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FÉVRIER 2024 • Nº 806

NUMÉRO SPÉCIAL

LES FEMMES
SONT DANS LA PLACE !
PAROLES DE CINÉASTES, ACTRICES, SCÉNARISTES, CHERCHEUSES,
ACTIVISTES ET CRITIQUES AU TEMPS DE #METOO
FÉVRIER 2024 / Nº 806

Couverture et ci-contre : Gilles Peress, Paris, manifestation pour les droits


des femmes, 1971. Photographie reproduite dans le film Delphine et Carole,
Insoumuses de Callisto McNulty (2019).
© Gilles Peress/Magnum Photos

6 Les femmes sont dans la place !


8 Questions à des cinéastes
Alice Diop, Catherine Breillat, Laura Citarella,
Sophie Letourneur
14 Pratique critique
14 Table ronde Critiques, fém. pl.
26 Tourner les pages par Élodie Tamayo
28 Questions à des cinéastes
Jane Campion, Rebecca Zlotowski, Claire Simon,
Blandine Lenoir
34 Penser l’histoire
34 Le female gaze n’existe pas par Erika Balsom
37 Split d’Iris Brey
38 Les maux sont importants par Juliette Cerf
40 Le Gaslighting ou l’Art de faire taire les femmes
d’Hélène Frappat
42 Vidéo, vidi, vici par Alice Leroy 80 Cahier critique
46 Questions à des cinéastes 80 Walk Up d’Hong Sang-soo
Axelle Ropert, Joanna Arnow, Patricia Mazuy, Rosine Mbakam 82 Il fait nuit en Amérique d’Ana Vaz
52 Paroles d’actrices 83 Terre en danse Portrait d’Ana Vaz
52 Former une créature ensemble Entretien avec Virginie Efira 84 L’Empire de Bruno Dumont
56 Chorégraphier l’extase Entretien avec Léa Drucker 85 Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux
59 Travail des mots, travail des corps 86 La Bête de Bertrand Bonello
Entretien avec Hafsia Herzi 87 Universal Theory de Timm Kröger
60 Faire haut du cinéma Entretien avec Louise Chevillotte 88 Notes sur d’autres films
63 L’icône et le consentement Entretien avec Judith Godrèche 96 Hors salles Fargo de Noah Hawley
66 Questions à des cinéastes
Mia Hansen-Løve, Payal Kapadia, Alice Winocour, 99 Journal
Leïla Kilani, Lucie Borleteau 99 Correspondance Lettre d’Athènes
72 #MeToo, et après ? 100 Festival Travelling à Rennes
72 Bilan d’étape Entretien avec Julie Billy 101 Exploitation Lille : le circuit, la maire et les cinéphiles
74 Ciné-filles dans l’après-Depardieu 102 Hommage Otar Iosseliani
par Circé Faure et Valentine Molinier 104 Disparitions, Nouvelles du monde
76 Écrire, disent-elles Entretien avec Naïla Guiguet et Julie Peyr
78 Les festivals, à l’intersection par Olivia Cooper-Hadjian 106 Livres, ressorties, DVD
106 Exercices de relecture, Serge Daney, 1962-1982
de Pierre Eugène
110 Jeanne par Jeanne Moreau
111 L’Enfer des armes de Tsui Hark
112 Visage écrit de Daniel Schmid
112 Ça chauffe au lycée Ridgemont d’Amy Heckerling

113 Avec les Cahiers


ERRATUM
Contrairement à ce que nous indiquions dans notre nº 805 (page 70), le journaliste
palestinien Wael Al-Dahdouh n’a pas été tué lors d’une frappe israëlienne
le 15 décembre dernier, mais blessé. Une confusion avait été faite avec un autre
journaliste d’Al Jazeera, Samer Abu Daqqa, mort lors de cette frappe.
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JANVIER 2024 • Nº 805

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* Parution avril et novembre. ** Prélèvement sur 11 mois sur 1 année.
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ÉDITORIAL

www.cahiersducinema.com
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
L’une et l’autre, à la une
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
par Charlotte Garson
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène,
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,

O ù sont les femmes ? », demandaient les fictions et documentaires comme


Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger,
Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo
Ont collaboré à ce numéro : « Cahiers en couverture en septembre aujourd’hui Alice Diop ou Claire Simon,
Erika Balsom, Hélène Boons, Juliette Cerf,
Lucile Commeaux, Circé Faure, Mathilde Grasset,
2012. Il semble bien qu’en 2024 beaucoup est en partie la conséquence d’une satelli-
Romain Lefebvre, Geli Mademli, Anastasia-Melia de ter rain a été gagné, et qu’il faut sation historique, et en partie la garantie
Eleftheriou, Valentine Molinier, Josué Morel,
Raphaël Nieuwjaer, Vincent Poli, Élie Raufaste,
aujourd’hui demander aux femmes qui d’une liberté de création.
Jean-Marie Samocki, Charles Tesson font le cinéma où elles en sont, plutôt, avec Comment une revue comme les Cahiers
ADMINISTRATION / COMMUNICATION les rapports de pouvoir dans le cinéma tel peut-elle faire davantage qu’accompagner
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
qu’il se fabrique. Avec le féminisme aussi, ces changements ? Comment f aire
Communication /partenariats : popularisé, diversifié, et récupéré, comme entendre, de manière singulière si possible,
communication@cahiersducinema.com
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com tout, par un capitalisme qui concilie désor- les échos de #MeToo que le journalisme
PUBLICITÉ
mais produit d’appel et auteurisme (2023, d’investigation a amplifiés, et qui touchent
Mediaobs année « barbilliardaire »). Car au-delà des parfois des acteurs ou cinéastes suivis, aimés
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com chiffres (ceux, français, publiés récemment dans nos pages ? Si la rubrique « Journal »
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70)
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
par le Collectif 50/50 ne traduisent pas une apparaît ici chaque mois, les Cahiers sont
parité : 27% des films tournés depuis 2013 avant tout une revue de critique. À charge
VENTES KIOSQUE
Destination Media, T 01 56 82 12 06 l’ont été par des femmes), un mouvement à chaque texte de convaincre sur la beauté
reseau@destinationmedia.fr traverse le cinéma, et le dépasse. Dans le et la force d’un film : le discernement
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux) verre d’eau cinéphile, le tsunami qu’a continue de s’exercer sans prime au sujet.
ABONNEMENTS constitué la première place obtenue par Fait unique dans l’histoire septuagénaire
Cahiers du cinéma, service abonnements Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 de la revue, ses rédactrices ont travaillé de
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 Bruxelles de Chantal Akerman lors du son- manière non mixte pour faire différem-
abonnement@cahiersducinema.com
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin
dage de Sight and Sound fin 2022 a été suivi ment l’expérience de cette circulation de
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. par le grand chelem des récompenses paroles et de textes. Que recouvre ce « dif-
T +41 22 860 84 01
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion d’Anatomie d’une chute de Justine Triet. Aux féremment » ? En partie, un accueil accru
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, Cahiers, le top 10 de la rédaction de 2023 du doute ! Au sein d’une publication liée à
1050 Bruxelles.
T +32 70 233 304 a célébré Laura Citarella, Justine Triet, une Nouvelle Vague massivement mascu-
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Catherine Breillat et Kelly Reichardt. line, la mise au centre du « féminin » sous
Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC. Est-ce un hasard si, dans le même temps, tous ses aspects peut éveiller la double sus-
Formule nomade (100% numérique) : 55€ TTC.
Tarifs à l’étranger : nous consulter. la Cinémathèque française consacrait à picion d’essentialisation et d’appropriation.
ÉDITIONS
Agnès Varda la première exposition mono- Pour l’heure, nous vous invitons à prendre
Contact : editions@cahiersducinema.com graphique de réalisatrice de son histoire ? part à ce « moment critique » aux deux sens
DIRECTION Ce qui réjouit, à lire les réponses de dix- de l’adjectif, car il nous donne l’occasion
Directeur de la publication : Éric Lenoir
Directrice générale : Julie Lethiphu
sept cinéastes au questionnaire que nous de définir à nouveau notre étrange métier :
leur avons envoyé ce mois-ci, ce n’est pas au-delà d’un « regard », métaphore réduc-
64 rue de Turbigo – 75003 Paris
www.cahiersducinema.com tant la reconnaissance posthume que la trice, la critique est avant tout un travail
T 01 53 44 75 75
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
variété de pratiques que Varda et Akerman d’écriture à partir de ce qui, en nous, se
chiffres de la ligne directe de votre correspondant : inspirent à leurs cadettes : toutes deux ont laisse travailler par le film.
T 01 53 44 75 xx
E-mail : @cahiersducinema.com précédé en effet tourné au sein de l’industrie et au- La pagination augmentée de ce numéro
de l’initiale du prénom et du nom de famille dehors. « C’est bien moi L’une chante, l’autre n’est qu’une mince trace matérielle d’un
de votre correspondant.
pas, écrivait Varda. L’une réalisatrice, l’autre geste qui se veut inaugural : personne ici n’a
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
société à responsabilité limitée, au capital productrice. L’une qui vit les plaisirs et la lucidité l’illusion risible d’avoir fait le tour du sujet,
de 18 113,82 euros. d’un travail collectif. L’autre qui vit les griseries encore moins celle de croire que la place
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir
Commission paritaire nº 1027 K 82293. et les angoisses d’un film d’auteur. » Et des femmes s’est arrachée sans lutte ou éta-
ISBN : 978-2-37716-107-2
Dépôt légal à parution.
Akerman disait des films d’installation : blie sans retour. Les artistes, techniciennes,
Photogravure : Fotimprim Paris. « C’est le cinéma sans toute sa lourdeur, c’est-à- chercheuses et lectrices sont encouragées à
Imprimé en France (printed in France)
10-31-1601
par Aubin, Ligugé. dire sans passer par les fourches caudines de la nous écrire en « réplique » à cet ensemble
pefc-france.org Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala production. […] Je malaxe la matière, et c’est qui aurait pu s’intituler, comme le docu-
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé. elle qui m’entraîne.» Œuvrer ainsi au centre mentaire récent de Laura Poitras, toute la
Certification : PEFC 100%
Ptot : 0.0056kg/T
et à la marge, ou tourner alternativement beauté et le sang versé. ■
Avec le soutien de
CAHIERS DU CINÉMA FÉVRIER 2024
5
LES FEMMES
SONT DANS
LA PLACE !

Ê
tre « dans la place » ? – l’expression a quelque chose d’agressif, d’invasif :
il est vrai qu’il a fallu et faut encore aux femmes du courage et même de la
combativité pour exercer leurs métiers dans de nombreux milieux à composante
principalement masculine. Les récents développements de #MeToo ont montré
combien le cinéma pouvait ampliier des rapports de pouvoir abusifs et, dans le
même temps, les masquer. S’il ne se veut pas conquérant ou triomphaliste, cet ensemble
de textes vise pourtant plus large : il prend acte de changements qui reconigurent un
territoire, de la pratique du cinéma à la cinéphilie, et s’attelle à joindre « les femmes et
les œuvres », non à les disjoindre comme dans l’aporie éculée de « l’homme ou l’œuvre ».
Aussi nos « Questions à des cinéastes » reviennent-elles scander les autres textes, la
pratique et la rélexion n’ayant pas de sens séparées l’une de l’autre, et la « politique des
autrices » ne sufisant pas, de loin, à résumer l’évolution des femmes dans le cinéma.
Dans cette optique, il nous a semblé capital que la parole des actrices ne soit pas
convoquée en simple contrepoint de #MeToo, et qu’elles abordent avec nous y compris
les ilms qui les ont nourries, le rapport avec l’équipe et les cinéastes, leur conception
du jeu et des genres cinématographiques, ou parfois leur passage derrière la caméra.
L’autre pan de cet ensemble voudrait questionner en étoile les textes qui le précèdent
et le suivent : Dans une table ronde, nous, rédactrices des Cahiers mais aussi d’autres
médias, nous interrogeons sur le métier de critique et sur ce que le féminisme peut
lui apporter, entre autres à l’aune de la popularisation des travaux de l’universitaire
Laura Mulvey sur le male gaze, et de leur prolongement en France par Iris Brey, notamment
dans son essai Le Regard féminin, une révolution à l’écran, paru en 2017. La rélexion
se fait presque à bâtons rompus, et « sur pièces », mais elle vise bien à retravailler,
© CONDOR DISTRIBUTION

voire à remettre en cause, le terme de female gaze, qui a depuis fait lorès. ■
Charlotte Garson
ÉVÉNEMENT

CAHIERS
The DU–CINÉMA
Souvenir Part I de Joanna Hogg (2019). 7 FÉVRIER 2024
T
1/4 oute l’année, au gré des sorties et des rétrospectives, les Cahiers s’entretiennent avec des
réalisatrices – dernièrement Joanna Hogg, Justine Triet, Lucrecia Martel… –, sans qu’il soit
besoin d’évoquer avec elles leur statut dans l’industrie en tant que femmes, leur conception
des personnages féminins, leur sentiment sur #MeToo ou leur engagement féministe. Alors
pourquoi un nouveau questionnaire, si l’on espère voir arriver bientôt le jour où il n’y aura plus
ni sujet ni interrogatoire, simplement des personnes qui ilment ? C’est que la nature sérielle du
questionnaire permet de tracer, avec des exemples précis et des trajectoires irréductiblement
singulières, une cartographie. Nos questions portent à la fois sur la pratique des réalisatrices,
leur histoire, leur cinéphilie et leur rapport actuel au féminisme. Elles ne igurent donc pas
ici seulement comme artistes au travail, mais sont invitées à réléchir avec nous dans le cadre
de cet ensemble. Nous remercions vivement les dix-sept cinéastes qui se sont prêtées au
jeu. Elles étaient libres, bien sûr, de ne répondre qu’à certaines de nos questions. Ch.G.

1. Considérez-vous que votre genre a une grande part dans


la singularité créatrice de votre travail, et si oui, en quoi ?
2. Voyez-vous des transformations signiicatives dans le travail
en équipe sur un plateau, notamment depuis qu’a été
mise en place la formation du CNC contre les violences
et harcèlements sexistes et sexuels (VSS) ?
3. Avez-vous l’impression que l’on vous considère différemment
ces cinq dernières années en tant que cinéaste femme
(par exemple en matière de inancement, de diffusion
ou encore de réception critique) ?
Questions à des cinéastes

4. Déconstruire certaines représentations standardisées ou limitées


des femmes fait-il partie de vos objectifs ?
5. Votre façon de faire évoluer la représentation des femmes
a-t-elle rencontré des oppositions ?
6. Y a-t-il un ilm que vous avez vu récemment qui vous a heurtée
en raison du regard porté sur un ou des personnages féminins ?
7. Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles
de Chantal Akerman a été sacré « meilleur ilm de
tous les temps » par un sondage Sight and Sound in 2022.
Que vous inspire ce résultat ?
8. Considérez-vous qu’il existe un cinéma féministe aujourd’hui ?
Les réponses ont été recueillies par téléphone et e-mail
par Claire Allouche, Olivia Cooper-Hadjian, Alice Leroy et Élodie Tamayo.

CAHIERS DU CINÉMA 8 FÉVRIER 2024


© SRAB FILMS/ARTE FRANCE CINÉMA
Saint Omer d’Alice Diop (2022).

Alice Diop
1décomposer
La question du genre chez moi est indissociable de
la question raciale, et je l’ai toujours abordée sans
les diférents fragments de mon identité.
3 Je suis passée de la relative conidentialité du
documentaire à une réception beaucoup plus
importante grâce à la iction. J’ai été emportée
Je ne me suis jamais pensée comme étant seulement par l’accueil parfois hystérisé du ilm, que j’ai vécu
une femme. Je suis une femme noire, j’ai grandi dans comme un tourbillon. Certains criaient au génie,
un quartier populaire, tout cela a façonné mon histoire d’autres à l’imposture totale, me reprochant de citer
personnelle et ma sensibilité politique. J’ai le sentiment Duras, comme si être une cinéaste noire et la citer
qu’en France on a pensé la question de la violence relevait d’une incompatibilité culturelle. Je me suis
patriarcale en la déconnectant des violences raciales et sentie piégée par un regard qui me semblait parfois
sociales. Il existe aujourd’hui un mouvement féministe moins traiter des enjeux esthétiques et politiques
dont je me sens pleinement solidaire mais qui manque du ilm que du symbole que j’incarnais en tant que
d’intersectionnalité, en tout cas dans le milieu du réalisatrice noire. Avec du recul, je me dis que ce
cinéma (c’est moins le cas à mon avis dans le monde moment que j’ai vécu relète le point où on en est
militant, universitaire ou même dans le champ de la aujourd’hui en France. Aux États-Unis, la réception
création sonore). Dans mon travail de documentariste, de Saint Omer était différente, plus banale en un
j’ai cherché à déconstruire les assignations et les sens, parce qu’il n’était ni aberrant ni extraordinaire
stéréotypes imposés aux hommes et aux femmes qu’une femme noire fasse un tel ilm. J’ai eu le
des quartiers populaires, mais c’est la iction qui sentiment de vivre quelque chose qui me parlait aussi
m’a permis d’aller plus loin et de véritablement du manque de représentations et de ma solitude à
articuler la question du genre et la question raciale. une place où nous devrions être plus nombreuses.

2 Ma seule expérience de plateau est liée au


tournage de mon ilm Saint Omer. Il y avait 80%
de femmes sur ce plateau, mais on n’était que trois
4 Déconstruire les représentations des femmes
noires en général est une question qui m’anime
d’autant plus qu’il y a du travail à faire en France.
femmes noires, moi comme réalisatrice, la chefe J’ai grandi avec des représentations dans lesquelles
décoratrice et une jeune stagiaire. Cela m’interpelle je ne me retrouvais jamais. Je me sentais blessée
plus que cette majorité de femmes qui n’étaient par le regard de l’autre. J’essaie de représenter ou
pas là du fait d’un choix politique de ma part, mais d’écrire des personnages qui ne me ressemblent pas
simplement parce qu’elles étaient les plus compétentes. nécessairement mais qui ont droit à une singularité.
Il se trouve que la jeune stagiaire racisée, qui était là C’est cet enjeu qui m’a guidée dans l’écriture du
dans le cadre d’une initiative des ateliers et chantiers personnage de Laurence Coly dans Saint Omer, cette
d’insertion avec quatre autres jeunes gens, a été femme ambiguë et complexe qui ne se laisse réduire
victime de harcèlement moral pendant le tournage. à aucun stéréotype. Pour y parvenir, pour inventer des
Elle ne s’en est malheureusement ouverte qu’après le situations, écrire des personnages, représenter des corps,
tournage, auprès de l’association qui l’avait placée, et j’ai l’impression d’aller puiser dans ma propre histoire
je me suis sentie très démunie. On a beau avoir des avec les outils de la littérature et des sciences sociales.
règles pour encadrer les comportements au travail, des
formations pour prévenir les violences, et travailler
dans un environnement majoritairement composé
de femmes, cela n’empêche pas d’autres types de
5 Je me souviens qu’un certain nombre de spectateurs
de mon dernier ilm ont trouvé diicile de
s’identiier à des femmes noires, comme s’il leur était
violence, parce qu’il existe toujours sur un plateau impossible de se projeter dans leurs histoires. Je crois que
des rapports de pouvoir et des efets de domination. le ilm, interprété par deux actrices principales noires,
CAHIERS DU CINÉMA 9 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

est pourtant travaillé par des questions universelles,


comme celle de la maternité. Mais j’ai senti que, pour
certains spectateurs, il y avait un inconfort à voir
Catherine Breillat
ces expériences universelles prises en charge par des
personnages noirs. En tant que spectatrice de cinéma,
je me suis toujours identiiée à des femmes ou à des
1monteuse
Déjà, parce que j’étais une fille, je n’ai pas pu
étudier la mise en scène à l’Idhec. Je pouvais être
ou scripte, inirmière mais pas médecin.
hommes blancs. La question de l’universalité est fondée Quand j’ai fait mon premier ilm, je ne savais rien,
sur un impensé blanc. Cela implique pour les personnes donc je me suis inspirée de la peinture hyperréaliste
racisées de se réléchir dans un miroir qui n’est pas le américaine. Autrement, j’aime beaucoup qu’on
leur. Dans les années qui viennent, je voudrais creuser m’appelle par mon nom sans prénom. Je trouve
ce thème de l’universalité à partir du corps noir. qu’une œuvre est belle ou ne l’est pas, datée ou pas,
peu importe le sexe de celui ou celle qui l’a fait.

6 Il y en a beaucoup, mais me vient à l’esprit un


cas plus nuancé, celui de Sans Soleil, le ilm de
Chris Marker pour lequel j’ai une grande admiration. 2 Non, je constate la mise en place d’un
néo-maccarthysme. C’est le retour de
Le montage fait intervenir un plan qui m’a toujours bâton du mouvement #MeToo : on veut
bouleversée, celui du visage d’une femme noire sur imposer un hygiénisme au cinéma, les sujets
un marché à Bissau. Le cadre et le commentaire de devraient illustrer et être moralistes.
Marker magniient cette femme, et cependant elle n’a
pas droit à la parole, elle est simplement racontée par
la voix d’un autre. Même si cet autre est Chris Marker,
et qu’il est animé des meilleures intentions, la voix
4 Je ne suis pas capable de me conformer : je réalise
mes ilms dans un état d’inconscience et ne me
censure jamais. Je ne le fais pas exprès mais, après-
et le point de vue de cette femme me manquent. coup, je me rends compte que oui, j’ai mis les pieds
dans le plat. Parfois, j’ai très peur de ce que j’ai écrit,

7 Je crois qu’on est nombreuses et nombreux à ne pas


avoir attendu Sight and Sound pour célébrer Jeanne
Dielman. Je me souviens l’avoir vu à la Cinémathèque il
je me demande comment j’ai pu faire ça. Mais dans le
fond, mes ilms sont allés dans le sens du courant. Ils
parlent tous d’une chose qui est de plus en plus mise
y a une dizaine d’années et en être sortie aussi transie et en lumière. Déjà avec Sale comme un ange ou 36 illette,
sonnée que toute la salle. C’est un ilm qu’il faut revoir on me disait que je n’aimais pas les hommes, mais je
régulièrement pour se confronter à ce que le cinéma les aime comme ils sont, avec des côtés atroces. Oui,
peut accomplir tant sur le plan somatique que politique. ces personnages sont d’horribles machos, mais j’ai
un regard tendre sur eux. Et le sexe, c’est trouble, je

8 J’ai l’impression qu’il existe aujourd’hui des


regards et des voix qui tentent de déconstruire des
identités. Je ne sais pas si Kelly Reichardt se présente
suis désolée. Dans ce trouble, on ne peut pas poser
rationnellement tout ce qui se passe. Si on m’avait
demandé mon consentement, je n’aurais jamais dit
comme une cinéaste féministe, mais elle mène un oui ! La seule fois où on a vraiment voulu me violer,
travail fondamental pour défaire des assignations, je me suis énormément défendue, et je n’ai pas été
complexiier des personnages et des récits. En France, violée… mais ça a tout de même duré trois heures
Rebecca Zlotowski quand elle ilme Zahia Dehar de bataille. Dans 36 illette, elle n’arrive pas à dire oui.
dans Une ille facile (2019), Céline Sciamma, à travers On est opaque à soi-même – parfois « Pourquoi j’ai
toute sa ilmographie, opèrent le même geste. Cela ne cédé ? », parfois « Pourquoi j’ai dit non ? » Quand on
signiie pas qu’il y ait là une nouveauté fondamentale s’est laissée circonvenir, on peut estimer qu’on a été
par rapport au passé, il y a eu par exemple le cinéma violée. C’est le sujet d’À ma sœur : un viol moral, pas
de Chantal Akerman ou de Marguerite Duras, mais un viol pénal. Il faut quand même faire la diférence.
désormais ce ne sont plus seulement des cinéastes
isolées mais toute une génération qui est portée par
ces questions. Je ressens une plus grande solitude à
l’endroit de l’intersectionnalité des luttes et de la
6 Quand j’étais petite, j’ai écrit des trucs d’une
misogynie totale, moi aussi, par provocation,
et parce que je me prenais un peu pour un garçon.
prise en charge par les ilms d’autres identités. ■ Et puis j’ai toujours aimé la brutalité. Les mots, les
images, ça ne fait de mal à personne. Les choses
outrageantes ne me mettent pas en colère. C’est plutôt
la componction qui, d’un point de vue moral, me
dérange ininiment. J’ai trouvé que La Passion de Dodin
Boufant en était l’éloge. Il y a un retour en arrière
que je trouve terriiant, sur ce plan-là. Je n’accepterai
jamais de tourner avec un coach d’intimité. Ce
sont des imposteurs. Il faudrait apprendre à se
toucher le bras, quand on est acteur ? C’est d’une
pudibonderie, ça devient le xixe siècle. Il faut être
réaliste : quand on est acteur, on fait métier de son
CAHIERS DU CINÉMA 10 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES
© CB FILMS/COLL. CDC

36 fillette de Catherine Breillat (1988).

corps. Chorégraphier une scène intime, c’est prendre


la place du metteur en scène. Jamais je n’accepterai
que des gens viennent contrôler ma morale et, si des
Laura Citarella
acteurs l’exigeaient, je ne les prendrais pas. Au cinéma,
il y a toujours la peur, même pour dire « passe-moi
le sel ». Bien sûr, pour les scènes d’amour, il y a une
1dansJeconstruction
suppose qu’il y a quelque chose dans la
des personnages féminins et
la coïncidence avec ma condition de femme
peur supplémentaire, pour le metteur en scène aussi. qui peut faire partie d’une idée ou d’un regard.
Cela dit, il y a autant de regards que de genres et

7 J’aime beaucoup Jeanne Dielman et le cinéma de


Chantal Akerman. C’est très bien que le ilm se
retrouve numéro un. En même temps, c’est amusant
de styles de mise en scène. Évidemment, le fait
d’avoir habité – à distance, en tant que femme –
certaines vies ou épisodes des personnages féminins
de faire un ilm avec l’actrice la plus sophistiquée qui dans, par exemple, Trenque Lauquen (2022), traverse
soit, Delphine Seyrig, qui épluche des pommes de naturellement les matériaux et les modiie.
terre. C’est justement ça le cinéma : il y a toujours des
choses contradictoires qui deviennent acceptables.
2 Comme je travaille en marge de l’industrie du
cinéma, je ne peux pas dire exactement comment

8 J’estime ne pas être politiquement correcte dans


le féminisme, je parle de sadomasochisme…
Donc, quand on a qualiié mes ilms de féministes,
les tournages y ont changé. Mais je vois plus de
femmes travailler dans des domaines où elles ne
travaillaient pas auparavant. La visibilité des femmes
c’était pour les dévaloriser. Pourtant oui, mes réalisatrices et la constance de leur production sont
ilms sont féministes, mais pas dogmatiques. Étant plus grandes. Cela dit, pour mettre à mal les schémas
une femme, je considère que je ne peux être que de pouvoir viciés dans l’industrie, il me semble
féministe. Je me considère comme un homme, en qu’une production dans le cadre d’une coopérative
quelque sorte, ou plutôt une homme. C’est mieux aide davantage qu’un système patronal. Dans des
qu’une auteure, il n’y a pas besoin d’ajouter un « e ». relations plus horizontales, il y a moins de place pour la
Le Collectif 50/50, à la fois c’est bien, à la fois je ne mesquinerie ou les rapports de pouvoir liés au genre.
voudrais pas qu’un Elia Kazan soit éliminé parce qu’il
est un homme. Je suis de la génération qui s’est tapé
tout le travail, en serrant les poings, en serrant les
dents. La diiculté, ça donne beaucoup de ténacité. ■
3 J’ai l’impression que nous sommes devenues
plus courageuses. Nous n’avons plus peur d’être
expérimentales, intelligentes ou sensibles. Ces
CAHIERS DU CINÉMA 11 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

éléments, lorsqu’ils sont intégrés avec force dans un


projet, obligent l’industrie et ses inanceurs à nous
prêter attention. Nous avons cessé de demander
7 La position de Jeanne Dielman dans le
sondage de Sight and Sound me paraît
naturelle. C’est un chef-d’œuvre. Je ne vois
la permission. Les ilms et le désir de les faire pas pourquoi on devrait s’en étonner.
outrepassent toutes les superstitions du métier.

4 Je ne travaille pas avec pour programme l’idée


d’aller contre ou d’éviter ceci ou cela, mais celle
8 Je ne sais pas s’il est utile pour le cinéma –
et le féminisme – de penser qu’il existe un
cinéma féministe. On peut imaginer des structures
de garder à l’esprit qu’à chaque fois que l’on fait ictionnelles qui pensent la relation des femmes
un ilm, il est possible de renouveler les formes, de avec le monde, leur réalité. En même temps, une
repousser les limites, en étant ambitieuse, sensible partie de la transversalité et de l’horizontalité avec
et cinéphile. S’autoriser toutes sortes de choses lesquelles le féminisme s’est produit ces dernières
signiie naturellement que des concepts stéréotypés années peut être utilisée par le cinéma pour changer
tels que le « regard féminin » sont complètement ses façons de travailler, ses schémas de production.
hors-jeu, et inissent par être ridicules. Mais je pense que le cinéma doit travailler pour
le cinéma, sa perpétuation, sa réinvention. Quant

6 Je ne suis pas de la génération de celles ou


ceux qui s’ofensent facilement. Le sentiment
d’ofense, en tant que méthode politique, me semble
au féminisme, il peut utiliser le cinéma pour se
penser lui-même, cela ne fait pas de doute. ■

être un lieu hermétique, ampliié par les réseaux


sociaux, qui ne permet pas le dialogue, la rélexion
ou le changement. J’ai l’impression que c’est un
espace de vanité. Je ne dis pas qu’on ne peut pas
se sentir ofensé, mais je le vois comme un lieu de
passage et non quelque chose qui aide à penser la
réalité. En ce sens, même les pires constructions de
personnages féminins – et il y en a – m’ont amenée
à me demander ce qui détermine ces formes.

Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).

CAHIERS DU CINÉMA 12 FÉVRIER 2024


© TOURNE FILMS

Voyages en Italie de Sophie Letourneur (2023).

Sophie Letourneur
1Aurais-je
Il se trouve que je suis une femme et que je
fais des ilms sur ce que je connais, intimement.
fait le même ilm sur la grossesse si je n’avais
donnent envie de mettre en scène certaines de leurs
facettes, ou parfois de condenser les choses. Il se
trouve que j’ai aussi joué dans certains de mes ilms,
pas porté d’enfant ? J’écris mes films avec mon vécu, Les Coquillettes (2012) et dernièrement Voyages en
parce que c’est ce qui me semble traduire un rapport Italie (2023). Dans ces cas-là, je fais exactement ce
juste avec les autres. Je préfère ne pas aller vers des que j’ai envie de faire, il y a quelque chose de très
messages du type « les choses sont ainsi, ou devraient direct, une airmation via ma posture physique qui
être ainsi », je veux juste partager mon regard. me donne un contrôle dans le non-contrôle. Cela
dit, j’ai été normale ! Je ilme des corps normaux, le

2 J’imagine que oui, les choses avancent, mais je


me protège en travaillant en toute petite équipe,
avec des proches, et c’est peut-être une façon de ne
mien en deux-pièces avec un peu de ventre, Philippe
Katerine avec ses poils. Est-ce que ça aurait été
diférent de travailler avec une actrice ? Avec moi,
pas être confrontée à ce type de violence. L’amitié, au moins, je n’ai pas à prendre de pincettes ! Sans
la coniance sur un plateau sont fondatrices pour compter la scène d’amour : je trouve plus simple
moi, la joie aussi, même si cela ne veut pas dire de jouer un moment d’intimité que de demander
que tout est facile, au contraire, mais le plaisir que à quelqu’un de le faire. Et qu’on se le dise, cela
j’ai à faire les choses, à trouver des points d’accord, m’amuse de jouer, qui plus est dans un rapport à la
commence bien évidemment sur les plateaux. comédie, faire des têtes, me ridiculiser. Je jouerai aussi
dans Vacances en Italie, mon prochain long métrage.

3 Peut-être que oui, ça bouge pour les réalisatrices.


En tous cas, je suis heureuse du succès de Justine
Triet par exemple, ou bien de la reconnaissance de 5 J’ai rencontré des oppositions de plusieurs
bords, essentiellement par rapport au corps et à
l’œuvre de Catherine Breillat, que je trouve essentielle. l’esthétique, à ce qui « peut » être ilmé et ce qui serait
Il y a un progrès évident sur la désinvisibilisation obscène, au sens de « qui devrait rester en dehors de la
des femmes dans les métiers du cinéma, et ce qui scène ».Visiblement, je ne mets pas la pudeur au même
bouge au niveau de la réalisation doit aussi être endroit et je n’ai pas honte de jouer dans mon ilm
fait pour les métiers techniques ou de coulisses et comme je le fais, en formulant une diférence, une
bien sûr pour ceux qui ont le pouvoir et décident vulnérabilité qui est comme une force, une alternative
au niveau des inancements, des festivals… à une forme conventionnelle de pouvoir… ■

4 Les représentations igées sont en quelque


sorte impossibles dans mon cinéma, car elles
bloqueraient le mouvement de mes ilms, et mon
modèle est en mouvement permanent. J’écris à partir
de notes, d’idées que j’ai en relevant des choses dans la
© EL PAMPERO CINE

vie de tous les jours ; ça ne part pas du cinéma. Même


pour les dialogues, je travaille une matière brute, issue
d’enregistrements, de répétitions qui empruntent la
façon de parler de personnes qui m’inspirent, me
CAHIERS DU CINÉMA 13 FÉVRIER 2024
Pratique critique TABLE RONDE. Dans quelle mesure le fait d’être femme infléchit-il notre démarche critique ? Plutôt que de
mettre en spectacle des approches critiques pro- ou antiféministes à des ins polémiques, des rédactrices
des Cahiers invitent des consœurs de sensibilités voisines à s’interroger sur leur pratique d’écriture et
l’évolution de leur regard : un point d’étape sur ce que les essais féministes et le mouvement #MeToo nous
ont apporté, et sur un chemin qui se dessine.

CRITIQUES, FÉM. PL.

LES PARTICIPANTES
Claire Allouche, Olivia Cooper-Hadjian,
Charlotte Garson : Cahiers du cinéma
Élisabeth Lequeret : Cahiers du cinéma et RFI
Lucile Commeaux : France Culture
Sandra Onana : Libération
© SARAH MAKHARINE

De gauche à droite : Olivia Cooper-Hadjan, Charlotte Garson et Sandra Onana, dans les bureaux des Cahiers, le 8 janvier 2024.

CAHIERS DU CINÉMA 14 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

Charlotte Garson : Commençons par une question un peu développais clairement une sensibilité queer. La plupart des
générale (sans doute trop) mais qui en enclenche d’autres. ilms qui me captivaient secouaient les normes du genre.
Comment le fait d’être des femmes influe-t-il sur notre Ces ilms-là m’invitaient à participer à un monde où les
pratique critique ? personnages ont la liberté de se réinventer. Ce sont aussi
des ilms qui cultivent une franchise émotionnelle dans leur
Sandra Onana : Parmi tous les faisceaux identitaires qui afectent forme, qui expérimentent sans ambition de maîtrise. Dans
notre manière d’appréhender les ilms (l’origine sociale, si ma pratique critique, je n’attends évidemment pas qu’un
on a grandi en ville ou non, toute appartenance minoritaire, ilm se conforme à mes premiers émois cinéphiles ! Pour
etc.), j’ai l’impression, à tort ou à raison, qu’être femme moi, écrire sur le cinéma implique de se demander ce qui
n’est pas le plus déterminant. Mais il m’est arrivé de me est singulièrement contemporain dans un ilm tout en dialo-
surprendre à reprocher à des films des traits que l’on se guant avec les histoires du cinéma. Je n’attends rien d’autre
reprocherait en tant que femme. Je me disais qu’il ne fallait que d’être surprise. Je sens néanmoins que le fait d’être une
jamais être dupe des moments où on essaye de nous faire femme m’amène à moins hiérarchiser ce que l’on nomme
pleurer, ce qui m’a parfois conduite à m’interdire de trou- abusivement les « petits » et les « gros » films. Je développe
ver un mélo touchant, et donc presque à croire que c’était spontanément une forme d’écoute plus égalitaire entre le
ça, viriliser son écriture. J’ai réappris à être sentimentale, dernier Scorsese et un premier long métrage sélectionné au
notamment parce que la sensibilité est ce qu’on attend de FIDMarseille.
la critique ! Je marche sur des œufs si je trouve un ilm nar-
cissique, coquet, si je rejette en bloc Jeanne du Barry, parce S.O. : En tant que jeune spectatrice, Scorsese ou Tarantino
que je me demande si je déteste ce qu’on a appris à détester font partie des cinéastes qui ne m’ont pas « parlé ». Trouver
comme des tares pseudo-féminines. En même temps, je me stimulant le nouveau Top Gun ou Indiana Jones comme une
sens dans mon bon droit de l’écrire sans avoir peur qu’on rélexion sur le héros masculin me demande de me forcer
me reproche d’être misogyne. un peu – pardon d’amalgamer grossièrement des ilms sans
grand rapport hormis la signalétique virile… J’aime ce que
Lucile Commeaux : En tant que critique radio, on parle tout le Claire dit sur le processus d’identiication un peu paradoxal
temps à partir d’un point de vue supposément ancré dans parce qu’on se déconstruit en tant que critique en compre-
le « je » ; et sur les réseaux sociaux, quand il y a attaque, nant que les regards portés sur les ilms sont tributaires du
elle s’ancre souvent au niveau de ma légitimité en tant que particulier, les nôtres compris. Je ne m’étais naïvement jamais
critique femme, et surtout en tant que « jeune femme ». Les posé la question d’incarner un point de vue situé, non uni-
invectives, voire les insultes, sont vite sexistes. Ce que tu versel, avant d’arriver dans le métier. Entrer dans une salle de
dis sur la sensibilité attendue chez nous, on peut vite nous projo et contraster physiquement avec le reste des gens assis
le retourner et nous reprocher une forme de sensiblerie. était un premier moyen de m’en rendre compte.

S.O. : Dans la réception de mes textes écrits, lorsqu’elle est Ch.G. : Je fais très volontiers des entretiens avec des actrices,
négative, machinalement les gens parlent de moi au mascu- cinéastes, techniciennes de ma propre initiative. En revanche,
lin : « Il n’a rien compris ! », « Ah, ces fans de la Nouvelle Vague quand un collègue m’y pousse, je le suspecte de désintérêt
germanopratins… » (Rires) envers un « féminin essentialisé ». Quant aux ilms qui thé-
matisent la condition féminine ou la lutte féministe, je tente
L.C. : Il y a bien quelque chose d’organique qui se joue dans de me défaire d’un préjugé envers eux en me souvenant que
le fait de parler à la radio, surtout avec une voix « jeune ». dans le cinéma classique, par exemple, les women’s pictures,
les mélodrames des années 1940, me passionnent. C’est à se
Élisabeth Lequeret : Ma pratique à la radio est la même. Les voix demander si la distance historique m’amène à projeter une
de femmes sont de facto moins légitimes à l’oreille, c’est forme de féminisme là où on sait très bien qu’on en était
culturel. On sait bien que les hommes adorent les caricaturer, loin, que ce soit dans le fonctionnement du système des
en particulier celles qui sont haut perchées. Pour répondre studios ou dans l’intention des cinéastes. J’avoue être plus à
à la question, j’ai l’impression que le fait d’être une femme l’aise pour analyser la guerre des sexes et les enjeux du rema-
est un élément parmi mille autres assignations. La critique riage chez McCarey que de parler de ça, thématiquement,
ne s’exerce pas dans le grand ciel des idées, tu y apportes ta dans les ilms actuels. Est-ce qu’on ne vit pas ce tiraillement
sensibilité, ta culture, tes connaissances, ta personnalité, si tu entre le fait que la condition de spectatrice de cinéma nous
habites en province, si tu as été élevée dans une ville où il allège de ces assignations et qu’à l’inverse en tant que cri-
n’y avait pas de salle de cinéma… tique, on est sommée de dire « d’où on parle » ? Cette tension,
la tradition critique des Cahiers l’a toujours maintenue, mais,
Claire Allouche : De mon côté, je sens que quelque chose s’est à l’exception du moment Mao, avec la conviction que cette
joué dès les débuts de ma cinéphilie. À 10 ans, je regardais la « situation » ne doit pas être igée en idéologie (féministe ou
saga des Doinel en boucle sans me poser la moindre ques- antiféministe, par exemple) qui préexiste à l’expérience de
tion d’identiication, j’étais plongée dans l’univers des ilms, la vision singulière de chaque ilm.
point inal. À l’adolescence, j’ai été bouleversée par les ilms
d’Almodóvar et par Mulholland Drive, et quelques années Olivia Cooper-Hadjian : La tradition cinéphile est un peu fondée
plus tard par Je, tu, il, elle et le cinéma de Guy Gilles. Je ne sur un impensé de la question, l’idée qu’on serait des êtres
pouvais pas le formuler en ces termes à l’époque, mais je lottants, sans détermination. En tant que femmes, on vient

CAHIERS DU CINÉMA 15 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

révéler ça dans le regard des hommes : les diférences de point


de vue que l’on peut avoir avec eux mettent parfois en évi-
dence le fait que le genre joue un rôle dans la réception des
ilms. Et ça marche dans les deux sens ! Ces déterminismes
personnels sont moins admis, je pense, par les hommes. Ils
hésitent moins à formuler leurs idées sur le cinéma comme
des vérités. Dans le prolongement de cette idée, si ma fémi-
nité a un impact sur mon activité critique, c’est moins, je
pense, dans mon regard en lui-même que dans ma position :
je représente de facto une minorité dans un milieu très mas-
culin. À ce titre, je porte une différence que je considère
comme une ressource. J’ai tendance à jouer sur ce qu’elle
peut apporter en disant parfois : « Là, les gars, vous êtes en train
de mépriser un objet qui, certes, me touche peut-être plus
parce que je suis une femme, mais peut-être aussi que, si vous
ne souhaitez pas vous adresser uniquement à des hommes,
vous devriez y prêter attention. »

L.C. : Dans Rocky, que je n’ai vu que récemment, à un moment


donné, le personnage masculin retire ses lunettes à la femme
qu’il courtise, parce qu’il la trouve beaucoup plus jolie comme
ça. Par la suite, il lui demande de regarder la télé, le match
de boxe… Et pendant tout le ilm je me disais : « Mais… elle
voit rien ! » (Rires) Elle ne voit pas le match alors que tout
l’enjeu du ilm tient à l’histoire d’amour, et à la manière dont
il se construit dans son regard à elle. En constatant à quel
point j’étais attentive au traitement du personnage féminin,
je me suis demandé à quel point le « moment #MeToo » nous
bloque : on nous impose des notions de l’extérieur – typi-
quement, le male gaze –, qu’on ne veut ni utiliser ni rejeter
en bloc. Et en même temps, ça me permet de voir des choses
que je ne voyais pas avant. On ne peut pas faire semblant de
ne pas voir les lunettes dans Rocky...

Ch.G. : D’où l’enjeu pour nous de parler non seulement


d’objets qui, comme dit Olivia, risquent de passer sous les Claire Allouche.
radars, mais aussi de l’inverse : des « gros ilms », ou le corpus
dont parlait Sandra et qui la rebutait a priori, parce qu’ils L.C. : J’ai un plaisir particulier à aller voir le genre de ilms que
mettent en scène la virilité (même soufrante ou sanglante, nos rédactions attribuent plutôt à des collègues hommes. Tu
comme ceux de Scorsese). Après Cannes, j’ai revu Killers of en as cité quelques-uns qui n’ont rien à voir les uns avec les
the Flower Moon avec deux collègues hommes. J’avais des idées autres, et c’est ça qui est drôle : notre propre catégorisation.
sur le ilm qui me donnaient envie d’écrire. Mais mes deux Indiana Jones, Maestro, Killers of the Flower Moon, ou encore
collègues qui le découvraient étaient tellement enthousiastes Napoléon, plus que des ilms sur des hommes, sont de gros
qu’en tant que rédactrice en chef adjointe je leur ai attribué films hollywoodiens et épiques. Ce que ces films ont en
les textes, tout en gardant derrière la tête l’idée qu’il aurait commun en revanche, c’est la manière dont ils thématisent
été bien qu’une femme écrive au moins l’un des deux textes. la guerre des sexes : les personnages féminins y détiennent
J’ai balayé cette idée un peu volontariste. Ensuite, des lectrices l’humanité, qui émane d’une sorte de luminescence de
m’ont fait remarquer qu’une fois de plus, sur Scorsese, on leur peau (je pense à Lily Gladstone chez Scorsese, que je
n’avait lu que des hommes dans les Cahiers… trouve géniale), alors que les stars masculines sont grimées,
comme des postiches poussiéreux incarnant de manière
S.O. : J’ai vécu aussi ces rélexes d’autocensure. Parfois, j’ai « méta » l’agonie du vieil Hollywood. Dans Napoléon, Joaquin
l’impression que ce que #MeToo induit dans les textes, c’est Phoenix est igé dans son costume face à une Vanessa Kirby
l’esprit de sérieux, parce qu’un sujet est frappé de gravité a sensible, volubile, qui rit beaucoup. Dans Maestro, Leonard
priori. Ne pas m’autoriser le mot d’esprit, la dérision, la mau- Bernstein ressemble à une marionnette avec sa prothèse
vaise foi… Tout comme on préfère des ilms un peu échevelés nasale, face à Carey Mulligan.
plutôt que très scolaires et bien peignés, j’aime bien les textes
un peu monomaniaques ou arbitraires, une certaine gour- S.O. : Je les trouve plus sanctiiées qu’humanisées…
mandise dans l’expression. Pour How to Have Sex de Molly
Manning Walker, à Libération, on s’était bêtement refusé de Ch.G. : Le jeu de Lily Gladstone chez Scorsese déjoue le hié-
titrer « Pucelle que vous croyez. » ratisme de son personnage, ou sa faiblesse supposée en tant

CAHIERS DU CINÉMA 16 FÉVRIER 2024


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© SARAH MAKHARINE

Lucile Commeaux. Élisabeth Lequeret.

qu’Osage sous tutelle : son côté marmoréen l’ouvre à l’abs- nous vend un féminisme libéral dans l’air du temps… » C’est
traction, elle peut incarner aussi bien la sainteté que la loi, évidemment le cas, mais ça revenait à se draper dans une
quelque chose d’immuable, donc pas si humanisé que ça… posture ; on aurait pu écrire ce genre de texte avant qu’il
Et ce n’est pas un mal parce que si on admet que l’humanité sorte (sur la caution auteurisante Greta Gerwig, le marke-
est toujours du côté de la femme dans ces récits épiques, sa ting féministe, l’empire du mal capitaliste…). Je suis arrivée à
psychologisation est en efet réductrice. bloc en me disant que j’allais détester ce ilm. À l’arrivée, j’ai
été frustrée de voir que les égards donnés à d’autres super-
C.A. : Et si on quittait les contrées scorsesiennes pour nous productions « masculines » qu’on a déjà citées, et que je ne
focaliser sur des ilms tournés par des femmes ? À l’heure où trouve pas beaucoup moins cyniques, n’ont pas été accordés à
le féminisme est brandi comme une valeur capitalisable dans Barbie alors qu’il y avait de quoi en faire le point de départ de
le Barbie de Mattel et Gerwig, et sans diaboliser cette grosse questionnements stimulants, qu’on le trouve navrant ou pas.
production, comment se positionner en tant que critique
face aux ilms ? Au nom de la nécessité d’être « surprise » que O.C.-H. : C’est vrai que j’étais déçue, en lisant les critiques
j’évoquais précédemment, je me refuse à appliquer des grilles de Barbie, qu’il y ait aussi peu d’analyse, hormis quelques
de lecture réductrices. Cela dit, concrètement, comment exceptions dont le texte de Charlotte (Cahiers nº 801) qui,
laisser une conscience féministe traverser nos textes pour quoique critique, va dans le détail de sa puissance comique. Le
contribuer à faire bouger les choses depuis notre place ? ilm reste un objet riche, incomparablement plus intéressant
qu’une production Marvel dans le registre du blockbuster.
S.O. : Déjà, on n’a pas besoin de diaboliser Barbie, parce que Et d’un point de vue pragmatique, sociétal, sa façon de nor-
c’est déjà le diable. (Rires) Après des mois de barouf promo- maliser les idées féministes me semble tout à fait bénéique.
tionnel, les gens les plus curieux autour de moi sont parado-
xalement devenus les plus véhéments dans leur détestation : L.C. : Ce processus programmé qui induit la réception
« ilm-symptôme d’un chantage à l’ironie postmoderne, qui concerne plein de ilms tournés sur ou par des femmes, et

CAHIERS DU CINÉMA 17 FÉVRIER 2024


MELINDA SUE GORDON/COURTESY OF APPLE P R AT I Q U E C R I T I Q U E

Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese (2023).

je les vois venir avec une sorte d’appréhension parce que et par qui. J’appréhende toujours de devoir écrire sur un
je me sens piégée, y compris en tant que critique femme. ilm qui arrive avec un programme, je crains que la « cause »
Quand on m’enjoint à être dans l’identiication ou la recon- fasse autorité, c’est presque de l’intimidation. Mais l’expé-
naissance d’une expérience féminine, je fuis, je vois tous ces rience du ilm parle plus fort que le programme. Pour Le
objets de l’extérieur. Priscilla de Soia Coppola m’a fait le Consentement de Vanessa Filho, typiquement, j’étais certaine
même efet que Barbie : je me retrouve face à un film qui que c’était raté en le regardant. Mais je me sens responsable
thématise l’emprise amoureuse et l’incarcération, mais qui en maniant cette matière dans un quotidien d’information. Il
lui-même emprisonne. How to Have Sex est aussi pour moi est heureusement compatible de dézinguer un mauvais ilm
un ilm-traité, et même un anti-ilm féministe. Ce sont deux sur le viol dans les pages culture et informer sur ce même
ilms qui dans le fond s’assimilent à des récits d’initiation de sujet comme le font les services enquête, société, idées…
jeunes illes comme des hommes en écrivaient au xixe siècle,
dans un régime naturaliste à l’ancienne, avec une narratrice Ch.G. : À la radio, quand j’ai parlé du Consentement, l’autre
en surplomb qui enferme son personnage. critique, qui ouvrait la discussion, a commencé son analyse
en disant : « C’est un ilm très diicile à critiquer. » J’ai répondu
S.O. : La manipulation, dans How to Have Sex, c’est le recours que non. Je voyais bien ce qu’il voulait dire, mais je crois
à l’ellipse et au suspense, on attend presque impatiemment le que la critique ne peut pas s’exercer dans le cadre d’un
moment où l’héroïne va être violée en se demandant quand chantage au sujet.

CAHIERS DU CINÉMA 18 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

l’articulation entre la logique propre du ilm et ce que l’on


sait de ses conditions de production, qui, parfois, importent.

L.C. : Dans l’idée, #MeToo et le male gaze tiendraient dans un


geste engagé, féministe ; c’est ce que tente de faire Iris Brey
dans une récente tribune du Monde contre Depardieu. En
un article, elle entend mettre en lien le monstre des plateaux
(qui concerne la justice et le droit du travail), une dimension
historique sur le milieu du cinéma comme étant particuliè-
rement toxique en France, et certaines scènes où il a joué
qui sont profondément choquantes, dont une, connue, des
Valseuses. La culture du viol existe, et évidemment il y a un
lien entre Depardieu monstre sacré et ses personnages dans
les années 1970-80, mais un tel texte échoue à les articuler
correctement. Je ne trouve pas d’assise théorique qui articule
de manière vraiment convaincante des questions historiques,
d’analyse esthétique et d’analyse de la réception.

O.C.-H. : Pour moi, il n’y a pas vraiment de raison que les actes
commis dans la vie s’articulent avec les ilms. Parfois, ils trans-
paraissent, mais on se situe globalement sur diférents plans
de la réalité. D’où une dissonance cognitive autour de ces
ilms qui impliquent des personnes accusées ou condamnées.
Comme beaucoup de situations de violence dans la vie, où
c’est tellement compliqué d’en parler parce que ça chambou-
lerait tout, il est beaucoup plus simple de faire comme si on
ne savait pas. Mais dans une revue, on pourrait tout à fait ne
pas parler du Grand Chariot de Philippe Garrel, par exemple,
après avoir lu un papier de Mediapart sur son comportement
envers les actrices. On ne couvre de toute façon qu’une petite
partie des ilms qui sortent, et le choix ne tient pas seulement
à des critères esthétiques mais aussi à des données pratiques,
alors pourquoi ne pas prendre en compte ce critère-là ? Je
trouverais ça plutôt mieux, mais peut-être qu’on mettrait la
clef sous la porte…

S.O. : Le boycott, comme celui de Camille Nevers qui a refusé


de traiter le ilm de Philippe Garrel au « Masque et la Plume »,
est légitime. On passe notre temps après tout, en tant que
critiques, à choisir de quoi on parle et de quoi on ne parle
pas. Le problème est d’envisager le boycott en dehors d’une
action de happening singulière. Ça ne serait pas tenable de
tirer un système cohérent à partir de nombreux cas particu-
L.C. : Sur le Consentement, je me souviens très bien, au moment liers : si c’est l’acteur qui est mis en cause, ou le réalisateur,
où j’ai écrit ma chronique radio, d’avoir un peu prolongé pour des actes commis pendant ou en dehors du tournage,
ma manière de décrire le ilm, rappeler d’où il venait, qui est ayant fait l’objet d’une plainte ou non, etc. On ne s’en sort
Vanessa Springora pour gagner du temps. À l’inverse, pour pas. Ne pas passer sous silence le contexte polémique dans
évoquer en quelques minutes l’afaire Depardieu, j’ai décidé lequel nous parviennent les ilms dans nos textes est un pro-
de privilégier résolument l’analyse ilmique par rapport au grès. J’ai été marquée par le texte d’Élisabeth Franck-Dumas
phénomène social en commentant rapidement trois ilms et Luc Chessel dans Libé sur le J’accuse de Polanski, actant que
qui, à mon avis, enterrent l’acteur d’eux-mêmes.Y compris les ilms sont partie prenante et comptables du réel.
ceux de réalisateurs qui l’adorent : Maigret, c’est un caveau,
les Illusions perdues aussi. Avec ces deux chroniques, j’ai été É.L. : À ce moment-là, que fait-on du ilm de Samuel Theis,
rattrapée par une forme de mauvaise conscience : celle de me accusé de viol par un technicien sur le tournage de Je le jure ?
cacher d’une certaine manière derrière le rempart critique. Toute une équipe a travaillé, c’est un art collectif. Dans ce
cas précis, c’est la production qui a réléchi à un dispositif
Ch.G. : Il faut des capacités et des moyens journalistiques pour pour que le tournage ne soit pas interrompu. Mais quid de
enquêter. La fonction critique est autre. Elle consiste à par- sa réception critique ? Si on boycotte un ilm sur la base de
ler des œuvres, sans s’interdire d’informer le regard avec des son contenu et/ou du comportement de son auteur∙rice, on
éléments extérieurs, factuels, journalistiques, bref, de penser pénalise tout le travail de l’équipe artistique et technique qui

CAHIERS DU CINÉMA 19 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

lui a permis d’exister – équipe qui est possiblement elle-même j’écris ! », ne m’importe pas parce que ce n’est plus la norme
victime de ce comportement. Double peine, donc, pour elles majoritaire qui m’est donnée comme seul choix de cinéphi-
et eux. Le boycott me semble à la fois dangereux et diicile à lie possible. Pour moi, les étudiants qui sont dans un rejet très
appliquer pratiquement. D’autre part, airmer qu’un ilm, de spectaculaire du patrimoine surenchérissent dans l’esprit de
par son efet ou son auteur est une menace (ou un outrage) contradiction, en réaction à ce qu’on leur a présenté comme
pour les individus est un grand classique de la censure. universellement formidable, c’est de l’airmation identitaire.

C.A. : Les films, en effet, ne se font pas hors-sol. Quand O.C.-H. : D’une certaine façon, je trouve qu’ils ont raison. Quand
Maïwenn, et toute sa société de production, choisissent Johnny j’étais à la fac, on nous présentait comme « Histoire du cinéma »
Depp pour jouer Louis XV, la critique se doit de l’inter- un corpus de ilms tout de même très restreint, dominé par
roger. En ce sens, j’ai trouvé la critique de Jeanne du Barry le cinéma hollywoodien. Je peux comprendre que les jeunes
de Maïwenn par Charlotte dans les Cahiers particulièrement gens d’aujourd’hui réagissent plus fortement à la misogynie et
pertinente et inspirante. Tu évoques Johnny Depp comme à la violence qui peuplent ce corpus, et se rebellent contre la
le « porc » que Maïwenn décide d’embrasser au moment normalisation opérée par leurs aînés, qui ne cessent de leur dire
même où il est porté devant la justice (dans le ilm, la favorite que ce ne sont que des images et qu’il faut qu’ils les regardent.
embrasse le roi vérolé).Ton texte articule un choix de mise en Au lieu de balayer du revers de la main leur refus, on devrait
scène à un moment politique extradiégétique. peut-être se laisser questionner par leur perspective. Nous avons
peut-être de notre côté une trop grande facilité à prendre les
É.L. : Qu’en est-il d’une lecture féministe rétrospective ? Une images choquantes avec recul, par habitude. Je ne vois pas le
amie me disait que, par exemple, une fessée dans La Huitième refus de voir certains ilms comme un refus d’apprendre ou
Femme de Barbe Bleue chez Lubitsch actait, chez certains et de comprendre, mais comme l’expression de la soif d’autres
certaines de ses étudiants et étudiantes, le fait que Lubitsch représentations et d’autres cinéphilies, qui sont en efet pos-
était misogyne, et que donc tous ses ilms étaient à boycotter. sibles. Pourquoi faudrait-il absolument que l’on voie les ilms
Je me dis, avec un point d’interrogation, qu’il est risqué qu’une du canon ? On pourrait regarder à la place d’autres œuvres tout
revue de cinéma ou une radio participe de ce mouvement aussi valables, méconnues, ou importantes selon d’autres critères
de cancel culture. que ceux de la cinéphilie traditionnelle.

S.O. : Certains ilms ne m’agressent plus aussi intensément en L.C. : J’ai donné un cours il y a très peu de temps sur I Vitelloni
raison de la diversité de formes et de regards à disposition, je de Fellini à de jeunes enseignants qui ne connaissaient pas ce
suis de meilleure volonté pour chercher ce qu’ils ont d’aimable ilm. Le personnage de Fausto, un petit séducteur de province,
ou génial. Rejeter les moues boudeuses d’Anna Karina, cette plutôt déprécié par la mise en scène, séduit une jeune ille qui
igure féminine de Pierrot le fou à qui Belmondo dit « Silence, devient sa victime. Je l’ai qualiié de « don juan de pacotille ».

JULIAN TORRES/LES FILMS VELVET

Une fille facile de Rebecca Zlotowski (2019).

CAHIERS DU CINÉMA 20 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E
© STÉPHANIE BRANCHU/WHY NOT PRODUCTIONS

Jeanne du Barry de Maïwenn (2023).

J’ai donné ce cours six fois, et à deux reprises, les questions à la É.L. : Filmer un viol comme le prélude à une histoire d’amour,
in n’ont porté que sur ce personnage et la manière dont je le c’est la moitié de l’histoire du cinéma. Mais dans ce cas pré-
qualiiais, notamment une fois de manière assez agressive : « C’est cis, est-ce que la question « viol ou pas viol » est pertinente
scandaleux, Madame, que vous parliez de don juan de province, parce si la mise en scène en fait tout autre chose ? C’est une repré-
que d’une certaine manière vous le valorisez par cette référence, alors que sentation : une représentation datée de ce qu’une jeune ille
c’est un harceleur de rue. » J’ai eu l’impression qu’un vocabulaire bien, au xixe siècle, est censée faire si elle a du désir.
juridique venait nier le style, la forme, le contexte, tout ce qui
fait qu’un objet est culturel. Pourquoi ne pas voir la diférence C.A. : J’ajouterai qu’il y a une vaste zone grise entre une scène
au cinéma entre le point de vue, le narrateur et le ilmeur, le d’amour érotique avec un consentement qui explose et un
personnage et le narrateur, alors que des enseignants et étudiants viol. La question est efectivement : « Que fait le ilm avec
de lettres, justement, la voient bien en littérature ? ça ? », et pas de savoir si on va valider un ilm parce qu’il y
a une scène de viol « en tout bien tout honneur » ou pas.
Ch.G. : Harceleur de rue, il l’est : il pince les fesses des femmes
dans la rue. Reste à savoir ce que le ilm en fait, et si le cinéma Ch.G. : Est-ce que notre plus grande diiculté n’est pas de
doit être le lieu d’un jugement moral, ou si sa forme peut abri- devoir, à chaque fois, expliquer la complexité de ce qu’est
ter l’abjection, ou même l’ambivalence, la donner à voir. Un que le point de vue au cinéma, qui n’est pas une focalisation
exemple plus radical de féminisme rétroactif me taraude car interne ou externe, mais le plus souvent une combinaison,
plusieurs personnes qui enseignent en France et en Belgique une construction complexe, ou disons, une morale de la
me l’ont donné : dans Partie de campagne de Renoir, Henriette forme, pas une morale tout court ?
et Henri, qui viennent de se rencontrer, débarquent sur une
petite île et s’assoient sous les arbres. Il tente de l’embrasser, L.C. : Le point de vue au cinéma est une sorte de feuilleté, que
elle le repousse deux fois, il insiste, ils sont presque couchés, le concept de male gaze aplatit souvent : toutes les instances
elle relève un peu la tête et l’embrasse, selon un scénario habi- dans lesquelles réside ce qu’est la mise en scène sont écra-
tuel de la prude qui consent. Il y a alors une ellipse, puis un sées par un seul terme. Dans le documentaire Brainwashed :
regard-caméra d’Henriette, où on peut lire de la détresse ou la le sexisme au cinéma, diffusé sur Arte, Nina Menkes, une
conscience de la perte, ou tout autre chose, regard qui établit universitaire américaine, fait une conférence ilmée où elle
une triangulation avec Renoir dont plusieurs critiques ont parlé. balaye toute l’histoire du cinéma mondial en 105 minutes. Il
De nombreuses étudiantes voient cette scène comme un viol, y a un côté mash-up presque debordien, complètement aber-
rendu romantique par la mise en scène. rant. Elle met des scènes les unes après les autres qui ont

CAHIERS DU CINÉMA 21 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

© 2023 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC.


Barbie de Greta Gerwig (2023).

l’air de se ressembler parce que l’homme est au-dessus et la L.C. : C’est un pacte, un peu comme dans l’autobiographie, il y
femme en-dessous, nonobstant l’époque, le style, où on en a quelque chose d’un collage entre un narrateur et un ilmeur.
est dans le film… Par exemple, elle mélange le générique de Je pense que la scène est suisamment forte dès le départ pour
Barbarella avec Jane Fonda nue qui se roule sur une moquette créer cette forme de pacte. En revanche, je me pose davantage
années 1970 avec la scène d’ouverture d’Eyes Wide Shut, quand la question, concernant Kechiche, de ce qu’on a entendu
Nicole Kidman enlève sa petite robe noire et qu’elle est entiè- de la manière dont se passent les tournages : c’est un bon
rement nue en-dessous, pour illustrer la supposée gratuité de exemple pour voir à quel point on peut pister dans la forme
scènes de nus féminins dans le cinéma. d’un ilm les conditions d’un tournage et leur dimension
« problématique ». L’ivresse, l’investissement du corps, à des
S.O. : Est-ce que Rebecca Zlotowski qui ilme Zahia dans Une endroits sexuels ou pas puisque les scènes de danse sont aussi
ille facile, c’est du female gaze ou un pastiche du male gaze ? des scènes d’asservissement et d’épuisement, ça fait partie de
Même question quand elle filme les fesses de Roschdy Zem l’esthétique du ilm et du plaisir qu’on y prend.
dans Les Enfants des autres. Le cinéma d’Abdellatif Kechiche
est intéressant parce que le male gaze peut nous y être rendu S.O. : Moi, ça m’abîme le ilm. Tout comme le personnage de
touchant si on veut bien voir que c’est le point de vue d’un Soiane Bennacer dans Les Amandiers : savoir qu’il jouait une
jeune Arabe puceau sur des fesses de femmes… Si Romain version ténébreuse, torturée, de celui qu’il était peut-être en-
Gavras fait le même film, ce n’est pas la même chose qui dehors. On en revient presque à l’idée qu’on aimerait bien ne
m’est racontée. pas le savoir mais que le savoir est une responsabilité.

Ch.G. : Précisons que tu parles de Mektoub, My Love, où, au C.A. : Pour l’instant, nous avons surtout parlé de male gaze, de
début, un garçon voit par une fenêtre son cousin et une amie critique et d’autocensure. Est-ce symptomatique de notre
d’enfance en train de faire l’amour. Le regard « masculin » est chantier critique du moment ? N’y a-t-il pas des ilms qui
celui de ce personnage littéralement brûlé par cette vision plus nous ont déplacées de manière constructive par rapport à un
qu’érotique, pornographique. Par une fenêtre, tout lui vient « feminist gaze 1 » ?
d’un coup, et il passe le reste du ilm à remonter la pente de
cette image, il veut devenir photographe, prendre en photo Ch.G. : Plein, dernièrement : Énorme, Anatomie d’une chute, L’Été
la ille… dernier, Blackbird, Blackberry…

O.C.-H. : Le problème, c’est que le ilm ne reste pas collé à ce O.C.-H. : On en est encore à l’étape où il est important de
point de vue ; et quand il rentre dans la chambre alors qu’elle créer des personnages féminins aussi complexes que ceux des
se change et que le garçon est en bas, c’est là que je trouve ça hommes. Ce sont d’excellents ilms par ailleurs, mais s’ils me
too much. Pourquoi le cinéaste m’impose-t-il de participer à font plaisir en tant que féministe, c’est parce que des person-
cet acte un peu pervers ? nages féminins d’une telle étofe restent rares. L’inversion des
rôles à l’œuvre dans L’Été dernier (une femme commettant un
Ch.G. : Justement parce que le cinéma, ce n’est pas seulement inceste sur son beau-ils) ou Anatomie d’une chute (une femme
le point de vue subjectif, c’est son principe de cruauté, d’œil artiste accusée d’avoir tué son mari) révèle par contraste une
mécanique comme de démultiplication de la subjectivité. sorte de retard, de manque à gagner des représentations.

CAHIERS DU CINÉMA 22 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

Ch.G. : Dans ces deux ilms, la protagoniste est tout sauf sacri- pas complaisante car on n’est pas du tout censés jouir de
icielle ou superhéroïque. cette violence, à l’inverse de ce qu’on peut trouver chez des
cinéastes comme Tarantino, par exemple. J’y vois quelque
S.O. : Vous ne désirez que moi de Claire Simon, que j’ai beau- chose se passer que je n’ai jamais vu. Mazuy arrive à igurer
coup aimé, fait le récit de violences conjugales de la part de la violence d’une façon qui restitue sa véritable horreur. Le
Marguerite Duras, qui vampirise son jeune amant. Et ce que ilm met les mains dans le cambouis : la durée a une portée
je trouve le plus intéressant, c’est que le personnage d’Em- critique, elle permet de voir que le meurtre n’est pas aussi
manuelle Devos, la journaliste qui interviewe Yann Andréa, « excitant » que dans les représentations traditionnelles.
rentre chez elle auprès de son compagnon endormi, et que
le ilm nous invite à l’imaginer un peu jalouse de cette pas- É.L. : Notre cinéphilie s’est quand même construite sur des
sion aussi asservissante soit-elle. Je m’étais un peu débarrassée objets qui nous méprisaient, au mieux, et nous haïssaient, au
de cette idée inconfortable à la fin de mon article, mais ma pire. Je le dis de manière brutale, mais c’est quand même un
relectrice m’a dit que ça aurait dû être le cœur du texte. Ce peu ça. Mon cinéaste de chevet, c’est John Ford. Quand je
sont de petits exemples où je me débine un peu parce que je revois le passage de L’Homme tranquille que vous connaissez
me dis que j’ai peut-être halluciné… toutes (John Wayne traîne Maureen O’Hara par les cheveux
sur trois miles), je me dis que ce n’est pas rien que notre
Ch.G. : Bowling Saturne de Patricia Mazuy a aussi beaucoup cinéphilie se soit développée avec ça. Il est normal qu’il y
polarisé, et ce sont peut-être ces ilms complexes qui sont ait aujourd’hui un efet de rattrapage et même une forme de
les plus passionnants. J’ai vu ce ilm sur un tueur en série de « MeTooxploitation », un tsunami de films féministes à sujet qui
jeunes femmes dans une salle où il n’y avait que des exploi- surfent sur la vague. Je pense que c’est un moment indispen-
tants. À la cinéaste qui était présente, plusieurs se sont dit sable. En tout cas inévitable.
choqués et ont refusé de le mettre à l’aiche de leur cinéma.
Ch.G. : L’Événement d’Audrey Diwan, par exemple, d’après
C.A. : J’aimerais revoir la séquence du premier meurtre de Annie Ernaux, sur une jeune ille qui avorte clandestine-
Bowling Saturne en sortant du « coup de l’émotion » (sans ment dans les années 1960, simpliie la question du point de
mauvais jeu de mots). Lorsque j’ai vu le film en salle, ce vue en un parti pris de mise en scène : l’immersion. C’est
moment a été insoutenable, je l’ai trouvé complaisant en un problème pour moi, l’idée que le cinéma le plus intense
raison de sa durée et de la violence des coups portés. Je me serait immersif, et que l’expérience serait mieux rendue par
suis demandé ce qui amenait une femme à vouloir ilmer ça un dispositif de subjectivation simple.
comme ça. J’ai été rattrapée par un ordre moral malgré moi
tant j’étais atteinte physiquement. Pourquoi Mazuy, qui a L.C. : Idem pour les ilms qui miment l’emprise, comme Blonde
réalisé des ilms aussi étonnants que Peaux de vaches ou Saint- d’Andrew Dominik, sur Marilyn Monroe.
Cyr compose-t-elle soudain des personnages féminins qui
sont soit morts soit cruches ? Ch.G. : En un sens, L’Été dernier et Anatomie d’une chute prennent
le contrepied d’un tel choix. Ils travaillent la difraction du
O.C.-H. : Pour moi, à l’inverse, cette scène déconstruit la point de vue, et le biais (dans les deux sens : l’oblique et
manière dont on représente le féminicide. Je ne la trouve le biaisé).

© QUAT’SOUS FILMS

Mektoub My Love : Canto Uno d’Abdellatif Kechiche (2017).

CAHIERS DU CINÉMA 23 FÉVRIER 2024


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© LES FILMS PELLEAS/LES FILMS DE PIERRE


Anatomie d’une chute de Justine Triet (2023).

L.C. : L’Été dernier est presque plus un ilm sur la vie bour- mettre ça comme une perle dans une huître plutôt que de
geoise que sur la conjugalité. Je le trouve émancipateur, mais dérouler un sujet, de thématiser la violence domestique.
je ne sais pas si c’est à l’endroit de ma féminité ou de mon
féminisme, ou à un autre. Je trouve une grande liberté dans S.O. : Pour la scène de la dispute, Triet dit avoir pensé à
la construction de tous les personnages, et il est rare qu’une celle de Marriage Story de Noah Baumbach, qu’elle trou-
iction parvienne à ne tenir aucun discours. Les scènes de vait géniale mais inéquitable vis-à-vis du personnage de
sexe, d’une rare justesse et d’une grande sensualité, m’ont Scarlett Johansson. Elle voulait un beau combat plus équi-
marquée très profondément. Depuis des centaines d’années, libré, et c’est drôle, parce que toutes les personnes avec
les ictions y compris féminines racontent que les femmes qui j’ai parlé trouvent que, dans Anatomie d’une chute, c’est
perdues le sont déinitivement. Là, le ilm monte en apogée, Sandra Hüller qui gagne. Sur la représentation du couple,
puis il redescend, mais le personnage de la femme coupable l’autre grand ilm de l’année pour moi est Voyages en Italie
ne chute pas. de Sophie Letourneur.

É.L. : Parce que les femmes sont toujours punies au cinéma. C.A. : Dans ces deux films tournés par des femmes, ce qui
Dans Tàr, la chute de la chefe d’orchestre star jouée par Cate est intéressant est qu’ils travaillent la mise en récit, la ten-
Blanchett est spectaculaire, elle a commis des abus, et elle sion entre les points de vue, plus que le portrait de couple.
init anéantie. Le narcissisme des femmes est toujours puni. Parmi les ilms sortis en 2023 qui m’ont surprise par leur
inventivité et authenticité vis-à-vis d’une pensée féministe,
Ch.G. : Dans Anatomie d’une chute, une scène de dispute enre- j’aimerais revenir sur Trenque Lauquen de Laura Citarella.
gistrée par le mari est retrouvée dans son ordinateur à sa Laura, la protagoniste, exhume l’histoire de igures féminines
mort et produite par l’accusation au procès de sa femme. On étonnantes dans une radio locale. En réalité, c’est la structure
comprend que Triet ait hésité à la montrer puisque c’est une même du ilm qui est construite par diférents récits d’éman-
scène que personne ne pouvait vraiment voir. Elle nous a dit cipation féminine, sans qu’il s’agisse d’une utopie sororale,
en entretien que cette séquence est celle qui a suscité le plus avec la conscience qu’une subjectivité libérée est l’afaire de
d’allers-retours contradictoires entre elle et son coscénariste plusieurs générations qui ont œuvré avant nous. C’est parce
et compagnon, Arthur Harari. J’ai eu l’impression que se qu’elle enquête sur ces vies-là que Laura init par construire
jouait ici quelque chose de la guerre des sexes qu’on voit sa liberté et même par échapper au ilm. Trenque Lauquen
dans les ilms classiques de comédie du remariage. L’inversion s’ouvre sur le point de vue de deux hommes sur Laura, puis
dont parlait Olivia (c’est elle qui a du succès et lui qui est renverse l’idée commune de la disparition. Cette femme
confronté à la nécessité de s’occuper des enfants), qui est très qui s’est évaporée est en train d’écrire son destin ailleurs,
actuelle, prend un sens nouveau quand on la glisse à l’inté- selon une forme qui nous échappe, qui n’appartient qu’à
rieur d’un procès pour meurtre : dans l’institution du couple, elle. La manière dont ce hors-champ initial revient dans le
même si chacun est de bonne volonté, même si on inverse champ est absolument vertigineuse. J’ajouterai que je suis
les rôles, il y a mort d’homme. Je trouve très intelligent de dépitée qu’on envisage encore qu’un ilm féministe soit un

CAHIERS DU CINÉMA 24 FÉVRIER 2024


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© EX NIHILO/LES FILMS DU FLEUVE

Bowling Saturne de Patricia Mazuy (2022).

ilm qui dépeigne un personnage de « femme forte », souvent avec ce geste-là. Cela dit, ceci ne représente qu’un pan d’un
selon des fantasmes masculins. Et le protagonisme collectif ? féminisme cinématographique. En 2024, on ne peut pas
Dans sa manière de construire l’écoute et la confiance, le essentialiser la femme à une réalité biologique, et parler de
documentaire Relaxe d’Audrey Ginestet m’a semblé remar- male et female gaze tient de la binarité stérile. Il est plus que
quablement organique. temps d’embrasser une perspective transféministe et inter-
sectionnelle, tout en réléchissant à la manière de procéder
Ch.G. : Il me semble que la forme documentaire, si elle permet pour ne pas tomber dans une posture morale ou un efet
ce collectif féminin (comme dans Entre nos mains de Mariana programmatique à l’heure d’écrire. Qu’est-ce qui se trame
Otero, il y a quelques années), peut aussi corroder la repré- de véritablement contemporain, comme vies et comme pen-
sentation du couple. Dans Énorme de Sophie Letourneur, sée ? Comment le cinéma y répond-il ?
il n’y a pas seulement inversion des rôles genrés (monsieur
veut l’enfant, madame veut continuer à travailler, créer). Les L.C. : Le récent Orlando de Paul B. Preciado, difusé sur Arte et
consultations dans un service d’obstétrique sont toutes il- qui sortira en salles le 5 juin, traite de cette hybridité en fai-
mées avec le vrai personnel hospitalier et sans les acteurs, sant parler des personnes trans, et en mêlant documentaire et
donc le faux raccord dérange, il y a un « accouplement » iction. Mais il clignote tellement d’intentions qu’il s’assume
documentaire/iction perturbant. Dans ce que tu dis, j’ai comme un traité, à la manière des contes philosophiques
l’impression que le documentaire serait en soi une forme voltairiens, encyclopédiques. Il ne me semble pas ouvrir à
porteuse de féminisme. D’autre part, la représentation de la un trans-cinéma qui dépasserait la question du genre ou de
sexualité féminine ou du sexe imposé à des femmes se trouve la sexualité, mais il en fait la pédagogie.
comme contrebalancée par ces ilms « gynécologiques ». Il y
en a beaucoup de récents sur ce thème : Énorme, Sages-femmes, C.A. : Je l’ai vu autrement. C’est sans doute un ilm-manifeste,
Notre corps, Le Ravissement… avec ses fragilités. Néanmoins, je n’en inis pas de le trouver
puissant. Dans la lignée des appunti pasoliniens, il exhume
C.A. : D’ailleurs, l’un des ilms les plus misogynes de ces der- des récits de vie tus tout en portant la promesse de ilms
nières années, L’Origine du monde de Laurent Laitte, tourne futurs. Il a la conscience d’être bientôt dépassé, avec une foi
autour de la peur du personnage masculin de regarder le inébranlable dans le cinéma qui adviendra.
sexe de sa mère en face. Montrer cette réalité anatomique,
sans peur de son propre sexe, a été la base du cinéma mili- 1
L’expression est employée par Émilie Notéris dans « Pour un regard féministe »
tant. Pensons à Y’a qu’à pas baiser de Carole Roussopoulos (revue en ligne Débordements, 20 février 2020) et donne son titre au livre
ou Regarde, elle a les yeux grands ouverts du MLAC et de Yann d’Azélie Fayolle Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, éditions
Le Masson. En proposant la rencontre entre une caméra divergences, 2023.
respectueuse et un miroir face au sexe d’une femme, des
courts métrages comme Mat et les gravitantes de Pauline Table ronde organisée à Paris, le 8 janvier.
Penichou et Le Passage du col de Marie Bottois renouent Remerciements à Circé Faure.

CAHIERS DU CINÉMA 25 FÉVRIER 2024


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TOURNER LES PAGES


Brève histoire des femmes aux Cahiers du cinéma
par Élodie Tamayo

L
e fait est connu : la cinéphilie se fonde, historiquement, À ma première vague tentative d’écrire du point de vue de la sensibilité,
sur des discours et des pratiques essentiellement mascu- paf ! C’était comme une paire de bafes. » Un déséquilibre structurel
lins. Première rédactrice intégrée à l’équipe des Cahiers perdure dans les sommaires : les textes de ou sur des femmes
du cinéma, Sylvie Pierre rappelle qu’en matière de construc- fondent rarement l’événement éditorial d’un numéro, consti-
tion de goût et d’élaboration de concepts ilmiques les « illes » tuant plutôt des pièces complémentaires, moins volumineuses.
manquaient à l’appel : « J’adorais le cinéma, mais j’avais un goût À ce jour, la présence des rédactrices au sein du « Cahier cri-
moyen, pas formé. Ma conscience cinéphile s’est faite auprès des gars tique » reste moindre (pour des raisons en partie discutées dans
des Cahiers. Pour moi, la politique des auteurs représentait une avan- la table ronde, page 14). Et certains objets, dont le cinéma de
cée de l’histoire de l’art comparable à l’invention de la modernité par genre ou des auteurs canoniques des années 1970 (tels Coppola
Baudelaire. Cette sorte de cinéphilie conceptuelle n’existait pas chez et Scorsese), demeurent peu abordés par leurs plumes.
les illes, qui n’avaient pas l’habitude séculaire de se positionner en Inversement, la femme fantasmée est un page turner pour la
maîtres à penser. » De fait, dans l’histoire de la presse cinéphile, cinéphilie traditionnelle, un objet iconographique et discursif
il faut en tourner des pages pour trouver de l’agentivité fémi- de prédilection, comme le cristallise le numéro de janvier 1954
nine – des femmes non plus vues ou décrites, mais voyantes et (nº 30) sur « La femme et le cinéma ». La femme au féminin sin-
pensantes. Pour les amateurs de statistiques : aux Cahiers, moins gulier, invariablement prise dans les rets du désir ou de l’amour,
de trente couvertures sur plus de 800 mettent en avant une est morcelée en fragments anatomiques fétichisés ou essen-
réalisatrice ; seules trois igurent en première place du top 10 tialisée en un mystère totalisant. Nicole Vedrès raille l’aporie
de la rédaction (phénomène récent, avec Maren Ade en 2016, conceptuelle du numéro : « Mais, sans plaisanterie, qu’auriez-vous
Kelly Reichardt en 2021 et Laura Citarella en 2023). Dans fait, Bazin, si la situation s’était trouvée inversée, si c’était moi qui
le comité de rédaction, la parité n’a été atteinte qu’en 2020, vous avais dit : “Nous faisons un numéro, pourriez-vous nous don-
et son « Conseil des dix » (outil prescripteur) n’a jamais inclus ner un article sur l’Homme ?...” Auriez-vous su par où commencer ?
plus de quatre femmes. N’auriez-vous pas pensé qu’il y avait là matière à cent articles, mais
Au début de la revue, les rares autrices prennent soin de non pas à cinquante lignes ? En désespoir de cause, ne m’auriez-vous
légitimer leurs écrits. À l’instar des contributions de Lotte Eisner pas répondu […] par une petite lettre que le sujet n’était pas “trai-
dans les années 1950, elles mettent en avant l’analyse historienne table” ? » Il n’est pas simple de tourner la page des impensés
ou la connaissance pointue d’une aire géographique (voir la misogynes. On les repère aussi dans les publicités, qui alimentent
lettre de mise au point de la poétesse et essayiste uruguayenne la production culturelle du genre. Coïncidence malheureuse :
Giselda Zani, nº 3, 1953). Elles s’octroient plus de libertés l’édito du nº 651 (2009) sur la belle maturité de réalisateurs
lorsqu’elles s’expriment non en critiques mais en témoins, à septuagénaires (de Coppola à Resnais) laisse place à une double
la manière de l’inventif dialogue de Musidora (nº 160, 1964) page pour une crème anti-âge pour les femmes qui vante « une
sur Feuillade. peau si ferme et éclatante que les hommes en sont fous ». À croire
Si les plumes masculines osent un spectre varié d’écrits, du que la lectrice des Cahiers serait un être moins conceptuel que
coup d’éclat conceptuel à l’efusion lyrique, Sylvie Pierre conie consumériste, soumis au jeu des apparences.
avoir surjoué l’esprit de sérieux ain d’ôter tout soupçon de Repérer cette asymétrie de traitement en matière de genres –
sensiblerie. Sa première critique opte pour une mécanique tributaire d’inégalités de fond qui ont structuré l’industrie ciné-
argumentative froide et huilée, par ailleurs bien adaptée à son matographique – ne doit pas aboutir à minimiser rétrospec-
objet (« L’Ordre et l’Ordinateur », sur Les Sans-Espoir de Miklós tivement la voix et le regard de celles qui ont su y émerger.
Jancsó, nº 187, 1967). L’astreinte à ce rigorisme laisse un souvenir Jusqu’aux années 1980, les réalisatrices en activité sont rares mais
amer : « Mon deuxième papier, ils l’ont refusé. C’était sur Le Vieil trouvent un réel écho auprès de la rédaction. L’art de la mise
Homme et l’Enfant de Claude Berri, trop sentimental à leur goût. en scène d’Agnès Varda, Marguerite Duras, Chantal Akerman,

CAHIERS DU CINÉMA 26 FÉVRIER 2024


P R AT I Q U E C R I T I Q U E

Shirley Clarke,Vera Chytilová ou Danielle Huillet fait l’ob-


jet d’études tant nourries qu’exaltées (Jacqueline Audry pré-
sente une exception notable que la revue n’a jamais pris la
peine de réévaluer). Les années 1990 opèrent un virage salu-
taire en faisant place aux contributrices (telles Camille Nevers,
Laurence Giavarini, Marie Anne Guerin ou Camille Taboulay)
et réalisatrices (dont Catherine Breillat, Claire Denis, Pascale
Ferran, Patricia Mazuy ou Noémie Lvovsky) qui « secouent le
cinéma français » (couverture du nº 488, 1995). Relire les Cahiers
permet aussi de documenter une histoire oubliée des réali-
satrices, aux carrières moins pérennes ou moins louées. On
pense, en France, à Paula Delsol, Marie-Claude Treilhou,
Danielle Dubroux, Hélène Châtelain (ce « visage de femme », dans
La Jetée) ou Christine Pascal, toutes défendues par la revue.
À côté de cette « politique des autrices », se dégage aussi une
forte « politique des actrices » (titre d’un papier de Luc Moullet,
nº 98, 1958). Cette féconde prise en compte de la puissance
des interprètes, moins créatures que créatrices, bat en brèche
l’idée d’un assujettissement au scénario et à la mise en scène.
Empiriquement, les enquêtes auprès de praticiennes (rubrique
«Au travail ») font aussi émerger des métiers moins exposés au
public, où les femmes sont davantage représentées (monteuses,
scriptes, mais aussi, plus tard, chefes opératrices).
Certes, les Cahiers n’ont jamais adopté une ligne résolu-
ment féministe. En France, le militantisme post-68 inclut peu
les revendications des femmes au sein des autres luttes. Dans les
années 2010 et la période #MeToo, la rédaction tente de rééva-
luer la place des femmes (« Où sont les femmes ? », nº 681, 2012 ;
« Une histoire des réalisatrices », nº 757, 2019), tout en discrédi-
tant les gender studies. Une polarisation s’instaure entre la revue
et des universitaires comme Geneviève Sellier, qui attribue à
la cinéphilie issue de la Nouvelle Vague une vision esthétisante
coupable de masquer le politique, au prix d’un sociologisme
faisant souvent i de la forme. Pourtant, la déconstruction des
représentations genrées infuse des articles, isolés mais percu-
tants, sans séparer les œuvres de leur contexte de fabrication
(« #MeeToo, multiplicités » de Camille Bui, nº 761, 2019 ; dos-
sier « Productrices », nº 774, 2021). Dès 1954, Pierre Kast avait
signé un papier lapidaire (nº 30) sur la nécessité critique de
reconnaître que le cinéma, fait « par et pour les hommes », ins-
taure une économie libidinale inégalitaire, à destination du
plaisir masculin. Les textes incisifs de Thérèse Giraud dans les
années 1970 (dont ceux sur Jean-Luc Godard et Mai Zetterling
du nº 262-263, 1976) pensent une politique de la forme. Plus
récemment, les apports de la pensée féministe – en matière de
dispositif de perception et d’organisation des points de vue –
génèrent des éclairages convaincants. Matthieu Orléan voit dans
Lila, Lili de Marie Vermillard (nº 531, 1999) une « héroïne-regard »
qui « ne se soumet pas à la iction comme une esclave, mais la sou-
3’:HIKLMJ=XUZ^U^:?k@h@p@h@a";
M 01293 - 757 - F: 5,90 E - RD

met, à l’inverse, à sa crise ». Charlotte Garson (nº 660, 2010) salue


les protagonistes libérées de l’injonction photogénique de La
Vie au Ranch (Sophie Letourneur). Hélène Frappat joue de la
polysémie du mot frame (cadre de vision et piège) à propos de
Framing Britney Spears de Samantha Stark (nº 776, 2021). Ces
exemples égrenés au il des numéros, s’ils ne traduisent pas une
tendance éditoriale marquée, apportent de la nuance, ajustant
leurs outils aux objets, sans systématisme, ni promotion édul-
corée d’un féminisme « à la page ».

Propos de Sylvie Pierre recueillis à Paris, le 10 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 27 FÉVRIER 2024


QUESTIONS À DES CINÉASTES
2/4

© 1990 HIBISCUS FILMS LTD


Un ange à ma table de Jane Campion (1990).

Jane Campion
1 Quand j’ai commencé à étudier à l’Australian Film
and Television School, à 27 ans, filles et garçons me
semblaient avoir des chances égales, et les effectifs
premières épreuves, je n’ai d’ailleurs eu que des
expériences positives, d’une manière générale les équipes
aiment participer à mes tournages, et j’en suis heureuse.

3 étaient à peu près équilibrés. Je ne pensais pas à des


perspectives de carrière comme cinéaste, la vie était
belle, je me disais que j’aurais bien le temps de m’en
J’ai aussi eu la chance de bénéicier du soutien et de
l’amitié de Pierre Rissient et Michel Ciment, qui m’ont
« découverte » et intégrée à la cinéphilie internationale,

5 préoccuper plus tard. Je remarquais, bien sûr, que


presque tous les ilms étaient réalisés et
photographiés par des hommes, qu’ils parlaient de
sans le moindre sexisme, avec une constance qui m’a été
utile de bien des manières.
La Leçon de piano (1993) a été un grand moment, très
personnages masculins et s’adressaient aux hommes, mais positif, le monceau de prix que j’ai reçus m’a ouvert
cela relétait un biais présent dans la société en général. de nouvelles portes. Mais la in des années 1990 a
Je me souviens aussi du sentiment qu’avait notre marqué le début d’une période douloureuse, comme
génération d’être là pour tout faire exploser : elle croyait une ofensive pour contrer les minuscules progrès
dans l’égalité et espérait bien l’obtenir. réalisés : c’était une époque où les valeurs machistes
Après l’environnement semi-protégé de la fac, je suis avaient le vent en poupe et où l’on bridait beaucoup les
entrée dans l’industrie et j’ai été sélectionnée pour femmes. On jugeait le féminisme ridicule, pathétique,
tourner un court métrage de iction pour l’« unité et il y avait dans l’air le sentiment que les cinéastes
féminine de cinéma », un système d’équipes non mixtes femmes étaient ennuyeuses, idiotes et pleurnichardes,
mis en place par la Commission du film d’Australie dans que notre point de vue n’était pas intéressant puisque
un but d’égalité des chances. Une initiative bienvenue, nous n’avions pas de pouvoir, pas de gros budgets et
mais qui s’est soldée par un échec dans l’industrie. ne rapportions pas d’argent. Il y avait l’idée que, du
Même au sein de la chaîne publique ABC, la misogynie côté des gars, on faisait des ilms fun, cool, aventureux ;
était intense. Certains acteurs détestaient être dirigés par les hommes cinéastes n’auraient pas traversé la rue
Questions à des cinéastes

une femme, et j’ai vécu des moments où ils étaient pour aller voir un ilm de femme… et les femmes
activement perturbateurs, tout comme certains non plus. C’était une époque de solitude, dure, où il
techniciens. Mon chef-op sur Two Friends (1986) se était diicile d’avancer. Il y a eu des moments d’espoir,
comportait de manière déstabilisante et cruelle ; une fois, voire de triomphe, comme en 2009, lorsque Kathryn
je me suis retournée et toute l’équipe caméra faisait Bigelow a réalisé l’étonnant Démineurs, pas seulement
semblant d’être moi, mais au lieu de regarder à un ilm de guerre, mais le meilleur sur la guerre
l’œilleton comme je le faisais, ils collaient leur œil à un en Irak. Elle a été la première femme à remporter
rouleau de papier-toilette. Si ce n’est pas un manque de l’Oscar de la meilleure réalisation, et le ilm a obtenu
respect… Heureusement, j’étais protégée par ma celui du meilleur ilm au nez et à la barbe d’Avatar.
productrice, Jan Chapman, beaucoup plus rompue que C’est à cette époque que j’ai tenté de passer du
moi à la diplomatie à l’ancienne, qui consiste à brosser cinéma à la télévision et que j’ai développé et ilmé
les égos masculins dans le sens du poil – je me souviens une série, Top of the Lake. L’expérimentation était
que je râlais à l’époque : était-ce bien nécessaire ? désormais encouragée à la télévision. Les téléspectateurs
Réaliser, c’est un métier exigeant, donc pas question de devenaient plus curieux et appréciaient davantage
tolérer le moindre sexisme sur mon plateau. Après ces la diversité. J’étais prête à me lancer dans une série
CAHIERS DU CINÉMA 28 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

féminine. Elle était centrée sur un campement dans une Palme d’or pour Titane de Julia Durcournau,
la nature, habité principalement par des femmes un Lion d’Or pour L’Événement d’Audrey Diwan…
ménopausées en quête de liberté spirituelle, mais De mon côté, j’ai remporté le Prix de la meilleure
toujours avides d’amour. La série a trouvé son public, réalisation à Venise et aux Oscars, ainsi que le Prix de
a été projetée en intégralité à Sundance, et a obtenu la meilleure réalisation et du meilleur ilm aux Bafta et
de nombreuses nominations aux Emmy Awards et aux aux Golden Globes avec The Power of the Dog. L’année
Golden Globes. dernière, Justine Triet a remporté la Palme d’or avec
Mais le bouleversement dans l’industrie est arrivé Anatomie d’une chute. Cette année, Greta Gerwig a
quelques années plus tard : les prémices de #MeToo ont coécrit et réalisé Barbie, la première superproduction
commencé en octobre 2017, d’abord avec Bill O’Reilly mondiale réalisée par une femme et traitant d’un sujet
et Roger Ailes, auteurs comme Harvey Weinstein d’abus féminin. Il ne s’agit pas d’un ilm Marvel, mais d’une
sexuels en série. Les raisons de leur licenciement étaient exploration drôle et inventive du sexisme à travers
inancières. Les annonceurs dont la cible est féminine l’univers de Barbie et Ken.
s’étaient plaints et lâchaient Fox News. Le vent a tourné, Ce petit récit traduit mon sentiment, ma perception
ce qui a permis la publication d’articles sur Harvey de la situation des femmes au cours de ma carrière – il
Weinstein dans le New York Times et le New Yorker, qui est forcément subjectif, mais je ne vois pas comment
ont abouti à sa condamnation. Les femmes étaient raconter les choses autrement que telles que je les ai
enin reconnues comme puissantes et importantes sur vécues. J’ai vraiment l’impression que le mur de Berlin
le marché. Elles gagnaient de plus en plus d’argent. est tombé et que les femmes ne cessent de prouver
J’ai remarqué que les séries écrites ou produites par qu’elles sont douées, plus que capables de rivaliser
des femmes, Big Little Lies (2017), produite par Nicole avec les hommes et de s’imposer au plus haut niveau.
Kidman et Reese Witherspoon, Transparent (2014), Il n’y a pas si longtemps, on a prétendu qu’il fallait
écrite et réalisée par Joey Soloway, et La Servante écarlate créer un prix pour le meilleur ilm féminin. Je m’y suis
(2017), ne séduisaient pas seulement le public, mais farouchement opposée. Les femmes sont absolument
dominaient également les remises de prix. égales aux hommes en tant qu’artistes et créatrices.
Au cinéma, les réalisatrices commencent également Les discriminations de genre ont suscité beaucoup de
à s’imposer : les Oscars de la meilleure réalisation et soufrance et, bien qu’elles persistent, elles ne sont plus
du meilleur ilm pour Nomadland de Chloe Zhao, aussi enracinées. Thank f…ing God ! ■
© 2021 NETFLIX, INC.

The Power of the Dog de Jane Campion (2021).

CAHIERS DU CINÉMA 29 FÉVRIER 2024


QUESTIONS À DES CINÉASTES

Rebecca Zlotowski
1écrit,Tout ce qui détermine notre identité, au sens
large, modèle le point de vue à partir duquel on
on regarde, on ilme. Donc mon genre, mais
4 Je ne crois pas que ce soit chez moi un
objectif, une ambition qui se résumerait
à une feuille de route politique. La volonté
ni plus ni moins que ma classe sociale, mon âge, de déconstruire fabrique d’autres standards. Je
mon héritage familial ou politique, mon orientation parlerais plutôt de regard loyal : il me tient à cœur
sexuelle – j’allais dire ma libido au sens large. Bref, de regarder loyalement autant le masculin que le
tout ce qui fait culture en moi. On lutte toujours féminin, le groupe, la nature d’une émotion… Les
un peu contre l’idée d’un déterminisme total : sortir moyens pour y parvenir sont de tous ordres, de
de soi, penser contre soi, ou pour prendre un pur l’écriture au casting (quel corps pour représenter
terme de cinéma, se projeter sur d’autres me semble quel récit, comment contrecarrer sa pente la
un objectif de cinéaste digne d’être poursuivi. plus facile à toute étape, comment éviter toute
autocensure, etc.), c’est donc le travail lui-même

2 Je tourne tous les trois ans, j’ai peu de recul


si on date l’étincelle de #MeToo à l’afaire
tout entier qu’il faudrait analyser dans le détail.

Weinstein. Mais la prise de conscience collective


qu’un plateau est un endroit miniature de luttes
de pouvoir et un possible espace de prédation,
5 J’ai rencontré peu d’opposition, mais
suisamment pour percevoir le changement
de paradigme des dernières années. Le cas le
comme tout espace social, est là, c’est certain. Je plus évident de résistance accompagnait mon
dirais qu’il y a un surmoi qui plane au-dessus choix de conier le rôle principal d’Une ille facile
des tournages aujourd’hui. Ça peut aller jusqu’à à Zahia Dehar, une actrice non professionnelle
des impasses, faute de jurisprudences, de code qui avait été révélée au public dans une afaire de
de la route, les rendant encore plus nécessaires mœurs. Son corps très érotisé, peu conventionnel
que jamais. Ça me plaît et me questionne : tout dans le monde bourgeois, son rapport assumé à
ce qui fabrique de la pensée, de l’attention des la prostitution en faisait un choix contesté, qui
uns envers les autres, du débat, me stimule. planait sur le ilm et sa réception. C’était très
clair. J’ai adoré défendre ce cast qui était très sûr

3 J’ai perçu un changement, du montant des


budgets aux sélections en festivals, même si j’ai
pour moi, le ilm avait été écrit pour elle.

toujours été bien traitée sur ce terrain-là, et jusqu’au


fond même : je ne sais pas si le sujet de mon
dernier ilm – une forme d’impuissance féminine
6 La liste est trop longue ! Les ilms portent
nécessairement en eux une part qui documente
l’époque dans laquelle ils ont été tournés : ça suscite
liée à la in de la fertilité – aurait trouvé un écho alors en moi le rire, la surprise ou une forme de
aussi rapide chez les inanciers et une réception fascination historique. Ils ne me font pas violence,
aussi tendre chez les critiques il y a dix ans. Le je ne dirais pas que je ressens de la gêne – si j’en ai,
milieu lui-même des décideurs du cinéma s’est c’est quand je revois un ilm que j’ai déjà vu et dont
féminisé. Le combat politique est donc une étape la dimension machiste m’avait échappé à l’époque
nécessaire dans le chemin de cette représentation. tout en construisant ma libido à mon insu. C’est

© LES FILMS VELVET/GEORGE LECHAPTOIS

Les Enfants des autres de Rebecca Zlotowski (2022).

CAHIERS DU CINÉMA 30 FÉVRIER 2024


QUESTIONS À DES CINÉASTES

© DULAC DISTRIB.
Notre corps de Claire Simon (2023).

comme retrouver une photo de soi adolescente


qui peut nous attendrir mais où l’on ne s’aime
pas – c’est moi qui me gêne à travers le ilm.
Claire Simon
7 Je trinque avec un grand plaisir à la postérité
de Chantal Akerman. Je faisais partie de ce
1comme
Pendant longtemps, « ilm de femme » était
presque une insulte. Alors je veux être considérée
une cinéaste, c’est tout. Je ne veux pas faire
sondage. Si Les Rendez-vous d’Anna reste le ilm des ilms dans un ghetto, aussi grand soit-il…
d’elle que je préfère, j’avais cité Jeanne Dielman,
consciente que ce serait son ilm le plus plébiscité,
et pour être certaine qu’il se trouve haut dans le
classement. Ces sondages sont à la fois dérisoires
2 Il est tout à fait bénéique que la lutte contre
les violences sexuelles et le harcèlement
existe. J’ai toujours eu de très bonnes relations
et nécessaires pour construire les postérités. avec les équipes avec qui je travaille. De mon strict
point de vue, ma lutte pour garder le pouvoir de

8 Si on déinit le « cinéma féministe » par un cinéma


de tract suivant une feuille de route politique,
héritier du cinéma des années de libération sexuelle,
réaliser mon ilm tel que je l’entends est d’être la
cadreuse de tous mes films, c’est moi qui appuie
sur le bouton record, ce qui me permet d’être
il existe aujourd’hui encore certainement, en salles incontournable. Et c’est ainsi que je me suis
et sur les plateformes : c’est précieux historiquement, imposée. Mes équipes sont souvent très féminines
mais ce n’est pas pas mon cinéma de prédilection. et féministes, ce qui fait qu’à ma connaissance il n’y
J’ai plutôt tendance naïvement à superposer cinéma a pas eu de harcèlement ou de violence sexuelles.
féministe et bon cinéma, tout simplement. Ou plutôt :
un bon ilm porte une vision nécessairement féministe
(même quand les femmes y sont peu représentées).
On peut tout de même dire que l’apport de la
3 Peut-être un peu. Mais il y a une espèce de
résistance du patriarcat au féminisme qui
surgit, surtout au niveau des festivals : j’ai dû
culture queer à la question est colossal ces dernières afronter un sexisme plus dur qu’avant en ce qui
années, de Sciamma à Guiraudie en passant par me concerne, sûrement lié aux ilms que je fais.
Todd Haynes, tous ces cinéastes ne font jamais
l’impasse sur la représentation loyale du féminin. Il
y en a beaucoup d’autres. Le fait saillant pour moi
des dernières années est plutôt l’émergence, enin,
4 J’ai voulu souvent ilmer et mettre en lumière des
choses mal vues et cachées au sujet des femmes
(Les Bureaux de Dieu, 2008, Mimi, 2002, Notre corps,
d’une génération de critiques féminines, qui ne sont 2023). Mais j’ai aussi raconté des histoires d’émigrés
pas nécessairement toutes féministes d’ailleurs. Leur ou d’enfants ou d’hommes… Les méthodes sont
réception m’intéresse très souvent, elles théorisent de cinématographiques : déplacer les choses, garder la
nouveaux concepts hérités de leurs champs d’études, réalité documentaire dans la iction, travailler sur les
je les lis, je dialogue intimement avec elles. On vit un lieux comme mode de récit, trouver une nouvelle
moment de cinéma très stimulant, plein de déis. ■ forme pour une histoire d’amour, en utilisant la
CAHIERS DU CINÉMA 31 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

conversation comme récit (Vous ne désirez que moi,


2020), ne pas faire de portrait, mais travailler sur le
récit à partir de lieux et de scènes (Mimi), m’inspirer
6 Il y a des centaines de ilms qui réservent aux
femmes une place épouvantable, même chez
de grands cinéastes (Antonioni, Garrel, Allen). Il y
de grands ilms de iction en documentaire et vice a aussi des cinéastes femmes qui veulent être aussi
versa, essayer de faire des ilms qui manquent, des sexuelles et sexistes que les cinéastes hommes, et
archives manquantes (iction ou documentaire). je n’aime vraiment pas leurs ilms.Vouloir prouver
Et surtout laisser le motif dessiner le tableau ! qu’on peut être aussi fortes dans le sexisme que
les mecs est atterrant. Il y a aussi des centaines

5 Sinon oui (1997) a été apprécié, mais on me disait


que le personnage masculin n’était pas crédible,
alors que c’était adapté d’un fait divers réel ; les enfants
de ilms où il n’y a pas de femmes. Les ilms où
les femmes sont entre elles sont très rares.

de Récréations (1992) n’intéressaient pas certains


hommes ; on m’a dit que le planning familial des
Bureaux de Dieu, c’était des bonnes sœurs… Ça brûle
7 Nommer Jeanne Dielman meilleur ilm de tous
les temps, c’est sympa, mais ridicule. Car c’est
faux, même si c’est un ilm qui m’a beaucoup
(2006) – une jeune ille qui met le feu à la forêt : trop marquée. Dire cela, c’est faire de la communication.
dérangeant ; Vous ne désirez que moi a été apprécié par Et la communication, c’est le cancer du cinéma.
certains, mais le personnage de l’homme en situation Très peu de critiques qui écrivent s’intéressent
de faiblesse (Yann Andréa, interprété par Swann réellement aux ilms, aux œuvres, on fabrique du
Arlaud), lucide et intelligent, dérange profondément. chef-d’œuvre à la pelle pour ne pas parler des films…
AURORA FILMS/LOCAL FILMS

CAHIERS DU CINÉMA 32 FÉVRIER 2024


Annie Colère de Blandine Lenoir (2022).
QUESTIONS À DES CINÉASTES

8 J’ai adoré Trenque Lauquen de Laura Citarella,


mais est-ce féministe ? C’est jubilatoire et fait
par deux femmes : la réalisatrice et l’actrice, Laura
Blandine Lenoir
Paredes… La Chimère d’Alice Rohrwacher, Wendy and
Lucy, Old Joy, First Cow de Kelly Reichardt, Victoria
de Justine Triet, Ziyara de Simone Bitton, Saint Omer
1ilmQuand j’ai montré mon premier court métrage
en 2000, plusieurs personnes m’ont dit que mon
était tellement bien qu’ils pensaient que c’était
d’Alice Diop, Revoir Paris d’Alice Winocour, Pénélope un homme qui l’avait réalisé ! Parce que le cinéma est
mon amour de Claire Doyon, Tomboy de Céline un relet de la société, et le masculin, c’est l’universel.
Sciamma, M de Yolande Zauberman, Forbach Swing Donc, il y a le cinéma, et « le cinéma de femme ».
de Marie Dumora, Bowling Saturne de Patricia Mazuy, Un cinéma de femme, je ne sais pas ce que c’est, ou
Sur la planche de Leïla Kilani, ou encore les ilms de si, souvent des ilms à petit budget. Après, peut-être
Marie Losier, etc. Mais je trouve que Lav Diaz fait un que je fais un « cinéma de femme » si l’on considère
cinéma féministe, Todd Haynes, Leonardo Di Costanzo, que je donne les premiers rôles à des femmes, pas
Patric Chiha, Kleber Mendonça Filho aussi. Et puis il forcément jeunes et belles, que je ne les déshabille
y a de très beaux ilms qui ne sont pas féministes… ■ pas, qu’elles ne sont pas objets de désir, qu’elles ont
un métier, qu’elles parlent entre elles d’autre chose
que des hommes, qu’elles sont bienveillantes entre
elles, et qu’elles ont des trucs à vivre et à raconter.
Il y a des personnages masculins formidables, mais
l’histoire avance sans eux ; s’ils n’étaient pas là, mes
personnages féminins continueraient leur chemin.

2 Depuis trente ans que je fréquente les plateaux de


tournage, le changement est radical ! J’ai connu les
remarques incessantes des hommes sur les corps des
femmes, techniciennes ou actrices. C’est très diicile
de se concentrer, de s’appliquer à bien faire son travail
en subissant des « blagues » graveleuses et en évitant
des mains qui traînent. Cette vigilance permanente est
épuisante, dégueulasse et insupportable. Mon immense
chance a été de commencer à 15 ans sur le tournage
de Carne de Gaspar Noé, sur lequel il n’y avait qu’une
ou deux femmes, et jamais je ne me suis sentie en
danger. Ce climat bienveillant des débuts m’a permis de
ne jamais considérer l’ambiance sexuelle et misogyne
qui régnait sur certains plateaux comme normale.

3 J’ai rencontré beaucoup d’enthousiasme et


d’émotion de la part du public. Mais dans le
milieu du cinéma j’ai aussi pu entendre à propos de
mes ilms : « Mais enin, ça intéresse qui, la ménopause ? »
(50% de la population) « Je n’ai jamais vu autant de
femmes dans un ilm sans voir un seul nichon » (les actrices
inissent toujours par se déshabiller, normalement ; elles
sont très propres au cinéma, elles se lavent beaucoup) ;
« Ce n’est pas réaliste qu’il y ait autant de personnages
féminins sans dispute ou dissension, elles devraient se crêper
le chignon » (les femmes se détestent, c’est bien connu) ;
ou encore « Il n’y a pas moyen d’ajouter une scène de sexe
quelque part ? » (sinon, ça sert à quoi, une femme ?). ■

CAHIERS DU CINÉMA FÉVRIER 2024


Penser l’histoire

LE FEMALE GAZE
N’EXISTE PAS
par Erika Balsom

C
e n’est pas pour rien que Midge porte des lunettes.
Le personnage interprété par Barbara Bel Geddes dans
Vertigo (1958) est une femme qui en sait trop, et qui
se trouve pour cette raison condamnée à ne jamais pouvoir
devenir l’objet du désir de Scottie, le héros. Ce rôle revient
au personnage de Madeleine, un sphinx en tailleur gris campé
par Kim Novak. Dans le cinéma hollywoodien classique, les
hommes – pour le dire avec Marilyn Monroe dans Comment
épouser un millionnaire (1953) – « ne s’intéressent pas aux femmes
à lunettes » : un constat qui tient moins à de quelconques efets
négatifs des lunettes sur l’apparence physique qu’aux traits
de personnalité qu’elles dénotent. La femme à lunettes est
curieuse et désexualisée. À mesure qu’elle s’écarte de son sta-
tut d’objet érotique, elle devient un sujet actif du voir et du
savoir. Des lunettes sont le signe d’une femme qui empiète,
aussi timidement que ce soit, sur le terrain des hommes.
Mais la pauvre Midge, aux élans si maternels, est résolue à
conquérir l’attention de Scottie. Pour ce faire, elle peint un
autoportrait dans lequel elle apparaît vêtue en Carlotta Valdes,
une ancêtre de Madeleine qui mit autrefois in à ses jours. Peu
importe combien de fois je vois Vertigo : je suis toujours sidérée
par la première apparition du tableau. La toile en question est
une copie de l’œuvre devant laquelle Madeleine reste assise,
hypnotisée, sous le regard d’un Scottie qui l’observe en retrait,
saisi par sa beauté glaciale et sa ressemblance avec la morte. Sauf
que la copie a mal tourné : la tête semble déconnectée du corps,
et les lèvres se tordent en un étrange rictus. Pourtant, le pire
reste encore la paire de lunettes dont Midge est afublée et qui
jure si crûment avec sa robe xixe siècle.
L’image consacrée de la femme qui, déchaussant ses lunettes,
dévoile d’un geste sa beauté est aussi familière que désespérante –
l’exemple classique nous étant ofert par Dorothy Malone en
commise de librairie dans Le Grand Sommeil (1946). Le sous-
texte est le suivant : abandonnez tout regard actif, renoncez à

CAHIERS DU CINÉMA Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958). FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

votre désir de connaissance, et vous obtiendrez l’approbation Hitchcock. Si la force de sa charge repose sur une générali-
des hommes. Dans un geste aussi provocateur qu’anachronique, sation stratégique, le système se issure et achoppe de toutes
les lunettes, dans l’autoportrait de Midge, restent vissées sur son parts. Vertigo apparaît ici comme une parfaite illustration de
nez, enserrant un regard braqué sur l’observateur du tableau. Le la thèse de Mulvey. Mais alors que dire de Midge, elle qui fait
tableau est-il une blague ? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’il dérailler l’opposition binaire entre l’actif/masculin et le passif/
constitue de la part de Midge une tentative pour amener Scottie féminin ? Quand sa contestation du régime scopique patriarcal
à la voir telle qu’il voit Madeleine, au prisme du désir. Cette toile tourne court, elle se sent blessée et rejetée : mais cela n’enlève
déroutante témoigne des vains eforts de Midge pour être à la rien à son geste. Comme l’écrit Mary Ann Doane : « La culture
fois sujet et objet du regard. Lorsque, à la vue du tableau, Scottie occidentale possède une conception très précise de la femme et de ce
prend ses jambes à son cou, Midge entreprend de déigurer que c’est qu’une femme qui regarde. Le verbe to look, appliqué à
son œuvre. « Idiote, idiote ! », s’emporte-t-elle. Sa tentative pour la femme, est généralement employé de manière intransitive (she
reconigurer le champ du regard a fait long feu. Dans l’esprit du looks beautiful) ‒ généralement, mais pas toujours. » Depuis des
classicisme hollywoodien, il ne peut en être autrement. décennies, la critique de cinéma féministe s’est emparée de ces
Vertigo est, entre autres choses, un ilm dans lequel la circula- exceptions à la règle, ces « pas toujours » durables ou ponctu-
tion des regards se fait circulation des genres, du pouvoir et du els. Des premiers temps du cinéma aux mélos tire-larmes des
plaisir. Autant dire qu’il s’agit d’un ilm sur le cinéma lui-même : années 1940, en passant par l’avant-garde féministe, le Tercer
un ilm qui donne à voir les circuits genrés du regard, tels que Cine et jusqu’aux ilms hollywoodiens, le septième art déborde
Laura Mulvey les décrit dans «Visual Pleasure and Narrative d’autres manières de voir. Si le système décrit par Mulvey est
Cinema » [« Plaisir visuel et cinéma narratif »], paru en 1975. celui du « regard masculin », faut-il en conclure que toutes ces
« Dans un monde construit sur l’inégalité sexuelle, écrit-elle, le aberrations dessinent un « regard féminin » ?
plaisir de regarder a été divisé entre l’actif/masculin et le passif/ De fait, cette notion a beaucoup circulé ces derniers temps,
féminin. Le regard déterminant du masculin projette ses fantasmes souvent mobilisée en lien avec les problèmes de représen-
sur la igure féminine, la modelant en conséquence 1.» Pourtant, et tation, historiques et contemporains, auxquels sont con-
Mulvey le savait bien, il n’en va pas toujours ainsi – même chez frontées les femmes de part et d’autre de la caméra. Pourtant,

© UNIVERSAL

CAHIERS DU CINÉMA 35 FÉVRIER 2024


© VARIETY MOTION PICTURES 1983 PENSER L'HISTOIRE

Variety de Bette Gordon (1983).

sa signiication reste loue. Alors que le female gaze a longtemps cas limite.Vraiment ? Ce qui saute aux yeux, avec de pareils
renvoyé au regard de la spectatrice, deux autres usages ont résultats, c’est l’insuisance des questions. Lorsqu’un concept
récemment pris le dessus. Dans l’ouvrage d’Alicia Malone conçu pour promouvoir une approche féministe englobante
The Female Gaze: Essential Movies Made by Women, paru en du cinéma conduit à exclure certaines des contributions les
2018, l’expression est employée pour renvoyer à des œuvres plus marquantes à cette même tradition, tout en soumettant
réalisées par des femmes. Dans Le Monde, une tribune sur des œuvres complexes à des analyses réductrices, il n’est pas
Barbie (2023) déclare de même que « jamais le female gaze ne adéquat. Les ilms sont des objets souvent contradictoires d’un
s’est imposé à des centaines de millions de spectateurs et de spectatrices point de vue idéologique, mais cette contradiction peut être
avec autant de force, ni en autant de nuances de rose », et déinit fascinante et novatrice. La critique doit rester à l’écoute de
le terme comme « ce regard de femme posé sur le monde à travers ces contradictions et de ces ambiguïtés internes, plutôt que de
l’œilleton de la caméra 2 ». Le deuxième usage, quant à lui, ren- chercher à les atténuer – ce pourquoi la recherche puritaine
voie aux propriétés narratives et formelles en vertu desquelles d’images positives et de certitudes morales est une impasse. Lors
un ilm est intrinsèquement féminin, quel qu’en soit l’auteur. d’une conférence donnée en 2016, tout en proposant diférentes
L’ouvrage d’Iris Brey Le Regard féminin : une révolution à l’écran déinitions du female gaze, Joey Soloway – scénariste de la série
(2020) marque la première tentative d’envergure pour déinir Transparent – semblait reconnaître que traduire le concept en
le female gaze en ces termes, et établit six critères d’évaluation. des critères stricts serait s’exposer à bien des dangers, et init par
Les ilms ainsi caractérisés, selon Brey, refusent le voyeurisme noyer ses propositions plus sérieuses sous une blague : « Le female
et l’objectiication, et donnent à voir l’expérience des femmes gaze, c’est la matière verte qu’on trouve dans la cervelle de homard.»
de manière à mettre en avant leur statut de sujet – et non Les discussions autour du regard féminin mettent souvent
d’objet du désir. l’accent sur des attributs tels que la proximité, l’empathie, la
Alors, quel est le problème ? Tout d’abord, l’idée que les tactilité et le refus de l’objectiication, des qualités douces et
réalisatrices possèdent un « regard féminin » est aussi mal avisée féminines qui font en réalité écho aux conceptions patriarcales
que celle selon laquelle tous les ilms réalisés par des hommes de la femme. Aussi accepter ces idées revient-il à souscrire à
sont caractérisés par le « regard masculin », et renvoie à l’idée certains stéréotypes douteux sur la sexualité féminine – des
essentialiste selon laquelle le genre d’un réalisateur ofre l’assu- stéréotypes qui mériteraient plutôt d’être contestés, comme de
rance d’une certaine manière de voir. C’est d’ailleurs la raison nombreuses réalisatrices s’y sont attelées. Prenez, par exemple,
pour laquelle le female gaze, chez Brey, apparaît comme une le ilm de Bette Gordon, Variety (1983), qualiié de « Vertigo
propriété des ilms mêmes. L’autrice n’en adopte pas moins féministe ». Quand Christine, une gentille ille du Midwest,
une approche franchement prescriptive, écumant les époques se fait embaucher comme ouvreuse dans un cinéma porno,
et les styles pour déterminer quels réalisateurs passent son test. elle développe une fascination pour les ilms qui l’entourent et
Claire Denis et Stella Dallas (1937) ? Raté. Céline Sciamma commence à fréquenter les peep shows du quartier. Pourtant, son
et Wonder Woman (2017) ? Ça passe. Catherine Breillat ? Un voyeurisme naissant ne se limite pas aux ilms pornographiques :

CAHIERS DU CINÉMA 36 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

le désir éveillé en elle par le cinéma déborde bientôt dans tous toujours parcouru d’asymétries dynamiques. Les femmes aussi
les aspects de sa vie. Là où son petit ami Mark, un journal- aiment regarder : spectateurs et spectatrices de cinéma, nous
iste, lui apparaît aussi prude qu’insipide, Louie, un spectateur sommes tous des voyeurs collés au trou de la serrure, observant
probablement en lien avec le crime organisé, attise sa curiosité. un univers privé qui exclut notre existence.
Sous son impulsion surgit une intrigue à la trame lâche, qui La notion de male gaze, cette norme dominante décrite par
fait de la pornographie le point de départ d’une exploration de Mulvey, avait pour but de dénaturaliser et de contester des con-
l’agentivité féminine et des possibilités qui s’ofrent à elle dans ventions largement répandues au sein d’un mode de production
le monde des hommes. lui aussi dominant. Se contenter de renverser sa thèse en préten-
Chez Gordon, le naturalisme d’un tournage en décors dant y trouver une piste pour le cinéma féministe, c’est rester
naturels côtoie le comble de l’artiice – ce dont les monologues pris dans un piège binaire dont les femmes ne sortiront jamais
crus du ilm, livrés avec une intensité toute brechtienne, ofrent gagnantes. Revenant sur les années 1970, Mulvey déclarait
le témoignage le plus saisissant. La trajectoire de Christine récemment : « Je ne crois pas qu’il ait existé, même à l’époque, de
apporte un démenti à la charge de Mulvey contre le plaisir “langage cinématographique féministe” à proprement parler. » Il est
visuel, ainsi qu’un contrepied aux féministes telles que Robin remarquable que ni Mulvey ni aucune des autres intellectuelles
Morgan qui, en 1979, manifesta à Times Square aux côtés de dans son sillage n’aient cherché à déinir un regard féminin.
Women Against Pornography, et qui airmait : « La pornographie, Alors pourquoi ne pas renoncer à cette idée paresseuse et fau-
c’est la théorie ; le viol, la pratique. » Le ilm, en mettant l’accent tive, et continuer à en appeler à un autre regard, comme le veut
sur le voyeurisme et l’objectiication, rompt tout à fait avec le la revue de cinéma féministe londonienne Another Gaze ? Et
paradigme du female gaze. Or, c’est précisément cette friction un autre regard, et encore un autre ? Ou bien en appeler à un
qui fait son actualité. Bien plus qu’une simple histoire d’éman- regard oppositionnel, pour citer bell hooks ? Une telle approche
cipation, Variety refuse en efet d’être brandi comme un objet dessinerait un espace intersectionnel ouvert, animé par l’inven-
inconditionnellement « bon » – et s’en porte d’autant mieux. La tion et la diférence. Elle demeurerait sensible aux spéciicités
dernière scène, savoureuse variation sur la in de L’Éclipse de historiques et à la complexité psychosexuelle. Elle accueillerait
Michelangelo Antonioni (1962), rappelle que la puissance et la une pluralité afranchie de l’opposition binaire au masculin. Elle
force émancipatrice du fantasme tiennent à sa nature même, qui ferait une place à la curiosité et à la contradiction.
est de se déployer sur un plan connexe au réel, mais cependant Il en va de l’amour qu’on porte à Midge et de la possibilité
séparé. Cet espace imaginaire nous laisse libres de désirer ce que de lui voir connaître un autre sort.
nous ne désirons peut-être pas dans la réalité. C’est pourquoi
le commentaire sur le cinéma esquissé par Variety est parcouru Traduit de l’anglais par Armelle Chrétien.
d’une tension : en reconnaissant que le voyeurisme est – qu’on
le veuille ou non – partie intégrante de notre vie psychique, 1
Traduction de Gabrielle Hardy pour le site Débordements.
il en fait un terrain de lutte bien trop important pour que le 2
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/08/16/barbie-jamais-le-female-gaze-
féminisme lui tourne le dos. Être un objet, admet Gordon, peut ne-s-est-impose-a-des-centaines-de-millions-de-spectateurs-et-de-spectatrices-
être source de pouvoir et de plaisir, et le champ du regard sera avec-autant-de-force_6185591_3232.html

SÉRIE. Iris Brey qui a popularisé la notion de female gaze, tente de proposer dans sa série
un antidote à la culture du viol.

Split, message reçu


S ymptôme étrange de son époque, Split
pourra prétendre à une place dans l’his-
toire des représentations : la sexualité les-
le système Brey, à commencer par deman-
der l’autorisation avant le premier baiser.
L’autrice du Regard féminin : une révolution à
leurs romantiques… En guise de dialogues,
une série de messages, chaque phrase étant
ramenée à une fonction limpide. On pourrait
bienne est ici dépeinte sans ambages, l’écran afirme avoir voulu montrer une sexua- tolérer ces maladresses si la narration pré-
et ce n’est pas tout à fait rien que d’avoir lité joyeuse, exempte de rapports de domina- mâchée ne bafouait pas notre intelligence
réussi à figurer une éjaculation féminine tion. Split serait une grande douche qui vien- et notre sensibilité, en dictant à chaque ins-
sur Slash la succursale, en ligne de France drait nous laver de toute la violence contenue tant la bonne lecture du récit. Loin d’évoquer
Télévisions. Mais ce qui s’avance comme une dans les images antérieures. Comme elle l’expérience ou même l’essence de la réalité,
fiction prend dès le premier plan des airs « droppe » les références idoines (Agnès Brey invente plutôt un monde d’une transpa-
de manuel de bonne conduite. Comme des Varda, Violette Leduc, Germaine Dulac), rence aveuglante. Malgré sa vocation prosé-
saintes du nouveau millénaire, Ève (Jehnny Brey coche les cases avec une exhaustivité lyte, la tentative Split paraît contre-produc-
Beth), actrice entamant un tournage, et Anna épuisante – aisselles poilues, vécus trauma- tive : la série se voudrait émancipatrice, mais,
(Alma Jodorowsky), cascadeuse qui la double tiques, solidarité féminine, colleuses –, ce dans la manière, peine à trouver sa liberté
pour les scènes délicates, font tout ce que qui n’empêche pas la survivance de clichés autant qu’à nous laisser la nôtre. ■
fait naturellement une femme idéale, dans immémoriaux – baiser au bord d’une rivière, Olivia Cooper-Hadjian

CAHIERS DU CINÉMA 37 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

LES MAUX
SONT IMPORTANTS
Du féminicide à l’écran
par Juliette Cerf

C
ombien de corps de femmes sont tapis dans cette boîte enamourée : « Tu meurs si magniiquement.Tu passes ta vie à mou-
noire ? C’est le décor fatal du cinéma, son plus sombre rir.» Mourir sur la scène du réel ou de la iction ? « Outside or
cercueil. Où reposent les cendres, résonnent les cris de within ? », interroge le numéro chanté inaugural.
mille et une femmes à abattre, illes coupées en deux, com- En 2022, les colleuses du documentaire Riposte féministe
tesses aux pieds nus adultères et dames de Shanghai trouées répondent en s’invitant sur les marches de Cannes pour y
de balles, chiennes violées et lacérées par des bouchers, cin- épingler le nombre de féminicides commis depuis le der-
quièmes victimes noyées ou étranglées, sorcières tentatrices nier festival. Et alors que le prix d’interprétation féminine est
immolées, épouses acariâtres démembrées, toutes gisant là, sous remis cette même année à l’Iranienne Zar Amir Ebrahimi,
nos fenêtres cinéphiles. pour son rôle de journaliste-enquêtrice débusquant le tueur
Alors qu’il est temps, comme y invitent quelques œuvres de prostituées des Nuits de Mashhad, La Nuit du 12, présenté
récentes, de nommer 1 et de conceptualiser ici le féminicide, hors compétition, invente un curieux dispositif de iction : une
moteur libidinal de tous ces ilms et cinéastes ladykillers, Lang boîte-caméra cachée dans une pierre tombale, face à celle de
et Hitchcock en tête – dont celui, fantasmatique objet de la la morte… Sur une idée originale de la juge d’instruction
pulsion scopique, de Fenêtre sur cour (1954) –, il apparaît symp- (Anouk Grinberg), qui après trois années de recherches infruc-
tomatique qu’un Pierre Bayard choisisse de détourner le regard, tueuses de la PJ de Grenoble se décide à relancer l’enquête
prétextant dans Hitchcock s’est trompé (Minuit, 2023) que le crime sur Clara, brûlée vive en pleine rue, à l’âge de 21 ans. Ultime
n’a même jamais eu lieu, pour s’adonner à une contre-enquête tentative pour traquer le visage du criminel – « Stop watching
sur le cadavre… du chien. Cet escamotage ne rend que plus me » seront d’ailleurs, dans la prison surveillée d’Annette, les
aiguë la nécessité de regarder en face ce meurtre de masse per- derniers mots prononcés, face caméra, par l’accusé masculin,
pétré contre le genre féminin : un fait social, anthropologique, devenu sosie de Leos Carax – et renverser, littéralement, la
culturel, donc également cinématographique, enraciné dans perspective de la caméra tueuse de femmes du Voyeur (1960),
les igures d’Ève, Gorgone, Lilith ou Pandore, vues comme exaltant le pouvoir jouissif de les mettre à mort, et d’enregis-
l’origine de tous les maux. trer ad libitum leur peur de mourir.
En 2021 surgit Annette – et, sous cette créature aux traits Suggérant de briser la circularité de ce plaisir, d’arrêter de
inouïs, l’invention d’un mythe ofert à la jeune génération tourner en rond tel le héros lic dans son vélodrome, l’idée-
féminine, à laquelle Leos Carax, à travers sa ille, dédie son force de Dominik Moll est d’avoir substitué à la mécanique
ilm : « Pour Nastya ». Jaillit en même temps de l’imagination d’accumulation macabre (comme celle opaque, tellurique, de
abyssale du cinéaste, toute maculée de culpabilité masculine, Sombre de Philippe Grandrieux), un arrêt rélexif sur la sin-
cette très étrange boîte noire, boîte-estrade d’où s’élance le gularité même du crime : Clara a été tuée « parce que c’était
chant de l’enfant-marionnette lors de sa tournée mondiale, une ille, voilà, c’est tout, c’était une ille », ainsi que le formule
objet scénique renfermant le dernier soule de sa mère chan- son amie. L’hypothèse chemine dans la tête du policier, qui
teuse lyrique et de la kyrielle d’héroïnes mises à mort que déclare à la juge : « Ce qui m’a rendu dingue, c’est que tous les types
celle-ci interpréta – Norma, Desdémone, Carmen, Madame qu’on a entendus auraient pu le faire. Peut-être qu’aucun d’eux n’est
Butterfly… Toutes, avant le retour vengeur du spectre de l’assassin, mais tous auraient pu le faire. Je suis peut-être fou, mais
l’épouse (disparue dans les lots près de son yacht, comme j’ai la conviction que si on ne trouve pas l’assassin, c’est parce que
l’actrice Natalie Wood en 1981), apparaissent en esprit au ce sont tous les hommes qui ont tué Clara. C’est quelque chose qui
comédien criminel, qui susurrait à l’oreille de sa femme cloche entre les hommes et les femmes. »

CAHIERS DU CINÉMA 38 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

Quelque chose qui cloche entre les hommes et les femmes : Genrer le crime, c’est ce que se refusait in ine à faire le shérif
façon pré-conceptuelle, frustre mais juste, d’évoquer la « valence de Quentin Tarantino, apparaissant au mitan du clivé et clivant
diférentielle des sexes » théorisée par l’anthropologue Françoise Boulevard de la mort (2007). « Ces gamines, on aurait dit qu’un
Héritier, qui aimait dire que l’Homme est la seule espèce où les géant les avait mâchées puis recrachées… » : confronté à la violence
mâles tuent délibérément les femelles… Ou la fulgurance sou- déchaînée du tueur en série, cascadeur fou utilisant sa voiture
vent citée de la romancière Margaret Atwood, entendue dans comme une arme (comme le gendarme-criminel dissocié de
la série tirée de La Servante écarlate : « Les hommes ont peur que La prochaine fois je viserai le cœur), l’oicier développe avec une
les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes certaine délectation, devant son jeune adjoint fasciné, sa « théorie »
les tuent » – saisissant résumé de tant de scènes de féminicide, criminelle, que ne renierait pas la féministe Jane Caputi, autrice
sexualisées ou non, liées ou non à l’impuissance virile, dont en 1987 de l’essai non-traduit The Age of Sex Crime, où elle
celle, déchirante d’éclats de rire, de La Chienne de Renoir caractérisait le meurtre sexuel en série comme un « gynocide ».
(1931). Ce savoir, le shérif l’occulte aussitôt : plutôt que d’enquêter sur
Le mot « féminicide », entré dans le Petit Robert en 2015, le « truc sexuel », le paresseux décide de ne rien faire, le crime
n’est pas prononcé dans La Nuit du 12, qui lui donne pourtant n’ayant, aux yeux du procureur, pas eu lieu…
forme : si le carton d’ouverture prévient que cette enquête Hanté par les fréquences du slasher, du giallo et du rape and
« pour homicide » restera sans réponse, l’irrésolution homicidaire revenge, le ilm l’est également par une autre boîte : la boîte à
est contrebalancée par une plus inattendue résolution : fémi- accident (crash box), où d’habitude, explique le tueur aux illes
nicidaire, celle-là. Fantôme omniprésent ici, le terme s’écrit pour les appâter, se loge la caméra prompte à ilmer l’accident
noir sur blanc sur les pancartes d’Annette arborées par la foule de celluloïd « de l’intérieur ». Les spectateurs ont pu détecter là
en colère lors de la spectaculaire incarcération du coupable : l’ombre d’un crash, bien réel celui-là, enduré, entre autres mal-
« Stop Femicide » – mais aussi « You are a murderer », « Pay the price », traitances, par Uma Thurman, qui faillit y passer lors d’une scène
« Enough is enough »… Redoublant jusque dans son nom, Henry de voiture sur le tournage de Kill Bill Vol. 2 (2004). Les images
McHenry, la masculinité toxique et meurtrière, la tautologie ne furent dévoilées qu’en 2018 par l’actrice, laquelle, quelques
itérative du crime (« Je suis un tueur et en tant que tel je vais tuer », mois après l’éclosion de #MeToo, accusait aussi d’agressions
prévient le prédateur joué par Guillaume Canet, dans La pro- sexuelles Harvey Weinstein, producteur des ilms de Quentin
chaine fois je viserai le cœur de Cédric Anger), le comédien de Tarantino. Lugubre hors-champ heureusement de mieux en
stand-up, jadis adulé désormais cancellé, ne serait-il plus qu’un mieux éclairé. De Sombre (1999) à Sambre (2023), un siècle est
spectre évoquant le passé ? Faisant écho aux vers mêmes du passé, le monde et ses images ont tremblé. Il ne s’agit, en rien,
« Colloque sentimental » de Verlaine, déclamés par Marceau d’annuler, mais au contraire de voir, plus que jamais. ■
(Bouli Lanners) dans La Nuit du 12, policier-poète qui sait, et
répète, combien les mots sont importants, face à tous ces jeunes 1
Jill Radford et Diana E.H. Russel (dir.), Nommer le féminicide, PUR, 2023.

gars goguenards qui banalisent le continuum : « baiser fort », « te


foutre le feu », « cramer une ille ». Juliette Cerf est journaliste à Télérama.
© C G CINÉMA

Annette de Leos Carax (2021).

CAHIERS DU CINÉMA 39 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

LIVRE. Le Gaslighting ou l’Art de faire taire les femmes d’Hélène Frappat rappelle l’actualité d’un mécanisme
de destruction morale indissociable du cinéma, mais extensible à la sphère géopolitique.

Déjouer le silence

L es récentes saillies publiques de Donald


© MGM

Trump, candidat à un second man-


dat présidentiel, ont fait resurgir le sou-
venir de son gaslighting de l’Amérique.
Champion de l’hyperbole et de la manipu-
lation sémantique, Trump est l’homme poli-
tique qui transforme le langage en terrain
miné au point d’ébranler le sol même de
la réalité. Sa relation tordue aux faits le
pose en digne héritier du mari pervers de la
jeune chanteuse lyrique qu’interprète Ingrid
Bergman dans un ilm de George Cukor de
1944, Hantise (Gaslight ). Dans ce cauche-
mar conjugal, l’épouse recluse au foyer est
poussée au bord de la folie par un homme
dont l’un des vices favoris consiste à bais-
ser la lumière des lampes à gaz – gaslight –
pour la faire douter de ses perceptions. Aux
États-Unis, le ilm n’a cessé d’inspirer les
écrits de philosophes, psychanalystes, socio-
logues et théoriciens de la communication,
qui y ont vu le symptôme d’une violence
psychologique visant à troubler le jugement
de leurs victimes. En 2018, la psychana-
lyste américaine Robin Stern rééditait son
ouvrage The Gaslight Effect en l’augmen-
tant d’une analyse des stratégies rhétoriques
et médiatiques du président américain pour
décrédibiliser ses opposants – et plus sou-
vent encore ses opposantes. En 2007, sa
première édition s’appuyait sur une étude
de plusieurs de ses patients, essentielle-
ment des femmes mais aussi des hommes,
manipulés par un conjoint, un parent ou un
employeur. De tous les ouvrages publiés sur
le sujet, celui de Stern a conféré au gas-
lighting une extension sans précédent, au
point d’inspirer les rapports toxiques des
ados de la génération Z d’Euphoria (2019)
ou d’une jeune femme bien esseulée dans
sa tentative d’échapper à des relations abu-
sives (Maid, 2021). Curieux retour à l’écran

CAHIERS DU de
Hantise CINÉMA
George Cukor (1944). 40 FÉVRIER 2024
PENSER L'HISTOIRE

pour un concept qui fut précisément élaboré bien réelles, de Britney Spears, femme à quels gestes éthiques certaines mises en
par un cinéaste. Le phénomène n’avait guère infantilisée et mère disqualifiée par son scène doivent-elles par exemple de ne pas
suscité d’échos en France jusqu’à ce que entourage, à Martha Mitchell, inaudible reproduire ou adhérer au gaslighting de leurs
la critique et romancière Hélène Frappat lanceuse d’alerte du Watergate, discréditée intrigues ? La relation d’emprise qui se noue
s’en empare dans un essai très person- par son époux ministre de la Justice sous dans ces ilms est-elle toujours unilatérale ?
nel proposant une généalogie féministe Nixon. Bien qu’elle n’ait jamais employé le Par-delà la logique du genre, ce sont les
du gaslighting. terme, Hannah Arendt apparaît ici comme la conditions de son extension à la vie réelle
Construit comme une enquête poli- théoricienne insoupçonnée d’un gaslighting et à l’Histoire qui méritent rélexion : à consi-
cière, son essai entreprend de déjouer étendu par-delà la sphère domestique au dérer le mariage comme le degré zéro du
les mécanismes pervertis du langage mis champ de l’histoire et de la politique. Un contrat social et les ilms comme des labora-
au service de la destruction morale d’une tel changement d’échelle en fait la matrice toires politiques, comment penser l’articula-
personne. Il prolonge ainsi le projet du phi- du négationnisme. Il y a du gas lighting tion entre les œuvres de création qui mettent
losophe américain Stanley Cavell qui, dans aujourd’hui dans la langue de Giorgia Meloni en scène des violences psychologiques et
La Protestation des larmes (1990), s’atta- comme hier dans celle d’Hitler. C’est pour- les stratégies médiatiques qui les exercent à
chait au destin de quatre héroïnes de mélo- quoi Frappat s’intéresse au contexte his- des échelles géopolitiques ? Quels outils cri-
drames hollywoodiens des années 1930 et torique de production du ilm de Cukor en tiques les ilms ont-ils à opposer aux méca-
40, chacune littéralement ou symbolique- 1944, et à l’importance des témoins qui nismes d’invisibilisation et de silence qui
ment privée de voix se mettant, selon la viennent conirmer l’expérience de la « gas- dénient aux victimes le droit à la parole ?
formule du philosophe, « en quête de son lightée ». Si la barbarie nazie s’avère si sou- Si, comme le suggère l’autrice, l’ironie est
histoire », ou, plus exactement, d’une recon- vent un arrière-plan historique des gaslight la réponse des gaslightées à ceux qui veulent
naissance qui ne se trouvait pas dans l’expé- movies, dont l’autrice entreprend de dres- les priver de voix, n’est-elle pas aussi préci-
rience du mariage. À la différence de Cavell, ser un inventaire subjectif, sans doute est- sément l’une des tactiques des gaslighteurs ?
Frappat fait du concept de gaslighting « un ce aussi qu’elle porte la machination des À l’endroit des tragédies historiques, celles
outil critique du féminisme » en fondant sa gaslighteurs à des proportions aussi inouïes d’hier et d’aujourd’hui, elle est en tout cas
généalogie du côté de la littérature et de que terriiantes. bien amère et désespérée. ■
la philosophie morale. Quatre igures fémi- Il reste à établir un inventaire plus Alice Leroy
nines et une philosophe l’y aident : Alice, nuancé et argumenté du genre des gaslight
Hélène, Cassandre et Antigone, chacune lui movies dans lequel Frappat range pêle-mêle Le Gaslighting ou l’Art de faire taire les femmes,
permettant de convoquer des homologues Hitchcock et Rossellini, Polanski et Rivette : Éditions de l’Observatoire, coll. La Relève, 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 41 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

VIDÉO, VIDI, VICI


Le CASB, une archive des luttes
par Alice Leroy

Organizadas de Guadalupe Freire et Camila Zenclussen (2016).

D
éfricheuses : féminismes, caméra au poing et archive actuels. Il reste surtout un lieu de référence et d’accueil pour les
en bandoulière », l’exposition présentée cet automne cinéastes du monde entier revendiquant une sensibilité politique
« à la Cité internationale des arts et conçue par Nicole aux questions de genre.
Fernández Ferrer et Nataša Petrešin-Bachelez, a permis de revi-
siter les années de fondation du Centre audiovisuel Simone de « C’est avec la vidéo que nous nous raconterons »
Beauvoir et l’extraordinaire vitalité des collectifs de vidéastes « Le fait entièrement nouveau qu’à Paris, comme ailleurs en France,
féministes. Créé en 1982 par Carole Roussopoulos, Delphine les femmes, tout en luttant pour se réapproprier leur corps, se soient
Seyrig et Ioana Wieder, ce lieu pensé simultanément pour la approprié une technologie magnétique née en même temps que leur
conservation, la production et la difusion des ilms et vidéos mouvement de libération et qu’elles aient enregistré d’autres femmes –
féministes avait été parrainé par Simone de Beauvoir, qui l’avait le fait que, dénonçant le silence et les mensonges des médias, elles
défendu auprès de la toute première ministre déléguée aux aient illustré en vidéo leur prise de conscience commune dans leur vie
Droits de la femme, Yvette Roudy. Quarante ans plus tard, quotidienne et sur le terrain du travail – donne à tous ces vidéogrammes
après bien des déménagements et des péripéties, il perpétue une dimension historique », écrivaient les fondatrices dans une note
l’esprit militant et la créativité de ses fondatrices : plus de 1 600 préparatoire à la création du Centre. À l’orée des années 1980,
œuvres y sont conservées, dont quelques 300 titres en distribu- l’évolution technologique menace de rendre dix ans de vidéo
tion. Fermé en 1993, le Centre a rouvert en 2003 sous l’impul- produite par le mouvement féministe incompatible avec les
sion de Nicole Fernández Ferrer avec une nouvelle équipe, nouveaux magnétoscopes. L’archivage devient une mission
reprenant ses missions historiques et inaugurant des chantiers de sauvetage rendue d’autant plus nécessaire par la dispersion
d’éducation à l’image et des ateliers cinéma dans les prisons. S’il de ces bandes et le peu d’intérêt qu’elles suscitent de la part
produit moins d’images qu’à ses débuts, il continue de filmer des musées ou des cinémathèques. L’autre mission assignée au
manifestations de rue, colloques et rencontres des féminismes Centre audiovisuel, c’est d’entretenir le rythme de la production

CAHIERS DU CINÉMA 42 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

De haut en bas : Photographie de Sophie Keir, Téhéran 1979. Note d’intention


des réalisatrices pour Maso et Miso vont en bateau de Carole Roussopoulos,
Delphine Seyrig, Ioana Wieder et Nadja Ringart (1976). Lecture d’un texte
d’Henry Miller, date inconnue (1977 ou 1978), image extraite d’un stage
vidéo organisé par Carole Roussopoulos avec le groupe féministe rouennais
Cinénana. Toutes les images de cet article proviennent des collections
du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, Paris.

CAHIERS DU CINÉMA 43 FÉVRIER 2024


PENSER L'HISTOIRE

The Archivettes de Megan Rossman (2018).

vidéo alors que l’efervescence militante de la décennie précé- Nina Barbier, 1982), du travail des femmes (sur les métiers
dente s’est essoulée. Cela passe par des ateliers de formation, d’agricultrice ou de travailleuse de la mer). Elles militent
espaces non mixtes où Delphine Seyrig et Ioana Wieder ont avec les mouvements gay et lesbien, du FHAR de Carole
rencontré la cinéaste d’origine suisse Carole Roussopoulos au Roussopoulos en 1971 jusqu’à The Archivettes, que Megan
début des années 1970 avant de former avec elle le groupe « Les Rossman consacre en 2018 aux Lesbian Herstory Archives
Insoumuses » (lire Cahiers nº 780). Ensemble, elles ont inventé des fondées à New York en 1974 par l’écrivaine Joan Nestle et sa
formes inédites, à mi-chemin entre le documentaire, le cinéma compagne Deborah Edel. Elles dressent le portrait de quelques
d’intervention et la performance filmée : SCUM Manifesto grandes igures américaines en visite à Paris, comme l’avocate
(1976) donne à entendre le pamphlet féministe radical (Society Flo Kennedy, activiste féministe et antiraciste (qui interprète
for Cutting Up Men) de Valerie Solanas, édité en 1967 aux États- Zella dans Born in Flames, le chef-d’œuvre de Lizzie Borden,
Unis et introuvable en France à l’époque. Seyrig le lit tout haut en 1983), ou la militante lesbienne Ti-Grace Atkinson, autrice
à Roussopoulos qui tape le texte à la machine tandis qu’un télé- d’une Odyssée d’une amazone en 1975, l’une et l’autre dénon-
viseur posé en arrière-plan difuse les actualités récentes – il n’y çant l’articulation de diférentes formes d’oppression. Elles
est question que de guerres et de violences commises par des témoignent un soutien aux écrivaines portugaises menacées
hommes, comme un contrechamp à cette expression féminine par le gouvernement de Salazar en 1972 (Les Trois Marias de
qui appelle au séparatisme. Leur tour de force s’intitule Maso et Delphine Seyrig, 1974) et rendent compte des mobilisations
Miso vont en bateau, détournement jubilatoire d’une émission transnationales depuis Nairobi en 1985 (La Conférence des
de télévision animée par Bernard Pivot en décembre 1975, femmes – Nairobi 85 de Françoise Dasques) jusqu’à Rosario
« Encore un jour, et l’Année de la femme, ouf ! C’est ini ! ». en Argentine aujourd’hui (Organizadas, de Guadalupe Freire et
Françoise Giroud, alors secrétaire d’État à la Condition fémi- Camila Zenclussen, 2016). Parmi ces archives extraordinaires
nine, prise au piège du dispositif télévisé, s’y vautre avec une d’une histoire des luttes féministes se trouvent les images réa-
politesse pathétique et complaisante, joyeusement interrompue lisées par l’écrivaine et philosophe américaine Kate Millett
par les remontages et commentaires des Insoumuses. En dépit et sa compagne photographe Sophie Keir au moment de la
des tentatives de la secrétaire d’État pour faire interdire le film, il révolution iranienne de 1979. Invitées à Téhéran par le Comité
sera projeté au cinéma parisien L’Entrepôt et largement difusé pour la liberté des artistes et des intellectuels en Iran, elles
au sein des « groupes de femmes » en France. se joignent aux grandes manifestations de femmes contre la
politique de Khomeiny et réalisent photographies, images en
De Téhéran à Rosario 16 mm et enregistrements audio. Jamais montées, les bobines
Les vidéos archivées par le Centre ne se limitent pas aux repré- sont muettes, et cependant elles ne montrent que des bouches
sentations des femmes dans l’espace médiatique. Elles traitent largement ouvertes, des messages inscrits sur les murs et les
des violences faites au corps féminin (Accouche ! de Ioana pancartes des manifestantes. Comme si, depuis leur silence,
Wieder, 1977), de l’éducation et des questions de genre à ces images résonnaient encore de toutes les voix de femmes
l’école (la série Ça bouge dans les écoles, avec par exemple qui se sont élevées et que le Centre audiovisuel Simone de
Ça bouge à 15 ans ou La pilule, c’est pas des Smarties ! de Beauvoir n’a cessé d’écouter – et d’ampliier. ■

CAHIERS DU CINÉMA 44 FÉVRIER 2024


LOS
S PRÉSENTENT
ARIZONA DISTRIBUTION ET JHR FILM

DANIEL ELÍAS
ESTEBAN BIGLIARDI
MARGARITA MOLFINO

S
UN FILM DE

NTE
RODRIGO MORENO

DELINCUE

AU CINÉMA LE

2MAR7S
QUESTIONS À DES CINÉASTES

Axelle Ropert
3/4

1tel sujet
Mon genre n’a aucune importance dans mon
travail, si ce n’est ponctuellement sur tel ou
où, en tant que « femme », j’ai des choses
diférente… Le monde de la série, plus pragmatique
et moins infesté par des croyances néfastes sur la
création, est beaucoup plus exemplaire à ce titre.
particulières à dire. Pour autant, je ne discrédite pas
ceux qui se déinissent par leur genre : c’est souvent
tout un tas d’expériences inédites, singulières et
irremplaçables qui peuvent être dites par ce biais-là,
4 J’ai toujours eu un attachement très fort pour
les actrices et la qualité des rôles à leur donner,
et un sentiment de malaise devant certains ilms
et qui ne le seraient pas autrement. Par exemple, « dégradants » depuis l’adolescence. Le dernier vu
l’ouverture extraordinaire d’Outrage d’Ida Lupino, en date : La Horde sauvage de Peckinpah, un sommet
et la course terrorisée de cette jeune héroïne qui de laideur plastique et de vulgarité braillarde –
sait qu’elle va être violée, je crois vraiment que qu’on nous a présenté comme un immense western
seule une femme pouvait la concevoir. Mais à moderne, merci du cadeau ! C’est un exemple
titre personnel, je crois que l’art est neutre et que intéressant, car ce ilm est le héraut d’une certaine
ses plus hautes créations « dépassent » la question cinéphilie très « USA modernes », et présenté comme
du genre au proit d’une forme d’universalité. une rupture passionnante et historique avec le
Hollywood classique. C’est surtout du vautrage

2 La formation aux VSS mise en place par le CNC


ne touche pas pour le moment les cinéastes. En
tant que co-présidente de la SRF, et avec un certain
grossier sur le dos des personnages féminins (entre
autres) et la in de la hauteur sublime du Hollywood
classique. Ou encore, dans un autre style, celui
nombre de membres du conseil d’administration, de la politique des auteurs européenne : Vers un
nous travaillons main dans la main avec le CNC pour avenir radieux de Nanni Moretti. J’aime beaucoup
que ces formations deviennent obligatoires aussi pour certains Moretti, mais celui-ci sent vraiment son
les cinéastes – nous sommes un pivot de pouvoir vieux boomer. L’épouse (Margherita Buy) doit
sur un plateau et, à ce titre, nous devons prendre subir pendant tout le ilm les jérémiades de son
nos responsabilités. D’une façon plus générale, il mari, et n’a à lui opposer qu’une mine pleine
faut aussi s’interroger, pour ne pas dire bousculer, la de consternation résignée. Le ilm aurait gagné
question du pouvoir exorbitant qu’ont les réalisateurs à créer une épouse ayant plus de répondant, il
sur un plateau. Toute-puissance artistique ne veut n’est inalement « inquiété » par personne. Je ne
pas dire toute-puissance humaine, et beaucoup de crois pas au volontarisme en art et aux consignes
gens ont confondu les deux. Cela fait plus de vingt vertueuses, mais à l’initiation et à l’infusion : il faut
ans que je le dis, et croyez moi, nous n’étions pas ouvrir les yeux sur certains problèmes et ensuite
beaucoup dans ce camp-là il y a quelques années… laisser reposer pour que ça ressorte naturellement
amendé ou amélioré, sinon on risque de faire des

3 Les deux Palmes d’or féminines récentes sont


l’arbre qui cache la forêt de problèmes. Je trouve
même que les choses ont empiré. Il y a un plafond
ilms qui ressembleront à des iches bonnes pour
le scoutisme et qui ne serviront aucune cause.
J’aime bien le test de Bechdel, mais je trouve qu’il
de verre redoutable, dont les artisans ne sont peut- disqualiie bon nombre de ilms féministes – comme
être pas conscients, qui fait que « faire carrière » par exemple La Rue de la honte de Mizoguchi ou
pour une réalisatrice est extrêmement diicile. On Frontière chinoise de Ford ! Pour m’amuser, je suis
accepte volontiers qu’une femme fasse un ou deux en train d’élaborer un autre test, le test Machiko
ilms sympathiques, et c’est ensuite que les ennuis Kyô (une des actrices fétiches de Mizoguchi), qui
commencent. Paternalisme, manque de considération, portera plus sur des questions de mise en scène.
Questions à des cinéastes

suspicion de fragilité psychologique, conviction


que la cinéphilie est afaire avant tout d’hommes,
incapacité supposée à gérer un gros budget ou
un gros tournage. Les maux sont nombreux. Une
5 Le renouveau de la représentation des femmes,
tout le monde est pour en apparence, mais en
privé, ça rechigne à mort, selon des mécanismes de
femme-réalisatrice n’a aucun crédit pour se faire défense très diiciles à démonter, car non avoués. Par
prévaloir, là où un réalisateur a droit à une estime exemple, pour Annie Colère de Blandine Lenoir, que
de principe d’emblée. C’est énorme, et je le vériie j’ai co-écrit, on a eu beaucoup de retours du type
tous les jours, alors même que je ne suis pas la plus à « Mais où sont les hommes dans votre histoire ? »,
plaindre. Par exemple, mon dernier ilm, Petite Solange, alors même que l’on parlait d’avortements et d’un
a été très bien accueilli par la critique, mais j’ai été mouvement constitué à 90% de femmes (le MLAC),
frappée du nombre de papiers qui disaient « petit donc un monde objectivement féminin ! Ou pour
ilm sensible féminin » : en gros, les femmes tiennent mon prochain ilm, Le Cas Yvonne Malo, dont une
un journal intime pendant que les hommes font des héroïnes est une femme-écrivain ironique
de bons gros ilms. Si le ilm avait été signé par un et ofensive un peu à la Anne Bancroft, on m’a
vieux cinéaste japonais, la perception aurait été très beaucoup dit « Elle est hyper antipathique » (les mêmes
CAHIERS DU CINÉMA 46 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

© AURORA FILMS
Petite Solange d’Axelle Ropert (2021).

qui adorent le Clint Eastwood taiseux et odieux de même Paul Schrader qui dans un entretien récent
bien des ilms…). Bref, c’est costaud à démonter. pour Le Monde annonce avoir écrit un « scénario
féminin » pour Elisabeth Moss : avec beaucoup de

7 C’est réjouissant et intéressant de voir que Jeanne


Dielman prend la place longtemps occupée
napperons en dentelle et de tasses de thé, j’imagine.

par Citizen Kane et qu’il lui ressemble sur plein


de points : auteur surdoué d’une grande jeunesse,
révolution formelle, ilm énigmatique propice à une
8 Oui, il y a un cinéma féministe, absolument
passionnant par les nouveaux sujets débusqués
et par la diférence de points de vue (je ne crois
herméneutique longue… Jeanne Dielman, c’est quand pas tellement à la diférence de mise en scène entre
même le ilm génial d’une réalisatrice de 25 ans, un réalisateurs et réalisatrices, mais celle des points de vue
peu l’équivalent cinématographique de L’Opoponax existe incontestablement). Je citerai deux exemples,
de Monique Wittig (écrit à 28 ans) ou Le cœur est un volontairement à l’opposé. L’un comme ilm littéral,
chasseur solitaire de Carson McCullers (23 ans), ces punchy et militant : Promising Young Woman d’Emerald
autres génies féminins précoces ! Je trouve intéressant Fennell, évidemment conspué par la critique de
qu’on mette à cette place un ilm de réalisatrice qu’on cinéma, et qui propose pourtant un personnage
ne peut pas minorer avec les habituels qualiicatifs bouleversant et inédit ‒ une femme qui par amitié
paternalistes : ce n’est pas un ilm « sensible », « délicat », pour une autre décide de se lancer dans une vengeance
avec de la « tendresse et de l’empathie » – c’est un irrédentiste. Le genre d’argument qui fonde un
ilm blockhaus ! Les réactions indignées autour de western sur deux ou même certains Fuller, ceux-là
cette irruption m’ont bien fait rire. Le pompon à bien reconnus par la critique en revanche… Et puis
Paul Schrader, qui s’est fendu d’un « réévaluation woke un ilm mystérieux, insaisissable, où un lien souterrain
déformée » grotesque pour disqualiier le nouveau fort mais qui restera strictement tacite relie tous
classement. Il faudrait arriver à analyser pourquoi les personnages féminins : Certaines femmes de Kelly
cette irruption d’œuvres signées par des femmes Reichardt. Si j’étais productrice, je conierais un roman
est vécue par certains comme une telle menace. Le de Virginia Woolf à adapter à Kelly Reichardt. ■
CAHIERS DU CINÉMA 47 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

La vie selon Ann de Joanna Arnow (2023).

Joanna Arnow
1nousparaît
L’idée d’« apporter un point de vue féminin » me
parfois déshumanisante, comme si ce que 2 Je trouve problématique le fait que les
critiques (souvent masculins) semblent avoir
utilisons pour faire des ilms, nos esprits, nos voix, développé un langage spéciique pour les œuvres
nos yeux, devait toujours être qualiié, isolé dans une de femmes qui traitent de la sexualité et tendent à
catégorie qui nous sépare de nos pairs. Qu’est-ce qu’un en minorer les fondements intellectuels en utilisant
point de vue féminin, au juste ? Suis-je censée faire des termes tels que « cru », « cringe », « millenial » et
des ilms décrivant des dynamiques interpersonnelles nous comparent à Lena Dunham, alors que pour
si riches que seule une femme a pu les observer ? les réalisateurs masculins, ils diraient « puissant »,
Mener des tournages plus collaboratifs subvertissant le « outsider de l’art » et ne les rattacheraient pas à
rôle traditionnel de l’auteur masculin cis ? Mettre des une seule génération ou à une seule cinéaste.
émojis-cœur dans mes génériques de in ? Ces idées En présentant La Vie selon Ann (sortie prévue en
me paraissent insultantes et ancrées dans les stéréotypes. mai, ndlr) dans le circuit des festivals l’année
Même l’idée de female gaze me met parfois un peu dernière, j’ai souvent dû me défendre contre des
mal à l’aise : ce n’est pas parce que le regard masculin critiques qui cherchaient à me rabaisser en des
a été incroyablement nocif pendant des siècles que termes clairement liés à mon genre. Beaucoup
nous devons parler de notre travail en des termes semblent encore avoir du mal à considérer que les
didactiques, réducteurs et qui nous mettent à l’écart. personnages féminins qui expriment une sexualité
Cependant, l’expérience des femmes et des personnes non conventionnelle la choisissent librement.
non binaires n’a pas été suisamment traduite dans Cependant, de nouvelles plumes critiques me
les ilms, historiquement, et on ne peut nier que le donnent de l’espoir – il existe des auteurs kink-
genre inlue sur notre expérience. Alors bien sûr, il est positive (attitude positive envers une sexualité qui
important de mettre en avant les histoires de toutes les se revendique hors normes, ndlr) qui prennent mes
communautés qui n’ont pas été représentées à l’écran, personnages tels qu’ils se présentent eux-mêmes,
notamment celles des cinéastes femmes et non binaires. sans sous-estimer leur capacité d’autodétermination.
CAHIERS DU CINÉMA 48 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

5
© MAGNETIC LABS

Mon travail est on ne peut plus féministe, mais


il arrive que des gens viennent me voir et me Patricia Mazuy
félicitent pour mon antiféminisme, ce qui est bien
sûr très troublant. Leur présupposé est qu’il est
antiféministe de représenter une femme exprimant
des désirs de soumission, ce qui est une erreur de
1manière
Ce n’est que dernièrement que j’ai réalisé que
le fait que je sois une femme inluait sur ma
de regarder, mais c’est plutôt ténu. Jusqu’ici,
compréhension à la fois du féminisme et du BDSM. j’en avais assez peu conscience. Maintenant, je fais
Le féminisme vise à atteindre la liberté et l’égalité, plus attention au genre des personnages. Mais d’une
ce qui inclut la liberté d’avoir des relations sexuelles manière ténue aussi, car ce qui m’inspire en général
protégées et consenties. L’histoire d’une femme dans l’écriture des personnages et les rapports qu’ils
impliquée dans un mode de vie BDSM en tant que entretiennent relève surtout des rapports de pouvoir.
soumise, racontée par une femme et basée sur son Qui peuvent être liés au genre, mais pas seulement.
expérience personnelle, est évidemment féministe.
J’espère que le ilm élargit modestement le spectre des
représentations, mais contribue aussi à créer un espace
pour que d’autres puissent vivre leur sexualité sans
4 Un personnage qui est une femme ou un homme,
pour moi cela relève d’abord d’une question
de dramaturgie, de ton, de rythme. Ces remarques
honte. Je recommande le podcast « Savage Lovecast » s’appliquent aussi bien à une vache, un cheval ou
à qui voudrait en savoir plus sur les raisons pour un chien. Ce que je veux dire par là, c’est que dans
lesquelles il n’y a rien d’antiféministe dans le BDSM. un scénario, on invente une igure et, en même
temps, si on veut que les spectateurs s’y intéressent,

8 Beaucoup de ilms féministes ont récemment


contribué à une représentation plus large de
l’expérience féminine et non binaire. Les premiers
il faut essayer de lui donner des circonstances ou
des détails particuliers. Cela est particulièrement
vrai des personnages féminins, qui sont encore trop
qui me viennent à l’esprit sont Brooklyn Secret souvent réduits à quelques traits grossiers. Je crois
d’Isabel Sandoval, Portrait de la jeune ille en feu de que la plupart des actrices ont épuisé leur rapport
Céline Sciamma, The Florida Project de Sean Baker, à ces généralités. C’est ensemble qu’on travaille à
Toni Erdmann de Maren Ade, Mon père, le Diable les déconstruire et à singulariser des personnages.
d’Ellie Foumbi, So Pretty de Jessica Dunn Rovinelli,
Master de Mariama Diallo, et mon propre travail. ■
5 Les oppositions que je rencontre dans
le milieu sont en général liées au fait que
j’ai dit une belle connerie (ce qui m’arrive
souvent), ou bien que la personne en face a dit
une belle connerie (ce qui arrive parfois).

6 Devant Les Nuits de Mashhad d’Ali Abbasi, j’ai été


intimement choquée par la manière de ilmer la
violence du meurtre de la femme. J’avais l’impression
qu’on était censés s’éclater à regarder cette scène.
© EX NIHILO/LES FILMS DU FLEUVE

Bowling Saturne de Patricia Mazuy (2022).

CAHIERS DU CINÉMA 49 FÉVRIER 2024


QUESTIONS À DES CINÉASTES

8 Parmi les ilms que je considère comme


féministes : Certaines femmes de Kelly Reichardt,
Portrait de la jeune ille en feu de Céline Sciamma, Notre
parler de la sexualité d’une femme. On en arrive
à avoir des doutes sur ce que l’on peut ressentir et
montrer. Concernant l’Afrique, c’est ma vie, je viens
corps de Claire Simon ; et d’autres évidemment. Mais de là. Il faudrait renier la réalité, la vérité des gens
le cinéma n’a pas attendu la dernière décennie pour pour essayer de montrer une Afrique « positive » ?
être féministe. Wanda de Barbara Loden a été un Renier mon identité de femme pour essayer de
choc quand je l’ai découvert. Et des ilms qui n’ont cadrer avec ce que la société attend de moi ? Non.
rien, a priori, de féministe, comme Frontière chinoise
de John Ford ou Le Sport favori de l’homme d’Howard
Hawks, lorsque je les regarde aujourd’hui (alors
que je les ai vus à diférentes époques de ma vie),
6 En master class, je montre souvent Afriques,
comment ça va avec la douleur ? Raymond
Depardon y ilme une femme d’une façon que
activent en moi une rélexion sur la représentation je trouve très violente. Il explique dans les bonus
de la femme et me déplacent sur ces questions. ■ qu’il ne la connaît pas. Cette femme entre dans le
champ avec un fagot de bois sur la tête. Il arrive
avec sa caméra et la pointe vers elle. Elle détourne
le visage pour montrer qu’elle ne veut pas être
Rosine Mbakam
1Il estEnnous,
Afrique, on a longtemps parlé pour

TÂNDOR PRODUCTIONS
et encore plus pour nous, femmes.
donc important pour moi d’inscrire ma
pensée féminine et africaine dans ma génération
et dans le contexte dans lequel je vis.

2 Quand je suis arrivée en Europe, j’ai senti


tout de suite qu’il fallait que je préserve mon
regard, et je ne me suis pas exposée à travailler avec
de grosses équipes extérieures. Je suis entourée
de trois ou quatre hommes, certains blancs, qui
respectent mon identité et mon regard de femme.
Mais quand je présente mon travail en salle, des
hommes s’autorisent parfois à m’expliquer comment
j’aurais pu raconter telle ou telle histoire, à mettre
en doute ma légitimité, et à questionner notamment
la représentation des hommes. Nous avons été
durement confrontées à cela, notamment à Paris,
avec le ilm Prisme, que j’ai coréalisé avec deux
autres femmes, An van Dienderen et Éléonore
Yameogo, qui parle essentiellement de techniques
de caméra. De même, quand j’ai présenté Les
Prières de Delphine, beaucoup d’hommes m’ont
dit : « Pourquoi elle parle de son mari comme ça ? »

3 Dans les guichets d’aide, j’ai été plusieurs fois


confrontée à des hommes d’un certain âge
qui essayaient de me remettre à la place d’une
colonisée qui devrait juste la fermer, parce qu’ils
estimaient que l’Occident avait apporté quelque
chose à l’Afrique. Je ilme avec une certaine liberté,
je m’autorise à ne pas respecter certaines règles, et
on utilise parfois cela pour me dire que je ne suis
pas à la hauteur pour recevoir des inancements.

4 En retournant au Cameroun et en observant la


précarité de certains membres de ma famille, je
me suis parfois demandé : « Est-ce que je peux montrer
ça ? Est-ce que c’est vendre ma pauvreté ? » C’est ce
que l’Europe recherche et, dans leur représentation
de l’Afrique, certains réalisateurs en ont fait un
fonds de commerce. Même chose quand je veux Les Prières de Delphine de Rosine Mbakam (2021).

CAHIERS DU CINÉMA 50 FÉVRIER 2024


QUESTIONS À DES CINÉASTES

ilmée. Il insiste. Il est là. Et il y a cette voix of


qui se raconte et voudrait justiier ce regard. Je
retrouve cet enfermement dans beaucoup de ilms,
à des degrés divers. Je pense aussi à Vénus noire
d’Abdellatif Kechiche, dont je suis sortie en cours
de route. La manière dont il ilme la nudité de
cette femme m’était insupportable. Même s’il veut
montrer la violence qu’elle a subie, il produit à
son tour une forme de violence sur son actrice.

8 Je ne cherche pas absolument à voir des ilms


féministes, je veux surtout voir les femmes
se raconter un peu plus. Le manque est encore
énorme et j’ai besoin de ce regard-là : comment une
femme ferait ça, comment une femme ilmerait ça ?
Il faut laisser de la place pour ces expressions. ■

CAHIERS DU CINÉMA 51 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Paroles d’actrices

Virginie Efira photographiée par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Paris, le 18 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 52 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Former une créature ensemble


Entretien avec Virginie Eira

La trajectoire qui vous a menée de la télévision à un cinéma commercial


puis au cinéma d’auteur vous a-t-elle permis de dessiner votre propre
ethos d’actrice à travers vos choix ?
Je ne suis pas arrivée au cinéma par hasard, j’avais un désir très
ancré, mais diféré par une série d’empêchements. Ma possibilité
de choix était réduite au départ, puisque je ne recevais que des Vous parlez d’une époque où les comédies américaines, comme celles
comédies. Qu’en faire ? C’est l’une des rares choses dont je suis de Judd Apatow, mettaient la sexualité sur la table, crûment, mais où les
ière : à l’époque où rien ne présageait que des rôles consistants femmes étaient des adultes responsables, et les hommes, des ados.
allaient se présenter, avoir eu cette exigence non pas morale Oui, je recevais des scénarios où le domaine pulsionnel ou libi-
mais politique, même pour un ilm dont l’adresse était large. dinal n’appartenait pas à la femme. C’était « arrête d’aller jouer
C’était bien avant #MeToo. Les scénarios de comédie avaient avec tes potes et viens faire du repassage à la maison ». Je me
des thématiques récurrentes, comme l’adultère ou la confronta- disais « Mais pourquoi on ne me propose pas de scènes de sexe ? » Peut-
tion entre l’ambition professionnelle et la maternité. J’y occupais être parce que malgré mes idéaux théoriques, physiquement, je
un emploi : celui de la ille pas dangereuse, mignonne, avec un me conformais. J’étais attirée comme spectatrice par L’Ennui
peu de caractère, mais assez docile, qu’on a envie d’épouser à de Cédric Kahn, le corps voluptueux de Sophie Guillemin,
la in. J’avais des référents, Drew Barrymore, par exemple, qui mais je mettais mon corps aux normes. J’ai un peu honte de
avait tourné beaucoup de comédies bricolées, comme Amour ça, et je ne parle pas seulement au passé. Comment être nue
et amnésie, pas au panthéon cinéphile mais qui contenait une devant la caméra sans se mettre en apnée ? Alain Guiraudie m’a
beauté à lui. Quand j’ai acquis une certaine notoriété, vers proposé le rôle de Noémie Lvovsky dans Viens je t’emmène.
35 ans, j’ai voulu m’investir à l’intérieur de la machine, faire un J’aimais ce scénario, je lui disais que je pouvais tourner sans
peu bouger le système, proposer de réécrire certaines scènes, maquillage, mais le corps… Il me répondait : « C’est normal, tu
sans pour autant devenir co-autrice. es dans la vieillesse de la jeunesse », sous-entendu « Bientôt tu auras
lâché l’afaire ». Il avait raison ! Et le rôle est meilleur avec Noémie
Vos réécritures portaient-elles en particulier sur un cliché du féminin ? Lvovsky, parce qu’il faut être très tranquille avec cette crudité.
Dans ces comédies romantiques, ce qui me frappait, c’était l’ab- Quand on a des critères par rapport à soi, on peut fermer un
sence de sexualité concernant les femmes. Elles n’avaient carré- réalisateur à certaines choses. Je m’en suis rendu compte dans
ment pas de corps. Je me souviens d’une scène où l’on discutait Un amour impossible de Catherine Corsini : par rapport à mon
des garçons entre copines en buvant du vin sur un canapé et propre regard sur mon corps, je lui avais donné des limites sur
où mon personnage s’entendait demander : « Et toi, avec Machin, le moment (« Ça non, ça non plus… »), donc tard.
comment ça se passe, vous couchez ensemble ? », et je répondais « Non,
ça fait quelques mois qu’on sort ensemble, mais on ne couche pas. Pour Même un scénario dénué des clichés que vous évoquez peut être mal mis
une fois qu’un mec prend le temps de me connaître et me respecte… » en scène. Si la ou le cinéaste n’a pas déjà une ilmographie signiicative,
Là, je vais voir le réalisateur : « Donc, pour toi, à partir du moment où comment savoir ?
on couche avec une ille, on ne la respecte plus ? » Le premier ilm où Il est rare que l’on ait une surprise totale à l’arrivée : ces choses
je me suis « retrouvée », c’est Vingt ans d’écart de David Moreau, se sentent à toutes les étapes. Je sais qu’a priori aux Cahiers
avec Pierre Niney, même si le réalisateur a jeté la moitié de (que je lis), le scénario, on s’en cale, et je suis d’accord qu’un
ce que je proposais comme réécritures. Il me disait : « C’est du « scénario ilmé » n’a aucun intérêt. Mais un scénario renseigne
Breillat version comique », et il avait raison. Mais à l’arrivée, dans sur une sensibilité, un regard. Rien à perdre, je l’ai lu avant de
ce ilm que j’aime bien, il y a un corps féminin représenté, une rencontrer Delphine Deloget, qui n’avait pas tourné de iction
sexualité, on sort du ciel des idées. Progressivement, les scé- auparavant, et j’ai aimé dans le scénario un détail signiicatif :
narios me sont arrivés débarrassés des choses que je n’aimais dans cette histoire d’une femme à qui on enlève la garde de
plus, et depuis quinze ans je suis très contente de ne pas avoir à l’un de ses enfants, il n’est jamais question de culpabilité par
reprendre de scènes par rapport à ces critères-là. rapport à sa sexualité, ses enfants de deux pères diférents ou les
mecs qu’elle fréquente. Ce n’est jamais folklorisé ou archétypal.

CAHIERS DU CINÉMA 53 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

© LES FILMS PELLÉAS


Est-ce qu’il vous est arrivé de sentir que ce que l’on vous demandait de À la nudité s’ajoute la représentation du plaisir.
faire, dans une scène de sexe, glissait dans l’abus ? Ah oui ! Dans Vingt ans d’écart, la première fois que je devais
Cela m’est arrivé de faire arrêter des « scènes d’intimité », jouir devant tout le monde, alors que c’était une scène amu-
comme on dit. Pas parce que le réalisateur abusait (vu ma posi- sante, j’ai cru que j’allais m’évanouir, parce qu’il ne s’agissait
tion et mon âge, je n’ai pas vécu ça au cinéma), mais parce qu’il pas de mettre une distance comique – l’acteur ne joue pas le
ne savait pas ce qu’il regardait, ce qu’il ilmait. Il faut bien sûr genre du ilm. Même dans Benedetta, qui est drôle, je le joue au
une organisation de tournage et un respect de chacun, mais ça premier degré.Verhoeven est un bon exemple, si comme moi
ne suit pas quand on sent que quelqu’un est traversé par des on aime Elizabeth Berkley dans Showgirls – son jeu staccato,
clichés, guidé par la seule peur, ou bien qu’il ne cherche pas son corps qui ondule dans la piscine comme un dauphin au
vraiment. Contre-exemple : dans Sibyl de Justine Triet, il y avait bord de l’épuisement, c’est génial. J’aime cette outrance-là,
beaucoup de scènes de sexe, que le scénario ne détaillait pas. Je même si s’entendre demander « plus fort ! » quand on joue la
lui ai demandé de préciser ce qu’elle voulait voir ; je tournais jouissance alors qu’on tourne dans un monastère avec des
avec mon compagnon (Niels Schneider, ndlr), donc on n’allait pas visiteurs, c’est comme accoucher de triplés ! Devant ce côté
faire comme à la maison ! (rires) Et là, Justine avait une réponse, théâtralisé, l’assistante de Verhoeven disait : « Ça n’existe pas, les
et toute une littérature. Peut-être qu’elle n’avait pas osé m’en vierges qui baisent comme ça. » Mais ce n’était pas la question.
faire part d’emblée. Les scènes d’intimité sont le plus souvent Justine Triet explore aussi la question du plaisir. Comme elle
très chouettes à faire pour moi, l’équipe technique prend des est féministe, politisée, que c’est en elle, ce n’est pas une thé-
poses à la Rodin, se cache, le réalisateur est un peu fébrile, et matique ; elle n’a besoin de rien démontrer. Cette absence de
nous aussi on a peur. J’aime la non-banalisation, on va chercher didactisme permet que quelque chose soit beau au cinéma,
dans son lien au corps, à la sexualité, et c’est plus intéressant que ou même seulement que quelque chose soit transmis, perçu.
le coït symbolique. La caméra qui s’éloigne vers la fenêtre, c’est Évidemment, un ilm n’est pas un manuel sur comment faire
chiant ! Mais il faut quand même un regard, décider avant ce jouir une femme, mais si on le prenait sur cet axe-là, on se
qu’on regarde à cet endroit-là. dirait devant beaucoup de ilms : « Moi, ça prend plus que cinq
secondes » – d’où, dans Sibyl, par exemple, la masturbation en
Avoir tourné Victoria a-t-il permis d’accéder à une dimension plus même temps que l’acte sexuel. Le seul endroit de Victoria plus
sexuelle et psychanalytique dans Sibyl, dont l’héroïne romancière devient « théorisé » est un peu risqué : elle est avocate et défend son
d’ailleurs analyste ? meilleur ami, accusé de tentative de meurtre sur sa copine lors
Ces moments du tournage ont été joyeux, un vrai « plan à trois » d’un mariage. La mariée lui demande pourquoi elle le défend
avec Vincent Lacoste ! Justine était excitée par cette histoire, mais au procès, elle répond qu’il a le droit d’être défendu. Dans
utilisait des mots de grand-mère : « Quand vous faites la chose… » Anatomie d’une chute non plus on ne sait jamais si l’héroïne
Si on vous dit juste « Allez-y, faites », je me trouve bloquée, parce est coupable ou non, même si je me dis que, si elle tue son
que la condition de l’acteur va au-dessus du ilm ; ma pudeur, mari, elle aura encore moins de temps pour travailler ! (rires)
le fait de ne pas vouloir déplaire au partenaire, empêche d’être
tout à fait libre. Donc je lui demande de m’indiquer des gestes,
même pour un baiser. Ce qui est formidable dans le fait de
jouer la colère ou la sexualité, c’est qu’on n’a pas accès à sa
propre pensée. On a réléchi ou préparé avant, mais sur le tour-
nage l’inconscient nous guide : c’est ça qui permet que quelque
chose se produise.
© GUY FERRANDIS/SBS PRODUCTIONS

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Benedetta de Paul Verhoeven (2021).
PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Sibyl de Justine Triet (2019).

Quand on n’en fait pas partie, on peut avoir l’impression que le milieu du
cinéma français est pourri par des abus de pouvoir, le plus choquant étant
que les abuseurs appuient précisément sur ce point de vulnérabilité qui
déinit l’acteur, la spéciicité de son art.
Oui, s’abandonner au regard de l’autre, devoir plaire, être regar-
Depuis Victoria, vous avez souvent tourné avec des réalisatrices : dée… Moi, mon petit chemin ne m’a pas amenée à penser qu’il
Emmanuelle Cuau, Catherine Corsini, Anne Fontaine, Alice Winocour, y a une omerta dans le cinéma français. À mon âge et vu mon
Valérie Donzelli, Rebecca Zlotowski… Donnez-vous la priorité positionnement, je n’ai pas besoin de coordinateur d’intimité,
désormais aux femmes cinéastes ? parce que j’ai d’emblée un dialogue, ou que je l’impose. Mais,
Être une cinéaste femme ne garantit rien. Mais ma rencontre en parlant avec de plus jeunes illes, j’en comprends la nécessité.
avec Justine Triet a marqué un moment de compréhension Quand on n’est pas encore très construite, on peut être réduite
sur comment je pouvais, avec un ou une cinéaste, former une à ce qu’on demande de vous ; et des carrières limitées comme
créature ensemble, sentir le ilm comme collectif, ce qui est ça, on en connaît : Maria Schneider, Maruschka Detmers,Valérie
plus intéressant qu’une fusion. Il m’est peut-être plus facile de Kaprisky… Alors que la génération qui vient a changé. Quand
le faire avec quelqu’un du même genre que moi, comme ça j’ai rencontré Adèle Exarchopoulos juste après La Vie d’Adèle,
s’est reproduit de manière très forte avec Rebecca Zlotowski. je me suis demandée ce qu’elle deviendrait dix ans plus tard,
Les Enfants des autres est pourtant parti d’une quasi-commande parce que c’était un grand rôle, un succès, mais très sexualisé.
que lui a proposée Roschdy Zem : un ilm tiré d’Au-delà de Et je suis contente de voir ce qu’elle est devenue.
cette limite votre ticket n’est plus valable de Romain Gary. Mais
Rebecca l’a détournée pour parler non pas de l’impuissance Face à des comportements que vous remarquez même sans en être
masculine mais d’un désir d’enfant biologiquement arrêté et victime, que faire ?
du statut de belle-mère. Au début de l’écriture, elle pensait Plein de choses. Une attention à ce qu’il y a autour de vous,
le sujet très mineur. Mais le « petit sujet féminin » raconte tout le temps. À la télévision, face à moi, je me suis toujours
quelque chose de très large. battue pour relever une façon de parler, d’abaisser. Être attentive
à la manière dont on se comporte avec une jeune ille sur le
Il y a un écart vertigineux entre ces pseudo « petits sujets » plateau, se présenter comme quelqu’un à qui on peut parler…
et l’outrance de Verhoeven. Malgré tout, quand on sort des choses de l’invisibilité, ça inlue
Oui. J’adore aussi qu’Almodóvar ou Todd Haynes agrandissent sur le quotidien ; je ne pense pas qu’aujourd’hui une main aux
un regard de femme en se projetant. Pour moi, la pire chose fesses, un ingénieur du son qui fait un commentaire en passant
serait d’essentialiser le regard féminin. Ce serait le contraire le micro sous le pull, ça fasse autant s’esclafer qu’avant. « Quoi ?
du féminisme. Comme les rélexions que l’on m’a faites après Et les fêtes de in de tournage, on ne peut plus coucher avec
Benedetta : « Vous êtes tout le temps à poil », comme si c’était une les gens ? – Bof, non… » Quand il y a un mouvement, comme
instrumentalisation, que par essence, en tant que femme, je ne #MeToo, on gagne et on perd des choses. Je crois que je préfère
pouvais pas avoir le désir de le faire. Pour qu’un « non » soit apprécier ce qu’on gagne que regretter ce qu’on perd.
bien entendable, il faut pouvoir aussi s’approprier le « oui ».
On peut le dire, ça… ? Entretien réalisé par Charlotte Garson à Paris, le 8 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 55 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Chorégraphier l’extase
Entretien avec Léa Drucker

Votre premier rôle d’importance, c’est une femme, Zabou Breitman,


qui vous l’a proposé dans L’Homme de sa vie.
Oui, et elle m’a aussi mise en scène au théâtre, dans une pièce
d’Emmanuelle Marie. Mais avant elle, c’est Harmel Sbraire,
devenue coach ensuite, qui m’a donné le rôle principal de
L’Annonce faite à Marius ; puis Coline Serreau pour un téléilm.
Et j’ai aussi travaillé avec des hommes assez féministes. Benno
La place croissante des femmes dans le cinéma, à tous les postes, Besson, par exemple, avait une prédilection pour les igures
a-t-elle changé votre façon de travailler, depuis vos débuts ? féminines, et la Zineb que j’ai jouée avec lui dans Mangeront-
La chose qui me rend optimiste, c’est que les femmes sont de ils ? de Victor Hugo, une médecin de 100 ans pourchassée
plus en plus nombreuses sur les plateaux. Les chefes opéra- par les hommes qui la considèrent comme une sorcière parce
trices, les productrices, les cinéastes femmes prennent enin qu’elle en sait trop, m’a fortement marquée.
leur place. Quand j’ai commencé dans les années 1990, le
rapport n’était pas le même, les ondes étaient diférentes, ça Avez-vous accepté de jouer dans Jusqu’à la garde de Xavier Legrand
pouvait être un métier dangereux, et à l’époque on n’avait parce que c’était un ilm « à sujet », sur la violence conjugale ?
pas les outils qui existent aujourd’hui pour se protéger. La Ce sujet, Xavier Legrand le connaissait intimement, mais quand
structure pyramidale du pouvoir commence à trembler, même nous nous sommes rencontrés, au début des années 2010 pour
si elle ne s’efondrera pas avant que quand l’égalité salariale soit son court Avant que de tout perdre, qui précède le long avec
atteinte, ce qui n’est pas le cas. Mais, jusqu’à il y a encore dix ans, la même équipe et la même histoire, c’est de mise en scène
le inancement d’un ilm se montait sur l’acteur, pas sur l’actrice, dont nous avons parlé, et à l’arrivée il a fait le choix délibéré
à de rares exceptions près comme Deneuve ou Huppert. du ilm d’action. Je lui avais parlé d’emblée d’un de mes ilms
préférés, Quatre mois, trois semaines et deux jours, sur l’avorte-
Votre culture cinéphile vient-elle de cet ancien système ? ment, qui fait comprendre les enjeux politiques de la vie à
Oui, en un sens, parce qu’à Tours, au cinéma d’art et essai Les Bucarest pendant la dictature uniquement à travers les actions
Studios, les ilms que j’allais voir étaient le « cinéma de (mon) d’une ille qui veut aider son amie à avorter. Je ne connaissais
papa », un médecin fou de cinéma. Ma vocation d’actrice a pas le mot « sororité » à l’époque, mais il porte là-dessus, sans le
commencé par une vocation de journaliste, qui me venait moindre débat idéologique. Xavier aimait aussi ce ilm, et m’a
de livres qu’il y avait dans la bibliothèque de mon père – je dit vouloir montrer comme Mungiu la violence de manière
voulais écrire sur les actrices, sur la fabrication des ilms en sourde, insidieuse. Le succès du court puis du long en salles,
studio –, et d’une obsession, enfant, pour Le Magicien d’Oz dans les festivals et aux César m’a amenée à entendre à la in
et Judy Garland. Puis, j’ai été fascinée par Kim Novak dans des séances de nombreux témoignages, qui ont été une vraie
Vertigo, et même, parce que le cinéma était en face de mon secousse, juste au moment où #MeToo arrivait, en 2017.
école, par la seule image de Barbara Sukova sur l’aiche de
Lola, une femme allemande. C’est mon père qui m’a emme-
née voir Le Voyeur de Michael Powell, un choc. Plus tard, La
Fièvre dans le sang, sur la sexualité de la jeunesse broyée par
la génération des parents, m’a éblouie, et j’ai adoré le per-
sonnage d’Ellen Burstyn dans Alice n’est plus ici de Scorsese,
et l’énergie de Thelma et Louise. Des ilms d’hommes malgré
tout ; parce que des ilms tournés par des femmes, il n’y en
avait pas tant que ça, ils étaient à la marge, comme SCUM
Manifesto de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, à la
fois visionnaire et drôle.

CAHIERS DU CINÉMA 56 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Léa Drucker photographiée par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Paris, le 23 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 57 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Vous citiez Delphine Seyrig, or elle jouait souvent une je me suis dit : « On est déjà en train de faire une séance de
bourgeoise élégante, dans la maîtrise. Vos rôles récents partent travail.» Elle me scrutait… En me reconduisant à la porte, elle
aussi de cette aisance inancière et psychique que les ilms m’a dit : « Vous êtes beaucoup plus jolie en vrai, mais faites attention
s’emploient à faire dérailler. au rouge à lèvres qu’on vous fait mettre dans les ilms ! » C’était très
Oui, je dois avoir un air un peu sage. Dans Petite Solange, la mère dessiné, chorégraphié, j’ai répété avec elle qui jouait le gar-
de la jeune ille est pleine de bonne volonté, mais elle est actrice çon, tout habillée sur un lit, c’était comique. Le pire pour les
et très occupée par sa personne. Axelle Ropert ne cherche pas à acteurs, c’est d’être dans le lou artistique. Là, chaque geste était
la rendre aimable, elle pose la question : une mère doit-elle être indiqué, sans improvisation. Pour les scènes de sexe, qui lui fai-
« maternante » ? Dans Incroyable mais vrai de Quentin Dupieux, saient peur aussi, elle me disait : « La chair, ça ne m’intéresse pas,
dont le scénario m’avait fait rire tout haut et que je me suis je ilmerai en gros plans sur vos visages. » En fait, c’est très intime,
tant amusée à tourner, je me suis aperçue que l’obsession très un visage ; et l’expression du plaisir, l’émotion, on ne peut pas
contemporaine des personnages en faisait une comédie beau- savoir comment on la joue, c’est Breillat qui vous amène vers
coup plus noire que prévu ; à la in du ilm, Marie, qui a peur quelque chose qu’elle a en tête. Elle est arrivée avec une photo
de vieillir, utilise le couloir temporel pour rajeunir énormé- de Marie-Madeleine en extase peinte par le Caravage, et m’a
ment, mais elle init en HP. C’est cette torsion de l’aplomb dit : « C’est ça que je veux. » Ça a le mérite de déplacer la psycho-
bourgeois qui est passionnante, mes personnages s’efritent, leur logie. J’ai aimé que le ilm laisse le spectateur libre de penser
vernis craque. ce qu’il veut de la transgression. On voit que cette femme peut
détruire sa famille, ce garçon, et on la voit succomber. Est-ce
Même chose pour Anne, l’avocate qui, dans la première séquence une histoire d’amour ? De prédation ? Quand bien même elle
de L’Été dernier, s’apprête à défendre une jeune victime de viol, n’est pas « récidiviste », elle prend le risque de bousiller ce jeune
mais qui va elle-même vivre une relation avec le ils adolescent homme, et d’ailleurs, à un moment donné, elle essaie activement
de son mari. de l’anéantir pour se préserver. Dans la vie, je n’oscillerais peut-
Au moment où je travaille, je mets dans le personnage le plus être pas autant, mais la iction est l’endroit de cette possibilité.
d’humanité possible ; même cette Anne qui fait quelque chose J’ai vu le ilm deux fois, et, dans ma tête, ça bouge tout le temps.
de très transgressif, de répréhensible, il faut que je trouve une
porte d’entrée pour la comprendre, je ne peux pas la jouer en Entretien réalisé par Charlotte Garson à Paris, le 12 janvier.
la condamnant. À la lecture du scénario, bien sûr, j’ai eu peur.
Et puis j’ai rencontré Catherine Breillat, qui n’avait pas tourné
depuis dix ans. La rencontrer, c’est plonger dans un univers Léa Drucker sera l’invitée d’honneur du Festival International de Films de Femmes
obsessionnel. Après l’avoir écoutée des heures sur sa mise en de Créteil, du 15 au 24 mars. Sa masterclasse, animée par Charlotte Garson,
scène, ses ilms, ce qu’elle voulait faire pour celui-ci, les cadres, aura lieu le 16 mars.
les costumes, les robes, les talons-bobine, dans un grand détail,
© SBS PRODUCTIONS

L’Été dernier de Catherine Breillat (2023).

CAHIERS DU CINÉMA 58 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

En préparation pour le troisième long métrage qu’elle réalise, La Petite Dernière,


Hafsia Herzi revient sur son travail des deux côtés de la caméra.

Travail des mots, travail des corps


Entretien avec Hafsia Herzi

Vous avez souvent joué pour des réalisatrices,

© 2021 PHOTO GUY FERRANDIS/SBS PRODUCTIONS


Hiam Abbass, Camille Fontaine, Caroline Link,
Yamina Benguigui, Emmanuelle Bercot, Sylvie
Verheyde, et encore récemment Iris Kaltenbäck
(Le Ravissement) et Patricia Mazuy (Les
Prisonnières, tourné en octobre) : s’agit-il d’une
orientation délibérée ?
Pas du tout. Pour moi le genre du cinéaste
n’entre pas en ligne de compte, je m’inté-
resse à sa vision artistique, au travail possible
en commun. Je viens de tourner avec André
Téchiné (Dans le viseur, ndlr), dont j’étais
fan plus jeune ; à 80 ans, il fait preuve d’une
grande liberté et d’un étonnant sens du détail
dans sa direction. Et il me fait jouer une prof
de littérature, ce qui me change…

Débuter avec Abdellatif Kechiche dans La


Graine et le Mulet impliquait de se laisser Hafsia Herzi sur le tournage de Bonne mère (2021).
regarder et ilmer de près et longtemps.
Kechiche m’a fait comprendre durablement quoi ! Mais, après ce ilm, il m’est arrivé de me En partie parce que c’est un portrait inspiré
que tout acteur doit être physique. Son obsti- faire insulter dans la rue, d’entendre que ce de ma mère, et que je n’ai pas connu de pré-
nation à filmer le corps des femmes, qu’on devrait être « la honte » pour moi. On m’a aussi sence paternelle. Mais en partie aussi parce
lui a reprochée, relève d’une préférence qui montré des sites qui compilent les scènes que la rappeuse Saaphyra, dont le rôle était
n’empêche pas la sublimation, au contraire : sexuelles actrice par actrice… moindre au départ, m’a amenée à réécrire le
si, comme Renoir, les femmes l’inspirent film tellement son énergie m’a plu : elle n’a
davantage que les hommes, cela ne me pose Dix ans après vos débuts, vous avez réapparu pas peur des mots, de leur dureté, et son
aucun problème. Par ailleurs, il a été l’un des chez Kechiche dans Mektoub, My Love : Canto personnage ne craint pas non plus d’aller
premiers à porter à l’écran une diversité des Uno, dans le rôle de la tante du protagoniste, tabasser un type qui l’exploite ; Saaphyra joue
origines. tata Camélia, qui chambre les hommes sur leurs d’ailleurs dans mon prochain ilm, La Petite
fantasmes avec un détachement plein d’humour. Dernière, pour Arte.
Vos origines maghrébines ont-elles limité Oui, c’est aussi une façon de montrer que j’ai
vos choix ? mûri, ou que je me suis déplacée. Plus récem- Envisagez-vous l’écriture et la réalisation
Bien sûr. Ce sont surtout les préjugés ou ment, avec ma grossesse (il y a trois ans, ndlr), comme des pratiques plus libres que le jeu
stéréotypes sur les Arabes qui ont restreint un autre détachement s’est opéré, mon rap- d’acteur ?
mon accès aux rôles. J’ai tout de même pris port au fait de montrer mon corps à l’écran En tout cas, en tant que femme, la dificulté
conscience du sexisme un jour où, sur un a changé, je suis moins à l’aise. Dans Le de ce métier tient à deux choses : les obs-
tournage, une technicienne qui a annoncé Ravissement, la scène de sexe est pudique, on tacles plus nombreux pour monter un film
qu’elle était enceinte a été remplacée, alors voit mon dos, mes cheveux, la caméra panote. inancièrement, et parfois une certaine miso-
qu’elle allait très bien et pouvait travailler. Même dans mon premier ilm comme réalisa- gynie, comme j’en ai fait l’expérience au
Mais pour ce qui est de jouer des scènes trice, Tu mérites un amour, où je joue, cette point, une fois, de devoir me séparer d’un
sexuelles ou sensuelles, je n’ai jamais eu de pudeur est déjà présente, je crois. technicien expérimenté qui n’arrivait pas à
problème, peut-être parce que je viens d’un respecter mes idées. C’est un travail qui peut
milieu où les illes ne se laissent pas faire. En Passer derrière la caméra vous a-t-il permis de être ardu, mais j’ai toujours aimé le faire,
tout cas, du moment où c’était utile au rôle et ilmer des personnages différents de ceux que même si mon milieu social ne m’y prédes-
sous un regard bienveillant, je les ai tournées vous avez joués ? tinait pas.
volontiers, que ce soit dans L’Apollonide de J’aime filmer les hommes autant que les
Bertrand Bonello ou Le Roi de l’évasion d’Alain femmes. Mais dans Bonne mère, mon deux- Entretien réalisé par Charlotte Garson
Guiraudie : c’est « pour de faux », du cinéma, ième long, je me suis centrée sur des femmes. par téléphone, le 17 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 59 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Faire haut du cinéma


Entretien avec Louise Chevillotte

Il y a cinq ans, les Cahiers s’entretenaient avec vous à l’occasion de votre


premier rôle à l’écran dans L’Amant d’un jour de Philippe Garrel. Diriez-
vous que, depuis vos débuts, le métier a changé ?
En tout cas, la jeune femme que je suis a énormément changé.
La libération de la parole des femmes avec #MeToo m’a fait
prendre conscience de tout ce que j’avais déjà intériorisé.
Aujourd’hui, je ne peux plus passer outre ce qui pouvait me
paraître grinçant ou gênant lorsque j’ai commencé à travail-
ler quand j’avais 20 ans, il y a huit ans. Depuis, j’ai beaucoup Fin décembre, vous avez été parmi les signataires d’une contre-tribune en
réléchi à la question de la représentation et à son impact dans réaction au texte de soutien à Gérard Depardieu. Quelles dispositions pra-
l’évolution de la société. Les discussions ont aussi évolué entre tiques ont impacté votre façon de travailler depuis #MeToo ?
jeunes artistes : avant, je me considérais tellement chanceuse Depuis un peu moins d’un an, en pratique, ce qui a changé pour
d’avoir des propositions que je ne voulais pas remettre en ques- moi, c’est d’abord la création de l’Association des acteurices
tion ce que je lisais. Maintenant, je m’autorise aussi à discuter (ADA), féministe et antiraciste, non mixte pour l’instant, qui
avec les cinéastes avec lesquels je travaille pour parfois faire réunit des comédiennes âgées de 18 à 45 ans et pense collec-
remarquer qu’être seulement « la petite amie de » ne fait pas un tivement le métier, en échangeant sur les expériences vécues,
personnage, que représenter la sexualité toujours de la même nos droits et la façon de les faire évoluer. Cela m’a conirmé le
manière, ça abîme, ou encore interroger la raison pour laquelle nombre aberrant de violences sexistes et sexuelles vécues par
mon partenaire est habillé et pas moi. Plus jeune, j’étais très les actrices. Et quand elles osent rapporter les faits, elles sont
cinéphile, et je voulais « être dans le cinéma » ; aujourd’hui j’ai encore trop rarement entendues. Moi-même qui ai vécu un
envie de raconter des histoires, une époque, la vibration et le harcèlement moral sur un tournage, j’en ai parlé aussitôt au pro-
bouleversement que c’est d’être une jeune femme. Pour ça, il ducteur qui m’a demandé si j’étais pour une « uniformisation des
faut être intransigeante, parce qu’on est responsable de la per- réalisateurs », sous-entendant que je censurais le génie créateur
pétuation des stéréotypes. d’un metteur en scène qui tyrannisait son équipe à coup de hur-
lements et d’humiliations. Généralement, un réalisateur qui mal-
Est-ce que vous avez l’impression que ces changements transparaissent traite ses acteurs est une incompétence déguisée : il n’a aucune
dans les ilms actuels ? idée de comment on dirige un acteur. La machine de silence
Parfois, mais ce n’est pas toujours évident. Ce dialogue, je l’ai est très puissante. Le but de l’ADA est de se donner du courage
eu récemment avec un metteur en scène septuagénaire : à la pour oser rompre avec ce système d’un autre temps. Sortir de
lecture d’un scénario dont je trouvais certains passages miso- la peur d’être blacklistées, et être enfin solidaires.
gynes, je ne voulais pas passer les essais, mais mon agent m’a dit :
« Rencontre-le et explique-lui ce qui te gêne. » Je pensais qu’après la Fin août dernier, une enquête de Mediapart mettait en cause l’attitude de
rencontre je ne serais jamais rappelée, mais il a changé tout ce Philippe Garrel envers cinq de ses actrices, qui témoignaient ; vous n’en
que je pointais, avec beaucoup de inesse, y compris la in de son faisiez pas partie, mais vous leur avez afirmé votre soutien dans une
histoire. Certains cinéastes ont un vrai désir de faire des ilms réaction parue dans Télérama.
avec des gens de notre génération et sont même enthousiastes Comme l’écrit Rose Lamy dans En bons pères de famille
à l’idée de se « déplacer ». Cette expérience de dialogue entre (JC Lattès, 2023, ndlr), il faut arrêter de dire que les hommes
générations m’a redonné de l’espoir. qui commettent des violences sont des monstres. Non, ce sont
nos pères, nos oncles, nos cousins. Ils se couvrent mutuelle-
ment jusqu’au moment où l’un d’entre eux devient trop gênant,
trop visible. Depardieu passe donc directement de « génie » à
« fou ». Mais il n’est pas fou, ce n’est pas un monstre, il a seule-
ment proité d’un système de protection pendant des décen-
nies, qui excusait voire valorisait son comportement. Au-delà
de l’homme, il faut interroger les mécanismes de ce système,
et comment on l’a tous intériorisé. Garrel, j’ai découvert le

CAHIERS DU CINÉMA 60 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Louise Chevillotte photographiée par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Paris, le 19 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 61 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

© APSARA FILMS
À mon seul désir de Lucie Borleteau (2022).
précis, plus audacieux.

cinéma à travers ses ilms, La Cicatrice intérieure, J’entends plus la La sexualité est au centre d’À mon seul désir de Lucie Borleteau,
guitare, j’ai commencé le cinéma avec lui. Mais quand j’entends dont les deux protagonistes, jouées par Zita Hanrot et vous, se
ces témoignages, ni ma gratitude immense ni mon afection produisent dans un petit théâtre érotique.
ne me feront défendre des comportements contre lesquels je Le ilm avait tout pour être une patinoire géante : des illes à
suis en lutte. La seule chose que je pourrais attendre, de lui ou poil du début à la in, qui utilisent leur corps pour répondre
des autres, serait de dire « Je prends conscience d’un système au désir des hommes. Là où les conditions de travail et la ic-
dysfonctionnel dont j’ai proité, j’en mesure les conséquences, tion sont liées, c’est que les écueils possibles ont été pensés et
je présente mes excuses, et je vais travailler activement à sortir prévenus par la production. Quelques mois avant le tournage,
de ce fonctionnement ». Un simple « Je ne m’en suis pas rendu toutes les actrices et igurantes ont été invitées par la réalisatrice
compte » ne suit pas. Après l’article de Télérama, certaines per- pendant trois jours, sans caméra, pour se rencontrer, improviser,
sonnes m’ont demandé « Tu n’as pas peur de le décevoir ? », mais avec des profs de strip-tease et de yoga. Il en est ressorti que ce
c’est moi qui suis déçue, arrêtons d’inverser les choses, comme dénuement, qui rend très vulnérable, pouvait être fait pour soi,
en disant qu’Adèle Haenel « gâche » la cérémonie des César, ou pas uniquement pour le regard de l’autre. Ce que j’ai compris
que Judith Godrèche veut augmenter la visibilité de sa série. du strip-tease, c’est qu’il rend pleinement sujet : on se met face
Ou encore en invitant Luc Besson à la télé pour le laisser dire à l’autre en disant « Je te regarde me regarder, et c’est moi qui
que les plaintes déposées contre lui ont détruit sa vie familiale. tiens les rênes ». La puissance change de camp. Après cette rési-
La banalisation des violences est même défendue par le chef dence, la cinéaste et la productrice ont écrit une lettre à l’équipe
de l’État. Les actrices n’ont jamais rien à gagner en parlant, il du tournage : « Il va y avoir beaucoup de nudité, il faudra être délicat
leur faut un courage immense. Elles ont le désir de faire haut avec les actrices, et au moindre problème des mesures seront prises. »
du cinéma, et cette vocation est empêchée par des artistes qui Dans ce cadre, en faire des caisses, performer la féminité ultra
n’assument pas qu’ils sont aussi des employeurs, et qui abusent sexualisée s’est révélé jouissif, et on voit bien que, dans l’intimité,
de leur position de pouvoir. nos personnages, qui vivent une histoire d’amour, ne jouent pas
comme ça leur propre sexualité. Le sentiment de sécurité sur le
C’est souvent sur le lien entre esthétique et pratique que la pensée plateau nous a permis d’aller beaucoup plus loin dans le travail.
critique achoppe. L’œuvre y a énormément gagné.
Pour une actrice, ce lien est évident. Les conditions de tour-
nage inluent sur les œuvres. Prenons l’exemple d’une scène Des femmes qui regardent les hommes les regarder, n’est-ce pas
de sexe : quand on a 20 ans, on n’ose pas aller discuter de la pourtant une allégorie du cinéma, du star system qui peut donner cette
mise en scène avec le réalisateur, alors on fait ce qu’on a vu « puissance » aux actrices ?
faire au cinéma, et qui était déjà sans doute une reproduc- Tout à fait, mais c’est une puissance vaine, illusoire, dans laquelle
tion… Je n’ai jamais eu de coordinatrice d’intimité, mais j’en les actrices sont enfermées aujourd’hui. Elles ne peuvent pas
ai souvent eu besoin : comme l’équipe est gênée, on en reste tirer un trait sur une vie entière de cinéma qui réiiait en fai-
à des gestes attendus, standard. Cette médiation ne vise pas à sant mine de gloriier. Mais je ne donnerai jamais de leçon à
censurer les œuvres, mais au contraire à déployer les possibles une autre comédienne sur ses choix voire sur ses déclarations
de leur dramaturgie, la complexité des personnages, à être plus antiféministes, car la société a été trop dure avec les femmes.
Par contre, il faut accepter le fait que le changement ne viendra
pas de ces actrices-là. Donc celles qui ont la chance d’avoir des
outils, du soutien, des convictions, peuvent se dégager de cela
et travailler ensemble à une autre manière de faire du cinéma.

Entretien réalisé par Charlotte Garson par téléphone,


le 13 janvier.
© DAVID KOSKAS

CAHIERS DU CINÉMA 62 FÉVRIER 2024


PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Dans Icon of French Cinema, Judith Godrèche met en scène son retour de Los Angeles et la relation
qu’elle a eue adolescente avec Benoît Jacquot. Retour sur la série et sur ses retombées médiatiques.

L’icône et le consentement
Entretien avec Judith Godrèche

Comment allez-vous ? autonomie. Peut-être que c’est ça, au fond, la Que s’est-il passé ensuite ?
Ça va… (Rires) force du cinéma. Jusque-là, j’avais vraiment Disons qu’un il s’est tissé, parallèlement à la
tenu mon cap. À la radio, à la télévision, pas diffusion de la série, le il des femmes. C’est
Début janvier, quelques jours après la diffusion une fois je n’ai dit son nom. La série devait l’histoire de mon petit Instagram privé avec
d’Icon of French Cinema sur Arte, et alors que exister en tant que telle sans être vampirisée 500 followers, tous des connaissances ou
vous aviez tu son nom jusque-là, vous avez par cet effet d’annonce. On le sait bien, quand des amis. Après la diffusion de la série, j’ai
dénoncé, sur votre compte Instagram, l’emprise une femme utilise une forme artistique pour reçu des milliers de messages sur le mode :
du réalisateur Benoît Jacquot sur vous alors exprimer ce qu’elle a vécu, son travail passe « Quand j’étais adolescente, je voulais être
que vous aviez 14 ans, et lui 40. Qu’est-ce qui a toujours au second plan. J’avais également avec un homme de 40 ans comme vous, ça
motivé cette décision ? peur du côté « sujet d’alcôve ». Au-delà de paraissait tellement cool et glamour. » Y com-
Ma ille (Tess Barthélemy, qui joue le rôle de sa mon histoire, j’avais envie de transmettre, et pris de femmes qui ne voulaient pas deve-
fille dans la série, ndlr) l’a dit dans une inter- de parler d’un système, du milieu dans lequel nir actrices. Ce qui donnait fatalement aussi
view : c’est comme si la série avait pris son j’ai grandi. une forme d’autorisation aux hommes qui les

CAHIERS DU CINÉMA
Judith Godrèche dans Icon of French Cinema (2023). 63 FÉVRIER 2024
© DAVID KOSKAS PA R O L E S D ’ A C T R I C E S

Qu’est-ce qui vous a poussée à choisir le


format de la série ?
Au début, je me suis posé la question.
D’ailleurs, mes producteurs, à A24, en par-
laient au début comme d’un long métrage
en six parties. Mais je ne vois pas comment
j’aurais pu garder le même cap avec un ilm.
Au montage, nous avons beaucoup travaillé
sur l’emplacement des lash-back.

Sur le chapitre de l’autodérision, vous


avez beaucoup cité la série de Larry David
Curb Your Enthusiasm. Aviez-vous d’autres
références ?
Phoebe Waller-Bridge dans Fleabag, entre
autres.
Icon of French Cinema de Judith Godrèche (2023).
Vous avez écrit le scénario en anglais.
approchaient. Ça m’a mise très mal à l’aise, percussions inspirées par Roméo et Juliette D’une traite, et ensuite j’ai tout retraduit.
on ne se rend pas compte de la responsabi- de Prokoiev. Par ailleurs, le il conducteur Écrire en anglais a été très désinhibant. Ce
lité qu’on a. D’autres se sont transformées du passé est le personnage de ma ille, qui n’est pas ma langue maternelle, et ce n’est
en enquêtrices, et c’est ainsi que j’ai reçu devient une sorte d’incarnation de moi-même pas non plus la langue du cinéma français qui
l’extrait de ce documentaire tourné en 2011, à 14 ans. C’est elle qui, via tout ce qu’elle m’a vue grandir. C’est la liberté, comme dans
que je ne connaissais pas 1. pourrait vivre ou subir, oblige mon person- le désert. Je suis au bout du monde, à Los
nage à se confronter à son passé. D’ailleurs, Angeles : c’est ce qui se passe dans ma tête,
Plusieurs personnes vous l’ont envoyé ? elle revient en France avec le désir de s’afir- et je n’ai plus rien à perdre parce qu’il n’y a
Oui. J’ai aussi reçu les références du cof- mer. Et s’afirmer revient à faire la paix avec plus rien. Cela fait dix ans que je ne travaille
fret MK2 rassemblant trois ilms de Benoît son passé. plus en France. L’angoisse, l’envie de plaire à
Jacquot, avec un bonus intitulé Interview mes pairs, d’être reconnue en tant qu’autrice
Godrèche/Jacquot, alors que j’avais refusé Dans Icon of French Cinema, il y a le il de par les journaux qui ont toujours adulé ceux
d’y participer. celle qui parle (vous, Judith Godrèche) et avec qui j’ai tourné, toutes ces choses qui
celui de celle qui écoute (votre personnage m’emmuraient ont disparu. Par ailleurs, j’écris
C’est après avoir vu l’extrait de ce à 14 ans, joué par Alma Struve). Quelles sans savoir si cette série verra jamais le jour.
documentaire que vous avez réagi. instructions de jeu lui avez-vous données ? Ce n’est pas une commande, je ne suis pas
Ça a été d’une violence inouïe, c’est tout ce Elle a regardé mes ilms, des interviews de à Paris en train d’écrire pour un producteur
que je peux dire. moi à 14-15 ans sur le site de l’Ina. Je lui français, la liberté est totale.
ai aussi envoyé une playlist des titres qui
Que s’est-il passé depuis ? m’accompagnaient à l’époque, et qui ne cor- Et si vous aviez été à Paris ?
Je suis assaillie de demandes d’interview, et respondaient pas du tout à ce que les illes Je ne l’aurais probablement pas écrite. Sans
j’essaie de ne pas étioler ma parole ou, en tout de mon âge écoutaient : « Mistaken Identity » #MeToo, je ne l’aurais pas écrite non plus. Je
cas, de ne pas être redondante, que les mots de Kim Carnes, « Running for Our Lives » n’aurais jamais osé l’envoyer à Arte. J’avais
aient du sens et des répercussions. J’ai le sen- de Marianne Faithfull, « Wicked Game » de le sentiment d’avancer avec une sorte d’ovni.
timent qu’une porte s’est ouverte en moi. Je Chris Isaak. Un ovni potentiellement explosif. La validation
suis actrice, il m’est arrivé de répondre à des d’A24 a été très importante, mais, jusqu’à la
questions relevant de l’intime, mais jamais Et vous ? fin, j’ai vécu dans l’angoisse qu’elle ne soit
de défendre ma propre vérité. En interview, Mon personnage a vécu des années aux États- jamais diffusée.
à deux reprises, j’ai été débordée par mes Unis, donc je voulais ilmer Paris comme une
émotions. Alors que j’ai réalisé cette série ville longtemps fantasmée, depuis l’étranger. Je vous cite : « Le système ne change pas. Les
sans pathos, en racontant les faits de la façon Par exemple, quand elle voit les croissants journalistes disent le nom de Benoît Jacquot et
la plus sobre, la plus matter of fact possible. aux amandes dans une boulangerie, à ses rien ne change. » Mais là, les choses changent.
yeux ce sont les plus beaux croissants de la J’espère. C’est un work in progress.
Avez-vous des retours du milieu du cinéma ? planète, forcément. Je voulais qu’elle évo-
Pas particulièrement. Beaucoup de jeunes lue dans ce fantasme, jouer avec les clichés,
1
Les Ruses du désir : l’interdit est un documentaire
réalisé par le psychanalyste Gérard Miller, où l’on
actrices me témoignent leur soutien, mais assumer ce Paris qui est tout sauf réel. Par voit Benoît Jacquot évoquer complaisamment
pas le « milieu ». (Rires) ailleurs, j’ai toujours gardé en tête le risque sa relation avec celle qu’il nomme « cette
de la complaisance. Je joue un personnage Judith ». Il y déclare qu’elle avait alors 15 ans
(âge de la majorité sexuelle), et non 14.
Comment avez-vous tissé le récit, entre over the top, mais même dans les moments
présent et réminiscences du passé ? les plus fous, comme quand je suis déguisée
Pour moi, il fallait trouver le lien entre le en hamster, je ne voulais pas tomber dans un Entretien réalisé par Élisabeth Lequeret
présent et l’inconscient par la musique, ces travers potache. à Paris, le 13 janvier.

CAHIERS DU CINÉMA 64 FÉVRIER 2024


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QUESTIONS À DES CINÉASTES

© LES FILMS PELLÉAS


Un beau matin de Mia Hansen-Løve (2022).

Mia Hansen-Løve
4/4

1 J’ai toujours pensé que mes ilms avaient quelque


chose de résolument féminin. À mes yeux, cela tient
à l’expression d’une sensibilité dont un des aspects
fraction de ce qui me déinit : s’il me caractérise,
une ininité d’autres dimensions, déterminées par les
circonstances de ma vie et mes convictions profondes

3 pourrait être le rejet de la violence à l’écran ; d’une


violence que je perçois généralement comme une
facilité, une convention allant de pair avec le
le font tout autant. Pour ce qui est du féminisme au
sens militant du terme : c’est avant tout la citoyenne
en moi qui le revendique. Le féminisme est un combat

4 « virilisme » dominant le cinéma mondial. Mais ma


déinition du féminin, aussi subjective soit-elle, ne se
réduit pas au genre. De même que je peux trouver
politique essentiel, plus que jamais nécessaire. Si être
féministe, c’est considérer que femmes et hommes
doivent être égaux en droits – et en chances ‒, si c’est
éminemment féminin un ilm réalisé par un homme, il se révolter contre l’oppression dont les femmes sont
est clair que nombre de femmes cinéastes s’intéressent à victimes, comment ne pas être féministe ? C’est à mes
cette violence et à cette virilité – à une idée de la yeux une évidence, ça l’a toujours été.
puissance dont, pour ma part, je me tiens à distance. Il y En revanche, la cinéaste que je suis (et qui est
a au contraire chez mes héroïnes une fragilité et une aussi citoyenne – mais pas seulement) perçoit l’art
sentimentalité dont j’ai toujours dû me justiier – et comme une quête, faite de questionnements, de
aujourd’hui encore. Lorsque j’ai présenté le scénario recherche, de doutes ; un tâtonnement dans l’obscurité,
d’Un beau matin à l’avance sur recettes, qu’on m’a par incompatible avec la mission qu’on semble parfois
ailleurs refusée, certains membres, en l’occurrence des vouloir lui assigner, de promouvoir des valeurs de
femmes, ont reproché à mon héroïne d’être trop faible : façon didactique. Je ne peux pas adhérer à un cinéma
elle acceptait de s’engager dans une histoire d’amour qui se réduirait à une déclinaison du politique,
Questions à des cinéastes

avec un homme vivant déjà en couple, prête à attendre aussi louables qu’en soient les intentions. C’est trop
qu’il se décide, qu’il la choisisse. Ce n’est pas, m’a-t-on antithétique avec ce que j’attends du cinéma, avec ce
dit, le genre d’héroïne que l’on a envie de voir qui a fait de moi une cinéaste. J’ai coniance dans le
aujourd’hui – trop fragile, trop passive. Trop soumise à fait que l’humanisme qui m’habite, et dont l’aspiration
un homme – c’est à ça qu’elle était réduite. Je crois pour à l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas la
ma part qu’un homme ou une femme peut être pétri(e) moindre des composantes, puisse s’exprimer à travers
de contradictions, qu’on peut être deux choses à la fois, mon cinéma. Impensable pour moi d’inléchir mon
fort(e) et faible, libre et dépendant(e). Je crois surtout, style ou le destin de mes personnages de façon à les
qu’on doit pouvoir montrer les êtres tels qu’ils sont, et faire coïncider avec un discours ou une idéologie,
non pas tels qu’on voudrait qu’ils soient – tels que fatalement réducteurs face aux complexités
l’époque exige de nous qu’ils soient. de l’humain.
Féminins, mes ilms le sont sans aucun doute, Est-ce qu’on me considère diféremment en
mais ils le sont d’une façon qui m’est propre, qui tant que femme cinéaste depuis les cinq dernières
correspond à ce que je suis – et pas à des critères années ? Les plus obnubilés par cette question sont
qu’on me dicterait. De plus, le féminin n’est qu’une les journalistes, surtout anglo-saxons. Alors, oui,
CAHIERS DU CINÉMA 66 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

depuis quelques années, le fait d’être une femme


cinéaste, et le féminisme, sont souvent au cœur des Payal Kapadia
entretiens. Et il est diicile de ne pas se sentir otage
de cette catégorie, avec les nouvelles conventions
qui en découlent. Comme n’importe quel auteur,
je revendique ma singularité, j’aspire à une forme
1femmes.
Ce n’est pas une décision consciente, mais la plupart
de mes ilms sont centrés sur des protagonistes
Historiquement, dans le cinéma indien grand
d’universalité, et j’aimerais que mes ilms ne public, l’expression des sentiments et des désirs des
soient pas perçus comme les seuls fruits du genre femmes a été marginalisée. Cela vient peut-être de
auquel j’appartiens – on peut aussi voir dans cette la nature patriarcale de divers textes religieux qui
revendication à ne pas être assigné au genre un degré sont devenus des normes sociales. C’est pourquoi
supérieur de féminisme. Demande-t-on sans cesse aux avoir pour personnages des femmes qui expriment
hommes comment c’est d’être un homme cinéaste, leurs sentiments devient un geste de déi.
et de faire des films en élevant des enfants ? Je l’avoue :
je déteste l’idée que les hommes cinéastes parlent de
cinéma quand nous devons sans cesse commenter
notre appartenance à notre genre et rendre compte
3 À une époque où les questions de représentation
importent, je pense que mon identité de cinéaste
femme et indienne joue dans le fait d’être sélectionnée
de notre féminisme. En même temps, j’accepte ce dans les festivals et d’obtenir des inancements. À
moment en espérant qu’il puisse être bientôt dépassé, mon sens, la promotion de la diversité sous toutes ses
et que les femmes cinéastes puissent être considérées formes devrait être obligatoire plutôt que facultative.
comme des artistes à part entière, et non comme un
groupe homogène. Le risque de ce combat féministe,
s’il occupe tout le terrain, c’est de voiler d’autres
combats, peut-être moins facilement identiiables,
4 Le cinéma permet de ne plus se limiter à la
parole, qui a souvent été conisquée aux femmes.
Mais on peut parler sans mots – à travers les gestes,
moins consensuels, mais non moins importants la mise en scène, un regard échangé… Même la
pour le cinéma auquel je crois – le combat pour la lumière peut réléchir les désirs intérieurs. C’est ce
liberté d’expression, et contre tous les formatages, qui me stimule dans les possibilités du cinéma.
notamment. Le combat féministe est un grand
combat, mais il n’est pas le seul qui vaille la peine
d’être mené. ■ 7 J’ai été outrée par les commentaires qui ont
circulé lorsque Jeanne Dielman a été sacré
meilleur ilm, attribuant son succès à la « culture
woke », ce qui est purement sexiste. D’autant que
la liste est tout sauf woke, la représentation des
ilms indiens, africains ou latino-américains y est
extrêmement maigre. Il est temps que cela change.

8 La représentation du regard féminin à travers des


cinéastes qui s’identiient comme des femmes
est en elle-même un acte de féminisme. Les ilms
d’Alice Rohrwacher, par exemple, restituent la
complexité de ce regard sans avoir besoin de thématiser
le féminisme. Ils changent notre point de vue. ■
© PETIT CHAOS/ANOTHER BIRTH

Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia 67


(2021).
QUESTIONS À DES CINÉASTES

Alice Winocour
1reproduction
Chez les héroïnes contemporaines, il y a
parfois une injonction de pouvoir, comme une
d’attributs masculins – infaillibles,
de vue des hommes. Dans Proxima en 2019, un ilm
sur une femme astronaute, j’ai cherché à montrer ce
qu’il en coûte, intimement, à une femme de devoir
dominateurs. Je cherche au contraire à écrire des sans cesse s’adapter à un monde pensé par les hommes
héroïnes humaines, complexes, avec des forces pour les hommes. Mais aussi de surmonter les
et des faiblesses. Tout comme les personnages obstacles intérieurs, ceux que les femmes s’imposent,
masculins dont j’aime montrer les fragilités. et dont on hérite parfois de génération en génération.

3 En tant que réalisatrice, j’ai le sentiment qu’on


reste souvent attendue sur des ilms cantonnés
au registre de l’intimité, du couple ou de la famille,
5 Pour mon premier long métrage, Augustine,
en 2012, j’ai dû me battre pour imposer l’idée
que je voulais raconter l’histoire du point de vue
comme si cela devait être notre domaine réservé. d’Augustine, c’est-à-dire de la malade et non de
Quand j’ai réalisé Maryland en 2015, certains se sont celui du « grand médecin ». À l’époque, cela semblait
étonnés de la violence du ilm, comme si je n’étais pas impossible ou sans intérêt… On me disait que les
à ma place. Les femmes ne sont pas moins violentes spectateurs n’auraient pas d’empathie pour une
que les hommes… J’admire les réalisatrices comme folle, et cela a été un long chemin pour imposer
Kathryn Bigelow qui ont osé aborder frontalement ma volonté de raconter cette histoire du point
la violence et fait exploser les codes et les genres. de vue de celle qu’on regarde comme un rat de
laboratoire, du faible et pas celui du fort. C’était

4 J’ai l’impression qu’il y a dans le cinéma une


certaine peur des thématiques qui se rattachent au
féminin. Ces thématiques m’intéressent au contraire
pourtant le seul point de vue qui m’intéressait : ilmer
la révolte du corps d’Augustine. Mustang de Deniz
Gamze Ergüven (2015), que j’ai co-écrit, célèbre la
pour mettre en lumière des histoires qui n’ont jamais révolte des mustangs, ces jeunes illes qui relèvent
été racontées, ou qui ont été racontées du seul point la tête et se battent ensemble pour leur destin.

© ARP SELECTION

Augustine d’Alice Winocour (2012).

CAHIERS DU CINÉMA 68 FÉVRIER 2024


QUESTIONS À DES CINÉASTES

© DKB PRODUCTIONS
Indivision de Leïla Kilani (2023).

Leïla Kilani
6 Blonde, d’Andrew Dominik (2022) m’a choquée,
comme ma ille de 13 ans avec qui je l’ai vu,
par la représentation de Marilyn, la façon dont le
ilm salit sa mémoire, avec une volonté troublante
d’avilir et de martyriser son corps. Bien que j’aime
1ilmerLes femmes ont d’autres marqueurs d’identité
que leur genre. Cela dit, j’ai bien conscience de
depuis une certaine place, celle d’une femme
énormément l’actrice Ana de Armas, j’ai voulu née au Maroc pendant les « années de plomb ». J’ai
oublier chaque image de ce ilm. La scène où le fœtus vécu parmi des femmes pour lesquelles les droits
parle pour reprocher à Marilyn son avortement m’a étaient loin d’être acquis. Ma mère était profondément
vraiment mise en colère, et j’ai quitté la salle, ce qui politique sans idéologie ou déclamation. À 14 ans,
ne m’arrive jamais. J’ai lu plus tard que Joyce Carol j’avais lu Simone de Beauvoir, c’était mon Coran, avec
Oates, dont j’ai tant aimé le livre, avait apporté son Nawal El Saadawi. Quand je suis arrivée en France à
soutien à Dominik, et je n’ai pas compris pourquoi. 20 ans, les gens avaient l’air si libres, j’ai cru à la grande
pub de l’égalité hommes-femmes. Cette liberté des

7 Je déteste la mode des listes, des classements,


des tops, et des tops des tops. D’un autre côté,
on ne peut que se réjouir de la mise à l’honneur
femmes sentait le coca light et l’épilation maillot…
C’était un féminisme astiqué et propret, débarrassé de
la colère des années 1970. Je fréquentais assidûment
d’Akerman, qui a beaucoup compté pour moi. Saute les salles de cinéma, mais m’identiiais plutôt aux
ma ville (1968), où elle interprète une jeune femme personnages masculins. J’étais affreusement frustrée
chantante prise d’une espèce de délire ménager par la représentation de la femme arabe, toujours
jusqu’à une in explosive, a été un choc et a inspiré soumise à un monde patriarcal et/ou orientaliste. Les
mon premier court métrage (Kitchen, 2005, ndlr). ■ catalyseurs de mon travail sont ces impensés, ces angles
morts faits d’images manquantes et d’histoires trouées.

3 Le féminisme est dans l’air du temps, ce qui est à


la fois joyeux et dangereux, parce qu’il ne faut pas
assécher le mot de sa substance. On est nombreuses
à avoir peur que le mot « féministe » devienne un
simple argument marketing. De même, quand je suis
invitée à montrer mes ilms, je trouve parfois raide de
me trouver dans la position de « la cinéaste arabe ».

4 J’ai conscience de travailler souvent le thème de la


jeune ille, de son corps et de ce qu’on en fait, et
j’essaie de contrer l’orientalisme et l’hypersexualisation
qui lui sont souvent associés. Dans Sur la planche (2012),
j’ai exploré le paysage mutant de Tanger à travers les
histoires de quatre travailleuses. Une nouvelle zone
franche économique se dessinait, délocalisant les
CAHIERS DU CINÉMA 69 FÉVRIER 2024
usines textiles dans un contexte d’ultralibéralisme.
Dans mon prochain ilm, Indivision (sortie prévue
en 2024, ndlr), l’héroïne est une Shéhérazade 2.0,
reine des réseaux sociaux emportée par une révolte
qui rassemble les oiseaux et les hommes. Sa grand-
mère est une matriarche, une Médée et un dictateur
arabe à la fois ; et son père, un homme défait et
vulnérable, à l’opposé des clichés masculins arabes.

5 Pendant une partie du tournage de Sur la


planche, j’ai essuyé un machisme crasse et
une très grande hostilité en m’opposant à des
techniciens qui tenaient pour acquis qu’un tournage
à l’étranger allait de pair avec un tourisme sexuel,
avec des gamines qui avaient l’âge des leurs.

6 J’ai vu récemment l’efarant Gradiva d’Alain


Robbe-Grillet (2006). Medina échappée
du pire cauchemar orientaliste, lupanar, femmes
soumises, luxure, fantasmes façon coups de fouet
sur des croupes de génisse, tétons pincés… Robbe-
Grillet n’est pas Pasolini, et chez lui la violence
n’est qu’un débridement gratuit, complaisant et Fidelio, l’odyssée d’Alice de Lucie Borleteau (2014).
satellisé au seul divertissement des bourreaux.

Lucie Borleteau
7 Jeanne Dielman fait partie des ilms qui m’ont
constituée ; il est lié pour moi à Deux ou trois choses
que je sais d’elle de Godard. J’ai découvert les deux
ilms le même jour, avec l’ardeur cinéphage de mes
20 ans. Au-delà du dispositif qui est magistral, le ilm
1 À mes débuts de cinéaste, je ne me posais pas cette
question, surtout pas dans les moments de création,
conception, et fabrication des ilms. Je ne me suis
d’Akerman est une épure hypnotique, une transe qui jamais sentie bridée par mon genre. Mais lorsque j’ai
mène au déraillement. La consécration du sondage de montré mon premier ilm de iction (Les Vœux) au
Sight and Sound a fait gloser sur le fait que c’était une festival du moyen métrage de Brive, un spectateur à
expression de l’époque et du « wokisme » : eh bien, qui je demandais son avis m’a dit que c’était un « truc de
l’époque change et les canons esthétiques aussi ! gonzesse » – ce qui semblait le dédouaner d’approfondir
tout autre commentaire. À la sortie de la première

8 S’il existe un cinéma féministe, il ne peut


pas se laisser ranger, c’est un geste sauvage
et irrévérencieux qui ne doit pas devenir un
projection de Fidelio à Locarno en 2014, un journaliste
a commencé son entretien en me disant que j’avais fait
« un ilm de femme ». À la suite de ce genre d’expériences,
abonnement à une franchise. Le féminisme permuté je me suis dit que je ne pouvais sans doute pas éviter
par Hollywood me laisse circonspecte. De nombreux la question du genre, et que je serais plus maline d’en
ilms heureusement me donnent un sentiment faire une force pour expliquer mon travail lors de la
de liberté : Toni Erdmann de Maren Ade, loufoque, conception ou du inancement. Mais pour moi, ce qui
imprévisible, un art d’équilibriste, Atlantique de Mati compte, ce n’est pas le genre de la personne qui fait le
Diop, sa poésie tissée de fureur autour de cette histoire ilm mais sa pensée, sa rélexion, et notamment sur les
d’amour et d’émancipation, Petite Maman de Céline enjeux politiques du ilm et donc, aussi, le féminisme.
Sciamma, qui m’a sidérée par son dépouillement
parvenant à nous faire croire à la plus métaphysique des
rencontres, Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania,
saisissant d’intelligence politique et formelle… ■
2 Ayant été stagiaire, puis assistante, j’ai occupé un
excellent poste d’observation pour voir travailler
des cinéastes mais aussi pour découvrir l’exercice du
pouvoir dans ce qu’il peut avoir de néfaste. Ce n’était
pas une découverte puisque j’avais déjà constaté la
domination masculine dans des petits boulots, dans
d’autres milieux. Sur Fidelio, tourné il y a dix ans,
j’étais déjà extrêmement attentive, notamment pour
le tournage des scènes d’amour. Et on avait déjà une
équipe « mixte », des chefs de poste ou techniciennes
femmes. Que les producteurs ou les chefs de poste
acceptent de regarder ces questions en face, de nommer
le harcèlement ou les agressions et d’écouter les
CAHIERS DU CINÉMA 70 FÉVRIER 2024
QUESTIONS À DES CINÉASTES

© WHY NOT PRODUCTIONS


victimes est ce qui permet de changer les choses. La seul désir n’ait pu sortir ni à Aix, ni au Havre, ni à
formation du CNC a du sens. Ma productrice l’a suivie Avignon, à Arles ou à Valence (des villes où Fidelio
pour mon dernier ilm et c’était vraiment une bonne était sorti en 2014) m’a déçue et déprimée.
boîte à outils. L’exaltation du travail sur le plateau ne
doit jamais masquer ou excuser des débordements de
comportement liés à l’exercice du pouvoir. Ça ne veut
pas dire que ça va brider la création, au contraire !
4 Quand on écrit ou met en scène des igures
féminines, on a parfois l’occasion de mettre en
scène la réaction idéale qu’on aimerait avoir dans la vie.
Par exemple, avec ma co-scénariste Clara Bourreau sur

3 Bien sûr, je me rappelle de la diiculté à inancer


mon deuxième moyen métrage, La Grève des ventres,
en 2011 : nous n’avions obtenu aucun inancement sur
Fidelio, on a imaginé que notre héroïne avait les bons
rélexes quand elle est victime d’une agression sexuelle,
lorsque son chef s’introduit dans sa cabine et lui enlève
scénario et le motif était clairement que le féminisme, sa culotte alors qu’elle dort. Elle le met à la porte, puis
c’était grotesque, et que ça n’intéressait personne. Je lui explique qu’elle ne lui adressera plus la parole au
pense que ça n’arriverait plus aujourd’hui – en tout travail. Et elle réussit même à le faire débarquer –
cas pas de manière aussi crue ! Les enjeux féministes pure iction à partir d’anecdotes réelles, mais je crois
sont moins méprisés qu’auparavant, mais parfois au pouvoir des modèles dans les ilms. Au cours des
mal compris, ou craints. J’ai eu le sentiment par diicultés de inancement sur mon dernier ilm, ce
exemple sur mon dernier ilm, À mon seul désir, que qui revenait le plus souvent, c’est qu’on aurait préféré
je ne développais pas le discours qu’on attend d’une voir les femmes soufrir, être punies. Outre le travail
femme sur certaines questions – le désir, le travail du scénario, la préparation du ilm avec les actrices
du sexe, une histoire d’amour entre deux femmes et les acteurs aide énormément à faire naître des
non problématisées en tant que telle. Les gens ayant personnages complexes et déconstruits. Je choisis les
peur d’être jugés pour leurs prises de position sur ces interprètes pour ce qu’ils sont mais aussi pour ce qu’ils
sujets, le ilm a rencontré beaucoup de diicultés de pensent, pour leurs forces créatrices, leur imagination.
inancement. Sans l’avance sur recettes, obtenue in
extremis, nous n’aurions sans doute pas tourné en
France. Par la suite, tous les festivals de catégorie 1
l’ont gardé en lice chacun leur tour, pour ne jamais
8 Le féminisme est parfois là où on ne l’attend
pas – j’aime le voir surgir dans n’importe quel
ilm et pas forcément dans un cinéma explicitement
le sélectionner inalement. Ce qui perturbe les militant. Parmi les moins connus de ma longue liste
difuseurs, c’est aussi que le ilm n’est pas un ilm de ilms récents que je considère comme féministes
« à sujet ». La plupart des exploitants art et essai font et qui me portent en tant que personne, spectatrice,
un travail formidable, mais certains jugent à la place cinéaste, il y a Pauline s’arrache d’Émilie Brisavoine
de leur public ce qui est bon ou non pour eux, et (2015), Le Roi David de Lila Pinell (2021), Olla
développent un discours misogyne, homophobe, d’Ariane Labed (2019), Sous le ciel d’Alice de Chloé
ou lesbophobe sur les ilms tout en clamant faire Mazlo (2020), Le Passage du col de Marie Bottois
le jeu du féminisme et de la diversité. Qu’À mon (2022) ou encore L’Attente d’Alice Douard (2022). ■
CAHIERS DU CINÉMA 71 FÉVRIER 2024
#METOO, ET APRÈS ?

#MeToo, et après ?
Bilan d’étape
Entretien avec Julie Billy, productrice

© AURÉLIEN CHAUVEAU

Peut-on revenir sur les débuts de votre engagement féministe ?


Mes premiers engagements ont commencé avec une associa-
tion créée avec Bérénice Vincent et Delphine Besse en 2013,
Le Deuxième Regard, qui est ensuite devenue le Collectif
50/50. À l’époque, aucun chiffre sur la parité dans le cinéma
n’était comptabilisé annuellement, donc nous nous sommes
transformées en institut de sondage (rires), et grâce au soutien
de Véronique Cayla, à l’époque présidente d’Arte, nous avons
élaboré la charte pour l’égalité dans le cinéma. La première
pierre était de répondre au besoin de chiffres, sans lesquels on
ne peut dresser de bilan.

Quel rôle le mouvement #MeToo a-t-il joué dans votre engagement ?


Il a été important au niveau intime puis politique. Je l’ai vécu
comme une vague de rélexion et surtout de partage. Il a aussi
été fondateur dans l’organisation des premiers ateliers 50/50. Une assurance spéciique a été généralisée, qui couvre jusqu’à
Je me souviendrai toujours de ce moment, en janvier 2018, cinq jours d’interruption de tournage si des faits de harcèlement ou
au CNC à l’époque dirigé par Frédérique Bredin, où nous d’agression sexuelle sont signalés au procureur. C’est sans doute une
nous sommes retrouvés, une centaine de femmes et quelques révolution, mais cinq jours, c’est très peu.
hommes, à échanger sur cette question. Pour la première fois, Oui, surtout quand on met en parallèle cette temporalité avec
nous avons mené une rélexion collective pour questionner celle de la justice… mais c’est quand même une immense
#MeToo au sein de nos pratiques professionnelles. avancée. On peut prendre quelques jours pour poser les
choses, discuter et écouter, proposer une enquête interne le
Le Collectif 50/50 a implosé en 2022 à la suite d’une accusation cas échéant. C’est primordial. En revanche, quand survient un
d’agression sexuelle. Vous avez quitté vos fonctions dans le collectif problème sur un plateau avec une personne qui ne peut pas
en 2022. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur son travail ? être remplacée ou dont le remplacement implique un coût
Des élections ont eu lieu, un nouveau CA a été élu. Je ne suis important, nous ne sommes pas accompagnés.
plus active en son sein, mais je suis ière de voir que l’outil fonc-
tionne, et qu’ils sont très dynamiques. En cinq ans, les avancées Que se passe-t-il si un acteur est mis en cause ? Je pense au cas des
majeures obtenues sont d’une part la boniication du fonds de Amandiers, de Valeria Bruni Tedeschi.
soutien pour les tournages paritaires 1, dont on voit aujourd’hui C’est précisément ce dont je parle. On ne peut pas laisser
les efets directs, et d’autre part la formation obligatoire des l’intégralité de cette responsabilité à la production. Il y a une
producteurs et distributeurs aux violences sexistes et sexuelles. rélexion collégiale à mener.

CAHIERS DU CINÉMA 72 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?

L’été dernier, sur le tournage de Je te jure de Samuel Theis, un technicien syndicats. L’ADA (Association des Acteurrices) propose une
a afirmé que le réalisateur lui avait imposé un rapport sexuel après une rélexion passionnante sur ces sujets.
soirée festive. Une solution inédite a été trouvée : un strict protocole de
coninement du cinéaste, séparé physiquement de son équipe pour le On est frappé de voir qu’il y a presque trente ans d’écart entre les
restant du tournage, mettant en scène à distance. Cela vous semble-t-il signataires de la pétition du Figaro pour défendre Gérard Depardieu
un bon compromis pour concilier la poursuite du tournage, le respect de et ceux qui dans Mediapart leur répondent : « L’art ne mourra pas si
la présomption d’innocence et celui de la parole de la victime ? Gérard Depardieu reconnaît le mal qu’il a fait, et s’excuse. »
Une chose est sûre : cette histoire, comme tant d’autres qui Peut-on y voir l’affrontement du nouveau monde contre l’ancien ?
commencent à remonter, permet de réléchir à des dispositifs Les chifres parlent d’eux-mêmes… (Rires) Je crois surtout
qui protègent les équipes et respectent la présomption d’in- qu’il faut arrêter de signer des tribunes, et passer à l’action.
nocence. Ce sont des dispositifs complexes auxquels doivent
s’associer tous les acteurs de la chaîne. Selon vous, quels sont les grands chantiers à venir ?
Angela Davis a dit : « La seule façon de provoquer le changement
Aujourd’hui, quelle est la pratique des coordinatrices d’intimité ? est de reconnaître que l’on est souvent complice des choses que l’on
Les plateformes les imposent. Sur les productions indépen- veut changer. » Autant que la parole, #MeToo a libéré l’écoute,
dantes, c’est selon les besoins et demandes. C’est un métier il faut la transformer, continuer à chercher des réponses
méconnu qui peut faire peur. J’ai eu recours à une coordina- ensemble. Dépolariser le débat. L’avenir politique est sombre.
trice d’intimité, Laure Roussel, sur Animale d’Emma Benestan, Le président Macron entend un « réarmement démographique ».
et ça a aidé tout le monde sur le plateau. C’est comme une Les femmes sont encore considérées comme des corps et
chorégraphe ou une cascadeuse. des ventres. Ce qui nous attend va être très dur, il faut se
retrouver et se rassembler pour l’afronter.
Le ilm de Catherine Corsini Le Retour a été privé d’une partie de ses
inancements publics après la découverte d’une scène explicitement 1
Le fonds de soutien est une aide automatique du CNC que les producteurs
sexuelle impliquant une actrice de moins de 16 ans qui n’avait pas et productrices acquièrent avec les films qu’ils ont produits et qui leur permet
été déclarée aux autorités. Parallèlement, des dénonciations ont fait d’investir dans de nouveaux projets. Il est bonifié de 15% pour un film dont
les chefs de postes sont à parité.
état d’un climat délétère sur le tournage. Sa sélection, en compétition
à Cannes a été pointée par le Collectif 50/50 comme un « signal
dévastateur » pour le milieu.
Comme je le disais, nous devons mener une rélexion collé- Entretien réalisé par Élisabeth Lequeret par téléphone,
giale, soutenue par les inanceurs du cinéma, les difuseurs, les le 14 janvier.

Travelling
Festival de cinéma
20 — 27 fév. 2024
Rennes Métropole

clairobscur.info
Photographie © Przemek Krawczykowskil

Avec le soutien de

création  L’Atelier du Bourg  Anthony Folliard, Victoria Baudoin, Shirley Filleul

CAHIERS DU CINÉMA 73 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?

#METOO. À la rédaction, les idées s’échangent de manières variées, parfois informelles. Deux jeunes
cinéphiles qui travaillent aux Cahiers s’emparent des questions complexes que pose l’affaire Depardieu,
restituant la dimension politique de cette circulation de la parole inhérente à la vie d’une revue.

CINÉ-FILLES
DANS L’APRÈS-DEPARDIEU
par Circé Faure et Valentine Molinier

Valentine Molinier : Ma rencontre avec Depardieu se situe du côté l’omniprésence de la culture du viol, en particulier dans les ilms
de l’enfance. Elle est symboliquement très marquée dans ma du panthéon que nous transmettent les générations précédentes.
cinéphilie puisque directement liée à ma toute première expé- C’est un double mouvement permanent d’enthousiasme et de
rience de ilm en salle : Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre… forte désillusion (et je ne me permets même pas de parler de
Comme pour beaucoup de gens de mon âge, il est d’abord celles pour qui cela fait écho à des traumatismes vécus). Je
l’incarnation d’Obélix, igure ronde, distraite et bougonne. J’y trouve que ça ne manque pas de panache, justement, que de
étais résolument attachée, comme à tous ces personnages qui faire sécession. Mais cette distance subie vis-à-vis des ilms,
faisaient résister l’enfance dans leur corps d’adulte. Ensuite, il y que j’éprouve de plus en plus viscéralement, peut aussi être
a eu, parmi les Trufaut que l’on ne m’autorisait pas, La Femme retournée en arme critique puissante. Patricia Hill Collins par-
d’à côté, découvert en cachette, qui contrastait avec l’univers lait de l’intérêt de la position d’« outsider-within » pour étudier
d’Antoine Doinel et me donnait l’impression d’accéder plus un terrain sociologique. Poser un regard critique de femme
frontalement au monde adulte dont j’étais exclue. (certes cis, blanche et hétéro dans mon cas) sur le sexisme des
images de cinéma me paraît intéressant d’un point de vue
Circé Faure : Pour moi, Depardieu, c’était surtout Cyrano de cinéphile, intellectuel et aussi féministe, pour comprendre les
Bergerac. Quand j’étais ado, en cours de théâtre, un profes- rouages mêmes de l’oppression.
seur nous avait dit : « Pensez à… Je ne sais pas ! C’est qui votre
Depardieu, à vous ? » L’idée était de nous pousser à trouver une V.M. : Je me retrouve dans ce double mouvement que tu décris.
certaine « urgence » à jouer, un soule, une énergie. Ni moi ni Pendant mes études, j’ai suivi des cours optionnels de gender
mes camarades n’avions eu de réponse, et j’avais adhéré en bloc studies qui m’ont aidée à aborder mon féminisme par des voies
à cette image, telle quelle. J’y voyais une sorte de résistance à théoriques. Malgré mes réserves, j’en suis arrivée à ce point où
une assignation en tant qu’aspirante comédienne, pour sortir force était de constater que, pour aller au bout de ma pensée
de la présence proprette et silencieuse qu’on octroie aux jeunes féministe, il me fallait remettre en question la quasi-totalité
illes. Je n’avais pas encore compris l’autre urgence qu’il y avait à des ilms que j’aimais, voire m’en détourner. Ce conlit inté-
dépasser cette alternative mortifère, « Cyrano contre Roxane », à rieur m’est d’autant plus désagréable quand il touche à des
la source d’une certaine indulgence pour la violence contenue ilms découverts au moment de l’enfance, que j’appréhende
dans cette igure masculine ingérable. presque comme des « ilms-organes ». En réaction à cela, j’ai
opéré un pas de côté. Sans doute a-t-il été motivé par le
V.M. : Que ce soit pour toi ou pour moi, Depardieu a incarné désir de retrouver le confort de ma cinéphilie, mais aussi et
ce rapport romanesque aux choses et au monde, une façon principalement par ce nouveau bagage théorique qui, bien
passionnée de dire l’amour et absolue de le vivre… Et presque que m’ayant en partie éclairée sur ces questions, me paraissait
une élégance, inalement ! (Rires) trop limitant, réducteur voire contre-productif. Il m’a donc
semblé naturel de composer avec, plutôt que d’exclusivement
C.F. : Oui ! Même dans un personnage comme Obélix, il y avait l’appliquer. Mon engagement féministe ne s’inscrit pas dans un
un peu de cette image construite par ses autres rôles, en arrière- mouvement de rejet des ilms, mais dans le regard que je pose
plan. Puis, on poursuit son chemin de cinéphile, de femme, de sur eux aujourd’hui. J’ai intégré certaines de ces nouvelles clefs
féministe… Aujourd’hui, mon regard a changé sur les ilms de lecture que je mêle à celles, plus classiques, dirons-nous, ce
et les rapports de genre. Je crois que quand on fustige « ces qui me permet de poser ce regard critique dont tu parles, mais
jeunes qui cancellent », on ne se rend pas compte à quel point engendre dans d’autres cas un jeu d’analyse qui me fait relever
c’est heurtant de découvrir le cinéma en même temps que la portée, sinon féministe, au moins émancipatrice de ce que

CAHIERS DU CINÉMA 74 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?

je vois. Cela dit, j’ai bien conscience que ce geste s’inscrit avec un « je » d’un autre genre, la seule relation consentie pos-
dans des standards classiques dont on hérite alors qu’il m’est sible est, à la rigueur, un échange de bons procédés (à la in,
possible d’aller chercher ailleurs d’autres cinématographies, avec le personnage de Miou-Miou), mais « la » femme dans les
faites par des femmes. Je l’ai compris il y a peu, en lisant Erika Valseuses, c’est toujours l’Autre et « ce qu’on en fait ». Pour moi,
Balsom (Cahiers nº 800). C’est une autre étape de ma vie de tout est dit dans l’expression qu’avait eue Blier, « mettre la main
cinéphile, une voie que je veux explorer. au paquet de la France de Pompidou ». Les femmes sont évacuées
de la discussion entre ceux qui transgressent et ceux que ça
C.F. : Et pourtant, avant même la difusion du « Complément choque, et elles en deviennent les dommages collatéraux. C’est
d’enquête » sur Depardieu, je t’avais demandé quel ilm t’avait pourquoi l’argument du « ce n’est pas le sujet » (variante du
vraiment atteinte dans ton féminisme, et tu m’avais parlé des fameux « il y a plus urgent ») n’a aucun fondement et conduit
Valseuses. aux pires indulgences sur le plan symbolique, de celles qui
ont fait aimer Depardieu en Jean-Claude, et sans doute pour
V.M. : Je l’ai délibérément interrompu au moment où Brigitte beaucoup, excuser le Jean-Claude en Depardieu.
Fossey se lève pour, espère-t-elle, changer de wagon, et com-
prend en ouvrant la porte qu’elle est coincée. Elle se retourne V.M. : C’est d’ailleurs son premier grand rôle, celui qui a
vers Depardieu et Dewaere, et vers nous. On est du côté de commencé à brouiller les frontières entre l’individu Gérard
Pierrot et Jean-Claude. À ce moment précis, je me dis que je Depardieu et le cinéma, et ce, dès qu’il est entré dans le bureau
n’ai pas envie de prendre cette place de spectatrice. J’ai néan- de Blier en s’écriant « Putain, le personnage de Jean-Claude, c’est
moins tenu à y revenir plus tard et à le visionner en entier, mais moi ! » Le cinéma a participé à cet amalgame qui aboutit tou-
je continue de penser que, depuis le début du ilm, ces images jours à une forme assez cruelle d’iconisation. Il en va de même
mises en scène ne disent rien qui justiie d’avoir à les supporter. pour Deneuve ou Delon, dont la cinégénie est à ce point rare
qu’ils en deviennent presque irréels depuis notre place de
C.F. : J’ai regardé le film avec une distance née de ce que spectateur. C’est un peu ce qu’a récemment soulevé Lucile
tu m’en avais dit. Et ce qui m’a frappée par rapport à cette Commeaux dans une de ses chroniques 1 en évoquant cette
manière complice de montrer des viols, c’est son inscrip- manière dont le cinéma « ige [Depardieu] tout en le faisant jouer,
tion dans une forme de subversion contre l’hypocrisie bour- et fait de lui une pure igure de patrimoine tout en réactualisant à
geoise, la pudibonderie, les tabous de la sexualité, etc., qui a l’écran sa posture ». La tribune de soutien à l’acteur publiée
rendu le ilm culte auprès d’une partie de ceux qui fustigent dans Le Figaro, qui saute à pieds joints dans cette confusion
aujourd’hui le rejet féministe d’œuvres comme celle-là. Selon en airmant « Depardieu, c’est l’art », s’associe à cette mort anti-
cette logique, on ne comprendrait pas ce qu’est la iction, cipée. Ne pas « efacer » Depardieu, ne surtout pas toucher au
la mise en scène ou la subversion. Pourtant, j’ai justement monument que l’on init de ixer sur socle : ne pas débou-
l’impression que cet esprit de révolte s’est transmis, mais que lonner la statue.
l’on s’en saisit librement aujourd’hui pour mettre les pen-
dules à l’heure de ladite subversion. L’entre-soi masculin des C.F. : Je suis contente d’avoir l’occasion de mettre quelques coups
Valseuses ne m’aurait pas gênée en lui-même si le ilm avait de clef dans les boulons…
trouvé d’autres moyens pour parler de masculinité que celui
d’objectiier les femmes en projetant sur elles les névroses V.M. : On n’est pas bien, là ?
après les fantasmes. À aucun moment tout ce cirque autour du
« je » masculin hégémonique ne permet d’envisager un partage 1
« Regard culturel », France Culture, 8 janvier 2024.

CAHIERS DU CINÉMA 75 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?

DIALOGUE. Née en 1975, Julie Peyr a débuté avec Antony Cordier en 2005, quand paraissait
le premier de ses trois romans, et a depuis travaillé avec Danielle Arbid et Arnaud Desplechin.
Naïla Guiguet, diplômée de la Fémis à 30 ans, en 2019, a réalisé dans la foulée Dustin,
Grand Prix du festival Côté court, avant de collaborer avec Thomas Salvador, Louis Garrel
ou encore Catherine Corsini.

Écrire, disent-elles
Entretien avec Naïla Guiguet et Julie Peyr, scénaristes.

Avez-vous l’impression l’une et l’autre que la représentation des femmes mon inconscient plus qu’une volonté d’intégrer ces questions
dans les récits écrits pour le cinéma est en train de changer ? dans la création. Mon imaginaire a été nourri par les ilms
Naïla Guiguet : Je suis arrivée sur le « marché de l’écriture » dans avec lesquels j’ai grandi, d’une part ceux faits uniquement par
un climat attentif à ces représentations : comment faire pour des hommes, puis, il y a près de trente ans, par des cinéastes
que les personnages féminins ne soient pas seulement des faire- comme Noémie Lvovsky, Patricia Mazuy, Pascale Ferran, la
valoir ? Je remarque que chez les cinéastes hommes, le rapport génération juste avant la mienne, qui soudain m’a ouvert « l’âge
égalitaire n’est pas instantané. Quand les femmes sont au centre des possibles ».
du scénario, c’est la plupart du temps en tant que victimes.
Rendre visibles des agressions et des viols est très important Les ilms d’Arnaud Desplechin afichent souvent frontalement une
dans la suite logique de #MeToo, mais je trouve dommage subjectivité masculine, portée par un narrateur obsessionnel.
que la majorité des récits portent là-dessus. Même la Sandra J.P. : Je n’ai jamais senti cette subjectivité comme quelque chose
d’Anatomie d’une chute, que j’aime beaucoup parce qu’elle est d’oppressant. Comment je me suis disputé…(ma vie sexuelle) est
assez trouble et n’essaie pas d’être aimable, évolue en territoire l’histoire d’un homme qui n’a jamais oublié la rencontre avec
très hostile. Ce sera l’étape suivante : des personnages fémi- Esther, et le personnage de Nora dans Rois et reine a une puis-
nins romanesques qui ne répondront pas en permanence à la sance magniique. Les Fantômes d’Ismaël, auquel j’ai collaboré,
violence. Dans une école de cinéma, l’injonction à inventer raconte le retour d’une femme qui a disparu mystérieusement
des nœuds de conlit relève d’une vision patriarcale : la drama- et que le protagoniste n’a jamais oubliée. Elles sont toutes des
turgie, c’est la guerre. Sans faire table rase, je cherche à écrire sujets, je n’ai pas eu l’impression de trahir mes convictions.
des personnages qui seraient moins dans l’afrontement. Dans
Cherchez la ille, que je coécris avec Thomas Salvador, le per- Julie, vous vivez à Los Angeles : même si vous ne travaillez pas à
sonnage principal n’est pas lui-même comme dans ses autres Hollywood, savez-vous si les scénaristes s’y posent les mêmes
ilms, mais une femme, assez jeune, qui l’embarque dans une questions ?
aventure. On s’est posé la question : n’est-il pas problématique J.P. : J’ai des amis qui me racontent le fonctionnement d’une
qu’elle ait « besoin » de lui, homme de 50 ans ? writer’s room (espace où travaillent ensemble des scénaristes et showrun-
ners de diférentes générations et origines, ndlr), et les questions de
Se détourner du conlit et de la dramaturgie mène parfois aux mailles représentation des femmes s’y posent de manière récurrente,
lâches du « portrait de femme ». par exemple la méchanceté d’un personnage féminin, ou la
N.G. : J’ai développé une aversion pour des ilms que j’ai ado- façon dont on valorise une femme noire. Ces questions m’inté-
rés adolescente, les portraits moralisateurs de mères courage. ressent, mais j’ai le sentiment que, dans l’histoire du cinéma, on
Vive les femmes faibles, qui se trompent, ou même fortes mais n’a pas été privés de ilms qui racontaient la vérité des femmes,
qui font n’importe quoi, comme l’héroïne de Wasp d’Andrea du moins depuis Chantal Akerman et Agnès Varda.
Arnold, qui fait attendre ses enfants afamés sur le parking d’un N.G. : On a eu des personnages féminins très beaux, par exemple
bar pour passer une soirée avec un mec ! ceux de Gena Rowlands chez Cassavetes. Mais, encore
Julie Peyr : Il m’est arrivé de changer le genre d’un personnage à aujourd’hui, les drames féminins restent intimes, domestiques,
la in de l’écriture, et de découvrir qu’un personnage masculin, alors que les personnages masculins sont plus aventureux. Dans
une fois femme, sortait d’un stéréotype, racontait autre chose, L’Innocent, quand j’ai « récupéré » pour ainsi dire le personnage
par exemple le psychanalyste de Celle que vous croyez de Safy de Clémence (Noémie Merlant), c’était une amoureuse transie
Nebbou, inalement joué par Nicole Garcia. Mais en général, qui attendait qu’Abel (Louis Garrel) la regarde, même si elle
je ne fais pas du tout entrer dans ma façon d’écrire l’idée de inissait par aller le sauver – inversion du prince charmant qui
rendre mes personnages féminins plus positifs. Je laisse parler pouvait aussi être un écueil. À l’arrivée, elle est un élément

CAHIERS DU CINÉMA 76 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?

moteur dans l’action, elle init le braquage… L’inversion n’est j’écris en ce moment, sur un univers assez masculin, les free
pas ce que je recherche, de même que, dans la vie, je ne vis parties. Le protagoniste est un homme solaire, à la trajectoire
pas mon féminisme comme la reproduction inversée d’un sys- romanesque et même lamboyante, et du coup, depuis trois
tème de domination. En cela, écrire avec Rebecca Zlotowski, mois, avec mon coscénariste Benjamin Crotty, on travaille
même sur une courte durée (pour le projet Ma vie privée, énormément le rôle féminin. Qu’elle soit plus dans l’obser-
ndlr), m’a donné l’impression de parler le même langage vation évite un regard froidement extérieur sur un milieu que
d’emblée ; même chose avec le jeune scénariste du prochain l’imaginaire collectif fantasme peuplé de gens un peu sales qui
ilm de Larry Clark et Jonathan Velasquez, Mathieu Rathery prennent de la drogue, ne dorment pas et enfreignent la loi.
(To Emma, ndlr). Le regard plein d’intérêt et d’empathie du personnage féminin
J.P. : Quand un producteur m’appelle et me dit « Avec tel réali- me permet de contrer ce cliché.
sateur, une coscénariste femme, ce serait bien », cela a tendance à me
faire fuir. Je ne vois pas pourquoi je serais plus apte à écrire Pensez-vous qu’il y a un lien entre la précarité du métier
des personnages féminins. La singularité d’un personnage et sa féminisation ?
n’émerge pas pour moi via une grille de lecture d’époque. J.P. : On travaille plutôt sur les idées des autres, car il est rare
N.G. : Il est vrai que ce genre d’appel est mauvais signe, car il en France d’écrire un projet de sa propre initiative, sans
survient rarement au début de l’écriture, il cherche à rectiier réalisateur – tandis qu’aux États-Unis les scénarios circulent
un regard misogyne… Cet aveu d’échec est un progrès, mais dans les agences. En ce qui concerne notre statut, nous n’avons
une caution féminine pour faire avaler les couleuvres d’un pas accès à l’intermittence. Quant à notre salaire, il est souvent
scénario fumeux, non merci. divisé en deux versements ou plus, le deuxième n’étant réglé
que si le film se tourne, ce qui est le cas d’un sur deux – dans
Est-ce que le casting ou la mise en scène peuvent « trahir » votre mon expérience, je me rends compte que ceux qui ne se sont
écriture ? pas réalisés étaient surtout prévus avec des femmes ! En mili-
J.P. : Le choix de casting, oui. Il est très fréquent qu’on écrive tant au sein de l’association que je co-préside, les Scénaristes
un personnage féminin de 50 ans et que le choix se porte de cinéma associés, je me suis aperçue qu’à âge et notoriété
sur une actrice plus jeune. Je viens d’écrire un film (Loving égaux, l’écart de salaire est de 30% entre hommes et femmes,
Jacques, pour la réalisatrice Delphine Lehericey, nldr) sur quatre soit plus que la moyenne nationale.
femmes, dont trois de 50, 70 et 90 ans.Typiquement, il est très
diicile à inancer. Les étapes par lesquelles passe un scénario dans la chaîne de production
et toutes les modiications qu’il subit peut faire penser au corps des
Naïla, quand vous réalisez vous-même, le genre intervient-il actrices décrit par Jane Fonda dans Sois belle et tais-toi de Delphine
dans l’écriture, la mise en scène ? Seyrig, maltraité et reconditionné par les studios hollywoodiens…
N.G. : Ayant été bercée pendant mon enfance et mon adoles- N.G. : … pour qu’il n’y ait pas d’aspérités… Oui, c’est vrai que
cence de ilms dans lesquels les personnages masculins ont les le scénario est une forme féminine ! On est au centre des dis-
meilleurs rôles, je m’étais moi-même construit un imaginaire cussions pendant trois ans, on vient nous chercher parce qu’on
au masculin. Chose que j’ai combattue depuis. À la Fémis, à a besoin de trouver de l’argent, mais dès le premier jour de
l’inverse, on nous pousse à écrire sur ce qu’on connaît : « Tu tournage, on nous oublie. (Rires)
es une ille de 25 ans, pourquoi écris-tu sur un homme de 50 ans ? »
J’ai dû aller contre mon rélexe premier et inventer un per- Entretien réalisé par Charlotte Garson en visioconférence,
sonnage de ille pour Molitor, mon premier long métrage que le 16 janvier.
© LES FILMS DES TOURNELLES

L’Innocent de Louis Garrel (2022).

CAHIERS DU CINÉMA 77 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?

ENQUÊTE. Y a-t-il une façon de sélectionner et de programmer les ilms en festival qui soit proprement féminine ?
Qu’en est-il du geste artistique de programmation lorsqu’il est inléchi par un impératif de diversité ?

LES FESTIVALS,
À L’INTERSECTION
par Olivia Cooper-Hadjian

N
ées dans les années 1970, 80 ou 90, les programma-
© DOCUMENTO FILM
trices interrogées pour cette enquête on fait état d’ex-
périences souvent similaires, à commencer par une
ambivalence à leur égard de la part de l’industrie. Lili Hinstin,
actuellement directrice de la programmation de Nouvelles
vagues à Biarritz et programmatrice au Festival de ilm de la
Villa Médicis à Rome, se souvient : « Quand j’ai été nommée
à la direction artistique du festival de Locarno [en 2018, ndlr], on
m’a beaucoup dit que j’avais été choisie parce que j’étais une femme.
Ce à quoi j’ai ini par répondre : “C’est peut-être vrai, mais mes
prédécesseurs avaient tous été nommés parce qu’ils étaient des
mecs !” » Arrivée à la direction artistique du Festival du ilm
d’Amiens en 2022, Marie-France Aubert l’a constaté : « Pour
un efet de vitrine, on nous ouvre des portes, mais cela cache parfois
une coniscation du pouvoir qui devrait nous revenir. En tant que
jeune femme, je suis confrontée à beaucoup de paternalisme au sein
du festival et des institutions. On m’a aussi reproché de n’avoir invité
qu’un seul homme cis dans les jurys des deux éditions du festival
que j’ai dirigées. »
Qui dit festival dit généralement structure associative, gou- Divino amore de Cecilia Mangini (1961).
vernée par un conseil d’administration parfois en décalage avec
l’époque. Dans le milieu, les récits de tensions avec ces bureaux s’identiier, le regard de ces femmes programmatrices est-il pour
sont légion, quel que soit le genre des personnes qui program- autant spéciiquement féminin ? « Expérimenter ne serait-ce qu’un
ment. Mais lorsque ce sont des femmes qui sont confrontées à seul endroit de minorité, comme le fait d’être une femme, change notre
des hommes, parfois en place depuis des décennies, ces derniers perception générale de la vie, avance Lili Hinstin. Mais il serait très
peuvent se sentir d’autant plus légitimes à outrepasser le cadre réducteur de penser que nommer des femmes à la tête de festivals suit
de leur fonction, tout en méconnaissant la réalité du travail de à faire évoluer les structures. Une uniformisation subsiste, à des degrés
leurs interlocutrices, entend-on souvent quand on échange avec divers, dans les comités de sélection. La plupart sont très blancs. Il faut
des professionnels du secteur. La libération de la parole donne prendre en compte les origines sociales et culturelles, et aussi l’âge.
de l’assurance, mais des résistances subsistent, qui empêchent D’ailleurs, les débats idéologiques qui ont pu advenir dans les comités où
parfois les programmatrices de mener leurs projets à bien. j’ai travaillé révélaient souvent des fractures générationnelles, plutôt que
Pour continuer à faire évoluer les mentalités, faut-il recher- de genre.» Marie-France Aubert relève aussi l’importance d’une
cher la parité dans les sélections ? « Quand je me suis mise à réléchir vision intersectionnelle : « J’ai la volonté de faire attention à ce que
à cette question, j’ai réalisé que dans mes programmes de courts métrages mes programmations rassemblent une diversité qui ne se limite pas à
à la Quinzaine des réalisateurs [ancien nom de la Quinzaine des une meilleure représentation des femmes hétéros cis. Il ne s’agit pas de
cinéastes, ndlr] une parité s’était instaurée naturellement, sans que je montrer des ilms qui seraient moins bons parce que ce sont des ilms
la recherche », note Laurence Reymond, actuellement program- issus de groupes sous-représentés, mais de faire l’efort d’aller vers eux.
matrice au Festival du ilm de femmes de Créteil et passée par En tant que femme, homme gay, personne racisée, transfuge de classe,
Entrevues, à Belfort. Rendu lexible par une histoire domi- etc., on a d’autres nécessités, et du coup on va chercher des ilms là où
née par les igures masculines, auxquelles il leur a bien fallu d’autres personnes ne vont pas. D’autres cinéphilies se constituent. »

CAHIERS DU CINÉMA 78 FÉVRIER 2024


#METOO, ET APRÈS ?
© LX FILMES/SPECTRE PRODUCTION

Nome de Sana Na N’Hada (2023).

Comme sa consœur, Natacha Seweryn, directrice de la pro- femmes”… L’idée est surtout de montrer des ilms qui ne sont pas
grammation du Fiib à Bordeaux, s’attache à « mettre au cœur de montrés ailleurs. » Même vision chez Daniella Shreir, qui a lancé
cette rélexion la question des images manquantes, pour reprendre le la plateforme féministe Another Screen avec une programma-
titre d’un ouvrage dirigé par Dork Zabunyan 1. Les histoires qui n’ont tion de ilms de Cecilia Mangini, dans le prolongement de la
encore jamais été racontées de façon singulière, c’est ce que je cherche. revue Another Gaze. Le projet : montrer des ilms de femmes
Si c’est réalisé par un homme de plus de 70 ans, comme c’est le cas (souvent de « matrimoine ») en les rattachant à leur contexte
pour Nome de Sana Na N’Hada, Grand Prix du dernier festival, par la publication concomitante de textes historiques ou com-
ça m’intéresse tout autant. » mandés pour l’occasion. « Je n’aime pas l’idée d’une manière de
On retrouve chez les différentes programmatrices une voir propre aux femmes, précise Shreir (également membre du
ouverture au changement, quitte à se mettre soi-même au comité de sélection de la Quinzaine des cinéastes). C’est la
déi. « On est merveilleusement perméables à la pensée collective de forme qui m’intéresse plus que l’identité de la personne qui se trouve
notre époque, estime Lili Hinstin. Elle fait bouger la société, mais derrière la caméra. Mais en me limitant aux réalisations de femmes,
elle change aussi notre propre perception. On porte aujourd’hui un j’ai déjà beaucoup à partager : dès que l’on circonscrit un champ à
regard diférent sur des objets qui ne correspondaient pas à la norme explorer, cela ne fait que mieux révéler l’abondance de films qui
d’une certaine grandeur esthétique. » « Les festivals forgent l’histoire valent la peine d’être redécouverts. » Rétive à toute labellisation
du cinéma : nous avons une responsabilité, et ça dépasse la question du des œuvres, la plateforme se détourne de la iction et du long
genre, note Natacha Seweryn. Les enjeux écologiques, l’hégémonie métrage pour privilégier des œuvres à teneur documentaire
encore présente de Paris face à la province, l’organisation du travail, et ou expérimentale, de tous formats et durées. « Ce genre de ilms
l’opacité de l’accès à certains inancements doivent être questionnés à a toujours été favorisé par les femmes pour des raisons de moyens.
leur tour. » Marie-France Aubert souligne également l’impor- Quand j’ai intégré le comité de sélection de la Quinzaine de cinéastes,
tance de penser « féministement » le festival dans sa globalité, j’ai réalisé à quel point la situation était diférente dans un champ
et pas seulement la programmation : « J’y réléchis à deux fois où la iction prédomine : nous recevons seulement 27% de ilms de
avant d’inviter un homme hétéro cis au festival, ain de réduire les réalisatrices », ajoute-t-elle. Nul doute que le travail de défri-
risques d’agressions pour le public et les équipes. » chage accompli par les programmatrices féministes proitera à
Loin de toute essentialisation, ces programmatrices envi- d’autres après-coup, comme le remarque Laurence Reymond :
sagent leur métier dans un contexte social où les films de « Il y a tout un vivier de talents qui ont été montrés à Créteil et qui
femmes partagent un statut marginal plus que des caracté- sont redécouverts à mesure que les cinémathèques, tout à coup, se
ristiques esthétiques ou narratives. Pour Laurence Reymond, rendent compte que les points de vue féminins sont importants. » ■
« on constate surtout la très grande variété des styles – comme chez
les hommes, en somme. Les seuls domaines dans lesquels on trouve 1
Les Carnets du BAL, nº 3, 2012.

toujours très peu de femmes sont les genres coûteux comme la science-
iction, et les ilms à gros budget en général. L’intitulé du festival Remerciements à Maïté Peltier, directrice artistique du festival
de Créteil est compliqué : les femmes ne font pas des “films de Filmer le travail de Poitiers.

CAHIERS DU CINÉMA 79 FÉVRIER 2024


FILMS DU MOIS CAHIER CRITIQUE

EN SALLES Walk Up de Hong Sang-soo


A Man de Kei Ishikawa 88
Argylle de Matthew Vaughn 88

Le temps des liens défaits


Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki 90
Iron Claw de Sean Durkin 91

7 FÉVRIER par Romain Lefebvre


La Bête de Bertrand Bonello 84
Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux 83
Green Border d’Agnieszka Holland 91
Race for Glory: Audi vs Lancia de Stefano Mordini
Cocorico de Julien Hervé, Creation of the Gods I: Kingdom of Storms de
93

Wuershan, Le Dernier Jaguar de Gilles de Maistre, Elaha de Milena Aboyan,


Adansccompagné de sa fille, le réalisateur
Byungsoo (Kwon Hae-hyo) se rend
l’immeuble de madame Kim (Lee
protagonistes errants et déplacés, Walk Up
embrasse à travers ses ellipses une période
longue. Il brosse le tableau d’une vie rela-
Opération Portugal 2 : la vie de château de Franck Cimière, Les Petits
Singuliers de Sonia Gerbeaud, Jan Gadermann et Meinardas Valkevicius, Hye-young), vieille amie décoratrice tivement installée, Byungsoo passant de
Pororo, l’île aux trésors de Kim Hyun-ho, Roquette et les mal-aimés de d’intérieur, avant d’apparaître à l’au- visiteur à résident, tour à tour dans ses
Hélène Ducrocq, Le Royaume de Kensuke de Neil Boyle et Kirk Hendry, Les
Toutes Petites Créatures de Lucy Izzard
tre bout du film en compagnie d’une appartements aux côtés de deux femmes.
femme s’employant à vendre des loge- Si l’ouverture de la troisième partie sur
ments. Hong Sang-soo joue cartes sur une compagne de retour de courses
14 FÉVRIER table : cette percée de professionnels de indique une poussée de réalisme domes-
20 000 espèces d’abeilles 88 l’habitat parmi la galerie de person- tique, c’est l’usure de ce temps long qui
d’Estibaliz Urresola Solaguren nages livre la clef d’un opus qui s’af- pointe, une diiculté à (s’)entretenir qui
Chienne de rouge de Yamina Zoutat 89 fiche comme opération immobilière, concerne les relations autant que le bâti,
Le Molière imaginaire d’Olivier Py 92
Sans jamais nous connaître d’Andrew Haigh 93 réaménagement cinématographique d’un d’abord admiré et bientôt touché par les
Vivants d’Alix Delaporte 95 bâtiment préexistant, une petite tour qui ennuis de plomberie.
Bob Marley: One Love de Reinaldo Marcus Green, Chien et chat sert de théâtre à l’action. L’art hongien Familiale, amicale, amoureuse : de
de Reem Kherici, Love Never Ends de Han Yan, Madame Web
de S.J. Clarkson, Maison de retraite 2 de Claude Zidi Jr., Penser
de la fragmentation consiste d’abord à cette panoplie de relations déployées
à demain d’Olivier Goujon, Rally Road Racers de Ross Venokur, découper l’édiice par niveaux ain d’y autour de Byungsoo, aucune n’est épar-
Le Trésor perdu de Stéphane Garrigues faire se dérouler les diférents segments de gnée par l’érosion. La rencontre avec
son récit. La stratiication spatiale four- Sunhee (Song Seon-mi), une admira-
21 FÉVRIER nit l’architecture temporelle : à la suite trice et restauratrice travaillant et vivant
d’une visite guidée des lieux qui se ter- sur place, apparaît comme un quasi-coup
Les Derniers Hommes* de David Oelhoffen 90
Double foyer de Claire Vassé 90 mine au sous-sol, les trois parties suiv- de foudre, mais le sentiment de plénitude
L’Empire de Bruno Dumont 82 antes nous font successivement monter laisse place une fois le couple établi à un
Il fait nuit en Amérique d’Ana Vaz 86 du premier au troisième étages, chaque désaccord à propos d’une invitation à un
Le Pion du général de Makbul Mubarak 93 ascension s’accompagnant d’une avancée festival puis à une pulsion tyrannique de
Sleep de Jason Yu 94
Le Successeur de Xavier Legrand 94 dans le temps. Byungsoo. Quant à madame Kim, d’amie
Universal Theory de Timm Kröger 85 Pour le dire autrement, Hong Sang- bienveillante elle se transforme en pro-
Walk Up de Hong Sang-soo 80 soo rend l’immobilier mobile en sou- priétaire intrusive et cupide. Si Walk Up
Au il des saisons de Hanna Ladoul et Marco La Via, Bye bye
Tibériade de Lina Soualem, Les Chèvres ! de Fred Cavayé,
mettant l’espace et les personnages à peut renvoyer à la première partie de la
Le Royaume des abysses de Tian Xiaopeng, Une vie de James Hawes l’épreuve du temps. Alors que la plupart ilmographie de Hong par le proil de son
de ses films restaient resserrés sur une personnage et sa structure conceptuelle,
période réduite et mettaient en scène des sa mise en scène du temps long le rattache
28 FÉVRIER
Black Tea d’Abderrahmane Sissako 89
Madame de Sévigné d’Isabelle Brocard 91
La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir 92
Rien ni personne de Gallien Guibert 93
Shikun d’Amos Gitaï 94
Débâcle de Veerle Baetens, Dune : 2e partie de Denis Villeneuve, Eureka
de Lisandro Alonso, Il n’y a pas d’ombre dans le désert de Yossi
Aviram, Push it to the Limit de Sabrina Nouchi, Revivre de Karim
Dridi, Satoshi de Junpei Matsumoto, Le Titien, l’empire des couleurs
de Laura Chiossone, Tombés du camion de Philippe Pollet-Villard
© JEONWONSA FILM

* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle


l'un des actionnaires des Cahiers du cinéma a une participation.

CAHIERS DU CINÉMA 80 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

en revanche au mouvement récent du Cette construction en château de Plus tôt, alors que Sunhee lui confie
cinéaste vers un prosaïsme accru. Jusqu’à cartes rappelle que la fragilité des rela- croire en Dieu, Byungsoo avance que les
l’incitation faite à Byungsoo de mastiquer tions ne dépend pas en premier lieu religions sont des inventions qui répondent
lourdement une feuille de ginseng, jamais d’une inconstance morale, mais du à la peur. En dépit de cette lucidité, il
les couples n’auront autant parlé d’alimen- fait que les existences sont prises dans expose plus tard à sa nouvelle partenaire
tation : le désir importe moins que l’état de un temps qui dénoue les liens et rend la manière dont Dieu s’est révélé à lui en
santé du corps. Même l’amitié qui a pu tout futur indécis. Face à sa grande lui disant de déménager et de faire douze
servir de refuge se trouve cette fois minée afaire qu’est la discontinuité du monde, ilms, et ce alors même qu’il avait arrêté sa
de considérations sociales et inancières. Hong a longtemps mis en scène l’agita- carrière. Loin des ouvertures au monde des
Alors que madame Kim propose d’abord tion vaine de personnages désireux de autres personnages croyants dans Le Jour
de le loger gratuitement, la menace d’une contrôle, avant de privilégier l’ouver- d’après ou Juste sous vos yeux, cette conver-
augmentation de loyer pèse sur Byungsoo. ture à l’instant. Depuis que Kim Min- sion doublée d’un projet velléitaire laisse
Et si Sunhee lui offre des bouteilles de hee a adressé un « Notre Père » à une circonspect, et l’on peut voir dans cette
vin, il reçoit ses contraventions après leur chute de neige dans Le Jour d’après, la fondation divine des actions une illusion
rupture. Amour, amitié, cadeaux de la vie tension du désir et du réel a trouvé dans vouée à se défaire. Revirements et varia-
qui se retournent en dettes. la grâce une issue possible, les récits se tions participent en tout cas du vif plaisir
Il n’y a rien d’installé dans le bâti- ponctuant d’écarts sensibles, mus par un d’une œuvre où, d’une partie à l’autre, des
ment de Hong Sang-soo, le cinéaste se tropisme marin. Rien de cela dans ce légumes à la viande, du vin au soju, du
hissant comme d’habitude par-delà le ilm d’intérieur où la parole domine et scepticisme à la croyance, des paroles aux
simple réalisme psychologique. À l’issue où Byungsoo, attentif à la iabilité des actes, s’échafaude un art de l’indétermina-
du premier segment, Byungsoo, parti rambardes d’un balcon et obsédé par tion. Film sur un temps qui avance à coup
rendre visite à un producteur, ne revient la fermeture des portes, métaphore des d’ellipses, Walk Up va inalement, dans la
pas alors qu’il dit ne pas en avoir pour liens dégradés, apparaît comme un per- continuité d’un plan, jusqu’à détruire sa
longtemps. Madame Kim et sa ille, lais- sonnage de la première tendance du propre progression. Dans une figure de
sées seules, s’amusent alors d’une réplique cinéaste, animé d’un besoin de sécurité. boucle ouverte, Hong remet les pendules
de la jeune ille qui le décrit comme une Une séquence qui le montre allongé sur à l’heure et l’avenir à sa place : celle d’une
« personne disparue ». Plus tard, alors qu’il son lit dans l’attente de Sunhee fait sou- incertitude fantomatique qui lotte par-
envoie un message à Sunhee qui tarde à dain entendre en of une scène fantas- dessus le présent. ■
son tour, Byungsoo s’aperçoit qu’elle est mée où cette dernière rentre à la maison.
sortie sans son portable. Discrètement, les Divisant l’image et le son, Hong mani- WALK UP
situations accusent le point de non-retour feste une tension mentale entre réel et Corée du Sud, 2022
des relations, celui du contact inopiné- idéal qui se résout chez Byungsoo par Réalisation, scénario, image, montage, musique Hong Sang-soo
ment rompu. Le passage de Byungsoo un repli, un désir de solitude face à une Son Kim Hye-jeong
d’un étage à l’autre fournit le modèle situation qui lui échappe – on retrouve Interprétation Kwon Hae-Hyo, Lee Hye-young, Song Seon-mi,
d’une instabilité foncière : comme dans chez lui, qui demande à sa compagne Cho Yun-hee, Park Mi-so, Shin Seok-ho
Introduction, ce qui s’établit se défait aussi- de surveiller ses fréquentations, un peu Production Jeonwonsa Film Co.
tôt, l’ellipse pouvant précipiter une rup- du personnage masculin de Yourself and Distribution Capricci
ture à peine amorcée et remplacer une Yours, avant qu’il n’apprenne à faire pas- Durée 1h37
femme par une autre. ser l’amour avant la peur. Sortie 21 février

CAHIERS DU CINÉMA 81 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

encanaillement où il n’échappe pas à sa

© TESSALIT
nature fondamentalement sérieuse et
sceptique. Plus il fait du spectacle, plus
il est contre le spectacle ; plus il fait de la
métaphysique, plus il est anti-métaphy-
sique, si bien que la croyance enfantine
du début se dissout ici dans une farce
nihiliste.
Pas besoin de g ratter longtemps
pour voir à l’œuvre le fond de la pen-
sée de Dumont dans son exploration des
mythes, schémas et pulsions archaïques,
à savoir le rejet de la modernité. Ce
qu’il y a de plus raté et contestable dans
L’Empire est ce qui relève de la satire,
c’est-à-dire de ce que cette comédie,
malgré son apparente anarchie, cherche
à montrer et à signifier en frottant la
vieille question du Bien et du Mal au
vide contemporain. En gros (mais ce
n’est de toute façon pas subtil), ici les
L’Empire de Bruno Dumont puissances du Bien, incarnées par des
femmes (Anamaria Vartolomei, Camille
Cottin) et dont le grand vaisseau mère

En deçà du Bien et du Mal est une cathédrale, représentent la pensée


progressiste, utopiste, du côté de l’amour,
tandis que celles du Mal, incarnées par
par Marcos Uzal des hommes (Brandon Vlieghe, Fabrice
Luchini) et dont le vaisseau mère est un
château, une vision conservatrice, maté-

Acentricité
vec L’Empire, le cinéma de Bruno
Dumont fait un pas de plus vers l’ex-
en étirant le naturalisme de ses
Dans une première partie réjouis-
sante, le fantastique et le jeu décollent
la peau naturaliste. Dumont n’avait sans
rialiste et hédoniste. Certes, le cinéaste
choisit l’humanité contre ces dieux qui
se regardent en miroir et terminent par
premiers ilms jusqu’aux espaces inter- doute jamais trouvé un tel degré d’en- s’entretuer, mais il init tout de même
sidéraux d’une science-iction délirante fance que dans ces scènes où ses acteurs par enfermer les Terriens dans une fable
(genre où il mettait déjà les pieds dans ses semblent s’amuser au « on dirait que » bien lourde où les bonnes intentions ne
séries). Non sans provocation, il déinit de la cour de récréation, débitant avec peuvent résister à l’appel sauvage de la
cette épopée farcesque, où deux puis- l’accent picard des dialogues à la Dune, jouissance, où une main au cul ou au
sances extraterrestres incarnées dans les excités comme des gosses s’appliquant à paquet ne se refuse pas et mène tout droit
corps d’humains s’affrontent d’un vil- croire en leur iction, parfois ne résistant à un orgasme qui cloue le bec d’une che-
lage du Boulonnais jusqu’au fin fond pas à sourire de se voir faire ça. Joie aussi valière wokiste. Ce n’est pas forcément
du cosmos, comme le « préquel de La Vie de parler des humains à la troisième per- quand il réléchit que Dumont s’avère le
de Jésus ». De son premier long métrage sonne – « Les humains sont nuls », « Qu’ils plus intelligent. ■
demeure la jeunesse prolétaire du Nord sont touchants ! » –, et que cela aide à
rural, mais elle joue ici aux chevaliers et voir l’humanité. L’EMPIRE
à Star Wars. Et c’est là, dans ce qui peut Mais malheureusement, quand le ilm France, 2024
paraître le moins naturaliste et le plus s’élève au-dessus de la terre ferme et qu’il Réalisation, scénario Bruno Dumont
mythologique, que Dumont situe le prend une ampleur à la fois plus specta- Image David Chambille
caractère originel de son ilm. L’Empire culaire et métaphysique, Dumont semble Son Philippe Lecoeur
retournerait en quelque sorte au mythe s’amuser seul, dans un lâcher-prise et un Montage Bruno Dumont, Desidera Rayner
fondateur des humains qu’il filmait grotesque forcés. Fabrice Luchini en Décors Erwan Legal, Celia Marolleau
autrefois nus et bruts (jusqu’à Hors Satan, maître du Mal boufon déroute imman- Costumes Alexandra Charles, Carole Chollet
disons), et dont il révèlerait ici les orig- quablement, mais sans que ça produise Interprétation Lyna Khoudri, Anamaria Vartolomei, Camille
ines physiques et métaphysiques, venues grand-chose d’autre que le sentiment Cottin, Fabrice Luchini, Brandon Vlieghe, Julien Manier,
de très loin pour les posséder : les deux d’un cinéaste se défoulant avec ses pou- Bernard Pruvost, Philippe Jore
forces qui s’opposent dans le ciel comme pées et ses maquettes, loin du terrain de Production Tessalit Productions, Novak Productions,
en eux, c’est tout simplement le Bien et jeu collectif de la première partie. Ce Ascent Film, Red Balloon Film GmbH
le Mal, dont les maîtres et les chevaliers burlesque extrême jusqu’au malaise nous Distribution ARP Sélection
sont incarnés par des divinités ayant pris rappelle combien le rire n’est pas naturel Durée 1h51
apparence humaine. chez Dumont, mais relève souvent d’un Sortie 21 février

CAHIERS DU CINÉMA 82 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux

Pataquès à Cadaqués
par Olivia Cooper-Hadjian

Utiques
ne moustache, des yeux écarquillés,
un accent et une diction caractéris-
: pour aborder un mythe, ne pas
fan et apprentie journaliste prénommée
Judith (Anaïs Demoustier) qui s’apprête à
l’interviewer, mais celui-ci s’en retourne
sur un plateau…) dissimule une tenace
mélancolie. Ce qui distingue ce ilm des
précédents recelant faiseurs d’images et
chercher à le sonder, mais en surinvestir lorsqu’il comprend que l’entretien ne sera histoires enchâssées (à commencer par le
la surface. C’est l’une des grandes idées pas ilmé. Le récit, aussi irracontable que très beau Réalité) serait une diférence de
de ce Daaaaaalí ! : indifférent aux faits de coutume, prendra alors l’allure d’un degré qui change quelque peu sa nature.
biographiques comme au processus de jeu du chat et de la souris, Judith ten- Ici, un récit de rêve en vient à tout pha-
création, il combat l’illustration par la tant de convaincre Dalí de se laisser cap- gocyter par strates successives, à moins
pointe du cliché. La multiplication des turer par les caméras qu’il a lui-même que la mise en abyme ait commencé plus
interprètes ne fait que concentrer le geste : réclamées. tôt, lors d’une plongée dans un téléviseur.
Édouard Baer, Jonathan Cohen, Gilles Cette focalisation sur une entreprise Les rêves s’insèrent dans les ilms dans les
Lellouche, Didier Flamand et Pio Marmaï de mise en image fait sens, car les ilms rêves dans les ilms. Ce qui pourrait appa-
prêtent alternativement leurs traits au de Dupieux entretiennent une parenté raître comme de la surenchère vise plu-
peintre, d’une façon qui semble aléatoire plus profonde avec la igure publique de tôt une forme de dénuement : le méta
et ne soufre aucune justiication, mais Dalí qu’avec sa peinture : rien ne brouille au carré dépasse ce qui peut tenir du tic,
qui rend ses célèbres attributs d’autant mieux les frontières entre le réel et l’ima- s’épuise, nous épuise, et devient autre
plus saillants – c’est aussi une façon de ginaire qu’une vie elle-même faite œuvre. chose qu’un mindfuck ludique. Le fara-
citer une fois de plus Buñuel, qui utilisait Par l’angle médiatique de son récit, le mineux échafaudage semble inalement
ce dispositif dans Cet obscur objet du désir, cinéaste lie les deux sens du mot vanité : n’avoir d’autre vocation que celle de sus-
et dont Quentin Dupieux s’approche poussé à l’extrême dans le personnage, ce citer le lâcher-prise. Dupieux pousse la
plus que jamais via celui qui fut son com- trait de caractère convoque le genre pic- sensation de vertige si loin que la igure
plice. Hormis dans son plan initial, le ilm tural du même nom. Par la mise en avant même de l’auteur tirant les icelles s’éva-
évite par ailleurs les citations directes de de l’aspect artiiciel de la représentation pore. Il ramène l’expérience esthétique
tableaux. Dalí est ailleurs, Dalí est partout, et la mise en abyme, les peintres de la à ce qu’elle a de plus intime, corporel,
et ce déjà dans les précédents films de Renaissance exprimaient leur conscience et qui par là même devient commun.
Dupieux, par son appétence à produire de la initude humaine. Ici, à mesure que Le rêve dissout les frontières entre les
des images qui débordent la raison. Les Dalí devient toujours plus diva (il ne veut êtres : par lui, ce sont les personnages
paradoxes sont d’autant plus troublants être ilmé que par « la plus grosse caméra du eux-mêmes qui sont enchâssés les uns
que l’on en voit les ficelles, comme monde »), la mort s’immisce en la personne dans les autres. C’est ici que Dupieux
lors de la première apparition de Dalí : d’une version plus âgée de lui-même, réussit le mieux à restituer l’importance
la traversée d’un couloir d’hôtel rendue et par la voie détournée des rêves des d’un artiste tel que Dalí : par sa capacité à
interminable à la faveur d’un non-efet autres : la vie mérite d’autant plus d’être inséminer ses images dans les consciences,
de montage, qui laisse l’homme marchant igée qu’elle nous fuit. Une fois de plus mais surtout l’inconscient, individuel et
au bout du couloir à chaque fois que l’on chez Dupieux, le gag surréaliste (pluie collectif. ■
y revient. L’artiste est attendu par une de chiens, téléphone débranché apporté
DAAAAAALÍ !
France, 2023
© ATELIER DE PRODUCTION/FRANCE 3 CINEMA

Réalisation, scénario Quentin Dupieux


Image Quentin Dupieux
Montage Quentin Dupieux
Son Guillaume Le Braz
Décors Joan Le Boru
Costumes Isabelle Pannetier
Musique Thomas Bangalter
Interprétation Anaïs Demoustier, Édouard Baer, Jonathan
Cohen, Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Romain Duris
Production Atelier de Production, France 3 Cinéma
Distribution Diaphana Distribution
Durée 1h18
Sortie 7 février

CAHIERS DU CINÉMA 83 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

moments du ilm s’entrecroisent et s’em-


La Bête de Bertrand Bonello boîtent, à tel point que chaque instant
semble vu depuis la distance des autres.
Les afects se désactivent, le temps devient

Jungles artificielles ici matière plastique présentée dans un


espace qui finit par se confondre avec
celui d’un musée. Peu importe l’époque,
par Fernando Ganzo Bonello ilme toujours depuis un temps
où le cinéma se méie de son propre pou-
voir de fascination et d’émotion. Le rap-

Liblesedeuxfilm de Bertrand Bonello effectue


transformations extrêmement vis-
dans la nouvelle d’Henry James dont
femmes, une atmosphère irrespirable dans
la troisième, où Gabrielle décide d’aban-
donner sa conscience à l’intelligence
port ambigu que ses ilms entretiennent
avec les mythes, sources de fascination
autant que de répulsion, n’exclut pas le
il s’inspire, La Bête dans la jungle : l’inver- artiicielle : les catastrophes naturelles se cinéma, lui-même mythe d’un siècle
sion entre personnage féminin et mascu- succèdent en même temps que s’airme ayant débouché sur une mer de dysto-
lin, et la multiplication du récit en trois la puissance d’une entité aliénante, ig- pies (aliénation numérique, pornogra-
époques diférentes : 1910, 2014 et 2044. urée aussi par la présence de poupées de phie, esclavage, consumérisme, isolement,
La première finit par passer inaperçue. plus en plus évoluées techniquement dans marginalité) que son œuvre parcourt. Pour
La deuxième nous est constamment rap- chacune des parties. Ce qui surprend le cette raison, sans doute le ilm tend-il à la
pelée, rendue visible par de nombreux plus, c’est d’y voir Bonello déplier son fois vers le minimalisme (des personnages,
allers-retours entre passé et futur. Comme ilm comme un éventail des inluences des espaces) et vers l’abondance (des idées,
chez James, deux personnes ayant fait et amours toujours présentes dans son des gestes, des symboles : pigeon en guise
connaissance par le passé se retrouvent œuvre, de Truffaut à Cronenberg, en du corbeau de Poe, prophéties ésotériques,
et se rappellent un aveu intime de l’une passant par Lynch, chacune des parties le virus informatiques…).Voulant s’inscrire
d’elles : l’intuition que quelque chose confrontant à cet héritage. Ce n’est pas dans son époque, à la singularité le ilm
d’énorme l’attend, comme une bête dans tant le monde que Bonello contemple préfère la reproductibilité, à l’image de ces
la jungle prête à bondir sur son destin. mais lui-même, faisant du ilm une sorte poupées proliférant dans l’usine de la pre-
Mais ici, c’est en 2044 que Gabrielle (Léa de miroir à la fois distant et habité. mière Gabrielle, qui voit en elles un projet
Seydoux) se souvient de ses deux vies Pianiste travaillant sur Schönberg, la d’avenir. La singularité, elle, serait du côté
antérieures, où elle recroise systématique- « première » Gabrielle airme : « C’est plein du corps : celui des acteurs, parcourant les
ment Louis (George MacKay). Toute d’invention ! Mais c’est diicile de trouver le époques, immuables, parcourant atterrés
notion conceptuelle se prête rapidement sentiment à l’intérieur de ça. » Ce n’est pas un monde qui vieillit et s’approche de
au jeu de l’interprétation, et celle du seulement parce que le cinéaste lui-même l’inerte. Face à la bête qui rôde parmi nous
temps en mutation est ici plus fructueuse a récemment travaillé sur le compositeur (Bonello a-t-il pensé à la célèbre interview
que celle du genre. Écrite en 1903, la autrichien (dans le spectacle Transiguré – où David Bowie déinissait ainsi internet,
nouvelle de James, nous dit Bonello, 12 Vies de Schönberg, à la Philharmonie de à l’époque encore balbutiant ?), Gabrielle
est non seulement intemporelle mais Paris) que l’on peut voir dans cette phrase Monnier s’érige en ange de l’histoire. Sur
de plus en plus pertinente : elle présage un aveu, et en son héroïne un alter ego. l’interprétation de Léa Seydoux repose
pour l’humanité entière un mal en cours Théorique, La Bête l’est tout autant sur le mystère du film, celui d’une huma-
sinon déjà accompli. Une crue, dans la la froideur qui ronge la civilisation que nité en même temps coupable et victime,
première partie, un tremblement de terre sur celle qui a toujours marqué la mise démiurge et témoin sourd d’un efondre-
dans la deuxième, où Gabrielle est actrice en scène du cinéaste. Plus que comme ment qu’elle incarne. ■
ratée et isolée à Los Angeles, et Louis un chapitres étalant les abîmes temporaires
incel prêt à passer à l’acte et se venger des de la réincarnation et du destin, les trois LA BÊTE
France, 2023
Réalisation, scénario Bertrand Bonello
© CAROLE BETHUEL

Image Josée Deshaies


Son Nicolas Cantin
Montage Anita Roth
Décors Katia Wyszkop
Costumes Pauline Jacquard
Musique Bertrand Bonello, Anna Bonello
Interprétation Léa Seydoux, George MacKay,
Guslagie Malanda, Dasha Nekrasova, Martin Scali,
Elina Löwensohn, Marta Hoskins, Julia Faure
Production Les Films du Bélier
Distribution Ad Vitam
Durée 2h26
Sortie 7 février

CAHIERS DU CINÉMA 84 FÉVRIER 2024


© MA.JA.DE. FICTION CAHIER CRITIQUE

qui rappellent La Nuit du chasseur ; des


doubles partout à la manière de Lynch ; la
Universal Theory de Timm Kröger fatale oxydation des clichés, entre prologue
graisseux et en couleurs à la Fassbinder
et contrefaçon terminale en giallo ; une

Atomes crochus descente aux enfers de l’uranium qui


s’assume comme orphique et tributaire
du Testament de Cocteau, mais aussi de
par Hervé Aubron la naïve schizophrénie dualiste de Matrix,
Johannes étant inspiré du physicien Hugh
Everett, théoricien des multivers…

Lle deuxième
e cinéma se découvre sur le tard radio-
actif. Après Asteroid City et Oppenheimer,
ilm d’un Allemand inconnu,
Nous n’avons pas rompu avec la guerre
froide parce que la Seconde Guerre n’est
pas exactement derrière nous, mais nous
Le film, sous ses dehors stériles et
congelés, est plein comme un œuf, ou
comme le réacteur de Tchernobyl avant
Timm Kröger, choisit pour épicentre, en irradie encore. Le héros du ilm, Johannes, son explosion, six mois après la naissance
noir et blanc, un symposium de physiciens thésard allemand en physique quantique de Kröger. Il en fait des caisses en même
se tenant en 1962 dans un grand hôtel accompagnant son professeur, doit dou- temps qu’il éteint tout par le froid. Tant
isolé des Alpes suisses. Sur le papier, la loureusement admettre que les radiations de références bigarrées et tant d’horizon-
tocade peut apparaître comme un exercice ne sont pas seulement afaire de particules talité glaçante : l’un de ses meilleurs plans
de style passéiste, poussiéreux et hors-sol. ou d’ondes, mais aussi de spectres et de nous révèle qu’on peut escalader à quatre
Ce dernier qualiicatif est géologiquement réminiscences, entre autres du nazisme, de pattes, au sol, un tapis. Il s’airme comme
faux.Tandis que des mystérieuses bizarre- ses anciens aidés et victimes. acrobate éventuellement agaçant en même
ries perturbent le colloque, on apprend Universal Theory est lui-même irradié temps qu’il a une réelle intuition : la
que l’hôtel est construit au-dessus d’une par toute l’histoire du cinéma, et Kröger radioactivité est ici l’autre nom du manié-
ancienne mine d’uranium, dans laquelle ne dissimule pas sa boulimie citationnelle, risme, conçu comme l’infernale irradiation
on inira par s’aventurer. Si le ilm fait son une mégalomanie conçue comme capacité de toutes les igures qui nous ont précédés,
miel des poussières (celles d’un palace hors à tout incorporer. La mégalomanie n’est jusqu’à une neutralisation mortelle. ■
d’âge, celles de la neige, celles aussi, invi- somme toute pas étrangère à la physique
sibles, de l’uranium), elles sont tout sauf fondamentale et à sa remise en cause de UNIVERSAL THEORY (DIE THEORIE VON ALLEM)
ternes, plutôt phosphorescentes. toutes les échelles – la théorie de tout. Allemagne, Autriche, Suisse, 2023
Cet attrait réairmé pour la radioac- Sous le glacis noir et blanc du ilm, tout Réalisation Timm Kröger
tivité est solidaire du moment que nous y passe : le jeu parfois expressionniste de Scénario Roderick Warich, Timm Kröger
vivons, où nous devons bien convenir que l’acteur principal ; des lics à la manière de Image Roland Stuprich
nous n’en avons pas ini, alors que nous le Mabuse ou M le maudit ; le mixte scénaris- Son Johannes Schmelzer-Ziringer
croyions, avec la guerre froide. Ce pour- tique entre La Montagne magique (l’imagi- Montage Jann Anderegg
quoi, sans doute, les physiciens d’Univer- naire du sanatorium) et la SF des mondes Décors Cosima Vellenzer
sal Theory, structurellement solidaires de parallèles (plutôt tendance soviétique, à la Musique Diego Ramos Rodríguez
la bombe atomique, sont assiégés par la Stanislas Lem, auteur de Solaris) ; le jeu de Interprétation Jan Bülow, Olivia Ross, Hanns Zischler,
neige et la glace, tandis qu’ils se réunissent cache-cache entre Johannes et une fan- Gottfried Breitfuss, David Bennent
en Suisse, supposément coupée de toute tomatique Karin (qui évoque tout à la Production Ma.Ja.De Fiction GmbH, The Barricades
hostilité. Il fait toujours trop froid ou trop fois Vertigo et Marienbad) ; une musique Distribution UFO Distribution
chaud (du côté américain, de Chris Nolan qui ne fait pas dans la demi-mesure, entre Durée 1h58
et Wes Anderson) pour les physiciens. Hitchcock et Welles ; des enfants perdus Sortie 21 février

CAHIERS DU CINÉMA 85 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

Il fait nuit en Amérique d’Ana Vaz

Out of the blue


par Raphaël Nieuwjaer

relayés of, l’un évoque la diiculté pour


© ANA VAZ

un citadin de distinguer une moufette


d’un opossum après trente-cinq années
vécues loin de l’arrière-pays. À l’excep-
tion de quelques archives photogra-
phiques, le ilm ne joue pas de la relation
spectaculaire/spéculaire qui pourrait
s’établir de part et d’autre des clôtures,
comme dans Nénette de Nicolas Philibert,
mais cerne un état de marginalité, de soli-
tude et de vulnérabilité. Ofrant au ilm
sa métaphore politique, une vétérinaire
considère ceux qu’elle soigne comme
des réfugiés.
Une oreille qui se dresse, une tête qui
se tourne, une paupière qui s’abaisse :
la durée des plans laisse par moments
entrevoir ce qui tisse le « monde propre »
(l’« Umwelt », selon le biologiste Jakob von

Dsoneux traits de crayon et mille jours auront


suffi à faire surgir une capitale. Avec
plan en croix conçu par Lúcio Costa,
Il fait nuit en Amérique entend bien, par
le montage et la musique originale de
Guilherme Vaz aux tonalités à la fois mar-
Uexküll) de chaque animal. La cinéaste
scrute les yeux, tantôt pour déceler des
afects, tantôt pour établir une forme de
Brasilia est une idée avant d’être une ville : tiales et fantastiques, suggérer la menace réciprocité du regard. Ces plans, parfois
la modernité faite béton. Construite au d’un envahissement. L’effet premier est éprouvants, s’avèrent des points de butée,
centre du plateau brésilien, elle a, vue du toutefois plus équivoque : quel rapport au-delà desquels l’approche documen-
ciel, la silhouette d’un avion – comme si entre les vastes perspectives autoroutières taire cède le pas à des divagations urbaines
elle n’était jamais que posée là, prête à et les capybaras, paisibles rongeurs que le plus atmosphériques. C’est certainement
redécoller. À l’orée du ilm, deux mou- lointain tonnerre incite à se rassembler ? Il une limite d’Il fait nuit en Amérique, que
vements complémentaires permettent faut un plan supplémentaire – celui d’un de ne pas avoir mené avec plus de rigueur
d’en appréhender l’étendue. Le premier singe crapahutant, son bébé sur le dos, le l’enquête quant à cette profonde trans-
est un panoramique pris depuis les hau- long d’une clôture de barbelés – pour sai- formation des milieux de vie. (Notons,
teurs d’un immeuble. Tournant telle une sir que ce fragment de « nature » est situé au passage, que c’était déjà l’enjeu d’un
toupie, la caméra paraît autant céder dans la ville même. Si certains animaux chef-d’œuvre d’Isao Takahata sorti il y a
au vertige de cet empilement infini de traversent les avenues ou nagent dans les pile trente ans, Pompoko.) Il n’empêche,
gratte-ciel qu’en appeler à des puissances canalisations, beaucoup sont enfermés. En nous savons désormais que, nichés dans le
refoulées. Martèlements métalliques, râles ce sens, le ilm traduit bien la dimension bleu de la nuit américaine, de nouveaux
inquiétants, grondements sauvages – la hétérotopique du zoo, reflet inversé de voisins nous regardent. ■
salle se transforme peu à peu en jungle l’espace dans lequel il s’inscrit.
sonore. Le second mouvement est un Dans un article pionnier de 1977 inti- IL FAIT NUIT EN AMÉRIQUE (É NOITE NA AMÉRICA)
travelling réalisé depuis l’habitacle d’une tulé « Pourquoi regarder les animaux ? », Italie, France, Brésil, 2022
voiture. Lampadaires, phares et feux de l’écrivain et critique John Berger note Réalisation Ana Vaz
signalisation dessinent d’étranges constel- que « les zoos publics ont fait leur apparition Image Jacques Cheuiche
lations dont la mobilité achève de brouiller au commencement de l’époque qui allait voir Son Chico Bororo
nos repères. Brasilia, un mirage ? les animaux disparaître de la vie quotidienne ». Montage Ana Vaz, Deborah Viegas
Pour ce premier long métrage, Ana Vaz L’institution formalise alors une double Musique Guilherme Vaz
dit avoir voulu revisiter le genre de l’éco- séparation : entre les bêtes et leur milieu, Production Fondazione In Between Art Film, Spectre
terreur. En s’attachant à des spécimens reconstitué de façon minimale, comme Productions
monstrueux ou des nuées prédatrices, ces un décor ; entre les animaux humains et Distribution The Dark
ilms désignent en négatif le rêve d’une non humains. Parmi les échanges télépho- Durée 1h06
vie sans animaux autres que domestiques. niques avec la police environnementale Sortie 21 février

CAHIERS DU CINÉMA 86 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

PORTRAIT. Depuis 2008, Ana Vaz a réalisé une quinzaine de courts métrages et plusieurs
installations. Son premier long vient étayer une œuvre hypnotique, hantée par les spectres
de Brasilia, dont elle est originaire.

Terre en danse
Sd’une
i Il fait nuit en Amérique s’ouvre par
un panoramique à 360 degrés au cœur
jungle urbaine, c’est que le cinéma
elle collectionnait les ilms de famille en
Super 8, qu’elle projetait sur diférentes
surfaces pour les ilmer à nouveau. Son
chenille faramineuse au premier plan de
Pseudosphynx (2020). Mais ici, les ani-
maux filmés, dans le zoo et les inters-
d’Ana Vaz est animé par une nécessité tout premier court, Sacris Pulso (2008), tices de la capitale, ne sont plus les sujets
giratoire, et cela depuis son commence- réagençait d’ailleurs le titre expérimen- d’une capture visuelle. C’est à nous,
ment. Ses courts métrages s’entraînent les tal Brasiliários de Sérgio Basi et Zuleika spectateurs hominidés, qu’ils s’adressent.
uns les autres au gré de cette impulsion Porto (1985) explorant Brasilia comme Le projet du ilm lui serait d’ailleurs venu
spiralée. « J’ai longtemps cru que mon corps « la ruine du futur ». À cette disposition à la suite d’un tête-à-tête avec un four-
se fraierait un chemin par la danse, conie- s’est rapidement grefée une appétence milier écrasé dans Brasilia. « Comment
t-elle. Le cinéma m’a amenée à éprouver ce géologique (Cahiers nº 803) : dans A construire nos existences humaines dans la
que peut être la danse à travers le regard. En Idade da Pedra (2013) ou Olhe Bem As même polis que ces êtres qui nous observent ?
danse, l’un des exercices les plus diiciles con- Montanhas (2018), elle investit « une cer- Face à leur regard perplexe, qui nous intime
siste à tourner sur soi. C’est avec les pieds taine autonomie de la matière analogique, de nous réveiller, nous, les homo sapiens, nous
ancrés dans le sol que l’on hallucine sa rela- l’accident, le tâtonnement avec quelque chose sommes nus. C’est là que commence l’éco-
tion au monde. » Dans Há terra! (2016), la qui ne peut pas se révéler immédiatement », terreur. » De l’éco-terreur aux échos de la
cinéaste déjouait la conquête coloniale dévoilant petit à petit les composantes terre : en interrogeant patiemment dans
d’un territoire avec une caméra virev- d’un territoire minéral. chaque plan les limites d’une perspec-
oltante, transformant l’horizon incom- Il fait nuit en Amérique pourrait bien tive anthropocentrée, Ana Vaz se meut
mensurable en une énigmatique surface amorcer son tour nant éthologique. une fois de plus à pied d’œuvre.
multicolore. À la fin d’Apiyemiyekî? Certes, cela fait longtemps qu’Ana Claire Allouche
(2020, Cahiers nº 769), l’image tour- Vaz forme un joyeux bestiaire : faune
billonnait jusqu’à la nausée au milieu intempestive du cerrado dans Há terra!, Propos recueillis par visioconférence,
du mémorial des peuples autochtones, paon vaniteux dans Occidente (2014), le 2 janvier.
sondant les cycles d’impunité étatique
face aux génocides. Dans le prodigieux
© BACCO DE ANDRADE

13 Ways of Looking at a Blackbird (2020),


la caméra ne décrivait pas de cercle clos –
elle oscillait, courbée, entre les pages du
poème éponyme de Wallace Stevens et
l’environnement immédiat de ses jeunes
lecteurs, des lycéens lisboètes avides de
dépaysement.
Dans Há terra!, la réplique « Terre en
vue ! », reprise à Francisca de Manoel de
Oliveira, n’en finit pas de revenir, au
point de nous aveugler. C’est pourtant
avec tous les sens que la cinéaste s’ap-
proche des secrets du sol. Pour la ille du
compositeur d’avant-garde Guilherme
Vaz, dont la musique peuple souvent les
ilms, l’écoute immersive dialogue inti-
mement avec un regard haptique. À cet
égard, il a toujours importé à Ana Vaz
de tourner en pellicule, avec un goût
invétéré pour les bobines périmées : « La
matière analogique a une vie propre, je cherche
à écouter ce qu’elle a à nous dire. Elle nous
permet de nous connecter au monde terrestre
avec notre corps entier. » Elle reconnaît avoir
d’abord œuvré en qualité d’archéologue : Ana Vaz sur le tournage d’Il fait nuit en Amérique.

CAHIERS DU CINÉMA 87 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

malédiction des origines et à un passé


© 2023 GARIZA FILMS INICIA FILMS

aliénant. Pères emportés par la violence,


fils devant vivre avec un opprobre dont ils
ne sont pas responsables, haine inexpiable
entre frères : la liberté oferte par le men-
songe constitue le seul moyen d’échapper
au pourrissement familial. La charge poli-
tique se fait parfois cinglante, dénonçant
au passage le racisme dont sont victimes
les descendants des immigrés coréens.
Placée en ouverture du ilm ainsi qu’à sa
toute fin, la fameuse toile de Magritte,
La Reproduction interdite, qui présente un
homme de dos et son reflet impossible
dans le miroir, devient un principe de
mise en scène : Ichikawa multiplie échos
20 000 espèces d’abeilles d’Estibaliz Urresola Solaguren. et dédoublements pour donner consis-
tance à une part lacunaire qui ne peut pas
20 000 espèces d’abeilles en tête – le costumbrismo, ce courant litté- être comblée, contemplant dans le visage
d’Estibaliz Urresola Solaguren raire du xixe qui par son goût de la cou- humain une fiction inapaisée qui rend
Espagne, 2023. Avec Sofía Otero, leur locale (ici, les traditions religieuses du illusoire toute célébration de l’identité.
Patricia López Arnaiz. 2h05. Sortie le 14 février. Pays basque) cherchait aussi à retranscrire Jean-Marie Samocki
Girl de Lukas Dhont, le documentaire l’épaisseur du moment présent.
Petite ille de Sébastien Lifshitz : récem- Élie Raufaste
ment, les ilms consacrés à la transiden- Argylle
tité chez les enfants ou les adolescents ont de Matthew Vaughn
cherché à dépasser le stade du mal-être A Man États-Unis, 2024. Avec Bryce Dallas Howard,
(transition n’étant pas synonyme de souf- de Kei Ichikawa Sam Rockwell, Bryan Cranston. 2h19.
france) pour se focaliser sur les interac- Japon, 2022. Avec Satoshi Tsumabuki, Sakura Andô, Sortie le 31 janvier.
tions sociales et l’inscription des individus Masataka Kubota. 2h01. Sortie le 31 janvier. Les ilms de Matthew Vaughn, cousins de
dans un cadre normé (le cours de danse, Un an après la mort de Daisuke (Masataka ceux de Guy Ritchie et d’Edgar Wright,
l’école). 20 000 espèces d’abeilles creuse Kubota), au moment de devoir graver son ne croient pas aux images : mirages ruti-
la même voie mais, par peur de la suf- nom sur sa sépulture, Rie (Sakura Andô) lants, elles s’apparentent à un écran de
focation, élargit l’espace. Le temps d’un découvre la fausse identité de celui-ci. fumée coloré, comme en témoigne une
été passé dans un village du Pays basque Elle engage un avocat (Satochi Tsuma- scène d’action d’Argylle déployant une
espagnol, son personnage d’enfant, que buki) pour enquêter sur les circonstances chorégraphie virevoltante au sein d’un
chacun nomme à sa guise (Aitor, Cocó, qui ont amené son mari à endosser une déluge de fumigènes pigmentés. Ce ilm
puis Lucía), évolue librement au sein nouvelle identité et comprendre ce qui en particulier pousse le curseur assez loin,
d’un véritable microcosme, circulant est arrivé au véritable Daisuke. A Man le récit prenant la forme d’un oignon
d’une femme à une autre comme une commence par décrire avec délicatesse la dont les couches renferment de mul-
abeille parmi les fleurs : la grand-mère, naissance d’un amour sur fond de cha- tiples twists et pirouettes scénaristiques.
afectueuse mais aussi pieuse et conserva- grin et de drames intimes. Les relations La première couche, ce serait d’abord
trice ; la tante apicultrice, particulièrement entre Rie et Daisuke évoluent pourtant l’affiche, qui met en avant deux stars,
à l’écoute de ses changements de com- comme un lent effacement. De longs Henry « Superman » Cavill et Dua Lipa,
portement. Et surtout la mère, une artiste travellings avant décentrent le person- inalement cantonnés à des rôles secon-
elle-même en quête de sens, dont le récit nage masculin et lui confèrent une pré- daires. Car le pastiche de James Bond sur
épouse le point de vue à égalité avec celui sence vaporeuse qui anticipe sa dispari- lequel s’ouvre l’intrigue n’est en réalité
de sa ille née garçon. Lesté de métaphores tion. La seconde partie cherche surtout qu’une mise en abyme, une iction écrite
un peu voyantes (sirènes et abeilles sont le à étendre à la société japonaise le méca- par une écrivaine à la vie bien calme, Ellie
miroir d’identités alternatives), le ilm par- nisme de l’imposture, quitte à juxtaposer Conway (Bryce Dallas Howard), qui se
vient néanmoins, grâce à la luidité de son des scènes explicatives et à appuyer son voit à son tour plongée dans une spirale
écriture chorale, à s’écarter du mélo péda- didactisme, à la recherche d’une souplesse narrative où chaque personnage joue un
gogique pour laisser aleurer une réalité rythmique qu’il ne semble jamais tout à double ou triple jeu. Ultime rebondis-
complexe, où la famille n’est pas réduite fait trouver. Les lash-back aichent trop sement, découvert au moment d’écrire
à un carcan mais apparaît comme un tissu nettement leur volonté de surprendre, cette notule : il s’avère qu’Ellie Conway
vivant, sans cesse amené à se redéinir. Sa et les ruptures de ton celle de mettre à existe bel et bien, et qu’elle a vraiment
quotidienneté solaire pourrait évoquer mal la langueur méditative qui gouverne écrit Argylle, un roman d’espionnage vin-
Été 93 de Carla Simón, centré sur la vie l’ensemble. Celle-ci masque pourtant tage dont Matthew Vaughn s’est très loin-
d’une petite fille orpheline, mais c’est une même colère qui irrigue la plupart tainement inspiré pour son ilm méta en
une référence plus archaïque qui vient des personnages et qu’Ichikawa lie à la diable. Mais, à force de tournicoter sur

CAHIERS DU CINÉMA 88 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

lui-même, le récit suscite moins le vertige day, it’s a new life » : promesse d’un ailleurs paraît se mouvoir banalement dans cette
qu’une certaine monotonie : toutes les incarné par la ville de Guangzhou, mais Chine-là comme dans un confortable
quinze minutes, il se contorsionne pour l’on devine bien sûr que tout ne se passera bain de familiarité, tant Sissako fige la ville
relancer la machine d’un tour de passe- pas comme prévu pour l’héroïne Aya dans dans un cliché orientaliste à peu près aussi
passe tapageur et fastidieux. Si Vaughn se cette fable examinant les relations sino- convenu que l’air de Nina Simone placé
rêve en petit prince du divertissement africaines au prisme de l’intime. Devant en ouverture.
post-moderne, il se révèle être surtout un ce sujet peu ilmé (les efets d’une nou- Yal Sadat
prestidigitateur médiocre. velle donne de la mondialisation qui a fait
Josué Morel émerger une communauté africaine dans
certains quartiers chinois), Sissako mise Chienne de rouge
d’abord sur la fascination pour les tableaux de Yamina Zoutat
Black Tea d’incommunicabilité ou, au contraire, les France, Suisse, 2024. Documentaire. 1h40.
d’Abderrahmane Sissako véritables rencontres entre des êtres que Sortie le 14 février.
France, Luxembourg, Taïwan, 2023. Avec Nina Melo, le déterminisme voudrait éloigner. La plus Dès le titre et les premiers plans, et avant
Han Chang, Wu Ke-Xi. Sortie le 28 février. forte étant celle entre Aya et un marchand que la comparaison ne soit pleinement
On pourrait nommer « le stade Wim de thé, qui tente de l’aimer malgré la pres- assumée par la voix of de la réalisatrice,
Wenders » ce moment d’une carrière d’au- sion sociale et le racisme de sa famille : le rapprochement est fait entre le travail
teur marqué par un désir d’exotisme, cou- grippage prévisible dans cette quête d’une de Yamina Zoutat et celui d’une chienne
plé à une fringale de vieux tubes piochés « new life », démystification tristement dressée pour pister le gibier blessé, parti
dans la discothèque de sa jeunesse. Tout réaliste de la Chine comme eldorado pour mourir au fond des bois. Ce n’est pour-
comme Wenders citait Lou Reed en reve- la jeunesse ivoirienne. Le problème n’est tant pas avec ses images sanguinolentes
nant au Japon avec Perfect Days, Abder- pas que Sissako s’en tienne à ce constat (hémoglobine tombée en gouttes du nez
rahmane Sissako regarde vers la Chine désabusé, mais qu’il considère que cette et du vagin, séchée sur la peau, ou jail-
avec Black Tea, qui s’ouvre sur le départ romance dévitalisée (constellée de méta- lissant dangereusement des plaies) que le
soudain d’une jeune femme ivoirienne phores criardes liées aux saveurs locales : ilm trouve sa cohérence, et encore moins
vers l’Asie au son de « Feeling Good » tout est dans le titre) suit à symboliser le point de contact entre son sujet et sa
de Nina Simone. Certes, Sissako n’a ni le gouffre civilisationnel que le libéra- démarche documentaire. Du sang, on
l’âge ni le parcours du cinéaste allemand, lisme tente vaille que vaille de combler. retient plutôt ici la circulation silencieuse,
mais Timbuktu (2014) avait conirmé son À trop se concentrer sur cette amourette, loin du gore : l’afaire du sang contaminé
appartenance à la grande cour des auteurs cette entente qui semble mécanique- dans les années 1990, les histoires de trans-
internationaux ; la soixantaine passée, il a ment aller de soi, il en oublie justement fusions réussies et les recherches généa-
atteint l’étape où nombre d’entre eux se de filmer l’étrangeté et la déréalisation logiques ont en commun de tisser entre
changent en globe-trotters mélomanes, que produisent les exils, les amours les gens, souvent des inconnus, des « liens
regardant les questions (géo)politiques cahoteuses et dépareillées aux confins du du sang » et de gémellité tardive. C’est là
avec une distance flâneuse et molle monde. Jusqu’à un climax fataliste (sur) que la forme du ilm épouse le mieux son
déguisée en hauteur de vue. « It’s a new joué de façon toute vaudevillesque, Aya propos : la caméra aussi circule d’un visage
à l’autre, les fait parfois se superposer, erre
dans les rues au rythme des témoignages,
© OLIVIER MARCENY

s’engoufre dans les couloirs, les boyaux


rouges du métro, s’attarde sur des canaux
multiples – veine gonlée et tube trans-
parent d’hôpital qui conduit les cellules
saines de la poche hermétique à l’orga-
nisme malade. Les images plus abstraites
et celles dont on peine à comprendre
le statut (par exemple, une reconstitu-
tion réaliste à s’y méprendre des atten-
tats du 13 novembre par des étudiants
en médecine) font alors igure de caillots
qui bloquent l’écoulement harmonieux
du ilm. De l’ADN aux règles en passant
par le sida, on comprend surtout qu’un
long métrage ne suira pas à faire un bilan
sanguin complet, qu’il faudra retendre le
bras, tant, au principe même de la vie, le
sang est chargé de mythes et de scandales,
d’une imagerie propre, de tabous et de
prouesses scientiiques.
Mathilde Grasset
Black Tea d’Abderrahmane Sissako.

CAHIERS DU CINÉMA 89 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

Les Derniers Hommes visions mystiques qui peinent à donner crocs ni accrocs. Un plaisir troublé naît
de David Oelhoffen une ampleur à ce voyage au bout de la des scènes de complicité domestique,
France, 2024. Avec Guido Caprino, Andrzej Chyra, nuit bien falot. audacieuses par la frontalité humble du
Nuno Lopes. 2h. Sortie le 21 février. J.M. cadrage et des dialogues, valant pour
Les Derniers Hommes exhume une page elles-mêmes hors de toute nécessité dra-
peu connue de l’histoire coloniale : matique. Mais Lili, Simon et Abel lottent
l’attaque surprise des troupes françaises Double foyer sereins au-dessus d’un ilm dont ils n’ont
basées en Indochine par l’armée japo- de Claire Vassé pas besoin. Ici, qui a deux maisons garde
naise le 9 mars 1945. Le scénario se France, 2024. Avec Émilie Dequenne, Max Boublil, toute sa raison.
concentre plus spéciiquement sur une Arthur Roose. 1h25. Sortie le 21 février. Hélène Boons
colonne de légionnaires malades ou au Les gens heureux n’ont pas d’histoire.
repos qui n’a d’autre choix que de par- Guitry fait mentir l’adage, ça donne Bonne
courir plusieurs centaines de kilomètres chance. Mais toute exception ne détruit pas Godzilla Minus One
dans la jungle, au nez et à la barbe de la règle. Dans Double foyer, ilm en chan- de Takashi Yamazaki
l’ennemi, pour rejoindre la Chine. Dii- sons sur un amour en-chanté, la pétu- Japon, 2023. Avec Ryûnosuke Kamiki,
cile devant cette intrigue de ne pas penser lante Lili (Émilie Dequenne) et le benoît Minami Hamabe, Yuki Yamada. 2h05.
à Aventures en Birmanie de Raoul Walsh, Simon (Max Boublil) vivent heureux sans Sortie le 17 janvier.
dont David Oelhofen tire une variation vivre ensemble, ce que tolère leur ils Abel. Dans les pas – gigantesques – de Shin
monocorde et chiche en modulations. Une fois la situation posée, elle piétine en Godzilla (sorti en 2016 au Japon mais
Si, légion étrangère oblige, la troupe dépit de péripéties théoriques : deuil, ami arrivé ici l’an dernier seulement, sous
est cosmopolite (on y trouve un soldat faussement menaçant surgi du passé, lirt la forme racornie d’un Blu-ray), God-
portugais, un italien, un polonais, etc.), refusé, fugue juvénile sans conséquence, zilla Minus One revient à la racine du
le récit souffre pourtant d’un manque finances troublées. Tout glisse sur Lili mythe forgé par le ilm originel d’Ishirô
d’hétérogénéité, tant la moiteur morti- et Simon comme sur les ailes des insé- Honda en 1954. Voici donc l’archipel
fère de la jungle semble avoir contaminé parables offerts à Abel en guise de clin japonais confronté à la menace inédite
pour de bon les militaires en moins de d’œil hitchcockien. Même une rupture d’un monstre surgi des eaux, occasion
dix minutes. En résulte un ilm qui peine ne troublera pas cet irénisme de papier. pour un kamikaze déshonoré après sa
à faire ressentir la langueur de cette odys- La duplication domiciliaire, peu traitée désertion de prouver son courage aux
sée (seule la voix of permet de mesurer au cinéma sinon par Rohmer dans Les foules paniquées, mais aussi à sa nou-
les jours écoulés et de rendre compte de Nuits de la pleine lune dont le proverbe est velle famille de substitution (une femme
la déliquescence de l’escouade) et qui cité, promettait des situations comiques et et une orpheline émergées des ruines
déplie sagement un programme attendu : dramatiques concrètes qui auraient porté de Tokyo bombardé). Enjeux limpides,
fatigue, folie, cheminement vers la mort. à son paroxysme ce double bind quotidien, témoignant d’un souci d’épure singu-
Contrairement à Walsh, qui insulait à entre sublime et grotesque, qu’est l’inti- lier : le retour à l’imagerie d’après-guerre
son récit un vertige métaphysique en mité amoureuse. Las. Pas de névroses, pas obéit à une logique de soustraction et
ilmant des personnages écartelés entre de défauts. Ni confusion des lieux chez d’économie, consistant à embrasser les
l’immensité du ciel et le manteau vert de l’un, ni tentation du libertinage chez archaïsmes et les vieux artiices, loin du
la jungle birmane, Oelhofen ne parvient l’autre. Et dans ce royaume proche de la fatras technologique et technocratique
pas non plus à tirer parti de son décor : on série télé familiale où les béats sont rois, de Shin Godzilla ou de Shin Ultraman
ne trouvera ici ni grande scène d’action, jamais quiconque n’oublie un pull ou un (2022), autre épopée à kaijus signée des
ni acmés psychédéliques à la Apocalypse chargeur. C’est en vain que l’entourage mêmes auteurs. Dû à un budget relative-
Now, mais seulement quelques plates mime l’agressivité devant un amour sans ment modeste, ce refus de la débauche
sans garde-fou vaut aussi comme ascèse
poétique, la ièvre se situant autant dans
© TAKAMI PRODUCTIONS

les attaques de la bête que dans l’attente


de ses jaillissements, que l’on guette en
mer depuis les vaisseaux militaires ou la
coque de noix de nos héros, au long de
stases volontiers lottantes – qui n’enta-
ment en rien la contemplation du lézard
en pleine monstration lorsqu’il apparaît
enin. À cette échelle humaine, l’empa-
thie est d’autant plus grande : Minus One
ose tirer vers le mélo, voire basculer dans
une naïveté de nanar léger, çà et là. Mais
le vibrant éloge du courage et de la vie,
pour enfantin qu’il soit, guérit de l’ironie
et du destruction porn qui ont précipité la
chute du blockbuster occidental.
Double foyer de Claire Vassé. Y.S.

CAHIERS DU CINÉMA 90 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

Green Border

COURTESY OF A24
d’Agnieszka Holland
Pologne, 2023. Avec Maja Ostaszewska,
Jalal Altawil, Tomasz Włosok. 2h28.
Sortie le 7 février.
Green Border déploie sur plusieurs cha-
pitres sa polyphonie de points de vue :
une famille de migrants cherchant à
rejoindre la Suède ; Jan, un garde-frontière
qui n’arrive plus à obéir aux ordres inhu-
mains de sa hiérarchie ; Julia, une psycho-
logue dont la maison jouxte la Biélorus-
sie. En réalité, il s’articule en deux parties.
Agnieszka Holland se concentre d’abord
sur des réfugiés, venus de Syrie, d’Af-
ghanistan ou du Sénégal, ballottés entre
brutes polonaises qui les expulsent et sou-
dards biélorusses qui les torturent ; après
leur dispersion, elle observe la société
polonaise se recomposer à leur contact, Iron Claw de Sean Durkin.
jusqu’à un happy end chimérique qui
convertit la mauvaise conscience en cha- de combat et théâtre, Iron Claw ajoute particulier le temps d’un saisissant fondu
rité bien ordonnée. Dramaturgie du cal- une autre croyance : celle de la fratrie Von mêlant les visages d’Efron, Dickinson
vaire, écorchures sanguinolentes, défilé de Erich (dont le ilm adapte l’histoire vraie) et Allen White lors d’un combat, hydre
piétas : cette imagerie catholique n’ofre en une malédiction familiale remontant transpirante et efrayante.
au spectateur que la place du témoin au moment où leur père, ancien catcheur Fernando Ganzo
impuissant, les paupières comme épin- puis impitoyable patriarche/coach/mana-
glées pour garder les yeux grands ouverts ger, décide de changer son patronyme
sur un naufrage démocratique. Holland pour les besoins du show, et qui coïncide Madame de Sévigné
conspue ainsi l’absurdité kafkaïenne et avec la mort du ils aîné alors âgé 5 ans. d’Isabelle Brocard
proto-fasciste de l’État lorsqu’il est encore Ce double pacte de croyance donne une France, 2023. Avec Karin Viard, Ana Girardot,
gouverné par le PiS, un parti d’extrême étrange candeur au ilm de Sean Durkin Cédric Kahn. 1h33. Sortie le 28 février.
droite. L’usage du noir et blanc cherche (Martha Marcy May Marlene, The Nest), qui Si nous critiques n’écrivions que sur des
ainsi ici à réveiller le refoulé de la Seconde refuse toute distance ironique, que ce soit bons ilms, nous nous priverions d’une
Guerre mondiale et à briser les instincts envers la gloire rêvée de la famille (avoir question essentielle, peut-être la plus
patriotiques : la « zone d’exclusion » qui un « champion du monde » dans un sport- commune à tout spectateur : « Pourquoi
régule les abords de la frontière n’est que spectacle où les exploits semblent dii- puis-je aimer ça ? » Rien ne semble faire
le nom actuel de cette « zone d’intérêt » cilement mesurables aux simples perfor- dérailler cette incarnation de Sévigné
que Jonathan Glazer a récemment ilmée. mances physiques) ou envers leurs craintes par une Karin Viard devenue symbole
Mais en théâtralisant les confrontations et déchéances (le personnage de Zac même de la maternité « problématique »
jusqu’à la caricature, la cinéaste développe Efron, qui se veut protecteur de ses frères, au cinéma. Son amour pour sa ille (Ana
un manichéisme conventionnel qui afai- se révèle incapable de les aider à cause Girardot) traverse les années, les aléas
blit la force de la dénonciation. Cet excès de ses propres superstitions). Contraire- économiques, les arrangements sociaux
est d’autant plus dommageable qu’elle sait ment à Adam McKay dans la série Win- et les discussions de salon qui glissent ici
faire preuve d’une ironie acide bien plus ning Time mimant ad nauseam la matière avec une cadence et une élégance scéna-
eicace, par exemple quand Julia, devant visuelle (VHS,TV) de l’ère Showtime des ristique dépourvues de toute forme de
un militaire, prouve qu’elle sait parler Los Angeles Lakers, Durkin refuse toute jugement ou de lecture morale contempo-
polonais en récitant le « Notre Père », bro- perméabilité avec la fascinante mais faci- ranéisante, avec une âpreté lyrique que le
cardant subtilement la place de la religion lement ridicule plasticité de l’époque (les « Chorpus Christi Carol » de Jef Buck-
dans l’imaginaire national. années 1970-80) et du sport qu’il ilme, ley résume bien au générique de fin.
J.-M.S. n’exploitant ni la brutalité physique des Filmé en Scope, ce format qui selon la
corps (Zac Efron, particulièrement) ni citation mythique de Fritz Lang ne sert
la fragilité des deux vilains petits canards qu’à filmer des serpents ou des enter-
Iron Claw de l’histoire : le benjamin qui se rêve une rements, Madame de Sévigné ne mon-
Sean Durkin vie de musicien et la mère (Maura Tier- trerait comme cadavre que celui d’une
États-Unis, 2023. Avec Zac Efron, Harris Dickinson, ney) à la voix (ou la vie) empêchée. Reste certaine qualité française revenant une
Jeremy Allen White. 2h12. Sortie le 24 janvier. cependant dans les meilleurs moments du fois de plus à un mythe littéraire national.
À la tout à fait singulière suspension ilm une vision critique d’une certaine Or à la vision de ce ilm, on est frappé
consentie de l’incrédulité à l’œuvre dans philosophie de vie américaine : la force de par le contraste qu’il entretient avec
le catch, point de rencontre entre sport l’union familiale comme monstruosité, en une nouvelle qualité émergeante, voire

CAHIERS DU CINÉMA 91 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

© INSIGHT FILMS
La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir.

reconquérante et blockbusterienne, du Panh : marionnettes et modèles réduits Le Molière imaginaire


cinéma français (dont les Mousquetaires ont vocation à remplacer des images man- d’Olivier Py
seraient la spectaculaire tête de gondole). quantes, celles d’une famille marocaine France, 2023. Avec Laurent Lafitte,
Ici, paysages campagnards, châteaux, dont aucune photographie ancienne n’a Bertrand de Roffignac, Stacy Martin. 1h35.
costumes, perruques, bruits de sabots survécu. La reconstitution n’est pourtant Sortie le 14 février.
insistants, grattement de la plume sur le pas un but en soi. Le film, qui se pré- Tourné pendant la pandémie dans les
papier, crépitement du feu de cheminée sente comme le making-of de ses propres espaces du Festival d’Avignon dont
et dialogues littéraires à souhait ont un séquences animées, documente d’abord Olivier Py fut longtemps le patron,
mérite devenu trop rare : celui d’offrir la création d’un lieu privilégié, situé sous ce très long plan-séquence tourné à la
le temps de les voir et les entendre. Isa- les toits, où seront convoqués tour à tour bougie documente moins les dernières
belle Brocard les laisse s’aicher devant sa puis tous ensemble les membres d’une heures de Jean-Baptiste Poquelin qu’il ne
caméra avec de rares mouvements d’ap- famille amenée à réagir à la résurgence concentre les obsessions personnelles de
pareil routiniers, dévoilant toute la fra- de ses secrets. C’est cette riche expérience son réalisateur. Laurent Lafitte y interprète
gilité d’un genre par ailleurs condamné que ilme Asmae El Moudir, instigatrice un Molière désespéré et épuisé, crachant
à l’excès. d’un piège mémoriel dont la contem- sang et poumons sur les planches de son
F.G. plation sera le déclencheur d’une parole théâtre, lors de cette fameuse dernière
trop longtemps tue sous la férule d’une représentation du Malade imaginaire boudée
grand-mère despotique. Si l’afrontement par le roi. L’y entourent les grandes figures
La Mère de tous les feutré d’une réalisatrice apprentie-sorcière de sa vie : le fantôme de Madeleine, son
et du monstre de cinéma terriiant qu’elle ancienne épouse, Armande, la nouvelle, et
mensonges crée est ici moteur, c’est en dépassant le surtout Michel Baron, sur lequel la caméra
d’Asmae El Moudir trouble des révélations familiales que ses maladroite s’attarde longuement – la
Maroc, 2023. Avec Zahra Jeddaoui, enjeux fondamentaux se révèlent peu à prétendue histoire d’amour entre le jeune
Mohamed El Moudir, Asmae El Moudir. 1h37. peu. À l’unique témoignage photogra- comédien et le génie du théâtre constitue
Sortie le 28 février. phique de l’enfance d’Asmae (un cliché le cœur à peine battant de ce film dont le
Le dispositif est spectaculaire, laissant de contrebande que la cinéaste a réussi à tour de force technique travaille à vide et
penser un temps que le premier long faire prendre d’elle à 12 ans) correspond épuise le regard. Au-dessus de ce castelet
métrage d’Asmae El Moudir pourrait la seule photo historique de la répression or et rouge inutilement tortueux, Py
s’orienter vers le documentaire animé : des « émeutes du pain » qui vingt ans plus manipule des marionnettes ânonnant des
la réalisatrice, aidée de son père, maquet- tôt, en juin 1981, s’abattait violemment réflexions d’une naïveté déconcertante
tiste brillant, et de sa mère, habilleuse de sur sa famille et ses voisins pendant les sur l’art de la scène et la condition de
figurines à l’effigie des membres de la « années de plomb ». La belle idée des der- comédien – la vie, c’est du théâtre/le
famille, a recréé la rue de son enfance, niers plans est de lier la reconstitution de théâtre, c’est la vie. On cherche vainement
à Casablanca, de même que l’immeuble la sphère intime à celle de ce pan invisible l’habileté de Py quand il travaille sur une
où vivent encore les siens, présenté en de l’histoire du Maroc : les décors pro- scène, et on ne peut guère sauver que celle
coupe à une autre échelle, tel une mai- mis à la destruction, loin de s’évanouir, des comédiens à s’affranchir parfois de leur
son de poupée. L’enjeu paraît d’abord prennent à jamais possession de la rue. condition de ventriloques.
simple, et évoque certains ilms de Rithy Thierry Méranger Lucile Commeaux

CAHIERS DU CINÉMA 92 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

Le Pion du général rallye, c’est comme la guerre. » Une afaire bouille juvénile et cherche son autorité,
de Makbul Mubarak de bonhommes, donc. Cartes étalées sur l’autre travaille, sourcils froncés, la carica-
Indonésie, 2024. Avec Kevin Ardilova, le capot, regard pénétré, Riccardo Sca- ture du gros dur, tandis que l’ami stone de
Arswendy Bening Swara, Yusyf Mahardika. 1h55. marcio incarne Cesare Fiorio, le directeur Jean, retrouvé par hasard, laisse gentiment
Sortie le 21 février. sportif de Lancia, façon Bonaparte. Un lotter les répliques. « Ça se voit que tu
On attend certes d’un pion qu’il obéisse : plan sur la statue de l’empereur, lors du es un bon père », ira-t-il jusqu’à lâcher,
Rakib (Kevin Ardilova), employé d’un Tour de Corse, viendra enfoncer le clou formulant en négatif ce que le ilm évite
ancien général indonésien à l’autorité (ou la pédale). Que cherche-t-il dans ces quant à lui d’être : le récit d’apprentissage
suintante et désormais tout occupé par courses insensées, demande une nutri- d’une paternité tendre et iable. À l’ins-
la politique locale, lui sert ses boissons tionniste dont le père a péri sur les routes ? tinct maternel que Jean semble consi-
chaudes, l’achemine en voiture vers ses Déier la mort, vivre intensément. Mais dérer comme acquis, le ilm oppose sans
meetings électoraux, fouine pour lui des cela signiie d’abord tirer la bourre à son complaisance une lâcheté mâle, un lien de
informations, consent silencieusement à éternel rival,Walter Rörhl (Daniel Brühl, iliation adverse qui s’éprouve avant d’être
devenir son disciple, sinon son ils adoptif. au feu rouge de sa carrière). À travers eux, assumé. À ce titre, les intrigues violentes
L’histoire que raconte Le Pion du Général Italien passionné et roublard contre Alle- liées au traic de drogue ont surtout pour
n’est pas particulièrement originale, elle mand froid et méthodique, c’est l’âme fonction de mettre Jean régulièrement en
conduit son personnage de la soumission des nations qui pétarade. Cara New Dag- face de ses responsabilités : tandis que la
aveugle au cas de conscience, puis à la gett a forgé la notion de « pétromasculi- mise en scène convainc par ses courts-
radicale rébellion. Mais qui dit pion dit nisme » pour désigner une modalité de la circuits, le scénario refuse à son person-
aussi échiquier, agencements et positions domination masculine qui repose sur une nage la dérobade, son fils lui revenant
évolutives : du pain bénit pour la mise en dépense énergétique somptuaire. Cramer toujours dans les bras comme une patate
scène. Makbul Mubarak, ancien critique du pétrole pour dominer le champ social chaude. Jean est moins un père violent ou
de cinéma qui signe ici son premier long (les personnages féminins réduits à l’état pataud qu’un père obligé, dont on sent
métrage, s’est nourri de sa propre adoles- de faire-valoir) et le territoire (les cam- en permanence la fragilité du sens moral.
cence (le titre anglais est d’ailleurs Auto- pagnes, lentes et arriérées, soumises à la La réussite du ilm est d’entretenir sur la
biography) et situe précisément son histoire puissance industrielle des centres urbains durée et à l’abri d’un lyrisme convenu
dans les années 1990, à la in de la dicta- par la mise en scène de la vitesse). La des sentiments vacillants, à peine formés,
ture militaire de Suharto. S’il interroge la médiocrité de Race for Glory permet de attisés in extremis par les événements, et
prégnance d’une valeur nationale glissante, l’envisager sans réserve comme un symp- de laisser Jean et son couin sur le seuil
la loyauté (en particulier envers les igures tôme économico-culturel. Mais si l’art est d’un amour plus franc.
du pouvoir), le ilm suit surtout la quête le nom des diférentes formes esthétiques M.G.
identitaire de son jeune personnage, privé par lesquelles notre sensibilité s’aiguise et
de parents. Le visage du comédien passe se renouvelle, c’est bien sûr tout le cinéma
ainsi de l’éponge béate, suspendue aux qu’il faut interroger à l’aune des muta- Sans jamais nous
ordres du général, à l’imitation maladroite tions écologiques.
et d’autant plus terrifiante de la domi- Raphaël Nieuwjaer connaître
nation. À l’image, un damier de reflets, d’Andrew Haigh
d’écrans, de surcadrages habiles annonce Royaume-Uni, 2023. Avec Andrew Scott,
l’imminence du coup décisif : échec et Rien ni personne Paul Mescal, Claire Foy. 1h45. Sortie le 14 février.
mat pour la vertu de Rakib ou pour son de Gallien Guibert Un beau et paisible lever de soleil aux tons
criminel de mentor ? Entre les fous armés, France, 2024. Avec Paul Hamy, Suliane Brahim, rouges et bleuâtres baigne Londres, avant
la fenêtre de tir est limitée, mais le cinéaste Françoise Lebrun. 1h22. Sortie le 28 février. que cette lumière n’éclaire peu à peu le
tranche pour sa génération. Jean (Paul Hamy) évolue dans le trafic relet d’un homme contemplant le pay-
M.G. de stupéiants, mais il en a assez de cette sage à travers sa fenêtre. Le premier plan
vie et de l’« appartement de merde » où il de Sans jamais nous connaître aiche l’in-
habite avec sa compagne et son bébé. tention de s’éloigner de la grande métro-
Race for Glory : Son départ est annoncé d’emblée, et l’on pole anonyme pour entrer dans l’intimité
imagine à quel point, vu la noirceur des d’Adam (Andrew Scott), scénariste quadra
Audi vs Lancia premières scènes, celui-ci sera compliqué. enfermé entre le souvenir de ses parents,
de Stefano Mordini Rien ni personne déjoue pourtant l’ima- morts quand il n’avait que 12 ans, et une
Italie, Royaume-Uni, 2024. 1h48. gerie et la mécanique scénaristique du romance naissante avec le jeune et auto-
Avec Riccardo Scamarcio, Daniel Brühl, ilm noir : ici peu d’éclats de voix et de destructeur Harry (Paul Mescal), son seul
Volker Bruch. Sortie le 7 février. démonstrations de force, car tout y est en voisin dans une tour moderne et presque
On pouvait faire bien des reproches à Bar- cours et adouci par la lumière de la Loire- déserte. Mais surtout, l’ouverture annonce
bie, au moins Greta Gerwig n’était-elle Atlantique. Les meurtres et les vols sont d’emblée que l’ensemble de ce mélo-
pas dupe de l’imaginaire véhiculé par son déjà commis, ilmés seulement par lashs drame sera plongé dans une esthétique
héroïne. Stefano Mordini, lui, joue aux impressionnistes, lorsque Jean rebrousse saturée de couleurs intenses et de musique
petites voitures comme s’il n’y avait ni à plusieurs reprises le chemin tortueux (mélange de tubes des années 1980 et de
lendemain, ni rapports du Giec. La méta- de sa fuite. Les traiquants, d’ailleurs, font sons planants ultracontemporains). À la
phore est livrée dès la première scène : « Le plus sourire que trembler : l’un traîne une voie du temps qui passe, qui chez Terence

CAHIERS DU CINÉMA 93 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

Davies, par exemple, embrassait transfor-

© LEWIS PICTURES
mations nationales, traditions familiales
et déchirement de l’âme, Andrew Haigh
(45 ans, La Route sauvage) préfère une
émotion strictement au présent : lors de
plusieurs retours dans sa maison d’en-
fance, Adam retrouve ses parents comme
s’ils étaient vivants et inchangés, rattra-
pant le temps perdu tout en se confron-
tant à la mémoire de son enfance, dans
un récit (adapté de Présences d’un été de
Taichi Yamada) qui joue timidement avec
le phantasmagorique. Si cette mise à plat
temporaire qui fait que parents et ils ont
le même âge peut être troublante (la pre-
mière rencontre avec le père ressemblant
à une scène de drague), la matière émo-
tionnelle du mélodrame se retrouve écra-
sée, prémâchée dans une rêverie psycho-
logisante (« que diraient mes parents s’ils
étaient toujours là ? »). Sleep de Jason Yu.
F.G.
Jacob fait le lien entre les diférents frag- entre le diurne et le nocturne. Lors des
ments en incarnant un personnage envahi scènes de jour, Lee Sun-kyun surjoue
Shikun progressivement par la névrose, jusqu’à la la banalité amoureuse alors que Jeong
d’Amos Gitaï folie. Malgré quelques scènes boiteuses, Yu-mi présente Soo-jin comme une
Israël, France, Italie, 2023. Avec Irène Jacob, Shikun init par séduire : le renoncement solitaire hagarde perdue dans un monde
Bahira Ablassi, Menashe Noy. 1h25. à toute trame narrative libère le cinéma de qui n’est plus le sien, à la recherche d’une
Sortie le 28 février. Gitaï, qui réussit enin à nous surprendre délivrance qui ne relève plus du réel mais
Tourné dans deux lieux étonnants – une à nouveau avec cet objet étrange. du fantastique. Quant aux scènes de som-
immense HLM à Beersheba dans le sud Ariel Schweitzer meil, elles sont traitées comme des ins-
d’Israël, et la gare centrale de Tel-Aviv, tants oniriques au cours desquels Soo-jin
un bâtiment « post-moderne » déjà en plonge dans le fantasme de son mari dans
état de délabrement –, Shikun (HLM en Sleep l’espoir de le protéger, telle une Orphée
hébreu) est clairement un ilm d’archi- de Jason Yu moderne inversant les stéréotypes de
tecte (première formation d’Amos Gitaï). Corée du Sud, 2023. Avec Jeong Yu-mi, genre. Sleep déploie alors une succession
C’est aussi son œuvre la plus abstraite, Lee Sun-kyun. 1h35. Sortie le 21 février. de rêveries d’épouvante aux partis pris
constituée de longs travellings balayant Coucher ou se coucher ? Avec beaucoup chromatiques abstraits, les corps devenant
sans cesse l’espace et d’une série de d’espièglerie, Jason Yu fait du sommeil de plus en plus irréels et lottants, faisant
monologues et de dialogues en diverses le relet des tensions de la vie conjugale du couple une folie à deux où salut et
langues (hébreu, arabe, russe, yiddish et et évacue d’emblée la question du désir terreur ne cessent d’échanger leur place.
français) révélant la complexité cultu- sexuel. Quand Hyun-su (Lee Sun-kyun) J.-M.S.
relle de la société israélienne. Dehors, on dort, son épouse Soo-jin (Jeong Yu-mi)
évoque la présence de rhinocéros qui cir- travaille. Lorsqu’elle ferme les yeux, c’est
culent librement dans la rue. En iligrane, au tour de son mari de la contempler Le Successeur
la pièce de Ionesco dont le film s’ins- endormie. L’un ronle, l’autre pas. La situa- de Xavier Legrand
pire est abordée comme une métaphore tion dégénère dès que Hyun-su soufre de France, Belgique, Canada, 2024. Avec Marc-André
du nationalisme et du conformisme qui crises de somnambulisme dont il ne garde Grondin, Yves Jacques. 1h46. Sortie le 21 février.
infectent le pays, à l’image de ce dialogue aucun souvenir. Il se réveille les mains Pour donner un successeur à son premier
entre un entrepreneur et un architecte qui maculées de sang à force d’avoir passé la film, Xavier Legrand reconduit la thé-
souhaitent transformer la HLM en espace nuit à se gratter convulsivement. Le mari matique de l’emprise paternelle, doublée
plus rentable et plus « religieux » (en en et l’épouse vivent côte à côte mais jamais de la peur de l’héritage. Contrairement
faisant une synagogue), tout en humiliant en même temps. Jason Yu ne se prive à son homologue dans Jusqu’à la garde,
leur collaborateur arabe. Mais aussi, dans pas pour exploiter la part de burlesque Ellias (Marc-André Grondin), le ils dont
le même bâtiment, des expressions d’une et d’horreur qu’ofre cette désynchroni- il est question ici, n’est plus un enfant
humanité simple et émouvante, comme sation, ce qui donne à Sleep des airs de de 11 ans, mais un quadragénaire qui a
dans ce cours d’hébreu qui rassemble série B ludique à l’instar de certains ilms conquis le monde de la haute couture
des migrants venus des quatre coins du de Kiyoshi Kurosawa ou de M. Night parisienne, et Jean-Jacques, le père qu’il ne
monde. Dans une performance volon- Shyamalan. Le déphasage temporel per- sait ni aimer ni haïr, meurt tout de suite.
tairement théâtrale et exubérante, Irène met surtout de métamorphoser le rapport Il n’est même jamais montré vivant. À

CAHIERS DU CINÉMA 94 FÉVRIER 2024


CAHIER CRITIQUE

l’annonce de son décès, Ellias part précipi- l’ami, photographies a priori anodines du revêche mais bienveillante (Pascale Arbil-
tamment pour son Québec natal, ramené défunt qui font percevoir au spectateur lot), l’intello mollasson mais redoutable en
à un temps où il s’appelait encore Sébas- une autre réalité que cet « amour dont on interview (Jean-Charles Clichet). Dans sa
tien et qu’il parlait avec l’accent. Le ilm m’a parlé », ce « sauveur de l’humanité » chan- première partie, la iction trouve le bon
mute en thriller insidieux en son milieu tés par Fugain. dosage entre fantasme et vraisemblance,
après une découverte d’Ellias, transposant J.-M.S. et intéresse d’autant plus qu’elle évoque
à sa manière un peu laborieuse la transfor- des enjeux de mise en scène : quel cadre,
mation radicale qu’Hitchcock applique à quelle distance, quelle durée faut-il pour
Psychose après la douche de Marion Crane Vivants fabriquer un bon reportage ? Ces pistes
(tout en lorgnant beaucoup sur Prisoners d’Alix Delaporte restent malheureusement survolées, et en
de Denis Villeneuve). Même si Legrand France, 2023. Alice Isaaz, Roschdy Zem, s’aventurant hors des bureaux l’ensemble
s’évertue à supprimer toute extériorité Vincent Elbaz. 1h23. Sortie le 14 février. glisse vers une chronique du travail beau-
pittoresque et suscite des ellipses brutales La jeune Gabrielle (Alice Isaaz) a mal coup plus tiède, à la Thomas Lilti (le ilm
pour mieux enfermer le spectateur, il n’ar- choisi son moment pour faire un stage à débute d’ailleurs sur les malheurs de l’hô-
rive ni à bien doser la tension ni même la télévision. Audiences en berne, baisse pital). Diicile de mesurer ce qui dispa-
à la justifier : défilé de mode en ouver- du budget des rédactions : le groupe de raît avec ces professionnels de l’enquête,
ture dont l’explicitation programmatique journalistes d’investigation qui l’accueille tant les diférents sujets (corruption d’élus,
oublie totalement le récit ; décisions aber- semble promis à disparaître. Qu’à cela ne fashion week), feuilletés comme des mini-
rantes d’Ellias, entre lâcheté et inquiétude, tienne,Vincent (Roschdy Zem), le rédac- épisodes, importent peu, quand ce ne sont
qui gèlent toute empathie à son égard ; teur en chef, l’envoie sur le terrain se faire pas les tournages eux-mêmes qui partent
parasitages sonores qui tournent à vide. Il la main. Le scénario de l’initiation tourne en roue-libre (l’action d’un « commando
ne réussit à combiner des points de vue court, car, passée une petite gafe, le culot végane » traitée sur le mode de la boufon-
discordants que pendant les obsèques du et la débrouillardise de Gabrielle ont tôt nerie). La boucle est bouclée : le monde
père. Quand son voisin (Yves Jacques, à la fait de l’intégrer à cette équipe de super- du journalisme télévisuel, plutôt que de
douceur efrayante) fait écouter la chan- héros de l’info. L’arrivée de la nouvelle risquer la comparaison avec le cinéma,
son qui a scellé leur amitié, « Fais comme recrue est donc surtout le prétexte à la revient dans le pré carré de la télévision par
l’oiseau », le cinéaste atteint pour une fois découverte d’une bande d’inséparables le prisme du soap, où les rires et les pleurs
la cruauté qu’il vise : pleurs tragiques mêlés collègues : le reporter de guerre vulgaire et s’enchaînent sans grande conséquence.
de morve d’Ellias, compassion sincère de casse-cou (Vincent Elbaz), la productrice É.R.

SAÏD BEN SAÏD


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des essais casting de Samuel Kircher et Romane Violeau,
et une leçon de cinéma de Catherine Breillat

CAHIERS DU CINÉMA 95 FÉVRIER 2024


HORS SALLES CAHIER CRITIQUE

existence, l’(ex-)épouse déploie des tré-


sors d’inventivité et de ruse pour garantir
Fargo (saison 5) de Noah Hawley son indépendance, ainsi qu’un semblant
de normalité dans son foyer. Les épisodes

Recommencer les plus impressionnants empruntent


au genre du home invasion, sous l’angle
à la fois du manuel de bricolage façon
Maman, j’ai raté l’avion et du cauchemar
par Raphaël Nieuwjaer éveillé, lorsqu’une horde proite d’Hal-
loween pour s’infiltrer masquée dans
la maison. Fargo réussit alors l’alchimie

CAuomment finir ? La question semble


depuis longtemps agiter Noah Hawley.
terme de la quatrième saison, déjà
hanté par la possibilité que les comptes
puissent ne jamais être soldés. Dans cette
cinquième saison, deux figures reven-
de l’horreur et du grotesque, quand ail-
leurs elle confondra le tragique avec son
imagerie (arbre désolé, brume épaisse,
tard venue, le showrunner témoignait de diquent en miroir la gestion des créances. homme aveugle condamné à l’errance).
sa crainte de ne pas savoir s’arrêter au D’un côté, le shérif Roy Tillman (Jon Non sans vertige, la ténacité de Dorothy
bon moment. Après quatre années d’in- Hamm), bien décidé à faire respecter apparaît peu à peu comme l’envers d’une
terruption, ou de maturation, sa position le sacrement du mariage à une épouse emprise – celle exercée par Tillman –
a évolué : il faudra bien conclure, mais qui, dix ans plus tôt, a fui ses abus. De dont les efets sont encore sensibles.
Fargo pourrait se prolonger – indéfin- l’autre, Lorraine Lyon (Jennifer Jason Comment s’en sortir ? Comment
iment ? La formule anthologique s’y Leigh), patronne de la plus g rande rompre avec le cycle de la violence ?
prête : à chaque fois, l’écran redevient société de recouvrement aux États-Unis, Le dernier épisode, scindé en deux,
(presque) aussi blanc que les étendues « Redemption Services », et incidemment marque une tension. Première résolu-
enneigées du Midwest. Et le principe de nouvelle belle-mère de ladite épouse, qui tion : Lorraine apprend au shérif empri-
la iction – le télescopage tragi-comique vit sous une autre identité et a toujours sonné que, en se servant du levier de
du crime et de la vie ordinaire – est suf- tu son passé. À travers eux, c’est la Bible l’endettement, elle a retourné contre
fisamment fort pour être transposé en et Le Capital qui affirment l’asymétrie lui tous ses codétenus. Supplice infini.
de multiples circonstances. Le problème structurelle de la dette, qui repose moins Deuxième résolution : un an plus tard,
est toutefois profond, et touche à l’idée sur un acte de croyance (le serment, le Dorothy découvre dans son salon, dis-
même de série : se définit-elle d’abord crédit), que sur l’imposition d’un rapport cutant avec son mari, un des hommes
comme œuvre (de façon classique : la de pouvoir. Dette morale, dette finan- qui avaient tenté de l’enlever. Au lieu de
construction maîtrisée d’une forme) ou cière : le débiteur se retrouve prisonnier l’afrontement attendu, une invitation. La
comme combinatoire (ensemble d’élé- d’une sujétion ininie. Les intérêts sont, famille Lyon a repris ses habitudes, et c’est
ments – personnages, situations, relations, en réalité, ponctionnés sur la vie même – dans la toile de celles-ci qu’Ole Munch
lieux, signes… – sans cesse réagencés) ? comme le conirmera leur confrontation (Sam Spruell) se débat, mal à l’aise. De
L’essentiel est-il la somme ou la formule inale, glaçante. façon bouleversante, la voie d’un pardon
qui permet de renouveler l’opération Le centre de la saison est toutefois inconditionnel s’ouvre. Autre inini, qui
narrative ? occupé par un autre personnage, Dorothy serait celui non de la vengeance mais de
Laissons le chantier théorique ouvert, « Dot » Lyon/Nadine Tillman (Juno l’amour – un amour sans majuscule, fait
pour constater que Fargo est précisément Temple). Rattrapée par son ancienne de petites attentions et de partage des
tâches. De cette quotidienneté dont les
séries ont fait leur horizon. Et soudain,
une autre question se fait jour, plus cru-
ciale encore : comment recommencer ? ■

FARGO (SAISON 5)
États-Unis, 2024
Réalisation Noah Hawley, Donald Murphy, Dana Gonzales,
© 2023 MGM TELEVISION ENTERTAINMENT INC. AND FX PRODUCTIONS, LLC.

Sylvain White, Thomas Bezucha


Scénario Noah Hawley, Bob DeLaurentis, April Shih,
Thomas Bezucha (d’après le film de Joel et Ethan Coen)
Image Dana Gonzales, Bella Gonzales, Pete Konczal,
Daryl Hartwell
Montage Regis Kimble, Skip Macdonald, Christopher Nelson,
Misha Syeed, Robin August, Christopher Nelson
Interprétation Jon Hamm, Juno Temple, Jennifer Jason Leigh,
David Rysdahl, Joe Keery, Lamorne Morris, Richa Moorjani,
Sam Spruell
Durée 10 épisodes entre 45 et 56 minutes
Diffusion Canal+

CAHIERS DU CINÉMA 96 FÉVRIER 2024


HORS-SÉRIE Nº
Nº 2

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JOURNAL CAHIERS DES

Au cœur du film, Stef ani


© GREEK FILM CENTER

juxtapose à la colline une poi-


trine nue, puis les « visiteurs ».
Le regard archéologique est,
essentiellement, voyeuriste,
suggère-t-elle, là où la porno-
graphie stratiie le point de vue
androcentrique. Le spectateur
avisé reconnaîtra les hommes
politiques grecs et leurs alliés,
« montant » triomphalement la
colline le jour de la libération
d’Athènes en 1944, tandis que
les femmes, en costumes tra-
ditionnels, portent un énorme
drapeau à son sommet, près des
caryatides. Habillés ou dénu-
dés, les corps féminins restent
des sites (et des points de vue)
d’excavation. Les récits de
Acropolis d’Eva Stefani (2001).
l’Histoire, comprend-on, sont
souvent construits pour séduire.
CORRESPONDANCE. En Grèce, tenter de reconstruire une histoire du cinéma, La vision androcentrique
même récente, prend des allures de quête archéologique complexe. de l’Histoire ne s’est jamais
Les programmatrices et chercheuses Anastasia-Melia Eleftheriou et Geli limitée au règne de la repré-
Mademli, éclairées par la (re)découverte du ilm de 2001 Acropolis d’Eva Stefani, sentation. À l’âge d’or de
lors du lancement d’un grand projet d’archives en Grèce, tirent quelques lectures l’archéologie moderne, la pro-
politiques et esthétiques de ce constat. fession demeura une pratique
genrée : les quelques archéolo-

Lettre d’Athènes gues grecques en exercice au


début du xx e siècle n’eurent
jamais accès aux principaux
sites de fouilles. Au contraire,
La féminité n’a jamais satisfait la nation. on leur assigna l’entretien des
artefacts fonctionnels, des tex-
Krystalli Glyniadaki, « National Anthem, Redux » (dédié à Eva Stefani)
tiles, des costumes. Toutefois,
même si l’on préféra la restau-

C omment la relique d’une


technolog ie obsolète
devient-elle le monument
dette, de l’apogée du cinéma
grec dans le circuit des festivals
(en tête de gondole, le prix Un
féminin. Mêlant images trou-
vées, archives de célébrations
oicielles au pied de la roche
ration des colonnes de marbre
aux motifs ottomans de la vie
quotidienne, ces pratiques
d’un désir collectif ? Revoir certain regard attribué à Canine sacrée, vieilles images de stag moins visibles pourraient être à
Acropolis d’Eva Stefani (2001) de Yórgos Lánthimos à Cannes films des années 1960, frag- l’origine d’une nouvelle forme
à l’ère d’un tourisme globalisé en 2009) à l’ère des multi-crises, ments d’émissions de radio d’archéologie, édifiant ainsi
transformant les monuments l’attachement de la Grèce à ses ou de chansons bourgeoises, une contre-interprétation du
en spectacle vient question- ruines anciennes et modernes l’artiste unit les pièces de ce canon historiographique natio-
ner l’imaginaire d’une nation. ont alimenté les récits du pou- troublant collage par la voix naliste. Ce ilm – constituant
Durant ces vingt-deux années voir ou de l’émancipation. of d’une âme ancienne tentant lui-même une archive – nous
qui ont suivi sa réalisation, Empruntant son titre à de se réapproprier son histoire : pousse à voir le patrimoine
de nombreux événements l’attraction touristique la plus « l’Histoire… Tant d’histoires dis- (l’étymologie du terme étant
ont marqué la fabr ique de iconique du pays, l’œuvre tinctes… Violemment détachées et déjà problématique) sous un
l’Histoire grecque – des jeux de Stef ani met en paral- dispersées ». Les mots sont répétés jour nouveau – cultivant un
Olympiques « revenus au pays » lèle le Parthénon (temple comme des motifs brodés, un regard fragmenté, elliptique,
aux ravages de la crise de la des « vierges ») et le cor ps refrain, ou un mantra. tourné vers l’image manquante

CAHIERS DU CINÉMA 99 FÉVRIER 2024


JOURNAL

et sa nature tactile. L’industrie décor lointain, et dorment dans


grecque du cinéma a beau se FESTIVAL. Du 20 au 27 février, le festival Travelling des abris de fortune sous l’auto-
renforcer sur le marché glo- à Rennes met le cap sur la capitale taïwanaise route. Le récit, au départ porté
bal, les processus d’archivage et ses paradoxes. par une journaliste désireuse de
demeurent épars, favorisant faire le portrait d’un écrivain à
les grands récits nationaux.
D’éminent·e·s réalisateur·rice·s
ont produit une grande partie
Taipei stories la rue, ne cesse de buter sur la
troupe des sans-logis : ces der-
niers interchangent leurs iden-
de leur œuvre en exil. D’autres tités et, assourdis par le vacarme
ilms furent censurés et demeu-
rèrent dans l’ombre durant des
décennies. La collecte d’infor-
P ressée par les belligérances
chinoises et sommée de se
conformer à une identité prémâ-
se révèle chorégraphie collec-
tive empreinte de mysticisme.
Composée à l’occasion de la
des chantiers, confondent leur
histoire avec celles contées par
des photographies ou cassettes
mation repose souvent sur le chée,Taïwan a choisi depuis plu- restauration du ilm, la musique DV trouvées dans la déchette-
bouche-à-oreille et dépend sieurs années d’explorer plutôt la industrielle de Lim Giong sou- rie. Dans son deuxième long
donc de la bonne volonté diversité de son patrimoine ciné- ligne l’étrangeté du pacte et métrage God Man Dog (2008),
de chacun. matographique. Les nombreuses rappelle au passage le travail Singing Chen expose la crise
À l’heure actuelle, la néces- restaurations récentes permettent des cinéastes avec lesquels il a de foi qui touche aussi bien un
sité d’une autre archive devient la tenue de rétrospectives s’éten- collaboré par ailleurs. Ainsi Hou couple aisé (elle est doublure
évidente, et ce sont les grandes dant enfin au-delà du carré Hsiao-hsien qui, lorsqu’il ilme mains pour des publicités, lui
institutions cinématographiques d’as de la nouvelle vague des Taipei en 2001 dans Millenium est un promoteur immobilier
grecques (FIF de Thessalonique, années 1980 (Hou Hsiao-hsien, Mambo, substitue à toute carto- occupé à embourgeoiser le lit-
Centre du ilm grec, Académie Tsai Ming-liang, Ang Lee et graphie une enilade de bars et toral de Taipei) qu’un couple
du film hellénique) qui se Edward Yang). C’est l’occasion clubs confinés hors du temps, aborigène miné par un alcoo-
mettent à l’œuvre, en collabo- saisie par le festival Travelling paradis artificiels où les per- lisme endémique. Dans une
ration avec les archives privées qui, en une soixantaine de ilms, sonnages s’enlisent. Si l’héroïne ville à peine praticable, tout se
et tous les parties prenantes de remonte jusqu’aux années 1960 interprétée par Shu Qi parvient voit assigner un prix sans que
l’industrie, et en employant des (avec Typhoon de Pan Lei, l’un à quitter son petit ami violent les chiffres ne correspondent
chercheur·euse·s aux identi- des premiers à défier la pro- le temps d’un séjour au Japon, à une quelconque réalité.
tés et aux positionnements pagande au sein des studios elle traverse les rues enneigées In extremis, les personnages
divers en vue de construire nationalisés), mais fait aussi la comme dans un rêve. Au plan voient leurs chemins se croiser
une nouvelle base de données lumière sur le travail de deux suivant, la voilà de retour dans lors d’un accident de la route.
cinématographiques exhaus- réalisatrices en leur présence : son appartement taipéien exigu, Désormais rassemblés autour
tive et accessible à tous. En Lee Mi-Mi, autrice de trois longs l’amant fantomatique la suivant d’un camion transportant à son
écrivant ces mots, nous nous métrages féministes et indépen- comme son ombre, comme si bord une statue de la déesse
rendons bien compte, en tant dants (Evening News, Unmarried rien, jamais, ne pouvait changer. Guanyin, et dont les néons
que femmes travaillant dans Mothers, tous les deux en 1980, Difficile de ne pas pen- attirent aussi bien les chiens
l’industrie du cinéma, que ces et Girls’ School, en 1982), et ser aux premiers plans de errants que les âmes en peine,
micro-pratiques ne nous sont Singing Chen. Autant de ilms Millenium Mambo lorsque, au ils commencent à formuler un
pas étrangères : en l’absence inédits en France qui constituent début de Bundled de Singing mode de vie qui échapperait à
de recherche institutionnelle à la découverte majeure de cette Chen (réalisé la même année), la fatalité. À travers cet étonnant
grande échelle, nous constatons 35e édition. un sans-abri arpente un long point de convergence mobile,
que les gestes qui consistent L’axe thématique «Taipei au pont plongé dans la grisaille. Ici, ce camion qui échappe à la sur-
à creuser les histoires der- cinéma » mène l’enquête sur la même l’utopisme synthétique veillance de la capitale, Singing
rière les films, à rechercher relation ambigüe entretenue des soirées techno a disparu : Chen consacre la micro-com-
des œuvres qui ont été écar- par les cinéastes avec la capitale, les personnages déshérités de munauté bigarrée comme le lieu
tées par le canon historiogra- réputée progressiste et démo- Singing Chen n’existent qu’à du nouveau départ.
phique, constituent des choix cratique. Symphonie citadine la périphérie de Taipei, vague Vincent Poli
politiques. Car nous voyons et témoignage précieux d’une
bien que, si nous observons industrialisation en voie d’ac-
© OCEAN DEEP FILMS

de près le corps de l’Acropole, célération, Morning in Taipei de


nous pouvons voir les traces Pai Ching-jui (1964) démarre
du cimetière ottoman presque à l’aube et, avant de ilmer les
inconnu de tous, secrètement gares et les usines comme on
conçu dans son ventre. pourrait s’y attendre, arpente
Anastasia-Melia tout d’abord différents lieux
Eleftheriou de culte. Si Ching-jui observe
et Geli Mademli la fin des traditions rurales au
proit d’une luidité moderniste,
Traduit de l’anglais celle-ci exige l’abandon total au
par Florence Malfatto rythme urbain : la vie en ville

CAHIERS DU CINÉMA God Man Dog de Singing Chen (2008). FÉVRIER 2024
JOURNAL
© RAPHAËL NIEUWJAER

Le Majestic, salle art et essai du groupe UGC, Lille.

du
EXPLOITATION. Avec le rachat en 2019 de deux salles
par UGC, le Majestic et le Métropole, Lille est la seule
6
ville de plus de 200 000 habitants à ne pas disposer au 14
d’un cinéma n’appartenant à aucun groupe. Fondé à
l’automne dernier, le collectif Lille Cinéphile appelle à
mars
travers une pétition au retour d’une salle indépendante. 2024

Lille : le circuit, la maire


et les cinéphiles
L a maire de Lille l’a souligné
lors du conseil municipal
de décembre : il y a bien dans
qui peinent à absorber tout
l’éventail de l’ofre. Aux enjeux
de diversité et d’accessibilité
e
14 ÉDITION DU FESTIVAL DE CINÉMA
les cinémas UGC de Lille des s’ajoutent ceux de la politique
QUEER DE LYON & DE LA MÉTROPOLE
salles dédiées à l’art et essai. d’animation et de la distribu- •
La réponse du collectif Lille tion. Le fonctionnement cen- Compétition internationale longs métrages
Cinéphile est claire : cet affi- tralisé d’un circuit programmant
chage ne suffit pas dans un ses salles depuis la région pari-
Grand Prix Écrans Mixtes - Mastercard
contexte où le classement art sienne s’accorde en effet mal
et essai peut s’obtenir sans mal à l’organisation d’événements
à travers la programmation de en prise avec le tissu local et au
ilms dits « porteurs » tandis que développement des publics. Le
des ilms plus fragiles sont relé- monopole d’UGC complique
gués à des séances et horaires également le travail des distri- Rétrospective Sébastien Lifshitz
peu accessibles, si tant est qu’ils buteurs indépendants, pris dans
soient difusés. En plus de faire un rapport de forces défavorable Hommage à Derek Jarman
partie du top 10 des Cahiers, et sans autres interlocuteurs •
©cara mia

Trenque Lauquen, Un prince et possibles. Alors que le feu vert


Désordres ont ainsi comme autre a été donné à la construction 25 avant-premières
point commun celui de ne pas d’un multiplexe Pathé à Lille- festival-em.org
être passés sur les écrans lillois. Sud, Lille Cinéphile, en train
De même, la part du patri- de se constituer en association,
moine a également eu tendance entend continuer à interpeller
à fondre ces dernières années. les collectivités locales sur leur
Loin de craindre la concur- sens des priorités en termes de
rence, Antoine Tillard, directeur politique culturelle. Et à faire
du Méliès à Villeneuve-d’Ascq circuler sa pétition.
verrait ainsi une salle indépen- Romain Lefebvre
dante lilloise comme un com-
plément aux salles périphériques https://lillecinephile.fr/

CAHIERS DU CINÉMA 101 FÉVRIER 2024


JOURNAL

HOMMAGE. Retour sur l’œuvre d’un grand cinéaste de la dérive et de la circulation,


mort le 17 décembre à 89 ans.

Otar Iosseliani, le monde est rond


© CAROLE BELLAÏCHE/COLL. CDC

Otar Iosseliani photographié par Carole Bellaïche pour les Cahiers à Venise, en 1992.

O tar Iosseliani était l’un des


rares cinéastes à avoir donné
au cinéma une ambition cosmo-
(celle de son compatriote Staline
et sa suite), quittant son pays et
sa censure dans les années 1980
pour préserver sa propre cadence
singulière, loin de la régularité
coercitive de l’usine, de la famille
deux ans, Iosseliani inscrit au
cœur du labeur pénible et dan-
gereux des plans de repos légers
logique. En toute humilité, avec pour réaliser la plupart de ses ou de la société qui l’entourent. où les ouvriers font cuire des
un regard ancré dans la réalité ilms en France, Iosseliani a dû Ainsi du jeune musicien char- brochettes sur les braises encore
matérielle qui n’était en rien un sentir très tôt que le cinéma, art mant d’Il était une fois un merle chaudes, fument une cigarette
« point de vue » – centré sur un du mouvement perpétuel et de chanteur (1970), sans cesse en en haut d’un vaste panorama,
sujet, une société ou ses indivi- l’ubiquité, induisait mine de rien train de courir, qui arrive in prennent leur douche ou font
dus –, mais une manière large à la fuite, voire à l’exil. Musicien extremis donner son coup de sécher leurs vêtements sur un
d’embrasser les dynamiques de et mathématicien de formation, cymbales dans le concert de son grand ventilateur. L’alcool, avec
multiples corps et choses en sui- le cinéaste, qui abandonnera la orchestre, mais paiera de sa vie le pas alourdi et malhabile qu’il
vant leurs trajectoires, bien plus carrière scientiique pour « ne pas son insouciance dans un acci- provoque, devient une manière
complexes, variées et palpitantes servir la destruction », compose ses dent de circulation. comme une autre de résister
que la révolution des astres ou ilms comme un art de la fugue : La lenteur, la pause, en de l’intér ieur à l’accapare-
des idéologies. chacun de ses personnages, avec mineur, ofrent une autre résis- ment industrieux et moral, et
Né en 1934 dans une son rythme propre et une plé- tance : dans La Fonte (1964)1, on trouve des alcooliques dans
Géorgie dont il ne cessera de thore de moyens de transports, documentaire sur une usine tous ses ilms : le curé noceur de
dénoncer la « crapulerie soviétique » fuit l’harmonisation collectiviste sidérurgique où il avait travaillé La Chasse aux papillons (1992)

CAHIERS DU CINÉMA 102 FÉVRIER 2024


JOURNAL

qui se réveille en retard pour chapitre VII (1996), se dérou- et vorace, chacun des person- la communication-communion.
la messe, le père d’Adieu plan- lant en Géorgie à trois époques nages, quoiqu’il ne cesse de faire Diicile donc de se souve-
cher des vaches ! (1999), mauvais (au Moyen Âge, lors du passage des rencontres, semble échapper nir précisément de ces films
exemple que sa femme bour- au communisme et lors d’une à la multitude d’autres que le toujours en plan large, faits de
geoise enferme pour le cacher période contemporaine marquée cinéaste place sur son chemin. détails et de cahots plus que
à la bonne société… « C’est par la guerre des Balkans), décrit Rencontres « audio-visuelles », de mots. Insistent néanmoins
une défense tout à fait connue en avec cruauté la roue de la for- aussi bien, dans cette arabesque dans la mémoire ces corps qui
URSS. Il y avait un poète géorgien, tune des maîtres et possesseurs : de raccords entre mouvements ne se laissent saisir que par leur
Galaktion Tabidzé, qui était tout un appartement qu’on vient de et bruits, topographie de l’espace physionomie et leur voix, leur
le temps ivre. Donc, on ne pouvait débarrasser de sa famille, dont le et changements météorologiques manière de se mouvoir et de se
rien lui reprocher… », racontera père a été fait prisonnier poli- plus ou moins surnaturels, au il poser. Ces acteurs non profes-
Iosseliani aux Cahiers (nº 461), tique, est réinvesti dans l’heure de longs et complexes panora- sionnels de tous âges, recrutés
mentionnant aussi l’alcoolisme par une nouvelle famille qui miques que le cinéaste calcule et dans l’entourage du cinéaste
de Boris Barnet (sans évoquer s’installe dans ses meubles, chas- dessine avant le tournage. (« mon casting, c’est mon carnet
le sien). sée de même et remplacée par d’adresses », dit-il), peuplent ses
une autre quelque temps plus Camper la vie ilms comme ils entourent sa vie
Corps et biens tard. Le château d’une vieille Sans qu’il n’y ait jamais chez au dehors. D’un bord à l’autre,
Dans ce cinéma de la dérive des aristocrate dans La Chasse aux Iosseliani de personnage entiè- la frontière est poreuse, et les
corps, bien boire et bien man- papillons, préservé par sa cousine rement négatif, eut égard à la igurants ont une vie illimitée
ger deviennent les seuls attributs de la vente à un businessman versatilité des êtres et aux aléas que le cinéma n’enregistre qu’en
bénéiques de corps mobiles et japonais, est inalement hérité de la vie, il est indéniable que passant. Iosseliani, pour luidiier
insaisissables. Avril (1961), son à sa mort (au grand dam de la ceux qui ont sa préférence sont encore ses glissandos, inscrit dans
film de fin d’études, évoque famille) par sa sœur, une vieille les observateurs : dénués de ses montages de nombreux petits
déjà (comme le fera Perec dans dame moscovite alors logée toute possession, ils peuvent jump cuts. C’est que le burlesque
Les Choses quelques années chichement dans un apparte- se reposer d’eux-mêmes et fondamental de la vie tient à ce
plus tard) l’encombrement de ment communautaire surpeuplé. regarder les autres. Comme que ça ne s’arrête jamais, que
l’amour d’un jeune couple par Sa ille init par revendre le châ- les clochards ou les enfants, tout se conserve et se transforme.
la consommation. Les objets teau au Japonais, reconstituant le cinéma, art de l’immatériel Même les morts, dans ses ilms,
qui alourdissent valent mieux dans un quartier chic de Paris par excellence, capte et pro- inissent par se réincarner dans
comme monnaie d’échange, avec ses compatriotes un nou- jette sans thésauriser jamais sa d’autres identités.
dans un monde où la propriété vel appartement communautaire richesse imaginaire. Même chose Les phalanstères de Iosseliani,
est vouée au vol permanent, aussi bruyant que le précédent. pour les traditions orales, qui aux mille dynamiques passion-
plus ou moins violent. Dans « C’est un ilm logique, ce n’est pas se conservent d’autant mieux nelles, font drôlement écho au
son dernier ilm, Chant d’hiver un film pessimiste », répondait qu’elles n’ont de sens qu’à se socialisme utopique de Charles
(2011), les pillages de la guerre Iosseliani à propos de cette fable transmettre. Vieilles chansons Fourier, qui s’est toute sa vie
font suite, à Paris, à un incessant (Cahiers nº 461) où voisinent à géorgiennes (1968) documente acharné à penser une contre-
ballet de voleurs intrépides dont l’instar de ses autres films un ainsi des chants polyphoniques société, follement démocratique
les menus butins arrachés font ensemble de petites commu- géorgiens au cœur de cinq vil- au-delà de tout moralisme, où
le lien entre les personnages. nautés qui campent dans une lages, une « culture vocale sophis- chacun, dans la singularité et la
Même « vanité des vanités » dans méconnaissance réciproque. tiquée qui mystérieusement n’a volatilité de ses désirs, pourrait
Les Favoris de la lune (1984), On voit ainsi la vieille aristo- pas été abîmée par le temps ». Au trouver sa place en se dépla-
où l’on assiste à un infatigable crate tirer au pistolet sur des spectateur d’entendre plus que çant continuellement. Ce qui
déménagement d’objets dérobés boites de conserve tandis qu’à de comprendre, comme dans nous reste de la filmographie
et revendus durant des siècles. deux pas défile la cohorte de Et la lumière fut (1989), tourné aujourd’hui close de Iosseliani,
Une peinture dont la toile se Hare Krishna qu’elle héberge dans un village africain menacé c’est cette manière de faire du
réduit au il du temps comme dans son domaine. Dans Chant par la déforestation, dont le cinéma une occupation du
peau de chagrin à force d’être d’hiver, un lent panoramique qui cinéaste invente des pratiques temps ouverte à l’ininie petitesse
redécoupée et remontée sur un observe des policiers détruisant et des coutumes mystérieuses de nos existences, cherchant, au-
nouveau cadre fait figure de des tentes de SDF dans une forêt découvertes au il de l’eau sans delà des solitudes, le bon point
symbole : rien ne sert de capi- s’achève sur la chorégraphie jamais sous-titrer les villageois, de fuite pour en saisir l’énergie
taliser, malgré la beauté et l’aura concentrée d’un groupe s’exer- plaçant çà et là quelques rares multipliée qui fait que le monde
que font miroiter les œuvres, les çant au tai-chi-chuan. Cette cartons laconiques. Comme Tati, est monde. Il faut des cinéastes
bibelots et les meubles, l’héri- manière de tisser de proche en auquel on l’a beaucoup comparé, pour faire tourner la terre.
tage sera toujours accaparé par proche un récit où des groupus- Iosseliani « déteste les dialogues » Pierre Eugène
de nouveaux rapaces. « Les gens cules contrastés habitent indif- (Cahiers nº 427), qui éloignent
essayent d’avoir quelque chose féremment un même espace de la réalité matérielle, et fait ses 1
Ce film et cinq autres du cinéaste
dans le monde matériel et, plus ils déploie un comique sombre, ilms sans qu’on ait besoin d’en sont visibles sur la plateforme Henri
s’approprient des choses, plus ils burlesque et musical : avec les entendre le babillage d’une psy- de la Cinémathèque française.
demeurent seuls » (Cahiers nº 368). œillères de leur ligne de vie, leur chologie jugée toujours réduc-
La fable noire de Brigands, propre dynamique passionnelle trice, menaçant de verser dans

CAHIERS DU CINÉMA 103 FÉVRIER 2024


JOURNAL

DISPARITIONS
dans le sud des États-Unis, à
© JEONWONSA FILM

travers une enquête policière


poisseuse. Engagé dans le
mouvement des droits civiques,
il s’attaque aussi au racisme
dans A Soldier’s Story (1984)
et Hurricane Carter (1999),
consacré à Rubin Carter, boxeur
noir condamné à tort à la
prison à vie. La question de la
justice individuelle et sociale
traverse toute l’œuvre de
Jewison, également dans FIST
(1978), évoquant la corruption
gangrénant les syndicats
ouvriers des années 1930,
ou le ilm de procès Justice
pour tous (1979). Il touche
aussi à la politique à travers la
Lee Sun-kyun dans Les Amours d’Oki de Hong Sang-soo (2010). science-iction dans l’excellent
Rollerball (1975), où il imagine
Laurence Badie Frank Cassanti et jusqu’à sa mort il s’est un sport de combat ultra-
Morte le 11 janvier à 95 ans, La vie et l’œuvre de Frank essentiellement consacré à violent dans un monde dominé
Laurence Badie était d’abord Cassanti, mort le 22 décembre des documentaires sur le jazz, par l’ultra capitalisme et la
une bouille et une voix. Après à 78 ans, lient trois passions et une trentaine, centrés sur des médiatisation cynique. Passant
avoir débuté au TNP, elle combats : la lutte politique, le igures qu’il admire (Michel d’un genre à l’autre, il adapta
apparut pour la première cinéma et le jazz. L’Agression Petrucciani, Archie Shepp, deux comédies musicales à
fois dans Jeux interdits de (1973), relatant l’assassinat Wynton Marsalis, Sun Ra, Billie succès : Un violon sur le toit
René Clément (1952), puis d’un immigré, premier court Holiday…) ou des festivals, (1971) et le très daté opéra
on la vit chez Sacha Guitry métrage de ce militant dont Jazz à Porquerolles, qu’il a rock Jésus Christ Superstar
(La Vie d’un honnête homme, communiste et animateur de lui-même cofondé en 2002. (1973). Citons encore la
1953). Ensuite, de Grémillon ciné-club, proche de Chris comédie romantique Éclair
(L’Amour d’une femme, Marker, Joris Ivens et Marceline Norman Jewison de lune (1987), l’une de ses
1954) à Casper (elle double Loridan-Ivens, sera interdit par Bien que n’ayant jamais accédé dernières réussites, avant des
le petit fantôme dans la série la censure. Il réalise ensuite au statut de grand cinéaste, années 1990 plus inégales. Il
animée), de Vincente Minnelli son premier long, Salut, les Norman Jewison est l’auteur est mort le 20 janvier à 97 ans.
(La Vie passionnée de Vincent voleurs (1973) avec Jacques de quelques ilms marquants
Van Gogh, 1956) au Miel Higelin, puis L’Afiche rouge de la culture populaire Lee Sun-kyun
et les Abeilles (sitcom des (1976), qui obtiendra le Prix américaine des années 1960- L’acteur coréen Lee Sun-kyun
années 1990), de Scooby-Doo Jean-Vigo. Ce ilm évoque le 70. Il débute au cinéma avec est internationalement connu
(elle est la voix de Vera groupe Manouchian à travers des comédies sans grand pour son rôle dans Parasite de
Dinkley) à Alain Resnais – qui une troupe de comédiens relief, avant de se distinguer Bong Joon-ho (2019), mais on
semblait beaucoup l’aimer : préparant une pièce sur lui et avec Le Kid de Cincinnati l’a découvert en France grâce à
Muriel (1963), La guerre rencontrant des témoins qui en (1965), où Steve McQueen quatre ilms de Hong Sang-soo,
est inie (1965), Mon oncle ont côtoyé les membres. Dans interprète un champion de dont il aura été l’un des acteurs
d’Amérique (1980) –, ou le même esprit brechtien, le poker. Il retrouve ce dernier les plus attachants : Night and
de Truffaut (La Peau douce, beau La Chanson de Roland avec le sympathique mais Day (2008), Les Amours d’Oki
1963) à « L’Académie des (1976) suit une troupe de surcoté L’Affaire Thomas Crown (2010), Haewon et les hommes
neuf », Badie avait de quoi pèlerins du Moyen Âge, contant (1968), polar surchargé de (2013), Sunhi (2013). Il est
compter pour un adolescent de village en village la chanson split screens, une coquetterie aussi l’interprète principal de
des années 1980-90, qui de geste donnant son titre au peu représentative de sa sobre l’inquiétant Sleep de Jason Yu
pouvait à travers elle lier sa ilm. Sa dernière iction pour eficacité. Dans la chaleur de (2023) qui sort en France ce
petite enfance à sa cinéphilie, le cinéma est Le Testament la nuit (1967), avec Sidney mois-ci (lire page 94). Il est
et même trouver en cette d’un poète juif assassiné Poitier, marque une inclination mort le 27 décembre à l’âge de
actrice un sujet de complicité (1987) d’après Elie Wiesel, politique de son cinéma. Il y 48 ans (lire aussi ci-contre).
avec sa grand-mère. mais à partir des années 1980 aborde les tensions raciales Marcos Uzal

CAHIERS DU CINÉMA 104 FÉVRIER 2024


JOURNAL

NOUVELLES DU MONDE
AMÉRIQUES déjà exprimé leur solidarité, Le GFI à la Berlinale Maïwenn
parmi lesquelles Pedro Costa, Géorgie. Le Georgian Film ne s’excusera pas
Souris tueuses les frères Dardenne, Gael García Institute participera pour France. Mardi 16 janvier,
États-Unis. Le 1er janvier, la Bernal, Carlo Chatrian ou les la première fois au Marché la cinéaste Maïwenn a été
première version de Mickey membres de la SRF. du ilm européen de la 74e condamnée à verser 400 euros
Mouse, celle de Steamboat Berlinale. Cette organisation d’amende, 1500 euros à
Willie créé par Walt Disney indépendante avait vu le Mediapart, 500 euros de
et Ub Iwerks en 1928, est ASIE jour suite à la réorganisation frais de justice et 1 euro
tombée dans le domaine public, du Georgian National Film symbolique à Edwy Plenel
selon l’exception américaine Contre le lynchage Center par la ministre de la pour l’avoir agressé dans
qui ixe la longévité des droits médiatique Culture Tea Tsouloukiani. un restaurant parisien en
d’auteur à quatre-vingt-cinq Corée du Sud. Après la mort de Fustigeant une mise au pas février 2023. L’accusée a
ans après le décès de l’auteur. Lee Sun-kyun (lire ci-contre) politique et un affaiblissement catégoriquement refusé de
Un premier ilm d’horreur a quelques jours après un volontaire de l’institution, s’excuser, estimant avoir été
été annoncé pour mars 2024 : interrogatoire de 19 heures pour de nombreux cinéastes ont victime d’un dévoilement
Mickey’s Mouse Trap de Jamie soupçons de prise de drogue, apporté leur soutien à son abusif de sa vie privée lors de
Bailey, dans lequel un serial le monde de la culture sud- ex-directeur Gaga Chkheidze la publication d’extraits de ses
killer déguisé en Mickey coréen se mobilise pour qu’une et appellent au boycott du auditions concernant l’affaire
poursuit des ados dans une enquête soit menée sur ce GNFC. « Nous allons à Berlin, Besson. C’est la première
fête foraine. Un second est en probable suicide. Mettant en à la rencontre des festivals fois que Plenel est agressé
préparation, puis un jeu vidéo… cause les fuites policières et internationaux de premier physiquement en raison de
Cette ruée ne manque pas de le déchaînement médiatique, plan et de fonds disponibles ; son métier. S’il regrette la
préoccuper Disney qui, dans un la nouvelle Association de nous expliquerons ce qui se médiatisation de l’affaire,
communiqué à l’AFP, afirme solidarité entre artistes culturels passe ici et promouvrons les il alerte sur la nécessité de
qu’elle « continuera de protéger a tenu une conférence de presse ilms géorgiens », a déclaré à protéger le droit de la presse
ses droits sur les versions plus le 11 janvier pour demander Screendaily le directeur exécutif et des journalistes.
récentes de Mickey ». que la loi « assure que les du GFI, David Vashadze. Circé Faure
principes et les exceptions ne
Ravages de Milei soient pas inversés entre les
Argentine. À peine un mois droits de l’homme des suspects
après son arrivée au pouvoir, le et le droit du public à savoir ,
président d’extrême droite, Javier et que les autorités d’enquête
Milei, a annoncé la suppression n’interprètent et n’appliquent
du budget de l’Incaa (équivalent pas arbitrairement l’intention de
du CNC) et de ceux alloués au la loi ».
réseau d’écoles publiques de
cinéma (Enerc). Les cinéastes
argentins se mobilisent contre EUROPE
des mesures aussi dévastatrices
qu’absurdes (l’Incaa Avis de supernova
fonctionnant sur fonds propres) Belgique. Il reste moins de
et en appellent au soutien de la deux mois au cinéma bruxellois
communauté cinématographique Le Nova pour réunir la somme
internationale dans un nécessaire au rachat de ses
communiqué publié au nom du locaux et garantir la pérennité
collectif Cine Argentino Unido : de ce pilier autogéré de la
« Sous prétexte d’eficacité cinéphilie belge. Depuis 2017,
économique, le gouvernement l’association a mis en place une
actuel entend déposséder la coopérative ain de faire face
société d’un outil vital pour à la in de son bail prévu en
l’exercice de la citoyenneté. Ce mai prochain. Le 27 janvier, le
n’est pas anodin. Un peuple Relet Médicis organisait à Paris
sans histoire, sans mémoire une séance de soutien à ce lieu
et sans identité est facilement unique en son genre qui diffuse
dominé, et déshumanisé. » De entre autres des ilms non
nombreuses personnalités ont distribués en Belgique.

CAHIERS DU CINÉMA 105 FÉVRIER 2024


DVD / RESSORTIES LIVRES

Serge Daney, début des années 1960.


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

LIVRE Exercices de relecture, Serge Daney, 1962-1982 de Pierre Eugène

Daney, le plaisir du texte


par Charles Tesson

Itelle
l est rare, sinon exceptionnel, qu’un tra- « ciné-ils », formulée dans la critique de car c’est le fait de marcher en cinéma, pas
FONDS BONAUD/PHOTO DR

vail de fond, d’une telle qualité et d’une Nick’s Movie de Wim Wenders. Le terme à pas, ilm après ilm, qui ouvre la voie à
ampleur, soit consacré à une igure de « relecture » qui igure dans le titre vaut des idées nouvelles, de leur insistance à
aussi importante de la critique de cinéma, aussi bien pour Eugène que pour Daney : leur consistance.
Serge Daney en l’occurrence. Son auteur relire ses textes (1970-1982) en vue de La pensée de Daney fonctionne par
se livre à une analyse fouillée et rigou- leur publication dans La Rampe (ceux deux. Une pensée binaire, pour asso-
reuse de l’œuvre du critique de 1962 à retenus, modiiés, écartés), chapitre sur cier, diférencier, opposer, tête de Janus
1982, enrichie d’autres éléments écrits, lequel l’ouvrage se termine symbolique- comprise, entre généralisation hâtive et
en particulier ses carnets manuscrits. ment (« un tombeau productif ») : tour- intuition fulgurante : le cru et le cuit, le
Parmi les analyses les plus remarquables, ner une page avant d’en écrire une autre. corps et son vêtement, le réel et sa dou-
celles autour de Pasolini (Porcherie, Partant du principe, érigé en méthode, blure, etc. « Il n’y a peut-être que deux grands
Théorème), Rossellini (La Prise du pouvoir qu’« un texte n’est jamais seul », toujours sujets au cinéma, la iliation et l’alliance.» Soit
par Louis XIV), sur son cinéaste de che- relié à une pensée en mouvement, le le sujet de prédilection du mélodrame,
vet, Hawks, de Rio Bravo à Rio Lobo (le travail de relecture devient à une autre « qui fait de nous des enfants du langage : en
fameux «Vieillesse du même »), la relec- échelle la condition de l’exigence cri- gros la parenté et la iliation, transmission
ture de Bazin (« L’écran du fantasme ») tique, selon la citation d’Ezra Pound en des noms, des places et des désirs ». Plus loin,
et « Sur “Salador” » (une huile de table, exergue des Cahiers no 288 (mai 1978) : à propos de Reds de Warren Betty : « On
pas un film latino-américain !), texte fon- « Le critique qui ne tire pas des conclusions sent bien qu’il ne s’est rien passé entre la mère
dateur (cinéma et publicité, nouveaux personnelles en refaisant ses mesures est sim- Forme et le père Fond, ce vieux couple obs-
régimes d’images, etc.). Si Pierre Eugène plement une personne sur qui on ne peut pas cène dont seules les scènes de ménage sont un
(membre du comité de rédaction des compter. » peu intéressantes.» De même, à propos de
Cahiers), évoque par moments l’écriture D’entrée, l’enjeu et le défi de cet Hawks, quand il note l’absence caracté-
de Daney – admiration de Jean Paulhan, ouvrage est placé sous le signe provo- ristique de la mère dans ses ilms en pré-
un style assertif et conclusif –, il privilégie cateur de Godard à partir de ses propos cisant que la caméra est cette igure de
surtout ses idées et, en archéologue de tenus peu après la mort de Daney, typiques la mère à qui il faut plaire. Il distingue
sa pensée, s’attache à leurs sources, leur de son amour vache : « On retiendra une ou également deux types de cinéphiles,
manière de s’incarner dans des mots. deux formules, mais je ne sais pas si on retien- ceux qui voient le cadre d’abord puis les
Et ce, en recensant les notes de lecture dra une pensée. » L’auteur lui répond à la corps, et les autres qui voient l’inverse. Et
de Daney, toujours bien référencées et in : « Daney n’a pas une pensée mais en la bonne cinéphilie : « Ne pas chercher des
étayées par la grande connaissance des contient des multitudes », ainsi qu’au début, pères, mais leur survivre.» Qui, de manière
sciences humaines de l’auteur, et en s’atta- avec cette belle citation de Lacan : « Pour se plus personnelle, sera reformulée plus
chant à leur évolution : vieillesse du mot, cogner à un mur, pas besoin de connaître le plan tard : chercher le père à condition de ne
vieillesse du même. Pierre Eugène guette de la maison.» Ce en quoi son passionnant pas le trouver. Soit une pensée constituée
dans les textes le surgissement d’un mot exercice de relecture se révèle proitable, autour de notions cadres, véritables idées
puis l’usage qui en sera fait. Par exemple, dégageant les lignes de force de cette ixes : inscription vraie, échange inégal,
« innocence » pour le cinéma (innocence pensée plurielle, moléculaire (le bricolage typage, etc.
perdue face au sentiment de déjà-vu et dont parle Levi-Strauss, le bégaiement Serge Daney a toujours plus ou
de déjà-ilmé) et pour le spectateur : son cher à Deleuze) dont il restitue l’ADN, moins associé sa vie à celle du cinéma,
innocence piétinée par une position de la mosaïque, qui peut tenir aussi de l’ara- en particulier à la in – le sida, sa mort à
non-dupe. De même, le mot « visuel » besque, de l’idéogramme, voire de la calli- venir, celle du cinéma, appréhendée dès
apparu pour la première fois dans le texte graphie. Au fond, pour reprendre l’image l’époque de la publication de La Rampe.
« Sur “Salador” » en 1970 – un réel déjà du plan de la maison, celle aussi de « La Une expérience vécue comme une forme
engagé dans une procédure de visualisa- maison cinéma et le monde » (titre des d’auto-analyse, qui trouvera un écho chez
tion –, ou celui de « passeur » (en 1978), recueils de ses textes chez P.O.L), Daney Jean Louis Schefer dans son magniique
titre d’un texte sur Grémillon pour le a été un critique de cinéma taoïste : une ouvrage, L’Homme ordinaire du cinéma.
programme qui accompagne une rétros- pensée qui chemine, sauf que le chemin à Daney, parlant de lui, disait : « L’auteur fait
pective au République, ou l’expression de emprunter ne préexiste pas au marcheur, comme si la clé de son histoire résidait dans

CAHIERS DU CINÉMA 107 FÉVRIER 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

la suite des ilms. » D’où ces obsessions,


déjà pointées (iliation et alliance, l’en-
fance, la provenance), et d’autres autour
de la notion d’enchaînement, dans sa
vie (rebondir, se relancer, passer à autre
chose) et dans les ilms : passer d’un plan
à un autre, leur agencement et engen-
drement, chez Lang ou Paradjanov (Sayat
Nova). Mais la plus grande obsession, ligne
conductrice qui traverse tout l’ouvrage,
est celle du temps : venir après. Pour
Daney, venir après l’âge d’or du cinéma
américain des années 1950 puis arriver
aux Cahiers après que Rohmer en fut
parti. Plus largement, le temps de la cri-
tique qui est par déinition ce qui vient
après le ilm, selon les propos de Barthes :
« Dire avec retard, en se plaçant tout entier dans
ce retard. » Obsession du temps (« Le cinéma
n’est jamais à l’heure »), un cinéma du trop
tôt, trop tard, à l’heure du déjà-vu : « Ce
qui va être ilmé a (presque) toujours déjà
été ilmé.» D’où ce constat brutal : « Que
se passe-t-il dans Le Mépris ? Toujours la
même histoire : l’on vient trop tard. » Et cette
remarque fondatrice, en écho à Walter
Benjamin : « Marcher vers l’avenir, mais le intime (vie privée, voyages), servent de critique a été l’afaire de sa vie et son
dos à l’avenir, en regardant s’éloigner le passé. » passerelle pour pointer la continuité, les gagne-pain, ce dont il parle rarement,
Finalement, cet écart entre ce qu’il est écarts ou les contradictions avec ce qu’il sauf lors du dégel des années maoïstes :
dans la vie (ce dont parlent en partie ses dit et fait aux Cahiers. Notamment lors « OPA sur le gauchisme à vendre, si la revue
carnets) et le cinéma élu : « Par moralisme, du passage de la revue au militantisme doit devenir progressiste ou social-démocrate,
j’ai élu mes plus grands cinéastes, ceux qui (marxisme-léninisme, années Mao) et sa au moins que ça paie. » En lisant son pre-
sont incapables de toute iguration de l’homo- sortie : « Sentiment quand même qu’il serait mier numéro des Cahiers en 1959, à l’âge
sexualité : Mizoguchi, Rossellini, Godard.» scandaleux d’être exclu (de m’exclure) de la de 15 ans (le nº 99, consacré à Fritz Lang
Derrière ce foisonnement d’idées, au théorisation de beaucoup de choses vécues. » Et avec notamment un texte de Michel
maillage soigneusement tissé, l’ouvrage, plus loin, lors du durcissement politique : Mourlet), il dira, par rapport à la période
par le choix de la chronologie, retrace en « Et si, du même coup, j’apprenais a) à vivre b) américaine de Lang, alors méprisée mais
creux son parcours au sein des Cahiers du militantement (sic). Il est encore temps de se défendue par la revue : « Cet aristocratisme
cinéma, de pigiste débutant en 1964 (l’an- découvrir AUTRE. » Ou son interrogation, paradoxal me plut. » Daney n’a pas été un
goisse du texte refusé) au critique qui y après-coup : « Qu’est-ce qui, chez moi, me critique du côté du créateur ou de l’au-
exerce des responsabilités à partir de 1973. range à gauche ? » Lucide, Pierre Eugène teur, analysant ses thèmes et son style
Pierre Eugène, sur la base du parcours pointe ses accents de mauvaise foi quant (« ses tics et ses tropes », comme il dira plus
de Daney, restitue ces lignes de force qui au cinéma chinois des années Mao tard), contrairement à un Jean Douchet.
traversent et secouent la revue, se suc- lorsqu’il déclare : « Les films chinois ne À la fin des années 1970 aux Cahiers
cèdent ou s’afrontent en même temps, nous ont jamais vraiment intéressés. Et nous (texte sur Fuller, « La fureur du récit »,
sur un plan politique, théorique, esthé- ne les avons jamais vantés ou même trouvés celui sur Apocalypse Now de Coppola)
tique. Il insiste à juste titre, outre Bazin bons.» De même, lorsque la revue s’écarte et, ensuite, à Libération, Daney devient un
et la politique des auteurs, sur l’inluence progressivement de sa ligne militante, critique du point de vue du spectateur,
première du mac-mahonisme et de ses Daney, comme il est précisé dans l’ou- de son expérience, allant jusqu’à nourrir
idées, leur efacement et leurs résurgences. vrage, est ce « conservateur pas nécessairement un dialogue ou un échange (renvoyer
Il fait la distinction pertinente entre les convaincu par l’ancienne ligne, mais qui ne veut la balle, comme au tennis) avec le film,
premiers voyages de Daney, pour lui, pas pour autant stopper l’élan militant, […] particulièrement pour les anciens, ayant
hors de la revue (sorte de fuite en avant : observateur lucide mais inalement peu moteur le goût de la revoyure : « Si tu reviens,
« Qui veut le voyage veut le simulacre et le face au désinvestissement militant qui perce qu’est-ce qui me prouve que c’est toujours
cultive »), et ceux plus tardifs, en lien avec autour de lui. » Sinon, étrange aveu, quant bien toi ? »
le cinéma et pour les Cahiers : l’arpen- au cinéma moderne : « Personnellement, je Tout au long de cet ouvrage, on
teur, la carte et les nouveaux territoires. me suis imposé ce cinéma moderne, je ne l’ai devine autre chose : Daney a été un
Les carnets manuscrits de Daney, souvent pas aimé spontanément.» critique de cinéma avant d’être un
convoqués, qui tiennent à la fois du jour- Quel cr itique de cinéma Serge critique des films. Ce qu’il rappelait
nal de bord d’un cinéphile et du journal Daney a-t-il inalement été ? Certes, la à propos de Pont du Nord de Jacques

CAHIERS DU CINÉMA 108 FÉVRIER 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

Rivette : « Et là, si on était honnête (et (projets de thèse sur Paulhan, Mizoguchi, une autre revue ne m’a simplement jamais
moins esclave du “un”) on dirait : j’ai vu projets de livres), objet manquant dans eleuré », écrivait-il en 4e de couverture
des ilms, ou j’ai vu : du cinéma. Nuance.» son œuvre de cr itique de cinéma, de La Rampe), faisant corps avec elle, tout
Il observe, analyse, critique dans un ilm comme le rappelait Jean-Claude Biette en cultivant « le narcissisme de la petite dif-
ce qu’il dit ou a à dire du cinéma et ce dans sa préface à L’exercice a été proitable, férence », pour exister en tant qu’individu
que le cinéma, en retour, a à lui dire. Ce Monsieur (1993), recueil posthume sous au sein d’un groupe.Vaste sujet, en être,
qui explique qu’il n’a pas été un cri- forme de journal, consigné sur ordina- en être exclu, y exercer des responsabili-
tique d’évaluation, au sens traditionnel teur (1988-1991), à la différence des tés, avec en toile de fond ce qu’a si bien
de l’usage et de l’attente (la prescription), carnets manuscrits. Quelque peu amer, décrit Daniel Sibony dans Le Groupe
car l’enjeu se situait pour lui ailleurs, en Daney disait à la in de sa vie : « J’aurais inconscient : Le Lien et la Peur (1980) et
accord avec ce que Barthes disait du aimé être écrivain, penser par moi-même ; Sternberg si bien ilmé dans Fièvre sur
discours critique : « Non pas découvrir une au lieu de cela, je n’ai eu que les idées des Anatahan (1953). C’est précisément le
œuvre mais la couvrir le plus complètement autres. » À entendre ici, outre les idées ilm choisi par Serge Daney pour ouvrir
possible de son propre langage. » des cinéastes et des ilms qui ont nourri la rétrospective des 30 ans des Cahiers à
Une question m’a eleuré en décou- sa vie, au sens de Jean Eustache, celui la Cinémathèque française, avec un mes-
vrant cet ouvrage, celle de la périodi- de La Maman et la Putain : « Ne parler sage subliminal à la clef : un adieu aux
sation de son corpus (1962-1982), qu’avec les mots des autres, c’est ce que je Cahiers et à l’île d’Anatahan, théâtre cruel
diférente de la publication de l’ensemble voudrais. Ce doit être ça, la liberté. » Une de la vie du groupe et de son chef, dési-
de ses textes en 4 volumes chez P.O.L autre hypothèse vient à l’esprit, à travers rer avoir sa place puis la perdre. Quant
et faisant abstraction de la suite, jusqu’en ce choix de périodisation, que suggère à son histoire personnelle au sein de la
1992, quoique évoquée dans l’avant- implicitement le livre : la pensée Daney revue, les intermittences, le temps long
dernier chapitre. L’auteur s’en explique, est née avec la maison Cahiers, pour elle, avant d’y exercer des responsabilités,
en terminant volontairement sur la en elle, à cause d’elle et, quelle que soit la Daney le résume à sa manière : « Dans
fabrication de son premier ouvrage, La nature et le besoin de ses autres voyages l’impossibilité que j’étais de me montrer, j’ai
Rampe. Soit la question du passage du critiques (Libération, Traic), il a toujours attendu patiemment qu’on me voie. » ■
texte critique au « livre à venir », autre été hanté par elle, profondément, fon-
obsession que trace en creux l’ouvrage damentalement (« L’idée de travailler pour Éditions du Linteau, 2023.

© PHILIPPE BONAUD

Documents privés de Serge Daney issus du fonds Bonaud, reproduits dans le livre de Pierre Eugène. Pages de gauche : schéma dans le Carnet 53,
février-mai 1982 ; ci-dessus : à gauche, couverture du brouillon de l’article « Vieillesse du même », 1971 ; à droite, couverture du Carnet 31, 1972.
Nous remercions Philippe Bonaud de nous avoir autorisés à reproduire ces documents.

CAHIERS DU CINÉMA 109 FÉVRIER 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

d’un ensemble documentaire consa-


LIVRE DVD Jeanne par Jeanne Moreau cré aux actrices, archives vivantes du
cinéma. Dans ses textes aussi, l’écriture

La mémoire ne lanche pas de soi s’ouvre au collectif, en particulier


par la polyphonie captivante des cor-
respondances. L’autrice se difracte au
sein d’une mosaïque de voix singulières

Dfaceans un cinéma de Pigalle, une petite


ille dévore ses gants de laine rouge
à La Bête humaine de Jean Renoir.
Si ses récits écrits ou ilmés s’avèrent
parfois inaboutis, ils font cependant
aleurer des réseaux d’impressions précis,
et contrastées (Delphine Seyrig, Agnès
Varda, Florence Malraux, Marguerite
Duras, Luis Buñuel, Louis Malle, Henri
Sous le choc de ces images et de ces tenaces. Cela tient au détail d’une texture, Alekan, François Trufaut…).
viol(ence)s, elle regagne son lit, doulou- d’une couleur, d’un geste : un baiser au Enin, Moreau sait donner du corps
reuse, iévreuse. Cette petite, c’est Jeanne goût d’herbe humide, une voix mêlée à l’absence (ces « absences répétées » qu’elle
Moreau, qui se raconte dans des écrits au froissement d’un tissu, la inesse d’un a mises en chanson pour Guy Gilles).
autobiographiques, la mémoire chevillée linge, la qualité d’un regard ou l’éclat Elle collecte les traces laissées par les
au corps. Il s’agit de manuscrits inachevés d’une chambre claire. L’art de la table êtres de passage, de lits défaits en sou-
et de correspondances, édités à partir des prend aussi une place conséquente dans venirs cutanés, d’échos en silences. Ses
archives de l’artiste (chez Gallimard, sous son univers : une façon littérale de se sou- lettres d’amour, dont celles au scénariste
la direction de Jean-Claude Bonnet). Elle venir « par le menu ». Ces scènes de repas Roger Nimier, esquissent une anatomie
y est venue et puis revenue, à ce brouil- manifestent une autre qualité du geste en retrait, d’une érogène mélancolie : « Je
lon de sa vie, sans lui donner de forme rétrospectif de Moreau : son sens du par- vous embrasse à l’endroit où était cette marque
inale. Or l’échec du projet préserve aux tage, du collectif. Lumière (1976), sa pre- pour vous la rappeler .» Il n’est pas hasar-
morceaux sauvés leur fulgurance : celle mière réalisation, se présente comme une deux, à ce titre, que son livre s’achève sur
du souvenir qui tranche. La réminiscence autoiction au sein d’une bande d’amies cette invitation sibylline de Marguerite
se fait corps récalcitrant, non digéré dans comédiennes (Francine Racette, Caroline Duras, dans une lettre sans date : « Une in
une synthèse rétrospective. Cartier, Lucia Bosé), avec la grâce fragile très douce, presque sans voix, qu’en diriez-
Cette mémoire intempestive sur- d’une répétition, d’un plateau ouvert aux vous ? » Au inal, son œuvre réunit dans
git dès un abécédaire avorté à la lettre collaborations et trouvailles, où l’énergie une même prise la mémoire du corps et
« AAAAaaaaa ». Ici, perce le son émis circule. Ce désir de brosser des portraits celle de sa disparition. ■
par une bouche d’enfant régulièrement d’actrices, où Jeanne s’insère à l’avant Élodie Tamayo
assaillie par des médecins, lui laissant une comme à l’arrière-plan, se retrouve
gorge où coulent sang chaud et glace à dans son ilm sur Lillian Gish (1983), Textes réunis par Jean-Claude Bonnet. Gallimard, 2023.
la vanille. Une première intrusion non avec qui elle dialogue en personne, et Coffret DVD Jeanne Moreau, cinéaste : Lumière (1976),
désirée dans ses chairs, abusées ensuite qui aurait dû constituer le premier volet L’Adolescente (1979), Lillian Gish (1983). Carlotta.
à l’adolescence par un professeur de
théâtre. Il faudra donc recouvrir cet épi-
derme traumatique d’une autre mémoire
charnelle, se modeler un corps de femme
désirant et insoumis. Fille d’une mère
qui regrettait sa vie de danseuse et d’un
père sujet à l’alcoolisme, elle s’écartera,
par son indépendance obstinée, des
modes traditionnels de la maternité et
de la iliation. Pour son métier comme
dans l’intimité, elle aimera hors mariage,
libérée de la coquetterie des studios dès
Ascenseur pour l’échafaud, à deux ou à trois
comme dans Jules et Jim, atteignant l’or-
gasme avec L’Amant, auprès d’hommes
qui aiment les hommes (dont Pierre
Cardin, avec qui elle s’invente un amour
« sur mesure »), et jusque dans la matu-
rité (des Valseuses à Lumière, où Moreau
se lie au débutant Bruno Ganz). Cette
sensualité lumineuse, exposée avec fran-
chise, transparaît dans certaines photo-
graphies du beau-livre ainsi que dans
Lumière, Adolescente et Lillian Gish, les
trois ilms qu’elle a réalisés, désormais
réunis en cofret. Jeanne Moreau dans sa maison provençale de Préverger, 1964-1966.

CAHIERS DU CINÉMA 110 FÉVRIER 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES
SPLENDOR FILMS

RESSORTIE L’Enfer des armes de Tsui Hark (1980) Face à cette emprise de la violence,
le cinéaste n’uniie pas les actions mais,

Fulgurante ixe au contraire, les sabote, les mutile, multi-


plie les détonations, quitte à faire brûler
tout ce qui passe à l’image : l’essence, les
corps, l’argent, la ville. Aucun lien de
ne main féminine enfonce une aiguille fenêtres carcérales, avec pour seul horizon causalité, par exemple, entre le gros plan
USaisissement
dans la moelle épinière d’une souris.
de l’animal au contact de
des ils barbelés. Lorsqu’elle quitte avec
fracas son emploi parce qu’elle refuse
du canon d’un fusil et l’explosion d’une
bombe, si ce n’est la nécessité intime
l’aiguille, mouvements circulaires fous d’être davantage exploitée, le cinéaste de libérer la charge de destruction de
et chaotiques, couinements ampliiés des place en contrepoint des actualités chaque objet et de chaque geste. Tsui
autres souris dans leurs cages. La séquence radiophoniques annonçant une loi qui nourrit ainsi un bouillonnement for-
d’ouverture cueille à froid le spectateur. restreint la liberté d’avorter. Il rapproche mel inlassable, fondé sur une diversité
Il serait dommage d’en déduire aussitôt ainsi systématiquement sa rage de l’évo- anthologique des mouvements et leur
une esthétique de la barbarie qui mène lution politique de Hong Kong, encore décomposition par le montage : bloquer,
le ilm de gangsters sur le terrain de la sous contrôle britannique. sauter, glisser, courir, grimper, s’abaisser,
jouissance sadique et de la dissection Pearl est mêlée à tout cela sans que se relever, disparaître, hurler. Sa bruta-
glaciale des rapports humains.Tsui Hark le spectateur comprenne toujours com- lité austère l’empêche de se complaire
s’inspire d’un fait divers : une série d’at- ment. Dominant un magma d’images dans les mélancolies maniéristes propres
tentats commis dans les salles de cinéma avec une grâce d’ange noir, elle émaille à son contemporain et ancien rival John
de Hong Kong à la in des années 1970 chacune de ses apparitions de gestes Woo. À la in de L’Enfer des armes, l’élar-
par de jeunes bourgeois. Mais celui-ci est punks irrésistibles (comme jeter une gissement de l’espace, aussi majestueux
dissous dans un maelstrom destructeur cigarette allumée dans le slip d’un voyou que l’arrivée de Clint Eastwood et d’Eli
qui entraîne tous les personnages : trois qui cherche à l’agresser). Par sa façon de Wallach au cimetière de Sad Hill dans
jeunes étudiants, Paul (Albert Au), Lung mêler lyrisme de l’anarchie et logique de Le Bon, la Brute et le Truand, est très
(Lung Tin-sang) et Ko (Che Biu-law), la furie, elle mérite de devenir aussi ico- vite englouti dans une transe conti-
lancés dans des actions terroristes sans nique que d’autres révoltées de la même nue et maniaque. Au même titre que
motivation véritable ; Pearl (Lin Chen- époque : Carrie White, immortalisée par la musique, où se côtoient la partition
chi), une anarchiste jusqu’au-boutiste ; Sissy Spacek dans Carrie au bal du diable de John Williams pour Star Wars, celle
l’oncle de celle-ci, Tan (Lo Lieh), un de Brian de Palma (1976), ou surtout de Goblin pour Zombie de Romero
policier occupé à démanteler un traic Thana, à laquelle Zoë Lund a donné ou encore Oxygène de Jean-Michel
d’armes entre le Vietnam et la Chine ; incandescence et dureté dans L’Ange de Jarre, les hommages au cinéma améri-
enin, Nigel (Nigel Falgate), un Anglais la vengeance d’Abel Ferrara (1981). Le des- cain évoquent des vols à l’arrachée ou
sanguinaire à l’apparence robotique, qui tin de Pearl est pourtant bref : il trouve des convulsions extatiques, par lesquels
© COLLECTION FONDS JEANNE MOREAU

manipule les maias locales. sa conclusion bien avant les dernières s’invente un corps d’images, transpercé,
Dès le début, Tsui Hark se place, en séquences de L’Enfer des armes. Mais sa défiguré, mais toujours renaissant au
fait, du côté des rongeurs apeurés, qui fulgurance sublime le chaos des images, le rythme de ses meurtrissures. ■
n’ont pas d’autre vie que de courir fébri- rend supportable, emportée par une mise Jean-Marie Samocki
lement à l’intérieur de leur roue. Cette en scène qui, d’accélération en suren-
métaphore cinglante relète l’existence de chère, aboutit à une forme hybride, entre
la jeune Pearl dans son appartement aux ilm noir tragique et cartoon explosif. Version restaurée en salles le 7 février.

CAHIERS DU CINÉMA 111 FÉVRIER 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

chapeau étoilé de leurs, pieds nus dans


© 1995 T&C FILM AG/EURO SPACE.

l’eau sur fond de paysage portuaire téné-


breux, trace dans l’air une chorégraphie
accidentée, frêle, convulsive, d’un pathé-
tique morbide et halluciné.
Au centre de cette constellation, une
« jeune » star du kabuki : Tamasaburo
Bandô, célèbre onnagata (acteur tra-
vesti interprétant exclusivement des
rôles féminins) dont Schmid, en de
longs plans ondoyants, observe sur
scène les labiles délicatesses de pou-
pée en fragile équilibre, les transfor-
mations lamboyantes de ses kimonos
passant subitement du blanc immaculé
au rouge vif, ainsi que ses longs prépa-
ratifs devant le miroir, calligraphiant son
visage de craie. Interrogé, l’acteur aux
mains voletantes raconte la « collection
de formes » qu’il s’est constituée depuis
BLU-RAY Visage écrit de Daniel Schmid (1995) l’enfance pour « peindre » les femmes,
observant et absorbant pour à son tour

Vers le masque polariser le regard. Fasciné et silencieux


devant tous ces rituels qui déploient un
imaginaire insondable, Schmid init par
y tramer sa propre petite iction muette

J
’aurais bien aimé voir Sarah Bernhardt
« dans L’Aiglon, cette dame âgée, jouant un
personnage de 18 ans… et avec une jambe de
élaborant les gestes immémoriaux d’un
art dont ils restent les animateurs sereins
et crépusculaires : Han Takehara, 92 ans,
et musicale, à la von Sternberg : jamais
déplacé, Bandô en panoplie, mangé des
yeux par deux hommes, réactive alors
bois », déclarait, à Freddy Buache en 1975, geisha, danse dans une quasi-immobi- la mémoire d’un cinéma disparu, où
Daniel Schmid, qui ilmera neuf ans plus lité, Tsuakiyomatsu Asaji, 101 ans, gei- des igures intouchables et moirées se
tard dans Le Baiser de Tosca quelques sha, joue du shamisen et chante, Haruko vouaient à la projection fantasmatique
grandes gloires de l’opéra vivant leurs Sugimura, 88 ans, actrice chez Naruse, du moindre geste. ■
derniers jours dans la maison de retraite évoque sa carrière au cinéma, tandis Pierre Eugène
Verdi, à Milan. En 1995, au Japon, il que Kazuo Ôno, bouleversant danseur
remet en scène quelques vieilles légendes de butô, 88 ans, vêtu d’une robe et d’un Blu-ray. Carlotta Films.

BLU RAY / DVD Ça chauffe à Ridgemont High d’Amy Heckerling (1982) enjolivent les performances de leur amant
respectif. Avec une frontalité étonnante,

Chapeaux de roue le ilm montre surtout que cette confor-


mation au désir supposé de l’autre a des
conséquences plus lourdes pour les adoles-
centes – d’un premier rapport proche de

Tdansout juste 22 ans et déjà journaliste


aguerri, Cameron Crowe s’immerge
un lycée de San Diego ain de cerner
d’en raconter le drame et la comédie, en
particulier dans Breakfast Club (1985). Le
premier long métrage d’Amy Heckerling
l’agression jusqu’à un avortement. À tous
égards, Ridgemont High fait charnière entre
l’âpreté des années 1970 et le triompha-
ce segment de la population auquel ses joue plutôt des écarts entre l’imagination lisme des années 1980. Rien ne l’indique
employeurs font constamment référence : et la réalité, la parole et l’acte, le rôle et mieux que le rôle du centre commercial.
les « kids ». En résulte un livre-enquête bien- son interprétation. Les rapports de genre Si la jeunesse apparaît comme une sous-
tôt transformé en scénario par l’auteur.Au sont le terrain principal de ces spécula- classe laborieuse, cumulant études et petits
cinéma, l’adolescence était jusqu’alors sujet tions où se croisent l’apprentissage de la boulots souvent humiliants, elle jouit aussi
d’inquiétude (les rebelles sans cause) ou séduction (pour les garçons) et celui de la d’un monde sous cloche où imiter la vie.
de nostalgie (la tendance American Graiti). sexualité (pour les illes).A priori conven- Le double mouvement du ilm (le fan-
Crowe délaisse ce regard d’adulte pour se tionnel, un tel partage se trouve relevé par tasme et sa contradiction) s’épuisera hélas
tenir au ras des postures, stratégies, expé- un humour visuel parfois potache – les dans son adaptation en sitcom en 1986. ■
riences d’une poignée de garçons et de sièges trop grands du restaurant où se Raphaël Nieuwjaer
illes ordinaires. Une typologie s’esquisse, tient un premier rendez-vous ; l’énorme
mais c’est à John Hugues qu’il reviendra saucisson débité tandis que deux amies Combo Blu-ray/DVD. Elephant films.

CAHIERS DU CINÉMA 112 FÉVRIER 2024


AVEC LES CAHIERS AVEC LES CAHIERS AVEC LES CAHIERS AVEC LES CAHIE
LE CINÉ-CLUB
Le 12 février à 20h
Au Cinéma du Panthéon, Paris
Simone Barbès ou la vertu
de Marie-Claude Treilhou (1979)
Présentation et débat par la rédaction des Cahiers.
50 places offertes aux abonnés (une place par abonnement)
Réservez vite en mentionnant votre numéro d’abonné à :
cineclub@cahiersducinema.com

(C) LA TRAVERSE

PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Le 6 février à 18h30 et 20h45 au Forum des Du 13 au 18 février au cinéma Zita Le 21 février à 18h à l’Institut National
Images, Paris de Stockholm d’Histoire de l’Art, Paris
Claire Allouche présente le programme Alice Leroy présente plusieurs séances Pierre Eugène intervient lors du séminaire inter-
« France années 70, mémoires migratoires », du Franska Film Festivalen. universitaire sur la critique (IDEC) autour de son
avec Mes voisins de Med Hondo et Ali au ouvrage Exercices de relecture. Serge Daney
pays des merveilles d’Alain Bonnamy et Le 16 février à 19h30 au cinéma Anthology 1962-1982 (éditions du Linteau, 2023).
Djouhra Abouda (1975), puis Les Voix croisées Film Archives, New York
de Raphaël Grisey et Bouba Touré. Philippe Fauvel et Jackie Raynal présentent Le 21 février à 19h au Théâtre Kantor
Deux fois et Notes on Jonas Mekas de l’ENSL, Lyon
Le 6 février à 20h au CinéCentre, Dreux de Jackie Raynal. Élodie Tamayo présente une séance dédiée aux
Thierry Méranger présente Ariaferma de fictions ethnographiques de Laura Huertas
Leonardo Di Costanzo, en sa présence. Le 17 février à 17h45 et le 18 février Millán (dont Sol Negro et El laberinto), en
à 19h30 au cinéma Film Forum, New York présence de la réalisatrice.
Le 7 février à 20h15 à la Maison de la Culture, Philippe Fauvel et Jackie Raynal présentent
Bourges, le 12 février à 17h au Cinéma La Collectionneuse d’Éric Rohmer et New York Le 22 février à 20h30 au cinéma Le Dietrich,
Théâtre, La Mure, et à 20h au cinéma Story suivi de Hotel New York de Jackie Raynal. Poitiers
Le Jeu de Paume, Vizille ; le 13 février à 20h Josué Morel présente Monsieur Klein
au cinéma Le Cap, Voreppe Le 18 février 2024 à 18h à la Cinémathèque de Joseph Losey.
Raphaël Nieuwjaer présente La Zone d’intérêt de Stockholm
de Jonathan Glazer, avec le soutien de l’ADRC. Alice Leroy présente Navigators de Noah Le 28 février à 20h au Centre des Arts,
Teichner, en sa présence. Enghien-les-Bains
Le 12 février à 20h au cinéma L’Archipel, Dans le cadre de son ciné-club
Paris « Autour de Pialat », Charlotte Garson
Pierre Eugène et Marie Anne Guerin présentent présente Loulou.
leur ciné-club « Deux dames sérieuses ».
LE CONSEIL DES DIX

cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre

Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal

Walk Up (Hong Sang-soo) ★★★ ★★★ ★★★★ ★★ ★★★

Il fait nuit en Amérique (Ana Vaz) ★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★

Daaaaaalí ! (Quentin Dupieux) ★ ★★ ★★★ ★ l ★★★ ★★★ ★★ ★★


Universal Theory (Timm Kröger) ★ ★★★ ★

La Bête (Bertrand Bonello) ★ ★★★★ ★★★★ ★ ★★★ ★★★ ★★

L’Empire (Bruno Dumont) ★★ ★★ ★★ ★★★ ★★ ★★

Chienne de rouge (Yamina Zoutat) ★★ ★★ ★★ ★ ★ ★

La Mère de tous les mensonges (Asmae el Moudir) ★★★ ★★ ★★ ★ ★★

Iron Claw (Sean Durkin) ★ ★★ ★★★ ★ ★ ★ ★★

Sleep (Jason Yu) ★ ★★ ★★

A Man (Kei Ishikawa) ★★ ★ ★

Le Pion du général (Makbul Mubarak) ★ ★ ★ ★

Green Border (Agnieszka Holland) l ★ ★ ★ l

20 000 espèces d’abeilles (Estibaliz Urresola Solaguren) ★★ ★

Black Tea (Abderrahmane Sissako) ★

Madame de Sévigné (Isabelle Brocard) ★

Vivants (Alix Delaporte) ★

Sans jamais nous connaître (Andrew Haigh) ★★★ ★★★ l

Le Molière imaginaire (Olivier Py) ★★ ★ l

L’Enfer des armes (Tsui Hark) ★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★★ ★★★

Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).

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221-1B du code de la consommation, d’un droit de rétraction de 14 jours à compter de la réception du
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CAHIERS DU CINÉMA 114 FÉVRIER 2024


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