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4 AOÛT 2021
Des Chaumières
Il y a en Crète
comme une flamme […],
quelque chose de plus
puissant que la vie
et la mort
Nikos Kazantzakis
Actualité par Marie Servain
E
n 1986, le chanteur italien
Lucio Dalla lui rendait hom-
mage avec une composi-
tion originale, sobrement intitulée
Caruso. Un succès repris des
dizaines de fois dans le monde.
Parmi les interprétations les plus
mémorables, celles de ses dignes
successeurs, Luciano Pavarotti, en
1989, et Andrea Bocelli, en 1994.
Puis celle de Florent Pagny, qui
s’est hissée à la deuxième place
du Top 50 en France, début 1996.
Chacun à sa façon a honoré l’ar-
tiste italien Enrico (né Errico)
Caruso, considéré de son vivant
– et plus encore sans doute depuis
©BIANCHETTI / LEEMAGE
sa mort – comme la plus belle voix
de tous les temps.
Cet organe sans équivalent,
la future star, passionnée par le
chant, l’a travaillé dès ses 10 ans.
Avantagé par une bouche très large Il fut acclamé de son vivant sur les scènes du monde entier.
et des cordes vocales plus longues Depuis, la voix de l’illustre ténor n’a connu aucune rivale.
que la normale, Enrico s’inscrit
dans le registre du « ténor drama- fait connaître dans le monde entier. Il estime néanmoins, dans son
tique ». Avec le chef d’orchestre Dès ses premiers enregistrements livre L’Art de chanter, que « passé
Vincenzo Lombardi, il apprend à en 1902 et, avec l’arrivée du pho- 50 ans, un grand artiste doit avoir
positionner son larynx et à pous- nographe que tous les foyers s’ar- la dignité de faire ses adieux à son
ser sa voix dans les aigus sans la rachent, il est l’artiste masculin le public lorsqu’il est encore en pleine
casser. Le jeune chanteur d’opéra plus écouté et le mieux payé du possession de ses possibilités ».
atteindra ainsi des sommets, au monde. Incontournable dans la Il tiendra parole un peu plus tôt
sens propre comme au figuré… sphère classique, Enrico Caruso et malgré lui… Malade, il s’éteint le
Né à Naples le 25 février 1873, l’est aussi avec des airs plus 2 août 1921 à l’âge de 48 ans, sur
c’est depuis les États-Unis qu’il se populaires, italiens et américains. ses terres napolitaines. •
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SOMMAIRE
HEBDOMADAIRE N° 3461 – 4 AOÛT 2021
Une publication du groupe Reworld Media
F
ille de l’homme d’État Jules
Roche et épouse du cubiste
Albert Gleizes, Juliette Roche
aurait pu profiter de son nom pour
faire parler d’elle. Peintre et écri-
vaine, elle préféra pourtant res-
ter dans l’ombre, se jouant des
normes et des conventions. C’est
à cette femme iconoclaste, farou-
chement indépendante et féministe
que le musée des Beaux-Arts de
Besançon consacre une rétrospec-
DÉPÔT DE LA FONDATION ALBERT GLEIZES AU MUSÉE ESTRINE, SAINT-RÉMY-DE-PROVENCE, ADAGP, PARIS 2021
tive. La première en France. Les
raisons de cette méconnaissance
par les historiens d’art sont mul-
tiples. « Intégralement détenues
par la Fondation Albert Gleizes,
ses œuvres sont peu accessibles.
Par ailleurs, aucune n’est datée, ce
qui rend compliquée la reconsti-
tution de son parcours », explique
Christian Briend, conservateur au
Centre Pompidou, à l’initiative de
cette rétrospective. Déployée sur
deux étages, l’exposition bison-
tine réunit près de quatre-vingts
peintures dont la majorité a été
restaurée pour l’occasion.
Une femme dandy
Née en 1884 dans un milieu favo-
rable aux arts et aux lettres, Juliette
Roche envisage très tôt une double
carrière, artistique et littéraire. «Ses
débuts sont tributaires de sa forma-
tion auprès de petits maîtres aca-
démiques, Edmond Borchard puis
Portrait de l’artiste à Serrières (vers 1925). Huile sur carton. Charles-Frédéric Lauth », relève
4
par Sandrine Tournigand
l’ombre
Christian Briend. En témoigne un sai-
sissant double autoportrait qui ouvre
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Exposition
badauds. Le porron, ce pichet typi- et compotier à même les bois gra-
quement catalan, est aussi pré- vés de son mari. Dans une autre,
texte à peindre des natures mortes. elle reproduit une de ses gouaches.
«Très cubisante, l’une d’entre elles Elle se consacre également à
mêle forme triangulaire, damiers des travaux d’illustration et d’art
colorés et cercles entrecoupés qui décoratif, comme en témoignent
s’agencent et se déclinent autour d’étonnants panneaux de faïence
du récipient stylisé.» dans lesquels elle reprend son
De retour à New York, foyer du œuvre monumentale new-yorkaise
American Picnic (voir Le Musée en
PARIS, FONDATION ALBERT GLEIZES, ADAGP, PARIS 2021
mouvement Dada, les Gleizes
retrouvent Marcel Duchamp et clair, page 59). En 1926, le couple
Francis Picabia, qui fréquentent part s’installer à Saint-Rémy-de-
comme eux le cercle des mécènes Provence dans leur grande pro-
Louise et Walter Arensberg. priété, « Les Méjades », où ils
Lectrice assidue, Juliette s’adonne produisent entre autres de la mar-
aussi à l’écriture moderniste, jolaine. Renouant avec les scènes
influencée par le futurisme. «Son urbaines de sa jeunesse, Juliette
recueil de poèmes, Demi cercle, s’intéresse de près au marché aux
publié en 1920, apportera une grains de la place de la République
contribution importante à la lit- dont elle décrit l’animation dans des
térature dada, annonçant le sur- coloris soutenus. «Évoluant entre
réalisme, tout en se révélant à les pyramides de plantes aroma-
Étude pour Sur les Ramblas (1916). forte teneur autobiographique », tiques posées sur des bâches,
Huile sur carton.
note le commissaire d’exposi- les silhouettes de badauds se
tion. Quatre ans plus tard, elle réduisent à des bâtonnets. » La
écrira La Minéralisation de Dudley retiennent aussi les devantures
Craving Mac Adam. Dans cette très colorées des magasins et les
nouvelle où elle décrit la dérive terrasses de café bondées de tou-
dans Manhattan d’un artiste raté, ristes à Avignon.
l’écrivaine porte un regard ironique Ultime jardin dans l’œuvre de
sur l’œuvre de Marcel Duchamp. Juliette Roche, celui de son mas
L’univers interlope de cette ville propose une vision heureuse de
américaine lui inspire également de son lieu de vie et de création.
nombreux sujets de tableaux. Le « Dans un tourbillon de touches
jazz et les music-halls donnent lieu multicolores qui n’est pas sans
PARIS, FONDATION ALBERT GLEIZES, ADAGP, PARIS 2021
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belle-fille du peintre Félix Vallotton,
fait l’objet d’un magnifique tableau.
encore en activité.
Le mot de la rédac’
Voici venu le temps
des grandes vacances,
du soleil, des dîners
en terrasse, des balades
au bord de l’eau ou en
montagne… Partageons
de bons moments qui
PHOTOS ISTOCK (X 3)
nous tiendront chaud
cet hiver !
8
par Sabine Hébert
JOSSE / LEEMAGE
les deux croisades qu’il entreprit: fait prison- on en connaît déjà 7 et nul
nier au cours de la première, il mourut devant n’avait vu la petite nouvelle.
Tunis au terme de la seconde, avant d’être Le Verrier non plus: il a
canonisé en 1297 par le pape Boniface VIII. déduit son existence de l’étude
d’une autre planète, Uranus,
dont le trajet est infléchi par
Les JMJ 1997, un grand cru! l’attraction qu’exercent sur elle
ses voisines Jupiter et Saturne.
Du rassemblement au Champ-de- Mais ces deux géantes
Mars, le 21 août 1997, à la messe du n’expliquent pas tout
dernier jour célébrée sur l’hippodrome des irrégularités orbitales
de Longchamp trois jours plus tard, d’Uranus et Le Verrier fait
les XIIe JMJ (Journées mondiales de l’hypothèse d’une planète
la jeunesse) se clôturent en présence inconnue agissant sur elle. Il
de plus d’un million de pèlerins calcule sa trajectoire et, parce
venus des quatre coins du monde. que les planètes se déplacent,
Une affluence qui surprend les invite ses collègues à observer
organisateurs, qui ne s’attendaient un point précis du ciel
pas à un tel succès. Sur l’hippodrome, à une date précise. Qu’ils
MONDADORI PORTFOLIO/BRIDGEMAN IMAGES/LEEMAGE
une foule immense et joyeuse négligent la date, que
tape des pieds pour accueillir un Jean-Paul II vieillissant avant de leurs cartes du ciel soient
se recueillir dans un silence irréel afin d’écouter son homélie, qui se imparfaites ou leurs télescopes
conclut par un encouragement à continuer leur parcours dans la foi : pas assez puissants, ses
« Chers jeunes, votre chemin ne s’arrête pas ici. Le temps ne s’arrête collègues ne voient rien.
pas aujourd’hui. Partez sur les routes du monde, sur les routes de Dépité, Le Verrier s’adresse à
l’humanité, en demeurant unis dans l’Église du Christ ! » À 18 heures, un astronome de l’observatoire
lorsque le pape prend place dans l’avion du Vatican pour regagner de Berlin qui, immédiatement,
l’Italie, il fait part de sa tristesse de devoir quitter la « fille aînée de observe… la planète Neptune.
l’Église » : « Ma consolation, c’est que je serai de retour à Rome pour la
Saint-Louis. De cette façon, la France m’accompagne aussi à Rome. »
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Nouvelle
© ISTOCK
L’homme que j’ai aimé
L
aurette déposa la soupière fumante en année. Il semblait avoir disparu avec ses
sur le dessous-de-plat, prit l’as- ambitions professionnelles. En effet, depuis
siette de Marius, installé de l’autre que Marius avait obtenu un poste de direc-
côté de la table, et la remplit. Dès qu’elle teur commercial, trois ans auparavant, et
l’eut placée devant lui, il y plongea sa cuil- qu’il s’était vu confier des clients et des pro-
lère tout en poursuivant la lecture de son jets plus importants, ses journées tournaient
magazine. Elle s’assit et entre deux cuillé- désormais autour de son travail. Il n’avait
rées de potage, se mit à observer son époux plus le temps de rien, pas même de sourire
à la dérobée. En dix ans de mariage, Marius ni de profiter de l’existence. Il avait revêtu
n’avait pas vraiment changé. Le temps un costume d’homme sérieux, obnubilé par
n’avait pas encore saupoudré de sel l’encre sa carrière.
de ses cheveux ; à peine avait-il sillonné de Bien sûr, Laurette l’avait félicité pour cette
rides son visage hâlé. Oui, il avait conservé promotion mais dans le secret de son cœur,
intact ce charme qui l’avait conquise au pre- elle aurait préféré que rien ne change. À ses
mier regard. Aujourd’hui encore, à l’aube yeux, l’existence qu’ils menaient suffisait
de la quarantaine, elle le trouvait toujours à son bonheur. Pourquoi vouloir toujours
aussi séduisant. Surtout quand il lui adres- plus quand on possède déjà l’essentiel ?
sait ce merveilleux sourire dont elle ne se Apparemment, l’essentiel ne suffisait pas
lassait pas mais qui, hélas ! s’était fait de à Marius. Il voulait être le premier, le meil-
plus en plus rare, de mois en mois, d’année leur. Celui que ses collègues admireraient,
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par Cécile Debon
celui que ses supérieurs encenseraient. week-ends où il était présent, Marius n’as-
Maintenant qu’il avait obtenu le poste qu’il pirait qu’à une chose : se reposer. Au grand
convoitait, il allait leur démontrer à tous sa dam de Laurette, il passait la majeure partie
vraie valeur ! Même si pour y parvenir, il de ses moments libres, affalé dans le canapé,
devait accumuler les horaires à rallonge et avec pour compagnie, le poste de télévision.
les nombreux déplacements à l’étranger. Ou alors, il s’isolait au sous-sol, dans une
– Avec le salaire que je vais toucher, tu pièce qu’il s’était aménagé et dans laquelle,
vas pouvoir envoyer promener ton boulot casque sur les oreilles, il écoutait les grands
de traductrice sous-payé, avait-il proclamé compositeurs de la musique classique. Sa
avec fierté. Tu pourras rester à la maison manière à lui de se ressourcer, précisait-il.
et faire ce qu’il te plaît. Avec nostalgie, Laurette se remémorait
– Pourquoi devrais-je quitter un travail l’époque bénie où il prenait le temps de se
que j’aime ? avait protesté Laurette. C’est balader avec elle dans la forêt. L’époque où
hors de question. il savait encore s’extasier sur la beauté de
Il avait haussé les épaules. la nature. L’époque où le ballet virevoltant
– Comme tu voudras. En tout cas, une des papillons autour d’eux, le laissait rêveur
chose est sûre, cette fois, j’aurai les moyens comme un enfant.
de t’emmener en Inde, voir le Taj Mahal ! Elle repensait également à ces dimanches
s’était-il exclamé. Tu vas réaliser ton rêve après-midi, où il mettait de la musique et
de petite fille. Je te promets qu’on ira là-bas l’invitait à danser. Entre fous rires et tendre
avant la fin de l’année. connivence. Comme ce petit grain de folie
Mais l’enthousiasme et les projets de qui, autrefois, faisait tout le charme de
Marius n’avaient pas suffi à calmer les Marius, lui manquait ! À présent, au lieu
craintes de Laurette. La suite des événe- d’avancer sur le même chemin qu’elle, il
ments lui donna malheureusement raison. marchait sur une route parallèle. Sans
même en avoir conscience.
U ne fois n’étant pas coutume, Marius était
A
insi l’année s’était écoulée sans rentré à temps pour le dîner. Laurette s’était
qu’il tienne sa promesse, sans fait une joie de ce tête-à-tête. Ces derniers
même y refaire la moindre allu- étant de moins en moins fréquents, elle avait
sion. Au lieu de ça, Marius s’était investi voulu marquer le coup en se faisant belle
corps et âme dans sa nouvelle fonction et pour lui. Afin de voir briller de nouveau
ses nouvelles responsabilités. Ces dernières dans ses yeux une lueur amoureuse mêlée
lui étant définitivement montées à la tête. de fierté. Afin que ses pensées et son atten-
Jusqu’à en oublier sa vie de couple. Laurette tion soient tournées vers elle, au lieu d’être
avait désormais l’impression de faire partie accaparées par son travail. Cela faisait trop
des meubles de la maison. Toutefois, elle longtemps qu’il la regardait sans la voir.
patientait en espérant que l’homme imbu, à Laurette continuait d’observer son mari,
l’emploi du temps surchargé, qu’était devenu toujours plongé dans son magazine, espé-
Marius, finirait bien par descendre de son rant qu’il finirait par poser les yeux sur elle.
piédestal. Elle s’impatientait. Allait-il enfin remarquer
Les saisons passaient, ponctuées par ses sa nouvelle robe qui soulignait la finesse de
nombreux voyages d’affaires. Et lorsqu’il ne sa taille ? Ses cheveux coiffés en un savant
se déplaçait pas plus souvent qu’à son tour, chignon d’où s’échappaient des mèches
il était retenu au bureau pour un problème ondulant gracieusement dans son cou ? Elle
de contrat. Quand il ne s’agissait pas d’une savait que cette coiffure mettait sa nuque
réunion de dernière minute, se prolongeant en valeur. Et Marius avait toujours eu un
jusque tard dans la soirée. faible pour sa nuque. Or, il ne l’avait même
Sous pression durant la semaine, les pas effleurée du regard. De toute façon, il
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L’homme que j’ai aimé
n’avait fait aucun commentaire sur sa tenue. hauteur, elle constata qu’elle s’était trompée
– Tu as passé une bonne journée ? s’en- de berline. Où avait-elle garé la sienne ? Elle
quit-elle en espérant encore qu’il finirait par ferma les yeux tandis qu’une boule se for-
remarquer sa mise soignée. mait dans son estomac.
– Dans l’ensemble ça s’est plutôt bien Les paroles du médecin résonnèrent de
déroulé, répondit-il distraitement sans nouveau dans sa tête.
quitter la revue des yeux. – Suite au traumatisme provoqué par l’ac-
– Est-ce que tu me trouves toujours jolie ? cident, votre sœur est plongée dans le coma.
Les mots avaient fusé spontanément de Nous l’avons placée sous sédation et respira-
ses lèvres. Cette fois, son mari la regarda. Il tion artificielle jusqu’à ce que ses fonctions
haussa les sourcils avant de laisser échapper vitales soient stabilisées. Pour le moment,
comme une évidence : nous ne sommes pas en mesure de savoir
– Tu le sais bien que je te trouve jolie. C’est comment son état va évoluer.
quoi, cette question ? En se remémorant ces mots, Laurette fut
Il secoua la tête, quelque peu perplexe, prise d’un brusque vertige. L’état préoc-
puis reprit le fil de sa lecture. Déçue, cupant de Louise la bouleversait au plus
Laurette tritura le morceau de pain posé profond de sa chair. Elle qui, depuis la dis-
près de son assiette. La minute d’après, à parition prématurée de leurs parents, avait
brûle-pourpoint, elle demanda encore : toujours veillé sur sa petite sœur et pris soin
– Et notre vie actuelle ? Elle te plaît notre d’elle, se sentait vulnérable et impuissante
vie actuelle ? face à ce drame soudain.
Nouveau coup d’œil étonné de Marius. – Elle va s’en sortir ! formula Laurette en
– Oui, bien, sûr. Il me semble qu’on a tout respirant profondément. Louise est une bat-
pour être heureux, non ? tante. Oui, elle va s’en sortir.
Sauf que nous ne le sommes pas, voulut- A u moment où elle voulut prendre le télé-
elle répliquer mais elle se contenta de sou- phone portable rangé dans son sac, sa main
pirer, désenchantée : tremblait tellement qu’elle lâcha l’appareil
– Oui, si c’est ce que tu crois. à deux reprises.
D’un doigt fébrile, elle activa le numéro
de son mari.
L
aurette sortit de l’hôpital d’un pas – Marius ?
chancelant et se dirigea vers le – Laurette ? Que se passe-t-il ? Je suis
parking. Tout en marchant, elle désolée mais je ne peux pas te parler pour
s’étonnait de voir qu’autour d’elle la vie l’instant. Je suis en pleine réunion. À ce soir.
poursuivait paisiblement son cours. Le soleil Elle n’eut pas le temps d’ajouter quoi que
continuait de briller de tous ses rayons au ce soit. Marius avait déjà coupé la communi-
firmament. Du petit square situé de l’autre cation. Désemparée, elle battit des paupières
côté de la rue lui parvenaient des cris et pour en chasser les picotements. L’espace de
des rires d’enfants. Même les oiseaux nichés quelques secondes, Laurette resta figée au
dans les arbres environnants gazouillaient beau milieu du parking, indécise. Puis elle
joyeusement. le rappela, poussée par l’impérieuse néces-
Oui, la vie poursuivait paisiblement son sité de lui parler, d’entendre des mots de
cours, toutefois, lorsqu’on l’avait contactée soutien et d’encouragement.
sur son lieu de travail pour lui annoncer la – Marius, il faut absolument que je te parle.
mauvaise nouvelle, Laurette avait eu l’im- C’est important. Juste une minute, s’il te…
pression d’être submergée par les vagues – Bon sang, Laurette ! l’interrompit-il en
d’un tsunami: sa sœur avait été victime d’un vitupérant. Maintenant ce n’est pas possible.
accident de la route. Tel un automate, elle Je te rappelle dès que je peux, d’accord ?
se dirigea vers son véhicule. Parvenue à sa – D’accord, dit-elle d’une voix éteinte.
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Quand, une demi-heure plus tard, elle se de perler au bord de ses cils. Elle battit des
gara devant leur domicile, elle eut l’impres- paupières pour les chasser et comme autre-
sion d’avoir effectué le trajet dans un état fois, elle posa sa tête contre son épaule ras-
second. Sans même ôter son manteau, elle surante, en fermant les yeux pour mieux
se rendit dans le salon, se pelotonna dans profiter de cet instant de grâce.
le canapé, le portable posé près d’elle. Peu à peu, la présence réconfortante de
Durant tout le reste de l’après-midi, elle Marius tout près d’elle, apaisa momentané-
attendit patiemment l’appel de Marius. ment son cœur endolori. Elle aurait aimé
Cependant, l’émotion et la tension nerveuse
‘‘
accumulées au cours des dernières heures
eurent finalement raison d’elle. Elle s’as-
soupit. Il ne changerait donc jamais !
Une fois de plus, son travail primait
C ’’
e fut le bruit de la clef dans la serrure sur tout le reste
qui réveilla Laurette. En ouvrant les
yeux, elle s’aperçut que la pièce était
plongée dans la pénombre. Quelle heure prolonger cet instant indéfiniment mais, très
pouvait-il être ? Un peu nauséeuse, elle se vite, la voix de Marius la sortit de son bien-
redressa. Elle cligna des yeux quand son faisant engourdissement.
mari actionna la lumière du plafonnier. – Étant donné les circonstances, j’aurais
– Laurette ! s’exclama-t-il, avec surprise. aimé pouvoir rester avec toi mais je dois me
Qu’est-ce que tu fabriques toute seule dans rendre en Russie pour la négociation d’un
le noir, avec ton manteau sur le dos ? nouveau projet. Je serai absent une quin-
– J’attendais ton appel mais je me suis zaine de jours. Je pars demain après-midi.
endormie, l’informa-t-elle en se frottant À ces mots, Laurette se raidit. Elle se
les paupières. redressa, et malgré elle, secoua la tête, tout
Tout en prenant place à côté d’elle, il passa en lui jetant un regard implorant.
une main lasse sur son visage et poussa un – Je t’en prie, ne me laisse pas toute seule.
soupir fatigué. Pas au moment où j’ai le plus besoin de toi.
– Nous étions en train de bosser sur un S’il te plaît, annule ton déplacement.
gros dossier et j’ai complètement oublié de – Je voudrais bien mais ce n’est pas pos-
te rappeler. Excuse-moi. De quoi voulais- sible. Si les négociations aboutissent, elles
tu me parler ? nous ouvriront les portes d’un nouveau
– Louise a eu un accident de voiture, marché sur le territoire russe. C’est l’occa-
répondit-elle, la voix rauque. Elle est dans sion ou jamais de saisir une opportunité qui
le coma et les médecins ne savent pas com- ne se représentera peut-être pas de sitôt. Tu
ment son état va évoluer. comprends ?
– Oh, je suis vraiment navré ! dit-il en Une immense lassitude s’empara de
lui serrant la main. Nous ne nous sommes Laurette. Il ne changerait donc jamais ! Une
jamais bien compris, Louise et moi, mais je fois de plus, son travail primait sur tout le
suis sincèrement désolé de ce qu’il lui arrive. reste. Pendant une poignée de secondes, elle
Je sais combien elle compte pour toi. resta silencieuse, les pupilles rivées sur lui,
Laurette s’étonna presque du ton bien- puis comme on lance un appel au secours,
veillant de Marius et plus encore de sentir elle prononça, la gorge nouée :
la douceur de ses doigts contre les siens. Il – Et toi, comprends-tu que j’ai besoin
y avait belle lurette qu’il n’avait pas eu de de mon mari à mes côtés pour surmonter
geste tendre envers elle. Les nerfs à fleur ce coup dur ? Depuis trois ans que tu
de peau, elle ne put empêcher les larmes vadrouilles par monts et par vaux pour ton
13
L’homme que j’ai aimé
boulot, et peut-être à tort, je ne t’ai jamais il revint en France avec, dans ses bagages,
rien reproché, jamais rien demandé, Marius, le contrat signé.
mais ce soir, je te le demande du fond du Lorsque, en début d’après-midi, le taxi le
cœur : annule ton déplacement. déposa devant chez lui, il s’étonna de ne
La contrariété assombrit les traits de Marius, pas voir la berline de Laurette, habituelle-
puis, comme il l’aurait fait avec une petite ment garée devant le pavillon. En trois ans,
fille capricieuse, il la sermonna gentiment : elle avait toujours été là pour l’accueillir à
– Voyons, ma chérie, sois raisonnable. J’ai chacun de ses retours. Son étonnement s’ac-
des responsabilités ! En tant que directeur crut encore en constatant que tous les volets
commercial, je ne peux pas me permettre de la maison étaient fermés.
de faire n’importe quoi. Beaucoup de per- Il poussa la porte, saisi par le silence et
sonnes comptent sur moi. Mais je te promets l’obscurité régnant à l’intérieur. Où était
que je t’appellerai chaque jour, lui assura- donc passée sa femme ? Son attention fut
t-il en prenant de nouveau ses mains dans attirée par une enveloppe posée sur le
les siennes. meuble de l’entrée. Avec son prénom dessus,
« Moi aussi, je compte sur toi, plus encore rédigé de la main de Laurette.
que tes collègues ou ta hiérarchie », eut-elle Il l’ouvrit, en retira un feuillet plié en
envie d’ajouter en sachant que son argument quatre.
ne le ferait pas changer d’avis.
À présent, une déception amère mêlée de Marius,
désillusion enflait à l’intérieur de sa poi- J’aimais croire que nous formions un couple
trine. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule. solide, exceptionnel, que rien ne pourrait
Elle se leva et ironisa : jamais ébranler. J’ai toujours eu confiance
– Tu me promets que tu m’appelleras, en nous et en notre histoire. Jusqu’à il y a
comme la fois où tu m’as promis de m’em- trois ans, je me disais que j’avais une chance
mener en Inde voir le Taj Mahal, pas vrai ? incroyable de partager ma vie avec un homme
tel que toi. Autour de nous, au fil du temps,
la plupart de nos amis divorçaient, se sépa-
D
epuis son arrivée en Russie, Marius raient ou se déchiraient, et nous, nous étions
tentait en vain de joindre sa femme toujours ensemble. On continuait d’avancer,
au téléphone. Mais à chaque nouvel main dans la main, dans la même direction.
appel, il tombait directement sur la messa- On aurait pu continuer longtemps à profiter
gerie. Il en fut d’abord agacé. Pourquoi se de notre bonheur. Il était sans prétention, fait
comportait-elle comme une gamine ? De de petits riens mais il était beau parce qu’on
toute évidence, elle lui en voulait toujours l’avait construit à deux.
de ne pas avoir annulé son déplacement. Peu à peu, tu l’as étouffé sous tes ambi-
Par la suite, une certaine inquiétude suc- tions professionnelles. Et sans même en avoir
céda à son agacement. Jamais auparavant, conscience, tu nous as oubliés, lui et moi, sur
elle n’avait eu ce genre d’attitude avec lui. le bord de la route. Dernièrement, tu m’as car-
Cependant, il ne voulut pas s’alarmer outre rément lâché la main alors que j’avais, plus
mesure, persuadé qu’à son retour, elle serait que jamais, besoin de ta force et de ton amour
revenue à de meilleurs sentiments. Laurette pour me soutenir. Je me suis sentie si insi-
n’avait jamais été rancunière. Et puis, il avait gnifiante et si impuissante face à ton désir
d’autres chats à fouetter. Les clients russes obsessionnel de prouver au monde entier que
avec leurs nombreuses exigences lui don- tu étais le meilleur, ton idée fixe d’en vouloir
naient du fil à retordre, mettant sa patience toujours plus !
et ses talents de négociateur à rude épreuve. Quand tu reviendras à la maison, peut-être
Néanmoins, après deux semaines de auras-tu gagné un nouveau marché sur le ter-
compromis et de tractations éprouvantes, ritoire russe, mais moi, je ne serai pas là pour
14
partager cette victoire avec toi. À quoi me ser- Cependant, en se retrouvant devant l’ap-
virait de continuer à vivre avec un courant partement de Louise, le trac lui tordit l’es-
d’air imbu de sa personne, qui même en étant tomac. Lui qui avait l’habitude de négocier
présent physiquement, est toujours ailleurs ? avec les clients les plus retors, appréhendait
Qui m’ignore comme si j’étais devenue invi- la réaction de Laurette. Comme si elle tenait
sible ? Je suis désolée mais je ne trouve plus sa destinée entre ses mains.
en moi la force de faire semblant, ni l’espoir de Ce fut Louise elle-même qui lui ouvrit,
croire que tu peux redevenir un jour l’homme une minerve autour du cou et un bras dans
que j’ai aimé. J’ai attendu et attendu encore le plâtre. Elle lui décocha un coup d’œil peu
mais, malheureusement, il n’est jamais réap- amène, ne l’invita pas à entrer, ne pipa mot,
paru et ma patience s’est épuisée. avant de lui claquer la porte au nez.
Laurette Marius tambourina violemment contre le
battant.
Incrédule, Marius sentit ses jambes se – Je veux voir Laurette! Laisse-moi entrer!
dérober sous lui. Il dut s’adosser au mur pour hurla-t-il.
ne pas s’écrouler. La lettre de Laurette lui Le visage lugubre de Louise s’encadra de
faisait l’effet d’une bombe, détruisant toutes nouveau dans le chambranle.
ses certitudes et ses croyances. Plus il reli- – Écoute, je ne vais pas y aller par quatre
sait ses mots, plus ceux-ci s’enfonçaient en chemins ! lui asséna-t-elle brutalement.
lui comme des lames de couteau, plus il refu- Premièrement, Laurette n’est pas là pour
sait d’admettre qu’elle les avait réellement le moment et deuxièmement, elle n’a pas
écrits. Et encore moins qu’ils lui étaient des- du tout envie de te voir. Alors fiche-lui la
tinés. paix ! Retourne plutôt à tes contrats et à tes
« Elle a juste voulu me punir, bafouilla-t-il déplacements, puisque, apparemment, ils
en tentant de calmer les battements de son sont plus importants que la femme qui par-
cœur en chamade. Quand elle aura cessé tage ta vie depuis dix ans !
de m’en vouloir, elle reviendra. Elle a seu- De nouveau, elle lui claqua la porte au nez.
lement besoin d’un peu de temps. Histoire Marius resta pétrifié sur le palier, encore
de faire une pause. » secoué par la violence du ton et des propos
Même s’il se voulait optimiste, il éprouva de Louise. « Elle n’a pas du tout envie de te
cependant le besoin d’entendre la voix de voir. »
Laurette. Qu’elle lui confirme que tôt ou Ses mots le hantaient toujours lorsqu’il
tard, elle rentrerait à la maison. regagna son domicile. Tel un leitmotiv lan-
Il essaya de la joindre sur son portable. cinant. Elle n’a pas du tout envie de te voir.
Une fois encore, seule la messagerie vocale Laurette n’était plus là et pourtant, elle
lui répondit. n’avait jamais autant occupé son esprit. Le
silence planant dans la maison lui parut
soudainement oppressant. Comme s’il lui
O
ù pouvait-elle être ? L’hôpital ! À signifiait que tous les jours à venir ressem-
tous les coups, il la trouverait là-bas, bleraient désormais à cela : un vide verti-
auprès de Louise. gineux, une solitude immense. Bien sûr,
À l’accueil du CHU de la ville, lorsqu’il comme le lui avait si bien jeté Louise à la
se présenta, on lui apprit que sa belle-sœur figure, il lui restait ses contrats et ses dépla-
avait quitté l’établissement depuis quatre cements, mais d’un seul coup, ils ne pesaient
jours. Cette nouvelle lui parut de bon augure. plus très lourd face à l’absence de Laurette.
D’une part, cela signifiait que Louise était Mon Dieu ! quel imbécile il avait été ! telle-
sortie d’affaire. De l’autre, que Laurette était ment égoïste et arrogant ! Au point de sacri-
certainement avec elle. Il repartit, le cœur fier leur bonheur et l’amour d’une femme
un peu plus léger. extraordinaire sur l’autel de ses vanités
15
L’homme que j’ai aimé
personnelles. Il aurait donné n’importe quoi je n’en avais même pas conscience. Si tu
pour revenir trois ans en arrière. savais comme je m’en veux.
Avec consternation, il sentit les larmes Laurette esquissa un rictus désolé.
rouler doucement sur ses joues. Sa cara- – C’est trop tard maintenant, Marius, mur-
pace d’homme orgueilleux et sûr de lui mura-t-elle, tandis qu’une lueur de tristesse
fondait comme neige au soleil, le laissant passait dans ses yeux.
aussi démuni qu’un enfant. Il ne pouvait Il s’affola.
se résoudre à admettre qu’il avait perdu – Non, ne dis pas ça ! renchérit-il en
Laurette pour toujours. Il voulait repousser lui offrant le bouquet qu’elle ne prit pas.
cette idée loin de lui, mais elle l’assaillait Regarde, ces fleurs. Elles représentent tout
sans cesse, tel un boomerang lui revenant ce que je ressens pour toi. Mon amour mais
en pleine figure et en plein cœur. aussi ma reconnaissance, mon respect, et
– Non ! ça ne peut pas finir ainsi ! se mon admiration. Elles disent que tu as tou-
lamenta-t-il en se prenant la tête entre les jours été une femme formidable mais que
mains. Il faut que je réagisse. mon cœur était devenu trop aveugle et trop
stupide pour s’en souvenir. Et aujourd’hui
qu’il est redevenu clairvoyant, il regrette
D
eux heures plus tard, il stationna infiniment le mal qu’il t’a fait.
son véhicule non loin de l’immeuble – Je… je ne sais pas quoi te répondre, se
où vivait Louise. À un moment troubla-t-elle.
donné, Laurette finirait par en sortir ou y – Alors ne dis rien et accompagne-moi
rentrer. Peu lui importait le temps passé à simplement en Inde. Nous irons visiter
guetter son apparition ! Il devait absolument ensemble le Taj Mahal. Et cette fois, cela
la voir. n’a rien d’une promesse.
Pendant ce qu’il lui sembla une éter- Il retira de sa poche deux billets d’avion
nité, il se tint immobile derrière le volant, et les lui tendit. Les yeux de Laurette s’écar-
à observer les allées et venues des passants quillèrent. En voyant sa figure s’illuminer
dans la rue. Soudain, son pouls accéléra d’un sourire, un court instant, il crut l’avoir
sa course au moment où il la vit franchir reconquise. Un court instant seulement
le seuil de l’immeuble. Jamais il ne l’avait car, très vite, des nuages obscurcirent ses
trouvée plus belle. Comment avait-il pu pupilles.
vivre ces trois dernières années à ses côtés – Et après le Taj Mahal, Marius ? Que se
en la négligeant complètement ? passera-t-il après ? de nouveaux déplace-
Il attrapa l’énorme bouquet de roses ments ? des promesses que tu ne tiendras
rouges posé sur le siège passager, sortit pré- pas ? Non, c’est fini. Je ne veux plus de cette
cipitamment de la voiture. vie-là.
– Laurette ! s’écria-t-il alors qu’elle s’éloi- Et elle lui tourna les talons, le laissant en
gnait à grandes enjambées. plan sur le trottoir, avec le bouquet dans
Elle se retourna et resta interdite quelques une main et les billets d’avion dans l’autre.
secondes, avant de se ressaisir et de
reprendre sa route. Marius se mit à courir.
C
Il la devança et lui barra le passage, l’empê- haque matin en se réveillant, Marius
chant d’aller plus loin. se disait, plein d’espoir :
– Je t’en prie, Laurette, accorde-moi – C’est aujourd’hui que Laurette
juste un instant. Je voulais te demander revient ! C’est sûr !
pardon. C’est toi qui avais raison. J’ai com- Alors, chaque matin, après avoir avalé
promis notre bonheur en courant après des son café et pris sa douche, il faisait l’ins-
chimères. J’ai complètement disjoncté. Nous pection des différentes pièces de la maison.
avions déjà tout pour être heureux et moi, De temps à autre, il lui arrivait de passer
16
le plumeau ou l’aspirateur. Il voulait que leva du canapé et se dirigea vers le vesti-
tout soit impeccable pour son retour. Parce bule d’où lui était parvenu l’appel.
qu’il en était certain… elle ne tarderait plus Elle se tenait au milieu de l’entrée, superbe
à revenir, à présent. Oui, après lui avoir et élégante dans une robe bleu roi. Elle arbo-
envoyé une copie de sa lettre de démission, rait une coupe de cheveux plus courte qui
qu’il avait remise en mains propres à son lui donnait un air juvénile ravissant. Face
responsable, elle allait forcément revenir. Il à sa beauté éclatante, il se sentit misérable
aurait toujours la possibilité de retrouver du avec sa barbe de plusieurs jours, ses habits
travail, alors qu’une femme comme Laurette, froissés et sa silhouette amaigrie.
il n’en existait qu’une seule. Il déglutit avec difficulté.
Quelle plus belle preuve d’amour pouvait- – Bonsoir, Laurette, tu vas bien ? articula-
il lui donner ? t-il péniblement.
Depuis, il espérait sa venue. Il ne vivait – Ça va, répondit-elle, visiblement peu à
plus que pour cet instant. Celui des retrou- l’aise.
vailles et des réconciliations. Parfois, au Il voyait ses mains tripoter nerveusement
cours de ces longues périodes d’attente, la boucle de ceinture de sa robe.
lorsque les doutes ou le découragement Elle se racla la gorge avant de déclarer :
l’envahissaient, il se surprenait à prier un – Louise m’a dit que j’avais tort de venir
Dieu auquel il n’avait pourtant jamais cru. te voir.
Des prières surgies du tréfonds de son cœur, – Pourtant tu es là.
emplies de regrets sincères et d’espérance Elle ferma les yeux, exhala un soupir sem-
profonde. Ainsi, les journées succédaient blant provenir du plus profond de son âme.
aux journées, les semaines aux semaines. – Oui, parce que malgré tous mes efforts,
Marius continuait de tenir bon en dépit des je n’arrive pas à tourner la page. Ton image
jours qui passaient. m’obsède et me poursuit sans cesse. J’ai com-
pris qu’on n’efface pas dix ans de mariage
comme on claque des doigts. Et puis ta
P
uis, un matin, au réveil, après démission…
avoir été profondément ébranlé Marius avait du mal à croire ce que ses
par un rêve des plus réalistes oreilles venaient d’entendre.
(Laurette s’envolait à l’autre bout du monde), Il bredouilla :
il commença à perdre confiance. Le moral – Ça… ça veut dire que tu me pardonnes ?
en berne, il ne quittait son lit que pour s’al- que…que tu m’accordes une seconde
longer sur le canapé du salon. Sa seule dis- chance ?
traction consistait à tourner indéfiniment Elle acquiesça d’un petit mouvement de
les pages d’un vieil album photos, renfer- tête et sourit. Alors il se rapprocha d’elle, et,
mant les clichés d’un bonheur enfui. À tra- tout en fredonnant les premières mesures
vers chaque portrait de Laurette, il prenait du Beau Danube bleu, il la prit dans ses bras
la douloureuse et pleine mesure de tout pour la faire valser.
l’amour qu’il avait encore pour elle. Elle se mit à rire et se laissa entraîner, le
Puis un soir, un soir comme tous les autres, cœur à la fête. Il la souleva par la taille, la
au milieu de son existence qui ne ressem- fit tournoyer dans les airs, au milieu de ses
blait plus à rien, il entendit qu’on l’appelait. cris et de ses éclats de rire qui redoublèrent
Il crut d’abord avoir rêvé mais derechef, de plus belle. Laurette nicha son front dans
son prénom s’éleva dans le silence et la le creux de son épaule. Marius et son petit
pénombre où se trouvait plongée la maison. grain de folie, Marius et son sourire mer-
– Marius, tu es là ? veilleux étaient enfin de retour !
Il reconnut le timbre de Laurette. Tout
doucement, comme un somnambule, il se FIN
17
Le monde religieux
Giovanni Fornasini
Le prêtre qui a dit non à la barbarie
Reconnu martyr par le Vatican le 21 janvier 2021, ce prêtre assassiné
à l’âge de 29 ans par un officier SS sera solennellement proclamé bienheureux
le 26 septembre. Retour sur une vie au service des autres.
E
n ce matin du 13 octobre de l’Italie, au sein d’une famille allemande.
1944, Giovanni, muni de son pauvre et très pieuse. Après avoir Giovanni Fornasini manifeste
ostensoir, de son chapelet quitté l’école, il travaille quelques ouvertement son opposition aux
ainsi que de quelques hosties, mois comme liftier dans un hôtel. nazis. Le 25 juillet 1943, il fait son-
prend la direction du cimetière Mais ce qui anime l’adolescent, ner les cloches de son église pour
de San Martino, à Casaglia di c’est l’amour de Dieu et de son fêter la destitution de Mussolini.
Caprara, près de Bologne. C’est là prochain. À l’âge de 16 ans, il En lien avec la Brigade Partisane
qu’ont été abandonnés les corps entre au séminaire. Trois ans plus de l’Étoile Rouge, il s’engage acti-
des civils que les SS ont exécutés tard, il prononce ses vœux. vement dans la Résistance. Il
quelques jours auparavant dans Ordonné prêtre en juin 1942, déclare un jour : « Je suis le pas-
les environs, à Marzabotto. il est envoyé à Sperticano pour teur de tous, sans exception. Les
Comme à chaque fois, bra- assister le prêtre, malade et âgé. partisans aussi figurent parmi
vant l’interdiction des Nazis, le Lorsque celui-ci décède, moins les baptisés, tout comme mes
jeune prêtre de la paroisse de de deux mois plus tard, Giovanni paroissiens. » Suspecté de com-
Sperticano s’apprête à les enter- lui succède à la direction de la plicité avec les partisans italiens,
rer lui-même, dans la tradition paroisse. Lors de sa première il sera sans cesse surveillé par
18
par Karine Touboul
les autorités. Mais rien ne l’arrê- quarante-six de mes paroissiens Giovanni s’invite à la fête. Tout au
tera dans sa mission. Pas même ont été tués par des bombes long de la soirée, il toise l’officier.
la peur de la mort. Jusqu’à son alliées, je me souviens que Don Le commandant lui ordonne alors
dernier souffle, guidé par une Giovanni travaillait aussi dur dans de quitter les lieux et d’emmener
foi profonde, il fera preuve d’un les décombres, avec sa pioche, les deux jeunes filles avec lui. Le
dévouement sans réserve pour que s’il avait essayé de sauver sa lendemain matin, c’est justement
protéger et défendre ses parois- propre mère. » cet officier SS que Giovanni ren-
siens face à la barbarie et l’op- En juillet 1944, les Allemands contre sur la colline. Que s’est-il
pression nazie. retiennent prisonniers trente civils réellement passé ? Personne ne
italiens, à Pioppe di Salvaro. Le le sait précisément.
Il multiplie les bravades prêtre intervient, offrant sa propre Aujourd’hui, le corps de
Durant l’Occupation, le jeune personne en échange. Le 30 juil- Giovanni Fornasini repose
prêtre transforme sa paroisse let 1944, un train de carburant dans l’église Saint-Thomas, à
en « cour de charité », se tenant explose. Deux soldats allemands Sperticano. Le 21 janvier 2021,
à la disposition de tous ceux qui sont tués. En signe de représailles, le pape François a annoncé la
réclament son aide. Lino Cattoi, les nazis prennent vingt Italiens en reconnaissance du martyre du
un camarade de classe, se sou- otages. Giovanni réussit à ras- prêtre italien, tué « en haine de
vient : « Il semblait toujours courir. sembler des éléments prouvant la foi », sous l’occupation nazie
Il essayait constamment de sou- qu’il s’agissait d’un accident. Les et a signé le décret permettant
lager les gens de leurs difficultés Allemands se rendent à l’évidence sa béatification. Près de quatre-
et de résoudre leurs problèmes. Il et libèrent tous les otages. vingts ans après sa mort, « L’ange
n’avait pas peur. C’était un homme de Marzabotto » sera solennelle-
« L’Ange de Marzabotto »
d’une grande foi et il n’a jamais ment proclamé bienheureux le
flanché. » Giovanni est partout. Mais il ne parvient pas à empê- 26 septembre, lors d’une messe
Avec son vélo, il parcourt sans cher le massacre de Marzabotto, célébrée à Bologne. •
relâche des dizaines de kilomètres également appelé « massacre de
chaque jour pour rendre visite Monte Sole ». Entre le 29 sep-
à ses paroissiens ainsi qu’aux tembre et le 5 octobre 1944,
malades et aux nécessiteux, et les troupes de la 16 e division
les réconforter. Il aide même les SS exterminent 770 personnes
paroisses voisines, comme celle dans les bourgs de Marzabotto,
de Vedegheto, dont le prêtre était Monzuno et Grizzana Morandi.
parti pour raisons de santé. Des femmes, des vieillards et des
Entre juillet et novembre 1943, enfants sont brûlés vifs. Des nou-
Bologne est touchée à plusieurs veau-nés sont décapités. Cinq
reprises par les bombardements prêtres figurent parmi les vic-
alliés. Giovanni accueille dans times. C’est le massacre de civils
son presbytère de nombreux le plus meurtrier perpétré par les
survivants dont les maisons ont nazis en Europe occidentale. Un
été détruites et il creuse même Oradour-sur-Glane italien.
un abri près de son église. Le Quelques jours plus tard, le soir
27 novembre 1943, après les du 12 octobre 1944, l’anniversaire
bombardements de Lama di d’un commandant nazi est célé-
Reno, il se rend sur les lieux pour bré dans l’école de Sperticano.
secourir les blessés et réconfor- Dans la journée, un officier SS, qui
ter les habitants en détresse. a jeté son dévolu sur deux jeunes
Don Angelo Serra, le curé du vil- filles de la paroisse, exige qu’elles
lage, témoigne : « Le triste jour participent aux festivités. Inquiet
du 27 novembre 1943, quand pour le sort de ses protégées,
Antifasciste et résistant,
il a donné sa vie pour son prochain.
Agenda médical
P
eur de l’eau, de la foule, des
araignées, du vide… Toutes
ces petites ou grandes
phobies peuvent, parfois, deve-
nir handicapantes quand elles
nous envahissent. Mais on peut
apprendre à les apprivoiser, voire
à les maîtriser.
La peur, une réaction
tout à fait normale
Avoir peur n’a rien de surprenant,
car cette émotion vise avant tout,
depuis la nuit des temps, à nous
préserver d’un danger imminent.
« Il est tout à fait normal d’avoir
peur d’un serpent, d’un tigre, d’une
araignée si l’on en croise un ou
une, puisque ces animaux peuvent
être nocifs pour nous », reconnaît
ISTOCK
le psychiatre Jérôme Palazzolo (1).
Cela devient pathologique lorsque
Grâce à quelques techniques, il est possible de vaincre ses angoisses.
cette peur est irrépressible et nous
déborde. On parle alors de phobie.
On peut avoir la phobie du vent, que vous aimeriez tant réaliser la même quel que soit le type de
des papillons de nuit, etc. (prendre l’autoroute pour rendre phobie (aquaphobie, agoraphobie,
Contrairement à la peur, justifiée, visite à un ami), il est préférable arachnophobie…).
la phobie entraîne un mécanisme d’en parler à votre médecin trai-
Pourquoi j’ai peur ?
d’évitement. « Le moyen le plus tant qui vous orientera vers un thé-
efficace pour me rassurer, c’est de rapeute (médecin psychiatre ou Pour se détacher de sa peur, il faut
ne pas y aller, se dit souvent un psychologue), spécialisé en TCC connaître son origine. Cette phase
phobique. Mais plus j’évite, moins (thérapies comportementales et vous permettra de vous rassurer
j’y vais et plus j’ai peur. C’est un cognitives). « Il est important de en prenant d’abord conscience que
mécanisme de renforcement psy- choisir un mode de prise en charge vous n’êtes pas seul à vivre ce type
chologique de la peur », explique qui fonctionne, comme les TCC, d’appréhension et qu’il existe des
le psychiatre. recommande le spécialiste. Mais moyens pour s’en sortir.
Si cet évitement impacte votre attention, tous les psychologues Comprendre le mécanisme
quotidien (peur de l’altitude alors et psychiatres n’y sont pas for- d’apprentissage de cette peur
que vous vivez au 10e étage) ou més. » Grâce à cette approche, la et de sa mise en place est aussi
vous empêche de faire des choses prise en charge est sensiblement un atout. « Plus on connaît son
20
par Sandrine Catalan-Massé
ennemi, mieux on peut le com- envahi par des pensées automa- y confronter jusqu’à ce qu’elle dis-
battre », encourage le spécialiste. tiques négatives telles que : « Je paraisse. « Il s’agit d’un exercice
La peur peut prendre racine dans suis coincé dans un ascenseur, je de désensibilisation, c’est-à-dire
l’enfance. Par exemple depuis que vais manquer d’air et donc mou- de désapprentissage très effi-
vous êtes tombé dans une piscine rir.» Vous pouvez pourtant rempla- cace, confirme le psychiatre. Si
sans savoir nager, vous associez cer ces pensées automatiques par vous avez peur des serpents, par
l’eau au danger. Il peut aussi y avoir des pensées alternatives: «Je suis exemple, vous pouvez d’abord
des apprentissages par procura- dans l’ascenseur, je ne vais pas regarder et toucher un dessin
tion: si vos parents étaient terrori- mourir étouffé puisque l’ascenseur de serpent, puis montez en sen-
sés quand il y avait un orage, vous n’est pas fermé hermétiquement.» sation dès que vous êtes insen-
avez pu « enregistrer » que cette Tout comme chez le thérapeute, sible au dessin. En prenant par
situation était très dangereuse. vous pouvez réaliser et remplir exemple une photo de serpent,
vous-même la fiche de Beck, un puis un dessin animé de serpent,
Je me relaxe
outil très utilisé dans ce type de un film sur les serpents, une visite
La relaxation (agissant essen- thérapie. Prenez une feuille blanche au vivarium… »
tiellement sur la baisse du rythme et tracez quatre colonnes, puis ins- Les TCC sont des thérapies
cardiaque par le contrôle de sa crivez respectivement la situation brèves qui n’excèdent pas les dix
respiration) va vous aider à mieux qui vous pose problème, l’émo- séances pour une phobie simple.
gérer l’angoisse et l’anxiété. Parmi tion qui y est associée, la pensée Les séances ont lieu une fois par
les méthodes les plus utilisées, on automatique qui vous vient et enfin semaine puis, dès que le patient
retrouve la cohérence cardiaque, la pensée alternative qui pourrait se sent mieux, elles sont espacées
les respirations spécifiques (trai- remplacer ce discours négatif. de deux ou trois semaines.
ning autogène de Schultz, la tech- Dès qu’une situation angoissante « Guérir d’une phobie ne veut
nique de relaxation Jacobson…) et se présentera, vous pourrez noter pas dire qu’on va prendre du plai-
enfin la respiration carrée. « C’est votre expérience dans les quatre sir à s’y confronter, tient toute-
sans doute la plus simple à réaliser, colonnes. « Grâce à cet exercice, fois à préciser le docteur Jérôme
précise le psychiatre. Elle s’effec- petit à petit, vous allez gérer et Palazzolo. Ne plus avoir peur des
tue en quatre temps. Sur le premier contrôler vos pensées, assure araignées ne signifie pas que
temps, on inspire par le nez, sur le docteur Palazzolo. Le principe vous allez adopter une mygale
le deuxième, on bloque sa respi- consiste à passer d’un mode de et la caresser tous les jours sur
ration, sur le troisième, on expire fonctionnement émotionnel à un votre canapé. Mais vous pourrez
par le nez et, sur le quatrième, on mode de pensée essentiellement désormais passer à côté d’elle
bloque à nouveau. Sur chaque cognitif, c’est-à-dire réfléchi. » sans vous sentir en danger. » •
temps, on n’oublie pas de comp-
Place aux travaux
ter jusqu’à quatre. Le répéter cinq
pratiques 1 – Jérôme Palazzolo est l’auteur
minutes trois fois par jour suffit. »
de Ma bible des TCC, aux éditions
Entraînez-vous d’abord tran- Enfin armé des bons outils, il est Leduc.s.
quillement chez vous sans être temps de vous confronter à votre
en situation de peur, puis n’oubliez peur. Sans aucune violence, mais
pas de l’appliquer le moment venu, plutôt de manière progressive. Où trouver
face au danger. Vous verrez alors Listez sur une feuille une dizaine son thérapeute?
que, peu à peu, l’événement qui de situations – en partant de la Vous pouvez consulter le site
vous débordait auparavant devient moins anxiogène pour arriver à la de l’Association française
de plus en plus surmontable. plus éprouvante – ayant un rap- de thérapie comportementale et
port avec votre peur irrationnelle. cognitive (AFTCC), qui recense
J’agis sur mes pensées
Il s’agira d’expérimenter d’abord les thérapeutes spécialisés
Vous ne vous en rendez peut- la situation la moins anxiogène, dans les TCC selon votre
être pas compte mais, face à une jusqu’à ce qu’elle soit réglée, avant localisation. Site : aftcc.org
situation phobique, vous êtes de passer à la suivante, et de vous
21
Feuilleton
CC - ANNE - FLICKR
Théâtre au village
5 – RÉSUMÉ : Sacha Péry, le comédien parisien e metteur en scène abordait à pré-
qui doit remplacer au pied levé le metteur en sent la notion de lutte des classes
scène Marc Lafaille arrive enfin à Bussang. Il est dont Marlène ignorait tout et se
heureux d’être là, d’avoir à relever un défi théâtral. fichait éperdument.
Au village tout le monde le scrute, l’observe et finit – C’est une notion très présente
par en conclure que le Parisien est « moins pire » dans Le Prince et la Souillon, vous savez. Ce
que prévu. Les répétitions commencent aussitôt. cuisinier qui abuse de son petit pouvoir, et
Sacha a tenu à mettre tout le monde à l’aise, mais subit en revanche celui, despotique, du sei-
au bout d’une heure, il est convaincu d’une chose: gneur du château, cet aristocrate perdu dans
la pièce court à la catastrophe, Sylvie n’est pas la forêt norvégienne qui…
la princesse Tonia, et Firmin en fait trop ! Alors Sacha Péry s’interrompit net.
qu’il se perd dans ses réflexions, Marlène surgit – Mais je me demande si je ne ferais pas
devant lui, en quête d’un autographe. Sacha se mieux de monter une autre pièce, pendant
plie gentiment à l’exercice et engage la conver- qu’il en est peut-être encore temps.
sation avec la midinette. (Voir Veillées nos 3487 et – Eh oui, il y a des problèmes avec Sylvie…
suivants.) dit Marlène d’un air faussement compatissant.
22
par Gabrielle Adam
U
quelques actrices célèbres, alors, cette fille ne heure après, elle frappait à la
de la campagne… De plus, Marlène n’affi- porte des parents de Sylvie. Le père
chait aucune trace de timidité ou de pru- lui ouvrit et afficha une mine mécon-
derie, ce qui rendrait les scènes d’amour, tente. L’annonce que sa fille s’était fâchée
dont Sylvie s’épouvantait à l’avance, plus avec Marlène les avait en fait soulagés, lui
faciles à aborder. Cependant… et son épouse, car ils n’avaient jamais vu
– Pourquoi pas? On ne risque rien à essayer. d’un très bon œil la relation entre les deux
La jeune fille battit des mains comme une jeunes filles. Marlène ne faisait rien de ses
gamine, puis s’arrêta devant le regard scru- journées, fumait à l’occasion, se maquillait
tateur que lui lançait Sacha qui semblait à outrageusement et courait les garçons. Et
présent s’attarder sur chaque détail de son voilà qu’elle était sur son seuil, tortillant
visage, non pas comme un homme séduit, du derrière, clamant qu’elle avait quelque
mais comme un médecin qui se livre à un chose d’important à dire à Sylvie. Il lui
examen détaillé. désigna d’un geste l’escalier qui montait à
– Mais il faudra m’enlever ces couches de sa chambre.
fard que vous avez sur le visage, et changer Marlène avait préparé son discours, mais
la couleur de vos cheveux. Vous devrez elle voulait prendre des pincettes pour faire
jouer la peau presque nue, juste ce qu’il sera son annonce à son amie.
23
Théâtre au village
– Voilà, dit-elle en s’asseyant sans façon séances de travail. Mais, au fin sourire de
sur le cosy de Sylvie, je suis venue pour te Marlène, elle comprit que cette dernière
dire que je reprends le rôle de la princesse avait déjà son idée sur leur collaboration,
dans la pièce. et jeta à François un regard entendu.
L’autre ouvrit de grands yeux, partagée – Fais attention qu’il ne te mange pas toute
entre l’intense soulagement qui l’avait crue tout de même, c’est un redoutable cou-
immédiatement envahie, et un petit fond reur de jupons à Paris, à ce qu’on dit !
de déception tout de même. Marlène se redressa de toute sa taille.
– Tu as vu Sacha ? Isabelle croyait-elle qu’elle ne faisait pas
La nouvelle lui paraissait quand même un le poids face aux filles de la capitale ? On
peu brutale. La veille encore, le metteur en allait voir ce qu’on allait voir.
scène lui avait demandé de réfléchir à un Elle pensait se retrouver seule avec Sacha
nouveau jeu de scène pour la prochaine Péry le lendemain, et cela, bien entendu, la
répétition du milieu de semaine. Alors, réjouissait. Pendant sa nuit d’insomnie, elle
Marlène, la bouche en cœur, lui raconta par n’avait pas envisagé un seul instant qu’elle
le menu leur entrevue au café. Au fur et à allait devoir s’intégrer à une troupe, se plier
mesure du long monologue, Sylvie comprit, à un emploi du temps et se fondre dans une
qu’une fois de plus, Marlène avait réussi à communauté tendue vers un même but. Elle
embobiner un représentant de la gent mas- n’avait fait que rêvasser au beau Sacha. Elle
culine. Mais elle devina aussi que, soucieuse n’avait pas vraiment lu non plus le texte de
avant tout de séduire le beau Sacha, elle se la pièce qu’il lui avait fait parvenir. Trop
montrerait sans doute très docile quant au long, trop compliqué. Elle s’était contentée
rôle, ce qui faciliterait l’avancée de la pièce. de le promener partout avec elle la veille,
Son amie partie, laissant derrière elle les ostensiblement, d’un air important.
relents mentholés de sa cigarette qu’elle Mais cela démarrait mal : dès qu’elle
avait écrasée, à demi consumée, dans un arriva, elle aperçut Sacha flanqué d’un jeune
pot de fleurs, Sylvie se précipita vers la cui- homme falot, à lunettes rondes, qu’il lui pré-
sine annoncer à ses parents ce qui était, senta comme son assistant, arrivé la veille
somme toute, une bonne nouvelle, tandis à Bussang.
que Marlène continuait, quant à elle, à la – Jean-Loup Asmov, qui me secondera et
propager dans le quartier. aux instructions duquel vous devrez sous-
crire. Elles viendront toujours de moi, mais
je lui délègue certaines tâches, pour me
L
orsqu’elle lança « Appelez-moi concentrer sur l’essentiel. Je l’ai fait venir
Tonia ! » à Isabelle et François (lequel de Paris, car trop de problèmes commencent
était en train de réparer le vélo de la à s’accumuler.
jeune fille), le garçon se courba obséquieu- – Enchanté, mademoiselle, dit l’assistant
sement devant elle, en une révérence où elle qui, baissant les yeux, lui tendit une main molle.
crut percevoir de l’ironie, tandis qu’Isabelle Puis Sacha donna à Marlène une feuille
songeait que décidément, cette fichue prin- où s’enchaînaient des lignes de dialogues.
cesse donnait bien des tracas. Il la fit monter sur le plateau en la hissant
– Et… tu te sens capable de te mettre les de la main, lui dit qu’il tiendrait le rôle du
dialogues en tête ? Souviens-toi, à l’école, tu prince et lui donnerait la réplique. Elle lui
détestais apprendre par cœur ! lui rappela- fit remarquer qu’il n’avait pas de texte, ce à
t-elle en riant. Et puis, il va falloir te plier quoi il répondit d’un geste vague.
aux exigences de Sacha Péry. Sa manière – Allons-y, détendez-vous, il s’agit de la
de travailler est un peu déroutante. scène où Lorenzo, qui a révélé sa vraie
Elle le savait, elle qui, en tant que figu- condition, débute sa cour timide à Tonia.
rante, avait déjà participé à plusieurs C’est à vous.
24
Marlène, raide comme un piquet sur ses Et elle montra d’un geste découragé le
hauts talons, commença à ânonner. plateau qui, occupé par eux deux seule-
– Je n’ai pu monter l’eau chaude dans votre ment, lui paraissait beaucoup plus vaste que
chambre, le sieur Giuseppe m’a re… retenue lorsqu’elle l’avait vu, en tant que spectatrice,
à la cuisine pour le banquet de demain. chargé de comédiens et de décors.
– Ne regardez pas trop le texte, ce n’est pas – Vous avez raison, de toute façon, cette
grave si vous butez sur un mot. Au besoin, scène a lieu dans la chambre du prince, que
dites-en un autre. L’essentiel est ce que vous je voulais faire jouer dans cette loge, dit-il
dégagez. en tendant un bras en hauteur vers un coin
– Bien, Maître. sombre de la salle.
Elle avait découvert cette appellation dans
‘‘
un roman-photo et appris à l’occasion qu’elle
servait pour les grands artistes.
– Ah non! pas de ça! où vous croyez-vous? Cette Marlène lui enlevait
À la Comédie Française ? Ce n’est pas du
tout l’esprit d’un théâtre comme celui-ci. une sacrée épine du pied. Pas
’’
Appelez-moi Sacha, comme tout le monde. la plus grosse, certes…
C
e début d’intimité plut infiniment à Ils s’y rendirent, en contournant par les
Marlène qui se rendrait vite compte coulisses. Cela sentait encore davantage le
que le vieux Firmin appelait aussi le moisi qu’en bas.
metteur en scène par son prénom, en y ajou- – Faites attention ! C’est cette loge qui est
tant toutefois « monsieur » devant. abîmée, dit Marlène. Chaque hiver, à cause
Elle reprit et, délaissant un peu son texte, de l’humidité, c’est pire. Mon père l’a bien
se mit à regarder langoureusement son par- rafistolée l’année dernière, mais il avait dit
tenaire, puisqu’il lui fallait entrer dans la qu’il fallait changer les poteaux et la balus-
peau du personnage. trade. Un jour, quelqu’un finira par passer
– Non ! Tonia va mettre un temps fou de l’autre côté en s’appuyant.
à céder aux avances du prince. Pour le – Votre père ?
moment, elle le regarde les yeux baissés, – Oui, il a la plus importante entreprise
comme il se doit pour une servante face à de menuiserie de la région, dit-elle d’un ton
un seigneur. faussement modeste en tripotant sa mèche,
Elle était bien difficile, cette servante, si et il donne à l’occasion un coup de main
le prince avait les traits de Sacha ! pour le théâtre.
– Et puis, ne gigotez pas ainsi à présent. – Il ne s’est pas manifesté cette année,
Tonia est fière, stoïque. d’après les notes que Marc Lafaille a laissées.
Quoi ? Que voulait dire ce mot ? – Non… il y a eu un malentendu. Mais je
Sacha poursuivit, sans impatience aucune: lui en parle dès ce soir, si vous voulez.
– Vous avez bien une vague idée de la – Je vous en serais reconnaissant. S’il est
pièce, tout de même ? Je me doute que vous d’accord, qu’il passe me voir.
ne l’avez pas lue, mais vous avez dû en Cette Marlène lui enlevait une sacrée
entendre parler au village ? épine du pied. Pas la plus grosse, certes,
Justement, non. Quand elle avait su, qu’une mais les petits ruisseaux font les grandes
fois de plus, elle n’intégrerait pas la troupe, rivières, comme disait sa grand-mère. Et il
elle s’était, comme une reine outragée, tenue n’aurait pas complètement perdu son temps
à l’écart des propos enthousiastes qui cir- au théâtre aujourd’hui. Car, côté princesse,
culaient à propos du Prince et la Souillon. il y avait du boulot. Mais il savait la jeune
– C’est cette scène, trop grande, trop vide. fille sous son charme et allait en user et en
25
Théâtre au village
abuser, la fin justifiant les moyens. Il redes- pièces. À ce qu’elles disaient, cette année,
cendait déjà l’escalier en disant que c’était ça allait être grandiose, vu les tissus qu’il
terminé pour cette séance, qu’il fallait consi- avait commandés à une tréfilerie du coin.
dérer comme une simple prise de contact. Mais les costumières amateurs avaient été
Elle le suivit : en ce qui la concernait, elle surprises par les premiers patrons qu’il leur
était ravie de s’être déplacée. Sentir la cha- avait fournis.
leur de Sacha tout près d’elle dans la loge, – C’est sûr qu’il va falloir que t’arrêtes
voir briller dans la semi-obscurité sa longue les fraises Tagada et les CarenSac, avait-il
mèche blonde suffisait à son bonheur. conclu, philosophe, mais comme t’en pinces
Mais il la fit vite dégringoler du petit pour le beau Sacha, tu feras sûrement toutes
nuage où elle serait sans doute restée per- ses olivottes !
chée jusqu’au lendemain matin. Avisant Ce qui signifiait en gros, se soumettre à
la (très) courte robe en jersey qui moulait toutes ses volontés.
son ventre et dont les godets révélaient ses Un qui en avait un peu « ras la casquette »,
cuisses charnues, il lui lança, l’air de rien : comme il disait, des fameuses volontés du
– Il faudra sérieusement penser à faire nouveau réalisateur, c’était Firmin. En
un régime, Marlène. Sinon, vous serez toute plus, quand il le voyait débarquer avec ses
boudinée dans la robe que j’ai dessinée pour liquettes de grand-père et ses pieds nus dans
le mariage de Tonia. Tant que vous serez de drôles de sandales, il ne pouvait s’empê-
la servante, les espèces de sarraus que je cher d’ironiser. Mais bon, le métier d’acteur
compte d’ailleurs faire fabriquer dans des comportait une part certaine d’abnégation,
sacs de jute, et qui vous serviront de robes, et puis, « le Sacha », il était pas trop à cheval
cacheront vos formes, mais la robe de mariée sur le texte. Au besoin, il le soufflait. En
sera beaucoup plus moulante et Tonia n’est revanche, il était très pointilleux quant au
pas spécialement bien nourrie au château, placement des comédiens sur le plateau, à la
celle qui l’interprète se doit d’être mince. disposition de l’ensemble, dont il jugeait en
– Il vaut mieux faire envie que pitié, fut se déplaçant à tous les endroits de la salle.
la seule réplique que trouva Marlène, qui – Supposez, Firmin, que je sois le specta-
rougit violemment devant ce qu’elle prit teur assis à cette place, eh bien, je ne vous
pour une insulte. entends pas !
– Ah ! il veut que je gueule, eh ben, je vais
*** gueuler ! dit-il un jour, un tantinet énervé.
– Non, Sacha te demande juste de trouver le
D
is-moi franchement, tu me trouves juste milieu, lui avait alors susurré Marlène.
trop grosse ? Celle-là aussi, elle commençait à lui courir
Marlène sirotait une grenadine en sur le haricot, à être toujours d’accord avec
compagnie de Steve Maillard. le grand c… « Oui, Sacha, bien sûr, Sacha »,
– Ben… non, t’es gironde, quoi ! Les n’arrêtait-elle pas de dire en minaudant avec
hommes aiment ça, tu sais. force battements de paupières. Alors, pen-
Il essuya sa bouche couverte de mousse de dant la scène de la gifle, Firmin ne retenait
bière à la manche de son blouson en jetant pas autant sa main qu’avec la douce Sylvie…
à la jeune fille un regard sans équivoque. Il N’empêche qu’il leur avait changé leur
poursuivit en disant qu’il avait entendu dire Marlène. Quand avait eu lieu la première
que c’était son dada, au Péry, les femmes répétition en groupe, certains ne l’avaient
squelettiques. Il n’aimait sans doute que les reconnue qu’à son déhanchement outrancier
Parisiennes qui se nourrissent de yaourts. Il et à sa voix criarde. Car elle venait à présent
le savait par une femme de Bussang, excel- sans aucun fard. « Je me sens toute nue »,
lente couturière, qui réalisait tous les ans, avait-elle alors dit à Sacha, en lui lançant
aidée de quelques autres, les costumes des un regard papillonnant.
26
Cette transformation avait d’ailleurs précédentes où elle prenait plaisir à voir
conforté Firmin dans son goût des beautés peu à peu la pièce prendre forme, au fil des
naturelles, comme sa défunte qui gardait semaines.
même ses poils au menton. Mais c’était plus Cette année, elle était mal à l’aise. Gênée
grand-chose, la Marlène, sans ses couches de voir Marlène ne pas vraiment corres-
de peinture. Comment le jeune assistant, pondre au rôle, comme beaucoup le lui
dont il supportait d’ailleurs assez mal les disaient encore, qui ne se privaient pas de
ordres, mais dont il appréciait les « Monsieur la culpabiliser une fois de plus de ne pas
Firmin », pouvait-il la reluquer ainsi, tou- avoir accepté de jouer les princesses. On
jours par en dessous, en bafouillant dès qu’il l’accusait même de désertion. Mais il n’y
devait s’adresser à elle ? avait pas que ça…
Cependant, tant bien que mal, on progres- Sacha Péry participait à ce vague dégoût
sait. Mi-mai, certaines scènes étaient même qu’elle avait parfois de ce printemps de
parfaitement au point, moyennant quelques théâtre, qui était d’ordinaire pour elle une
ajustements par rapport à la pièce initiale. fête qui rythmait son année, et qu’elle atten-
Mais toujours pas de prince à l’horizon, à tel dait comme on attend Noël ou la date de son
point que Sacha envisageait, en désespoir anniversaire, la première neige ou le retour
de cause, de tenir lui-même le rôle. du printemps.
Marlène battit des mains comme une Ce Parisien atterri sans crier gare dans
gamine à cette annonce qu’il lui fit un soir, son univers lui paraissait incongru, déplacé,
en fumant une cigarette avec elle sur les même si tout le monde, en gros, semblait
marches devant le théâtre. Mais sa joie fut l’apprécier. Elle aussi, en tant que comé-
vite ternie. Le metteur en scène ajouta en dienne amateur, était conquise par ses
effet que ce ne serait qu’en désespoir de innovations en matière de direction d’ac-
cause, pour sauver la pièce, car sa parti- teurs, par ses idées folles de décors ou de
cipation en tant que comédien irait à l’en- costumes, par l’énergie débordante dont il
contre des idéaux du Théâtre du Peuple. Ah faisait preuve et ce feu sacré du théâtre qui
non ! il n’allait pas remettre ça, lui réciter semblait l’animer. Mais, derrière le profes-
encore cette litanie ! Elle souffla bruyam- sionnel de génie, l’homme la perturbait.
ment pour manifester son agacement et il Elle n’aimait pas sa manière de regarder
fixa à ce moment-là la moue boudeuse de les femmes, toutes les femmes, et lorsqu’il
la jeune fille. Décidément, il était sensible, avait un jour posé sur elle un regard furtif,
à son corps défendant, à cette « beauté du mais insistant, elle s’était sentie rougir. Il
diable ». n’y avait bien que Marlène pour apprécier
une telle attitude !
*** François partageait ce point de vue, avait
même craché rageusement après le passage
I
sabelle n’assistait qu’aux séances où de Sacha, qu’il avait surpris un jour en train
elle devait impérativement figurer. Or, de conter fleurette à la jeune boulangère, qui
ces scènes de groupes, qui rassem- avait semblé apprécier ce qu’elle considérait
blaient tous les figurants, étaient a priori sans doute comme un hommage, en plus !
bouclées. Il ne resterait plus qu’à revenir Il les lui fallait donc toutes ? Marlène ne
pour les ultimes répétitions et la « coutu- lui suffisait pas, elle qui pourtant, fondait
rière » où tout le monde devait paraître littéralement à son approche et faisait le
en costume, pour permettre les dernières soir un compte rendu détaillé de ses rela-
retouches aux « petites mains » bénévoles de tions avec lui à qui voulait l’entendre, his-
Bussang, qui jouissaient d’ailleurs d’un petit toire sans doute de susciter des jalousies ?
atelier de couture, installé au sein même du
théâtre. Elle venait moins que les années (à suivre)
27
Nos jeux de
HORIZONTALEMENT
MOTS CROISÉS 1 – Elles veillent aux intérêts d’autrui. 2 – Une spécialiste du jon-
A B C D E F G H I J glage. Lettre grecque. 3 – Qui ne manque pas de cachet. 4 – Capi-
tale : N’Djamena. Descente de lit. 5 – Court bouillon. Augmen-
1
tai la pression. 6 – Beaux à Paris. Devant le plongeur. 7 – Elles se
2 transforment en flocons. 8 – Suit moi. Risquons notre chemise.
3 9 – Usée. À nous. 10 – Note. Il est scrupuleux. 11 – Faire de la copie.
4 Erbium. 12 – Tombé du ciel. Conductrice patiente. 13 – Nourrir son
enfant. 14 – Authentiques. Le cœur à l’ouvrage.
5
6
VERTICALEMENT
7 A – Attraper une maladie. Référence pour un homme du club. B – Do
8 d’antan. Plus efficace qu’un coton-tige ! C – Éruption cutanée transi-
9 toire. Fameux avec Les Inconnus. Au pied du pantouflard. D – Char-
pente de la poupe du navire. Point par pouce en français. Alumi-
10
nium. E – Pas vraiment emballé. Criais au scandale. F – Organite
11 cellulaire. Opérèrent la jonction. G – Embryons d’insectes. Vous ren-
12 driez. H – Elles nous laissent sur le bas-côté de la route. Elle n’est
13 pas à un an près. I – Exclamatif. Cri de bricoleur. Mettre au bloc.
J – Gris ou noir. Qui a retrouvé sa quiétude.
14
Rayez sur la grille les mots de la liste ci-dessous, sachant qu’ils y sont inscrits
MOTS MÉLANGÉS horizontalement de gauche à droite et de droite à gauche, verticalement de
haut en bas et de bas en haut (mais jamais en diagonale), chaque lettre ne
Mon œil! servant qu’une fois. Le mot rayé vous indique la façon de procéder. Il restera
un mot sur la grille, correspondant à la définition suivante :
I T N O I U I E S L U E N S E L Des yeux comme des billes!
O A N L P Q L L S A C A R S A R
ARDENT
CHÂSSIS
LOUPE
R I T A M O C A R H C S S E T A
ARLES
CLIGNOT
LUCARNE
B M I M T E A C D B H A I S A G
BILLE
COQUILLARD
MIRETTE
I L R E T C R A U O C H A N T A
BOULE DE LOTO
GLOBE
MIROITANT
E L I G L A R E L U Q C U O L R
C L N O L E D E X U I N L O D
CALOT
HUBLOT
QUINQUET
T O T O T O V U E U Q P U E
CARREAU
LAMPION
VITREUX
H U B L O T I T R E T E T N
CHÂSSE
LOUCHANT
28
la semaine
MOTS FLÉCHÉS Crapauds et renouilles de fiction
BOLET OREILLE SAISON SE SOULÈVE PERSON-
ATTENTIVE DES CIGALES DISPERSE EXPRESSION LES FOULES NAGE DU
GRENOUILLE PLEINE DE
DU MUPPET RÂPEUX IL N’EST PAS ALENTOUR FRAÎCHEUR CLIENT VENT DANS
SHOW AU TOUCHER LE BIENVENU (S’) DU MÉTRO LES SAULES
GRENOUILLE
DE BÉDÉ
ENTRE PI
ET SIGMA
RENDRA AIDE
MALHEU- DE L’ÉTAT
REUX RENDU
DÉCRET DE IDIOT
PARFOIS
VERSEUR SOUVERAIN
…
DÉLIVRÉÉÉE!
CHANTE
ANAÏS DELVA
LA FIN IL GONFLE
QUI A SUBI DE BIEN SA MANCHE
UN COUP DE DES
EVERETT / BRIDGEMAN IMAGES / LEEMAGE
TORCHON ATTAQUE
PROJETS EN MORDANT
TERRE
TOUCHÉ À L’EAU
EN PLEIN KIF-KIF
AVEC LA BOURRICOT
CŒUR GRENOUILLE
CHEZ WALT
VÉHICULE
CHENILLÉ
RENOUILLE
DE
PRINCESSE
PIEUSES
OUVRAGE INITIALES
QUI EXIGE
DU MÉTIER ESPÈCE
COURANTE
PRÊT POUR PEU
LE BAIN BAVARD COUP
DE PIED DE
PARTIE HAUT RUGBYMAN
À PIED LANDAIS
À VOIR «LE NOMBRIL
AU JAPON CRI DE DE LA SI-
VAINQUEUR CILE»
DIRE HAUT
ET FORT (S’) APPEL
TERME
DE PHOTO UN ANCIEN CRAPAUD
DE LA CRÉÉ PAR
GRENOUILLE FRED
D’UN FILM CHANSON VARGAS
D’ANIMATION
APPORTE APAISA HISTOIRE
UN PLUS SA SOIF IMAGÉE
QUI SE ACHEVÉ PIÈCE
FONT VIEUX D’UNE BALLE SOFIOTE
ARTICLE DE RECONDUIT SYMBOLE
NOS VOISINS DANS SES D’UN MÉTAL
IL FAIT RESPONSA- BLANC, DUR
L’UNISSON BILITÉS ET CASSANT
CRAPAUD
DANS HARRY
POTTER
Élisa Deroche
Une femme dans l’air… du temps
Plus connue sous le pseudonyme de baronne Raymonde de Laroche,
Élisa Deroche a marqué l’histoire de l’aviation. Première femme à obtenir
son brevet de pilote, elle s’est affranchie des conventions.
U
ne femme « moderne, sport automobile, va prendre le dessus sur sa
douée, qui n’avait pas carrière d’actrice et même trouver sa spécialité :
froid aux yeux», recon- le domaine révolutionnaire de l’aviation.
naît Catherine Maunoury, ex-
Une présence qui dérange
championne du monde de
voltige aérienne et présidente Après avoir assisté au premier vol réussi d’Al-
de l’Aéroclub de France, à berto Santos-Dumont à Bagatelle, le 13 sep-
propos d’Élisa Deroche. Cette tembre 1906, Élisa voit son intérêt grandir pour
pionnière a dû batailler pour se cette performance. Elle rencontre des personna-
CAPTURE D’ÉCRAN - RENESTG - YOUTUBE
faire une place dans l’aviation, lités comme Léon Delagrange, pionnier dans le
alors une affaire d’hommes. domaine, et se montre curieuse. En décembre 1908,
La baronne Raymonde de elle se rend au premier Salon international de l’aé-
Laroche naît Élisa Léontine ronautique au Grand Palais, où les frères Orville
Deroche le 22 août 1882 à Paris, et Wilbur Wright témoignent de leurs expériences.
dans une modeste famille. Très Fascinée et déterminée à prendre part à cette
tôt, elle se passionne pour le révolution, Élisa se rapproche de Charles et Gabriel
sport – équitation, tennis, pati- Voisin, autres pionniers de l’aéronautique, qui lui
nage, bicyclette, puis motocy- dispensent leur savoir. Le Royal Aero Club britan-
Élisa Deroche (1882-1919).
clette et sport automobile. À nique note alors dans son bulletin: «Encore un
vingt ans, elle passe son permis de conduire, espace dont certains pensaient que les hommes
chose encore rare chez la gent féminine. voudraient à tout prix conserver l’exclusivité, ou
Devenue une belle et élégante jeune femme, tout au moins le plus longtemps possible, qui a été
Élisa se découvre aussi une âme d’artiste, goû- envahi par le sexe faible.» Mais la baronne n’est
tant à la peinture, la sculpture et au théâtre. pas femme à se soucier du qu’en-dira-t-on.
Entre 1903 et 1907, elle interprète plusieurs Très vite, elle ne veut plus se contenter de théorie
pièces avec talent. Est-ce à ce moment qu’elle et rester spectatrice. Alors que Blériot réussit la
prend son pseudonyme qui rend hommage à sa première traversée de la Manche le 25 juillet 1909,
fille Raymonde, décédée à l’âge de sept mois et elle est formée au pilotage par Édouard Chateau.
demi ? Le recevra-t-elle quelques années plus Le 22 octobre, elle effectue son premier vol seule à
tard du tsar Nicolas II, après qu’il a assisté, ébahi, bord d’un biplan Voisin, sur trois cents mètres. Le
à l’une de ses démonstrations aériennes? Ou bien lendemain, elle parcourt six kilomètres.
prendra-t-elle ce nom pour coller au personnage
d’aventurière de l’air qu’elle sera devenue ? Nul
Une aventurière à records
ne le sait. Une chose est sûre, sa passion pour Le 1er janvier 1910, tandis que Louis Blériot
l’activité physique, mais aussi pour la méca- reçoit le tout premier brevet de pilote civil délivré
nique, qu’elle a développée en pratiquant le par l’Aéroclub de France, Élisa effectue un vol de
30
par Astrid Delarue
31
Toute une vie
Louis Vuitton
Une histoire du luxe
à la française
C’est une référence sur le marché mondial
du luxe. Créée il y a près d’un siècle
et demi et reconnaissable à son monogramme,
la marque Louis Vuitton est avant tout le nom
de son fondateur, malletier passionné venu au
monde un 4 août 1821, il y a deux cents ans.
A
l’évocation de ce nom, le lui succéder, mais davantage attiré Parmi eux, l’impératrice Eugénie
motif iconique beige et par la confection de nécessaires pour laquelle, en 1852, il confec-
brun de la toile Monogram de voyage, il part pour Paris. tionne un nécessaire de voyage
nous vient aussitôt à l’esprit. On Il a 16 ans lorsqu’il arrive dans pour transporter ses crinolines.
pense aussi à la fondation Louis la capitale, en 1837, après avoir
Son premier succès
Vuitton, musée d’art contempo- parcouru 400 kilomètres à pied.
rain inauguré en 2014 à Paris et Louis entre alors en apprentissage En 1854, après dix-sept ans
célèbre pour son architecture en chez monsieur Maréchal, layetier- passés chez monsieur Maréchal,
voiles de verre. Aujourd’hui véri- emballeur et malletier. Ce dernier Louis s’en affranchit et ouvre son
table empire, la marque Louis lui enseigne le métier, dont l’une propre atelier au 4, rue Neuve-des-
Vuitton domine la bagagerie et la des compétences fondamen- Capucines. Là, il poursuit la créa-
maroquinerie. Elle s’est aussi lar- tales consiste avant toute chose à tion de bagages sur mesure pour
gement étendue au prêt-à-porter, savoir… emballer. À cette époque la clientèle aisée dont il a gagné
à la joaillerie et au parfum. Il est en effet, les bagages utilisés sont la confiance. Pour elle, il innove
loin le temps où l’homme ouvrait des coffres de voyage au cou- en créant la malle plate, laquelle
son premier petit atelier au 4, rue vercle bombé et malmenés dans se révèle plus commode que les
Neuve-des-Capucines, près de la les voitures à chevaux, les bateaux coffres puisqu’on peut l’empi-
place Vendôme, à Paris. ou les trains, entraînant souvent ler. Les dégâts à l’intérieur s’en
des dégâts à l’arrivée. trouvent ainsi minimisés.
Vocation malletier
Aussi, beaucoup de personnes Le succès est immédiat, d’autant
Louis Vuitton a très tôt voulu aisées engagent-elles des spécia- qu’avec la révolution industrielle en
être malletier bien que, dans son listes pour empaqueter intelligem- cours, les moyens de transport se
enfance, il n’ait jamais voyagé. Il ment leurs effets personnels, de développent et, en parallèle, le goût
32
par Astrid Delarue
pour le voyage. Louis Vuitton doit échoué, les ventes se multiplient. avec Moët-Hennessy pour former
donc s’agrandir. Il se déplace à Ainsi, l’entreprise de Louis Vuitton le groupe LVMH en 1987, dirigé par
Asnières-sur-Seine en 1859 où il est une incontestable réussite. son principal actionnaire Bernard
fait bâtir ses ateliers et sa maison À sa mort, à 71 ans, le 24 février Arnault, la marque s’étend au prêt-
familiale, et peut jouir du transport 1892, l’homme savait l’avenir de sa à-porter et aux souliers en 1997, à
fluvial pour étendre son com- marque assuré. Sa descendance l’horlogerie et à la joaillerie en 2004,
merce hors de la capitale. Avec lui donna raison. à la parfumerie et même à l’édition
une vingtaine d’employés, il conti- de livres de voyage et à la papeterie.
La toile Monogram LV De leur côté, les ateliers se sont
nue d’innover dans le sur-mesure
en proposant la malle-lit, la malle- En 1896 en effet, Georges, qui a multipliés. La marque en compte
bibliothèque, le coffre à caviar ou repris les rênes de l’entreprise, ne aujourd’hui 16 en France et 24 dans
à cigares, etc. Ses créations allient manque pas d’ambition. Il invente le monde. Elle totalise 466 maga-
praticité et beauté, si bien que leur la toile Monogram, en toile de lin sins et 19 000 employés. Mais
renommée traverse les frontières souple et solide tissée aux métiers aussi puissant et exemplaire soit-
jusqu’au Moyen-Orient où Louis Jacquard, puis collée sur les malles. il en matière de luxe et de réussite,
peut les exporter dès 1869 grâce Sur cette toile, il a fait dessiner les l’empire Louis Vuitton n’oublie pas
à la percée du canal de Suez. initiales entrelacées de son père ses racines. Car, à Asnières, dans
pour lui rendre hommage. Assorti la rue qui porte désormais son
Une affaire de famille
de motifs géométriques et floraux, nom, les ateliers du fondateur lui-
La chute du second Empire et ce monogramme devient ainsi l’em- même continuent de tourner, abri-
la guerre franco-prussienne de blème de la marque, le premier à tant la confection de commandes
1870 n’épargnent cependant pas être aussi visible sur un produit. spéciales et rares. À côté, la mai-
le malletier, dont les ateliers sont À son tour associé à son fils aîné son familiale est aujourd’hui deve-
endommagés. Qu’à cela ne tienne, Gaston-Louis à la tête de l’entre- nue un musée privé. •
sa réputation aidant, l’homme prise, Georges continue de déve-
rebondit aussitôt après et l’entre- lopper le commerce et compte
prise redevient vite florissante. Son désormais 100 employés en 1900,
fils Georges, qui l’a rejoint dans l’af- puis 225 en 1914. Cette même
faire, l’incite même à s’étendre à année, les deux hommes ouvrent le
l’étranger. Ainsi s’ouvrent, en 1885, premier Louis Vuitton immeuble au
une boutique à Londres et une 70, avenue des Champs-Élysées
autre à New York. (l’actuel et emblématique vaisseau
Mais avec l’essor de son com- amiral de la marque situé, lui, au
merce vient aussi celui des contre- numéro 101 de la même avenue,
façons. Il crée donc un nouvel dans un immense immeuble Art
PHOTOS PVDE / BRIDGEMAN IMAGES / LEEMAGE (X 2)
imprimé qui deviendra célèbre, le déco, n’ouvrira qu’en 1998).
damier beige et brun, et Georges En 1959, Gaston-Louis et son
y fait ajouter l’inscription «Marque propre fils Claude-Louis réin-
Louis Vuitton déposée ». Ce der- ventent la toile Monogram, conçue
nier a par ailleurs l’idée, en 1886, cette fois à base de lin, de coton
d’un système de serrure incroche- et de PVC. Leur fille et sœur Odile,
table. Car, au problème de la casse avec son mari Henry Récamier,
dans les malles, à présent réglé, transformera quant à elle l’entre-
s’ajoutait celui des vols répétés. Et prise en multinationale en 1977.
là encore, cette idée novatrice fait
Un empire fidèle
ses preuves : après avoir mis au
défi l’illusionniste Harry Houdini de
à ses racines
Le malletier s’est d’abord lancé
s’extraire d’une malle fermée avec La suite de la saga Vuitton est dans la fabrication de bagages sur
ce verrou et que ce dernier eut plus connue. Après avoir fusionné mesure pour une clientèle aisée.
33
Feuilleton
ISTOCK
Suspicion
Prologue La chance l’accompagnait, pensait Honor qui
ne s’était réjouie de son succès que pour se
demander ce qu’elle-même devenait dans
onor appuya son front contre l’affaire… Il ne lui laissait prendre aucune
la vitre en fermant les yeux. initiative et n’admettait pas qu’elle puisse
Elle était lasse, si lasse ! Ce donner son avis concernant les œuvres qu’il
n’était pas une fatigue phy- créait et les contrats qu’il signait.
sique, mais quelque chose de Elle s’habituait à approuver chacun de
plus profond qui la minait peu à peu. ses actes d’un simple hochement de tête ;
Elle avait mis tous ses espoirs en l’homme d’ailleurs, elle n’avait aucune critique à faire
qu’elle s’était empressée d’épouser un an concernant ses réalisations. Il en était autre-
plus tôt quand, la situation de ce dernier ment de sa façon de se comporter dans la vie
s’étant enfin améliorée, il avait songé à offi- de tous les jours, ce que rien jusqu’ici, tant
cialiser leur idylle. Pourtant, dans le milieu qu’ils n’avaient pas vécu ensemble, ne lais-
artistique qu’ils fréquentaient, leur état civil sait supposer. Elle supportait de moins en
laissait la plupart des gens indifférents. On moins ses colères auxquelles l’alcool contri-
en voyait d’autres ! La bohème suscitait l’in- buait largement. Était-ce là, l’homme qu’elle
dulgence, d’autant que Simon ne manquait aimait, dont elle espérait un enfant ?
pas d’admirateurs sincères dus à son talent – Un enfant ? Tu n’y penses pas ! répli-
incontestable de sculpteur. Finalement, il quait-il. N’en avons-nous pas assez bavé ?
avait réussi plus vite qu’on ne s’y attendait. Maintenant je veux vivre, profiter du temps
34
par Ginette Briant
présent et de ma réussite ! Tu sais que j’ai sens, mais ne devaient-ils pas la mettre en
créé plus d’œuvres qu’on ne m’en demandera garde ? En ce domaine, sans doute y avait-il
jamais ! Je ne les ferai connaître au grand beaucoup d’appelés mais, hélas ! peu d’élus.
public qu’avec parcimonie. Je prépare trois La poésie, de nos jours, n’intéresse plus que
expositions, une au Japon et deux autres aux les intellectuels et les amateurs de jeux flo-
États-Unis. Elles exigeront ma présence… raux. Cela fait aussi très bien de lire ses
Et toi, tu me parles de pouponner, de passer odes dans un salon… personne n’en a jamais
mon temps à faire « areu, areu » au-dessus vécu.
d’un berceau ! Je te croyais plus intelligente, Quand Honor avait rencontré Simon, elle
Honor, plus opportuniste surtout. Ne m’en était à la croisée des chemins. Elle venait
parle plus. Plus jamais ! de perdre ses parents dans un accident de
Honor ravalait son amertume. Les années voiture, juste au moment où, délaissant les
passeraient et ensuite il serait trop tard. alexandrins classiques, elle avait écrit sa
N’atteignait-elle pas déjà ses trente ans ? Au première pièce de théâtre. Naturellement,
fur et à mesure que les jours s’écoulaient, le elle en avait confié le manuscrit à l’homme
train-train quotidien pesait sur ses épaules à qui occupait désormais ses pensées et tenait
la manière d’un fardeau. Simon ne l’emme- déjà une si grande place dans sa vie.
nait nulle part. Elle se savait pourtant assez Il s’en était emparé avec un sourire
jolie pour ne pas lui faire honte. condescendant, s’était résigné à lire la
– Justement, renchérissait-il, tu es bien première page puis, sautant allègrement
trop belle pour que je consente à t’exposer au deuxième acte, il s’était tout bonnement
au regard d’autres hommes. endormi.
– Jaloux, toi ? Allons donc ! À son réveil, il n’avait pas repris sa lecture.
Elle se souvenait de certaines soirées où il – Excuse-moi, chérie, mais tu ferais mieux
détournait ostensiblement la tête lorsqu’un de tricoter ou d’apprendre la couture. Cela
de ses compagnons de beuveries occasion- te servirait toujours, tandis qu’étaler autant
nelles lui faisait la cour. C’était une attitude de phrases creuses dans une page… Grand
qu’elle ne lui pardonnait pas. Dieu ! tu n’es vraiment pas douée.
Bref, les rancœurs s’étaient accumulées Il lui assénait ses quatre vérités sans se
au sein du couple, à moins que ce ne soit soucier de sa déception, sans prendre la
la lassitude ou la sensation de ne plus rien peine de la ménager. À ce moment-là, elle
partager de concret. aurait mieux fait de tourner les talons, mais
l’amour vous enchaîne plus sûrement que
des fers. Il n’avait plus jamais été question
H
onor en aurait été réduite à tenir son de ses écrits entre eux. Cependant, la jeune
intérieur avec le sérieux qu’elle met- femme n’était pas sûre qu’il soit assez ins-
tait en toutes choses, dans la solitude truit ou suffisamment intuitif pour se per-
morale la plus grande, si elle n’avait caressé mettre d’être aussi catégorique.
un rêve secret : réussir à son tour. Elle ne Quelque chose lui disait qu’elle tenait un
possédait nullement les dons de Simon ; la sujet, qu’il suffisait peut-être d’améliorer
sculpture, le dessin lui étaient étrangers, son style, de procéder à son autocritique…
mais elle écrivait. Oui, cette femme trop bref, de continuer sur sa lancée. N’était-ce
timide pour se mettre en valeur ou s’im- pas l’essentiel ?
poser écrivait et il lui était permis de croire Honor avait repris la plume comme un
qu’elle le faisait bien. bâton de pèlerin, tenacement, jour après
Cela ne datait pas d’hier. Toute petite déjà, jour, toutes les fois que Simon s’absentait
elle composait des poèmes où l’on devinait ou qu’il s’enfermait dans son atelier. Pas une
sa sensibilité à fleur de peau. Ses parents seule fois il ne l’avait soupçonnée de pour-
l’auraient volontiers encouragée dans ce suivre ses activités littéraires. Elle ne s’en
35
Suspicion
était pas lassée, au contraire, elle trouvait Elle s’astreignit à demander à chacun
un certain réconfort à animer ses person- de leurs hôtes s’il préférait un whisky, un
nages, de la même façon que Simon donnait Martini dry ou une coupe de champagne.
la vie à une nouvelle Vénus en sculptant ses Les réponses étaient mitigées. Simon décida
formes parfaites dans un bloc de marbre ! soudain que le champagne s’imposait.
Ce soir-là, il amena une bande d’amis – Pourquoi ? demanda-t-elle, étonnée.
prendre un pot à la maison. Elle ne s’y atten- – Comment, ma chère, vous ne savez pas
dait pas le moins du monde et s’était mise en que votre mari vient de remporter une
robe de chambre pour préparer le dîner. Le grande victoire ? Les Beaux-Arts ont décidé
bruit des klaxons de voitures, le rire toni- de placer deux statues à l’entrée de la pyra-
truant des invités la firent se réfugier dans mide du Louvre et c’est le projet de Simon
sa chambre. qui a été retenu. Quel succès !
Elle se changea, contrariée de ne pas avoir – Je l’ignorais, balbutia-t-elle.
été prévenue. Sachant qu’après quelques – C’est vrai, mon pauvre chat, je n’ai pas eu
whiskies bien tassés, on exigerait d’elle de le temps de t’en parler, la lettre est arrivée
plus substantielles agapes, elle ouvrit le ce matin.
réfrigérateur en passant en coup de vent Elle détestait qu’il l’appelle « mon pauvre
dans la cuisine. Un poulet suffirait-il ? chat ». Elle avait l’impression d’être une
Elle imaginait déjà le regard courroucé petite bête efflanquée à la recherche d’un
de son mari : toit. Sa comparaison lui donnait des com-
– Maintenant que nous avons les moyens, plexes. Elle jeta un coup d’œil à son image
arrange-toi pour avoir ce qu’il te faut, que dans la glace et se vit telle qu’elle était vrai-
diable ! ment avec ses grands yeux clairs, un peu
Honor ne se faisait pas à son nouveau cernés, sa chevelure souple indisciplinée
rythme de vie, d’autant que Simon ne se et son corps de gamine que la petite robe
montrait pas aussi large qu’il le prétendait, enfilée à la va-vite ne mettait guère en
épluchant les comptes qu’il l’obligeait à tenir. valeur.
Elle alla chercher le champagne et un pla-
teau avec une dizaine de coupes. Combien
E
lle eut un mouvement de révolte. étaient-ils au juste ? Elle ne les avait pas
Pourquoi ne les avait-il pas emmenés vraiment regardés, car ils lui étaient indif-
au restaurant ? II n’en manquait pas férents. Simon la traitait souvent de sau-
ici, à Saint-Martin-de-Ré, et encore moins à vage. Comment ne pas reconnaître que ces
La Rochelle, mais Simon voulait époustou- sortes de réunions improvisées ne lui pro-
fler ses nouvelles connaissances. La villa curaient aucun plaisir ? Honor prit place
qu’il avait acquise dans l’île méritait en effet sur une chaise, dans un coin, tandis que
le coup d’œil, tant les proportions de la salle Simon débouchait trois bouteilles à la fois.
de séjour étaient harmonieuses. Les invités, mis en joie de cette façon, bat-
Il avait fait une affaire en l’achetant toute taient des mains.
meublée. La jeune femme n’avait pu que – Vous avez de jolies jambes…
s’incliner, en remerciant le ciel que les per- – Vous trouvez ? répondit-elle en souriant.
sonnes qui vivaient en ces lieux avant eux L’homme qui la regardait avait un faciès
aient eu de l’idée en matière de décoration. étrange, une peau mate, des yeux très noirs.
Il n’y avait qu’un inconvénient, Honor ne s’y – Je suis heureux que Simon ait songé à
sentait pas chez elle. Elle avait l’impression m’inviter. Je ne savais pas que vous exis-
bizarre d’emprunter une place qui ne lui tiez… Il ne m’a jamais parlé de vous.
était pas destinée. – Qui êtes-vous ? dit-elle.
– Mes amis, je vous présente ma femme. – Je viens de Paris. Je m’appelle Olivier
Veux-tu faire le service, chérie ? Leclerc. J’expose les œuvres de votre mari.
36
Je suis plutôt fier de dire que j’en ai fait une d’argent et venait de se porter acquéreur
célébrité. Si j’étais producteur de cinéma, je d’une des œuvres de Simon.
ferais de vous une vedette. Tout ce que je
touche se transforme en or…
P
– Ce doit être grisant, admit-elle sans our séparer les amants, Honor n’avait
conviction. rien trouvé de mieux que de surgir
Il se mit à rire de la voir si peu enthou- au moment où ils s’y attendaient le
siaste, puis reprenant presque aussitôt son moins. Son visage livide, son regard écar-
sérieux : quillé témoignaient de son écœurement et
– Vous avez une maison superbe, un mari de sa souffrance. Sans dire un mot, parce
talentueux dont la fortune ne fait que com-
‘‘
mencer et pourtant, vous me donnez l’im-
pression de ne pas être heureuse.
– Nous avons vécu si longtemps au jour le Comment… vous ne savez pas
jour ! Je crois évoluer dans un rêve, si bien
que rien ne me touche profondément, sauf que votre mari vient de remporter
’’
peut-être la joie de Simon. une grande victoire ?
– Souvenez-vous que vous pouvez compter
sur moi, madame Coutrelle, en toutes cir-
constances. Je peux être un ami très précieux. qu’elle ne voulait rien perdre de sa dignité,
Qu’était-il en train de lui suggérer ? Que elle s’était enfuie en pleurant.
ne savait-elle distinguer les sous-entendus – Allons bon ! s’était écriée Incarnacion.
derrière les paroles affables ? Elle va en faire un drame !
– Hé ! avez-vous fini de faire des messes – Je la calmerai ! N’aie crainte !
basses tous les deux ? – Comment ? J’ai bien peur qu’elle ne nous
Olivier fit face à Simon, accouru de l’autre empoisonne la vie. Désormais, viens chez
bout de la pièce pour leur décocher cette moi, ce sera plus simple.
flèche. Il était grand, plus grand que le – Oui, oui, tu as raison.
sculpteur, mince comme un roseau. Honor Depuis, Simon ne se privait pas de mettre
admira secrètement sa nonchalante attitude. à profit cette suggestion. Rien, ni les larmes
– Le verre de votre femme est vide, pensez de son épouse ni ses reproches, ne parais-
à le remplir. sait provoquer ses remords.
Sans plus attendre, il retourna s’installer – Cesse de pleurnicher, de me surveiller !
auprès des autres personnes qu’il connais- Je n’éprouve aucun sentiment pour cette
sait fort bien puisqu’il les appelait par leur femme, mais elle peut m’être utile.
prénom. Honor le supplia. Pour toute réponse, il
– Pourquoi restes-tu à l’écart ? gronda lui asséna deux gifles :
Simon à l’adresse de la jeune femme. – Regarde-moi bien! J’ai souffert de la faim
– Qu’avons-nous en commun ? et du froid, de conditions de vie si précaires
– Moi ! que je me suis juré de profiter de toutes les
II était bien vrai qu’elle le partageait avec occasions pour que mon compte en banque
tous ces gens. Depuis combien de temps ne ne soit plus jamais à sec !
s’étaient-ils pas trouvés en tête-à-tête ? Il avait lancé à travers la pièce le verre de
Mais elle reconnut enfin que leur union whisky qu’il tenait à la main, sans se préoc-
se dégradait le jour où elle le surprit sous cuper des dégâts qu’il venait de provoquer.
la véranda en train d’embrasser Doña Après son départ, quelques secondes plus
Incarnacion Ibera. Nettement plus âgée que tard, Honor, malgré les larmes qui brouil-
Simon, cette femme était leur plus proche laient sa vue, s’était astreinte à ramasser
voisine. Elle ne manquait ni de relations ni les morceaux. Ses mains tremblaient. Sous
37
Suspicion
l’effet du chagrin, sa poitrine paraissait se Il la trompait, était-ce la première fois ?
fendre en deux. Son petit chien, le yorkshire Elle voulut bien le croire pour que la paix
auquel elle s’était tellement attachée depuis revienne dans son foyer. Accepter ses men-
qu’elle l’avait recueilli, abandonné sur le songes lui faisait horreur, mais briser les
port de La Rochelle, s’était enfin extirpé de liens affectifs qui les unissaient, elle ne pou-
sa cachette pour se réfugier contre elle. Lui vait encore s’y résigner.
aussi tremblait. Ils étaient là, tous les deux, Simon devait se rendre à Paris et il ne lui
à quatre pattes sur la moquette, en proie au proposa pas de l’accompagner. Comme elle
désarroi le plus grand. l’en suppliait, il la menaça une nouvelle fois.
– Qu’allons-nous devenir, Jimmy ? Il n’avait nullement l’intention de l’associer
II la dévisageait de ses yeux humides, ému à son succès.
de ce chagrin qui semblait ne jamais pou- Dans le bureau, dont la fenêtre donnait
voir s’estomper. directement sur la plage, s’accumulaient les
– Un jour, nous partirons… nous parti- invitations. Les membres du Rotary Club
rons ensemble. Trouves-tu encore quelque de La Rochelle lui demandaient d’honorer
chose qui nous retienne ici ? leur prochain dîner de sa présence. Il n’était
Autour d’elle, tout lui était étranger, ces pas question d’elle. Sans doute ignorait-on
meubles trop voyants, ces couleurs criardes qu’il était marié… C’étaient ces petits faits
sur lesquelles les gens s’extasiaient, ces en apparence insignifiants qui, ajoutés aux
bibelots rococo. Elle se savait injuste de les souffrances morales et physiques qu’elle
détester. N’était-ce pas simplement parce éprouvait, lui faisaient voir la vie sous le
qu’ils étaient les témoins de son infortune, jour le plus noir. Résignée, elle s’abstint de
témoins du changement radical survenu bouder plus longtemps, ce qui l’étonna bien
dans l’esprit de Simon, dans sa façon de se un peu. Il ignorait qu’elle mettrait à profit
comporter ? son absence pour relire attentivement la
La petite bête partageait si visiblement pièce qu’elle venait tout juste de terminer
sa peine, elle se montrait si affectueuse, et dont elle attendait des miracles.
qu’Honor finit par se calmer. Ce n’était pas Entre-temps, elle avait écrit à plusieurs
possible… Simon allait se reprendre. Plus directeurs de théâtre qui ne lui avaient pas
jamais il ne lui parlerait sur ce ton. répondu et elle jugeait qu’elle s’y était mal
prise. N’aurait-elle pas dû leur envoyer
son texte ? Lui, et lui seul, plaiderait en sa
D
ans les jours qui suivirent, Simon faveur. Mais, tapé sur la machine à écrire
sembla passer dans la maison en qu’elle possédait depuis l’âge de seize ans, il
courant d’air. Il n’adressait la parole dénotait tant qu’il n’aurait guère de chance
à sa femme que du bout des lèvres et unique- de retenir l’attention. Et c’était pour cela
ment pour le strict nécessaire. Il ne décou- qu’elle s’était inscrite (sans en souffler mot
chait pas, mais rentrait le plus souvent à à son mari) à des cours d’informatique à
l’aube. Honor qui avait horreur des disputes La Rochelle, puis qu’elle avait utilisé les der-
et des cris, ne se plaignait pas, dans l’espoir niers euros qu’il lui restait de l’héritage de
qu’il reviendrait envers elle à de meilleurs ses parents (Simon s’était chargé d’en dila-
sentiments. pider la majeure partie) pour s’acheter un
De fait, il parut soudain s’amender. Quand ordinateur portable et procéder enfin à une
il la prit dans ses bras en lui demandant copie digne d’être présentée.
de lui pardonner, elle ne résista pas au L’après-midi du jour où il la quitta, le sou-
charme qu’il savait si bien déployer, pour rire aux lèvres, soulagé de ne pas avoir à la
peu qu’il ait à cœur d’obtenir quelque chose, traîner derrière lui – du moins était-ce de
en l’occurrence une indulgence qu’elle se cette façon que, lucidement, elle observait
sentait encore incapable de lui accorder. les événements depuis leur dernière scène
38
– la jeune femme relut une dernière fois rirait-il ? Leur villa de Saint-Martin était
sa pièce qu’elle avait signée de son nom de munie d’un système de protection perfec-
jeune fille, Honor Jordan, l’enferma dans tionné, une alarme des plus efficaces. Voilà
une chemise orangée choisie avec soin pour pourquoi il ne comprendrait pas qu’elle lui
l’impact qu’elle pourrait avoir et expédia ait préféré le classique coffre bancaire, et
le tout à Elipher Dicks, grand dramaturge dans une autre banque que la leur !
devant l’Éternel, dont elle avait suivi la car- Retirant sa main qu’Olivier Leclerc
rière depuis sa plus tendre jeunesse. Elle conservait autoritairement dans la sienne,
ne voyait que lui pour être capable d’appré- Honor s’écarta.
cier son œuvre à sa juste valeur, d’autant – Je vous croyais reparti depuis longtemps.
qu’elle l’avait écrite en anglais, sa langue – Non, j’ai pensé que je pourrais peut-être
maternelle. monter une galerie ici ; je suis à la recherche
Certes, elle rongerait son frein pendant d’un emplacement. Sur le port, cela ne me
plusieurs semaines car elle ne comptait pas paraît guère possible. Mais dans l’une des
avoir de réponse immédiate, en admettant rues avoisinant la Grosse-Horloge, ce ne
qu’on veuille bien lui accuser réception de serait pas mal. Vous sortiez de la banque
son envoi ! Rien n’était moins sûr et cepen- quand je vous ai aperçue. Je n’ai pas osé
dant, une petite voix lui disait qu’Elipher vous héler, donc je vous ai emboîté le pas…
Dicks en prendrait connaissance. Puis-je vous offrir quelque chose ?
Toutes les fois qu’elle venait de terminer – Non, merci.
un texte, elle le mettait à l’abri dans le coffre – Seriez-vous timide ?
qu’elle avait loué, toujours à l’insu de Simon. Elle éluda :
Elle y joignit un double de Priez pour moi, – Simon n’aurait-il pas besoin de vous, ce
Joséphine ! titre qu’elle jugeait original, et soir ? enchaîna-t-elle.
le tapota comme s’il s’agissait d’un trésor. – Où donc ?
– Ne doit-il pas assister à un cocktail au
Sénat ?
H
onor allait reprendre sa voiture – Ah oui ! en effet. Bof ! il se passera de
quand une main ferme s’abattit sur moi.
son bras. Il n’était plus aussi à l’aise et paraissait
– Madame Coutrelle! quelle heureuse ren- tout ignorer de cette réception, bien qu’il ait
contre ! joué de sa désinvolture à merveille.
Olivier Leclerc se tenait devant elle. Un Honor se dit que son époux n’était peut-
sourire étirait le rictus qu’il portait sur la être pas parti pour Paris comme il le pré-
joue droite comme une balafre. tendait, à moins que, prenant prétexte d’une
Sous la lumière crue du jour, elle le trouva obligation mondaine, il y ait entraîné Doña
laid. Était-ce le décor majestueux de la tour Incarnacion Ibera. Son petit visage devait
de la Chaîne et de la tour Saint-Nicolas refléter chacune de ses pensées, car Olivier
auquel il tournait le dos, qui lui procurait Leclerc se gratta le crâne.
cette impression ? Un malaise sourd s’em- – Si donc je ne puis rien vous offrir, à une
para d’elle. Et s’il l’avait suivie ? Ridicule ! autre fois, chère madame.
pensa-t-elle. D’ailleurs, il n’irait pas raconter Sans s’attarder, il tourna les talons.
à Simon qu’il l’avait surprise à sa sortie de la Honor en éprouva un grand soulage-
BNP. Mais s’il le faisait ? Elle imaginait déjà ment. Elle n’aurait pu faire bonne figure à
l’étonnement de Simon. N’avait-il pas depuis cet homme et bavarder avec lui de choses
toujours un compte au Crédit Lyonnais ? et d’autres, juste au moment où elle venait
Y avait-il de quoi s’alarmer ? Bon, elle d’acquérir la certitude que Simon lui avait
avait loué un coffre sans lui en parler, dans menti une fois de plus. Elle prit sa voiture
l’unique but de protéger ses manuscrits. En et se hâta en direction du pont de Ré.
39
Suspicion
La maison lui parut plus hostile que jamais. Honor s’activa du mieux qu’elle put, avan-
Aussi fut-elle heureuse de serrer dans ses çant l’heure du dîner moins par désir de
bras son amour de petit chien. Il était si se restaurer que par besoin de compenser
proche d’elle qu’il ressentait l’angoisse dans un réel désarroi. Finalement la tranche de
laquelle elle vivait depuis quelque temps et jambon atterrit dans l’assiette de Jimmy dont
particulièrement cet après-midi-là. Pour elle admirait le solide appétit.
atténuer la tristesse qu’elle lisait dans ses Durant les huit jours qui suivirent, ses
yeux, elle s’astreignit à jouer avec lui. Mais pensées allèrent tour à tour rôder auprès
Jimmy se désintéressa très vite de sa balle de Simon dont elle n’avait aucune nou-
pour se réfugier sur ses genoux. velle, ce qui la confirma dans l’idée qu’elle
Ils restèrent blottis l’un contre l’autre n’avait plus guère d’importance à ses yeux
jusqu’à ce que le soleil se soit évanoui à désormais… et s’évadèrent en direction de
l’horizon. l’Écosse où était parti son texte. Découvrir
l’adresse du dramaturge n’avait pas été une
mince affaire.
L
e bruit du ressac animait seul le silence. C’était finalement la secrétaire d’un
Le tic-tac de la pendule à balancier du théâtre londonien qui la lui avait commu-
hall qu’elle détestait entendre sonner niquée, non sans réticence. Elipher Dicks
(il lui semblait qu’elle ne marquerait jamais devait donner des ordres draconiens pour
que des heures douloureuses) l’agressait : que soit préservée son intimité.
il ne battait pas au rythme de son cœur. (à suivre)
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ISTOCK
ISTOCK
Cassican flûteur. Roitelet huppé.
Chromolithographie. Chromolithographie.
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Soirée grecque
Comme il fait bon marcher dans l’odeur des cyprès Les pas du sirtaki dans l’auberge typique
Dont le parfum mêlé à celui du jasmin Ouvrent la farandole aux danseurs passionnés.
Embaume l’atmosphère et me transporte au ciel ! Le buffet bien garni d’olives et de mezzés,
Figuiers de Barbarie, calebasses, eucalyptus, Feuilles de vignes, tzatziki, feta et retsina
Composent le décor de ce pays de rêve. Assouvira c’est sûr l’appétit des gourmands
L’embrasement des pierres au coucher du soleil Si heureux de fêter leur bonheur d’être en Grèce.
Me dévoile son spectacle d’une grande beauté,
Dans le théâtre antique encadré d’oliviers,
La chaleur qui décline me remplit de bien-être. Marie-France LEFEBVRE,
Au loin les bouzoukis entonnent la soirée ; Boulogne-Billancourt (Île-de-France)
Lower Manhattan
J’ai vu naître le jour sur les bords de l’Hudson,
Émerger de la brume les tours de Manhattan,
Surgir la Liberté
Au milieu de la baie.
Madeleine CHANGEUX-GILET,
Chécy (Loiret)
43
Série
ISTOCK
Mon cœur
à son passé renonce
44 – RÉSUMÉ : La grande fête que les Cléry ’est avec un plaisir touchant,
n’avaient pu donner en début d’année fut fixée à que Louise et Jean-Baptiste qui
la mi-Carême. La soirée promettait d’être gran- avaient connu Agnès toute petite,
diose. Les convives devaient venir costumés en l’accueillirent en son château.
un personnage de tableau ! Le grand soir arriva. – Monsieur le comte nous a
Tous étaient superbes. Mais bientôt Agnès s’in- avertis, tout est prêt, mademoiselle. Si vous
quiéta. Félicité avait disparu. Pierre partit à sa voulez entrer…
recherche et la découvrit, en pleurs, dans le jardin Les trois jeunes filles gravirent les degrés
d’hiver. La jeune femme lui avoua l’amour qu’elle du perron et pénétrèrent dans le hall. Celui-ci
lui portait. Quant à la date du mariage d’Agnès se prolongeait de chaque côté par un vesti-
et Arnaud, elle fut fixée au 6 juin. Mais avant les bule desservant les deux ailes principales ;
noces, Agnès souhaitait retourner avec Félicité en son milieu se déployait un large escalier
sur les bords du Loing, au château de Fleury qui lui conduisant aux étages.
venait de sa mère. (Voir Veillées nos 3448 et suivants.) – Nous visiterons plus tard, suggéra Agnès,
pour l’heure nous mourons de faim ! Et je me
souviens de votre tourte aux champignons,
une pure merveille !
– Justement, elle n’attend plus que vous !
dit en riant dame Louise.
Après la tourte, les jeunes filles dégustèrent
les premiers pois de la saison, du poulet rôti
44
et une crème aux œufs. Tandis que Colette – Je vais l’emporter, dit enfin Agnès, en
déballait leurs effets dans la chambre qu’elles reposant la fragile chemise dans sa boîte.
allaient partager, Agnès entraîna son amie Puis elle se leva pour regarder de nouveau
à la découverte des autres pièces. Meublées l’empilement des boîtes sur les étagères de
avec goût, boudoirs, chambres à coucher la bonnetière. Sur la dernière, une longue
et salles de bains se succédaient sur deux boîte occupait toute la largeur du meuble.
étages. Le troisième ainsi que les soupentes Elle se hissa sur la pointe des pieds pour la
n’avaient jamais été habités. saisir et la déposer sur le lit, avant de retirer
Agnès poussa une porte qui ouvrait sur une le couvercle. Un papier de soie en cachait le
vaste et belle chambre : celle de sa mère… contenu. Doucement, elle le retira. C’est cela
À l’indéfinissable odeur des pièces inoc- qu’elle espérait trouver ! Un très long voile,
cupées, se mêlait un parfum de lavande et si fin qu’on le sentait à peine sous les doigts,
de cire. Outre le lit à baldaquin et la com- brodé de motifs floraux au point d’Alençon :
mode en marqueterie, la chambre renfermait le voile de mariée de sa mère !
plusieurs armoires qu’Agnès n’avait jamais – Oh, il est magnifique ! s’extasia Félicité.
ouvertes… Dans la première, elle découvrit C’est ce que tu cherchais, n’est-ce pas ?
avec émotion des robes, des jupes et cor- – Oui, je suis sûre que maman serait heu-
sages, ainsi que des cartons à chapeaux. Ce reuse que je le porte.
n’était pas ce qu’elle cherchait… Elle ouvrit Inconsciemment, le futur s’était imposé. Et
la deuxième qui contenait des manteaux et il s’agissait bien d’un avenir où tous les êtres
des capes, aujourd’hui démodés. qu’elle aimait étaient présents…
– Tu cherches quelque chose de précis ? Les jeunes filles profitèrent de ces
lui demanda Félicité. quelques jours de vacances pour se pro-
– Oui… mener au bord du Loing, déguster la cuisine
La troisième armoire de même style mais de dame Louise et… se reposer ! Une paren-
plus petite était une bonnetière. De nom- thèse enchantée qu’il fallut bien refermer,
breuses boîtes y étaient rangées. Elle en prit il était temps de rentrer.
une au hasard et s’asseyant au bord du lit, – Revenez vite, mademoiselle ! osa le gar-
la posa sur ses genoux. Le couvercle retiré, dien des lieux. Cette demeure n’est pas faite
apparurent plusieurs chemises soigneuse- pour rester fermée.
ment pliées. Félicité s’était assise à côté d’elle, – Nous rêvons à de joyeux cris d’enfants
elle la regarda déplier la fine batiste blanche retentissant dans ses couloirs et ses jardins !
d’une chemise d’été pour la nuit. Sur le ajouta son épouse en embrassant Agnès.
devant, près du col, une broderie ton sur ton. La jeune fille remercia chaleureuse-
– Mais c’est ton chiffre ! s’étonna Félicité. ment avant de rejoindre Félicité et Colette.
Agnès caressa du doigt le A et le S entre- Un dernier regard aux fines tourelles coif-
lacés. Comme si Aude de Saint-André venait fées d’ardoise, et les voyageuses quit-
de broder ces lettres pour sa fille… Une larme tèrent Fleury, un petit pincement au cœur…
tomba sur le fin tissu. Félicité entoura son
amie de ses deux bras.
– Elle te manque, n’est-ce pas ? Chapitre 62
– Tellement ! Surtout dans ces moments si
importants de ma vie. Et mon père aussi ! Je
R
revois ses yeux rieurs et je sens encore son enaud de Monfort, outre les bijoux
parfum de verveine quand il me soulevait qu’il tenait de sa mère, avait mis dans
de terre pour me prendre dans ses bras… la corbeille de mariage de sa nièce
Félicité laissa son amie égrener ses souve- l’hôtel de la rue Saint-Gilles, une élégante
nirs, l’écoutant sans rien demander, comme demeure que son père avait fait construire
seule une amie véritable sait le faire. aux débuts des années 1850. Les futurs
45
Mon cœur à son passé renonce
époux conquis dès leur première visite par s’installèrent à l’ombre des tilleuls cente-
l’architecture, le calme et la commodité de la naires. Le vicomte avait demandé qu’on leur
maison choisirent d’un commun accord, d’en apporte de la limonade et des glaces.
faire leur habitation principale. Se déployant – Arnaud, Félicité va bientôt regagner
sur trois étages, la bâtisse inoccupée depuis Marseille et elle n’aura vu Pierre que quelques
la mort de feu le comte, requérait cependant minutes en tête-à-tête, commença Agnès.
quelques travaux et un bon nettoyage ! – Oui c’est bien peu en effet, concéda
Ce jour-là, ils avaient rendez-vous avec Arnaud, tout en dégustant son sorbet au
l’intendant chargé de superviser l’aména- citron.
gement du rez-de-chaussée et du premier – Ne pourrions-nous pas organiser une sortie
étage. et… faire en sorte qu’ils se retrouvent seuls ?
– Nous aimerions que cette première Le jeune homme sourit, il reconnaissait
tranche de travaux soit terminée à la fin de bien là sa fiancée. Mais la distance que Pierre
l’été, pensez-vous que cela soit possible ? semblait rechercher avec ceux qui l’entou-
demanda Arnaud à Emmanuel Tissier, raient, l’inquiéta autant qu’elle inquiétait
comme ils terminaient leur visite. Agnès…
– Laissez-nous une saison supplémen- – Il y a des courses de trot dimanche à
taire, répondit l’homme avec franchise. Il Vincennes, et nous avons deux chevaux
y a beaucoup à faire mais je vous promets engagés. Pourquoi ne pas leur proposer d’y
qu’avant l’hiver, vous serez chez vous. Je vais aller tous les quatre ?
dès aujourd’hui convoquer maître Duchamp – Oh oui, c’est une très bonne idée ! dit-elle
qui dirigera les différents corps de métiers. en se levant. J’en parle à Félicité, vous vous
– Eh bien, c’est parfait, conclut le jeune chargez de Pierre ?
homme, en serrant la main de Tissier. – Je saurai le convaincre, assura Arnaud…
– Allons faire le tour du parc, proposa Agnès.
La première fois que nous sommes venus, nous
U
avons passé tellement de temps à l’intérieur n orage ayant éclaté dans la matinée,
qu’il faisait nuit quand nous sommes ressortis! la température de ce dimanche avait
Les jeunes gens découvrirent un jardin brusquement chuté. Il n’était pas
peuplé de beaux arbres mais où les herbes question cependant d’abandonner le projet
folles avaient poussé, effaçant les allées… de sortie pour l’après-midi. Tout au plus
Le lierre courait sur le mur dissimulant une serait-elle écourtée. Le déjeuner en plein air
partie de la maison. La serre, où le comte annulé, c’est avec le comte de Cléry que les
aimait cultiver des variétés de plantes rares jeunes gens avaient mangé. Félicie Couderc
rapportées de ses voyages, était à l’abandon. qui n’en était pas à son premier repas impro-
Quant au grand bassin ovale orné d’un groupe visé, les régala avec une terrine de brochet,
d’ondins en son centre, il y avait longtemps des filets de canard accompagnés de fonds
qu’il ne recueillait plus que l’eau du ciel… d’artichaut forestiers et une tarte aux fraises!
– Comme c’est romantique, murmura Il n’en fallait pas plus pour mettre tout
Agnès, prise par le charme suranné des lieux. le monde dans la meilleure disposition, et
Nous garderons l’âme de ce jardin Arnaud, c’est plein d’enthousiasme que les jeunes
et je lui redonnerai toute sa beauté d’avant ! gens se mirent en route pour l’hippodrome
– Je n’en doute pas un instant ! Je ne de Vincennes, à quelques minutes de Saint-
connais rien qui soit capable de résister à Mandé. Arnaud conduisait l’élégant cabriolet
votre volonté, affirma-t-il en l’attirant contre attelé de ses trotteurs favoris : Castor et
lui. Pollux. Les jeunes filles, installées à l’arrière,
Pour l’heure, ils retrouvèrent l’hôtel d’Or- avaient ouvert leur ombrelle moins pour se
gival. Le mois de mai était à peine com- protéger des rayons du soleil, que des gouttes
mencé et la température déjà estivale. Ils de pluie qui recommençaient à tomber !
46
La foule était pourtant au rendez-vous pour Suivirent les deux autres courses. Une
le grand prix de trot attelé, précédé de trois longue pause fut alors proposée aux spec-
épreuves de trot sous la selle. Le haras de tateurs et aux parieurs, avant le grand prix.
Prévallon présentait, au départ de la pre- Comme les jeunes gens s’apprêtaient à quitter
mière et de la quatrième, deux chevaux : les tribunes, Thierry, l’un des lads, s’ap-
Janus du Boisseau et Isambal. procha :
Arnaud guida ses invités à la tribune – Monsieur le vicomte ! On a un problème
d’honneur où les propriétaires avaient des avec Janus…
places réservées. Puis il les abandonna pour Sans demander d’explications, Arnaud
aller saluer les jockeys et les lads qui s’af- répliqua immédiatement.
fairaient autour des chevaux. Après s’être – Je te suis.
entretenu un moment avec le lad en charge – Je vais avec vous, décida aussitôt Agnès
de Janus, il serra la main des deux jockeys :
‘‘
André et Sylvain. Ses encouragements sin-
cères et chaleureux allèrent droit au cœur des
deux hommes ; ils étaient prêts à défendre Cela vous a-t-il plu ?
les couleurs de leurs maîtres : père et fils !
demanda-t-il sans percevoir
’’
le trouble de Félicité
L
e vicomte et la vicomtesse, en
« vacances » chez leur fille, n’assis-
tèrent pas cette année-là au grand prix en prenant le bras de son fiancé. Félicité,
de Vincennes. Mais Arnaud était là et c’était Pierre… excusez-nous, nous serons vite de
une grande fierté pour tous. Les parieurs se retour. Pourquoi n’iriez-vous pas admirer les
pressaient au stand du Pari Mutuel Urbain partants de la dernière course ?
et les cotes des chevaux s’envolaient, ou au Et sans attendre leur réponse, ils s’éloi-
contraire stagnaient, au gré des sommes gnèrent tous deux, d’un pas qui traduisait
engagées… la plus vive inquiétude.
Arnaud avait retrouvé sa fiancée et ses Un peu désappointés, les jeunes gens se
amis. Félicité bavardait avec eux quand retrouvèrent seuls au milieu de la foule des
le speaker annonça le départ de la pre- spectateurs qui quittaient les tribunes, pour
mière épreuve. Pierre lui tendit sa paire s’égailler le long de la piste et plus loin, vers
de jumelles. Les chevaux s’élancèrent, l’espace de présentation.
encouragés par le public, tandis que plu- Offrant le bras à sa compagne, Pierre
sieurs commissaires s’assuraient que l’al- l’entraîna doucement vers le groupe qui
lure était bien respectée d’un bout à l’autre commençait à se former là-bas autour des
de la course. André Gaillard qui portait une chevaux et de leurs lads.
casaque bleue et or maniait sa cravache avec – Cela vous a-t-il plu ? demanda-t-il à
mesure, ce qui n’était pas le cas de tous les Félicité sans percevoir le trouble qui avait
concurrents ! envahi la jeune fille à se retrouver ainsi à
Le numéro trois, disqualifié pour avoir son bras…
galopé, ne serait pas à l’arrivée ; un « oh ! » – Oh… oui ! beaucoup, bredouilla-t-elle,
de déception parcourut l’assemblée. Les avant de retrouver son assurance et de goûter
trois premiers passèrent la ligne d’arrivée cet instant inattendu.
sous un tonnerre d’applaudissements. Janus Les trotteurs tenus à la longe défilaient
arriva quatrième, quelques secondes seule- devant l’assistance qui scrutait leur allure,
ment derrière ses concurrents. Mais pour une cherchant à deviner leur degré de forme. En
première grande course à Paris, c’était plus cet après-midi lourd, orageux… certains pur-
qu’encourageant ! sang se montraient nerveux, et il fallut toute
47
Mon cœur à son passé renonce
la fermeté de leur lad pour les contraindre – Un cheval s’est cabré devant Félicité,
au calme. Même Isambal, le cheval du haras expliqua-t-il. Et il est vrai que c’est impres-
normand, habitué à ce rituel d’avant com- sionnant.
pétition, semblait vouloir faire des siennes ! – En effet ! reconnut Arnaud, ce temps ora-
Félicité et Pierre, derrière la bar- geux rend les chevaux nerveux. Mais il n’y a
rière du paddock, admiraient les muscles pas eu de conséquences au moins ?
puissants et les robes luisantes des – Heureusement non, répondit Pierre, sans
pur-sang dont les crins avaient été soi- raconter de quelle manière il avait sauvé sa
gneusement tressés, afin que la queue compagne.
de l’animal ne vienne pas gêner le driver.
Soudain, l’un des chevaux, apeuré sans
doute par un éclat de voix trop proche se Chapitre 63
cabra devant Félicité. Tétanisée, la jeune
fille n’avait pas bougé, se contentant de fixer
L
l’animal. En une fraction de seconde, Pierre e surlendemain, Félicité prit le train
réagit. Tirant sa compagne en arrière, il par- pour Marseille. Elle ne reviendrait
vint à la soustraire in extremis aux redou- que la veille du mariage.
tables sabots. Un mouvement de panique fit Son amie partie, Agnès traversa une
reculer tous les spectateurs. Ils s’éloignaient période de découragement qui la laissa
à présent, préférant regagner les tribunes désemparée. À un mois à peine du grand jour,
tandis que le commissaire commandait il restait tellement de choses à faire ! Jamais
l’arrêt de la présentation. ils n’y arriveraient, pensait-elle tout en s’ef-
Les deux jeunes gens se retrouvèrent seuls forçant de cacher son inquiétude à son entou-
au bord de la lice. Dans les bras de Pierre, rage. Mais il y avait quelque chose qu’elle
Félicité tenta de recouvrer ses esprits et son cachait, surtout à elle-même…
calme. Son cœur, dont la peur avait accéléré Un matin, au moment de leur habituel brie-
le rythme, battait toujours aussi vite mais fing, le comte qui avait remarqué ce change-
pour une autre raison… ment, l’interrogea :
Arnaud qui avait aperçu ses amis avant – Qu’est-ce qui ne va pas, Agnès ? depuis
sa fiancée s’arrêta. quelques jours, tu n’es plus la même.
– Attendons un peu pour les rejoindre, Au lieu de répondre, la jeune fille éclata
souffla-t-il à Agnès au moment où elle décou- en sanglots, puis, dans un élan de tendresse,
vrait la scène. se réfugia dans ses bras. Seul un froncement
– Oui, retournons nous asseoir, ils nous de sourcils trahit l’inquiétude de Renaud de
rejoindront, proposa-t-elle alors, en esquis- Monfort. Il la laissa s’apaiser, avant de l’en-
sant un sourire. courager, d’une voix aussi unie que possible.
– Dis-moi ce qui te tracasse, est-ce si grave
que cela ?
N
i Pierre, ni Félicité n’avaient vu le – Oh, mon oncle ! je ne pourrai jamais…
couple faire demi-tour, et c’est le – Jamais quoi, ma chérie ?
plus naturellement que les fiancés – Vous abandonner.
les accueillirent à leur retour. Ce n’est qu’en Le comte qui s’attendait à bien des choses
reprenant sa place à ses côtés qu’Agnès sauf à cela, fut touché au plus profond de
remarqua la pâleur de son amie. lui. Il releva le visage mouillé de larmes, et
– Ça ne va pas ? tu es toute pâle ! sourit à celle qu’il considérait depuis tou-
– Si, tout va bien, la rassura Félicité… mais jours comme sa fille.
je dois avouer que j’ai eu la peur de ma vie ! – Mais pourquoi voudrais-tu m’abandonner?
– Que s’est-il passé ? s’inquiéta Agnès, en – Parce que je vais partir ! quitter cette
se tournant vers son cousin. maison…
48
– Et c’est cela que tu appelles « m’aban- qu’ils avaient, sans le vouloir, laissé peser
donner ? », reprit doucement le comte. Au sur la future mariée, Renaud de Monfort et
contraire ! Tu ne pars pas au bout du monde le vicomte d’Orgival avaient mis à profit ces
que je sache ! Nous nous verrons souvent… quelques jours pour régler le plus de ques-
et puis en épousant Arnaud, tu me donnes tions en attente : notaires, cérémonie nup-
un deuxième fils et j’espère bien des petits- tiale, réceptions…
enfants… Quels plus beaux cadeaux pour- Mais, il restait nombre de détails que la
rais-tu me faire ? jeune fille était seule à maîtriser, comme « la
Agnès dont les yeux humides n’avaient pas robe » qu’elle avait choisi de porter! Personne
quitté ceux de son oncle sourit alors, éperdue ne l’accompagna lorsqu’elle se rendit chez
de reconnaissance et d’amour. mademoiselle H. pour les essayages, per-
– Oui, murmura-t-elle, avant de le prendre sonne ne devait l’apercevoir avant le grand
à son tour dans ses bras. jour.
Quelques jours plus tard, le comte, ébranlé Au lendemain de son retour des Yvelines,
par l’aveu de sa nièce, décida de s’en ouvrir alors qu’elle retrouvait son fiancé à l’hôtel
à celui qu’il considérait déjà comme son d’Orgival, celui-ci, profitant de l’instant où
neveu. Agnès, poussée par son oncle, avait ôtant son chapeau, elle vérifiait la tenue de
fini par accepter l’invitation d’Anne-Marie ses cheveux devant le miroir du salon, s’ap-
de Fontayne. Passer quelques jours dans la procha, un sourire aux lèvres.
famille de son amie ne pouvait que l’aider à – Fermez les yeux, mon amour.
retrouver sa joie de vivre. Les cinq enfants Surprise, Agnès obéit… et devina qu’Ar-
du baron et de la baronne seraient pour elle naud posait quelque chose sur sa tête.
le meilleur des remèdes. Rouvrant les yeux, elle découvrit, émer-
Profitant de son absence, le comte de Cléry veillée, le présent de son fiancé : c’était un
reçut donc Arnaud, qu’un bref pli avait diadème. Entre deux rangées de perles et de
convoqué en son hôtel parisien. Le jeune diamants, pendaient par ordre décroissant
homme l’écouta avec cette qualité d’atten- des larmes d’améthyste de différentes tailles,
tion qui le caractérisait mais très vite son la plus grosse au centre.
visage se fit plus grave. Il s’agissait d’Agnès – Oh, Arnaud ! dit-elle en se tournant vers
et ce que lui confia le comte le plongea dans lui, il est magnifique !
une profonde émotion. Les deux hommes – Vous le mettrez, n’est-ce pas ? Avec le
partageaient le même sentiment : la tragique voile dont vous m’avez parlé.
mésaventure de Pierre n’était sûrement pas – Oui, rien ne pourra être plus merveilleux,
étrangère aux craintes de la jeune fille, pas Arnaud ! Merci.
plus que son récent éloignement… L’un et Ses lèvres se posèrent sur celles de son
l’autre feraient tout ce qui était en leur pou- fiancé et le miroir recueillit l’image des deux
voir pour rendre à Agnès sa confiance en jeunes gens. Dans l’écrin du diadème frappé
elle, et en l’avenir. à son chiffre, Agnès découvrit une paire de
– Le 6 juin prochain, déclara le comte avec pendants d’oreille et un bracelet de la même
une intense gravité, je vais vous remettre ce magnifique facture. Si les diamants accro-
que j’ai de plus cher au monde, Arnaud. chaient la lumière en mille petits éclats, les
– Croyez, monsieur, qu’Agnès m’est plus perles la reflétaient doucement, comme une
précieuse que la vie ! assura le jeune vicomte caresse. Quant aux améthystes, leur trans-
avec tant de sincérité que Renaud de Monfort, parence incomparable laissait la lumière les
retrouvant le sourire, le remercia d’une cha- traverser, pour devenir lumière à leur tour…
leureuse poignée de main.
Après son bain de jouvence dans la famille FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
de son amie, Agnès avait retrouvé sa sérénité
et son optimisme. Pour alléger la pression Noëlle YVRARD
49
La bonne cuisine
50
par Caroline Alice
accio…
cuisson
A. ROCHE / UE / INTERFEL
Réalisation
– Retirez la peau des filets de daurade et enlevez les arêtes.
Coupez la chair en dés.
– Coupez le melon en brunoise. Épluchez l’échalote et ciselez-
la. Hachez le cerfeuil. Zestez le citron et pressez-le.
– Placez les dés de daurade dans un bol, assaisonnez de piment
d’Espelette et de fleur de sel. Ajoutez le zeste et le jus du citron,
l’échalote, le melon, le cerfeuil et l’huile d’olive. Mélangez bien.
– À l’aide d’un emporte-pièce, dressez des petits palets de AMIEL / AOSTE
52
Gravlax de bœuf
pour 6 personnes – préparation : 20 min
marinade : 36 h – pas de cuisson
53
Nos amis les animaux
Le dauphin
Un incroyable animal social
Élégants, intelligents et extrêmement
populaires, ces gentils cétacés sont également fascinants
pour qui s’intéresse à leur comportement social.
L
es dauphins font partie des publiée en 2013. Stephanie King
animaux les plus intelligents et Vincent Janik, biologistes à
au monde. En termes de l’Université de St Andrews, en
capacités cognitives, les scien- Écosse, ont enregistré les signa-
tifiques les situent à mi-chemin tures vocales de 200 grands dau-
entre les grands singes et les phins sauvages vivant au large de
Hommes. Ils sont notamment la côte est de l’Écosse. Puis ils
capables de résoudre des pro- les ont légèrement modifiées pour
blèmes, de se reconnaître dans faire croire qu’elles étaient émises
un miroir et posséderaient même par un congénère. Les individus
une conscience d’eux-mêmes. ont répondu à leur propre signa-
Mais les cétacés sont égale- ture vocale en produisant leur sif-
ment connus pour leurs aptitudes flement personnel, montrant ainsi
sociales hors du commun, sou- qu’ils reconnaissaient leurs noms à
vent très proches de celles des l’appel d’un ami. Les mammifères
humains, comme le montrent ces marins peuvent donc s’appeler les
faits étonnants. uns les autres par leurs noms, ce
qui, en dehors de l’Homme, est immuable, alors qu’un visage
Chacun son nom
unique dans le règne animal. humain change au cours du temps.
Les dauphins sont les seuls Une vraie mémoire d’éléphant!
Quelle mémoire!
mammifères au monde, avec les
Ils se présentent
Hommes, à s’appeler par leurs Les dauphins possèdent la meil-
petits noms. Chacun possède un leure mémoire sociale jamais enre- Comme nous, lorsque nous fai-
sifflement unique, qu’il a appris gistrée chez un mammifère. Même sons une nouvelle connaissance,
de sa mère durant ses premiers après vingt ans passés sans voir les dauphins se présentent quand
mois et qu’il conservera tout au certains de leurs congénères, ils ils croisent l’un de leurs congé-
long de sa vie. Cette signature se souviennent de leur nom (c’est- nères. Ils énoncent leur nom (ils
vocale est l’équivalent d’un nom. à-dire de leur signature vocale). émettent leur signature vocale)
Elle leur permet de se reconnaître Cette mémoire sociale est com- quasiment à chaque rencontre.
entre eux et d’annoncer leur pré- parable à celle des humains, qui En revanche, un seul élément du
sence. Mais ce qui est encore peuvent reconnaître un visage groupe effectue ces présenta-
plus surprenant, c’est que cette familier, même au bout de nom- tions. Peut-être est-ce parce qu’il
indication sonore constitue éga- breuses années. Ce type de recon- existe un leader ou que, comme
lement un moyen d’appeler ses naissance pourrait même être les groupes se connaissent déjà,
camarades et de se faire appe- plus durable chez le dauphin, car il n’est pas nécessaire que chaque
ler. C’est ce que révèle une étude le sifflement de l’animal demeure dauphin s’identifie.
54
Vivant en groupes,
ils s’associent par affinités
et communiquent.
Géants ou nains,
les bambous sont partout
Leur feuillage et leur silhouette architecturale sont appréciés dans nos environnements
actuels. Les bambous profitent de cet engouement pour devenir chefs de file.
de mer comme en ville. Servant d’un mur mitoyen. Gare à votre ter-
d’écran gai et vivant, ils isolent et rasse qui se soulèvera sous l’effet
protègent. Ils fixent le sol des talus de leur force incroyable. En les
et des berges, jouent les brise-vent plantant, il est plus prudent de bor-
en pliant sans casser. Faciles d’en- ner les plus expansifs pour limiter
tretien, toujours sains, ils trouvent leur extension.
leur place en isolé, en bordure, en Choisissez-les et plantez-les
couvre-sol, en haie et même en pot! avec discernement. Bornez l’em-
placement réservé avec une bar-
Aux petits soins rière résistante: métal, béton, bois,
Plantez-les dans un sol drainé, plastique… Ou achetez en jardine-
non calcaire. Ils poussent bien à rie une plaque souple, mais résis-
PHOTOS ISTOCK (X 3)
L
es fleurs ne sont pas les seuls quelques cannes, si utiles et élé- de diamètre, comme de grandes
atouts au jardin, et c’est évident gantes lorsqu’elles se transforment poubelles. Pour cacher ces pots, à
lorsque les bambous l’animent en tuteur ou forment un tipi. la plantation, installez sur leur pour-
de leurs feuillages persistants, tour, tous les 15 à 20 cm, des lierres
Leur seul défaut ?
bruissant au moindre souffle de à toutes petites feuilles. Très vite,
Ils sont envahissants !
vent. Toute l’année, ils apportent ils vont s’étendre et retomber, en
une note exotique où les cannes, De culture facile, ils ont une capa- cachant les récipients sans gêner
très diversifiées, se déclinent en cité d’adaptation qui les incite à la croissance des bambous.
une gamme étonnante de tailles et déborder souvent de l’endroit où ils
Nos chouchous
couleurs. Elles arborent des teintes sont installés pour ressortir là où on
allant d’un jaune paille à l’orangé en ne les attend pas. Chez certaines Si vous avez peur de ne pas
passant par tous les verts et même espèces, les tiges souterraines, rhi- savoir juguler ces plantes, optez
le noir, avec des feuilles panachées, zomes traçants, peuvent parcourir pour des fargesias, une espèce très
dorées, vert fluo ou vert sombre. plusieurs mètres pour ressortir sous raisonnable et restant à sa place,
Nains ou géants, pouvant mesurer forme de pousses raides (turions). dont Fargesia sp. Jiuzigoo ‘Asian
de 20 cm à plus de 10 m, suppor- Alors, gare aux ennuis avec les voi- Wonder’. Comme il ne dépasse
tant l’ombre et le soleil, résistants sins, qui n’apprécient pas toujours pas 2,50 m en pleine terre, il sup-
aux embruns et au vent, les bam- de les voir apparaître dans leur jar- porte très bien la culture en pot et
bous sont irremplaçables, en bord din! Évitez de les positionner près y atteint presque 2 m.
56
Avec leur feuillage qui bruisse au vent, les bambous hauts et touffus forment de parfaites haies, très isolantes.
Hibanobambusa tranquillans traçant. Ses tiges noires, de 5 à charme, car l’ordonnance du feuil-
‘Shiroshima’ est encore un bam- 6 m de haut, lui confèrent un grand lage s’estompe. Il forme de ravis-
bou presque sage. De 2 à 3 m de intérêt ornemental. sants couvre-sol, de jolies bordures,
haut, avec ses feuilles panachées et se plaît en potée ou en pelouse mi-
Des bambous nains ? ombrée, à tondre deux fois par an.
d’ivoire, il est magnifique en isolé.
Placez Sasa palmata ‘Nebulosa’ Pleioblastus pygmaeus var. disti- Pleioblastus fortunei mesure
en isolé. Haut de 2 m, il est habillé chus, au port ramassé, mesure de entre 30 et 80 cm. Ce bambou nain,
de très belles et larges feuilles, res- 20 à 50 cm. Son grand intérêt est panaché de vert et crème, est par-
semblant à celles d’un palmier. la disposition régulière des petites fait en couvre-sol, à condition d’être
Semiarundinaria yashadake feuilles vert brillant. Il vit en toutes rabattu chaque année en mars.
‘Kimmei’, plante magnifique, haute situations mais, s’il a trop d’ombre,
de 3 à 4 m, change de parure avec ses pousses s’allongent et il perd en Noémie VIALARD
les saisons. Au printemps, les
jeunes chaumes sont jaune brillant
striés de vert. En été, vert tendre
et jaune cuivré. En automne et en
hiver, ils prennent des tons rouges.
Si l’excès de feuillage cache les
chaumes, n’hésitez pas à tailler
quelques branches feuillues.
Parmi les grands bambous,
nous aimons tout particulièrement
Phyllostachys nigra, car il est peu
Des potées de bambous nains
composent d’élégantes bordures.
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par Sandrine Tournigand Le musée en clair
Sans titre, dit American Picnic, Juliette Roche
À voir
Au musée des Beaux- 1
Arts et d’Archéologie
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Le musée des Veillées
Sans titre, dit American Picnic
Juliette ROCHE (1884-1980)
Fondation Albert-Gleizes – Paris