exactement ce
juste avec les autres. Je préfère ne pas aller vers des que j’ai envie de faire, il y a quelque chose de très
messages du type « les choses sont ainsi, ou devraient direct, une affirmation via ma posture physique qui
être ainsi », je veux juste partager mon regard. me donne un contrôle dans le non-contrôle. Cela
dit, j’ai été normale ! Je filme des corps normaux, le
LES PARTICIPANTES
Claire Allouche, Olivia Cooper-Hadjian,
Charlotte Garson : Cahiers du cinéma
Élisabeth Lequeret : Cahiers du cinéma et RFI
Lucile Commeaux : France Culture
Sandra Onana : Libération
© SARAH MAKHARINE
De gauche à droite : Olivia Cooper-Hadjan, Charlotte Garson et Sandra Onana, dans les bureaux des Cahiers, le 8 janvier 2024.
Charlotte Garson : Commençons par une question un peu développais clairement une sensibilité queer. La plupart des
générale (sans doute trop) mais qui en enclenche d’autres. films qui me captivaient secouaient les normes du genre.
Comment le fait d’être des femmes influe-t-il sur notre Ces films-là m’invitaient à participer à un monde où les
pratique critique ? personnages ont la liberté de se réinventer. Ce sont aussi
des films qui cultivent une franchise émotionnelle dans leur
Sandra Onana : Parmi tous les faisceaux identitaires qui affectent forme, qui expérimentent sans ambition de maîtrise. Dans
notre manière d’appréhender les films (l’origine sociale, si ma pratique critique, je n’attends évidemment pas qu’un
on a grandi en ville ou non, toute appartenance minoritaire, film se conforme à mes premiers émois cinéphiles ! Pour
etc.), j’ai l’impression, à tort ou à raison, qu’être femme moi, écrire sur le cinéma implique de se demander ce qui
n’est pas le plus déterminant. Mais il m’est arrivé de me est singulièrement contemporain dans un film tout en dialo-
surprendre à reprocher à des films des traits que l’on se guant avec les histoires du cinéma. Je n’attends rien d’autre
reprocherait en tant que femme. Je me disais qu’il ne fallait que d’être surprise. Je sens néanmoins que le fait d’être une
jamais être dupe des moments où on essaye de nous faire femme m’amène à moins hiérarchiser ce que l’on nomme
pleurer, ce qui m’a parfois conduite à m’interdire de trou- abusivement les « petits » et les « gros » films. Je développe
ver un mélo touchant, et donc presque à croire que c’était spontanément une forme d’écoute plus égalitaire entre le
ça, viriliser son écriture. J’ai réappris à être sentimentale, dernier Scorsese et un premier long métrage sélectionné au
notamment parce que la sensibilité est ce qu’on attend de FIDMarseille.
la critique ! Je marche sur des œufs si je trouve un film nar-
cissique, coquet, si je rejette en bloc Jeanne du Barry, parce S.O. : En tant que jeune spectatrice, Scorsese ou Tarantino
que je me demande si je déteste ce qu’on a appris à détester font partie des cinéastes qui ne m’ont pas « parlé ». Trouver
comme des tares pseudo-féminines. En même temps, je me stimulant le nouveau Top Gun ou Indiana Jones comme une
sens dans mon bon droit de l’écrire sans avoir peur qu’on réflexion sur le héros masculin me demande de me forcer
me reproche d’être misogyne. un peu – pardon d’amalgamer grossièrement des films sans
grand rapport hormis la signalétique virile… J’aime ce que
Lucile Commeaux : En tant que critique radio, on parle tout le Claire dit sur le processus d’identification un peu paradoxal
temps à partir d’un point de vue supposément ancré dans parce qu’on se déconstruit en tant que critique en compre-
le « je » ; et sur les réseaux sociaux, quand il y a attaque, nant que les regards portés sur les films sont tributaires du
elle s’ancre souvent au niveau de ma légitimité en tant que particulier, les nôtres compris. Je ne m’étais naïvement jamais
critique femme, et surtout en tant que « jeune femme ». Les posé la question d’incarner un point de vue situé, non uni-
invectives, voire les insultes, sont vite sexistes. Ce que tu versel, avant d’arriver dans le métier. Entrer dans une salle de
dis sur la sensibilité attendue chez nous, on peut vite nous projo et contraster physiquement avec le reste des gens assis
le retourner et nous reprocher une forme de sensiblerie. était un premier moyen de m’en rendre compte.
S.O. : Dans la réception de mes textes écrits, lorsqu’elle est Ch.G. : Je fais très volontiers des entretiens avec des actrices,
négative, machinalement les gens parlent de moi au mascu- cinéastes, techniciennes de ma propre initiative. En revanche,
lin : « Il n’a rien compris ! », « Ah, ces fans de la Nouvelle Vague quand un collègue m’y pousse, je le suspecte de désintérêt
germanopratins… » (Rires) envers un « féminin essentialisé ». Quant aux films qui thé-
matisent la condition féminine ou la lutte féministe, je tente
L.C. : Il y a bien quelque chose d’organique qui se joue dans de me défaire d’un préjugé envers eux en me souvenant que
le fait de parler à la radio, surtout avec une voix « jeune ». dans le cinéma classique, par exemple, les women’s pictures,
les mélodrames des années 1940, me passionnent. C’est à se
Élisabeth Lequeret : Ma pratique à la radio est la même. Les voix demander si la distance historique m’amène à projeter une
de femmes sont de facto moins légitimes à l’oreille, c’est forme de féminisme là où on sait très bien qu’on en était
culturel. On sait bien que les hommes adorent les caricaturer, loin, que ce soit dans le fonctionnement du système des
en particulier celles qui sont haut perchées. Pour répondre studios ou dans l’intention des cinéastes. J’avoue être plus à
à la question, j’ai l’impression que le fait d’être une femme l’aise pour analyser la guerre des sexes et les enjeux du rema-
est un élément parmi mille autres assignations. La critique riage chez McCarey que de parler de ça, thématiquement,
ne s’exerce pas dans le grand ciel des idées, tu y apportes ta dans les films actuels. Est-ce qu’on ne vit pas ce tiraillement
sensibilité, ta culture, tes connaissances, ta personnalité, si tu entre le fait que la condition de spectatrice de cinéma nous
habites en province, si tu as été élevée dans une ville où il allège de ces assignations et qu’à l’inverse en tant que cri-
n’y avait pas de salle de cinéma… tique, on est sommée de dire « d’où on parle » ? Cette tension,
la tradition critique des Cahiers l’a toujours maintenue, mais,
Claire Allouche : De mon côté, je sens que quelque chose s’est à l’exception du moment Mao, avec la conviction que cette
joué dès les débuts de ma cinéphilie. À 10 ans, je regardais la « situation » ne doit pas être figée en idéologie (féministe ou
saga des Doinel en boucle sans me poser la moindre ques- antiféministe, par exemple) qui préexiste à l’expérience de
tion d’identification, j’étais plongée dans l’univers des films, la vision singulière de chaque film.
point final. À l’adolescence, j’ai été bouleversée par les films
d’Almodóvar et par Mulholland Drive, et quelques années Olivia Cooper-Hadjian : La tradition cinéphile est un peu fondée
plus tard par Je, tu, il, elle et le cinéma de Guy Gilles. Je ne sur un impensé de la question, l’idée qu’on serait des êtres
pouvais pas le formuler en ces termes à l’époque, mais je flottants, sans détermination. En tant que femmes, on vient
qu’Osage sous tutelle : son côté marmoréen l’ouvre à l’abs- nous vend un féminisme libéral dans l’air du temps… » C’est
traction, elle peut incarner aussi bien la sainteté que la loi, évidemment le cas, mais ça revenait à se draper dans une
quelque chose d’immuable, donc pas si humanisé que ça… posture ; on aurait pu écrire ce genre de texte avant qu’il
Et ce n’est pas un mal parce que si on admet que l’humanité sorte (sur la caution auteurisante Greta Gerwig, le marke-
est toujours du côté de la femme dans ces récits épiques, sa ting féministe, l’empire du mal capitaliste…). Je suis arrivée à
psychologisation est en effet réductrice. bloc en me disant que j’allais détester ce film. À l’arrivée, j’ai
été frustrée de voir que les égards donnés à d’autres super-
C.A. : Et si on quittait les contrées scorsesiennes pour nous productions « masculines » qu’on a déjà citées, et que je ne
focaliser sur des films tournés par des femmes ? À l’heure où trouve pas beaucoup moins cyniques, n’ont pas été accordés à
le féminisme est brandi comme une valeur capitalisable dans Barbie alors qu’il y avait de quoi en faire le point de départ de
le Barbie de Mattel et Gerwig, et sans diaboliser cette grosse questionnements stimulants, qu’on le trouve navrant ou pas.
production, comment se positionner en tant que critique
face aux films ? Au nom de la nécessité d’être « surprise » que O.C.-H. : C’est vrai que j’étais déçue, en lisant les critiques
j’évoquais précédemment, je me refuse à appliquer des grilles de Barbie, qu’il y ait aussi peu d’analyse, hormis quelques
de lecture réductrices. Cela dit, concrètement, comment exceptions dont le texte de Charlotte (Cahiers nº 801) qui,
laisser une conscience féministe traverser nos textes pour quoique critique, va dans le détail de sa puissance comique. Le
contribuer à faire bouger les choses depuis notre place ? film reste un objet riche, incomparablement plus intéressant
qu’une production Marvel dans le registre du blockbuster.
S.O. : Déjà, on n’a pas besoin de diaboliser Barbie, parce que Et d’un point de vue pragmatique, sociétal, sa façon de nor-
c’est déjà le diable. (Rires) Après des mois de barouf promo- maliser les idées féministes me semble tout à fait bénéfique.
tionnel, les gens les plus curieux autour de moi sont parado-
xalement devenus les plus véhéments dans leur détestation : L.C. : Ce processus programmé qui induit la réception
« film-symptôme d’un chantage à l’ironie postmoderne, qui concerne plein de films tournés sur ou par des femmes, et
je les vois venir avec une sorte d’appréhension parce que et par qui. J’appréhende toujours de devoir écrire sur un
je me sens piégée, y compris en tant que critique femme. film qui arrive avec un programme, je crains que la « cause »
Quand on m’enjoint à être dans l’identification ou la recon- fasse autorité, c’est presque de l’intimidation. Mais l’expé-
naissance d’une expérience féminine, je fuis, je vois tous ces rience du film parle plus fort que le programme. Pour Le
objets de l’extérieur. Priscilla de Sofia Coppola m’a fait le Consentement de Vanessa Filho, typiquement, j’étais certaine
même effet que Barbie : je me retrouve face à un film qui que c’était raté en le regardant. Mais je me sens responsable
thématise l’emprise amoureuse et l’incarcération, mais qui en maniant cette matière dans un quotidien d’information. Il
lui-même emprisonne. How to Have Sex est aussi pour moi est heureusement compatible de dézinguer un mauvais film
un film-traité, et même un anti-film féministe. Ce sont deux sur le viol dans les pages culture et informer sur ce même
films qui dans le fond s’assimilent à des récits d’initiation de sujet comme le font les services enquête, société, idées…
jeunes filles comme des hommes en écrivaient au xixe siècle,
dans un régime naturaliste à l’ancienne, avec une narratrice Ch.G. : À la radio, quand j’ai parlé du Consentement, l’autre
en surplomb qui enferme son personnage. critique, qui ouvrait la discussion, a commencé son analyse
en disant : « C’est un film très difficile à critiquer. » J’ai répondu
S.O. : La manipulation, dans How to Have Sex, c’est le recours que non. Je voyais bien ce qu’il voulait dire, mais je crois
à l’ellipse et au suspense, on attend presque impatiemment le que la critique ne peut pas s’exercer dans le cadre d’un
moment où l’héroïne va être violée en se demandant quand chantage au sujet.
O.C.-H. : Pour moi, il n’y a pas vraiment de raison que les actes
commis dans la vie s’articulent avec les films. Parfois, ils trans-
paraissent, mais on se situe globalement sur différents plans
de la réalité. D’où une dissonance cognitive autour de ces
films qui impliquent des personnes accusées ou condamnées.
Comme beaucoup de situations de violence dans la vie, où
c’est tellement compliqué d’en parler parce que ça chambou-
lerait tout, il est beaucoup plus simple de faire comme si on
ne savait pas. Mais dans une revue, on pourrait tout à fait ne
pas parler du Grand Chariot de Philippe Garrel, par exemple,
après avoir lu un papier de Mediapart sur son comportement
envers les actrices. On ne couvre de toute façon qu’une petite
partie des films qui sortent, et le choix ne tient pas seulement
à des critères esthétiques mais aussi à des données pratiques,
alors pourquoi ne pas prendre en compte ce critère-là ? Je
trouverais ça plutôt mieux, mais peut-être qu’on mettrait la
clef sous la porte…
lui a permis d’exister – équipe qui est possiblement elle-même j’écris ! », ne m’importe pas parce que ce n’est plus la norme
victime de ce comportement. Double peine, donc, pour elles majoritaire qui m’est donnée comme seul choix de cinéphi-
et eux. Le boycott me semble à la fois dangereux et difficile à lie possible. Pour moi, les étudiants qui sont dans un rejet très
appliquer pratiquement. D’autre part, affirmer qu’un film, de spectaculaire du patrimoine surenchérissent dans l’esprit de
par son effet ou son auteur est une menace (ou un outrage) contradiction, en réaction à ce qu’on leur a présenté comme
pour les individus est un grand classique de la censure. universellement formidable, c’est de l’affirmation identitaire.
C.A. : Les films, en effet, ne se font pas hors-sol. Quand O.C.-H. : D’une certaine façon, je trouve qu’ils ont raison. Quand
Maïwenn, et toute sa société de production, choisissent Johnny j’étais à la fac, on nous présentait comme « Histoire du cinéma »
Depp pour jouer Louis XV, la critique se doit de l’inter- un corpus de films tout de même très restreint, dominé par
roger. En ce sens, j’ai trouvé la critique de Jeanne du Barry le cinéma hollywoodien. Je peux comprendre que les jeunes
de Maïwenn par Charlotte dans les Cahiers particulièrement gens d’aujourd’hui réagissent plus fortement à la misogynie et
pertinente et inspirante. Tu évoques Johnny Depp comme à la violence qui peuplent ce corpus, et se rebellent contre la
le « porc » que Maïwenn décide d’embrasser au moment normalisation opérée par leurs aînés, qui ne cessent de leur dire
même où il est porté devant la justice (dans le film, la favorite que ce ne sont que des images et qu’il faut qu’ils les regardent.
embrasse le roi vérolé).Ton texte articule un choix de mise en Au lieu de balayer du revers de la main leur refus, on devrait
scène à un moment politique extradiégétique. peut-être se laisser questionner par leur perspective. Nous avons
peut-être de notre côté une trop grande facilité à prendre les
É.L. : Qu’en est-il d’une lecture féministe rétrospective ? Une images choquantes avec recul, par habitude. Je ne vois pas le
amie me disait que, par exemple, une fessée dans La Huitième refus de voir certains films comme un refus d’apprendre ou
Femme de Barbe Bleue chez Lubitsch actait, chez certains et de comprendre, mais comme l’expression de la soif d’autres
certaines de ses étudiants et étudiantes, le fait que Lubitsch représentations et d’autres cinéphilies, qui sont en effet pos-
était misogyne, et que donc tous ses films étaient à boycotter. sibles. Pourquoi faudrait-il absolument que l’on voie les films
Je me dis, avec un point d’interrogation, qu’il est risqué qu’une du canon ? On pourrait regarder à la place d’autres œuvres tout
revue de cinéma ou une radio participe de ce mouvement aussi valables, méconnues, ou importantes selon d’autres critères
de cancel culture. que ceux de la cinéphilie traditionnelle.
S.O. : Certains films ne m’agressent plus aussi intensément en L.C. : J’ai donné un cours il y a très peu de temps sur I Vitelloni
raison de la diversité de formes et de regards à disposition, je de Fellini à de jeunes enseignants qui ne connaissaient pas ce
suis de meilleure volonté pour chercher ce qu’ils ont d’aimable film. Le personnage de Fausto, un petit séducteur de province,
ou génial. Rejeter les moues boudeuses d’Anna Karina, cette plutôt déprécié par la mise en scène, séduit une jeune fille qui
figure féminine de Pierrot le fou à qui Belmondo dit « Silence, devient sa victime. Je l’ai qualifié de « don juan de pacotille ».
J’ai donné ce cours six fois, et à deux reprises, les questions à la É.L. : Filmer un viol comme le prélude à une histoire d’amour,
fin n’ont porté que sur ce personnage et la manière dont je le c’est la moitié de l’histoire du cinéma. Mais dans ce cas pré-
qualifiais, notamment une fois de manière assez agressive : « C’est cis, est-ce que la question « viol ou pas viol » est pertinente
scandaleux, Madame, que vous parliez de don juan de province, parce si la mise en scène en fait tout autre chose ? C’est une repré-
que d’une certaine manière vous le valorisez par cette référence, alors que sentation : une représentation datée de ce qu’une jeune fille
c’est un harceleur de rue. » J’ai eu l’impression qu’un vocabulaire bien, au xixe siècle, est censée faire si elle a du désir.
juridique venait nier le style, la forme, le contexte, tout ce qui
fait qu’un objet est culturel. Pourquoi ne pas voir la différence C.A. : J’ajouterai qu’il y a une vaste zone grise entre une scène
au cinéma entre le point de vue, le narrateur et le filmeur, le d’amour érotique avec un consentement qui explose et un
personnage et le narrateur, alors que des enseignants et étudiants viol. La question est effectivement : « Que fait le film avec
de lettres, justement, la voient bien en littérature ? ça ? », et pas de savoir si on va valider un film parce qu’il y
a une scène de viol « en tout bien tout honneur » ou pas.
Ch.G. : Harceleur de rue, il l’est : il pince les fesses des femmes
dans la rue. Reste à savoir ce que le film en fait, et si le cinéma Ch.G. : Est-ce que notre plus grande difficulté n’est pas de
doit être le lieu d’un jugement moral, ou si sa forme peut abri- devoir, à chaque fois, expliquer la complexité de ce qu’est
ter l’abjection, ou même l’ambivalence, la donner à voir. Un que le point de vue au cinéma, qui n’est pas une focalisation
exemple plus radical de féminisme rétroactif me taraude car interne ou externe, mais le plus souvent une combinaison,
plusieurs personnes qui enseignent en France et en Belgique une construction complexe, ou disons, une morale de la
me l’ont donné : dans Partie de campagne de Renoir, Henriette forme, pas une morale tout court ?
et Henri, qui viennent de se rencontrer, débarquent sur une
petite île et s’assoient sous les arbres. Il tente de l’embrasser, L.C. : Le point de vue au cinéma est une sorte de feuilleté, que
elle le repousse deux fois, il insiste, ils sont presque couchés, le concept de male gaze aplatit souvent : toutes les instances
elle relève un peu la tête et l’embrasse, selon un scénario habi- dans lesquelles réside ce qu’est la mise en scène sont écra-
tuel de la prude qui consent. Il y a alors une ellipse, puis un sées par un seul terme. Dans le documentaire Brainwashed :
regard-caméra d’Henriette, où on peut lire de la détresse ou la le sexisme au cinéma, diffusé sur Arte, Nina Menkes, une
conscience de la perte, ou tout autre chose, regard qui établit universitaire américaine, fait une conférence filmée où elle
une triangulation avec Renoir dont plusieurs critiques ont parlé. balaye toute l’histoire du cinéma mondial en 105 minutes. Il
De nombreuses étudiantes voient cette scène comme un viol, y a un côté mash-up presque debordien, complètement aber-
rendu romantique par la mise en scène. rant. Elle met des scènes les unes après les autres qui ont
l’air de se ressembler parce que l’homme est au-dessus et la L.C. : C’est un pacte, un peu comme dans l’autobiographie, il y
femme en-dessous, nonobstant l’époque, le style, où on en a quelque chose d’un collage entre un narrateur et un filmeur.
est dans le film… Par exemple, elle mélange le générique de Je pense que la scène est suffisamment forte dès le départ pour
Barbarella avec Jane Fonda nue qui se roule sur une moquette créer cette forme de pacte. En revanche, je me pose davantage
années 1970 avec la scène d’ouverture d’Eyes Wide Shut, quand la question, concernant Kechiche, de ce qu’on a entendu
Nicole Kidman enlève sa petite robe noire et qu’elle est entiè- de la manière dont se passent les tournages : c’est un bon
rement nue en-dessous, pour illustrer la supposée gratuité de exemple pour voir à quel point on peut pister dans la forme
scènes de nus féminins dans le cinéma. d’un film les conditions d’un tournage et leur dimension
« problématique ». L’ivresse, l’investissement du corps, à des
S.O. : Est-ce que Rebecca Zlotowski qui filme Zahia dans Une endroits sexuels ou pas puisque les scènes de danse sont aussi
fille facile, c’est du female gaze ou un pastiche du male gaze ? des scènes d’asservissement et d’épuisement, ça fait partie de
Même question quand elle filme les fesses de Roschdy Zem l’esthétique du film et du plaisir qu’on y prend.
dans Les Enfants des autres. Le cinéma d’Abdellatif Kechiche
est intéressant parce que le male gaze peut nous y être rendu S.O. : Moi, ça m’abîme le film. Tout comme le personnage de
touchant si on veut bien voir que c’est le point de vue d’un Sofiane Bennacer dans Les Amandiers : savoir qu’il jouait une
jeune Arabe puceau sur des fesses de femmes… Si Romain version ténébreuse, torturée, de celui qu’il était peut-être en-
Gavras fait le même film, ce n’est pas la même chose qui dehors. On en revient presque à l’idée qu’on aimerait bien ne
m’est racontée. pas le savoir mais que le savoir est une responsabilité.
Ch.G. : Précisons que tu parles de Mektoub, My Love, où, au C.A. : Pour l’instant, nous avons surtout parlé de male gaze, de
début, un garçon voit par une fenêtre son cousin et une amie critique et d’autocensure. Est-ce symptomatique de notre
d’enfance en train de faire l’amour. Le regard « masculin » est chantier critique du moment ? N’y a-t-il pas des films qui
celui de ce personnage littéralement brûlé par cette vision plus nous ont déplacées de manière constructive par rapport à un
qu’érotique, pornographique. Par une fenêtre, tout lui vient « feminist gaze 1 » ?
d’un coup, et il passe le reste du film à remonter la pente de
cette image, il veut devenir photographe, prendre en photo Ch.G. : Plein, dernièrement : Énorme, Anatomie d’une chute, L’Été
la fille… dernier, Blackbird, Blackberry…
O.C.-H. : Le problème, c’est que le film ne reste pas collé à ce O.C.-H. : On en est encore à l’étape où il est important de
point de vue ; et quand il rentre dans la chambre alors qu’elle créer des personnages féminins aussi complexes que ceux des
se change et que le garçon est en bas, c’est là que je trouve ça hommes. Ce sont d’excellents films par ailleurs, mais s’ils me
too much. Pourquoi le cinéaste m’impose-t-il de participer à font plaisir en tant que féministe, c’est parce que des person-
cet acte un peu pervers ? nages féminins d’une telle étoffe restent rares. L’inversion des
rôles à l’œuvre dans L’Été dernier (une femme commettant un
Ch.G. : Justement parce que le cinéma, ce n’est pas seulement inceste sur son beau-fils) ou Anatomie d’une chute (une femme
le point de vue subjectif, c’est son principe de cruauté, d’œil artiste accusée d’avoir tué son mari) révèle par contraste une
mécanique comme de démultiplication de la subjectivité. sorte de retard, de manque à gagner des représentations.
Ch.G. : Dans ces deux films, la protagoniste est tout sauf sacri- pas complaisante car on n’est pas du tout censés jouir de
ficielle ou superhéroïque. cette violence, à l’inverse de ce qu’on peut trouver chez des
cinéastes comme Tarantino, par exemple. J’y vois quelque
S.O. : Vous ne désirez que moi de Claire Simon, que j’ai beau- chose se passer que je n’ai jamais vu. Mazuy arrive à figurer
coup aimé, fait le récit de violences conjugales de la part de la violence d’une façon qui restitue sa véritable horreur. Le
Marguerite Duras, qui vampirise son jeune amant. Et ce que film met les mains dans le cambouis : la durée a une portée
je trouve le plus intéressant, c’est que le personnage d’Em- critique, elle permet de voir que le meurtre n’est pas aussi
manuelle Devos, la journaliste qui interviewe Yann Andréa, « excitant » que dans les représentations traditionnelles.
rentre chez elle auprès de son compagnon endormi, et que
le film nous invite à l’imaginer un peu jalouse de cette pas- É.L. : Notre cinéphilie s’est quand même construite sur des
sion aussi asservissante soit-elle. Je m’étais un peu débarrassée objets qui nous méprisaient, au mieux, et nous haïssaient, au
de cette idée inconfortable à la fin de mon article, mais ma pire. Je le dis de manière brutale, mais c’est quand même un
relectrice m’a dit que ça aurait dû être le cœur du texte. Ce peu ça. Mon cinéaste de chevet, c’est John Ford. Quand je
sont de petits exemples où je me débine un peu parce que je revois le passage de L’Homme tranquille que vous connaissez
me dis que j’ai peut-être halluciné… toutes (John Wayne traîne Maureen O’Hara par les cheveux
sur trois miles), je me dis que ce n’est pas rien que notre
Ch.G. : Bowling Saturne de Patricia Mazuy a aussi beaucoup cinéphilie se soit développée avec ça. Il est normal qu’il y
polarisé, et ce sont peut-être ces films complexes qui sont ait aujourd’hui un effet de rattrapage et même une forme de
les plus passionnants. J’ai vu ce film sur un tueur en série de « MeTooxploitation », un tsunami de films féministes à sujet qui
jeunes femmes dans une salle où il n’y avait que des exploi- surfent sur la vague. Je pense que c’est un moment indispen-
tants. À la cinéaste qui était présente, plusieurs se sont dit sable. En tout cas inévitable.
choqués et ont refusé de le mettre à l’affiche de leur cinéma.
Ch.G. : L’Événement d’Audrey Diwan, par exemple, d’après
C.A. : J’aimerais revoir la séquence du premier meurtre de Annie Ernaux, sur une jeune fille qui avorte clandestine-
Bowling Saturne en sortant du « coup de l’émotion » (sans ment dans les années 1960, simplifie la question du point de
mauvais jeu de mots). Lorsque j’ai vu le film en salle, ce vue en un parti pris de mise en scène : l’immersion. C’est
moment a été insoutenable, je l’ai trouvé complaisant en un problème pour moi, l’idée que le cinéma le plus intense
raison de sa durée et de la violence des coups portés. Je me serait immersif, et que l’expérience serait mieux rendue par
suis demandé ce qui amenait une femme à vouloir filmer ça un dispositif de subjectivation simple.
comme ça. J’ai été rattrapée par un ordre moral malgré moi
tant j’étais atteinte physiquement. Pourquoi Mazuy, qui a L.C. : Idem pour les films qui miment l’emprise, comme Blonde
réalisé des films aussi étonnants que Peaux de vaches ou Saint- d’Andrew Dominik, sur Marilyn Monroe.
Cyr compose-t-elle soudain des personnages féminins qui
sont soit morts soit cruches ? Ch.G. : En un sens, L’Été dernier et Anatomie d’une chute prennent
le contrepied d’un tel choix. Ils travaillent la diffraction du
O.C.-H. : Pour moi, à l’inverse, cette scène déconstruit la point de vue, et le biais (dans les deux sens : l’oblique et
manière dont on représente le féminicide. Je ne la trouve le biaisé).
© QUAT’SOUS FILMS
L.C. : L’Été dernier est presque plus un film sur la vie bour- mettre ça comme une perle dans une huître plutôt que de
geoise que sur la conjugalité. Je le trouve émancipateur, mais dérouler un sujet, de thématiser la violence domestique.
je ne sais pas si c’est à l’endroit de ma féminité ou de mon
féminisme, ou à un autre. Je trouve une grande liberté dans S.O. : Pour la scène de la dispute, Triet dit avoir pensé à
la construction de tous les personnages, et il est rare qu’une celle de Marriage Story de Noah Baumbach, qu’elle trou-
fiction parvienne à ne tenir aucun discours. Les scènes de vait géniale mais inéquitable vis-à-vis du personnage de
sexe, d’une rare justesse et d’une grande sensualité, m’ont Scarlett Johansson. Elle voulait un beau combat plus équi-
marquée très profondément. Depuis des centaines d’années, libré, et c’est drôle, parce que toutes les personnes avec
les fictions y compris féminines racontent que les femmes qui j’ai parlé trouvent que, dans Anatomie d’une chute, c’est
perdues le sont définitivement. Là, le film monte en apogée, Sandra Hüller qui gagne. Sur la représentation du couple,
puis il redescend, mais le personnage de la femme coupable l’autre grand film de l’année pour moi est Voyages en Italie
ne chute pas. de Sophie Letourneur.
É.L. : Parce que les femmes sont toujours punies au cinéma. C.A. : Dans ces deux films tournés par des femmes, ce qui
Dans Tàr, la chute de la cheffe d’orchestre star jouée par Cate est intéressant est qu’ils travaillent la mise en récit, la ten-
Blanchett est spectaculaire, elle a commis des abus, et elle sion entre les points de vue, plus que le portrait de couple.
finit anéantie. Le narcissisme des femmes est toujours puni. Parmi les films sortis en 2023 qui m’ont surprise par leur
inventivité et authenticité vis-à-vis d’une pensée féministe,
Ch.G. : Dans Anatomie d’une chute, une scène de dispute enre- j’aimerais revenir sur Trenque Lauquen de Laura Citarella.
gistrée par le mari est retrouvée dans son ordinateur à sa Laura, la protagoniste, exhume l’histoire de figures féminines
mort et produite par l’accusation au procès de sa femme. On étonnantes dans une radio locale. En réalité, c’est la structure
comprend que Triet ait hésité à la montrer puisque c’est une même du film qui est construite par différents récits d’éman-
scène que personne ne pouvait vraiment voir. Elle nous a dit cipation féminine, sans qu’il s’agisse d’une utopie sororale,
en entretien que cette séquence est celle qui a suscité le plus avec la conscience qu’une subjectivité libérée est l’affaire de
d’allers-retours contradictoires entre elle et son coscénariste plusieurs générations qui ont œuvré avant nous. C’est parce
et compagnon, Arthur Harari. J’ai eu l’impression que se qu’elle enquête sur ces vies-là que Laura finit par construire
jouait ici quelque chose de la guerre des sexes qu’on voit sa liberté et même par échapper au film. Trenque Lauquen
dans les films classiques de comédie du remariage. L’inversion s’ouvre sur le point de vue de deux hommes sur Laura, puis
dont parlait Olivia (c’est elle qui a du succès et lui qui est renverse l’idée commune de la disparition. Cette femme
confronté à la nécessité de s’occuper des enfants), qui est très qui s’est évaporée est en train d’écrire son destin ailleurs,
actuelle, prend un sens nouveau quand on la glisse à l’inté- selon une forme qui nous échappe, qui n’appartient qu’à
rieur d’un procès pour meurtre : dans l’institution du couple, elle. La manière dont ce hors-champ initial revient dans le
même si chacun est de bonne volonté, même si on inverse champ est absolument vertigineuse. J’ajouterai que je suis
les rôles, il y a mort d’homme. Je trouve très intelligent de dépitée qu’on envisage encore qu’un film féministe soit un
film qui dépeigne un personnage de « femme forte », souvent avec ce geste-là. Cela dit, ceci ne représente qu’un pan d’un
selon des fantasmes masculins. Et le protagonisme collectif ? féminisme cinématographique. En 2024, on ne peut pas
Dans sa manière de construire l’écoute et la confiance, le essentialiser la femme à une réalité biologique, et parler de
documentaire Relaxe d’Audrey Ginestet m’a semblé remar- male et female gaze tient de la binarité stérile. Il est plus que
quablement organique. temps d’embrasser une perspective transféministe et inter-
sectionnelle, tout en réfléchissant à la manière de procéder
Ch.G. : Il me semble que la forme documentaire, si elle permet pour ne pas tomber dans une posture morale ou un effet
ce collectif féminin (comme dans Entre nos mains de Mariana programmatique à l’heure d’écrire. Qu’est-ce qui se trame
Otero, il y a quelques années), peut aussi corroder la repré- de véritablement contemporain, comme vies et comme pen-
sentation du couple. Dans Énorme de Sophie Letourneur, sée ? Comment le cinéma y répond-il ?
il n’y a pas seulement inversion des rôles genrés (monsieur
veut l’enfant, madame veut continuer à travailler, créer). Les L.C. : Le récent Orlando de Paul B. Preciado, diffusé sur Arte et
consultations dans un service d’obstétrique sont toutes fil- qui sortira en salles le 5 juin, traite de cette hybridité en fai-
mées avec le vrai personnel hospitalier et sans les acteurs, sant parler des personnes trans, et en mêlant documentaire et
donc le faux raccord dérange, il y a un « accouplement » fiction. Mais il clignote tellement d’intentions qu’il s’assume
documentaire/fiction perturbant. Dans ce que tu dis, j’ai comme un traité, à la manière des contes philosophiques
l’impression que le documentaire serait en soi une forme voltairiens, encyclopédiques. Il ne me semble pas ouvrir à
porteuse de féminisme. D’autre part, la représentation de la un trans-cinéma qui dépasserait la question du genre ou de
sexualité féminine ou du sexe imposé à des femmes se trouve la sexualité, mais il en fait la pédagogie.
comme contrebalancée par ces films « gynécologiques ». Il y
en a beaucoup de récents sur ce thème : Énorme, Sages-femmes, C.A. : Je l’ai vu autrement. C’est sans doute un film-manifeste,
Notre corps, Le Ravissement… avec ses fragilités. Néanmoins, je n’en finis pas de le trouver
puissant. Dans la lignée des appunti pasoliniens, il exhume
C.A. : D’ailleurs, l’un des films les plus misogynes de ces der- des récits de vie tus tout en portant la promesse de films
nières années, L’Origine du monde de Laurent Lafitte, tourne futurs. Il a la conscience d’être bientôt dépassé, avec une foi
autour de la peur du personnage masculin de regarder le inébranlable dans le cinéma qui adviendra.
sexe de sa mère en face. Montrer cette réalité anatomique,
sans peur de son propre sexe, a été la base du cinéma mili- 1
L’expression est employée par Émilie Notéris dans « Pour un regard féministe »
tant. Pensons à Y’a qu’à pas baiser de Carole Roussopoulos (revue en ligne Débordements, 20 février 2020) et donne son titre au livre
ou Regarde, elle a les yeux grands ouverts du MLAC et de Yann d’Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, éditions
Le Masson. En proposant la rencontre entre une caméra divergences, 2023.
respectueuse et un miroir face au sexe d’une femme, des
courts métrages comme Mat et les gravitantes de Pauline Table ronde organisée à Paris, le 8 janvier.
Penichou et Le Passage du col de Marie Bottois renouent Remerciements à Circé Faure.
L
e fait est connu : la cinéphilie se fonde, historiquement, À ma première vague tentative d’écrire du point de vue de la sensibilité,
sur des discours et des pratiques essentiellement mascu- paf ! C’était comme une paire de baffes. » Un déséquilibre structurel
lins. Première rédactrice intégrée à l’équipe des Cahiers perdure dans les sommaires : les textes de ou sur des femmes
du cinéma, Sylvie Pierre rappelle qu’en matière de construc- fondent rarement l’événement éditorial d’un numéro, consti-
tion de goût et d’élaboration de concepts filmiques les « filles » tuant plutôt des pièces complémentaires, moins volumineuses.
manquaient à l’appel : « J’adorais le cinéma, mais j’avais un goût À ce jour, la présence des rédactrices au sein du « Cahier cri-
moyen, pas formé. Ma conscience cinéphile s’est faite auprès des gars tique » reste moindre (pour des raisons en partie discutées dans
des Cahiers. Pour moi, la politique des auteurs représentait une avan- la table ronde, page 14). Et certains objets, dont le cinéma de
cée de l’histoire de l’art comparable à l’invention de la modernité par genre ou des auteurs canoniques des années 1970 (tels Coppola
Baudelaire. Cette sorte de cinéphilie conceptuelle n’existait pas chez et Scorsese), demeurent peu abordés par leurs plumes.
les filles, qui n’avaient pas l’habitude séculaire de se positionner en Inversement, la femme fantasmée est un page turner pour la
maîtres à penser. » De fait, dans l’histoire de la presse cinéphile, cinéphilie traditionnelle, un objet iconographique et discursif
il faut en tourner des pages pour trouver de l’agentivité fémi- de prédilection, comme le cristallise le numéro de janvier 1954
nine – des femmes non plus vues ou décrites, mais voyantes et (nº 30) sur « La femme et le cinéma ». La femme au féminin sin-
pensantes. Pour les amateurs de statistiques : aux Cahiers, moins gulier, invariablement prise dans les rets du désir ou de l’amour,
de trente couvertures sur plus de 800 mettent en avant une est morcelée en fragments anatomiques fétichisés ou essen-
réalisatrice ; seules trois figurent en première place du top 10 tialisée en un mystère totalisant. Nicole Vedrès raille l’aporie
de la rédaction (phénomène récent, avec Maren Ade en 2016, conceptuelle du numéro : « Mais, sans plaisanterie, qu’auriez-vous
Kelly Reichardt en 2021 et Laura Citarella en 2023). Dans fait, Bazin, si la situation s’était trouvée inversée, si c’était moi qui
le comité de rédaction, la parité n’a été atteinte qu’en 2020, vous avais dit : “Nous faisons un numéro, pourriez-vous nous don-
et son « Conseil des dix » (outil prescripteur) n’a jamais inclus ner un article sur l’Homme ?...” Auriez-vous su par où commencer ?
plus de quatre femmes. N’auriez-vous pas pensé qu’il y avait là matière à cent articles, mais
Au début de la revue, les rares autrices prennent soin de non pas à cinquante lignes ? En désespoir de cause, ne m’auriez-vous
légitimer leurs écrits. À l’instar des contributions de Lotte Eisner pas répondu […] par une petite lettre que le sujet n’était pas “trai-
dans les années 1950, elles mettent en avant l’analyse historienne table” ? » Il n’est pas simple de tourner la page des impensés
ou la connaissance pointue d’une aire géographique (voir la misogynes. On les repère aussi dans les publicités, qui alimentent
lettre de mise au point de la poétesse et essayiste uruguayenne la production culturelle du genre. Coïncidence malheureuse :
Giselda Zani, nº 3, 1953). Elles s’octroient plus de libertés l’édito du nº 651 (2009) sur la belle maturité de réalisateurs
lorsqu’elles s’expriment non en critiques mais en témoins, à septuagénaires (de Coppola à Resnais) laisse place à une double
la manière de l’inventif dialogue de Musidora (nº 160, 1964) page pour une crème anti-âge pour les femmes qui vante « une
sur Feuillade. peau si ferme et éclatante que les hommes en sont fous ». À croire
Si les plumes masculines osent un spectre varié d’écrits, du que la lectrice des Cahiers serait un être moins conceptuel que
coup d’éclat conceptuel à l’effusion lyrique, Sylvie Pierre confie consumériste, soumis au jeu des apparences.
avoir surjoué l’esprit de sérieux afin d’ôter tout soupçon de Repérer cette asymétrie de traitement en matière de genres –
sensiblerie. Sa première critique opte pour une mécanique tributaire d’inégalités de fond qui ont structuré l’industrie ciné-
argumentative froide et huilée, par ailleurs bien adaptée à son matographique – ne doit pas aboutir à minimiser rétrospec-
objet (« L’Ordre et l’Ordinateur », sur Les Sans-Espoir de Miklós tivement la voix et le regard de celles qui ont su y émerger.
Jancsó, nº 187, 1967). L’astreinte à ce rigorisme laisse un souvenir Jusqu’aux années 1980, les réalisatrices en activité sont rares mais
amer : « Mon deuxième papier, ils l’ont refusé. C’était sur Le Vieil trouvent un réel écho auprès de la rédaction. L’art de la mise
Homme et l’Enfant de Claude Berri, trop sentimental à leur goût. en scène d’Agnès Varda, Marguerite Duras, Chantal Akerman,
Jane Campion
1 Quand j’ai commencé à étudier à l’Australian Film
and Television School, à 27 ans, filles et garçons me
semblaient avoir des chances égales, et les effectifs
premières épreuves, je n’ai d’ailleurs eu que des
expériences positives, d’une manière générale les équipes
aiment participer à mes tournages, et j’en suis heureuse.
une femme, et j’ai vécu des moments où ils étaient pour aller voir un film de femme… et les femmes
activement perturbateurs, tout comme certains non plus. C’était une époque de solitude, dure, où il
techniciens. Mon chef-op sur Two Friends (1986) se était difficile d’avancer. Il y a eu des moments d’espoir,
comportait de manière déstabilisante et cruelle ; une fois, voire de triomphe, comme en 2009, lorsque Kathryn
je me suis retournée et toute l’équipe caméra faisait Bigelow a réalisé l’étonnant Démineurs, pas seulement
semblant d’être moi, mais au lieu de regarder à un film de guerre, mais le meilleur sur la guerre
l’œilleton comme je le faisais, ils collaient leur œil à un en Irak. Elle a été la première femme à remporter
rouleau de papier-toilette. Si ce n’est pas un manque de l’Oscar de la meilleure réalisation, et le film a obtenu
respect… Heureusement, j’étais protégée par ma celui du meilleur film au nez et à la barbe d’Avatar.
productrice, Jan Chapman, beaucoup plus rompue que C’est à cette époque que j’ai tenté de passer du
moi à la diplomatie à l’ancienne, qui consiste à brosser cinéma à la télévision et que j’ai développé et filmé
les égos masculins dans le sens du poil – je me souviens une série, Top of the Lake. L’expérimentation était
que je râlais à l’époque : était-ce bien nécessaire ? désormais encouragée à la télévision. Les téléspectateurs
Réaliser, c’est un métier exigeant, donc pas question de devenaient plus curieux et appréciaient davantage
tolérer le moindre sexisme sur mon plateau. Après ces la diversité. J’étais prête à me lancer dans une série
CAHIERS DU CINÉMA 28 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES
féminine. Elle était centrée sur un campement dans une Palme d’or pour Titane de Julia Durcournau,
la nature, habité principalement par des femmes un Lion d’Or pour L’Événement d’Audrey Diwan…
ménopausées en quête de liberté spirituelle, mais De mon côté, j’ai remporté le Prix de la meilleure
toujours avides d’amour. La série a trouvé son public, réalisation à Venise et aux Oscars, ainsi que le Prix de
a été projetée en intégralité à Sundance, et a obtenu la meilleure réalisation et du meilleur film aux Bafta et
de nombreuses nominations aux Emmy Awards et aux aux Golden Globes avec The Power of the Dog. L’année
Golden Globes. dernière, Justine Triet a remporté la Palme d’or avec
Mais le bouleversement dans l’industrie est arrivé Anatomie d’une chute. Cette année, Greta Gerwig a
quelques années plus tard : les prémices de #MeToo ont coécrit et réalisé Barbie, la première superproduction
commencé en octobre 2017, d’abord avec Bill O’Reilly mondiale réalisée par une femme et traitant d’un sujet
et Roger Ailes, auteurs comme Harvey Weinstein d’abus féminin. Il ne s’agit pas d’un film Marvel, mais d’une
sexuels en série. Les raisons de leur licenciement étaient exploration drôle et inventive du sexisme à travers
financières. Les annonceurs dont la cible est féminine l’univers de Barbie et Ken.
s’étaient plaints et lâchaient Fox News. Le vent a tourné, Ce petit récit traduit mon sentiment, ma perception
ce qui a permis la publication d’articles sur Harvey de la situation des femmes au cours de ma carrière – il
Weinstein dans le New York Times et le New Yorker, qui est forcément subjectif, mais je ne vois pas comment
ont abouti à sa condamnation. Les femmes étaient raconter les choses autrement que telles que je les ai
enfin reconnues comme puissantes et importantes sur vécues. J’ai vraiment l’impression que le mur de Berlin
le marché. Elles gagnaient de plus en plus d’argent. est tombé et que les femmes ne cessent de prouver
J’ai remarqué que les séries écrites ou produites par qu’elles sont douées, plus que capables de rivaliser
des femmes, Big Little Lies (2017), produite par Nicole avec les hommes et de s’imposer au plus haut niveau.
Kidman et Reese Witherspoon, Transparent (2014), Il n’y a pas si longtemps, on a prétendu qu’il fallait
écrite et réalisée par Joey Soloway, et La Servante écarlate créer un prix pour le meilleur film féminin. Je m’y suis
(2017), ne séduisaient pas seulement le public, mais farouchement opposée. Les femmes sont absolument
dominaient également les remises de prix. égales aux hommes en tant qu’artistes et créatrices.
Au cinéma, les réalisatrices commencent également Les discriminations de genre ont suscité beaucoup de
à s’imposer : les Oscars de la meilleure réalisation et souffrance et, bien qu’elles persistent, elles ne sont plus
du meilleur film pour Nomadland de Chloe Zhao, aussi enracinées. Thank f…ing God ! ■
© 2021 NETFLIX, INC.
Rebecca Zlotowski
1écrit,Tout ce qui détermine notre identité, au sens
large, modèle le point de vue à partir duquel on
on regarde, on filme. Donc mon genre, mais
4 Je ne crois pas que ce soit chez moi un
objectif, une ambition qui se résumerait
à une feuille de route politique. La volonté
ni plus ni moins que ma classe sociale, mon âge, de déconstruire fabrique d’autres standards. Je
mon héritage familial ou politique, mon orientation parlerais plutôt de regard loyal : il me tient à cœur
sexuelle – j’allais dire ma libido au sens large. Bref, de regarder loyalement autant le masculin que le
tout ce qui fait culture en moi. On lutte toujours féminin, le groupe, la nature d’une émotion… Les
un peu contre l’idée d’un déterminisme total : sortir moyens pour y parvenir sont de tous ordres, de
de soi, penser contre soi, ou pour prendre un pur l’écriture au casting (quel corps pour représenter
terme de cinéma, se projeter sur d’autres me semble quel récit, comment contrecarrer sa pente la
un objectif de cinéaste digne d’être poursuivi. plus facile à toute étape, comment éviter toute
autocensure, etc.), c’est donc le travail lui-même
© DULAC DISTRIB.
Notre corps de Claire Simon (2023).
LE FEMALE GAZE
N’EXISTE PAS
par Erika Balsom
C
e n’est pas pour rien que Midge porte des lunettes.
Le personnage interprété par Barbara Bel Geddes dans
Vertigo (1958) est une femme qui en sait trop, et qui
se trouve pour cette raison condamnée à ne jamais pouvoir
devenir l’objet du désir de Scottie, le héros. Ce rôle revient
au personnage de Madeleine, un sphinx en tailleur gris campé
par Kim Novak. Dans le cinéma hollywoodien classique, les
hommes – pour le dire avec Marilyn Monroe dans Comment
épouser un millionnaire (1953) – « ne s’intéressent pas aux femmes
à lunettes » : un constat qui tient moins à de quelconques effets
négatifs des lunettes sur l’apparence physique qu’aux traits
de personnalité qu’elles dénotent. La femme à lunettes est
curieuse et désexualisée. À mesure qu’elle s’écarte de son sta-
tut d’objet érotique, elle devient un sujet actif du voir et du
savoir. Des lunettes sont le signe d’une femme qui empiète,
aussi timidement que ce soit, sur le terrain des hommes.
Mais la pauvre Midge, aux élans si maternels, est résolue à
conquérir l’attention de Scottie. Pour ce faire, elle peint un
autoportrait dans lequel elle apparaît vêtue en Carlotta Valdes,
une ancêtre de Madeleine qui mit autrefois fin à ses jours. Peu
importe combien de fois je vois Vertigo : je suis toujours sidérée
par la première apparition du tableau. La toile en question est
une copie de l’œuvre devant laquelle Madeleine reste assise,
hypnotisée, sous le regard d’un Scottie qui l’observe en retrait,
saisi par sa beauté glaciale et sa ressemblance avec la morte. Sauf
que la copie a mal tourné : la tête semble déconnectée du corps,
et les lèvres se tordent en un étrange rictus. Pourtant, le pire
reste encore la paire de lunettes dont Midge est affublée et qui
jure si crûment avec sa robe xixe siècle.
L’image consacrée de la femme qui, déchaussant ses lunettes,
dévoile d’un geste sa beauté est aussi familière que désespérante –
l’exemple classique nous étant offert par Dorothy Malone en
commise de librairie dans Le Grand Sommeil (1946). Le sous-
texte est le suivant : abandonnez tout regard actif, renoncez à
votre désir de connaissance, et vous obtiendrez l’approbation Hitchcock. Si la force de sa charge repose sur une générali-
des hommes. Dans un geste aussi provocateur qu’anachronique, sation stratégique, le système se fissure et achoppe de toutes
les lunettes, dans l’autoportrait de Midge, restent vissées sur son parts. Vertigo apparaît ici comme une parfaite illustration de
nez, enserrant un regard braqué sur l’observateur du tableau. Le la thèse de Mulvey. Mais alors que dire de Midge, elle qui fait
tableau est-il une blague ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’il dérailler l’opposition binaire entre l’actif/masculin et le passif/
constitue de la part de Midge une tentative pour amener Scottie féminin ? Quand sa contestation du régime scopique patriarcal
à la voir telle qu’il voit Madeleine, au prisme du désir. Cette toile tourne court, elle se sent blessée et rejetée : mais cela n’enlève
déroutante témoigne des vains efforts de Midge pour être à la rien à son geste. Comme l’écrit Mary Ann Doane : « La culture
fois sujet et objet du regard. Lorsque, à la vue du tableau, Scottie occidentale possède une conception très précise de la femme et de ce
prend ses jambes à son cou, Midge entreprend de défigurer que c’est qu’une femme qui regarde. Le verbe to look, appliqué à
son œuvre. « Idiote, idiote ! », s’emporte-t-elle. Sa tentative pour la femme, est généralement employé de manière intransitive (she
reconfigurer le champ du regard a fait long feu. Dans l’esprit du looks beautiful) ‒ généralement, mais pas toujours. » Depuis des
classicisme hollywoodien, il ne peut en être autrement. décennies, la critique de cinéma féministe s’est emparée de ces
Vertigo est, entre autres choses, un film dans lequel la circula- exceptions à la règle, ces « pas toujours » durables ou ponctu-
tion des regards se fait circulation des genres, du pouvoir et du els. Des premiers temps du cinéma aux mélos tire-larmes des
plaisir. Autant dire qu’il s’agit d’un film sur le cinéma lui-même : années 1940, en passant par l’avant-garde féministe, le Tercer
un film qui donne à voir les circuits genrés du regard, tels que Cine et jusqu’aux films hollywoodiens, le septième art déborde
Laura Mulvey les décrit dans «Visual Pleasure and Narrative d’autres manières de voir. Si le système décrit par Mulvey est
Cinema » [« Plaisir visuel et cinéma narratif »], paru en 1975. celui du « regard masculin », faut-il en conclure que toutes ces
« Dans un monde construit sur l’inégalité sexuelle, écrit-elle, le aberrations dessinent un « regard féminin » ?
plaisir de regarder a été divisé entre l’actif/masculin et le passif/ De fait, cette notion a beaucoup circulé ces derniers temps,
féminin. Le regard déterminant du masculin projette ses fantasmes souvent mobilisée en lien avec les problèmes de représen-
sur la figure féminine, la modelant en conséquence 1.» Pourtant, et tation, historiques et contemporains, auxquels sont con-
Mulvey le savait bien, il n’en va pas toujours ainsi – même chez frontées les femmes de part et d’autre de la caméra. Pourtant,
© UNIVERSAL
sa signification reste floue. Alors que le female gaze a longtemps cas limite.Vraiment ? Ce qui saute aux yeux, avec de pareils
renvoyé au regard de la spectatrice, deux autres usages ont résultats, c’est l’insuffisance des questions. Lorsqu’un concept
récemment pris le dessus. Dans l’ouvrage d’Alicia Malone conçu pour promouvoir une approche féministe englobante
The Female Gaze: Essential Movies Made by Women, paru en du cinéma conduit à exclure certaines des contributions les
2018, l’expression est employée pour renvoyer à des œuvres plus marquantes à cette même tradition, tout en soumettant
réalisées par des femmes. Dans Le Monde, une tribune sur des œuvres complexes à des analyses réductrices, il n’est pas
Barbie (2023) déclare de même que « jamais le female gaze ne adéquat. Les films sont des objets souvent contradictoires d’un
s’est imposé à des centaines de millions de spectateurs et de spectatrices point de vue idéologique, mais cette contradiction peut être
avec autant de force, ni en autant de nuances de rose », et définit fascinante et novatrice. La critique doit rester à l’écoute de
le terme comme « ce regard de femme posé sur le monde à travers ces contradictions et de ces ambiguïtés internes, plutôt que de
l’œilleton de la caméra 2 ». Le deuxième usage, quant à lui, ren- chercher à les atténuer – ce pourquoi la recherche puritaine
voie aux propriétés narratives et formelles en vertu desquelles d’images positives et de certitudes morales est une impasse. Lors
un film est intrinsèquement féminin, quel qu’en soit l’auteur. d’une conférence donnée en 2016, tout en proposant différentes
L’ouvrage d’Iris Brey Le Regard féminin : une révolution à l’écran définitions du female gaze, Joey Soloway – scénariste de la série
(2020) marque la première tentative d’envergure pour définir Transparent – semblait reconnaître que traduire le concept en
le female gaze en ces termes, et établit six critères d’évaluation. des critères stricts serait s’exposer à bien des dangers, et finit par
Les films ainsi caractérisés, selon Brey, refusent le voyeurisme noyer ses propositions plus sérieuses sous une blague : « Le female
et l’objectification, et donnent à voir l’expérience des femmes gaze, c’est la matière verte qu’on trouve dans la cervelle de homard.»
de manière à mettre en avant leur statut de sujet – et non Les discussions autour du regard féminin mettent souvent
d’objet du désir. l’accent sur des attributs tels que la proximité, l’empathie, la
Alors, quel est le problème ? Tout d’abord, l’idée que les tactilité et le refus de l’objectification, des qualités douces et
réalisatrices possèdent un « regard féminin » est aussi mal avisée féminines qui font en réalité écho aux conceptions patriarcales
que celle selon laquelle tous les films réalisés par des hommes de la femme. Aussi accepter ces idées revient-il à souscrire à
sont caractérisés par le « regard masculin », et renvoie à l’idée certains stéréotypes douteux sur la sexualité féminine – des
essentialiste selon laquelle le genre d’un réalisateur offre l’assu- stéréotypes qui mériteraient plutôt d’être contestés, comme de
rance d’une certaine manière de voir. C’est d’ailleurs la raison nombreuses réalisatrices s’y sont attelées. Prenez, par exemple,
pour laquelle le female gaze, chez Brey, apparaît comme une le film de Bette Gordon, Variety (1983), qualifié de « Vertigo
propriété des films mêmes. L’autrice n’en adopte pas moins féministe ». Quand Christine, une gentille fille du Midwest,
une approche franchement prescriptive, écumant les époques se fait embaucher comme ouvreuse dans un cinéma porno,
et les styles pour déterminer quels réalisateurs passent son test. elle développe une fascination pour les films qui l’entourent et
Claire Denis et Stella Dallas (1937) ? Raté. Céline Sciamma commence à fréquenter les peep shows du quartier. Pourtant, son
et Wonder Woman (2017) ? Ça passe. Catherine Breillat ? Un voyeurisme naissant ne se limite pas aux films pornographiques :
le désir éveillé en elle par le cinéma déborde bientôt dans tous toujours parcouru d’asymétries dynamiques. Les femmes aussi
les aspects de sa vie. Là où son petit ami Mark, un journal- aiment regarder : spectateurs et spectatrices de cinéma, nous
iste, lui apparaît aussi prude qu’insipide, Louie, un spectateur sommes tous des voyeurs collés au trou de la serrure, observant
probablement en lien avec le crime organisé, attise sa curiosité. un univers privé qui exclut notre existence.
Sous son impulsion surgit une intrigue à la trame lâche, qui La notion de male gaze, cette norme dominante décrite par
fait de la pornographie le point de départ d’une exploration de Mulvey, avait pour but de dénaturaliser et de contester des con-
l’agentivité féminine et des possibilités qui s’offrent à elle dans ventions largement répandues au sein d’un mode de production
le monde des hommes. lui aussi dominant. Se contenter de renverser sa thèse en préten-
Chez Gordon, le naturalisme d’un tournage en décors dant y trouver une piste pour le cinéma féministe, c’est rester
naturels côtoie le comble de l’artifice – ce dont les monologues pris dans un piège binaire dont les femmes ne sortiront jamais
crus du film, livrés avec une intensité toute brechtienne, offrent gagnantes. Revenant sur les années 1970, Mulvey déclarait
le témoignage le plus saisissant. La trajectoire de Christine récemment : « Je ne crois pas qu’il ait existé, même à l’époque, de
apporte un démenti à la charge de Mulvey contre le plaisir “langage cinématographique féministe” à proprement parler. » Il est
visuel, ainsi qu’un contrepied aux féministes telles que Robin remarquable que ni Mulvey ni aucune des autres intellectuelles
Morgan qui, en 1979, manifesta à Times Square aux côtés de dans son sillage n’aient cherché à définir un regard féminin.
Women Against Pornography, et qui affirmait : « La pornographie, Alors pourquoi ne pas renoncer à cette idée paresseuse et fau-
c’est la théorie ; le viol, la pratique. » Le film, en mettant l’accent tive, et continuer à en appeler à un autre regard, comme le veut
sur le voyeurisme et l’objectification, rompt tout à fait avec le la revue de cinéma féministe londonienne Another Gaze ? Et
paradigme du female gaze. Or, c’est précisément cette friction un autre regard, et encore un autre ? Ou bien en appeler à un
qui fait son actualité. Bien plus qu’une simple histoire d’éman- regard oppositionnel, pour citer bell hooks ? Une telle approche
cipation, Variety refuse en effet d’être brandi comme un objet dessinerait un espace intersectionnel ouvert, animé par l’inven-
inconditionnellement « bon » – et s’en porte d’autant mieux. La tion et la différence. Elle demeurerait sensible aux spécificités
dernière scène, savoureuse variation sur la fin de L’Éclipse de historiques et à la complexité psychosexuelle. Elle accueillerait
Michelangelo Antonioni (1962), rappelle que la puissance et la une pluralité affranchie de l’opposition binaire au masculin. Elle
force émancipatrice du fantasme tiennent à sa nature même, qui ferait une place à la curiosité et à la contradiction.
est de se déployer sur un plan connexe au réel, mais cependant Il en va de l’amour qu’on porte à Midge et de la possibilité
séparé. Cet espace imaginaire nous laisse libres de désirer ce que de lui voir connaître un autre sort.
nous ne désirons peut-être pas dans la réalité. C’est pourquoi
le commentaire sur le cinéma esquissé par Variety est parcouru Traduit de l’anglais par Armelle Chrétien.
d’une tension : en reconnaissant que le voyeurisme est – qu’on
le veuille ou non – partie intégrante de notre vie psychique, 1
Traduction de Gabrielle Hardy pour le site Débordements.
il en fait un terrain de lutte bien trop important pour que le 2
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/08/16/barbie-jamais-le-female-gaze-
féminisme lui tourne le dos. Être un objet, admet Gordon, peut ne-s-est-impose-a-des-centaines-de-millions-de-spectateurs-et-de-spectatrices-
être source de pouvoir et de plaisir, et le champ du regard sera avec-autant-de-force_6185591_3232.html
SÉRIE. Iris Brey qui a popularisé la notion de female gaze, tente de proposer dans sa série
un antidote à la culture du viol.
LES MAUX
SONT IMPORTANTS
Du féminicide à l’écran
par Juliette Cerf
C
ombien de corps de femmes sont tapis dans cette boîte enamourée : « Tu meurs si magnifiquement.Tu passes ta vie à mou-
noire ? C’est le décor fatal du cinéma, son plus sombre rir.» Mourir sur la scène du réel ou de la fiction ? « Outside or
cercueil. Où reposent les cendres, résonnent les cris de within ? », interroge le numéro chanté inaugural.
mille et une femmes à abattre, filles coupées en deux, com- En 2022, les colleuses du documentaire Riposte féministe
tesses aux pieds nus adultères et dames de Shanghai trouées répondent en s’invitant sur les marches de Cannes pour y
de balles, chiennes violées et lacérées par des bouchers, cin- épingler le nombre de féminicides commis depuis le der-
quièmes victimes noyées ou étranglées, sorcières tentatrices nier festival. Et alors que le prix d’interprétation féminine est
immolées, épouses acariâtres démembrées, toutes gisant là, sous remis cette même année à l’Iranienne Zar Amir Ebrahimi,
nos fenêtres cinéphiles. pour son rôle de journaliste-enquêtrice débusquant le tueur
Alors qu’il est temps, comme y invitent quelques œuvres de prostituées des Nuits de Mashhad, La Nuit du 12, présenté
récentes, de nommer 1 et de conceptualiser ici le féminicide, hors compétition, invente un curieux dispositif de fiction : une
moteur libidinal de tous ces films et cinéastes ladykillers, Lang boîte-caméra cachée dans une pierre tombale, face à celle de
et Hitchcock en tête – dont celui, fantasmatique objet de la la morte… Sur une idée originale de la juge d’instruction
pulsion scopique, de Fenêtre sur cour (1954) –, il apparaît symp- (Anouk Grinberg), qui après trois années de recherches infruc-
tomatique qu’un Pierre Bayard choisisse de détourner le regard, tueuses de la PJ de Grenoble se décide à relancer l’enquête
prétextant dans Hitchcock s’est trompé (Minuit, 2023) que le crime sur Clara, brûlée vive en pleine rue, à l’âge de 21 ans. Ultime
n’a même jamais eu lieu, pour s’adonner à une contre-enquête tentative pour traquer le visage du criminel – « Stop watching
sur le cadavre… du chien. Cet escamotage ne rend que plus me » seront d’ailleurs, dans la prison surveillée d’Annette, les
aiguë la nécessité de regarder en face ce meurtre de masse per- derniers mots prononcés, face caméra, par l’accusé masculin,
pétré contre le genre féminin : un fait social, anthropologique, devenu sosie de Leos Carax – et renverser, littéralement, la
culturel, donc également cinématographique, enraciné dans perspective de la caméra tueuse de femmes du Voyeur (1960),
les figures d’Ève, Gorgone, Lilith ou Pandore, vues comme exaltant le pouvoir jouissif de les mettre à mort, et d’enregis-
l’origine de tous les maux. trer ad libitum leur peur de mourir.
En 2021 surgit Annette – et, sous cette créature aux traits Suggérant de briser la circularité de ce plaisir, d’arrêter de
inouïs, l’invention d’un mythe offert à la jeune génération tourner en rond tel le héros flic dans son vélodrome, l’idée-
féminine, à laquelle Leos Carax, à travers sa fille, dédie son force de Dominik Moll est d’avoir substitué à la mécanique
film : « Pour Nastya ». Jaillit en même temps de l’imagination d’accumulation macabre (comme celle opaque, tellurique, de
abyssale du cinéaste, toute maculée de culpabilité masculine, Sombre de Philippe Grandrieux), un arrêt réflexif sur la sin-
cette très étrange boîte noire, boîte-estrade d’où s’élance le gularité même du crime : Clara a été tuée « parce que c’était
chant de l’enfant-marionnette lors de sa tournée mondiale, une fille, voilà, c’est tout, c’était une fille », ainsi que le formule
objet scénique renfermant le dernier souffle de sa mère chan- son amie. L’hypothèse chemine dans la tête du policier, qui
teuse lyrique et de la kyrielle d’héroïnes mises à mort que déclare à la juge : « Ce qui m’a rendu dingue, c’est que tous les types
celle-ci interpréta – Norma, Desdémone, Carmen, Madame qu’on a entendus auraient pu le faire. Peut-être qu’aucun d’eux n’est
Butterfly… Toutes, avant le retour vengeur du spectre de l’assassin, mais tous auraient pu le faire. Je suis peut-être fou, mais
l’épouse (disparue dans les flots près de son yacht, comme j’ai la conviction que si on ne trouve pas l’assassin, c’est parce que
l’actrice Natalie Wood en 1981), apparaissent en esprit au ce sont tous les hommes qui ont tué Clara. C’est quelque chose qui
comédien criminel, qui susurrait à l’oreille de sa femme cloche entre les hommes et les femmes. »
Quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes : Genrer le crime, c’est ce que se refusait in fine à faire le shérif
façon pré-conceptuelle, frustre mais juste, d’évoquer la « valence de Quentin Tarantino, apparaissant au mitan du clivé et clivant
différentielle des sexes » théorisée par l’anthropologue Françoise Boulevard de la mort (2007). « Ces gamines, on aurait dit qu’un
Héritier, qui aimait dire que l’Homme est la seule espèce où les géant les avait mâchées puis recrachées… » : confronté à la violence
mâles tuent délibérément les femelles… Ou la fulgurance sou- déchaînée du tueur en série, cascadeur fou utilisant sa voiture
vent citée de la romancière Margaret Atwood, entendue dans comme une arme (comme le gendarme-criminel dissocié de
la série tirée de La Servante écarlate : « Les hommes ont peur que La prochaine fois je viserai le cœur), l’officier développe avec une
les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes certaine délectation, devant son jeune adjoint fasciné, sa « théorie »
les tuent » – saisissant résumé de tant de scènes de féminicide, criminelle, que ne renierait pas la féministe Jane Caputi, autrice
sexualisées ou non, liées ou non à l’impuissance virile, dont en 1987 de l’essai non-traduit The Age of Sex Crime, où elle
celle, déchirante d’éclats de rire, de La Chienne de Renoir caractérisait le meurtre sexuel en série comme un « gynocide ».
(1931). Ce savoir, le shérif l’occulte aussitôt : plutôt que d’enquêter sur
Le mot « féminicide », entré dans le Petit Robert en 2015, le « truc sexuel », le paresseux décide de ne rien faire, le crime
n’est pas prononcé dans La Nuit du 12, qui lui donne pourtant n’ayant, aux yeux du procureur, pas eu lieu…
forme : si le carton d’ouverture prévient que cette enquête Hanté par les fréquences du slasher, du giallo et du rape and
« pour homicide » restera sans réponse, l’irrésolution homicidaire revenge, le film l’est également par une autre boîte : la boîte à
est contrebalancée par une plus inattendue résolution : fémi- accident (crash box), où d’habitude, explique le tueur aux filles
nicidaire, celle-là. Fantôme omniprésent ici, le terme s’écrit pour les appâter, se loge la caméra prompte à filmer l’accident
noir sur blanc sur les pancartes d’Annette arborées par la foule de celluloïd « de l’intérieur ». Les spectateurs ont pu détecter là
en colère lors de la spectaculaire incarcération du coupable : l’ombre d’un crash, bien réel celui-là, enduré, entre autres mal-
« Stop Femicide » – mais aussi « You are a murderer », « Pay the price », traitances, par Uma Thurman, qui faillit y passer lors d’une scène
« Enough is enough »… Redoublant jusque dans son nom, Henry de voiture sur le tournage de Kill Bill Vol. 2 (2004). Les images
McHenry, la masculinité toxique et meurtrière, la tautologie ne furent dévoilées qu’en 2018 par l’actrice, laquelle, quelques
itérative du crime (« Je suis un tueur et en tant que tel je vais tuer », mois après l’éclosion de #MeToo, accusait aussi d’agressions
prévient le prédateur joué par Guillaume Canet, dans La pro- sexuelles Harvey Weinstein, producteur des films de Quentin
chaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger), le comédien de Tarantino. Lugubre hors-champ heureusement de mieux en
stand-up, jadis adulé désormais cancellé, ne serait-il plus qu’un mieux éclairé. De Sombre (1999) à Sambre (2023), un siècle est
spectre évoquant le passé ? Faisant écho aux vers mêmes du passé, le monde et ses images ont tremblé. Il ne s’agit, en rien,
« Colloque sentimental » de Verlaine, déclamés par Marceau d’annuler, mais au contraire de voir, plus que jamais. ■
(Bouli Lanners) dans La Nuit du 12, policier-poète qui sait, et
répète, combien les mots sont importants, face à tous ces jeunes 1
Jill Radford et Diana E.H. Russel (dir.), Nommer le féminicide, PUR, 2023.
LIVRE. Le Gaslighting ou l’Art de faire taire les femmes d’Hélène Frappat rappelle l’actualité d’un mécanisme
de destruction morale indissociable du cinéma, mais extensible à la sphère géopolitique.
Déjouer le silence
CAHIERS DU de
Hantise CINÉMA
George Cukor (1944). 40 FÉVRIER 2024
PENSER L'HISTOIRE
pour un concept qui fut précisément élaboré bien réelles, de Britney Spears, femme à quels gestes éthiques certaines mises en
par un cinéaste. Le phénomène n’avait guère infantilisée et mère disqualifiée par son scène doivent-elles par exemple de ne pas
suscité d’échos en France jusqu’à ce que entourage, à Martha Mitchell, inaudible reproduire ou adhérer au gaslighting de leurs
la critique et romancière Hélène Frappat lanceuse d’alerte du Watergate, discréditée intrigues ? La relation d’emprise qui se noue
s’en empare dans un essai très person- par son époux ministre de la Justice sous dans ces films est-elle toujours unilatérale ?
nel proposant une généalogie féministe Nixon. Bien qu’elle n’ait jamais employé le Par-delà la logique du genre, ce sont les
du gaslighting. terme, Hannah Arendt apparaît ici comme la conditions de son extension à la vie réelle
Construit comme une enquête poli- théoricienne insoupçonnée d’un gaslighting et à l’Histoire qui méritent réflexion : à consi-
cière, son essai entreprend de déjouer étendu par-delà la sphère domestique au dérer le mariage comme le degré zéro du
les mécanismes pervertis du langage mis champ de l’histoire et de la politique. Un contrat social et les films comme des labora-
au service de la destruction morale d’une tel changement d’échelle en fait la matrice toires politiques, comment penser l’articula-
personne. Il prolonge ainsi le projet du phi- du négationnisme. Il y a du gasl ighting tion entre les œuvres de création qui mettent
losophe américain Stanley Cavell qui, dans aujourd’hui dans la langue de Giorgia Meloni en scène des violences psychologiques et
La Protestation des larmes (1990), s’atta- comme hier dans celle d’Hitler. C’est pour- les stratégies médiatiques qui les exercent à
chait au destin de quatre héroïnes de mélo- quoi Frappat s’intéresse au contexte his- des échelles géopolitiques ? Quels outils cri-
drames hollywoodiens des années 1930 et torique de production du film de Cukor en tiques les films ont-ils à opposer aux méca-
40, chacune littéralement ou symbolique- 1944, et à l’importance des témoins qui nismes d’invisibilisation et de silence qui
ment privée de voix se mettant, selon la viennent confirmer l’expérience de la « gas- dénient aux victimes le droit à la parole ?
formule du philosophe, « en quête de son lightée ». Si la barbarie nazie s’avère si sou- Si, comme le suggère l’autrice, l’ironie est
histoire », ou, plus exactement, d’une recon- vent un arrière-plan historique des gaslight la réponse des gaslightées à ceux qui veulent
naissance qui ne se trouvait pas dans l’expé- movies, dont l’autrice entreprend de dres- les priver de voix, n’est-elle pas aussi préci-
rience du mariage. À la différence de Cavell, ser un inventaire subjectif, sans doute est- sément l’une des tactiques des gaslighteurs ?
Frappat fait du concept de gaslighting « un ce aussi qu’elle porte la machination des À l’endroit des tragédies historiques, celles
outil critique du féminisme » en fondant sa gaslighteurs à des proportions aussi inouïes d’hier et d’aujourd’hui, elle est en tout cas
généalogie du côté de la littérature et de que terrifiantes. bien amère et désespérée. ■
la philosophie morale. Quatre figures fémi- Il reste à établir un inventaire plus Alice Leroy
nines et une philosophe l’y aident : Alice, nuancé et argumenté du genre des gaslight
Hélène, Cassandre et Antigone, chacune lui movies dans lequel Frappat range pêle-mêle Le Gaslighting ou l’Art de faire taire les femmes,
permettant de convoquer des homologues Hitchcock et Rossellini, Polanski et Rivette : Éditions de l’Observatoire, coll. La Relève, 2023.
D
éfricheuses : féminismes, caméra au poing et archive actuels. Il reste surtout un lieu de référence et d’accueil pour les
en bandoulière », l’exposition présentée cet automne cinéastes du monde entier revendiquant une sensibilité politique
« à la Cité internationale des arts et conçue par Nicole aux questions de genre.
Fernández Ferrer et Nataša Petrešin-Bachelez, a permis de revi-
siter les années de fondation du Centre audiovisuel Simone de « C’est avec la vidéo que nous nous raconterons »
Beauvoir et l’extraordinaire vitalité des collectifs de vidéastes « Le fait entièrement nouveau qu’à Paris, comme ailleurs en France,
féministes. Créé en 1982 par Carole Roussopoulos, Delphine les femmes, tout en luttant pour se réapproprier leur corps, se soient
Seyrig et Ioana Wieder, ce lieu pensé simultanément pour la approprié une technologie magnétique née en même temps que leur
conservation, la production et la diffusion des films et vidéos mouvement de libération et qu’elles aient enregistré d’autres femmes –
féministes avait été parrainé par Simone de Beauvoir, qui l’avait le fait que, dénonçant le silence et les mensonges des médias, elles
défendu auprès de la toute première ministre déléguée aux aient illustré en vidéo leur prise de conscience commune dans leur vie
Droits de la femme, Yvette Roudy. Quarante ans plus tard, quotidienne et sur le terrain du travail – donne à tous ces vidéogrammes
après bien des déménagements et des péripéties, il perpétue une dimension historique », écrivaient les fondatrices dans une note
l’esprit militant et la créativité de ses fondatrices : plus de 1 600 préparatoire à la création du Centre. À l’orée des années 1980,
œuvres y sont conservées, dont quelques 300 titres en distribu- l’évolution technologique menace de rendre dix ans de vidéo
tion. Fermé en 1993, le Centre a rouvert en 2003 sous l’impul- produite par le mouvement féministe incompatible avec les
sion de Nicole Fernández Ferrer avec une nouvelle équipe, nouveaux magnétoscopes. L’archivage devient une mission
reprenant ses missions historiques et inaugurant des chantiers de sauvetage rendue d’autant plus nécessaire par la dispersion
d’éducation à l’image et des ateliers cinéma dans les prisons. S’il de ces bandes et le peu d’intérêt qu’elles suscitent de la part
produit moins d’images qu’à ses débuts, il continue de filmer des musées ou des cinémathèques. L’autre mission assignée au
manifestations de rue, colloques et rencontres des féminismes Centre audiovisuel, c’est d’entretenir le rythme de la production
vidéo alors que l’effervescence militante de la décennie précé- Nina Barbier, 1982), du travail des femmes (sur les métiers
dente s’est essoufflée. Cela passe par des ateliers de formation, d’agricultrice ou de travailleuse de la mer). Elles militent
espaces non mixtes où Delphine Seyrig et Ioana Wieder ont avec les mouvements gay et lesbien, du FHAR de Carole
rencontré la cinéaste d’origine suisse Carole Roussopoulos au Roussopoulos en 1971 jusqu’à The Archivettes, que Megan
début des années 1970 avant de former avec elle le groupe « Les Rossman consacre en 2018 aux Lesbian Herstory Archives
Insoumuses » (lire Cahiers nº 780). Ensemble, elles ont inventé des fondées à New York en 1974 par l’écrivaine Joan Nestle et sa
formes inédites, à mi-chemin entre le documentaire, le cinéma compagne Deborah Edel. Elles dressent le portrait de quelques
d’intervention et la performance filmée : SCUM Manifesto grandes figures américaines en visite à Paris, comme l’avocate
(1976) donne à entendre le pamphlet féministe radical (Society Flo Kennedy, activiste féministe et antiraciste (qui interprète
for Cutting Up Men) de Valerie Solanas, édité en 1967 aux États- Zella dans Born in Flames, le chef-d’œuvre de Lizzie Borden,
Unis et introuvable en France à l’époque. Seyrig le lit tout haut en 1983), ou la militante lesbienne Ti-Grace Atkinson, autrice
à Roussopoulos qui tape le texte à la machine tandis qu’un télé- d’une Odyssée d’une amazone en 1975, l’une et l’autre dénon-
viseur posé en arrière-plan diffuse les actualités récentes – il n’y çant l’articulation de différentes formes d’oppression. Elles
est question que de guerres et de violences commises par des témoignent un soutien aux écrivaines portugaises menacées
hommes, comme un contrechamp à cette expression féminine par le gouvernement de Salazar en 1972 (Les Trois Marias de
qui appelle au séparatisme. Leur tour de force s’intitule Maso et Delphine Seyrig, 1974) et rendent compte des mobilisations
Miso vont en bateau, détournement jubilatoire d’une émission transnationales depuis Nairobi en 1985 (La Conférence des
de télévision animée par Bernard Pivot en décembre 1975, femmes – Nairobi 85 de Françoise Dasques) jusqu’à Rosario
« Encore un jour, et l’Année de la femme, ouf ! C’est fini ! ». en Argentine aujourd’hui (Organizadas, de Guadalupe Freire et
Françoise Giroud, alors secrétaire d’État à la Condition fémi- Camila Zenclussen, 2016). Parmi ces archives extraordinaires
nine, prise au piège du dispositif télévisé, s’y vautre avec une d’une histoire des luttes féministes se trouvent les images réa-
politesse pathétique et complaisante, joyeusement interrompue lisées par l’écrivaine et philosophe américaine Kate Millett
par les remontages et commentaires des Insoumuses. En dépit et sa compagne photographe Sophie Keir au moment de la
des tentatives de la secrétaire d’État pour faire interdire le film, il révolution iranienne de 1979. Invitées à Téhéran par le Comité
sera projeté au cinéma parisien L’Entrepôt et largement diffusé pour la liberté des artistes et des intellectuels en Iran, elles
au sein des « groupes de femmes » en France. se joignent aux grandes manifestations de femmes contre la
politique de Khomeiny et réalisent photographies, images en
De Téhéran à Rosario 16 mm et enregistrements audio. Jamais montées, les bobines
Les vidéos archivées par le Centre ne se limitent pas aux repré- sont muettes, et cependant elles ne montrent que des bouches
sentations des femmes dans l’espace médiatique. Elles traitent largement ouvertes, des messages inscrits sur les murs et les
des violences faites au corps féminin (Accouche ! de Ioana pancartes des manifestantes. Comme si, depuis leur silence,
Wieder, 1977), de l’éducation et des questions de genre à ces images résonnaient encore de toutes les voix de femmes
l’école (la série Ça bouge dans les écoles, avec par exemple qui se sont élevées et que le Centre audiovisuel Simone de
Ça bouge à 15 ans ou La pilule, c’est pas des Smarties ! de Beauvoir n’a cessé d’écouter – et d’amplifier. ■
DANIEL ELÍAS
ESTEBAN BIGLIARDI
MARGARITA MOLFINO
DELINCUENTES
UN FILM DE
RODRIGO MORENO
2MAR7S
AU CINÉMA LE
QUESTIONS À DES CINÉASTES
Axelle Ropert
3/4
1tel sujet
Mon genre n’a aucune importance dans mon
travail, si ce n’est ponctuellement sur tel ou
où, en tant que « femme », j’ai des choses
différente… Le monde de la série, plus pragmatique
et moins infesté par des croyances néfastes sur la
création, est beaucoup plus exemplaire à ce titre.
particulières à dire. Pour autant, je ne discrédite pas
ceux qui se définissent par leur genre : c’est souvent
tout un tas d’expériences inédites, singulières et
irremplaçables qui peuvent être dites par ce biais-là,
4 J’ai toujours eu un attachement très fort pour
les actrices et la qualité des rôles à leur donner,
et un sentiment de malaise devant certains films
et qui ne le seraient pas autrement. Par exemple, « dégradants » depuis l’adolescence. Le dernier vu
l’ouverture extraordinaire d’Outrage d’Ida Lupino, en date : La Horde sauvage de Peckinpah, un sommet
et la course terrorisée de cette jeune héroïne qui de laideur plastique et de vulgarité braillarde –
sait qu’elle va être violée, je crois vraiment que qu’on nous a présenté comme un immense western
seule une femme pouvait la concevoir. Mais à moderne, merci du cadeau ! C’est un exemple
titre personnel, je crois que l’art est neutre et que intéressant, car ce film est le héraut d’une certaine
ses plus hautes créations « dépassent » la question cinéphilie très « USA modernes », et présenté comme
du genre au profit d’une forme d’universalité. une rupture passionnante et historique avec le
Hollywood classique. C’est surtout du vautrage
© AURORA FILMS
Petite Solange d’Axelle Ropert (2021).
qui adorent le Clint Eastwood taiseux et odieux de même Paul Schrader qui dans un entretien récent
bien des films…). Bref, c’est costaud à démonter. pour Le Monde annonce avoir écrit un « scénario
féminin » pour Elisabeth Moss : avec beaucoup de
Joanna Arnow
1nousL’idée d’« apporter un point de vue féminin » me
paraît parfois déshumanisante, comme si ce que 2 Je trouve problématique le fait que les
critiques (souvent masculins) semblent avoir
utilisons pour faire des films, nos esprits, nos voix, développé un langage spécifique pour les œuvres
nos yeux, devait toujours être qualifié, isolé dans une de femmes qui traitent de la sexualité et tendent à
catégorie qui nous sépare de nos pairs. Qu’est-ce qu’un en minorer les fondements intellectuels en utilisant
point de vue féminin, au juste ? Suis-je censée faire des termes tels que « cru », « cringe », « millenial » et
des films décrivant des dynamiques interpersonnelles nous comparent à Lena Dunham, alors que pour
si riches que seule une femme a pu les observer ? les réalisateurs masculins, ils diraient « puissant »,
Mener des tournages plus collaboratifs subvertissant le « outsider de l’art » et ne les rattacheraient pas à
rôle traditionnel de l’auteur masculin cis ? Mettre des une seule génération ou à une seule cinéaste.
émojis-cœur dans mes génériques de fin ? Ces idées En présentant La Vie selon Ann (sortie prévue en
me paraissent insultantes et ancrées dans les stéréotypes. mai, ndlr) dans le circuit des festivals l’année
Même l’idée de female gaze me met parfois un peu dernière, j’ai souvent dû me défendre contre des
mal à l’aise : ce n’est pas parce que le regard masculin critiques qui cherchaient à me rabaisser en des
a été incroyablement nocif pendant des siècles que termes clairement liés à mon genre. Beaucoup
nous devons parler de notre travail en des termes semblent encore avoir du mal à considérer que les
didactiques, réducteurs et qui nous mettent à l’écart. personnages féminins qui expriment une sexualité
Cependant, l’expérience des femmes et des personnes non conventionnelle la choisissent librement.
non binaires n’a pas été suffisamment traduite dans Cependant, de nouvelles plumes critiques me
les films, historiquement, et on ne peut nier que le donnent de l’espoir – il existe des auteurs kink-
genre influe sur notre expérience. Alors bien sûr, il est positive (attitude positive envers une sexualité qui
important de mettre en avant les histoires de toutes les se revendique hors normes, ndlr) qui prennent mes
communautés qui n’ont pas été représentées à l’écran, personnages tels qu’ils se présentent eux-mêmes,
notamment celles des cinéastes femmes et non binaires. sans sous-estimer leur capacité d’autodétermination.
CAHIERS DU CINÉMA 48 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES
TÂNDOR PRODUCTIONS
et encore plus pour nous, femmes.
donc important pour moi d’inscrire ma
pensée féminine et africaine dans ma génération
et dans le contexte dans lequel je vis.
Paroles d’actrices
Virginie Efira photographiée par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Paris, le 18 janvier.
Est-ce qu’il vous est arrivé de sentir que ce que l’on vous demandait de À la nudité s’ajoute la représentation du plaisir.
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Benedetta de Paul Verhoeven (2021).
PA R O L E S D ’ A C T R I C E S
Quand on n’en fait pas partie, on peut avoir l’impression que le milieu du
cinéma français est pourri par des abus de pouvoir, le plus choquant étant
que les abuseurs appuient précisément sur ce point de vulnérabilité qui
définit l’acteur, la spécificité de son art.
Oui, s’abandonner au regard de l’autre, devoir plaire, être regar-
Depuis Victoria, vous avez souvent tourné avec des réalisatrices : dée… Moi, mon petit chemin ne m’a pas amenée à penser qu’il
Emmanuelle Cuau, Catherine Corsini, Anne Fontaine, Alice Winocour, y a une omerta dans le cinéma français. À mon âge et vu mon
Valérie Donzelli, Rebecca Zlotowski… Donnez-vous la priorité positionnement, je n’ai pas besoin de coordinateur d’intimité,
désormais aux femmes cinéastes ? parce que j’ai d’emblée un dialogue, ou que je l’impose. Mais,
Être une cinéaste femme ne garantit rien. Mais ma rencontre en parlant avec de plus jeunes filles, j’en comprends la nécessité.
avec Justine Triet a marqué un moment de compréhension Quand on n’est pas encore très construite, on peut être réduite
sur comment je pouvais, avec un ou une cinéaste, former une à ce qu’on demande de vous ; et des carrières limitées comme
créature ensemble, sentir le film comme collectif, ce qui est ça, on en connaît : Maria Schneider, Maruschka Detmers,Valérie
plus intéressant qu’une fusion. Il m’est peut-être plus facile de Kaprisky… Alors que la génération qui vient a changé. Quand
le faire avec quelqu’un du même genre que moi, comme ça j’ai rencontré Adèle Exarchopoulos juste après La Vie d’Adèle,
s’est reproduit de manière très forte avec Rebecca Zlotowski. je me suis demandée ce qu’elle deviendrait dix ans plus tard,
Les Enfants des autres est pourtant parti d’une quasi-commande parce que c’était un grand rôle, un succès, mais très sexualisé.
que lui a proposée Roschdy Zem : un film tiré d’Au-delà de Et je suis contente de voir ce qu’elle est devenue.
cette limite votre ticket n’est plus valable de Romain Gary. Mais
Rebecca l’a détournée pour parler non pas de l’impuissance Face à des comportements que vous remarquez même sans en être
masculine mais d’un désir d’enfant biologiquement arrêté et victime, que faire ?
du statut de belle-mère. Au début de l’écriture, elle pensait Plein de choses. Une attention à ce qu’il y a autour de vous,
le sujet très mineur. Mais le « petit sujet féminin » raconte tout le temps. À la télévision, face à moi, je me suis toujours
quelque chose de très large. battue pour relever une façon de parler, d’abaisser. Être attentive
à la manière dont on se comporte avec une jeune fille sur le
Il y a un écart vertigineux entre ces pseudo « petits sujets » plateau, se présenter comme quelqu’un à qui on peut parler…
et l’outrance de Verhoeven. Malgré tout, quand on sort des choses de l’invisibilité, ça influe
Oui. J’adore aussi qu’Almodóvar ou Todd Haynes agrandissent sur le quotidien ; je ne pense pas qu’aujourd’hui une main aux
un regard de femme en se projetant. Pour moi, la pire chose fesses, un ingénieur du son qui fait un commentaire en passant
serait d’essentialiser le regard féminin. Ce serait le contraire le micro sous le pull, ça fasse autant s’esclaffer qu’avant. « Quoi ?
du féminisme. Comme les réflexions que l’on m’a faites après Et les fêtes de fin de tournage, on ne peut plus coucher avec
Benedetta : « Vous êtes tout le temps à poil », comme si c’était une les gens ? – Bof, non… » Quand il y a un mouvement, comme
instrumentalisation, que par essence, en tant que femme, je ne #MeToo, on gagne et on perd des choses. Je crois que je préfère
pouvais pas avoir le désir de le faire. Pour qu’un « non » soit apprécier ce qu’on gagne que regretter ce qu’on perd.
bien entendable, il faut pouvoir aussi s’approprier le « oui ».
On peut le dire, ça… ? Entretien réalisé par Charlotte Garson à Paris, le 8 janvier.
Chorégraphier l’extase
Entretien avec Léa Drucker
Léa Drucker photographiée par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Paris, le 23 janvier.
Vous citiez Delphine Seyrig, or elle jouait souvent une je me suis dit : « On est déjà en train de faire une séance de
bourgeoise élégante, dans la maîtrise. Vos rôles récents partent travail.» Elle me scrutait… En me reconduisant à la porte, elle
aussi de cette aisance financière et psychique que les films m’a dit : « Vous êtes beaucoup plus jolie en vrai, mais faites attention
s’emploient à faire dérailler. au rouge à lèvres qu’on vous fait mettre dans les films ! » C’était très
Oui, je dois avoir un air un peu sage. Dans Petite Solange, la mère dessiné, chorégraphié, j’ai répété avec elle qui jouait le gar-
de la jeune fille est pleine de bonne volonté, mais elle est actrice çon, tout habillée sur un lit, c’était comique. Le pire pour les
et très occupée par sa personne. Axelle Ropert ne cherche pas à acteurs, c’est d’être dans le flou artistique. Là, chaque geste était
la rendre aimable, elle pose la question : une mère doit-elle être indiqué, sans improvisation. Pour les scènes de sexe, qui lui fai-
« maternante » ? Dans Incroyable mais vrai de Quentin Dupieux, saient peur aussi, elle me disait : « La chair, ça ne m’intéresse pas,
dont le scénario m’avait fait rire tout haut et que je me suis je filmerai en gros plans sur vos visages. » En fait, c’est très intime,
tant amusée à tourner, je me suis aperçue que l’obsession très un visage ; et l’expression du plaisir, l’émotion, on ne peut pas
contemporaine des personnages en faisait une comédie beau- savoir comment on la joue, c’est Breillat qui vous amène vers
coup plus noire que prévu ; à la fin du film, Marie, qui a peur quelque chose qu’elle a en tête. Elle est arrivée avec une photo
de vieillir, utilise le couloir temporel pour rajeunir énormé- de Marie-Madeleine en extase peinte par le Caravage, et m’a
ment, mais elle finit en HP. C’est cette torsion de l’aplomb dit : « C’est ça que je veux. » Ça a le mérite de déplacer la psycho-
bourgeois qui est passionnante, mes personnages s’effritent, leur logie. J’ai aimé que le film laisse le spectateur libre de penser
vernis craque. ce qu’il veut de la transgression. On voit que cette femme peut
détruire sa famille, ce garçon, et on la voit succomber. Est-ce
Même chose pour Anne, l’avocate qui, dans la première séquence une histoire d’amour ? De prédation ? Quand bien même elle
de L’Été dernier, s’apprête à défendre une jeune victime de viol, n’est pas « récidiviste », elle prend le risque de bousiller ce jeune
mais qui va elle-même vivre une relation avec le fils adolescent homme, et d’ailleurs, à un moment donné, elle essaie activement
de son mari. de l’anéantir pour se préserver. Dans la vie, je n’oscillerais peut-
Au moment où je travaille, je mets dans le personnage le plus être pas autant, mais la fiction est l’endroit de cette possibilité.
d’humanité possible ; même cette Anne qui fait quelque chose J’ai vu le film deux fois, et, dans ma tête, ça bouge tout le temps.
de très transgressif, de répréhensible, il faut que je trouve une
porte d’entrée pour la comprendre, je ne peux pas la jouer en Entretien réalisé par Charlotte Garson à Paris, le 12 janvier.
la condamnant. À la lecture du scénario, bien sûr, j’ai eu peur.
Et puis j’ai rencontré Catherine Breillat, qui n’avait pas tourné
depuis dix ans. La rencontrer, c’est plonger dans un univers Léa Drucker sera l’invitée d’honneur du Festival International de Films de Femmes
obsessionnel. Après l’avoir écoutée des heures sur sa mise en de Créteil, du 15 au 24 mars. Sa masterclasse, animée par Charlotte Garson,
scène, ses films, ce qu’elle voulait faire pour celui-ci, les cadres, aura lieu le 16 mars.
les costumes, les robes, les talons-bobine, dans un grand détail,
© SBS PRODUCTIONS
Louise Chevillotte photographiée par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Paris, le 19 janvier.
© APSARA FILMS
À mon seul désir de Lucie Borleteau (2022).
précis, plus audacieux.
cinéma à travers ses films, La Cicatrice intérieure, J’entends plus la La sexualité est au centre d’À mon seul désir de Lucie Borleteau,
guitare, j’ai commencé le cinéma avec lui. Mais quand j’entends dont les deux protagonistes, jouées par Zita Hanrot et vous, se
ces témoignages, ni ma gratitude immense ni mon affection produisent dans un petit théâtre érotique.
ne me feront défendre des comportements contre lesquels je Le film avait tout pour être une patinoire géante : des filles à
suis en lutte. La seule chose que je pourrais attendre, de lui ou poil du début à la fin, qui utilisent leur corps pour répondre
des autres, serait de dire « Je prends conscience d’un système au désir des hommes. Là où les conditions de travail et la fic-
dysfonctionnel dont j’ai profité, j’en mesure les conséquences, tion sont liées, c’est que les écueils possibles ont été pensés et
je présente mes excuses, et je vais travailler activement à sortir prévenus par la production. Quelques mois avant le tournage,
de ce fonctionnement ». Un simple « Je ne m’en suis pas rendu toutes les actrices et figurantes ont été invitées par la réalisatrice
compte » ne suffit pas. Après l’article de Télérama, certaines per- pendant trois jours, sans caméra, pour se rencontrer, improviser,
sonnes m’ont demandé « Tu n’as pas peur de le décevoir ? », mais avec des profs de strip-tease et de yoga. Il en est ressorti que ce
c’est moi qui suis déçue, arrêtons d’inverser les choses, comme dénuement, qui rend très vulnérable, pouvait être fait pour soi,
en disant qu’Adèle Haenel « gâche » la cérémonie des César, ou pas uniquement pour le regard de l’autre. Ce que j’ai compris
que Judith Godrèche veut augmenter la visibilité de sa série. du strip-tease, c’est qu’il rend pleinement sujet : on se met face
Ou encore en invitant Luc Besson à la télé pour le laisser dire à l’autre en disant « Je te regarde me regarder, et c’est moi qui
que les plaintes déposées contre lui ont détruit sa vie familiale. tiens les rênes ». La puissance change de camp. Après cette rési-
La banalisation des violences est même défendue par le chef dence, la cinéaste et la productrice ont écrit une lettre à l’équipe
de l’État. Les actrices n’ont jamais rien à gagner en parlant, il du tournage : « Il va y avoir beaucoup de nudité, il faudra être délicat
leur faut un courage immense. Elles ont le désir de faire haut avec les actrices, et au moindre problème des mesures seront prises. »
du cinéma, et cette vocation est empêchée par des artistes qui Dans ce cadre, en faire des caisses, performer la féminité ultra
n’assument pas qu’ils sont aussi des employeurs, et qui abusent sexualisée s’est révélé jouissif, et on voit bien que, dans l’intimité,
de leur position de pouvoir. nos personnages, qui vivent une histoire d’amour, ne jouent pas
comme ça leur propre sexualité. Le sentiment de sécurité sur le
C’est souvent sur le lien entre esthétique et pratique que la pensée plateau nous a permis d’aller beaucoup plus loin dans le travail.
critique achoppe. L’œuvre y a énormément gagné.
Pour une actrice, ce lien est évident. Les conditions de tour-
nage influent sur les œuvres. Prenons l’exemple d’une scène Des femmes qui regardent les hommes les regarder, n’est-ce pas
de sexe : quand on a 20 ans, on n’ose pas aller discuter de la pourtant une allégorie du cinéma, du star system qui peut donner cette
mise en scène avec le réalisateur, alors on fait ce qu’on a vu « puissance » aux actrices ?
faire au cinéma, et qui était déjà sans doute une reproduc- Tout à fait, mais c’est une puissance vaine, illusoire, dans laquelle
tion… Je n’ai jamais eu de coordinatrice d’intimité, mais j’en les actrices sont enfermées aujourd’hui. Elles ne peuvent pas
ai souvent eu besoin : comme l’équipe est gênée, on en reste tirer un trait sur une vie entière de cinéma qui réifiait en fai-
à des gestes attendus, standard. Cette médiation ne vise pas à sant mine de glorifier. Mais je ne donnerai jamais de leçon à
censurer les œuvres, mais au contraire à déployer les possibles une autre comédienne sur ses choix voire sur ses déclarations
de leur dramaturgie, la complexité des personnages, à être plus antiféministes, car la société a été trop dure avec les femmes.
Par contre, il faut accepter le fait que le changement ne viendra
pas de ces actrices-là. Donc celles qui ont la chance d’avoir des
outils, du soutien, des convictions, peuvent se dégager de cela
et travailler ensemble à une autre manière de faire du cinéma.
Dans Icon of French Cinema, Judith Godrèche met en scène son retour de Los Angeles et la relation
qu’elle a eue adolescente avec Benoît Jacquot. Retour sur la série et sur ses retombées médiatiques.
L’icône et le consentement
Entretien avec Judith Godrèche
Comment allez-vous ? autonomie. Peut-être que c’est ça, au fond, la Que s’est-il passé ensuite ?
Ça va… (Rires) force du cinéma. Jusque-là, j’avais vraiment Disons qu’un fil s’est tissé, parallèlement à la
tenu mon cap. À la radio, à la télévision, pas diffusion de la série, le fil des femmes. C’est
Début janvier, quelques jours après la diffusion une fois je n’ai dit son nom. La série devait l’histoire de mon petit Instagram privé avec
d’Icon of French Cinema sur Arte, et alors que exister en tant que telle sans être vampirisée 500 followers, tous des connaissances ou
vous aviez tu son nom jusque-là, vous avez par cet effet d’annonce. On le sait bien, quand des amis. Après la diffusion de la série, j’ai
dénoncé, sur votre compte Instagram, l’emprise une femme utilise une forme artistique pour reçu des milliers de messages sur le mode :
du réalisateur Benoît Jacquot sur vous alors exprimer ce qu’elle a vécu, son travail passe « Quand j’étais adolescente, je voulais être
que vous aviez 14 ans, et lui 40. Qu’est-ce qui a toujours au second plan. J’avais également avec un homme de 40 ans comme vous, ça
motivé cette décision ? peur du côté « sujet d’alcôve ». Au-delà de paraissait tellement cool et glamour. » Y com
Ma fille (Tess Barthélemy, qui joue le rôle de sa mon histoire, j’avais envie de transmettre, et pris de femmes qui ne voulaient pas deve
fille dans la série, ndlr) l’a dit dans une inter de parler d’un système, du milieu dans lequel nir actrices. Ce qui donnait fatalement aussi
view : c’est comme si la série avait pris son j’ai grandi. une forme d’autorisation aux hommes qui les
CAHIERS DU CINÉMA
Judith Godrèche dans Icon of French Cinema (2023). 63 FÉVRIER 2024
PA R O L E S D ’ A C T R I C E S
format de la série ?
Au début, je me suis posé la question.
D’ailleurs, mes producteurs, à A24, en par
laient au début comme d’un long métrage
en six parties. Mais je ne vois pas comment
j’aurais pu garder le même cap avec un film.
Au montage, nous avons beaucoup travaillé
sur l’emplacement des flash-back.
À ma sœur ! Catherine Breillat. Indécence et pureté Marguerite Duras et le cinéma : Les Yeux verts
Scénario de Catherine Breillat de Claire Clouzot de Marguerite Duras
6,95 € 15 € 35 €
Elles & ils ont fait le festival nº 477, mars 1994 nº 745, juin 2018
photographies : Traverso 6,90 € 6,90 €
textes : Élisabeth Quin et Noël Simsolo
19,95 €
QUESTIONS À DES CINÉASTES
Mia Hansen-Løve
4/4
avec un homme vivant déjà en couple, prête à attendre aussi louables qu’en soient les intentions. C’est trop
qu’il se décide, qu’il la choisisse. Ce n’est pas, m’a-t-on antithétique avec ce que j’attends du cinéma, avec ce
dit, le genre d’héroïne que l’on a envie de voir qui a fait de moi une cinéaste. J’ai confiance dans le
aujourd’hui – trop fragile, trop passive. Trop soumise à fait que l’humanisme qui m’habite, et dont l’aspiration
un homme – c’est à ça qu’elle était réduite. Je crois pour à l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas la
ma part qu’un homme ou une femme peut être pétri(e) moindre des composantes, puisse s’exprimer à travers
de contradictions, qu’on peut être deux choses à la fois, mon cinéma. Impensable pour moi d’infléchir mon
fort(e) et faible, libre et dépendant(e). Je crois surtout, style ou le destin de mes personnages de façon à les
qu’on doit pouvoir montrer les êtres tels qu’ils sont, et faire coïncider avec un discours ou une idéologie,
non pas tels qu’on voudrait qu’ils soient – tels que fatalement réducteurs face aux complexités
l’époque exige de nous qu’ils soient. de l’humain.
Féminins, mes films le sont sans aucun doute, Est-ce qu’on me considère différemment en
mais ils le sont d’une façon qui m’est propre, qui tant que femme cinéaste depuis les cinq dernières
correspond à ce que je suis – et pas à des critères années ? Les plus obnubilés par cette question sont
qu’on me dicterait. De plus, le féminin n’est qu’une les journalistes, surtout anglo-saxons. Alors, oui,
CAHIERS DU CINÉMA 66 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES
Alice Winocour
1reproduction
Chez les héroïnes contemporaines, il y a
parfois une injonction de pouvoir, comme une
d’attributs masculins – infaillibles,
de vue des hommes. Dans Proxima en 2019, un film
sur une femme astronaute, j’ai cherché à montrer ce
qu’il en coûte, intimement, à une femme de devoir
dominateurs. Je cherche au contraire à écrire des sans cesse s’adapter à un monde pensé par les hommes
héroïnes humaines, complexes, avec des forces pour les hommes. Mais aussi de surmonter les
et des faiblesses. Tout comme les personnages obstacles intérieurs, ceux que les femmes s’imposent,
masculins dont j’aime montrer les fragilités. et dont on hérite parfois de génération en génération.
© ARP SELECTION
© DKB PRODUCTIONS
Indivision de Leïla Kilani (2023).
Leïla Kilani
6 Blonde, d’Andrew Dominik (2022) m’a choquée,
comme ma fille de 13 ans avec qui je l’ai vu,
par la représentation de Marilyn, la façon dont le
film salit sa mémoire, avec une volonté troublante
d’avilir et de martyriser son corps. Bien que j’aime
1filmerLes femmes ont d’autres marqueurs d’identité
que leur genre. Cela dit, j’ai bien conscience de
depuis une certaine place, celle d’une femme
énormément l’actrice Ana de Armas, j’ai voulu née au Maroc pendant les « années de plomb ». J’ai
oublier chaque image de ce film. La scène où le fœtus vécu parmi des femmes pour lesquelles les droits
parle pour reprocher à Marilyn son avortement m’a étaient loin d’être acquis. Ma mère était profondément
vraiment mise en colère, et j’ai quitté la salle, ce qui politique sans idéologie ou déclamation. À 14 ans,
ne m’arrive jamais. J’ai lu plus tard que Joyce Carol j’avais lu Simone de Beauvoir, c’était mon Coran, avec
Oates, dont j’ai tant aimé le livre, avait apporté son Nawal El Saadawi. Quand je suis arrivée en France à
soutien à Dominik, et je n’ai pas compris pourquoi. 20 ans, les gens avaient l’air si libres, j’ai cru à la grande
pub de l’égalité hommes-femmes. Cette liberté des
Lucie Borleteau
7 Jeanne Dielman fait partie des films qui m’ont
constituée ; il est lié pour moi à Deux ou trois choses
que je sais d’elle de Godard. J’ai découvert les deux
films le même jour, avec l’ardeur cinéphage de mes
20 ans. Au-delà du dispositif qui est magistral, le film
1 À mes débuts de cinéaste, je ne me posais pas cette
question, surtout pas dans les moments de création,
conception, et fabrication des films. Je ne me suis
d’Akerman est une épure hypnotique, une transe qui jamais sentie bridée par mon genre. Mais lorsque j’ai
mène au déraillement. La consécration du sondage de montré mon premier film de fiction (Les Vœux) au
Sight and Sound a fait gloser sur le fait que c’était une festival du moyen métrage de Brive, un spectateur à
expression de l’époque et du « wokisme » : eh bien, qui je demandais son avis m’a dit que c’était un « truc de
l’époque change et les canons esthétiques aussi ! gonzesse » – ce qui semblait le dédouaner d’approfondir
tout autre commentaire. À la sortie de la première
#MeToo, et après ?
Bilan d’étape
Entretien avec Julie Billy, productrice
© AURÉLIEN CHAUVEAU
L’été dernier, sur le tournage de Je te jure de Samuel Theis, un technicien syndicats. L’ADA (Association des Acteurrices) propose une
a affirmé que le réalisateur lui avait imposé un rapport sexuel après une réflexion passionnante sur ces sujets.
soirée festive. Une solution inédite a été trouvée : un strict protocole de
confinement du cinéaste, séparé physiquement de son équipe pour le On est frappé de voir qu’il y a presque trente ans d’écart entre les
restant du tournage, mettant en scène à distance. Cela vous semble-t-il signataires de la pétition du Figaro pour défendre Gérard Depardieu
un bon compromis pour concilier la poursuite du tournage, le respect de et ceux qui dans Mediapart leur répondent : « L’art ne mourra pas si
la présomption d’innocence et celui de la parole de la victime ? Gérard Depardieu reconnaît le mal qu’il a fait, et s’excuse. »
Une chose est sûre : cette histoire, comme tant d’autres qui Peut-on y voir l’affrontement du nouveau monde contre l’ancien ?
commencent à remonter, permet de réfléchir à des dispositifs Les chiffres parlent d’eux-mêmes… (Rires) Je crois surtout
qui protègent les équipes et respectent la présomption d’in- qu’il faut arrêter de signer des tribunes, et passer à l’action.
nocence. Ce sont des dispositifs complexes auxquels doivent
s’associer tous les acteurs de la chaîne. Selon vous, quels sont les grands chantiers à venir ?
Angela Davis a dit : « La seule façon de provoquer le changement
Aujourd’hui, quelle est la pratique des coordinatrices d’intimité ? est de reconnaître que l’on est souvent complice des choses que l’on
Les plateformes les imposent. Sur les productions indépen- veut changer. » Autant que la parole, #MeToo a libéré l’écoute,
dantes, c’est selon les besoins et demandes. C’est un métier il faut la transformer, continuer à chercher des réponses
méconnu qui peut faire peur. J’ai eu recours à une coordina- ensemble. Dépolariser le débat. L’avenir politique est sombre.
trice d’intimité, Laure Roussel, sur Animale d’Emma Benestan, Le président Macron entend un « réarmement démographique ».
et ça a aidé tout le monde sur le plateau. C’est comme une Les femmes sont encore considérées comme des corps et
chorégraphe ou une cascadeuse. des ventres. Ce qui nous attend va être très dur, il faut se
retrouver et se rassembler pour l’affronter.
Le film de Catherine Corsini Le Retour a été privé d’une partie de ses
financements publics après la découverte d’une scène explicitement 1
Le fonds de soutien est une aide automatique du CNC que les producteurs
sexuelle impliquant une actrice de moins de 16 ans qui n’avait pas et productrices acquièrent avec les films qu’ils ont produits et qui leur permet
été déclarée aux autorités. Parallèlement, des dénonciations ont fait d’investir dans de nouveaux projets. Il est bonifié de 15% pour un film dont
les chefs de postes sont à parité.
état d’un climat délétère sur le tournage. Sa sélection, en compétition
à Cannes a été pointée par le Collectif 50/50 comme un « signal
dévastateur » pour le milieu.
Comme je le disais, nous devons mener une réflexion collé- Entretien réalisé par Élisabeth Lequeret par téléphone,
giale, soutenue par les financeurs du cinéma, les diffuseurs, les le 14 janvier.
Travelling
Festival de cinéma
20 — 27 fév. 2024
Rennes Métropole
clairobscur.info
Photographie © Przemek Krawczykowskil
Avec le soutien de
#METOO. À la rédaction, les idées s’échangent de manières variées, parfois informelles. Deux jeunes
cinéphiles qui travaillent aux Cahiers s’emparent des questions complexes que pose l’affaire Depardieu,
restituant la dimension politique de cette circulation de la parole inhérente à la vie d’une revue.
CINÉ-FILLES
DANS L’APRÈS-DEPARDIEU
par Circé Faure et Valentine Molinier
Valentine Molinier : Ma rencontre avec Depardieu se situe du côté l’omniprésence de la culture du viol, en particulier dans les films
de l’enfance. Elle est symboliquement très marquée dans ma du panthéon que nous transmettent les générations précédentes.
cinéphilie puisque directement liée à ma toute première expé- C’est un double mouvement permanent d’enthousiasme et de
rience de film en salle : Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre… forte désillusion (et je ne me permets même pas de parler de
Comme pour beaucoup de gens de mon âge, il est d’abord celles pour qui cela fait écho à des traumatismes vécus). Je
l’incarnation d’Obélix, figure ronde, distraite et bougonne. J’y trouve que ça ne manque pas de panache, justement, que de
étais résolument attachée, comme à tous ces personnages qui faire sécession. Mais cette distance subie vis-à-vis des films,
faisaient résister l’enfance dans leur corps d’adulte. Ensuite, il y que j’éprouve de plus en plus viscéralement, peut aussi être
a eu, parmi les Truffaut que l’on ne m’autorisait pas, La Femme retournée en arme critique puissante. Patricia Hill Collins par-
d’à côté, découvert en cachette, qui contrastait avec l’univers lait de l’intérêt de la position d’« outsider-within » pour étudier
d’Antoine Doinel et me donnait l’impression d’accéder plus un terrain sociologique. Poser un regard critique de femme
frontalement au monde adulte dont j’étais exclue. (certes cis, blanche et hétéro dans mon cas) sur le sexisme des
images de cinéma me paraît intéressant d’un point de vue
Circé Faure : Pour moi, Depardieu, c’était surtout Cyrano de cinéphile, intellectuel et aussi féministe, pour comprendre les
Bergerac. Quand j’étais ado, en cours de théâtre, un profes- rouages mêmes de l’oppression.
seur nous avait dit : « Pensez à… Je ne sais pas ! C’est qui votre
Depardieu, à vous ? » L’idée était de nous pousser à trouver une V.M. : Je me retrouve dans ce double mouvement que tu décris.
certaine « urgence » à jouer, un souffle, une énergie. Ni moi ni Pendant mes études, j’ai suivi des cours optionnels de gender
mes camarades n’avions eu de réponse, et j’avais adhéré en bloc studies qui m’ont aidée à aborder mon féminisme par des voies
à cette image, telle quelle. J’y voyais une sorte de résistance à théoriques. Malgré mes réserves, j’en suis arrivée à ce point où
une assignation en tant qu’aspirante comédienne, pour sortir force était de constater que, pour aller au bout de ma pensée
de la présence proprette et silencieuse qu’on octroie aux jeunes féministe, il me fallait remettre en question la quasi-totalité
filles. Je n’avais pas encore compris l’autre urgence qu’il y avait à des films que j’aimais, voire m’en détourner. Ce conflit inté-
dépasser cette alternative mortifère, « Cyrano contre Roxane », à rieur m’est d’autant plus désagréable quand il touche à des
la source d’une certaine indulgence pour la violence contenue films découverts au moment de l’enfance, que j’appréhende
dans cette figure masculine ingérable. presque comme des « films-organes ». En réaction à cela, j’ai
opéré un pas de côté. Sans doute a-t-il été motivé par le
V.M. : Que ce soit pour toi ou pour moi, Depardieu a incarné désir de retrouver le confort de ma cinéphilie, mais aussi et
ce rapport romanesque aux choses et au monde, une façon principalement par ce nouveau bagage théorique qui, bien
passionnée de dire l’amour et absolue de le vivre… Et presque que m’ayant en partie éclairée sur ces questions, me paraissait
une élégance, finalement ! (Rires) trop limitant, réducteur voire contre-productif. Il m’a donc
semblé naturel de composer avec, plutôt que d’exclusivement
C.F. : Oui ! Même dans un personnage comme Obélix, il y avait l’appliquer. Mon engagement féministe ne s’inscrit pas dans un
un peu de cette image construite par ses autres rôles, en arrière- mouvement de rejet des films, mais dans le regard que je pose
plan. Puis, on poursuit son chemin de cinéphile, de femme, de sur eux aujourd’hui. J’ai intégré certaines de ces nouvelles clefs
féministe… Aujourd’hui, mon regard a changé sur les films de lecture que je mêle à celles, plus classiques, dirons-nous, ce
et les rapports de genre. Je crois que quand on fustige « ces qui me permet de poser ce regard critique dont tu parles, mais
jeunes qui cancellent », on ne se rend pas compte à quel point engendre dans d’autres cas un jeu d’analyse qui me fait relever
c’est heurtant de découvrir le cinéma en même temps que la portée, sinon féministe, au moins émancipatrice de ce que
je vois. Cela dit, j’ai bien conscience que ce geste s’inscrit avec un « je » d’un autre genre, la seule relation consentie pos-
dans des standards classiques dont on hérite alors qu’il m’est sible est, à la rigueur, un échange de bons procédés (à la fin,
possible d’aller chercher ailleurs d’autres cinématographies, avec le personnage de Miou-Miou), mais « la » femme dans les
faites par des femmes. Je l’ai compris il y a peu, en lisant Erika Valseuses, c’est toujours l’Autre et « ce qu’on en fait ». Pour moi,
Balsom (Cahiers nº 800). C’est une autre étape de ma vie de tout est dit dans l’expression qu’avait eue Blier, « mettre la main
cinéphile, une voie que je veux explorer. au paquet de la France de Pompidou ». Les femmes sont évacuées
de la discussion entre ceux qui transgressent et ceux que ça
C.F. : Et pourtant, avant même la diffusion du « Complément choque, et elles en deviennent les dommages collatéraux. C’est
d’enquête » sur Depardieu, je t’avais demandé quel film t’avait pourquoi l’argument du « ce n’est pas le sujet » (variante du
vraiment atteinte dans ton féminisme, et tu m’avais parlé des fameux « il y a plus urgent ») n’a aucun fondement et conduit
Valseuses. aux pires indulgences sur le plan symbolique, de celles qui
ont fait aimer Depardieu en Jean-Claude, et sans doute pour
V.M. : Je l’ai délibérément interrompu au moment où Brigitte beaucoup, excuser le Jean-Claude en Depardieu.
Fossey se lève pour, espère-t-elle, changer de wagon, et com-
prend en ouvrant la porte qu’elle est coincée. Elle se retourne V.M. : C’est d’ailleurs son premier grand rôle, celui qui a
vers Depardieu et Dewaere, et vers nous. On est du côté de commencé à brouiller les frontières entre l’individu Gérard
Pierrot et Jean-Claude. À ce moment précis, je me dis que je Depardieu et le cinéma, et ce, dès qu’il est entré dans le bureau
n’ai pas envie de prendre cette place de spectatrice. J’ai néan- de Blier en s’écriant « Putain, le personnage de Jean-Claude, c’est
moins tenu à y revenir plus tard et à le visionner en entier, mais moi ! » Le cinéma a participé à cet amalgame qui aboutit tou-
je continue de penser que, depuis le début du film, ces images jours à une forme assez cruelle d’iconisation. Il en va de même
mises en scène ne disent rien qui justifie d’avoir à les supporter. pour Deneuve ou Delon, dont la cinégénie est à ce point rare
qu’ils en deviennent presque irréels depuis notre place de
C.F. : J’ai regardé le film avec une distance née de ce que spectateur. C’est un peu ce qu’a récemment soulevé Lucile
tu m’en avais dit. Et ce qui m’a frappée par rapport à cette Commeaux dans une de ses chroniques 1 en évoquant cette
manière complice de montrer des viols, c’est son inscrip- manière dont le cinéma « fige [Depardieu] tout en le faisant jouer,
tion dans une forme de subversion contre l’hypocrisie bour- et fait de lui une pure figure de patrimoine tout en réactualisant à
geoise, la pudibonderie, les tabous de la sexualité, etc., qui a l’écran sa posture ». La tribune de soutien à l’acteur publiée
rendu le film culte auprès d’une partie de ceux qui fustigent dans Le Figaro, qui saute à pieds joints dans cette confusion
aujourd’hui le rejet féministe d’œuvres comme celle-là. Selon en affirmant « Depardieu, c’est l’art », s’associe à cette mort anti-
cette logique, on ne comprendrait pas ce qu’est la fiction, cipée. Ne pas « effacer » Depardieu, ne surtout pas toucher au
la mise en scène ou la subversion. Pourtant, j’ai justement monument que l’on finit de fixer sur socle : ne pas débou-
l’impression que cet esprit de révolte s’est transmis, mais que lonner la statue.
l’on s’en saisit librement aujourd’hui pour mettre les pen-
dules à l’heure de ladite subversion. L’entre-soi masculin des C.F. : Je suis contente d’avoir l’occasion de mettre quelques coups
Valseuses ne m’aurait pas gênée en lui-même si le film avait de clef dans les boulons…
trouvé d’autres moyens pour parler de masculinité que celui
d’objectifier les femmes en projetant sur elles les névroses V.M. : On n’est pas bien, là ?
après les fantasmes. À aucun moment tout ce cirque autour du
« je » masculin hégémonique ne permet d’envisager un partage 1
« Regard culturel », France Culture, 8 janvier 2024.
DIALOGUE. Née en 1975, Julie Peyr a débuté avec Antony Cordier en 2005, quand paraissait
le premier de ses trois romans, et a depuis travaillé avec Danielle Arbid et Arnaud Desplechin.
Naïla Guiguet, diplômée de la Fémis à 30 ans, en 2019, a réalisé dans la foulée Dustin,
Grand Prix du festival Côté court, avant de collaborer avec Thomas Salvador, Louis Garrel
ou encore Catherine Corsini.
Écrire, disent-elles
Entretien avec Naïla Guiguet et Julie Peyr, scénaristes.
Avez-vous l’impression l’une et l’autre que la représentation des femmes mon inconscient plus qu’une volonté d’intégrer ces questions
dans les récits écrits pour le cinéma est en train de changer ? dans la création. Mon imaginaire a été nourri par les films
Naïla Guiguet : Je suis arrivée sur le « marché de l’écriture » dans avec lesquels j’ai grandi, d’une part ceux faits uniquement par
un climat attentif à ces représentations : comment faire pour des hommes, puis, il y a près de trente ans, par des cinéastes
que les personnages féminins ne soient pas seulement des faire- comme Noémie Lvovsky, Patricia Mazuy, Pascale Ferran, la
valoir ? Je remarque que chez les cinéastes hommes, le rapport génération juste avant la mienne, qui soudain m’a ouvert « l’âge
égalitaire n’est pas instantané. Quand les femmes sont au centre des possibles ».
du scénario, c’est la plupart du temps en tant que victimes.
Rendre visibles des agressions et des viols est très important Les films d’Arnaud Desplechin affichent souvent frontalement une
dans la suite logique de #MeToo, mais je trouve dommage subjectivité masculine, portée par un narrateur obsessionnel.
que la majorité des récits portent là-dessus. Même la Sandra J.P. : Je n’ai jamais senti cette subjectivité comme quelque chose
d’Anatomie d’une chute, que j’aime beaucoup parce qu’elle est d’oppressant. Comment je me suis disputé…(ma vie sexuelle) est
assez trouble et n’essaie pas d’être aimable, évolue en territoire l’histoire d’un homme qui n’a jamais oublié la rencontre avec
très hostile. Ce sera l’étape suivante : des personnages fémi- Esther, et le personnage de Nora dans Rois et reine a une puis-
nins romanesques qui ne répondront pas en permanence à la sance magnifique. Les Fantômes d’Ismaël, auquel j’ai collaboré,
violence. Dans une école de cinéma, l’injonction à inventer raconte le retour d’une femme qui a disparu mystérieusement
des nœuds de conflit relève d’une vision patriarcale : la drama- et que le protagoniste n’a jamais oubliée. Elles sont toutes des
turgie, c’est la guerre. Sans faire table rase, je cherche à écrire sujets, je n’ai pas eu l’impression de trahir mes convictions.
des personnages qui seraient moins dans l’affrontement. Dans
Cherchez la fille, que je coécris avec Thomas Salvador, le per- Julie, vous vivez à Los Angeles : même si vous ne travaillez pas à
sonnage principal n’est pas lui-même comme dans ses autres Hollywood, savez-vous si les scénaristes s’y posent les mêmes
films, mais une femme, assez jeune, qui l’embarque dans une questions ?
aventure. On s’est posé la question : n’est-il pas problématique J.P. : J’ai des amis qui me racontent le fonctionnement d’une
qu’elle ait « besoin » de lui, homme de 50 ans ? writer’s room (espace où travaillent ensemble des scénaristes et showrun-
ners de différentes générations et origines, ndlr), et les questions de
Se détourner du conflit et de la dramaturgie mène parfois aux mailles représentation des femmes s’y posent de manière récurrente,
lâches du « portrait de femme ». par exemple la méchanceté d’un personnage féminin, ou la
N.G. : J’ai développé une aversion pour des films que j’ai ado- façon dont on valorise une femme noire. Ces questions m’inté-
rés adolescente, les portraits moralisateurs de mères courage. ressent, mais j’ai le sentiment que, dans l’histoire du cinéma, on
Vive les femmes faibles, qui se trompent, ou même fortes mais n’a pas été privés de films qui racontaient la vérité des femmes,
qui font n’importe quoi, comme l’héroïne de Wasp d’Andrea du moins depuis Chantal Akerman et Agnès Varda.
Arnold, qui fait attendre ses enfants affamés sur le parking d’un N.G. : On a eu des personnages féminins très beaux, par exemple
bar pour passer une soirée avec un mec ! ceux de Gena Rowlands chez Cassavetes. Mais, encore
Julie Peyr : Il m’est arrivé de changer le genre d’un personnage à aujourd’hui, les drames féminins restent intimes, domestiques,
la fin de l’écriture, et de découvrir qu’un personnage masculin, alors que les personnages masculins sont plus aventureux. Dans
une fois femme, sortait d’un stéréotype, racontait autre chose, L’Innocent, quand j’ai « récupéré » pour ainsi dire le personnage
par exemple le psychanalyste de Celle que vous croyez de Safy de Clémence (Noémie Merlant), c’était une amoureuse transie
Nebbou, finalement joué par Nicole Garcia. Mais en général, qui attendait qu’Abel (Louis Garrel) la regarde, même si elle
je ne fais pas du tout entrer dans ma façon d’écrire l’idée de finissait par aller le sauver – inversion du prince charmant qui
rendre mes personnages féminins plus positifs. Je laisse parler pouvait aussi être un écueil. À l’arrivée, elle est un élément
moteur dans l’action, elle finit le braquage… L’inversion n’est j’écris en ce moment, sur un univers assez masculin, les free
pas ce que je recherche, de même que, dans la vie, je ne vis parties. Le protagoniste est un homme solaire, à la trajectoire
pas mon féminisme comme la reproduction inversée d’un sys- romanesque et même flamboyante, et du coup, depuis trois
tème de domination. En cela, écrire avec Rebecca Zlotowski, mois, avec mon coscénariste Benjamin Crotty, on travaille
même sur une courte durée (pour le projet Ma vie privée, énormément le rôle féminin. Qu’elle soit plus dans l’obser-
ndlr), m’a donné l’impression de parler le même langage vation évite un regard froidement extérieur sur un milieu que
d’emblée ; même chose avec le jeune scénariste du prochain l’imaginaire collectif fantasme peuplé de gens un peu sales qui
film de Larry Clark et Jonathan Velasquez, Mathieu Rathery prennent de la drogue, ne dorment pas et enfreignent la loi.
(To Emma, ndlr). Le regard plein d’intérêt et d’empathie du personnage féminin
J.P. : Quand un producteur m’appelle et me dit « Avec tel réali- me permet de contrer ce cliché.
sateur, une coscénariste femme, ce serait bien », cela a tendance à me
faire fuir. Je ne vois pas pourquoi je serais plus apte à écrire Pensez-vous qu’il y a un lien entre la précarité du métier
des personnages féminins. La singularité d’un personnage et sa féminisation ?
n’émerge pas pour moi via une grille de lecture d’époque. J.P. : On travaille plutôt sur les idées des autres, car il est rare
N.G. : Il est vrai que ce genre d’appel est mauvais signe, car il en France d’écrire un projet de sa propre initiative, sans
survient rarement au début de l’écriture, il cherche à rectifier réalisateur – tandis qu’aux États-Unis les scénarios circulent
un regard misogyne… Cet aveu d’échec est un progrès, mais dans les agences. En ce qui concerne notre statut, nous n’avons
une caution féminine pour faire avaler les couleuvres d’un pas accès à l’intermittence. Quant à notre salaire, il est souvent
scénario fumeux, non merci. divisé en deux versements ou plus, le deuxième n’étant réglé
que si le film se tourne, ce qui est le cas d’un sur deux – dans
Est-ce que le casting ou la mise en scène peuvent « trahir » votre mon expérience, je me rends compte que ceux qui ne se sont
écriture ? pas réalisés étaient surtout prévus avec des femmes ! En mili-
J.P. : Le choix de casting, oui. Il est très fréquent qu’on écrive tant au sein de l’association que je co-préside, les Scénaristes
un personnage féminin de 50 ans et que le choix se porte de cinéma associés, je me suis aperçue qu’à âge et notoriété
sur une actrice plus jeune. Je viens d’écrire un film (Loving égaux, l’écart de salaire est de 30% entre hommes et femmes,
Jacques, pour la réalisatrice Delphine Lehericey, nldr) sur quatre soit plus que la moyenne nationale.
femmes, dont trois de 50, 70 et 90 ans.Typiquement, il est très
difficile à financer. Les étapes par lesquelles passe un scénario dans la chaîne de production
et toutes les modifications qu’il subit peut faire penser au corps des
Naïla, quand vous réalisez vous-même, le genre intervient-il actrices décrit par Jane Fonda dans Sois belle et tais-toi de Delphine
dans l’écriture, la mise en scène ? Seyrig, maltraité et reconditionné par les studios hollywoodiens…
N.G. : Ayant été bercée pendant mon enfance et mon adoles- N.G. : … pour qu’il n’y ait pas d’aspérités… Oui, c’est vrai que
cence de films dans lesquels les personnages masculins ont les le scénario est une forme féminine ! On est au centre des dis-
meilleurs rôles, je m’étais moi-même construit un imaginaire cussions pendant trois ans, on vient nous chercher parce qu’on
au masculin. Chose que j’ai combattue depuis. À la Fémis, à a besoin de trouver de l’argent, mais dès le premier jour de
l’inverse, on nous pousse à écrire sur ce qu’on connaît : « Tu tournage, on nous oublie. (Rires)
es une fille de 25 ans, pourquoi écris-tu sur un homme de 50 ans ? »
J’ai dû aller contre mon réflexe premier et inventer un per- Entretien réalisé par Charlotte Garson en visioconférence,
sonnage de fille pour Molitor, mon premier long métrage que le 16 janvier.
© LES FILMS DES TOURNELLES
ENQUÊTE. Y a-t-il une façon de sélectionner et de programmer les films en festival qui soit proprement féminine ?
Qu’en est-il du geste artistique de programmation lorsqu’il est infléchi par un impératif de diversité ?
LES FESTIVALS,
À L’INTERSECTION
par Olivia Cooper-Hadjian
N
ées dans les années 1970, 80 ou 90, les programma-
© DOCUMENTO FILM
trices interrogées pour cette enquête on fait état d’ex-
périences souvent similaires, à commencer par une
ambivalence à leur égard de la part de l’industrie. Lili Hinstin,
actuellement directrice de la programmation de Nouvelles
vagues à Biarritz et programmatrice au Festival de film de la
Villa Médicis à Rome, se souvient : « Quand j’ai été nommée
à la direction artistique du festival de Locarno [en 2018, ndlr], on
m’a beaucoup dit que j’avais été choisie parce que j’étais une femme.
Ce à quoi j’ai fini par répondre : “C’est peut-être vrai, mais mes
prédécesseurs avaient tous été nommés parce qu’ils étaient des
mecs !” » Arrivée à la direction artistique du Festival du film
d’Amiens en 2022, Marie-France Aubert l’a constaté : « Pour
un effet de vitrine, on nous ouvre des portes, mais cela cache parfois
une confiscation du pouvoir qui devrait nous revenir. En tant que
jeune femme, je suis confrontée à beaucoup de paternalisme au sein
du festival et des institutions. On m’a aussi reproché de n’avoir invité
qu’un seul homme cis dans les jurys des deux éditions du festival
que j’ai dirigées. »
Qui dit festival dit généralement structure associative, gou- Divino amore de Cecilia Mangini (1961).
vernée par un conseil d’administration parfois en décalage avec
l’époque. Dans le milieu, les récits de tensions avec ces bureaux s’identifier, le regard de ces femmes programmatrices est-il pour
sont légion, quel que soit le genre des personnes qui program- autant spécifiquement féminin ? « Expérimenter ne serait-ce qu’un
ment. Mais lorsque ce sont des femmes qui sont confrontées à seul endroit de minorité, comme le fait d’être une femme, change notre
des hommes, parfois en place depuis des décennies, ces derniers perception générale de la vie, avance Lili Hinstin. Mais il serait très
peuvent se sentir d’autant plus légitimes à outrepasser le cadre réducteur de penser que nommer des femmes à la tête de festivals suffit
de leur fonction, tout en méconnaissant la réalité du travail de à faire évoluer les structures. Une uniformisation subsiste, à des degrés
leurs interlocutrices, entend-on souvent quand on échange avec divers, dans les comités de sélection. La plupart sont très blancs. Il faut
des professionnels du secteur. La libération de la parole donne prendre en compte les origines sociales et culturelles, et aussi l’âge.
de l’assurance, mais des résistances subsistent, qui empêchent D’ailleurs, les débats idéologiques qui ont pu advenir dans les comités où
parfois les programmatrices de mener leurs projets à bien. j’ai travaillé révélaient souvent des fractures générationnelles, plutôt que
Pour continuer à faire évoluer les mentalités, faut-il recher- de genre.» Marie-France Aubert relève aussi l’importance d’une
cher la parité dans les sélections ? « Quand je me suis mise à réfléchir vision intersectionnelle : « J’ai la volonté de faire attention à ce que
à cette question, j’ai réalisé que dans mes programmes de courts métrages mes programmations rassemblent une diversité qui ne se limite pas à
à la Quinzaine des réalisateurs [ancien nom de la Quinzaine des une meilleure représentation des femmes hétéros cis. Il ne s’agit pas de
cinéastes, ndlr] une parité s’était instaurée naturellement, sans que je montrer des films qui seraient moins bons parce que ce sont des films
la recherche », note Laurence Reymond, actuellement program- issus de groupes sous-représentés, mais de faire l’effort d’aller vers eux.
matrice au Festival du film de femmes de Créteil et passée par En tant que femme, homme gay, personne racisée, transfuge de classe,
Entrevues, à Belfort. Rendu flexible par une histoire domi- etc., on a d’autres nécessités, et du coup on va chercher des films là où
née par les figures masculines, auxquelles il leur a bien fallu d’autres personnes ne vont pas. D’autres cinéphilies se constituent. »
Comme sa consœur, Natacha Seweryn, directrice de la pro- femmes”… L’idée est surtout de montrer des films qui ne sont pas
grammation du Fifib à Bordeaux, s’attache à « mettre au cœur de montrés ailleurs. » Même vision chez Daniella Shreir, qui a lancé
cette réflexion la question des images manquantes, pour reprendre le la plateforme féministe Another Screen avec une programma-
titre d’un ouvrage dirigé par Dork Zabunyan 1. Les histoires qui n’ont tion de films de Cecilia Mangini, dans le prolongement de la
encore jamais été racontées de façon singulière, c’est ce que je cherche. revue Another Gaze. Le projet : montrer des films de femmes
Si c’est réalisé par un homme de plus de 70 ans, comme c’est le cas (souvent de « matrimoine ») en les rattachant à leur contexte
pour Nome de Sana Na N’Hada, Grand Prix du dernier festival, par la publication concomitante de textes historiques ou com-
ça m’intéresse tout autant. » mandés pour l’occasion. « Je n’aime pas l’idée d’une manière de
On retrouve chez les différentes programmatrices une voir propre aux femmes, précise Shreir (également membre du
ouverture au changement, quitte à se mettre soi-même au comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes). C’est la
défi. « On est merveilleusement perméables à la pensée collective de forme qui m’intéresse plus que l’identité de la personne qui se trouve
notre époque, estime Lili Hinstin. Elle fait bouger la société, mais derrière la caméra. Mais en me limitant aux réalisations de femmes,
elle change aussi notre propre perception. On porte aujourd’hui un j’ai déjà beaucoup à partager : dès que l’on circonscrit un champ à
regard différent sur des objets qui ne correspondaient pas à la norme explorer, cela ne fait que mieux révéler l’abondance de films qui
d’une certaine grandeur esthétique. » « Les festivals forgent l’histoire valent la peine d’être redécouverts. » Rétive à toute labellisation
du cinéma : nous avons une responsabilité, et ça dépasse la question du des œuvres, la plateforme se détourne de la fiction et du long
genre, note Natacha Seweryn. Les enjeux écologiques, l’hégémonie métrage pour privilégier des œuvres à teneur documentaire
encore présente de Paris face à la province, l’organisation du travail, et ou expérimentale, de tous formats et durées. « Ce genre de films
l’opacité de l’accès à certains financements doivent être questionnés à a toujours été favorisé par les femmes pour des raisons de moyens.
leur tour. » Marie-France Aubert souligne également l’impor- Quand j’ai intégré le comité de sélection de la Quinzaine de cinéastes,
tance de penser « féministement » le festival dans sa globalité, j’ai réalisé à quel point la situation était différente dans un champ
et pas seulement la programmation : « J’y réfléchis à deux fois où la fiction prédomine : nous recevons seulement 27% de films de
avant d’inviter un homme hétéro cis au festival, afin de réduire les réalisatrices », ajoute-t-elle. Nul doute que le travail de défri-
risques d’agressions pour le public et les équipes. » chage accompli par les programmatrices féministes profitera à
Loin de toute essentialisation, ces programmatrices envi- d’autres après-coup, comme le remarque Laurence Reymond :
sagent leur métier dans un contexte social où les films de « Il y a tout un vivier de talents qui ont été montrés à Créteil et qui
femmes partagent un statut marginal plus que des caracté- sont redécouverts à mesure que les cinémathèques, tout à coup, se
ristiques esthétiques ou narratives. Pour Laurence Reymond, rendent compte que les points de vue féminins sont importants. » ■
« on constate surtout la très grande variété des styles – comme chez
les hommes, en somme. Les seuls domaines dans lesquels on trouve 1
Les Carnets du BAL, nº 3, 2012.
toujours très peu de femmes sont les genres coûteux comme la science-
fiction, et les films à gros budget en général. L’intitulé du festival Remerciements à Maïté Peltier, directrice artistique du festival
de Créteil est compliqué : les femmes ne font pas des “films de Filmer le travail de Poitiers.
en revanche au mouvement récent du Cette construction en château de Plus tôt, alors que Sunhee lui confie
cinéaste vers un prosaïsme accru. Jusqu’à cartes rappelle que la fragilité des rela- croire en Dieu, Byungsoo avance que les
l’incitation faite à Byungsoo de mastiquer tions ne dépend pas en premier lieu religions sont des inventions qui répondent
lourdement une feuille de ginseng, jamais d’une inconstance morale, mais du à la peur. En dépit de cette lucidité, il
les couples n’auront autant parlé d’alimen- fait que les existences sont prises dans expose plus tard à sa nouvelle partenaire
tation : le désir importe moins que l’état de un temps qui dénoue les liens et rend la manière dont Dieu s’est révélé à lui en
santé du corps. Même l’amitié qui a pu tout futur indécis. Face à sa grande lui disant de déménager et de faire douze
servir de refuge se trouve cette fois minée affaire qu’est la discontinuité du monde, films, et ce alors même qu’il avait arrêté sa
de considérations sociales et financières. Hong a longtemps mis en scène l’agita- carrière. Loin des ouvertures au monde des
Alors que madame Kim propose d’abord tion vaine de personnages désireux de autres personnages croyants dans Le Jour
de le loger gratuitement, la menace d’une contrôle, avant de privilégier l’ouver- d’après ou Juste sous vos yeux, cette conver-
augmentation de loyer pèse sur Byungsoo. ture à l’instant. Depuis que Kim Min- sion doublée d’un projet velléitaire laisse
Et si Sunhee lui offre des bouteilles de hee a adressé un « Notre Père » à une circonspect, et l’on peut voir dans cette
vin, il reçoit ses contraventions après leur chute de neige dans Le Jour d’après, la fondation divine des actions une illusion
rupture. Amour, amitié, cadeaux de la vie tension du désir et du réel a trouvé dans vouée à se défaire. Revirements et varia-
qui se retournent en dettes. la grâce une issue possible, les récits se tions participent en tout cas du vif plaisir
Il n’y a rien d’installé dans le bâti- ponctuant d’écarts sensibles, mus par un d’une œuvre où, d’une partie à l’autre, des
ment de Hong Sang-soo, le cinéaste se tropisme marin. Rien de cela dans ce légumes à la viande, du vin au soju, du
hissant comme d’habitude par-delà le film d’intérieur où la parole domine et scepticisme à la croyance, des paroles aux
simple réalisme psychologique. À l’issue où Byungsoo, attentif à la fiabilité des actes, s’échafaude un art de l’indétermina-
du premier segment, Byungsoo, parti rambardes d’un balcon et obsédé par tion. Film sur un temps qui avance à coup
rendre visite à un producteur, ne revient la fermeture des portes, métaphore des d’ellipses, Walk Up va finalement, dans la
pas alors qu’il dit ne pas en avoir pour liens dégradés, apparaît comme un per- continuité d’un plan, jusqu’à détruire sa
longtemps. Madame Kim et sa fille, lais- sonnage de la première tendance du propre progression. Dans une figure de
sées seules, s’amusent alors d’une réplique cinéaste, animé d’un besoin de sécurité. boucle ouverte, Hong remet les pendules
de la jeune fille qui le décrit comme une Une séquence qui le montre allongé sur à l’heure et l’avenir à sa place : celle d’une
« personne disparue ». Plus tard, alors qu’il son lit dans l’attente de Sunhee fait sou- incertitude fantomatique qui flotte par-
envoie un message à Sunhee qui tarde à dain entendre en off une scène fantas- dessus le présent. ■
son tour, Byungsoo s’aperçoit qu’elle est mée où cette dernière rentre à la maison.
sortie sans son portable. Discrètement, les Divisant l’image et le son, Hong mani- WALK UP
situations accusent le point de non-retour feste une tension mentale entre réel et Corée du Sud, 2022
des relations, celui du contact inopiné- idéal qui se résout chez Byungsoo par Réalisation, scénario, image, montage, musique Hong Sang-soo
ment rompu. Le passage de Byungsoo un repli, un désir de solitude face à une Son Kim Hye-jeong
d’un étage à l’autre fournit le modèle situation qui lui échappe – on retrouve Interprétation Kwon Hae-Hyo, Lee Hye-young, Song Seon-mi,
d’une instabilité foncière : comme dans chez lui, qui demande à sa compagne Cho Yun-hee, Park Mi-so, Shin Seok-ho
Introduction, ce qui s’établit se défait aussi- de surveiller ses fréquentations, un peu Production Jeonwonsa Film Co.
tôt, l’ellipse pouvant précipiter une rup- du personnage masculin de Yourself and Distribution Capricci
ture à peine amorcée et remplacer une Yours, avant qu’il n’apprenne à faire pas- Durée 1h37
femme par une autre. ser l’amour avant la peur. Sortie 21 février
© TESSALIT
nature fondamentalement sérieuse et
sceptique. Plus il fait du spectacle, plus
il est contre le spectacle ; plus il fait de la
métaphysique, plus il est anti-métaphy-
sique, si bien que la croyance enfantine
du début se dissout ici dans une farce
nihiliste.
Pas besoin de g ratter longtemps
pour voir à l’œuvre le fond de la pen-
sée de Dumont dans son exploration des
mythes, schémas et pulsions archaïques,
à savoir le rejet de la modernité. Ce
qu’il y a de plus raté et contestable dans
L’Empire est ce qui relève de la satire,
c’est-à-dire de ce que cette comédie,
malgré son apparente anarchie, cherche
à montrer et à signifier en frottant la
vieille question du Bien et du Mal au
vide contemporain. En gros (mais ce
n’est de toute façon pas subtil), ici les
L’Empire de Bruno Dumont puissances du Bien, incarnées par des
femmes (Anamaria Vartolomei, Camille
Acentricité
vec L’Empire, le cinéma de Bruno
Dumont fait un pas de plus vers l’ex-
en étirant le naturalisme de ses
Dans une première partie réjouis-
sante, le fantastique et le jeu décollent
la peau naturaliste. Dumont n’avait sans
rialiste et hédoniste. Certes, le cinéaste
choisit l’humanité contre ces dieux qui
se regardent en miroir et terminent par
premiers films jusqu’aux espaces inter- doute jamais trouvé un tel degré d’en- s’entretuer, mais il finit tout de même
sidéraux d’une science-fiction délirante fance que dans ces scènes où ses acteurs par enfermer les Terriens dans une fable
(genre où il mettait déjà les pieds dans ses semblent s’amuser au « on dirait que » bien lourde où les bonnes intentions ne
séries). Non sans provocation, il définit de la cour de récréation, débitant avec peuvent résister à l’appel sauvage de la
cette épopée f arcesque, où deux puis- l’accent picard des dialogues à la Dune, jouissance, où une main au cul ou au
sances extraterrestres incarnées dans les excités comme des gosses s’appliquant à paquet ne se refuse pas et mène tout droit
corps d’humains s’affrontent d’un vil- croire en leur fiction, parfois ne résistant à un orgasme qui cloue le bec d’une che-
lage du Boulonnais jusqu’au fin fond pas à sourire de se voir faire ça. Joie aussi valière wokiste. Ce n’est pas forcément
du cosmos, comme le « préquel de La Vie de parler des humains à la troisième per- quand il réfléchit que Dumont s’avère le
de Jésus ». De son premier long métrage sonne – « Les humains sont nuls », « Qu’ils plus intelligent. ■
demeure la jeunesse prolétaire du Nord sont touchants ! » –, et que cela aide à
rural, mais elle joue ici aux chevaliers et voir l’humanité. L’EMPIRE
à Star Wars. Et c’est là, dans ce qui peut Mais malheureusement, quand le film France, 2024
paraître le moins naturaliste et le plus s’élève au-dessus de la terre ferme et qu’il Réalisation, scénario Bruno Dumont
mythologique, que Dumont situe le prend une ampleur à la fois plus specta- Image David Chambille
caractère originel de son film. L’Empire culaire et métaphysique, Dumont semble Son Philippe Lecoeur
retournerait en quelque sorte au mythe s’amuser seul, dans un lâcher-prise et un Montage Bruno Dumont, Desidera Rayner
fondateur des humains qu’il filmait grotesque forcés. Fabrice Luchini en Décors Erwan Legal, Celia Marolleau
autrefois nus et bruts (jusqu’à Hors Satan, maître du Mal bouffon déroute imman- Costumes Alexandra Charles, Carole Chollet
disons), et dont il révèlerait ici les orig- quablement, mais sans que ça produise Interprétation Lyna Khoudri, Anamaria Vartolomei, Camille
ines physiques et métaphysiques, venues grand-chose d’autre que le sentiment Cottin, Fabrice Luchini, Brandon Vlieghe, Julien Manier,
de très loin pour les posséder : les deux d’un cinéaste se défoulant avec ses pou- Bernard Pruvost, Philippe Jore
forces qui s’opposent dans le ciel comme pées et ses maquettes, loin du terrain de Production Tessalit Productions, Novak Productions,
en eux, c’est tout simplement le Bien et jeu collectif de la première partie. Ce Ascent Film, Red Balloon Film GmbH
le Mal, dont les maîtres et les chevaliers burlesque extrême jusqu’au malaise nous Distribution ARP Sélection
sont incarnés par des divinités ayant pris rappelle combien le rire n’est pas naturel Durée 1h51
apparence humaine. chez Dumont, mais relève souvent d’un Sortie 21 février
Pataquès à Cadaqués
par Olivia Cooper-Hadjian
Utiques
ne moustache, des yeux écarquillés,
un accent et une diction caractéris-
: pour aborder un mythe, ne pas
fan et apprentie journaliste prénommée
Judith (Anaïs Demoustier) qui s’apprête à
l’interviewer, mais celui-ci s’en retourne
sur un plateau…) dissimule une tenace
mélancolie. Ce qui distingue ce film des
précédents recelant faiseurs d’images et
chercher à le sonder, mais en surinvestir lorsqu’il comprend que l’entretien ne sera histoires enchâssées (à commencer par le
la surface. C’est l’une des grandes idées pas filmé. Le récit, aussi irracontable que très beau Réalité) serait une différence de
de ce Daaaaaalí ! : indifférent aux faits de coutume, prendra alors l’allure d’un degré qui change quelque peu sa nature.
biographiques comme au processus de jeu du chat et de la souris, Judith ten- Ici, un récit de rêve en vient à tout pha-
création, il combat l’illustration par la tant de convaincre Dalí de se laisser cap- gocyter par strates successives, à moins
pointe du cliché. La multiplication des turer par les caméras qu’il a lui-même que la mise en abyme ait commencé plus
interprètes ne fait que concentrer le geste : réclamées. tôt, lors d’une plongée dans un téléviseur.
Édouard Baer, Jonathan Cohen, Gilles Cette focalisation sur une entreprise Les rêves s’insèrent dans les films dans les
Lellouche, Didier Flamand et Pio Marmaï de mise en image fait sens, car les films rêves dans les films. Ce qui pourrait appa-
prêtent alternativement leurs traits au de Dupieux entretiennent une parenté raître comme de la surenchère vise plu-
peintre, d’une façon qui semble aléatoire plus profonde avec la figure publique de tôt une forme de dénuement : le méta
et ne souffre aucune justification, mais Dalí qu’avec sa peinture : rien ne brouille au carré dépasse ce qui peut tenir du tic,
qui rend ses célèbres attributs d’autant mieux les frontières entre le réel et l’ima- s’épuise, nous épuise, et devient autre
plus saillants – c’est aussi une façon de ginaire qu’une vie elle-même faite œuvre. chose qu’un mindfuck ludique. Le fara-
citer une fois de plus Buñuel, qui utilisait Par l’angle médiatique de son récit, le mineux échafaudage semble finalement
ce dispositif dans Cet obscur objet du désir, cinéaste lie les deux sens du mot vanité : n’avoir d’autre vocation que celle de sus-
et dont Quentin Dupieux s’approche poussé à l’extrême dans le personnage, ce citer le lâcher-prise. Dupieux pousse la
plus que jamais via celui qui fut son com- trait de caractère convoque le genre pic- sensation de vertige si loin que la figure
plice. Hormis dans son plan initial, le film tural du même nom. Par la mise en avant même de l’auteur tirant les ficelles s’éva-
évite par ailleurs les citations directes de de l’aspect artificiel de la représentation pore. Il ramène l’expérience esthétique
tableaux. Dalí est ailleurs, Dalí est partout, et la mise en abyme, les peintres de la à ce qu’elle a de plus intime, corporel,
et ce déjà dans les précédents films de Renaissance exprimaient leur conscience et qui par là même devient commun.
Dupieux, par son appétence à produire de la finitude humaine. Ici, à mesure que Le rêve dissout les frontières entre les
des images qui débordent la raison. Les Dalí devient toujours plus diva (il ne veut êtres : par lui, ce sont les personnages
paradoxes sont d’autant plus troublants être filmé que par « la plus grosse caméra du eux-mêmes qui sont enchâssés les uns
que l’on en voit les ficelles, comme monde »), la mort s’immisce en la personne dans les autres. C’est ici que Dupieux
lors de la première apparition de Dalí : d’une version plus âgée de lui-même, réussit le mieux à restituer l’importance
la traversée d’un couloir d’hôtel rendue et par la voie détournée des rêves des d’un artiste tel que Dalí : par sa capacité à
interminable à la faveur d’un non-effet autres : la vie mérite d’autant plus d’être inséminer ses images dans les consciences,
de montage, qui laisse l’homme marchant figée qu’elle nous fuit. Une fois de plus mais surtout l’inconscient, individuel et
au bout du couloir à chaque fois que l’on chez Dupieux, le gag surréaliste (pluie collectif. ■
y revient. L’artiste est attendu par une de chiens, téléphone débranché apporté
DAAAAAALÍ !
France, 2023
© ATELIER DE PRODUCTION/FRANCE 3 CINEMA
Jungles artificielles
Les affects se désactivent, le temps devient
ici matière plastique présentée dans un
espace qui finit par se confondre avec
celui d’un musée. Peu importe l’époque,
par Fernando Ganzo Bonello filme toujours depuis un temps
où le cinéma se méfie de son propre pou-
voir de fascination et d’émotion. Le rap-
Atomes crochus
et contrefaçon terminale en giallo ; une
descente aux enfers de l’uranium qui
s’assume comme orphique et tributaire
du Testament de Cocteau, mais aussi de
par Hervé Aubron la naïve schizophrénie dualiste de Matrix,
Johannes étant inspiré du physicien Hugh
Everett, théoricien des multivers…
Lle deuxième
e cinéma se découvre sur le tard radio-
actif. Après Asteroid City et Oppenheimer,
film d’un Allemand inconnu,
Nous n’avons pas rompu avec la guerre
froide parce que la Seconde Guerre n’est
pas exactement derrière nous, mais nous
Le film, sous ses dehors stériles et
congelés, est plein comme un œuf, ou
comme le réacteur de Tchernobyl avant
Timm Kröger, choisit pour épicentre, en irradie encore. Le héros du film, Johannes, son explosion, six mois après la naissance
noir et blanc, un symposium de physiciens thésard allemand en physique quantique de Kröger. Il en fait des caisses en même
se tenant en 1962 dans un grand hôtel accompagnant son professeur, doit dou- temps qu’il éteint tout par le froid. Tant
isolé des Alpes suisses. Sur le papier, la loureusement admettre que les radiations de références bigarrées et tant d’horizon-
tocade peut apparaître comme un exercice ne sont pas seulement affaire de particules talité glaçante : l’un de ses meilleurs plans
de style passéiste, poussiéreux et hors-sol. ou d’ondes, mais aussi de spectres et de nous révèle qu’on peut escalader à quatre
Ce dernier qualificatif est géologiquement réminiscences, entre autres du nazisme, de pattes, au sol, un tapis. Il s’affirme comme
faux.Tandis que des mystérieuses bizarre- ses anciens affidés et victimes. acrobate éventuellement agaçant en même
ries perturbent le colloque, on apprend Universal Theory est lui-même irradié temps qu’il a une réelle intuition : la
que l’hôtel est construit au-dessus d’une par toute l’histoire du cinéma, et Kröger radioactivité est ici l’autre nom du manié-
ancienne mine d’uranium, dans laquelle ne dissimule pas sa boulimie citationnelle, risme, conçu comme l’infernale irradiation
on finira par s’aventurer. Si le film fait son une mégalomanie conçue comme capacité de toutes les figures qui nous ont précédés,
miel des poussières (celles d’un palace hors à tout incorporer. La mégalomanie n’est jusqu’à une neutralisation mortelle. ■
d’âge, celles de la neige, celles aussi, invi somme toute pas étrangère à la physique
sibles, de l’uranium), elles sont tout sauf fondamentale et à sa remise en cause de UNIVERSAL THEORY (DIE THEORIE VON ALLEM)
ternes, plutôt phosphorescentes. toutes les échelles – la théorie de tout. Allemagne, Autriche, Suisse, 2023
Cet attrait réaffirmé pour la radioac- Sous le glacis noir et blanc du film, tout Réalisation Timm Kröger
tivité est solidaire du moment que nous y passe : le jeu parfois expressionniste de Scénario Roderick Warich, Timm Kröger
vivons, où nous devons bien convenir que l’acteur principal ; des flics à la manière de Image Roland Stuprich
nous n’en avons pas fini, alors que nous le Mabuse ou M le maudit ; le mixte scénaris- Son Johannes Schmelzer-Ziringer
croyions, avec la guerre froide. Ce pour- tique entre La Montagne magique (l’imagi- Montage Jann Anderegg
quoi, sans doute, les physiciens d’Univer- naire du sanatorium) et la SF des mondes Décors Cosima Vellenzer
sal Theory, structurellement solidaires de parallèles (plutôt tendance soviétique, à la Musique Diego Ramos Rodríguez
la bombe atomique, sont assiégés par la Stanislas Lem, auteur de Solaris) ; le jeu de Interprétation Jan Bülow, Olivia Ross, Hanns Zischler,
neige et la glace, tandis qu’ils se réunissent cache-cache entre Johannes et une fan- Gottfried Breitfuss, David Bennent
en Suisse, supposément coupée de toute tomatique Karin (qui évoque tout à la Production Ma.Ja.De Fiction GmbH, The Barricades
hostilité. Il fait toujours trop froid ou trop fois Vertigo et Marienbad) ; une musique Distribution UFO Distribution
chaud (du côté américain, de Chris Nolan qui ne fait pas dans la demi-mesure, entre Durée 1h58
et Wes Anderson) pour les physiciens. Hitchcock et Welles ; des enfants perdus Sortie 21 février
PORTRAIT. Depuis 2008, Ana Vaz a réalisé une quinzaine de courts métrages et plusieurs
installations. Son premier long vient étayer une œuvre hypnotique, hantée par les spectres
de Brasilia, dont elle est originaire.
Terre en danse
Sd’une
i Il fait nuit en Amérique s’ouvre par
un panoramique à 360 degrés au cœur
jungle urbaine, c’est que le cinéma
elle collectionnait les films de famille en
Super 8, qu’elle projetait sur différentes
surfaces pour les filmer à nouveau. Son
chenille faramineuse au premier plan de
Pseudosphynx (2020). Mais ici, les ani-
maux filmés, dans le zoo et les inters-
d’Ana Vaz est animé par une nécessité tout premier court, Sacris Pulso (2008), tices de la capitale, ne sont plus les sujets
giratoire, et cela depuis son commence- réagençait d’ailleurs le titre expérimen- d’une capture visuelle. C’est à nous,
ment. Ses courts métrages s’entraînent les tal Brasiliários de Sérgio Basi et Zuleika spectateurs hominidés, qu’ils s’adressent.
uns les autres au gré de cette impulsion Porto (1985) explorant Brasilia comme Le projet du film lui serait d’ailleurs venu
spiralée. « J’ai longtemps cru que mon corps « la ruine du futur ». À cette disposition à la suite d’un tête-à-tête avec un four-
se fraierait un chemin par la danse, confie- s’est rapidement greffée une appétence milier écrasé dans Brasilia. « Comment
t-elle. Le cinéma m’a amenée à éprouver ce géologique (Cahiers nº 803) : dans A construire nos existences humaines dans la
que peut être la danse à travers le regard. En Idade da Pedra (2013) ou Olhe Bem As même polis que ces êtres qui nous observent ?
danse, l’un des exercices les plus difficiles con- Montanhas (2018), elle investit « une cer- Face à leur regard perplexe, qui nous intime
siste à tourner sur soi. C’est avec les pieds taine autonomie de la matière analogique, de nous réveiller, nous, les homo sapiens, nous
ancrés dans le sol que l’on hallucine sa rela- l’accident, le tâtonnement avec quelque chose sommes nus. C’est là que commence l’éco-
tion au monde. » Dans Há terra! (2016), la qui ne peut pas se révéler immédiatement », terreur. » De l’éco-terreur aux échos de la
cinéaste déjouait la conquête coloniale dévoilant petit à petit les composantes terre : en interrogeant patiemment dans
d’un territoire avec une caméra virev- d’un territoire minéral. chaque plan les limites d’une perspec-
oltante, transformant l’horizon incom- Il fait nuit en Amérique pourrait bien tive anthropocentrée, Ana Vaz se meut
mensurable en une énigmatique surface amorcer son tour nant éthologique. une fois de plus à pied d’œuvre.
multicolore. À la fin d’Apiyemiyekî? Certes, cela fait longtemps qu’Ana Claire Allouche
(2020, Cahiers nº 769), l’image tour- Vaz forme un joyeux bestiaire : faune
billonnait jusqu’à la nausée au milieu intempestive du cerrado dans Há terra!, Propos recueillis par visioconférence,
du mémorial des peuples autochtones, paon vaniteux dans Occidente (2014), le 2 janvier.
sondant les cycles d’impunité étatique
face aux génocides. Dans le prodigieux
© BACCO DE ANDRADE
lui-même, le récit suscite moins le vertige day, it’s a new life » : promesse d’un ailleurs paraît se mouvoir banalement dans cette
qu’une certaine monotonie : toutes les incarné par la ville de Guangzhou, mais Chine-là comme dans un confortable
quinze minutes, il se contorsionne pour l’on devine bien sûr que tout ne se passera bain de familiarité, tant Sissako fige la ville
relancer la machine d’un tour de passe- pas comme prévu pour l’héroïne Aya dans dans un cliché orientaliste à peu près aussi
passe tapageur et fastidieux. Si Vaughn se cette fable examinant les relations sino- convenu que l’air de Nina Simone placé
rêve en petit prince du divertissement africaines au prisme de l’intime. Devant en ouverture.
post-moderne, il se révèle être surtout un ce sujet peu filmé (les effets d’une nou- Yal Sadat
prestidigitateur médiocre. velle donne de la mondialisation qui a fait
Josué Morel émerger une communauté africaine dans
certains quartiers chinois), Sissako mise Chienne de rouge
d’abord sur la fascination pour les tableaux de Yamina Zoutat
Black Tea d’incommunicabilité ou, au contraire, les France, Suisse, 2024. Documentaire. 1h40.
d’Abderrahmane Sissako véritables rencontres entre des êtres que Sortie le 14 février.
France, Luxembourg, Taïwan, 2023. Avec Nina Melo, le déterminisme voudrait éloigner. La plus Dès le titre et les premiers plans, et avant
Han Chang, Wu Ke-Xi. Sortie le 28 février. forte étant celle entre Aya et un marchand que la comparaison ne soit pleinement
On pourrait nommer « le stade Wim de thé, qui tente de l’aimer malgré la pres- assumée par la voix off de la réalisatrice,
Wenders » ce moment d’une carrière d’au- sion sociale et le racisme de sa famille : le rapprochement est fait entre le travail
teur marqué par un désir d’exotisme, cou- grippage prévisible dans cette quête d’une de Yamina Zoutat et celui d’une chienne
plé à une fringale de vieux tubes piochés « new life », démystification tristement dressée pour pister le gibier blessé, parti
dans la discothèque de sa jeunesse. Tout réaliste de la Chine comme eldorado pour mourir au fond des bois. Ce n’est pour-
comme Wenders citait Lou Reed en reve- la jeunesse ivoirienne. Le problème n’est tant pas avec ses images sanguinolentes
nant au Japon avec Perfect Days, Abder- pas que Sissako s’en tienne à ce constat (hémoglobine tombée en gouttes du nez
rahmane Sissako regarde vers la Chine désabusé, mais qu’il considère que cette et du vagin, séchée sur la peau, ou jail-
avec Black Tea, qui s’ouvre sur le départ romance dévitalisée (constellée de méta- lissant dangereusement des plaies) que le
soudain d’une jeune femme ivoirienne phores criardes liées aux saveurs locales : film trouve sa cohérence, et encore moins
vers l’Asie au son de « Feeling Good » tout est dans le titre) suffit à symboliser le point de contact entre son sujet et sa
de Nina Simone. Certes, Sissako n’a ni le gouffre civilisationnel que le libéra- démarche documentaire. Du sang, on
l’âge ni le parcours du cinéaste allemand, lisme tente vaille que vaille de combler. retient plutôt ici la circulation silencieuse,
mais Timbuktu (2014) avait confirmé son À trop se concentrer sur cette amourette, loin du gore : l’affaire du sang contaminé
appartenance à la grande cour des auteurs cette entente qui semble mécanique- dans les années 1990, les histoires de trans-
internationaux ; la soixantaine passée, il a ment aller de soi, il en oublie justement fusions réussies et les recherches généa-
atteint l’étape où nombre d’entre eux se de filmer l’étrangeté et la déréalisation logiques ont en commun de tisser entre
changent en globe-trotters mélomanes, que produisent les exils, les amours les gens, souvent des inconnus, des « liens
regardant les questions (géo)politiques cahoteuses et dépareillées aux confins du du sang » et de gémellité tardive. C’est là
avec une distance flâneuse et molle monde. Jusqu’à un climax fataliste (sur) que la forme du film épouse le mieux son
déguisée en hauteur de vue. « It’s a new joué de façon toute vaudevillesque, Aya propos : la caméra aussi circule d’un visage
à l’autre, les fait parfois se superposer, erre
dans les rues au rythme des témoignages,
© OLIVIER MARCENY
Les Derniers Hommes visions mystiques qui peinent à donner crocs ni accrocs. Un plaisir troublé naît
de David Oelhoffen une ampleur à ce voyage au bout de la des scènes de complicité domestique,
France, 2024. Avec Guido Caprino, Andrzej Chyra, nuit bien falot. audacieuses par la frontalité humble du
Nuno Lopes. 2h. Sortie le 21 février. J.M. cadrage et des dialogues, valant pour
Les Derniers Hommes exhume une page elles-mêmes hors de toute nécessité dra-
peu connue de l’histoire coloniale : matique. Mais Lili, Simon et Abel flottent
l’attaque surprise des troupes françaises Double foyer sereins au-dessus d’un film dont ils n’ont
basées en Indochine par l’armée japo- de Claire Vassé pas besoin. Ici, qui a deux maisons garde
naise le 9 mars 1945. Le scénario se France, 2024. Avec Émilie Dequenne, Max Boublil, toute sa raison.
concentre plus spécifiquement sur une Arthur Roose. 1h25. Sortie le 21 février. Hélène Boons
colonne de légionnaires malades ou au Les gens heureux n’ont pas d’histoire.
repos qui n’a d’autre choix que de par- Guitry fait mentir l’adage, ça donne Bonne
courir plusieurs centaines de kilomètres chance. Mais toute exception ne détruit pas Godzilla Minus One
dans la jungle, au nez et à la barbe de la règle. Dans Double foyer, film en chan- de Takashi Yamazaki
l’ennemi, pour rejoindre la Chine. Diffi- sons sur un amour en-chanté, la pétu- Japon, 2023. Avec Ryûnosuke Kamiki,
cile devant cette intrigue de ne pas penser lante Lili (Émilie Dequenne) et le benoît Minami Hamabe, Yuki Yamada. 2h05.
à Aventures en Birmanie de Raoul Walsh, Simon (Max Boublil) vivent heureux sans Sortie le 17 janvier.
dont David Oelhoffen tire une variation vivre ensemble, ce que tolère leur fils Abel. Dans les pas – gigantesques – de Shin
monocorde et chiche en modulations. Une fois la situation posée, elle piétine en Godzilla (sorti en 2016 au Japon mais
Si, légion étrangère oblige, la troupe dépit de péripéties théoriques : deuil, ami arrivé ici l’an dernier seulement, sous
est cosmopolite (on y trouve un soldat faussement menaçant surgi du passé, flirt la forme racornie d’un Blu-ray), God-
portugais, un italien, un polonais, etc.), refusé, fugue juvénile sans conséquence, zilla Minus One revient à la racine du
le récit souffre pourtant d’un manque finances troublées. Tout glisse sur Lili mythe forgé par le film originel d’Ishirô
d’hétérogénéité, tant la moiteur morti- et Simon comme sur les ailes des insé- Honda en 1954. Voici donc l’archipel
fère de la jungle semble avoir contaminé parables offerts à Abel en guise de clin japonais confronté à la menace inédite
pour de bon les militaires en moins de d’œil hitchcockien. Même une rupture d’un monstre surgi des eaux, occasion
dix minutes. En résulte un film qui peine ne troublera pas cet irénisme de papier. pour un kamikaze déshonoré après sa
à faire ressentir la langueur de cette odys- La duplication domiciliaire, peu traitée désertion de prouver son courage aux
sée (seule la voix off permet de mesurer au cinéma sinon par Rohmer dans Les foules paniquées, mais aussi à sa nou-
les jours écoulés et de rendre compte de Nuits de la pleine lune dont le proverbe est velle famille de substitution (une femme
la déliquescence de l’escouade) et qui cité, promettait des situations comiques et et une orpheline émergées des ruines
déplie sagement un programme attendu : dramatiques concrètes qui auraient porté de Tokyo bombardé). Enjeux limpides,
fatigue, folie, cheminement vers la mort. à son paroxysme ce double bind quotidien, témoignant d’un souci d’épure singu-
Contrairement à Walsh, qui insufflait à entre sublime et grotesque, qu’est l’inti- lier : le retour à l’imagerie d’après-guerre
son récit un vertige métaphysique en mité amoureuse. Las. Pas de névroses, pas obéit à une logique de soustraction et
filmant des personnages écartelés entre de défauts. Ni confusion des lieux chez d’économie, consistant à embrasser les
l’immensité du ciel et le manteau vert de l’un, ni tentation du libertinage chez archaïsmes et les vieux artifices, loin du
la jungle birmane, Oelhoffen ne parvient l’autre. Et dans ce royaume proche de la fatras technologique et technocratique
pas non plus à tirer parti de son décor : on série télé familiale où les béats sont rois, de Shin Godzilla ou de Shin Ultraman
ne trouvera ici ni grande scène d’action, jamais quiconque n’oublie un pull ou un (2022), autre épopée à kaijus signée des
ni acmés psychédéliques à la Apocalypse chargeur. C’est en vain que l’entourage mêmes auteurs. Dû à un budget relative-
Now, mais seulement quelques plates mime l’agressivité devant un amour sans ment modeste, ce refus de la débauche
sans garde-fou vaut aussi comme ascèse
poétique, la fièvre se situant autant dans
© TAKAMI PRODUCTIONS
Green Border
COURTESY OF A24
d’Agnieszka Holland
Pologne, 2023. Avec Maja Ostaszewska,
Jalal Altawil, Tomasz Włosok. 2h28.
Sortie le 7 février.
Green Border déploie sur plusieurs cha-
pitres sa polyphonie de points de vue :
une famille de migrants cherchant à
rejoindre la Suède ; Jan, un garde-frontière
qui n’arrive plus à obéir aux ordres inhu-
mains de sa hiérarchie ; Julia, une psycho-
logue dont la maison jouxte la Biélorus-
sie. En réalité, il s’articule en deux parties.
Agnieszka Holland se concentre d’abord
sur des réfugiés, venus de Syrie, d’Af-
ghanistan ou du Sénégal, ballottés entre
brutes polonaises qui les expulsent et sou-
dards biélorusses qui les torturent ; après
leur dispersion, elle observe la société
polonaise se recomposer à leur contact, Iron Claw de Sean Durkin.
jusqu’à un happy end chimérique qui
convertit la mauvaise conscience en cha- de combat et théâtre, Iron Claw ajoute particulier le temps d’un saisissant fondu
rité bien ordonnée. Dramaturgie du cal- une autre croyance : celle de la fratrie Von mêlant les visages d’Efron, Dickinson
vaire, écorchures sanguinolentes, défilé de Erich (dont le film adapte l’histoire vraie) et Allen White lors d’un combat, hydre
piétas : cette imagerie catholique n’offre en une malédiction familiale remontant transpirante et effrayante.
au spectateur que la place du témoin au moment où leur père, ancien catcheur Fernando Ganzo
impuissant, les paupières comme épin- puis impitoyable patriarche/coach/mana-
glées pour garder les yeux grands ouverts ger, décide de changer son patronyme
sur un naufrage démocratique. Holland pour les besoins du show, et qui coïncide Madame de Sévigné
conspue ainsi l’absurdité kafkaïenne et avec la mort du fils aîné alors âgé 5 ans. d’Isabelle Brocard
proto-fasciste de l’État lorsqu’il est encore Ce double pacte de croyance donne une France, 2023. Avec Karin Viard, Ana Girardot,
gouverné par le PiS, un parti d’extrême étrange candeur au film de Sean Durkin Cédric Kahn. 1h33. Sortie le 28 février.
droite. L’usage du noir et blanc cherche (Martha Marcy May Marlene, The Nest), qui Si nous critiques n’écrivions que sur des
ainsi ici à réveiller le refoulé de la Seconde refuse toute distance ironique, que ce soit bons films, nous nous priverions d’une
Guerre mondiale et à briser les instincts envers la gloire rêvée de la famille (avoir question essentielle, peut-être la plus
patriotiques : la « zone d’exclusion » qui un « champion du monde » dans un sport- commune à tout spectateur : « Pourquoi
régule les abords de la frontière n’est que spectacle où les exploits semblent diffi- puis-je aimer ça ? » Rien ne semble faire
le nom actuel de cette « zone d’intérêt » cilement mesurables aux simples perfor- dérailler cette incarnation de Sévigné
que Jonathan Glazer a récemment filmée. mances physiques) ou envers leurs craintes par une Karin Viard devenue symbole
Mais en théâtralisant les confrontations et déchéances (le personnage de Zac même de la maternité « problématique »
jusqu’à la caricature, la cinéaste développe Efron, qui se veut protecteur de ses frères, au cinéma. Son amour pour sa fille (Ana
un manichéisme conventionnel qui affai- se révèle incapable de les aider à cause Girardot) traverse les années, les aléas
blit la force de la dénonciation. Cet excès de ses propres superstitions). Contraire- économiques, les arrangements sociaux
est d’autant plus dommageable qu’elle sait ment à Adam McKay dans la série Win- et les discussions de salon qui glissent ici
faire preuve d’une ironie acide bien plus ning Time mimant ad nauseam la matière avec une cadence et une élégance scéna-
efficace, par exemple quand Julia, devant visuelle (VHS,TV) de l’ère Showtime des ristique dépourvues de toute forme de
un militaire, prouve qu’elle sait parler Los Angeles Lakers, Durkin refuse toute jugement ou de lecture morale contempo-
polonais en récitant le « Notre Père », bro- perméabilité avec la fascinante mais faci- ranéisante, avec une âpreté lyrique que le
cardant subtilement la place de la religion lement ridicule plasticité de l’époque (les « Chorpus Christi Carol » de Jeff Buck-
dans l’imaginaire national. années 1970-80) et du sport qu’il filme, ley résume bien au générique de fin.
J.-M.S. n’exploitant ni la brutalité physique des Filmé en Scope, ce format qui selon la
corps (Zac Efron, particulièrement) ni citation mythique de Fritz Lang ne sert
la fragilité des deux vilains petits canards qu’à filmer des serpents ou des enter-
Iron Claw de l’histoire : le benjamin qui se rêve une rements, Madame de Sévigné ne mon-
Sean Durkin vie de musicien et la mère (Maura Tier- trerait comme cadavre que celui d’une
États-Unis, 2023. Avec Zac Efron, Harris Dickinson, ney) à la voix (ou la vie) empêchée. Reste certaine qualité française revenant une
Jeremy Allen White. 2h12. Sortie le 24 janvier. cependant dans les meilleurs moments du fois de plus à un mythe littéraire national.
À la tout à fait singulière suspension film une vision critique d’une certaine Or à la vision de ce film, on est frappé
consentie de l’incrédulité à l’œuvre dans philosophie de vie américaine : la force de par le contraste qu’il entretient avec
le catch, point de rencontre entre sport l’union familiale comme monstruosité, en une nouvelle qualité émergeante, voire
© INSIGHT FILMS
La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir.
Le Pion du général rallye, c’est comme la guerre. » Une affaire bouille juvénile et cherche son autorité,
de Makbul Mubarak de bonhommes, donc. Cartes étalées sur l’autre travaille, sourcils froncés, la carica-
Indonésie, 2024. Avec Kevin Ardilova, le capot, regard pénétré, Riccardo Sca- ture du gros dur, tandis que l’ami stone de
Arswendy Bening Swara, Yusyf Mahardika. 1h55. marcio incarne Cesare Fiorio, le directeur Jean, retrouvé par hasard, laisse gentiment
Sortie le 21 février. sportif de Lancia, façon Bonaparte. Un flotter les répliques. « Ça se voit que tu
On attend certes d’un pion qu’il obéisse : plan sur la statue de l’empereur, lors du es un bon père », ira-t-il jusqu’à lâcher,
Rakib (Kevin Ardilova), employé d’un Tour de Corse, viendra enfoncer le clou formulant en négatif ce que le film évite
ancien général indonésien à l’autorité (ou la pédale). Que cherche-t-il dans ces quant à lui d’être : le récit d’apprentissage
suintante et désormais tout occupé par courses insensées, demande une nutri- d’une paternité tendre et fiable. À l’ins-
la politique locale, lui sert ses boissons tionniste dont le père a péri sur les routes ? tinct maternel que Jean semble consi-
chaudes, l’achemine en voiture vers ses Défier la mort, vivre intensément. Mais dérer comme acquis, le film oppose sans
meetings électoraux, fouine pour lui des cela signifie d’abord tirer la bourre à son complaisance une lâcheté mâle, un lien de
informations, consent silencieusement à éternel rival,Walter Rörhl (Daniel Brühl, filiation adverse qui s’éprouve avant d’être
devenir son disciple, sinon son fils adoptif. au feu rouge de sa carrière). À travers eux, assumé. À ce titre, les intrigues violentes
L’histoire que raconte Le Pion du Général Italien passionné et roublard contre Alle- liées au trafic de drogue ont surtout pour
n’est pas particulièrement originale, elle mand froid et méthodique, c’est l’âme fonction de mettre Jean régulièrement en
conduit son personnage de la soumission des nations qui pétarade. Cara New Dag- face de ses responsabilités : tandis que la
aveugle au cas de conscience, puis à la gett a forgé la notion de « pétromasculi- mise en scène convainc par ses courts-
radicale rébellion. Mais qui dit pion dit nisme » pour désigner une modalité de la circuits, le scénario refuse à son person-
aussi échiquier, agencements et positions domination masculine qui repose sur une nage la dérobade, son fils lui revenant
évolutives : du pain bénit pour la mise en dépense énergétique somptuaire. Cramer toujours dans les bras comme une patate
scène. Makbul Mubarak, ancien critique du pétrole pour dominer le champ social chaude. Jean est moins un père violent ou
de cinéma qui signe ici son premier long (les personnages féminins réduits à l’état pataud qu’un père obligé, dont on sent
métrage, s’est nourri de sa propre adoles- de faire-valoir) et le territoire (les cam- en permanence la fragilité du sens moral.
cence (le titre anglais est d’ailleurs Auto- pagnes, lentes et arriérées, soumises à la La réussite du film est d’entretenir sur la
biography) et situe précisément son histoire puissance industrielle des centres urbains durée et à l’abri d’un lyrisme convenu
dans les années 1990, à la fin de la dicta- par la mise en scène de la vitesse). La des sentiments vacillants, à peine formés,
ture militaire de Suharto. S’il interroge la médiocrité de Race for Glory permet de attisés in extremis par les événements, et
prégnance d’une valeur nationale glissante, l’envisager sans réserve comme un symp- de laisser Jean et son couffin sur le seuil
la loyauté (en particulier envers les figures tôme économico-culturel. Mais si l’art est d’un amour plus franc.
du pouvoir), le film suit surtout la quête le nom des différentes formes esthétiques M.G.
identitaire de son jeune personnage, privé par lesquelles notre sensibilité s’aiguise et
de parents. Le visage du comédien passe se renouvelle, c’est bien sûr tout le cinéma
ainsi de l’éponge béate, suspendue aux qu’il faut interroger à l’aune des muta- Sans jamais nous
ordres du général, à l’imitation maladroite tions écologiques.
et d’autant plus terrifiante de la domi- Raphaël Nieuwjaer connaître
nation. À l’image, un damier de reflets, d’Andrew Haigh
d’écrans, de surcadrages habiles annonce Royaume-Uni, 2023. Avec Andrew Scott,
l’imminence du coup décisif : échec et Rien ni personne Paul Mescal, Claire Foy. 1h45. Sortie le 14 février.
mat pour la vertu de Rakib ou pour son de Gallien Guibert Un beau et paisible lever de soleil aux tons
criminel de mentor ? Entre les fous armés, France, 2024. Avec Paul Hamy, Suliane Brahim, rouges et bleuâtres baigne Londres, avant
la fenêtre de tir est limitée, mais le cinéaste Françoise Lebrun. 1h22. Sortie le 28 février. que cette lumière n’éclaire peu à peu le
tranche pour sa génération. Jean (Paul Hamy) évolue dans le trafic reflet d’un homme contemplant le pay-
M.G. de stupéfiants, mais il en a assez de cette sage à travers sa fenêtre. Le premier plan
vie et de l’« appartement de merde » où il de Sans jamais nous connaître affiche l’in-
habite avec sa compagne et son bébé. tention de s’éloigner de la grande métro-
Race for Glory : Son départ est annoncé d’emblée, et l’on pole anonyme pour entrer dans l’intimité
imagine à quel point, vu la noirceur des d’Adam (Andrew Scott), scénariste quadra
Audi vs Lancia premières scènes, celui-ci sera compliqué. enfermé entre le souvenir de ses parents,
de Stefano Mordini Rien ni personne déjoue pourtant l’ima- morts quand il n’avait que 12 ans, et une
Italie, Royaume-Uni, 2024. 1h48. gerie et la mécanique scénaristique du romance naissante avec le jeune et auto-
Avec Riccardo Scamarcio, Daniel Brühl, film noir : ici peu d’éclats de voix et de destructeur Harry (Paul Mescal), son seul
Volker Bruch. Sortie le 7 février. démonstrations de force, car tout y est en voisin dans une tour moderne et presque
On pouvait faire bien des reproches à Bar- cours et adouci par la lumière de la Loire- déserte. Mais surtout, l’ouverture annonce
bie, au moins Greta Gerwig n’était-elle Atlantique. Les meurtres et les vols sont d’emblée que l’ensemble de ce mélo-
pas dupe de l’imaginaire véhiculé par son déjà commis, filmés seulement par flashs drame sera plongé dans une esthétique
héroïne. Stefano Mordini, lui, joue aux impressionnistes, lorsque Jean rebrousse saturée de couleurs intenses et de musique
petites voitures comme s’il n’y avait ni à plusieurs reprises le chemin tortueux (mélange de tubes des années 1980 et de
lendemain, ni rapports du Giec. La méta- de sa fuite. Les trafiquants, d’ailleurs, font sons planants ultracontemporains). À la
phore est livrée dès la première scène : « Le plus sourire que trembler : l’un traîne une voie du temps qui passe, qui chez Terence
© LEWIS PICTURES
mations nationales, traditions familiales
et déchirement de l’âme, Andrew Haigh
(45 ans, La Route sauvage) préfère une
émotion strictement au présent : lors de
plusieurs retours dans sa maison d’en-
fance, Adam retrouve ses parents comme
s’ils étaient vivants et inchangés, rattra-
pant le temps perdu tout en se confron-
tant à la mémoire de son enfance, dans
un récit (adapté de Présences d’un été de
Taichi Yamada) qui joue timidement avec
le phantasmagorique. Si cette mise à plat
temporaire qui fait que parents et fils ont
le même âge peut être troublante (la pre-
mière rencontre avec le père ressemblant
à une scène de drague), la matière émo-
tionnelle du mélodrame se retrouve écra-
sée, prémâchée dans une rêverie psycho-
logisante (« que diraient mes parents s’ils
étaient toujours là ? »). Sleep de Jason Yu.
F.G.
Jacob fait le lien entre les différents frag- entre le diurne et le nocturne. Lors des
ments en incarnant un personnage envahi scènes de jour, Lee Sun-kyun surjoue
Shikun progressivement par la névrose, jusqu’à la la banalité amoureuse alors que Jeong
d’Amos Gitaï folie. Malgré quelques scènes boiteuses, Yu-mi présente Soo-jin comme une
Israël, France, Italie, 2023. Avec Irène Jacob, Shikun finit par séduire : le renoncement solitaire hagarde perdue dans un monde
Bahira Ablassi, Menashe Noy. 1h25. à toute trame narrative libère le cinéma de qui n’est plus le sien, à la recherche d’une
Sortie le 28 février. Gitaï, qui réussit enfin à nous surprendre délivrance qui ne relève plus du réel mais
Tourné dans deux lieux étonnants – une à nouveau avec cet objet étrange. du fantastique. Quant aux scènes de som-
immense HLM à Beersheba dans le sud Ariel Schweitzer meil, elles sont traitées comme des ins-
d’Israël, et la gare centrale de Tel-Aviv, tants oniriques au cours desquels Soo-jin
un bâtiment « post-moderne » déjà en plonge dans le fantasme de son mari dans
état de délabrement –, Shikun (HLM en Sleep l’espoir de le protéger, telle une Orphée
hébreu) est clairement un film d’archi- de Jason Yu moderne inversant les stéréotypes de
tecte (première formation d’Amos Gitaï). Corée du Sud, 2023. Avec Jeong Yu-mi, genre. Sleep déploie alors une succession
C’est aussi son œuvre la plus abstraite, Lee Sun‑kyun. 1h35. Sortie le 21 février. de rêveries d’épouvante aux partis pris
constituée de longs travellings balayant Coucher ou se coucher ? Avec beaucoup chromatiques abstraits, les corps devenant
sans cesse l’espace et d’une série de d’espièglerie, Jason Yu fait du sommeil de plus en plus irréels et flottants, faisant
monologues et de dialogues en diverses le reflet des tensions de la vie conjugale du couple une folie à deux où salut et
langues (hébreu, arabe, russe, yiddish et et évacue d’emblée la question du désir terreur ne cessent d’échanger leur place.
français) révélant la complexité cultu- sexuel. Quand Hyun-su (Lee Sun-kyun) J.-M.S.
relle de la société israélienne. Dehors, on dort, son épouse Soo-jin (Jeong Yu-mi)
évoque la présence de rhinocéros qui cir- travaille. Lorsqu’elle ferme les yeux, c’est
culent librement dans la rue. En filigrane, au tour de son mari de la contempler Le Successeur
la pièce de Ionesco dont le film s’ins- endormie. L’un ronfle, l’autre pas. La situa- de Xavier Legrand
pire est abordée comme une métaphore tion dégénère dès que Hyun-su souffre de France, Belgique, Canada, 2024. Avec Marc-André
du nationalisme et du conformisme qui crises de somnambulisme dont il ne garde Grondin, Yves Jacques. 1h46. Sortie le 21 février.
infectent le pays, à l’image de ce dialogue aucun souvenir. Il se réveille les mains Pour donner un successeur à son premier
entre un entrepreneur et un architecte qui maculées de sang à force d’avoir passé la film, Xavier Legrand reconduit la thé-
souhaitent transformer la HLM en espace nuit à se gratter convulsivement. Le mari matique de l’emprise paternelle, doublée
plus rentable et plus « religieux » (en en et l’épouse vivent côte à côte mais jamais de la peur de l’héritage. Contrairement
faisant une synagogue), tout en humiliant en même temps. Jason Yu ne se prive à son homologue dans Jusqu’à la garde,
leur collaborateur arabe. Mais aussi, dans pas pour exploiter la part de burlesque Ellias (Marc-André Grondin), le fils dont
le même bâtiment, des expressions d’une et d’horreur qu’offre cette désynchroni- il est question ici, n’est plus un enfant
humanité simple et émouvante, comme sation, ce qui donne à Sleep des airs de de 11 ans, mais un quadragénaire qui a
dans ce cours d’hébreu qui rassemble série B ludique à l’instar de certains films conquis le monde de la haute couture
des migrants venus des quatre coins du de Kiyoshi Kurosawa ou de M. Night parisienne, et Jean-Jacques, le père qu’il ne
monde. Dans une performance volon- Shyamalan. Le déphasage temporel per- sait ni aimer ni haïr, meurt tout de suite.
tairement théâtrale et exubérante, Irène met surtout de métamorphoser le rapport Il n’est même jamais montré vivant. À
l’annonce de son décès, Ellias part précipi- l’ami, photographies a priori anodines du revêche mais bienveillante (Pascale Arbil-
tamment pour son Québec natal, ramené défunt qui font percevoir au spectateur lot), l’intello mollasson mais redoutable en
à un temps où il s’appelait encore Sébas- une autre réalité que cet « amour dont on interview (Jean-Charles Clichet). Dans sa
tien et qu’il parlait avec l’accent. Le film m’a parlé », ce « sauveur de l’humanité » chan- première partie, la fiction trouve le bon
mute en thriller insidieux en son milieu tés par Fugain. dosage entre fantasme et vraisemblance,
après une découverte d’Ellias, transposant J.-M.S. et intéresse d’autant plus qu’elle évoque
à sa manière un peu laborieuse la transfor- des enjeux de mise en scène : quel cadre,
mation radicale qu’Hitchcock applique à quelle distance, quelle durée faut-il pour
Psychose après la douche de Marion Crane Vivants fabriquer un bon reportage ? Ces pistes
(tout en lorgnant beaucoup sur Prisoners d’Alix Delaporte restent malheureusement survolées, et en
de Denis Villeneuve). Même si Legrand France, 2023. Alice Isaaz, Roschdy Zem, s’aventurant hors des bureaux l’ensemble
s’évertue à supprimer toute extériorité Vincent Elbaz. 1h23. Sortie le 14 février. glisse vers une chronique du travail beau-
pittoresque et suscite des ellipses brutales La jeune Gabrielle (Alice Isaaz) a mal coup plus tiède, à la Thomas Lilti (le film
pour mieux enfermer le spectateur, il n’ar- choisi son moment pour faire un stage à débute d’ailleurs sur les malheurs de l’hô-
rive ni à bien doser la tension ni même la télévision. Audiences en berne, baisse pital). Difficile de mesurer ce qui dispa-
à la justifier : défilé de mode en ouver- du budget des rédactions : le groupe de raît avec ces professionnels de l’enquête,
ture dont l’explicitation programmatique journalistes d’investigation qui l’accueille tant les différents sujets (corruption d’élus,
oublie totalement le récit ; décisions aber- semble promis à disparaître. Qu’à cela ne fashion week), feuilletés comme des mini-
rantes d’Ellias, entre lâcheté et inquiétude, tienne,Vincent (Roschdy Zem), le rédac- épisodes, importent peu, quand ce ne sont
qui gèlent toute empathie à son égard ; teur en chef, l’envoie sur le terrain se faire pas les tournages eux-mêmes qui partent
parasitages sonores qui tournent à vide. Il la main. Le scénario de l’initiation tourne en roue-libre (l’action d’un « commando
ne réussit à combiner des points de vue court, car, passée une petite gaffe, le culot végane » traitée sur le mode de la bouffon-
discordants que pendant les obsèques du et la débrouillardise de Gabrielle ont tôt nerie). La boucle est bouclée : le monde
père. Quand son voisin (Yves Jacques, à la fait de l’intégrer à cette équipe de super- du journalisme télévisuel, plutôt que de
douceur effrayante) fait écouter la chan- héros de l’info. L’arrivée de la nouvelle risquer la comparaison avec le cinéma,
son qui a scellé leur amitié, « Fais comme recrue est donc surtout le prétexte à la revient dans le pré carré de la télévision par
l’oiseau », le cinéaste atteint pour une fois découverte d’une bande d’inséparables le prisme du soap, où les rires et les pleurs
la cruauté qu’il vise : pleurs tragiques mêlés collègues : le reporter de guerre vulgaire et s’enchaînent sans grande conséquence.
de morve d’Ellias, compassion sincère de casse-cou (Vincent Elbaz), la productrice É.R.
« UN
SUPERBE
FILM
D’AMOUR
RAVAGEUR»
LE CANARD ENCHAÎNÉ
FARGO (SAISON 5)
États-Unis, 2024
Réalisation Noah Hawley, Donald Murphy, Dana Gonzales,
© 2023 MGM TELEVISION ENTERTAINMENT INC. AND FX PRODUCTIONS, LLC.
12,90 €
CAHIERS DU CINÉMA God Man Dog de Singing Chen (2008). FÉVRIER 2024
JOURNAL
© RAPHAËL NIEUWJAER
du
EXPLOITATION. Avec le rachat en 2019 de deux salles
6
par UGC, le Majestic et le Métropole, Lille est la seule
ville de plus de 200 000 habitants à ne pas disposer au 14
d’un cinéma n’appartenant à aucun groupe. Fondé à mars
l’automne dernier, le collectif Lille Cinéphile appelle à
travers une pétition au retour d’une salle indépendante. 2024
Otar Iosseliani photographié par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Venise, en 1992.
qui se réveille en retard pour chapitre VII (1996), se dérou- et vorace, chacun des person- la communication-communion.
la messe, le père d’Adieu plan- lant en Géorgie à trois époques nages, quoiqu’il ne cesse de faire Difficile donc de se souve-
cher des vaches ! (1999), mauvais (au Moyen Âge, lors du passage des rencontres, semble échapper nir précisément de ces films
exemple que sa femme bour- au communisme et lors d’une à la multitude d’autres que le toujours en plan large, faits de
geoise enferme pour le cacher période contemporaine marquée cinéaste place sur son chemin. détails et de cahots plus que
à la bonne société… « C’est par la guerre des Balkans), décrit Rencontres « audio-visuelles », de mots. Insistent néanmoins
une défense tout à fait connue en avec cruauté la roue de la for- aussi bien, dans cette arabesque dans la mémoire ces corps qui
URSS. Il y avait un poète géorgien, tune des maîtres et possesseurs : de raccords entre mouvements ne se laissent saisir que par leur
Galaktion Tabidzé, qui était tout un appartement qu’on vient de et bruits, topographie de l’espace physionomie et leur voix, leur
le temps ivre. Donc, on ne pouvait débarrasser de sa famille, dont le et changements météorologiques manière de se mouvoir et de se
rien lui reprocher… », racontera père a été fait prisonnier poli- plus ou moins surnaturels, au fil poser. Ces acteurs non profes-
Iosseliani aux Cahiers (nº 461), tique, est réinvesti dans l’heure de longs et complexes panora- sionnels de tous âges, recrutés
mentionnant aussi l’alcoolisme par une nouvelle famille qui miques que le cinéaste calcule et dans l’entourage du cinéaste
de Boris Barnet (sans évoquer s’installe dans ses meubles, chas- dessine avant le tournage. (« mon casting, c’est mon carnet
le sien). sée de même et remplacée par d’adresses », dit-il), peuplent ses
une autre quelque temps plus Camper la vie films comme ils entourent sa vie
Corps et biens tard. Le château d’une vieille Sans qu’il n’y ait jamais chez au dehors. D’un bord à l’autre,
Dans ce cinéma de la dérive des aristocrate dans La Chasse aux Iosseliani de personnage entiè- la frontière est poreuse, et les
corps, bien boire et bien man- papillons, préservé par sa cousine rement négatif, eut égard à la figurants ont une vie illimitée
ger deviennent les seuls attributs de la vente à un businessman versatilité des êtres et aux aléas que le cinéma n’enregistre qu’en
bénéfiques de corps mobiles et japonais, est finalement hérité de la vie, il est indéniable que passant. Iosseliani, pour fluidifier
insaisissables. Avril (1961), son à sa mort (au grand dam de la ceux qui ont sa préférence sont encore ses glissandos, inscrit dans
film de fin d’études, évoque famille) par sa sœur, une vieille les observateurs : dénués de ses montages de nombreux petits
déjà (comme le fera Perec dans dame moscovite alors logée toute possession, ils peuvent jump cuts. C’est que le burlesque
Les Choses quelques années chichement dans un apparte- se reposer d’eux-mêmes et fondamental de la vie tient à ce
plus tard) l’encombrement de ment communautaire surpeuplé. regarder les autres. Comme que ça ne s’arrête jamais, que
l’amour d’un jeune couple par Sa fille finit par revendre le châ- les clochards ou les enfants, tout se conserve et se transforme.
la consommation. Les objets teau au Japonais, reconstituant le cinéma, art de l’immatériel Même les morts, dans ses films,
qui alourdissent valent mieux dans un quartier chic de Paris par excellence, capte et pro- finissent par se réincarner dans
comme monnaie d’échange, avec ses compatriotes un nou- jette sans thésauriser jamais sa d’autres identités.
dans un monde où la propriété vel appartement communautaire richesse imaginaire. Même chose Les phalanstères de Iosseliani,
est vouée au vol permanent, aussi bruyant que le précédent. pour les traditions orales, qui aux mille dynamiques passion-
plus ou moins violent. Dans « C’est un film logique, ce n’est pas se conservent d’autant mieux nelles, font drôlement écho au
son dernier film, Chant d’hiver un film pessimiste », répondait qu’elles n’ont de sens qu’à se socialisme utopique de Charles
(2011), les pillages de la guerre Iosseliani à propos de cette fable transmettre. Vieilles chansons Fourier, qui s’est toute sa vie
font suite, à Paris, à un incessant (Cahiers nº 461) où voisinent à géorgiennes (1968) documente acharné à penser une contre-
ballet de voleurs intrépides dont l’instar de ses autres films un ainsi des chants polyphoniques société, follement démocratique
les menus butins arrachés font ensemble de petites commu- géorgiens au cœur de cinq vil- au-delà de tout moralisme, où
le lien entre les personnages. nautés qui campent dans une lages, une « culture vocale sophis- chacun, dans la singularité et la
Même « vanité des vanités » dans méconnaissance réciproque. tiquée qui mystérieusement n’a volatilité de ses désirs, pourrait
Les Favoris de la lune (1984), On voit ainsi la vieille aristo- pas été abîmée par le temps ». Au trouver sa place en se dépla-
où l’on assiste à un infatigable crate tirer au pistolet sur des spectateur d’entendre plus que çant continuellement. Ce qui
déménagement d’objets dérobés boites de conserve tandis qu’à de comprendre, comme dans nous reste de la filmographie
et revendus durant des siècles. deux pas défile la cohorte de Et la lumière fut (1989), tourné aujourd’hui close de Iosseliani,
Une peinture dont la toile se Hare Krishna qu’elle héberge dans un village africain menacé c’est cette manière de faire du
réduit au fil du temps comme dans son domaine. Dans Chant par la déforestation, dont le cinéma une occupation du
peau de chagrin à force d’être d’hiver, un lent panoramique qui cinéaste invente des pratiques temps ouverte à l’infinie petitesse
redécoupée et remontée sur un observe des policiers détruisant et des coutumes mystérieuses de nos existences, cherchant, au-
nouveau cadre fait figure de des tentes de SDF dans une forêt découvertes au fil de l’eau sans delà des solitudes, le bon point
symbole : rien ne sert de capi- s’achève sur la chorégraphie jamais sous-titrer les villageois, de fuite pour en saisir l’énergie
taliser, malgré la beauté et l’aura concentrée d’un groupe s’exer- plaçant çà et là quelques rares multipliée qui fait que le monde
que font miroiter les œuvres, les çant au tai-chi-chuan. Cette cartons laconiques. Comme Tati, est monde. Il faut des cinéastes
bibelots et les meubles, l’héri- manière de tisser de proche en auquel on l’a beaucoup comparé, pour faire tourner la terre.
tage sera toujours accaparé par proche un récit où des groupus- Iosseliani « déteste les dialogues » Pierre Eugène
de nouveaux rapaces. « Les gens cules contrastés habitent indif- (Cahiers nº 427), qui éloignent
essayent d’avoir quelque chose féremment un même espace de la réalité matérielle, et fait ses 1
Ce film et cinq autres du cinéaste
dans le monde matériel et, plus ils déploie un comique sombre, films sans qu’on ait besoin d’en sont visibles sur la plateforme Henri
s’approprient des choses, plus ils burlesque et musical : avec les entendre le babillage d’une psy- de la Cinémathèque française.
demeurent seuls » (Cahiers nº 368). œillères de leur ligne de vie, leur chologie jugée toujours réduc-
La fable noire de Brigands, propre dynamique passionnelle trice, menaçant de verser dans
DISPARITIONS
dans le sud des États-Unis, à
© JEONWONSA FILM
NOUVELLES DU MONDE
AMÉRIQUES déjà exprimé leur solidarité, Le GFI à la Berlinale Maïwenn
parmi lesquelles Pedro Costa, Géorgie. Le Georgian Film ne s’excusera pas
Souris tueuses les frères Dardenne, Gael García Institute participera pour France. Mardi 16 janvier,
États-Unis. Le 1er janvier, la Bernal, Carlo Chatrian ou les la première fois au Marché la cinéaste Maïwenn a été
première version de Mickey membres de la SRF. du film européen de la 74e condamnée à verser 400 euros
Mouse, celle de Steamboat Berlinale. Cette organisation d’amende, 1500 euros à
Willie créé par Walt Disney indépendante avait vu le Mediapart, 500 euros de
et Ub Iwerks en 1928, est ASIE jour suite à la réorganisation frais de justice et 1 euro
tombée dans le domaine public, du Georgian National Film symbolique à Edwy Plenel
selon l’exception américaine Contre le lynchage Center par la ministre de la pour l’avoir agressé dans
qui fixe la longévité des droits médiatique Culture Tea Tsouloukiani. un restaurant parisien en
d’auteur à quatre-vingt-cinq Corée du Sud. Après la mort de Fustigeant une mise au pas février 2023. L’accusée a
ans après le décès de l’auteur. Lee Sun-kyun (lire ci-contre) politique et un affaiblissement catégoriquement refusé de
Un premier film d’horreur a quelques jours après un volontaire de l’institution, s’excuser, estimant avoir été
été annoncé pour mars 2024 : interrogatoire de 19 heures pour de nombreux cinéastes ont victime d’un dévoilement
Mickey’s Mouse Trap de Jamie soupçons de prise de drogue, apporté leur soutien à son abusif de sa vie privée lors de
Bailey, dans lequel un serial le monde de la culture sud- ex-directeur Gaga Chkheidze la publication d’extraits de ses
killer déguisé en Mickey coréen se mobilise pour qu’une et appellent au boycott du auditions concernant l’affaire
poursuit des ados dans une enquête soit menée sur ce GNFC. « Nous allons à Berlin, Besson. C’est la première
fête foraine. Un second est en probable suicide. Mettant en à la rencontre des festivals fois que Plenel est agressé
préparation, puis un jeu vidéo… cause les fuites policières et internationaux de premier physiquement en raison de
Cette ruée ne manque pas de le déchaînement médiatique, plan et de fonds disponibles ; son métier. S’il regrette la
préoccuper Disney qui, dans un la nouvelle Association de nous expliquerons ce qui se médiatisation de l’affaire,
communiqué à l’AFP, affirme solidarité entre artistes culturels passe ici et promouvrons les il alerte sur la nécessité de
qu’elle « continuera de protéger a tenu une conférence de presse films géorgiens », a déclaré à protéger le droit de la presse
ses droits sur les versions plus le 11 janvier pour demander Screendaily le directeur exécutif et des journalistes.
récentes de Mickey ». que la loi « assure que les du GFI, David Vashadze. Circé Faure
principes et les exceptions ne
Ravages de Milei soient pas inversés entre les
Argentine. À peine un mois droits de l’homme des suspects
après son arrivée au pouvoir, le et le droit du public à savoir ,
président d’extrême droite, Javier et que les autorités d’enquête
Milei, a annoncé la suppression n’interprètent et n’appliquent
du budget de l’Incaa (équivalent pas arbitrairement l’intention de
du CNC) et de ceux alloués au la loi ».
réseau d’écoles publiques de
cinéma (Enerc). Les cinéastes
argentins se mobilisent contre EUROPE
des mesures aussi dévastatrices
qu’absurdes (l’Incaa Avis de supernova
fonctionnant sur fonds propres) Belgique. Il reste moins de
et en appellent au soutien de la deux mois au cinéma bruxellois
communauté cinématographique Le Nova pour réunir la somme
internationale dans un nécessaire au rachat de ses
communiqué publié au nom du locaux et garantir la pérennité
collectif Cine Argentino Unido : de ce pilier autogéré de la
« Sous prétexte d’efficacité cinéphilie belge. Depuis 2017,
économique, le gouvernement l’association a mis en place une
actuel entend déposséder la coopérative afin de faire face
société d’un outil vital pour à la fin de son bail prévu en
l’exercice de la citoyenneté. Ce mai prochain. Le 27 janvier, le
n’est pas anodin. Un peuple Reflet Médicis organisait à Paris
sans histoire, sans mémoire une séance de soutien à ce lieu
et sans identité est facilement unique en son genre qui diffuse
dominé, et déshumanisé. » De entre autres des films non
nombreuses personnalités ont distribués en Belgique.
Itelle
l est rare, sinon exceptionnel, qu’un tra- « ciné-fils », formulée dans la critique de car c’est le fait de marcher en cinéma, pas
FONDS BONAUD/PHOTO DR
vail de fond, d’une telle qualité et d’une Nick’s Movie de Wim Wenders. Le terme à pas, film après film, qui ouvre la voie à
ampleur, soit consacré à une figure de « relecture » qui figure dans le titre vaut des idées nouvelles, de leur insistance à
aussi importante de la critique de cinéma, aussi bien pour Eugène que pour Daney : leur consistance.
Serge Daney en l’occurrence. Son auteur relire ses textes (1970-1982) en vue de La pensée de Daney fonctionne par
se livre à une analyse fouillée et rigou- leur publication dans La Rampe (ceux deux. Une pensée binaire, pour asso-
reuse de l’œuvre du critique de 1962 à retenus, modifiés, écartés), chapitre sur cier, différencier, opposer, tête de Janus
1982, enrichie d’autres éléments écrits, lequel l’ouvrage se termine symbolique- comprise, entre généralisation hâtive et
en particulier ses carnets manuscrits. ment (« un tombeau productif ») : tour- intuition fulgurante : le cru et le cuit, le
Parmi les analyses les plus remarquables, ner une page avant d’en écrire une autre. corps et son vêtement, le réel et sa dou-
celles autour de Pasolini (Porcherie, Partant du principe, érigé en méthode, blure, etc. « Il n’y a peut-être que deux grands
Théorème), Rossellini (La Prise du pouvoir qu’« un texte n’est jamais seul », toujours sujets au cinéma, la filiation et l’alliance.» Soit
par Louis XIV), sur son cinéaste de che- relié à une pensée en mouvement, le le sujet de prédilection du mélodrame,
vet, Hawks, de Rio Bravo à Rio Lobo (le travail de relecture devient à une autre « qui fait de nous des enfants du langage : en
fameux «Vieillesse du même »), la relec- échelle la condition de l’exigence cri- gros la parenté et la filiation, transmission
ture de Bazin (« L’écran du fantasme ») tique, selon la citation d’Ezra Pound en des noms, des places et des désirs ». Plus loin,
et « Sur “Salador” » (une huile de table, exergue des Cahiers no 288 (mai 1978) : à propos de Reds de Warren Betty : « On
pas un film latino-américain !), texte fon- « Le critique qui ne tire pas des conclusions sent bien qu’il ne s’est rien passé entre la mère
dateur (cinéma et publicité, nouveaux personnelles en refaisant ses mesures est sim- Forme et le père Fond, ce vieux couple obs-
régimes d’images, etc.). Si Pierre Eugène plement une personne sur qui on ne peut pas cène dont seules les scènes de ménage sont un
(membre du comité de rédaction des compter. » peu intéressantes.» De même, à propos de
Cahiers), évoque par moments l’écriture D’entrée, l’enjeu et le défi de cet Hawks, quand il note l’absence caracté-
de Daney – admiration de Jean Paulhan, ouvrage est placé sous le signe provo- ristique de la mère dans ses films en pré-
un style assertif et conclusif –, il privilégie cateur de Godard à partir de ses propos cisant que la caméra est cette figure de
surtout ses idées et, en archéologue de tenus peu après la mort de Daney, typiques la mère à qui il faut plaire. Il distingue
sa pensée, s’attache à leurs sources, leur de son amour vache : « On retiendra une ou également deux types de cinéphiles,
manière de s’incarner dans des mots. deux formules, mais je ne sais pas si on retien- ceux qui voient le cadre d’abord puis les
Et ce, en recensant les notes de lecture dra une pensée. » L’auteur lui répond à la corps, et les autres qui voient l’inverse. Et
de Daney, toujours bien référencées et fin : « Daney n’a pas une pensée mais en la bonne cinéphilie : « Ne pas chercher des
étayées par la grande connaissance des contient des multitudes », ainsi qu’au début, pères, mais leur survivre.» Qui, de manière
sciences humaines de l’auteur, et en s’atta- avec cette belle citation de Lacan : « Pour se plus personnelle, sera reformulée plus
chant à leur évolution : vieillesse du mot, cogner à un mur, pas besoin de connaître le plan tard : chercher le père à condition de ne
vieillesse du même. Pierre Eugène guette de la maison.» Ce en quoi son passionnant pas le trouver. Soit une pensée constituée
dans les textes le surgissement d’un mot exercice de relecture se révèle profitable, autour de notions cadres, véritables idées
puis l’usage qui en sera fait. Par exemple, dégageant les lignes de force de cette fixes : inscription vraie, échange inégal,
« innocence » pour le cinéma (innocence pensée plurielle, moléculaire (le bricolage typage, etc.
perdue face au sentiment de déjà-vu et dont parle Levi-Strauss, le bégaiement Serge Daney a toujours plus ou
de déjà-filmé) et pour le spectateur : son cher à Deleuze) dont il restitue l’ADN, moins associé sa vie à celle du cinéma,
innocence piétinée par une position de la mosaïque, qui peut tenir aussi de l’ara- en particulier à la fin – le sida, sa mort à
non-dupe. De même, le mot « visuel » besque, de l’idéogramme, voire de la calli- venir, celle du cinéma, appréhendée dès
apparu pour la première fois dans le texte graphie. Au fond, pour reprendre l’image l’époque de la publication de La Rampe.
« Sur “Salador” » en 1970 – un réel déjà du plan de la maison, celle aussi de « La Une expérience vécue comme une forme
engagé dans une procédure de visualisa- maison cinéma et le monde » (titre des d’auto-analyse, qui trouvera un écho chez
tion –, ou celui de « passeur » (en 1978), recueils de ses textes chez P.O.L), Daney Jean Louis Schefer dans son magnifique
titre d’un texte sur Grémillon pour le a été un critique de cinéma taoïste : une ouvrage, L’Homme ordinaire du cinéma.
programme qui accompagne une rétros- pensée qui chemine, sauf que le chemin à Daney, parlant de lui, disait : « L’auteur fait
pective au République, ou l’expression de emprunter ne préexiste pas au marcheur, comme si la clé de son histoire résidait dans
Rivette : « Et là, si on était honnête (et (projets de thèse sur Paulhan, Mizoguchi, une autre revue ne m’a simplement jamais
moins esclave du “un”) on dirait : j’ai vu projets de livres), objet manquant dans effleuré », écrivait-il en 4e de couverture
des films, ou j’ai vu : du cinéma. Nuance.» son œuvre de cr itique de cinéma, de La Rampe), faisant corps avec elle, tout
Il observe, analyse, critique dans un film comme le rappelait Jean-Claude Biette en cultivant « le narcissisme de la petite dif-
ce qu’il dit ou a à dire du cinéma et ce dans sa préface à L’exercice a été profitable, férence », pour exister en tant qu’individu
que le cinéma, en retour, a à lui dire. Ce Monsieur (1993), recueil posthume sous au sein d’un groupe.Vaste sujet, en être,
qui explique qu’il n’a pas été un cri- forme de journal, consigné sur ordina- en être exclu, y exercer des responsabili-
tique d’évaluation, au sens traditionnel teur (1988-1991), à la différence des tés, avec en toile de fond ce qu’a si bien
de l’usage et de l’attente (la prescription), carnets manuscrits. Quelque peu amer, décrit Daniel Sibony dans Le Groupe
car l’enjeu se situait pour lui ailleurs, en Daney disait à la fin de sa vie : « J’aurais inconscient : Le Lien et la Peur (1980) et
accord avec ce que Barthes disait du aimé être écrivain, penser par moi-même ; Sternberg si bien filmé dans Fièvre sur
discours critique : « Non pas découvrir une au lieu de cela, je n’ai eu que les idées des Anatahan (1953). C’est précisément le
œuvre mais la couvrir le plus complètement autres. » À entendre ici, outre les idées film choisi par Serge Daney pour ouvrir
possible de son propre langage. » des cinéastes et des films qui ont nourri la rétrospective des 30 ans des Cahiers à
Une question m’a effleuré en décou- sa vie, au sens de Jean Eustache, celui la Cinémathèque française, avec un mes-
vrant cet ouvrage, celle de la périodi- de La Maman et la Putain : « Ne parler sage subliminal à la clef : un adieu aux
sation de son corpus (1962-1982), qu’avec les mots des autres, c’est ce que je Cahiers et à l’île d’Anatahan, théâtre cruel
différente de la publication de l’ensemble voudrais. Ce doit être ça, la liberté. » Une de la vie du groupe et de son chef, dési-
de ses textes en 4 volumes chez P.O.L autre hypothèse vient à l’esprit, à travers rer avoir sa place puis la perdre. Quant
et faisant abstraction de la suite, jusqu’en ce choix de périodisation, que suggère à son histoire personnelle au sein de la
1992, quoique évoquée dans l’avant- implicitement le livre : la pensée Daney revue, les intermittences, le temps long
dernier chapitre. L’auteur s’en explique, est née avec la maison Cahiers, pour elle, avant d’y exercer des responsabilités,
en terminant volontairement sur la en elle, à cause d’elle et, quelle que soit la Daney le résume à sa manière : « Dans
fabrication de son premier ouvrage, La nature et le besoin de ses autres voyages l’impossibilité que j’étais de me montrer, j’ai
Rampe. Soit la question du passage du critiques (Libération, Trafic), il a toujours attendu patiemment qu’on me voie. » ■
texte critique au « livre à venir », autre été hanté par elle, profondément, fon-
obsession que trace en creux l’ouvrage damentalement (« L’idée de travailler pour Éditions du Linteau, 2023.
© PHILIPPE BONAUD
Documents privés de Serge Daney issus du fonds Bonaud, reproduits dans le livre de Pierre Eugène. Pages de gauche : schéma dans le Carnet 53,
février-mai 1982 ; ci-dessus : à gauche, couverture du brouillon de l’article « Vieillesse du même », 1971 ; à droite, couverture du Carnet 31, 1972.
Nous remercions Philippe Bonaud de nous avoir autorisés à reproduire ces documents.
RESSORTIE L’Enfer des armes de Tsui Hark (1980) Face à cette emprise de la violence,
le cinéaste n’unifie pas les actions mais,
USaisissement
ne main féminine enfonce une aiguille
dans la moelle épinière d’une souris.
de l’animal au contact de
fenêtres carcérales, avec pour seul horizon
des fils barbelés. Lorsqu’elle quitte avec
fracas son emploi parce qu’elle refuse
causalité, par exemple, entre le gros plan
du canon d’un fusil et l’explosion d’une
bombe, si ce n’est la nécessité intime
l’aiguille, mouvements circulaires fous d’être davantage exploitée, le cinéaste de libérer la charge de destruction de
et chaotiques, couinements amplifiés des place en contrepoint des actualités chaque objet et de chaque geste. Tsui
autres souris dans leurs cages. La séquence radiophoniques annonçant une loi qui nourrit ainsi un bouillonnement for-
d’ouverture cueille à froid le spectateur. restreint la liberté d’avorter. Il rapproche mel inlassable, fondé sur une diversité
Il serait dommage d’en déduire aussitôt ainsi systématiquement sa rage de l’évo- anthologique des mouvements et leur
une esthétique de la barbarie qui mène lution politique de Hong Kong, encore décomposition par le montage : bloquer,
le film de gangsters sur le terrain de la sous contrôle britannique. sauter, glisser, courir, grimper, s’abaisser,
jouissance sadique et de la dissection Pearl est mêlée à tout cela sans que se relever, disparaître, hurler. Sa bruta-
glaciale des rapports humains.Tsui Hark le spectateur comprenne toujours com- lité austère l’empêche de se complaire
s’inspire d’un fait divers : une série d’at- ment. Dominant un magma d’images dans les mélancolies maniéristes propres
tentats commis dans les salles de cinéma avec une grâce d’ange noir, elle émaille à son contemporain et ancien rival John
de Hong Kong à la fin des années 1970 chacune de ses apparitions de gestes Woo. À la fin de L’Enfer des armes, l’élar-
par de jeunes bourgeois. Mais celui-ci est punks irrésistibles (comme jeter une gissement de l’espace, aussi majestueux
dissous dans un maelstrom destructeur cigarette allumée dans le slip d’un voyou que l’arrivée de Clint Eastwood et d’Eli
qui entraîne tous les personnages : trois qui cherche à l’agresser). Par sa façon de Wallach au cimetière de Sad Hill dans
jeunes étudiants, Paul (Albert Au), Lung mêler lyrisme de l’anarchie et logique de Le Bon, la Brute et le Truand, est très
(Lung Tin-sang) et Ko (Che Biu-law), la furie, elle mérite de devenir aussi ico- vite englouti dans une transe conti-
lancés dans des actions terroristes sans nique que d’autres révoltées de la même nue et maniaque. Au même titre que
motivation véritable ; Pearl (Lin Chen- époque : Carrie White, immortalisée par la musique, où se côtoient la partition
chi), une anarchiste jusqu’au-boutiste ; Sissy Spacek dans Carrie au bal du diable de John Williams pour Star Wars, celle
l’oncle de celle-ci, Tan (Lo Lieh), un de Brian de Palma (1976), ou surtout de Goblin pour Zombie de Romero
policier occupé à démanteler un trafic Thana, à laquelle Zoë Lund a donné ou encore Oxygène de Jean-Michel
d’armes entre le Vietnam et la Chine ; incandescence et dureté dans L’Ange de Jarre, les hommages au cinéma améri-
enfin, Nigel (Nigel Falgate), un Anglais la vengeance d’Abel Ferrara (1981). Le des- cain évoquent des vols à l’arrachée ou
sanguinaire à l’apparence robotique, qui tin de Pearl est pourtant bref : il trouve des convulsions extatiques, par lesquels
© COLLECTION FONDS JEANNE MOREAU
manipule les mafias locales. sa conclusion bien avant les dernières s’invente un corps d’images, transpercé,
Dès le début, Tsui Hark se place, en séquences de L’Enfer des armes. Mais sa défiguré, mais toujours renaissant au
fait, du côté des rongeurs apeurés, qui fulgurance sublime le chaos des images, le rythme de ses meurtrissures. ■
n’ont pas d’autre vie que de courir fébri- rend supportable, emportée par une mise Jean-Marie Samocki
lement à l’intérieur de leur roue. Cette en scène qui, d’accélération en suren-
métaphore cinglante reflète l’existence de chère, aboutit à une forme hybride, entre
la jeune Pearl dans son appartement aux film noir tragique et cartoon explosif. Version restaurée en salles le 7 février.
J
’aurais bien aimé voir Sarah Bernhardt
« dans L’Aiglon, cette dame âgée, jouant un
personnage de 18 ans… et avec une jambe de
élaborant les gestes immémoriaux d’un
art dont ils restent les animateurs sereins
et crépusculaires : Han Takehara, 92 ans,
et musicale, à la von Sternberg : jamais
déplacé, Bandô en panoplie, mangé des
yeux par deux hommes, réactive alors
bois », déclarait, à Freddy Buache en 1975, geisha, danse dans une quasi-immobi- la mémoire d’un cinéma disparu, où
Daniel Schmid, qui filmera neuf ans plus lité, Tsuakiyomatsu Asaji, 101 ans, gei- des figures intouchables et moirées se
tard dans Le Baiser de Tosca quelques sha, joue du shamisen et chante, Haruko vouaient à la projection fantasmatique
grandes gloires de l’opéra vivant leurs Sugimura, 88 ans, actrice chez Naruse, du moindre geste. ■
derniers jours dans la maison de retraite évoque sa carrière au cinéma, tandis Pierre Eugène
Verdi, à Milan. En 1995, au Japon, il que Kazuo Ôno, bouleversant danseur
remet en scène quelques vieilles légendes de butô, 88 ans, vêtu d’une robe et d’un Blu-ray. Carlotta Films.
BLU RAY / DVD Ça chauffe à Ridgemont High d’Amy Heckerling (1982) enjolivent les performances de leur amant
respectif. Avec une frontalité étonnante,
(C) LA TRAVERSE
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Le 6 février à 18h30 et 20h45 au Forum des Du 13 au 18 février au cinéma Zita Le 21 février à 18h à l’Institut National
Images, Paris de Stockholm d’Histoire de l’Art, Paris
Claire Allouche présente le programme Alice Leroy présente plusieurs séances Pierre Eugène intervient lors du séminaire inter-
« France années 70, mémoires migratoires », du Franska Film Festivalen. universitaire sur la critique (IDEC) autour de son
avec Mes voisins de Med Hondo et Ali au ouvrage Exercices de relecture. Serge Daney
pays des merveilles d’Alain Bonnamy et Le 16 février à 19h30 au cinéma Anthology 1962-1982 (éditions du Linteau, 2023).
Djouhra Abouda (1975), puis Les Voix croisées Film Archives, New York
de Raphaël Grisey et Bouba Touré. Philippe Fauvel et Jackie Raynal présentent Le 21 février à 19h au Théâtre Kantor
Deux fois et Notes on Jonas Mekas de l’ENSL, Lyon
Le 6 février à 20h au CinéCentre, Dreux de Jackie Raynal. Élodie Tamayo présente une séance dédiée aux
Thierry Méranger présente Ariaferma de fictions ethnographiques de Laura Huertas
Leonardo Di Costanzo, en sa présence. Le 17 février à 17h45 et le 18 février Millán (dont Sol Negro et El laberinto), en
à 19h30 au cinéma Film Forum, New York présence de la réalisatrice.
Le 7 février à 20h15 à la Maison de la Culture, Philippe Fauvel et Jackie Raynal présentent
Bourges, le 12 février à 17h au Cinéma La Collectionneuse d’Éric Rohmer et New York Le 22 février à 20h30 au cinéma Le Dietrich,
Théâtre, La Mure, et à 20h au cinéma Story suivi de Hotel New York de Jackie Raynal. Poitiers
Le Jeu de Paume, Vizille ; le 13 février à 20h Josué Morel présente Monsieur Klein
au cinéma Le Cap, Voreppe Le 18 février 2024 à 18h à la Cinémathèque de Joseph Losey.
Raphaël Nieuwjaer présente La Zone d’intérêt de Stockholm
de Jonathan Glazer, avec le soutien de l’ADRC. Alice Leroy présente Navigators de Noah Le 28 février à 20h au Centre des Arts,
Teichner, en sa présence. Enghien-les-Bains
Le 12 février à 20h au cinéma L’Archipel, Dans le cadre de son ciné-club
Paris « Autour de Pialat », Charlotte Garson
Pierre Eugène et Marie Anne Guerin présentent présente Loulou.
leur ciné-club « Deux dames sérieuses ».
LE CONSEIL DES DIX
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal
L’Enfer des armes (Tsui Hark) ★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★★ ★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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