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MAI 2019 Ð N¡ 869 NUMÉRO ANNIVERSAIRE 110 ANS

MAI 2019 - N°869 - ALL 7,20 € - BEL 6,70 € - ESP 6,70 € - GR 6,70 € - ITA 6,70 € / LUX 6,70 € - PORT/CONT 6,70 € - ANDORRE 5,80 € - CH 11 FS -
M 05067 - 869S - F: 5,70 E - RD DOM/S 6,70 € - MAY 8,10 € - TOM/A 1570 XPF - TOM/S 880 XPF - MAR 60 DH - TUN 8,90 TND - CAN 9,99 $ CAN

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ÉDITO
8, rue d’Aboukir, 75002 Paris.
www.historia.fr – Tél. : 01 70 98 19 19.
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par éric pincas
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DR
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Tarifs France : 1 an, 10 nos + 1 no double Historia : 60 € ;
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L’ÉLAN DES 110 ANS


+ 6 Historia Spécial (bimestriel) : 88 €.
Tarifs pour l’étranger : nous consulter.

Anciens numéros : Sophia Publications, BP 65,


24, chemin Latéral, 45390 Puiseaux. Tél. : 02 38 33 42 89.

C
Président-directeur général et directeur de la publication :
Claude Perdriel.
Directeur général : Philippe Menat. ollector ! N’ayons pas peur de le dire, le numéro que vous
Directeur éditorial : Maurice Szafran.
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie. tenez en main représente à lui tout seul un pan d’Histoire.
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol. À l’occasion du 110e anniversaire de votre magazine, nous
RÉDACTION nous sommes plongés dans ses archives pour vous propo-
Rédacteur en chef : Éric Pincas (19 39). ser un florilège – somme toute arbitraire, tant le choix était
Rédacteur en chef adjoint chargé des Spéciaux :
Victor Battaggion (19 40). Assistante : Florence Jaccot (19 23). dense – des plus beaux récits signés par les plus grandes
Secrétaires de rédaction : Alexis Charniguet (19 46) ; plumes qui ont jalonné la vie d’Historia depuis sa création, en 1909. Des
Xavier Donzelli (19 45) ; Jean-Pierre Serieys (19 47).
Directeur artistique : Stéphane Ravaux (19 44).
compagnons de route prestigieux qui ont contribué à la notoriété d’un titre
Rédacteur graphiste : Nicolas Cox (19 43). à la dimension patrimoniale et intergénérationnelle, et plus que jamais
Rédacteurs photo : Ghislaine Bras (19 42), Anne-Laure Schneider
(19 07), stagiaire photo : Raphaëlle Normand.
tourné vers l’avenir. Un saut vertigineux dans le passé : des montagnes
Conception graphique : Dominique Pasquet. d’exemplaires, l’odeur reconnaissable entre toutes du vieux papier, avec
Comité éditorial : Olivier Coquard, Patrice Gélinet,
Catherine Salles, Thierry Sarmant, Laurent Vissière.
ses pointes acides et ses touches vanillées, la texture veloutée si particu-
La rédaction est responsable des titres, intertitres, lière de ces pages jaunies, dont certaines
textes de présentation, illustrations et légendes. n’avaient sans doute plus été feuilletées LES AUTEURS ANCIENS
Responsable administratif et financier : Nathalie Tréhin (19 16) ;
comptabilité : Teddy Merle (19 18). depuis des décennies.
Directeur des ventes et promotion : Par où commencer ? Comment extraire,
FORMULAIENT DÉJÀ
Valéry-Sébastien Sourieau (19 11) ;
Ventes messageries : À juste titres – Julien Tessier – Réassort au milieu de ces réclames au charme vin- CETTE EXIGENCE
disponible : www.direct-editeurs.fr – 04 88 15 12 41. tage, ce qui nous semblait restituer au PROPRE À L’ESPRIT
Agrément postal Belgique n° P207 231.
mieux l’esprit d’Historia, cette saveur de
Diffusion librairies : Pollen/Dif’pop’.
Tél : 01 43 62 08 07 - Fax : 01 72 71 84 51. l’histoire vivante à nulle autre pareille ?
DE NOTRE REVUE :
Sur les bureaux de la rédaction couverts FAIRE DIALOGUER
Responsable marketing direct : Linda Pain (19 14).
Responsable de la gestion des abonnements : Isabelle Parez (19 12).
Communication : Marianne Boulat (06 30 37 35 64). de ces anciens numéros, l’évidence nous HISTOIRE ACADÉMIQUE
Fabrication : Christophe Perrusson.
est rapidement apparue. Nous nous
Activités numériques : Bertrand Clare (19 08).
sommes laissé guider par le seul plaisir de
ET HISTOIRE POPULAIRE
RÉGIE PUBLICITAIRE
Mediaobs – 44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris. la lecture, redécouvrant, comme des en-
Fax : 01 44 88 97 79. fants émerveillés, des textes d’auteurs d’exception, conteurs ou témoins
Directeur général : Corinne Rougé (01 44 88 93 70,
crouge@mediaobs.com). de leur temps, qui ont nourri Historia de leur passion et de leur souci de
Directeur commercial : Christian Stéfani (01 44 88 93 79, transmission. Citons, entre autres plumes, Ernest Lavisse, Gosselin Le-
cstefani@mediaobs.com).
Publicité littéraire : Quentin Casier (01 44 88 97 54, notre, Joseph Kessel, André Maurois, Alain Decaux, Philippe Erlanger,
qcasier@mediaobs.com). www.mediaobs.com André Castelot, Régine Pernoud ou Georgette Elgey…
Impression : Elcograf Spa (Vérone -Italie).
Imprimé en Italie/Printed in Italy. Dépôt légal : mai 2019. Autant de voyageurs du temps qui ont fait le succès de notre revue et nous
© Sophia Publications. Commission paritaire : n° 0321 K 80413. ont transmis une mission que nous essayons de remplir, mois après mois,
ISSN : 1270-0835. Historia est édité par la société Sophia Publications.
Ce numéro contient un encart abonnement Historia sur les exemplaires avec la même exigence : celle du partage et de l’exploration de tous les
kiosque France, un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires champs de l’Histoire, du dialogue sans cesse renouvelé entre l’histoire
kiosque Suisse et Belgique, un encart Fonds de dotation du Louvre sur la
totalité des exemplaires, un encart Sophia Boutique sur les exemplaires
académique et l’histoire populaire. Une mission fondamentale, à la lu-
Abonnés, un encart WEBALIX sur les exemplaires Abonnés. mière des résultats de notre sondage exclusif sur la relation des Français
PHOTOS DE COUVERTURE :
à l’Histoire. La mémoire est fragile, volatile. À nous de maintenir cette
AKG(5)/Bridgeman Images/Photo 12/Rue des archives/Baltel/Sipa connexion avec le passé pour mieux éclairer l’avenir. u
Origine du papier : Autriche - Taux de fibres recyclées : 0% -
Eutrophisation : PTot = +0,008kg/tonne de papier - Ce magazine est
imprimé chez Elcograf Spa (Vérone - Italie), certifié PEFC
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3 - Historia n° 869 / Mai 2019


SOMMAIRE N° 869 / Mai 2019

8
ÉVÉNEMENT
8 110 ANS D’HISTOIRE VIVANTE
Par Franck Ferrand
14 SONDAGE : LES FRANÇAIS ET L’HISTOIRE

21
DOSSIER
ILS RACONTENT L’HISTOIRE
Voici une sélection, au fil des décennies, de
contributions écrites par des personnalités différentes,
mais toutes unies par la passion de l’Histoire.
22 Louis XIV
par Ernest Lavisse (1909)
24 Un régicide ignoré
par Augustin Cabanès (1910)
26 Louis XVII s’est-il évadé du Temple ?
par Gosselin Lenotre (1911)
28 Édouard VII et la genèse de l’Entente cordiale
par André Maurois (1936)
30 Le 11 novembre 1918
par Maxime Weygand (1947)
32 Marie-Antoinette, mère de famille
par Pierre de Nolhac (1949)
34 La violation des tombeaux royaux
par Léon Cerf (1950)
36 La bataille du mont Cassin
par Alphonse Juin (1953)
38 Parachutages au Groenland
par Paul-Émile Victor (1953)
40 Les Russes
par André Siegfried (1954)
42 Hitler et Mussolini
par André François-Poncet (1955)
44 Images de Jean Cocteau
par Joseph Kessel (1964)
46 1946 : de Gaulle s’en va
par Georgette Elgey (1965)
48 J’ai vu exécuter les chefs nazis
par Sacha Simon (1966)
50 Le mystère du train postal
par Boileau-Narcejac (1968)
52 Richelieu
par Philippe Erlanger (1970)

5 - Historia n° 869 / Mai 2019


SOMMAIRE N° 869 / Mai 2019

54 Amour et mort à Mexico


par Paul Morand (1970)
56 Naissance de l’Égypte nouvelle
par Jean et Simonne Lacouture (1970)
58 La Commune
par André Castelot (1971)
60 Napoléon
par Alain Decaux (1975)
62 Mes rencontres avec Mao
par Edgar Faure (1976)
64 Mazarin
par Jean d’Ormesson (1976)
66 Les Vikings envahissent la France
par Maurice Druon (1986)
68 Le charme discret des origines
par Lucien Jerphagnon (1987)
70 1917
par Marc Ferro (1993)
72 L’épopée tragique des Templiers
par Régine Pernoud (1994)
74 Marengo : un Waterloo à l’envers
par Gonzague Saint Bris (1995)
76 Kennedy invente Kennedy
par André Kaspi (2003)
78 L’ascension de Mahomet
par Malek Chebel (2005)
80 Des plaies et des bosses
par François Kersaudy (2017)
82 Le bling-bling à la pompéienne
par Catherine Salles (2018)

84 LÀ-HAUT, SUR LA MONTAGNE


Olivier Coquard

88
CULTURE
88 EXPOS
Joëlle Chevé
94 ÉCRANS
Séries, sorties ciné, scène, simulation… sans oublier
les rendez-vous radio à podcaster.

88
98 LIVRES
Les freres ChuzeviLLe/rMN-GP

La sélection polar, essai, BD et jeunesse.


108 MOTS CROISÉS
110 La chronique de Guillaume Malaurie

6 - Historia n° 869 / Mai 2019


FAIRE UN TITRE
S’IL VOUS PLAIT
MONSIEUR

VISIONNAIRE Homme de presse


inspiré, Jules Tallandier (1864-1933)
lance des produits promis à un
grand succès : Historia en 1909,
la collection « Le livre de poche » en
bridgemanimages.com

1916, et le premier hebdomadaire


féminin de langue française,
Le Journal de la femme, en 1933.

8 - Historia n° 869 / Mai 2019


ÉVÉNEMENT

110 ANS
D’HISTOIRE VIVANTE
Quand Historia devient lui-même objet d’histoire,
c’est retracer 110 ans d’efforts pour comprendre
le passé et le raconter au plus grand nombre. Voici
le récit qui émerge d’une pile élevée de numéros
– un bon millier en tout…

par Franck Ferrand

1936 1946 1976

9 - Historia n° 869 / Mai 2019


ÉVÉNEMENT
1909-2009

5
c
décembre 2009 - N° 756

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l’occasion de son

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!
centenaire, en 2009,
votre magazine
préféré avait eu la spécial 100 ans
PARIS
bonne idée de réa-
liser, en fac-similé,
un extrait de son premier numéro en
ceux qui ont fait les trésors
bleu et blanc : Historia, magazine de la ville lumière
historique bimensuel, dérivé du titre
à succès Lisez-moi, avec, en couver-
ture, une reproduction du portrait
par Quentin La Tour de la marquise
de Pompadour.

3:HIKSTI=]UZ^ZW:?k@h@f@q@a;
En le feuilletant dix ans plus tard, on

T 08988 - 756 - F: 5,95 E


mesure à quel point, d’emblée, le ton
était donné : « Historia ne perdra jamais
de vue que l’Histoire, pour être vraiment
significative, doit présenter les hommes PAPIERS DE FAMILLE À gauche, le numéro un, sorti le 5 décembre 1909 ; à droite, le numéro
et les femmes d’autrefois –  rois et du centenaire, en 2009. Et entre les deux ? L’Histoire, la vôtre et celle de vos ancêtres…
empereurs, impératrices et reines,
grandes dames et favorites, chefs de pair  – qui, en cette fin de Belle Grand résistant, Rémy est arrêté par
d’armées et soldats de fortune, cour- Époque, lançait une revue appelée, bon la Gestapo en mai 1944 et déporté à
tisanes et aventuriers – en pleine vie an, mal an, à défier les décennies ? À Neuengamme, où il meurt d’épuisement.
et en plein mouvement, obéissant aux un entrepreneur dynamique, bacchantes C’est son fils, Maurice, jeune chargé
appétits et aux passions qui ont jadis au vent, fourmillant d’idées souvent de mission au ministère des Affaires
déterminé leurs actes, écrivait son fécondes. Cinq ans après la naissance étrangères, qui reprend Tallandier après
créateur. Historia ressuscitera donc d’Historia, la Grande Guerre interrompt la Libération ; en novembre 1946, il
– dans toute leur splendeur et toute la publication ; Tallandier n’en réalisera relance Lisez-moi Historia une fois
leur beauté, avec leur cruauté ou leur pas moins de gros tirages pendant le encore, confiant le petit magazine – petit
douceur, leurs haines, leurs amours ou conflit, tant avec un magazine illustré, par son format : 16 x 24 cm  – à un
leurs vices – les héros et les héroïnes Panorama de la Guerre, qu’avec les homme dynamique, aussi féru d’histoire
qui, à travers l’Histoire, ont exercé sur exemplaires bon marché du Livre de chronique que l’avait été Tallandier
leur époque une influence mauvaise Poche, dont il dépose la marque en 1916. lui-même : Christian Melchior-Bonnet.
ou salutaire. » Plus tard – en 1933 –, il créera aussi le On est à l’époque où la France, secouée
par son passé récent, cherche à se
En 1955, Historia prend ses quartiers ressourcer dans une histoire glorieuse
et, en apparence, plus tranquille.
dans le 14e arrondissement. Son téléphone :
RENAISSANCE ET SUCCÈS
Alésia 17 89. Ça ne s’invente pas ! C’est Christian Melchior-Bonnet qui
recrute André Castelot, fondateur, en
Jules Tallandier, pour révéler l’auteur premier hebdomadaire féminin de 1947, de la collection « Présence de
de ces lignes, donnait en peu de mots langue française, Le Journal de la l’Histoire » à la Librairie académique
la plus efficace définition qui soit de la femme… À la sortie de la guerre, en Perrin. Autodidacte de talent, Castelot
« petite histoire », genre tout à la fois 1919, la fille du grand Jules, Germaine renoue spontanément avec la veine des
encensé par le public et décrié par Tallandier, épouse le directeur littéraire Octave Aubry, des Frédéric Masson,
nombre d’historiens patentés – cette de la maison : un certain Rémy Dumon- dans un style élégant et fluide qui ne le
« petite histoire » à laquelle Gosselin cel, qui, en 1934 –  donc après une cède en rien à celui de ses grands devan-
Lenotre (lire p. 30-31) devait donner interruption de deux décennies  –, ciers. Historia – c’est son nom depuis
ses lettres de noblesse, et Historia, une relance le magazine historique fondé janvier 1955 – siège toujours dans le
enseigne, un refuge, un creuset. À quoi par son beau-père. Pour trois ans seu- 14e arrondissement, au 17 d’une rue qui
ressemblait donc l’éditeur et libraire lement. Nouvelle interruption dès 1937, porte désormais le nom de Rémy
– à l’époque, les deux allaient souvent et jusqu’aux lendemains de la guerre… Dumoncel – mais oui… Et comme le

10 - Historia n° 869 / Mai 2019


Une traversée du siècle
rappelle Patricia Crété, rédactrice en
chef du magazine pendant de longues 1909 L’éditeur Jules Tallandier lance, le
5 décembre, un magazine bimensuel 1982 Jacques Jourquin, dans la maison depuis
1963, rachète la société, en grande
années : « Téléphone : Alésia 17 89. Cela grand format : Le « Lisez-moi » historique - Historia. difficulté depuis quelque temps. C’en est fini de
la saga familiale Tallandier-Dumoncel. La maison
ne s’invente pas ! » Dans les bureaux,
on voit alors défiler le duc de Castries,
1914 La Première Guerre mondiale éclate.
Le 5 août paraît le no 93, dernier numéro du d’édition doit quitter la rue Rémy-Dumoncel,
« Lisez-moi » historique - Historia, un magazine qui, et ne peut éviter le dépôt de bilan en 1984…
le comte de Saint-Aulaire et le duc de
Lévis-Mirepoix, l’encore jeune Philippe
selon Jules, ne perdit « jamais de vue que l’Histoire,
pour être vraiment significative, doit présenter les 1990 Silesl’effectif a fondu (de 350 environ, dans
années 1970, à une petite dizaine de
Erlanger et le déjà vieux Georges Imann- hommes et les femmes d’autrefois […] en pleine vie personnes !), Historia et Historia Spécial continuent
Gigandet, et puis le passionné Henri et en plein mouvement ». de sortir. Une fois encore, il faut innover. Jacques
Jourquin acquiert Historama, un magazine
Amouroux, le passionnant Marcel Brion,
mais aussi Joseph Kessel, Henri Troyat
1933 Mort de Jules Tallandier. Il est remplacé
par Rémy Dumoncel, son gendre, directeur concurrent, puis fusionne les deux titres.

ou André Maurois…
littéraire chez Tallandier depuis 1913. En 1931,
Hachette est entré au capital de la société. 1991 Dele monde
nouvelles technologies envahissent
de l’édition et de la presse.
André Castelot va finir par attirer à eux La nouvelle année se pare de couleurs, avec
celui qui est son complice à la radio 1934 Lade première chose que fait Rémy est
relancer le bimensuel « Lisez-moi » la parution, en quadrichromie, d’un numéro
depuis 1951 dans La Tribune de l’His- historique - Historia. Le titre paraîtra jusqu’en 1937. d’Historia Spécial sur Bagdad (janv.-févr.).
toire, et à la télévision depuis 1956 dans Installée dans le 14e arrondissement, rue Dareau,
la maison d’édition se porte bien. 1992 LaL’Espée.
société est vendue à François de
Historia est sa priorité. Il met
Les Énigmes de l’Histoire puis
l’accent sur la modernisation de la rédaction.
La caméra explore le temps : Alain 1944 Les éditions Tallandier tournent au ralenti
depuis le début de la guerre. Mais Rémy Les ordinateurs font leur entrée dans les bureaux.
Decaux. De 1960 à 1969, cet excellent
vulgarisateur a dirigé avec brio le maga-
Dumoncel, lui, est actif : résistant, il aide les
prisonniers évadés, cache des Juifs dans sa maison. 1998 Autre innovation : la transformation de
l’Historia Spécial petit format en Historia
zine concurrent Histoire pour tous. Arrêté par les Allemands, il meurt en 1945 au camp Découvertes grand format – en couleurs, bien sûr !
de Neuengamme. Son fils, Maurice, lui succède.
Or il rejoint l’équipe d’Historia, à peu 1999 Après le décès de François de L’Espée,
de chose près au moment où s’impose, 1946 Maurice Dumoncel a un talent certain :
savoir s’entourer des meilleurs. Et il va le
Tallandier est racheté par François Pinault
et devient Sophia Publications. Aux manettes,
sur les petits écrans, son rendez-vous prouver. Il fait venir l’historien Christian Melchior- Anne-Marie Finkelstein, une femme énergique : elle
légendaire Alain Decaux raconte. Bonnet, qui rêvait de faire revivre « une revue réalise, avec le directeur de la rédaction Pierre
Fabuleux conteur que Decaux, très à d’avant-guerre nommée Historia ». Son rêve se Baron, plusieurs études de lectorat, adopte le grand
l’aise dans la résolution de mystères réalise : en novembre sort le no 1 de Lisez-moi format pour Historia mensuel, invente un nouveau
Historia, un mensuel petit format. slogan (« À la lumière du passé, le présent
plus ou moins contemporains, quand s’éclaire »)… L’arrivée de La Recherche, de
Castelot excelle, de son côté, à faire 1955 Lisez-moi Historia devient Historia.
En 1947, André Castelot, qui se définit L’Histoire et du Magazine littéraire étoffe le groupe.
revivre les fastes de l’Empire… L’auteur
de ces lignes a eu la chance d’être sou-
alors comme « écrivain d’Histoire et d’histoires », a
rejoint la rédaction. Le mensuel remporte très vite 2009 Ledirige
nouveau P-DG, Philippe Clerget, qui
la société depuis 2007, organise
vent reçu par ces auteurs populaires, un vif succès. Les lecteurs sont au rendez-vous : une fête au musée Carnavalet pour les 100 ans
300 000 exemplaires s’écoulent en 1960. d’Historia et offre à ses lecteurs la réédition du no 1.
dans leurs bureaux respectifs, véritables Historia entre dans le club très fermé des journaux
cabinets d’écriture d’où devaient sortir 1966 Devant un tel engouement du public,
pourquoi ne pas inventer un dérivé du centenaires : Le Figaro (le doyen, 1826), Le Pèlerin
tant de best-sellers. Leur bienveillance, mensuel qui aurait comme slogan : « Les grandes (1873), La Croix (1883), L’Humanité (1904).
empreinte de politesse et d’humilité,
n’avait d’égale qu’une érudition impres-
enquêtes d’Historia » ? En janvier, c’est chose faite,
avec Historia Hors-Série. Aux commandes, François 2010 Philippe Clerget reprend la tradition du
prix Historia, instauré en 1961, mais le
Xavier de Vivie, qui fait du magazine un best-seller. réinvente. Aujourd’hui, ce sont plus de dix prix
sionnante. Souvent, les dossiers qu’ils En 1976, il devient Historia Spécial.  différents qui sont attribués tous les ans.
avaient réservés d’abord à la télévision
ou à la radio étaient repris en articles 1967 Fidèle à l’esprit novateur de Jules
Tallandier, Maurice Dumoncel crée un 2014 Lamain.
société change une nouvelle fois de
Un triumvirat s’installe aux
pour Historia, avant d’être édités par nouveau concept, Historia Magazine, des commandes… Mais les difficultés s’accumulent.
Perrin sous forme de compendiums. hebdomadaires thématiques dirigés par de grands Claude Perdriel, appelé pour entrer au capital cette
noms : « La Seconde Guerre mondiale » (1967) année-là, rachète les parts en 2016, avant que le
Le succès phénoménal du magazine avec le général Beaufre ; « La guerre d’Algérie » groupe Renault n’entre dans l’actionnariat en 2018.
– 300 000 exemplaires mensuels dans (1971) avec Yves Courrière, Prix Albert-Londres ;
les années 1960 et 1970 – a bientôt « Les années 1940 » (1971), avec Henri Amouroux ; 2019 «estLireununplaisir
journal imprimé, le tenir en main,
bien plus grand que de le faire
justifié la publication d’un hebdoma- « Les combats d’Israël » (1973) avec l’auteur du sur son téléphone », déclarait en janvier Claude
Lion, Joseph Kessel. Perdriel dans une lettre adressée aux kiosquiers.
daire, Historia Magazine, et celle de
numéros hors-série aux thématiques 1976 Alain Decaux, celui qui raconte l’Histoire à
la télévision sur la deuxième chaîne de
À 92 ans passés, le cofondateur du Nouvel Obs croit
en l’avenir de ses titres – dont Historia est l’un des
efficaces : l’espionnage, les Cathares, l’ORTF depuis 1969, rejoint la rédaction d’Historia. fleurons, avec, depuis 2016, un passeur de talent :
la sorcellerie, la Résistance, la gastro- Tous les mois, sa chronique « Alain Decaux raconte » Franck Ferrand, qui a « carte blanche » tous les mois !
nomie ou le mariage à travers les fait un tabac… Un bel exemple pour un certain PATRICIA CRÉTÉ
Franck Ferrand, quarante ans plus tard. Rédactrice en chef d’Historia de 1992 à 2014
siècles, les soucoupes volantes, l’Es-
pagne du Siècle d’or et l’Allemagne

11 - Historia n° 869 / Mai 2019


ÉVÉNEMENT
1999

romantique… Sans parler des numé- de Colbert ! Et Alain Decaux, sautant


ros spéciaux et des « bis » sur les che- le pas, ira jusqu’à « faire parler » Tal-
valiers teutoniques ou les chouans, par leyrand ou Louis XIV ! L’alternance
exemple, les prophètes, vrais et faux, politique de 1981 en est une aussi pour
et les fouilleurs d’épaves… L’histoire Historia ; le départ de Maurice Dumon-
contemporaine fait un retour en force cel signe la fin d’une ère familiale.
sur les couvertures, à commencer par En pleine époque structuraliste, alors
la Seconde Guerre mondiale et ses que se popularise une histoire dite
suites immédiates, tandis que la revue scientifique, moins personnalisée, la
change imperceptiblement de ligne ; promesse de 1909 n’en reste pas moins
elle se veut désormais plus informative la même : faire vivre, dans Historia, les
et prétend expliquer le présent, voire passions, magnifiques ou hideuses, des
imaginer l’avenir, à la lueur des célébrités de l’Histoire. Le temps est
exemples ou contre-exemples passés. pourtant venu des grandes manœuvres
dans la presse écrite : en 1999, François
PIERRE-EMMANUEL RASTOIN/ REMERCIEMENTS AU PALAIS VIVIENNE ET AU MAITRE DES LIEUX, PIERRE-JEAN CHALENÇON

DIALOGUER AVEC LES GRANDS Pinault acquiert Tallandier. Le magazine


À la rentrée 1974, Historia annonce passe au grand format et continue NOUVELLE HISTOIRE Lors de son
ainsi la couleur à ses lecteurs : « Au récit d’exercer une sorte d’attrait particulier rachat en 1999, Historia passe en
vivant des événements et des grandes sur les potentiels investisseurs avec, grand format. Au menu, de nouvelles
problématiques, qui tentent
existences, à l’article mensuel, toujours en 2016, l’entrée d’Historia dans le d’éclairer les questions actuelles.
vivant, d’André Castelot, s’est ajoutée groupe de presse de Claude Perdriel.
l’évocation de mouvements sociaux et Entre-temps, deux générations au moins
économiques, de l’existence quoti- d’auteurs « grand public » auront inscrit ne soient pas moins savoureuses qu’en
dienne, de la vie du travail et des mœurs leurs noms dans la lignée de ceux des 1909. C’est ce que les lecteurs attendent
de nos ancêtres, de l’archéologie, des années d’après-guerre : Miquel, Markale d’un titre qui, contre vents et marées,
lettres, de la musique… » Désormais, ou Lacouture, avant Tulard, Lever, Gallo peut se vanter de n’avoir jamais transigé
ce seront aussi « à ceux d’aujourd’hui et d’autres… Aujourd’hui, les plumes sur ce qui aura fait sa force : des textes
de parler de ceux d’hier » : on fera par- d’Historia sont souvent plus jeunes, enlevés, agréables à lire et accessibles
ler Maurice Schumann de Mazarin, Alain plus féminines et plus universitaires au plus grand nombre. Une histoire plus
Peyrefitte de De Gaulle, Michel Debré qu’alors ; mais il faut espérer qu’elles que jamais vivante. u

TREIZE EN SCÈNE. La rédaction d’Historia version 2019 au complet. De g. à dr., Raphaëlle Normand (stagiaire photo), Alexis Charniguet (secrétaire de rédaction – SR),
Florence Jaccot (assistante de direction), Anne-Laure Schneider (rédactrice photo), Guillaume Malaurie (directeur éditorial adjoint), Ghislaine Bras (rédactrice photo),
Éric Pincas (rédacteur en chef), Véronique Dumas (journaliste, responsable du site Historia.fr), Victorw Battaggion (rédacteur en chef adjoint chargé des Spéciaux),
Stéphane Ravaux (directeur artistique), Nicolas Cox (rédacteur graphiste), Jean-Pierre Serieys (SR), Xavier Donzelli (SR) – sous le haut patronage de Napoléon !

12 - Historia n° 869 / Mai 2019


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DOSSIER ILS
SONDAGE EXCLUSIF
RACONTENT L’HISTOIRE

LES FRANÇAIS ET
L’HISTOIRE, DE L’ÉCOLE
AUX JEUX VIDÉO
Les Français aiment l’Histoire, notre sondage le prouve. Il révèle
également des informations inquiétantes – comme l’oubli massif
des savoirs –, mais aussi de bonnes raisons de ne pas désespérer !

L
a bonne nouvelle, c’est qu’entre les ne sont pas en mesure de citer une seule œuvre de
Français et l’Histoire l’amour per- fiction à caractère historique, que ce soit un livre, un
siste : 76 % disent toujours s’inté- film ou une expo… La bonne nouvelle, c’est que 60 %
resser à l’histoire de France ; 75 %, reconnaissent avoir besoin d’entretenir « régulière-
à celle du monde ; 69 %, à celle de ment leurs connaissances ».
leur ville ou région ; et 66 %, à une C’est là où se joue une révolution silencieuse. La
histoire familiale. Mieux : 38 % porte d’entrée la plus souvent citée (entre 74 % et
veulent encore plus de Clio ! Mieux 82 %), c’est le patrimoine, sous toutes ses formes
encore : la fréquentation de l’His- (musées, châteaux, reconstitutions, documen-
toire n’est que faiblement perçue comme une simple taires…). La deuxième porte est distanciée à 10 ou
évasion gratuite (23 %). 20 points de moins – ce sont les livres, qu’il s’agisse
Non, l’Histoire demeure, pour la majorité, l’outil de de biographies ou de BD. Enfin, dernier sas d’entrée
connaissance privilégié (49 %) pour « comprendre – encore minoritaire (30 %) –, les nouveaux médias,
les fondements et les racines culturelles des socié- qui cartonnent chez les jeunes adultes : 45 % des
tés ». Et où les différentes générations de Français moins de 35 ans se disent attirés par les youtubeurs,
disent-elles avoir acquis « l’essentiel de leurs et 48 % d’entre eux plébiscitent les jeux vidéo, de
connaissances » ? Aucune hésitation : pour 56 % plateau ou de rôle. La relève est avancée. Elle sera
(61 % pour les catégories populaires et 59 % pour les fortement digitale… u GUILLAUME MALAURIE
18-49 ans), c’est l’école qui initie à l’Histoire et qui en
transmet les savoirs « essentiels ».
Méthodologie d’enquête
Jusque-là, tout va à peu près bien. Sauf que les per-
Enquête réalisée en ligne
formances sont nettement moins étincelantes dès du 22 au 25 février 2019.
que l’on rentre dans les détails. Ainsi, 53 % des moins Échantillon de 2 996 personnes représentatif
de 35 ans ont oublié « la plupart des connaissances de la population française âgée de 18 ans et plus.
historiques » acquises dans le secondaire. Sur une Méthode des quotas et redressement appliqués
classe de 40 élèves, ça fait 20 amnésiques… Idem aux variables suivantes : sexe, âge, catégorie
pour les détenteurs du bac (49 %). Et, toutes catégo- socioprofessionnelle et région de l’interviewé(e).
ries confondues, c’est 42 % des sondés qui ont tout Aide à la lecture des résultats détaillés :
• Les chiffres présentés sont exprimés
oublié. La preuve par les questions ouvertes : 50 % en pourcentage.
des personnes interrogées ne savent pas citer un
harris interactive
seul nom de personnage de l’histoire mondiale. 51 %

14 - Historia n° 869 / Mai 2019


Quand vous pensez à l’Histoire, quels sont les mots
qui vous viennent spontanément à l’esprit ?
passionnant
leçons monde

histoirerévolution recommencement

aucun
ancêtres
connaissance
avenir âge

aujourd’hui
comprendre
bien
comme

beaucoup
erreurs

culture
évolution

devoir
faits
événements
compréhension éternel
école
faire

être

Française

passé
faut

guerre
grand

rien
indispensable

important

France mémoire rois


jamais
important
Louis

mêmes

hommes
Napoléon
particulier

oublier
politique
nation

plus
progrès

pays
pense

présent

patrimoine
racines

pouvoir
religion
souvenir
temps
société trop
tous
très
vie

toujours

intéressant mondiale
moyen savoir

MOINS DE
Voici plusieurs affirmations concernant votre rapport 35 ANS :
53 % ONT OUBLIÉ
à l’apprentissage de l’histoire. LEURS COURS
Avec laquelle êtes-vous le plus d’accord ? D’HISTOIRE

Vous vous souvenez de la plupart C'est à l'école que vous avez


des connaissances historiques appris l'essentiel de vos
que vous avez apprises à l'école connaissances historiques
• Hommes : 64 % • Femmes : 59 %
• 50 ans et plus : 67 % • Moins de 35 ans : 59 %
• Diplôme > à bac+2 : 66 % 57 56 • 35-49 ans : 59 %
• Catégories populaires : 61 %

Ne se prononce pas 1
1 Ne se prononce pas
42 43

Vous avez oublié la plupart


des connaissances historiques C'est en dehors de l'école que vous avez appris
que vous avez apprises à l'école l'essentiel de vos connaissances historiques
• Femmes : 49 % • Hommes : 47 %
• Moins de 35 ans : 53 % • 50 ans et plus : 47 %
• Diplôme < au bac : 47 % ou niveau bac : 49 % • Catégories aisées : 46 %

Vous avez besoin d'entretenir


Vous n'avez pas besoin d'entretenir 60
régulièrement vos connaissances
régulièrement vos connaissances
en histoire
en histoire pour vous en souvenir • Femmes : 62 %
• Hommes : 41 %
• 25-34 ans : 65 %
INFOGRAPHIE ANTOINE LEVESQUE

• 50 ans et plus : 40 %
• Diplôme > à bac+2 : 63 %
38 2
Ne se prononce pas

15 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS
SONDAGE EXCLUSIF
RACONTENT L’HISTOIRE

Êtes-vous attiré(e) ou pas par chacune des activités suivantes ?


(en %)
50 ans et plus
Ensemble des Français
Moins de 35 ans

87 82
75 78 76 78 79
75 74 74
68 65 66
60 53

Visiter des lieux Regarder une fiction Regarder un documentaire Visiter des villages Lire un roman,
appartenant au historique (film, série) ou un reportage historique historiques ou assister une bande dessinée
patrimoine historique (à la télévision ou via à des reconstitutions historique
(châteaux, lieux de une plateforme de VOD) historiques
culte, etc.)

Pouvez-vous citer au moins une œuvre de fiction (roman, film, bande dessinée, série,
jeu vidéo, parc d’activités, podcast, chaîne YouTube...) à caractère historique qui vous
a particulièrement plu au cours des deux dernières années ?
Question ouverte – Réponses spontanées
Fictions TV / cinéma, dont 23 %
Dunkerque 1%
Un village français 1%
...Vikings 1%
Nicolas Le Floch 1%
Kaamelot 1%
Versailles 1%

Livres, bandes dessinées, dont 9%


Astérix 1%
Les Rois maudits 1%
Le Journal d'Anne Frank 1%
Spectacles vivants,
lieux historiques, dont 6%
Le Puy du Fou 5%
Chaînes, émissions,
documentaires, dont... 6%
...Secrets d'Histoire 2%
...Sous les jupons de l'Histoire 1% TIERCÉ
GAGNANT :
Jeux vidéo (Assassin's Creed) 2% LE FILM
DUNKERQUE,
ASSASSIN’S CREED
Chaîne YouTube
(NotaBene, MamyTwink) 1%
ET SECRETS
D’HISTOIRE
16 - Historia n° 869 / Mai 2019
PATRIMOINE
AU TOP,
LIVRES EN REPLI,
LA PERCÉE DES
JEUX VIDÉO ET
DE YOUTUBE Vous avez envie de vous
intéresser à l'Histoire
et vous arrivez à trouver
des supports qui vous
intéressent
• Hommes : 56 % • Femmes : 28 %
• 50 ans et + : 65 % • Moins de 35 ans : 37 %
• Catégories • Catégories
aisées : 56 % populaires : 29 %

64 48
54 45
49 44
43 37 31 30 21%
21 53%
16

26%
UNE
OFFRE
Lire une biographie Écouter des Regarder sur Jouer à un jeu À REVOIR
ou un essai historique émissions de YouTube des vidéo, un jeu Vous n'avez pas envie de vous
radio traitant vidéos réalisées de plateau ou intéresser à l'Histoire
d’Histoire par des un jeu de rôle • Moins de 35 ans : 26 %
particuliers. historique. • Catégories populaires : 27 %

Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec chacune des affirmations


suivantes concernant le rôle de l’Histoire aujourd’hui ?
(en %) PAS
D’ACCORD D’ACCORD
Est nécessaire pour comprendre
les fondements et les racines 91 % 8%
culturelles des sociétés

Est essentielle pour disposer


d’une bonne culture générale 91 % 8%

Est nécessaire pour réellement


comprendre l’actualité 85 % 14 %

Est aujourd’hui essentielle pour être


un bon citoyen 76 % 23 %

Permet une évasion


par rapport au présent 69 % 30 %

Vous vous intéressez Vous vous intéressez de Vous vous intéressez


de plus en plus à l'Histoire moins en moins à l'Histoire autant qu'avant à l'Histoire
• Hommes : 41 % • Moins de 35 ans : 13 %
• 50 ans et plus : 42 % • 35-49 ans : 12 %
• Diplôme > à bac+2 : 44 % • Diplôme < au bac : 12 %

17 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS
SONDAGE EXCLUSIF
RACONTENT L’HISTOIRE

Pour vous, quel est le personnage qui incarne le mieux l’Histoire ?


20 %
17 % 28 %
16 % Ne se prononce pas

L’histoire de France
4%
est principalement 2%
incarnée aux yeux
des Français par...

Napoléon Louis XIV Charles Charlemagne Henri IV


Bonaparte de Gaulle

11 %
42 %
Ne se prononce pas
8%

L’histoire de l’Europe 6%
5%
est principalement 4%
incarnée aux yeux
des Français par...

HISTOIRE Napoléon Charles Adolf Winston Charlemagne


DU MONDE Bonaparte de Gaulle Hitler Churchill
ET DE L’EUROPE :
LES FRANÇAIS 6%
À LA PEINE
50 %
Ne se prononce pas
4% 4%

L’histoire du monde 3% 3%
est principalement
incarnée aux yeux
des Français par...

Christophe Nelson Gandhi Adolf John Fitzgerald


Colomb Mandela Hitler Kennedy

18 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER

ILS RACONTENT
L’HISTOIRE
Lavisse, Decaux, Castelot, d’Ormesson, Ferro… Depuis plus d’un siècle,
chercheurs et académiciens vous offrent chaque mois de formidables
récits d’Histoire. En voici un florilège, non exhaustif !

Retrouvez la version intégrale des textes


sur le site www.historia.fr

21 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

« Mignonne, allons voir… »


La première entrevue (vers 1662)
entre le roi et sa future maîtresse,
Louise de La Vallière, imaginée
par le peintre français Antoine
Morlon en 1878.
RuE dES ARCHIvES/TALLANdIER

consolée par les larmes du roi étaient des

LOUIS XIV maux de jalousie déjà. Un an après le ma-


riage a commencé la série des maîtresses.
La reine Anne reprochant à son fils sa
Par ERNEST LAVISSE mauvaise conduite, le fils répondit à la
mère « avec des larmes de douleur qu’il
connaissait son mal, qu’il avait fait ce qu’il
Les contemporains du Roi-Soleil brossent avait pu pour se retenir d’offenser Dieu et
un portrait du jeune prince qui brille autant pour ne pas s’abandonner à ses passions,
mais qu’il était contraint de lui avouer
par ses qualités que par ses imperfections. qu’elles étaient plus fortes que sa raison,
qu’il ne pouvait plus résister à leur vio-

L
lence, qu’il ne se sentait pas même le désir
ouis  XIV avait vingt-deux ans et avaient donné le goût des romans et des de le faire. »
demi à la mort de Mazarin. Tout le vers. Il lisait des recueils de poésies et de Il était un sensuel, très gros mangeur,
monde le trouvait très beau. Un lé- comédies, et il aimait à parler de cette lit- prompt à toutes les occasions d’amour,
ger retrait du front, le nez long, d’os- térature. […] Il n’était point méchant, il aux « passades », qui étaient des infidélités
sature ferme, la rondeur de la joue, la avait des mouvements de bonté, même de aux maîtresses déclarées et comme de la
courbe du menton sous l’avancée de la sensibilité. Il aimait sa mère, qu’il pleura à menue monnaie d’adultère. […]. La Val-
lèvre, dessinaient un profil net, un peu chaudes larmes. Il avait pour son frère lière était une demoiselle noble de pro-
lourd. […] Toute cette personne avait un une amitié que ne méritait pas ce trop joli vince, une blonde aux yeux bleus, amou-
charme qui attirait et un sérieux qui tenait garçon pomponné, de mœurs ridicules et reuse avec un air d’étonnement et le
à distance. Les contemporains pensaient ignobles, et qui fut marqué par madame de trouble du péché. Après, le roi se prendra
qu’elle révélait le roi […]. L’ambassadeur Lafayette d’un mot terrible : « Le miracle aux splendeurs de la chair et à l’éclat de
de Venise écrivait dix ans plus tôt : « Si la d’enflammer le cœur de ce prince n’était l’esprit en madame de Montespan. Puis ce
fortune ne l’avait pas fait naître un grand réservé à aucune femme du monde » sera le caprice pour la chair sans esprit de
roi, c’est chose certaine que la nature lui – c’est-à-dire à aucune femme au monde. mademoiselle de Fontange, et, à la fin, le
en a donné l’apparence. » Cette naturelle Il témoignait de la tendresse à la reine, sérieux attachement pour la délicate
majesté n’empêchait pas le jeune roi l’enfantine Infante dont les grands yeux beauté mûre et pour la raison de madame
d’être jeune. Les nièces du cardinal lui l’admiraient. Les maux dont la reine fut de Maintenon. Amoureux toujours, il de-

22 - Historia n° 869 / Mai 2019


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mandera, presque septuagénaire, de cale – et, le soir, tint un troisième conseil


PUbLIÉ EN

1909
l’amour à sa septuagénaire compagne, qui jusqu’à dix heures. Ce jour-là, il ne fit
s’en effarouchera. Mais jamais, même aux qu’ajouter un peu à l’habituel travail de
moments et sous l’empire de ses plus ses journées.
fortes passions, il n’a oublié ni n’oubliera Pour travailler, il ne se confinait pas dans
qu’il est le roi. Il lui a été dur de renoncer le silence d’un cabinet. Il ne se prenait pas
à Marie Mancini. La veille au soir du dé- la tête entre les mains. Il n’avait pas l’âme
part de la jeune fille, il parut si accablé de méditative. Le travail de Louis XIV, c’était
tristesse chez sa mère qu’elle le prit à l’attention aux conseils, aux audiences,
part, lui parla longtemps, puis l’emmena qui étaient nombreuses, aux entretiens
dans un cabinet, où ils demeurèrent une privés avec les ministres ou avec des
heure ensemble. Il en sortit avec de l’en- hommes dont il estimait les avis. C’étaient
flure aux yeux, et la reine dit à madame les ordres donnés de pied levé à tel secré-
de Motteville : « Le roi me fait pitié. Il est taire d’État, qui guettait l’oreille du roi et
tendre et raisonnable tout ensemble. » lui exposait une affaire entre le lever et la

« L’intelligence de Louis XIV était presque


toute passive, nullement curieuse,
et elle avait été meublée très pauvrement
par une éducation déplorable »

Toute sa vie, il demeurera, comme il a dit messe. Cependant ni la maladie, ni la mé- Impossible, pour Historia,
dans ses Mémoires, maître absolu de son decine, plus redoutable alors que la mala-
esprit. Il tiendra pour « deux choses abso- die même, ne trouble la régularité où il de ne pas traiter, dès ses
lument séparées » les « plaisirs » et les enferme et distribue chaque journée de sa premiers numéros, les grands
« affaires ». Peut-être la preuve la plus vie. On le verra, pendant un demi-siècle,
forte de la maîtrise qu’il gardait sur lui, travailler de la même façon, aux mêmes personnages de l’histoire
même dans l’obéissance à son tempéra- heures. « Avec un almanach et une de France. Et pour aborder la
ment, est-elle la séparation qu’il a faite de montre, écrira Saint-Simon, on pouvait, à
« l’amant » et du « souverain ». Saint-Si- trois cents lieues de lui, dire ce qu’il fai-
psychologie du grand roi, c’est
mon, qui a dit que Louis  XIV était « né sait. » Cet ordre immuable dans le travail au roi de la science historique
bon » – ce qui est beaucoup dire –, ajoute semblait une loi de la nature. Ce jeune
qu’il était né « juste » aussi, et qu’il a gardé homme avait donc de belles qualités et
d’alors que l’on s’adresse…
jusqu’à la fin « des inclinations portées à la vertus royales. Malheureusement, si le bbb

droiture, à la justice et à l’équité. » […] duc de Saint-Simon a été injuste de dire


Voilà des qualités de gouvernement, et que l’intelligence du roi était « au-dessous
voici une grande vertu royale : la joie du médiocre », il n’y a pas de doute qu’elle
d’être le roi. Louis XIV la laissait voir à n’était qu’ordinaire. Elle lui suffisait pour
toute sa façon d’être, il l’exprimait en comprendre les choses même difficiles,
termes naïfs : « Le métier de Roi est grand, après qu’on les lui avait expliquées, et il
noble, délicieux. » aimait qu’on les lui expliquât. Colbert,
Mais cette belle et joyeuse idée du métier qu’on accuse de l’avoir noyé dans les dé-
impliquait le devoir de le faire soi-même. tails, lui a toujours exposé d’ensemble et
Le principal honneur de Louis  XIV est plutôt trois fois qu’une ses grands projets ;
d’avoir compris que la condition de cette il savait que « bien rapporter au Roi » était ERNEST LAVISSE (1842-1922)
« grandeur », de cette « noblesse » et de ce une des meilleures façons de lui faire la Précepteur du prince impérial, il devient
professeur à la Sorbonne puis directeur
« délice », était le travail. Colbert raconte cour. Mais l’intelligence de Louis XIV était
de l’École normale supérieure. Il dirige, de 1900
qu’un même jour le jeune roi présida le presque toute passive, sans initiative au- à 1912, une inoubliable Histoire de France.
Conseil des finances, de dix heures du cune, nullement curieuse, point en quête Ses écrits – comme celui-ci – laissent
matin à une heure et demie, dîna, présida de problèmes. Elle ne cherchait rien au- transparaître ses convictions : celles d‘un
un autre conseil, s’enferma deux heures dessous ni au-delà du visible, et elle avait homme convaincu de la supériorité de la
IIIe République, mais désireux d’honorer les
pour apprendre le latin, – il le savait très été meublée très pauvrement par une édu- grandes gloires de l’Ancien Régime.
mal et voulait se mettre en état de lire lui- cation qui, en somme, fut déplorable pour
même les actes de la Chancellerie pontifi- l’esprit et pour le caractère. u

23 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

UN RÉGICIDE IGNORÉ
Par AUGUSTIN CABANÈS
Les tentatives d’assassinat visant Louis XIV sont C’était le moment où, sur ordre de
peu connues. Parmi ces dernières, celle de Marsilly Louis XIV, on venait d’arrêter le surinten-
dant Foucquet […]. Roux, dit Marsilly,
fut l’une des plus sérieuses, et des plus oubliées. était personnellement atteint par la dis-
grâce du surintendant. Il avait jadis avan-

I
cé à Foucquet, conjointement avec un de
l semble que la liste des régicides soit […]. Le roi avait été bien autrement pré- ses frères, une somme de 50 000 livres
définitivement arrêtée, telle qu’on a occupé une quarantaine d’années aupara- […]. Foucquet emprisonné, ses biens sai-
coutume de la lire dans les encyclopé- vant et ne s’en était pas tenu cette fois à sis, les frères Marsilly perdaient tout leur
dies et autres manuels de facile érudi- dédaigner avec son habituelle superbe les avoir. L’un d’eux en était mort de chagrin.
tion. « Le supplice de Ravaillac, disent les rapports de ses ministres. L’autre résout de tirer vengeance d’une
historiens, que les veilles n’ont pas pâli, En 1668, on avait signalé à M. de Lionne les mort dont il n’hésitait pas à faire remonter
fut sans doute d’un terrible exemple pour allées et venues en Angleterre, en Suisse, au roi la responsabilité. Il quitte donc la
les criminels à venir, car aucun attentat etc., d’un personnage mystérieux, prenant France pour se retirer en Angleterre […]
contre la personne du souverain ne se pro- le nom tantôt de Roux, tantôt de Marsilly, puis se met en rapport avec le roi d’Angle-
duisit pendant un siècle et demi, c’est-à- et qu’on disait animé des plus mauvaises terre et le duc d’York. Mis en présence de
dire jusqu’en 1757, époque à laquelle Da- intentions à l’égard du roi. Ce Roux, que les ce souverain, il lui déclare tout net qu’il a
miens tenta d’assassiner Louis XV. » uns ont dit originaires de l’Orléanais, les le projet de tuer Louis XIV.
C’est, il faut le dire, une inexactitude, et la autres de La Rochelle, était fils d’un épicier Le roi d’Angleterre semble l’écouter avec
preuve en est que, sous le règne de de Nîmes. Protestant zélé jusqu’au fana- attention et réussit à se faire livrer le por-
Louis XIV, le monarque le plus absolu qui tisme, il avait fait héroïquement le sacrifice trait du criminel « sous prétexte qu’il était
fût, il n’y a pas moins de cinq ou six de sa vie pour atteindre le but qu’il poursui- un homme illustre », en réalité pour préve-
complots contre la vie du roi. Saint-Simon vait : débarrasser la France du « tyran » qui nir Louis XIV du complot qui se tramait
ne parle, il est vrai, et encore en termes opprimait les consciences et consommait contre lui. M. de Ruvigny, alors ambassa-
vagues, que d’une conspiration décou- la ruine de ceux qui marchaient en travers deur en Angleterre, est désigné pour
verte par M. de la Rochefoucauld en 1709 de son impérieuse volonté. éclaircir l’affaire. [Il] adresse au roi une

24 - Historia n° 869 / Mai 2019


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dépêche, en date du 29 mai 1668, qui est condamné à avoir les bras, jambes, cuisses
PUBLIÉ EN

1910
comme le rapport officiel de sa mission. et reins rompus vifs, ledit Marsilly, appli-
[De retour en France, Marsilly est arrêté]. qué à la question ordinaire et extraordi-
Dès que M. de Turenne eut reçu cet avis, il naire ». Dès qu’il avait été prévenu que
s’empressa d’éveiller le roi pour lui faire l’heure de l’expiation était proche, Marsilly
part de sa bonne nouvelle. avait tout tenté pour se donner la mort. « Il
avait pratiqué depuis huit jours tous les
Et l’on reparle moyens imaginables pour se défaire lui-
même, disait, dans une dépêche Lionne à
du Masque de fer… Colbert, jusqu’à s’être coupé tout net avec
[…] Marsilly était enfermé [le 24 mai 1669] un méchant couteau, premièrement le
à la Bastille et le lieutenant criminel rece- membre viril, et après le petit doigt de sa
vait une commission particulière pour ins- main, sans en dire un mot à personne, es-
truire le procès « souverainement ». pérant pouvoir mourir de la seule perte de
Quand on représenta au prévenu la lettre son sang. Il avait fait une corde d’une cra-
du duc d’York, qui dénonçait ses propos vate pour s’étrangler. Il se voulut casser la
criminels à Louis XIV, il ne sut que s’écrier tête contre les murs […]. »
à plusieurs reprises : « Ah, traître duc Le roi, averti qu’il s’était mis en tel état qu’il
d’York ! Tu m’as trahi ! » […] Quand on n’avait que quatre heures à vivre, fit hâter
demanda à Roux pourquoi, étant français, l’exécution. « On lui donna pour l’exhorter
il entretenait correspondance avec les à la mort, ou plutôt pour le faire parler, un
ennemis de l’État, il répondit qu’il était docteur en Sorbonne et un ministre, lequel
« bourgeois de Londres ». Lorsqu’on vint à lui disait si c’était dans sa religion qu’il
lui parler de son attentat contre la per- avait appris à attenter contre la personne
sonne du roi, il dit toujours « que son dé- du roi, et il répondit que le roi était un
sespoir était de n’avoir pas fait son coup, monstre exécrable et un tyran, que l’on Depuis le début du siècle, le
mais que Dieu accomplirait par un autre devait exterminer, langage qu’il continua
l’action qu’il avait voulu faire ». jusqu’à la mort, qu’on fut obligé de hâter en docteur Cabanès ausculte les
Le 3 juin, Roux était déclaré coupable l’étouffant avec des mouchoirs, pour petites histoires de l’histoire
« […] d’avoir tenu plusieurs discours per- étouffer en même temps le torrent d’in-
nicieux qui marquaient des desseins abo- jures et d’imprécations qu’il vomissait de France. En praticien, il
minables contre la personne sacrée de Sa contre le roi. » Il ne cessa d’injurier que décortique les faits les moins
Majesté ; pour réparation de quoi, a été lorsqu’il eut cessé de vivre.
[…] On s’occupa de poursuivre les com-
connus ou les plus macabres.
plices ou prétendus tels de Marsilly. Un des Un spécialiste du genre, qui
Perfide Albion Protestant ruiné valets de ce dernier, un nommé Martin, qui
par la chute de Fouquet, Marsilly habitait Londres avec son maître, fut per-
fait la joie de ses patients et
fomente, depuis Londres, un attentat suadé de revenir en France ; le voyage lui des lecteurs d’Historia !
contre le Roi-Soleil. Dénoncé aux serait payé et il n’aurait aucune représaille
Français par les Anglais, il finira sur la à redouter. Confiant dans ces promesses, le DD

roue, à Paris le 22 juin 1669. malheureux […] à peine avait-il mis le pied
sur la terre française qu’il était arrêté. Le
1er août 1669, le capitaine de Vauroy,
sergent-major de la citadelle de Dun-
kerque, recevait l’ordre de conduire le pri-
sonnier à Pignerol. Ce Martin, connu sous
le nom d’Eustache Danger ou d’Angers, fut
retrouvé mort dans sa cellule un matin de
janvier 1694. Il avait servi pendant cinq ans
Foucquet, enfermé dans la même prison
que lui. […] Certains historiens, en ces der- AUGUSTIN CABANÈS (1862-1928)
nières années, ont émis l’opinion qu’Eus- Les nombreux ouvrages historiques de ce
médecin ont connu une grande popularité, qu’il
tache Danger pourrait bien être le Masque
s’agisse de La Névrose révolutionnaire (1906),
de fer ! Mais nous touchons là à un pro- Fous couronnés (1914), La Princesse de
Photo12/LIszt CoLLECtIoN

blème qui a provoqué de trop passionnées Lamballe intime (1922), Au chevet de


controverses pour que la tentation nous l’Empereur (1924) ou encore l’étonnant Une
prenne de le traiter à la légère. Nous y re- dynastie de dégénérés. Folie d’empereur :
Guillaume II jugé par la science (1920).
viendrons peut-être quelque jour. u

25 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

LOUIS XVII S’EST-IL


ÉVADÉ DU TEMPLE ?
Par GOSSELIN LENOTRE
Qu’est devenu le fils de Louis XVI, disparu lors de sa détention à Paris ? Et
qu’en est-il de ceux qui, sous la Restauration, prétendront être le Dauphin ?

L
es documents authentiques, certains
indiscutables, ayant trait à la mort
ou à l’évasion du Dauphin, fils de
Louis XVI, emprisonné à la tour du
Temple, sont trop rares pour qu’on puisse
songer à les juxtaposer utilement de façon
à en former un récit solide et inattaquable.
[…] Un semblant travail n’est pas, en tout
cas, sans utilité, puisqu’il met à la portée
du public les données d’un problème an-
goissant […]. Fixons d’abord les faits
connus, indéniables.
Le jeune Dauphin avait 7 ans et 5 mois
lorsque le roi son père, et Marie-Antoi-
nette, ainsi que Madame Élisabeth et Ma-
dame Royale, furent enfermées, le 13 août
1792, à la tour du Temple. […] On logea le
roi et le Dauphin au second étage, avec le
valet de chambre Cléry. […] En décembre,
au début du procès du roi, l’enfant fut sé-
paré de son père et remis à la reine, qui fit
dresser pour lui un lit dans sa chambre. Il
en fut ainsi depuis le 16 décembre 1792
jusqu’au 3 juillet 1793. Ce jour-là, dans la
PHOTO12

soirée, les commissaires de service se pré-


sentèrent à l’appartement de Marie-Antoi- Ça ira, ou pas Après la mort de son père et six mois de détention, le prince est « confié »
nette et lui signifièrent l’ordre d’avoir à au cordonnier Simon, chargé d’en faire un bon sans-culotte. Le calvaire ne fait que commencer.
leur remettre son fils : [le] Dauphin ne de-
vait plus revoir sa mère […]. On le condui- lu dans Jean-Jacques Rousseau qu’Émile et depuis la mort de Louis XVI, il était de
sit au second étage de la prison, qu’il avait « honore beaucoup plus un cordonnier ceux, très rares, que le contact des prison-
pendant deux mois occupé avec son père. qu’un empereur », ce qui le flattait, lui- niers n’avait jamais attendris.
Là, le nouveau précepteur que lui oc- même étant fils d’un cordonnier de Nevers. […] Ceci posé, racontons les faits. Simon
troyait la Commune de Paris, le cordon- Puis il avait des projets sur le « louveteau ». était un brutal ; mais rien n’indique qu’il
nier Antoine Simon, l’attendait : la femme « Je veux lui faire donner quelque éduca- fût un monstre de férocité, rien n’autorise
Simon se tenait près de son mari. On leur tion, disait-il, je l’éloignerai de sa famille à croire aux tortures systématiques, aux
livra aussitôt le jeune prince, pour lequel pour lui faire perdre l’idée de son rang. » coups de trique […]. Les anecdotes vraies
un lit était disposé dans la grande [Il] était extrêmement difficile de rencon- qu’on n’a pas voulu raconter, dans la
chambre. Les Simon couchaient dans le lit trer un homme assez dénué de préjugés crainte de dépoétiser le jeune roi, sont
de Louis XVI. pour assumer la besogne que souhaitait bien plus tragiques que les phrases su-
[…] C’est Chaumette [nommé procureur Chaumette et assez solide patriote pour blimes et légendaires qu’on lui prête gra-
de la Commune en décembre 1792], certai- résister à toutes les séductions des roya- tuitement en réplique aux coups et aux
nement, qui décida de la nomination de listes. Or, Simon avait fait ses preuves : jurons de son bourreau. J’en sais une,
Simon : le procureur de la Commune avait fréquemment de garde au Temple, avant d’une authenticité irrécusable, qu’a noté

26 - Historia n° 869 / Mai 2019


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Daujon, un témoin oculaire […], je n’y dans lesquels un homme entre tout entier.
PUBLHÉ HN

1911
change qu’un mot, trop brutal pour être […] Tandis que la Simon faisait le guet, il
imprimé : « Je jouais un jour avec lui [le tira du jouet un enfant qui y était caché,
Dauphin] à un petit jeu de boules ; c’était endormi au moyen d’un narcotique et cou-
après la mort de son père, et il était séparé vert d’habillements semblables à ceux
de sa mère et de sa tante. La salle où nous dont on avait, ce jour-là, revêtu le Dau-
étions était au-dessous d’un des apparte- phin. Ojardias, vivement, assit cet enfant,
ments de sa famille, et l’on entendait sau- tout endormi, sur une chaise, prit le Dau-
ter et comme traîner des chaises, ce qui phin, le roula dans les draps du lit, le re-
faisait assez de bruit au-dessus de nos couvrit d’un paquet de hardes et descendit
têtes. Cet enfant dit, avec un mouvement le tout jusqu’à la charrette, sous couleur
d’impatience : “Est-ce que ces sacrées sa- d’aider la Simon. […] Les choses se sont-
lopes-là ne sont pas encore guillotinées ?” elles passées de la sorte ?
Je ne voulus pas entendre le reste, je quit- C’est ainsi, du moins, que la Simon les ra-
tai le jeu et la place. » […] L’anecdote est conta, onze ans plus tard, à l’un des faux
effroyable, et ce qu’elle donne à deviner Dauphins en qui elle avait cru reconnaître
est plus triste encore ; mais, en somme, du son pupille du Temple. Ainsi présentée,
Temple, on ne sait rien. Parmi les rares l’évasion est vraisemblable : et ces cir-
déductions qu’on peut tirer des faits constances concordent assez bien avec
connus, il est avéré que Simon n’exerça des déclarations qu’on ne peut mettre en
ses fonctions qu’à contrecœur. La peur doute. […]. Résumons-en rapidement les
sans doute, d’une réaction que chacun phases : le 1er janvier 1794, le Dauphin est
prévoyait, amena en lui ce revirement enlevé du Temple. Quatre personnes seu-
inattendu. […] Ce qui est certain c’est que lement sont du secret : l’imprésario (Chau-
le « précepteur de Capet » donna brusque- mette, Hébert ou un autre) ; puis les trois
ment sa démission […]. Cet homme n’était agents d’exécution : Simon, sa femme et Considéré comme le « pape de
donc pas la brute impitoyable qu’on nous Ojardias. Chaumette et Simon sont guillo-
a si souvent décrite […]. tinés avant d’avoir pu se targuer de ce la petite Histoire », Lenotre livre
qu’ils ont fait. Restent donc de la déli- des études vivantes, mais qui, à
Un déménagement peut vrance du prince la Simon et Ojardias.
un siècle de distance, peuvent
[Ce dernier sera assassiné], la femme Si-
en cacher un autre mon survécut assez à la Révolution pour se révéler, comme ici, très
Quoi qu’il en soit, les Simon déména- que son témoignage ait pu être recueilli.
gèrent : c’était le dimanche 19 janvier Il le fut bien des fois : réfugiée à l’hospice
fragiles. Mais ne boudons pas
1794, par un temps sombre de dégel, le des Incurables de la rue de Sèvres, depuis notre plaisir, si non è vero, è
ciel bas, une brume humide et tiède. Toute le 12 avril 1796, elle ne cessa de raconter,
la journée, ce fut, dans l’escalier de la avec prudence d’abord, puis avec une
bene trovato ! (« Si ce n‘est pas
Tour, un va-et-vient insolite : portes ou- conviction obstinée « qu’elle avait saisi vrai, c’est bien trouvé ! »)
vertes, Marie-Jeanne Simon comptait son l’occasion de son déménagement du
linge, descendait au corps de garde, trot- Temple pour emporter le Dauphin […] ». HHH
HHH
HH
tinait dans les cours toutes boueuses de Il resterait ici à poser la question angois- HH
H
H

neige fondue, tassait ses hardes sur une sante, la question dont la solution semble
charrette, remontait péniblement […] et reculer et fuit à mesure que l’on s’efforce
geignant contre la lâcheté des hommes de la dégager : qu’est devenu le Dauphin
qui ne pensent qu’à se divertir : ceci visait évadé du Temple ?
Simon qui payait la goutte à tout le per- Ici, tout est mystère et obscurité […] : des
sonnel du Temple […]. Le conducteur de 25 ou 30 prétendants qui se présentèrent
la charrette arrêtée au bas de la Tour, tou- dans la première moitié du XIXe siècle
ché de la peine que prenait la femme Si- pour réclamer le trône du roi Louis XVI
mon, s’offrit à lui donner un coup de main. leur père, bien peu sont dignes de men-
Ce conducteur […] s’appelait Genès Ojar- tion. […] Un seul parmi ces prétendants GOSSELIN LENOTRE (1855-1935)
dias. […] La femme Simon accepta l’offre possède encore quelques partisans. C’est Arrière-petit-neveu du jardinier Le Nôtre,
il collabore avec les grands titres
de service que lui faisait Ojardias : celui-ci celui qu’on a connu sous le nom de Naun-
de la Belle Époque, Le Figaro, la Revue des
monta au second étage de la Tour un che- dorff. Il est mort à Delf, en 1845, et ses deux mondes, Le Temps… Ses récits,
val de carton apporté dans la charrette petits-fils, qui portent aujourd’hui le nom émaillés d’anecdotes, revisitent surtout les
– un cadeau que la femme Simon voulait de Bourbon, sont encore entourés d’une grands épisodes de la Révolution.
laisser à son petit Dauphin […] : ce cheval phalange d’amis si fidèles et si dévoués Il est élu en 1932 à l’Académie française.
était sans doute un de ces coursiers à jupe qu’ils forment presque un parti […]. u

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DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

ÉDOUARD VII
ET LA GENÈSE
DE L’ENTENTE
CORDIALE
Par ANDRÉ MAUROIS
En 1904, la bonhomie d’Édouard VII,
lors de sa visite en France, scelle le
rapprochement entre Paris et Londres.

«
L
es relations entre la France et lant les rares coups de
l’Angleterre s’améliorent tous chapeau et les mou-
les jours et la visite du roi est un choirs agités.
acte des plus significatifs. […] Le soir, le roi alla, au
mais [il] ne faut pas oublier les préjugés Théâtre-Français, voir
d’une notable fraction de l’opinion fran- L’Autre Danger, de Mau-
çaise contre l’Angleterre. Un déjeuner in- rice Donnay. La Comé-
time concilierait les exigences de la cour- die-Française avait pro-
toisie et celles de la politique. Certes posé Le Misanthrope.
l’Angleterre ne se liera jamais à fond avec « Ah, non ! avait répondu
personne et, le voulût-elle, nous ne le roi Édouard, j’ai vu dix
sommes pas en situation de nous lier avec fois Le Misanthrope au
elle, mais nous devons chercher à entrete- Français ; il ne faut tout
nir de bons rapports » [lettre de Paul Cam- de même pas me traiter
bon, ambassadeur de France à Londres, à comme le shah de
Théophile Delcassé, ministre des Affaires Perse… » Au moment de
étrangères, le 25 mars 1903]. Cette lettre l’arrivée, des coups de sif-
est curieuse, car elle prouve que ministre flet partirent de la foule, le
et ambassadeur jugeaient chimérique une public se montra glacial. À
« Fast and fastuous » La presse
entente de la France et de l’Angleterre. l’entracte, le roi alla se promener dans les
française – comme ici Le Petit Journal, qui
Le roi ne partageait pas les craintes des couloirs, avec la ferme volonté de gagner tire alors à un million d’exemplaires – se
diplomates et demanda à être reçu « aussi ces gens hostiles. Il aperçut Mlle Jeanne fait l’écho du séjour réussi, entre le 1er et
Akg-ImAgES

officiellement que possible ». Projet hardi. Granier, lui tendit la main et dit : « Made- le 3 mai 1904, du souverain britannique.
Il était difficile de prévoir ce que serait moiselle, je me rappelle vous avoir applau-
l’accueil de Paris. Le roi arriva le 1er mai die à Londres. Vous y représentiez toute la
1903. M. Loubet [président de la Répu- grâce et tout l’esprit de la France. » La bon- brillante et l’accueil meilleur. Le troisième
blique, ndlr] alla le chercher à la gare homie du roi commençait à rendre les jour, au dîner de l’Élysée, on échangea des
du bois de Boulogne. Sur le passage du spectateurs un peu honteux de leur toasts. Le roi parla de l’amitié des deux
cortège, la foule, moqueuse, criait : manque de courtoisie. pays et de son désir de la voir grandir en-
« Vivent les Boers ! Vive la Russie ! » Le roi core. Ce toast, improvisé par le roi, fut
était obstinément de bonne humeur, sa- naturellement reproduit par tous les jour-
luait à droite et à gauche. Répartis dans Petit toast, grand effet naux et fit grand effet.
les voitures avec les Anglais, les fonction- Le lendemain, après une revue à Quand vint le jour du départ, la foule ne
naires français s’appliquaient à distraire Vincennes et des courses à Longchamp, le criait plus « Vivent les Boers ! », mais
l’attention, parlant d’autre chose, signa- souverain se rendit à l’Opéra. La soirée fut « Vive le roi ! », et les spectateurs se dispu-

28 - Historia n° 869 / Mai 2019


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GGBGGÉ GG

1936
Il est étrange qu’un seul homme
ait le pouvoir de transformer,
en moins d’une semaine,
les sentiments d’un peuple !

taient les chaises et les Alexandra entrera dans sa soixantième


bancs pour mieux voir « le année au mois de décembre prochain. Elle
tsar de toutes les Angle- est surprenante et se conserve avec des
terres ». Il peut sembler soins méticuleux ; on la prendrait pour une
étrange que le voyage femme de 35 ans… On la dit étroite d’es-
d’un seul homme ait le prit, mais c’est un bruit répandu par les
pouvoir de transformer, amies du Roi qui la détestent. » « Lord
en moins d’une semaine, Lansdowne. – Fluet, réservé, discret, très
les sentiments d’un poli et très bienveillant. » « Mr. Chamber-
peuple. C’est un fait que, lain. – L’homme des nouvelles couches,
de cette visite, date en radical presque révolutionnaire, devenu
France le déclin de l’an- conservateur, toujours autoritaire… S’il en
glophobie. a le temps, il deviendra Premier ministre. »
Le marquis de Soveral, « Mr.  Arthur Balfour, Premier ministre. Anglophone et angliciste,
l’ami portugais du roi, – Âme de dilettante. Sans aucune autorité
était venu dire au pré- sur le pays. » André Maurois sert pendant
sident : « Si vous vouliez, Le roi s’était occupé lui-même, comme il la Première Guerre mondiale
monsieur le Président, aimait à le faire, de tous les détails de la
quel beau rôle vous réception, des chambres, des tableaux, comme officier de liaison
pourriez jouer en favori- des livres. La foule anglaise fit aux Fran- auprès de l’armée britannique.
sant le rapprochement çais un accueil si gentiment bruyant
de deux grands em- que ceux qui croyaient à la légende de la
Il évoque, en ce début du
pires : la Grande-Bre- froideur britannique furent tout surpris. règne d’Édouard VII, l’amitié
tagne et la Russie… » « À Londres, on se croirait dans le Midi »,
Mais M.  Loubet avait devait dire plus tard un autre visiteur, le
qui lie les deux nations et qui,
grand-peur d’inquiéter président Fallières. Sur les bandes de ca- bientôt, reprendront les armes
les Russes. Un peu plus licot qui traversaient les rues, on lisait :
côte à côte.
tard, Soveral rendit aus- « Welcome to Mr. Loubet » ; parfois même,
si visite à Delcassé. par un raffinement de sympathie, l’ins-
cription était en français et l’on avait tra- GGGG
GG G
GG
GG
GG
Note de M. Delcassé pour lui-même : duit Long live the President par : « Vive le G
GG
GGG

« C’est le roi, le roi tout seul, qui a conçu long président ! »


GG
GG
GG

le projet de visite à Paris. Rien ne pouvait Au dîner de Buckingham Palace, on parla


GGGGG
GG

être plus désagréable à l’empereur Guil- des liens d’amitié noués entre les deux
GGGGGGGGG GGGGGG

laume que sa réalisation. Le roi ne l’aime pays. Après quoi le roi demanda si le pré-
pas. Il aime sa famille russe. C’est avec la sident voudrait bien ouvrir le bal avec la
Russie qu’il faut maintenant amener un reine, Sa Majesté et la duchesse de Con-
rapprochement. » naught faisant le vis-à-vis ? M. Loubet, très
Bientôt, M. Loubet à son tour fut invité à effrayé, demanda si son ambassadeur ne
rendre la visite. Pour donner au voyage un pouvait le remplacer. M. Cambon dansa.
caractère politique, il fut convenu que Pendant ce quadrille, M. Combarieu, se- ANDRÉ MAUROIS (1885-1967) Issu d’une
Delcassé accompagnerait le président. Un crétaire général de la présidence, parlait famille lorraine, cet écrivain livre une œuvre
riche de romans, contes, nouvelles, mais aussi
diplomate français avait envoyé au pré- par gestes avec lord Roberts, qui ne savait
de nombreux ouvrages historiques et
sident, pour l’aider dans les premières ren- pas un mot de français, et le président féli- de biographies restées fameuses (Sand, Byron,
contres, de petites notes assez cyniques citait lord Rosebery sur son Cromwell qu’il Chateaubriand, Proust, Lyautey,
mais fort utiles. « La reine. –  La reine n’avait pas lu. C’était l’Entente cordiale. u Balzac…). Il fut reçu à l’Académie en 1932.

29 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

LE 11 NOVEMBRE 1918
Par MAXIME WEYGAND
Dans une clairière de la forêt de Compiègne se joue la fin des combats.
Devant le maréchal Foch, une délégation venue du Reich se présente…

C
e train, en dehors d’un wagon-res-
taurant et des voitures destinées Voie du succès
au logement des officiers britan- Aux côtés de Foch
niques et français et d’un person- (manteau clair, canne),
nel peu nombreux, comprend, voisines Weygand, son adjoint
l’une de l’autre, la voiture du maréchal (2e à gauche, en calot),
Foch et une voiture-bureau. Dans la pre- prépare l’entrevue
mière, le maréchal dispose d’un salon per- cruciale…
sonnel. La seconde est un wagon-restau-
rant dont les deux salles ont été réunies
en une seule, une large table en occupe le
centre. C’est dans cette grande pièce que
l’état-major a coutume de travailler. C’est
autour de cette table qu’auront lieu les
réunions des plénipotentiaires de l’En-
tente et de l’Allemagne.
Le maréchal Foch attend dans son wagon
l’heure qu’il a fixée. Dans quelques ins-
tants les représentants de l’ennemi seront
là, attendant qu’il leur dicte les conditions
des vainqueurs. Il tient enfin cette victoire
pour laquelle il a travaillé pendant plus de
quarante années de paix et dont il fut,
dans une gigantesque lutte de huit mois, le
grand artisan. Son cœur bat certainement
plus vite que d’habitude. Mais pour qui le
connaît, il est aussi maître de lui qu’il le fut
aux moments les plus angoissants ou aux
jours les plus glorieux de la bataille de
France ; aussi plein de confiance et aussi
Akg-ImAgES/pICTuRE-ALLIANCE/dpA dENA

dépourvu d’orgueil. Les clauses militaires


de la convention qu’il a mission d’imposer
ont été, dans l’ensemble, établies par lui.
Il sait que, si l’ennemi les accepte, leur
application donnera aux gouvernements
alliés le pouvoir de conclure la paix qu’ils
voudront, ou de reprendre, en cas de né-
cessité, les hostilités dans des conditions officieux des États-Unis lui a demandé, nemi accepte ces conditions, il est inutile
militaires extraordinairement améliorées tardivement, s’il pensait qu’il valait mieux de sacrifier encore des vies humaines.
par la possession de têtes de ponts sur le continuer la guerre que conclure un ar- Le chef, l’homme, le chrétien ont
Rhin. Si l’ennemi refuse de signer, dans six mistice, il a répondu : conscience d’avoir fait ce qu’ils doivent.
jours une puissante offensive sera déchaî- — Je ne fais pas la guerre pour faire la L’heure peut sonner. À 9 heures précises
née sur le front de Lorraine où il n’est plus guerre. Les gouvernements alliés savent la on annonce que les parlementaires alle-
en état d’amener des forces à la res- paix qu’ils veulent conclure. Les conditions mands sont descendus de leur train et se
cousse ; une nouvelle et importante vic- mises à l’octroi d’un armistice leur per- dirigent vers celui du maréchal. Comme la
toire est certaine. Lorsque le représentant mettent d’être certains de l’obtenir. Si l’en- terre est très humide, un chemin en caille-

30 - Historia n° 869 / Mai 2019


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botis réunit les deux trains. Les Allemands est remis en même temps. […] Le texte de
PAAAAÉ AA

1947
se présentent en file sur cet étroit passage chaque clause, d’abord lu en français, est
et sont invités à monter dans le wagon- traduit en allemand par l’officier inter-
bureau. Le maréchal se fait remettre leurs prète Laperche. Les phrases bien articu-
pouvoirs, et va les examiner dans son sa- lées tombent dans un silence de mort.
lon particulier. Ils sont en règle. Signés du Les têtes sont droites, les visages impas-
chancelier prince Max de Bade, ils sibles, celui du général allemand, très pâle,
donnent à M. Mathias Erzberger, secré- est empreint d’une douloureuse expres-
taire d’État impérial, comme président, au sion. À la lecture de l’article prescrivant
comte Oberndorff, au général major royal l’occupation par les troupes alliées des
prussien von Winterfeld, au capitaine de pays rhénans et de têtes de pont sur le
vaisseau Vanselow, plein pouvoir « de fleuve, des larmes coulent des yeux du
conduire au nom du gouvernement alle- jeune capitaine. La scène atteint dans sa

Les clauses sont lues dans un silence


de mort. Les têtes sont droites, les visages
impassibles, celui du général allemand
est empreint d’une douloureuse expression

mand, avec les plénipotentiaires des puis- simplicité le plus haut degré de pathé-
sances alliées contre l’Allemagne, des tique ; le moment est poignant. La dernière Alors major général
négociations au sujet d’un armistice, et de clause limite à un délai de soixante-douze des armées alliées et bras
conclure, sous réserve de son accepta- heures le temps laissé aux Allemands pour
tion, un accord en conséquence ». accepter ou refuser les conditions qui droit de Foch, l’auteur assiste,
Le maréchal entre dans la grande pièce où viennent de leur être lues. […]. Les Alle- aux premières loges, à la
les plénipotentiaires allemands l’at- mands demandent encore une prolonga-
tendent, debout. Invités par le maréchal à tion de vingt-quatre heures du délai de ré- signature de l’armistice.
faire connaître l’objet de leur venue, les ponse. Il ne peut en être question. Il est à Il livre, l’année même
Allemands s’efforcent d’éviter de formu- peu près 11 heures quand le maréchal et
ler le pénible aveu. La délégation est là, dit l’amiral se retirent. Il a été précisé que la de cet article, une biographie
tout d’abord M. Erzberger, pour recevoir réponse allemande devra arriver avant le du maréchal victorieux, parue
les « propositions » des puissances alliées. lundi 11 novembre, à 11 heures. […] Le
Le maréchal répond n’avoir aucune pro- diplomate et le général s’efforcèrent en-
chez Flammarion.
position à faire. Le comte Oberndorff ex- suite d’obtenir des adoucissements à ces
AAA
prime l’idée que le mot « conditions » conditions, en mettant en avant des argu- AAA
AA
AA
AA
convient peut-être mieux. Cela ne satisfait ments dont les principaux peuvent se résu- A
AA
AA A

pas le maréchal. M. Erzberger biaise en- mer ainsi. L’Allemagne est sincère, elle
AA
A AA

core en donnant lecture d’un texte du pré- n’est pas plus en état de continuer à com-
AA AA
AA

sident Wilson, disant que le maréchal battre que de reprendre la lutte une fois
Foch est autorisé à faire connaître les l’armistice signé. […] On répliqua que tous
conditions de l’armistice. les embarras dont souffrait l’armée alle-
— Je suis autorisé à vous faire connaître mande étaient le résultat de quatre mois
ces conditions si vous demandez un ar- de poussée victorieuse des armées de l’En-
mistice. Demandez-vous un armistice ? tente et que le haut commandement allié
interroge d’un ton sec le maréchal. avait le devoir de se garder, par les condi-
— Oui, nous demandons la conclusion tions de l’armistice, au minimum la pos- GÉNÉRAL WEYGAND (1867-1965) Étrange
d’un armistice, répondent d’une seule session de tous les avantages acquis. D’ail- destinée que celle de cet homme… Ses
origines sont mystérieuses, sa carrière militaire
voix et avec une certaine précipitation leurs les conditions notifiées ne pouvaient
prometteuse, son talent reconnu (il entre à
M. Erzberger et le comte Oberndorff. subir aucune modification importante, et, l’Académie française en 1931). Le 17 mai 1940,
Le maréchal Foch fait alors donner par si elles n’étaient pas acceptées, le maré- il est nommé commandant des armées alliées
son chef d’état-major lecture aux plénipo- chal Foch était en état de poursuivre avec en remplacement de Gamelin. Ministre de la
tentiaires allemands des clauses princi- la même vigueur l’offensive en cours. « Je Défense nationale dans le cabinet Pétain, il est
arrêté en 1942 et déporté en Allemagne.
pales de l’armistice. Le texte complet leur le sais », fut-il répondu […]. u

31 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

MARIE-ANTOINETTE,
MÈRE DE FAMILLE
Par PIERRE DE NOLHAC
Dans ce XVIIIe siècle
qui fit la part belle aux Douceur de vivre
La reine en compagnie de
élans du cœur, nous ses enfants, Marie-Thérèse
– dite Madame Royale
découvrons, derrière (1778-1851) – et le premier

la reine, une femme Dauphin, Louis de France


(1781-1789), en promenade
pleine de tendresse. dans les jardins du Trianon.
• Toile d’Adolf Ulrik Wertmuller
(1751-1811), Nationalmuseum,

Q
uand notre pensée va vers la reine, Stockholm.
nous ne la voyons guère que dans
la vie fastueuse de la cour ou l’inti-
mité charmante de Trianon. Mais
elle eut aussi une vie maternelle dont elle
sut goûter les douceurs et remplir tous les
devoirs. En 1783, la reine commençait
déjà à ne plus venir aussi familièrement
qu’autrefois chez Mme de Polignac [gou-
vernante des Enfants de France] ; elle se
dégoûtait de cette compagnie, où beau-
coup de gens lui déplaisaient et que la fa-
vorite ne voulut pas lui sacrifier. Il ne reste
plus alors chez Mme de Polignac que le duc
de Normandie [le futur Louis XVII] ; pour
les autres enfants, la mère s’est instituée
gouvernante. Ses matinées sont à eux ;
elle assiste aux leçons de leurs maîtres et
quelquefois les fait répéter. Qu’on juge si
Marie-Antoinette est capable de former
l’âme de ses enfants : « Je les ai accoutu-
més tous à ce que “oui” ou “non”, pronon-
cé par moi, est irrévocable, mais je leur
donne toujours une raison à la portée de
leur âge pour qu’ils ne puissent pas croire
que c’est humeur de ma part… »
Tel est le ton de l’instruction adressée à
Mme de Tourzel, quand elle est appelée à
remplacer Mme de Polignac. Aucune mère
n’a étudié ses enfants avec des idées plus
justes ni une affection plus clairvoyante.
Mme Vigée-Le Brun en raconte un trait
dans ses Mémoires : « La reine, écrit-elle,
FINEARTImAgES/LEEmAgE

ne négligeait rien pour faire acquérir à ses


enfants ces manières gracieuses et af-
fables qui la rendaient si chère à ceux qui
l’entouraient. Je l’ai vue faisant dîner Ma-

32 - Historia n° 869 / Mai 2019


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dame, alors âgée de 6 ans, avec une petite de-chaussée du corps du château. La gou-
PUbLbÉ bb

1949
paysanne dont elle prenait soin, vouloir vernante s’y trouvait lors de la manifesta-
que cette petite fût servie la première en tion populaire du 15 juillet. Le lendemain,
disant à sa fille : les Polignac quittaient le château ; leur
— Vous devez lui faire les honneurs ! » impopularité était devenue un danger
On ne parle guère alors du petit duc de pour eux comme pour la reine.
Normandie, « vrai enfant de paysan, grand, Le nouveau dauphin est celui qui porta un
frais et gros », dit Marie-Antoinette avec jour le nom de Louis XVII. Sans être tout
orgueil. Mais le dauphin promet un prince à fait un joli enfant, il est de ceux dont les
généreux et intelligent. Il est réfléchi, pré- mères se font gloire. Mais il est de tempé-
coce, avec le sérieux excessif des enfants rament scrofuleux ; sa courte réserve de
qui lisent plus qu’ils ne jouent. D’autres santé s’épuisera vite. Dès le temps de Ver-
anecdotes évoquent la vie de la famille sailles, il exige des soins particuliers. En
royale autour des enfants. Nous en trou- le confiant à Mme de Tourzel, après la mort
vons dans les Mémoires du valet de de son frère, en juin 1789, Marie-Antoi-
chambre de Madame Royale, de Pierre- nette, mère attentive et prudente, ne
Louis Hannet-Cléry. « M. l’abbé Davaux, manque pas d’indiquer à la gouvernante
écrit-il, enseignait à Madame Royale la reli- certaines précautions nécessaires. On
gion, la lecture, l’histoire, la fable et la géo- sent chez elle une prédilection pour ce
graphie ; mais c’était à la leçon de géogra- second fils, alors que Louis XVI avait mis
phie surtout que le roi assistait le plus tout son orgueil dans le premier. Elle le
assidûment, et même il la présidait. […]. » croit alors fort et bien portant.
Au reste, à quatre ans et demi, le dauphin
Des enfants éduqués est gai, étourdi, violent dans ses colères et
tendre dans ses caresses. L’observation
avec amour et fermeté maternelle du caractère est perspicace : Deux siècles après
J’ai conté, dans La Reine Marie-Antoi- « Il a un amour-propre démesuré qui, en le
nette, comment se mêlèrent d’amertume conduisant bien, peut tourner un jour à la Révolution, Historia,
les douceurs que la reine trouvait auprès son avantage… Il est très indiscret, il ré- relancé depuis trois ans,
de ses enfants. Son bonheur maternel ne pète aisément ce qu’il a entendu dire et
dura pas longtemps : sa dernière fille, Ma- souvent, sans vouloir mentir, il y ajoute ce revient sur la reine la plus
dame Sophie, meurt à 11 mois ; presque que son imagination lui a fait voir ; c’est décriée de l’histoire de France.
aussitôt, la santé du dauphin s’altère. son plus grand défaut et sur lequel il faut
« Mon fils aîné, écrit la reine à Joseph II, bien le corriger. » Mais « il est bon enfant
Et puise, dans ses archives, le
me donne bien de l’inquiétude. Depuis et, avec de la sensibilité et en même temps texte du spécialiste d’alors
quelque temps, il a tous les jours la fièvre de la fermeté, sans être trop sévère, on
et est fort amaigri et affaibli… Le roi a été fera de lui ce qu’on voudra ».
de « l’Autrichienne ».
très faible et maladif pendant son en- Il semble bien que l’éducation ait produit
fance ; l’air de Meudon lui a été très salu- un charmant petit Dauphin, d’une mine
taire, nous allons y établir mon fils. » C’est gracieuse, d’un esprit naturel qui se b bb
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une illusion que les médecins donnent à la montre en reparties vives, et d’une véri- bb
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mère, comme aussi lorsqu’ils persuadent table bonté de cœur. Tous les témoi-
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que la cause principale du terrible mal est gnages assurent que Marie-Antoinette a
un travail de dentition. Seuls mensonges réussi son œuvre, qu’elle a vraiment com-
bienfaisants dans la vie de cette reine, mencé à « élever un roi ». Il faudra, pour la
dont la destinée fut d’être trompée. détruire, l’intervention du dernier « pré-
La comtesse [de Lage] parla de cette mère cepteur », le savetier Simon. Il fera bientôt
qu’on a voulu représenter chassée par une d’un enfant sensible et gai, et qui a résisté
répugnance enfantine du chevet de son aux chagrins du Temple, un petit être
fils mourant : « Tout ce que dit ce pauvre apeuré et taciturne, qu’on voit des jour-
petit est incroyable ; il fend le cœur de la nées entières accroupi dans l’angle d’un PIERRE DE NOLHAC (1859-1936)
reine ; il est d’une tendresse extrême pour sordide cachot, sans air, avec la vermine Conservateur du château de Versailles puis
du musée Jacquemart-André. Ses ouvrages
elle. L’autre jour, il la supplia de dîner dans sur son pauvre corps. L’aimable prince,
historiques sont consacrés à la Renaissance
sa chambre ; hélas ! elle avalait plus de dont la reine était si fière, n’est plus qu’un et à Marie-Antoinette et Versailles.
larmes que de pain. » Après la mort du pre- rachitique, aux chairs bouffies […], que la Il est élu en 1923 à l’Académie française.
mier dauphin survenue le 4 juin 1789, mort vient délivrer, le 20 prairial an III, au
Mme de Polignac se transporta avec le duc temps où les fleurs embaument les par-
de Normandie, devenu Dauphin, au rez- terres de Trianon. u

33 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

LA VIOLATION DES
TOMBEAUX ROYAUX
Par LÉON CERF
Que sont devenus les corps des rois qui
étaient conservés dans la basilique de
Saint-Denis ? Et ceux de Marie-Antoinette
et de Louis XVI, enterrés précipitamment ?

BRIdgEmAN ImAgES
On ne meurt que deux fois La mise à sac de la nécropole dyonisienne se déroule en deux temps, en août 1793, modérée, et plus
destructrice, entre le 12 et le 25 octobre de la même année. • La Violation des caveaux des rois, par Hubert Robert (1733-1808), musée Carnavalet, Paris.

L
e 31 juillet 1793, Bertrand Barrère France. Dom Poirier a consigné tous les des Valois, on précipita 63 corps : 18 rois,
[rapporteur du Comité de salut pu- détails de cette exécution. Pendant les de Dagobert à Henri IV, 10 reines,
blic] lut, à la Convention, un rapport journées du 6, 7 et 8 août 1793, 51 tom- 24 princes et princesses, et 11 grands per-
exposant « que, pour célébrer la beaux, accumulés au cours de douze sonnages, dont Du Guesclin. Le cercueil
journée du 10 août, qui a abattu le trône, il siècles, furent renversés, mutilés. Lenoir, à de Louis XV avait été déposé dans une
fallait […] détruire les mausolées fas- la tête de la Commission des monuments, sorte de niche creusée dans l’épaisseur du
tueux de Saint-Denis ». Cette proposition fit des prodiges pour limiter les dégâts ; il mur, à l’entrée du caveau. C’est là qu’on
ne pouvait que plaire à la Convention, qui chargea un sculpteur marbrier, François- plaçait toujours le corps du dernier roi
trouvait dans sa réalisation une satisfac- Joseph Scellier, d’enlever ce qui restait des défunt. Le cadavre, entier, flottait dans
tion théorique, et un avantage matériel : la tombeaux ; il recueillit ce qu’il put au mu- une assez grande quantité d’eau salée.
destruction des tombeaux royaux lui per- sée des Monuments français, et c’est grâce
mettait de récupérer du bronze et du à sa persévérance que l’on put, la tour-
plomb dont elle avait besoin pour fabri- mente passée, reconstituer ce qui nous Le bruit et la fureur
quer des canons et des balles. reste des splendeurs de Saint-Denis. […] Henri IV était si bien conservé que ses
Un ancien bénédictin de l’abbaye de [Le contenu des cercueils de la crypte] fut traits n’étaient pas altérés, et qu’on put
Royaumont, dom Poirier, fut nommé transporté dans le cimetière situé au nord faire un moulage de son visage. Sous les
« commissaire chargé de surveiller l’exhu- de l’église. On y avait creusé deux fosses tréteaux de fer qui portaient les cercueils,
mation ». D’autre part, on institua une carrées, d’environ cinq mètres de côté sur on trouva des sortes de seaux qui conte-
Commission des monuments, chargée de trois mètres de profondeur. Dans l’une, on naient les entrailles d’un certain nombre
conserver ceux des tombeaux qui paraî- jeta pêle-mêle 61 corps : sept rois, sept de rois ; on jeta le contenu dans les fosses.
traient des œuvres d’art dignes de figurer reines, 47 princes et princesses de la mai- L’odeur était tellement insupportable
parmi les richesses artistiques de la son de Bourbon. Dans l’autre fosse, dite qu’on devait asperger le sol de vinaigre.

34 - Historia n° 869 / Mai 2019


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Après les tombeaux et les cercueils, ce fut quée en forme de gilet, d’une culotte de
PUBLIÉ EN

1950
le tour du trésor de l’église. Dans la nuit drap gris, et d’une paire de bas gris. » On
du 11 au 12 novembre 1793, la municipa- étendit le corps dans un cercueil en bois,
lité de Franciade (nom révolutionnaire de sans couvercle, et on plaça la tête entre les
Saint-Denis) fit entasser dans des chariots jambes. Au milieu du silence, deux vi-
les objets précieux conservés dans la sa- caires psalmodièrent les dernières prières.
cristie : châsses, reliques, ornements, ca- Puis le cercueil fut descendu sur la chaux
lices, ciboires, etc. Le tout fut transporté qui garnissait le fond de la fosse ; on le cou-
à Paris, et la délégation qui accompagnait vrit d’un lit de chaux assez épais, puis on
le convoi se présenta, le 12, à la Conven- combla la fosse avec de la terre.
tion. Par une ordonnance du 4 avril 1816, Le cimetière fut mis en vente après la Ter-
Louis XVIII prescrivit que des recherches reur, M. Pierre-Olivier Desclozeaux, ancien
fussent faites autour de l’église de Saint- avocat au Parlement, l’acheta et prit un

« Nous avons reconnu le cadavre entier


dans tous ses membres, la tête était
séparée du tronc. Nous avons remarqué
aussi que le cadavre était sans souliers »

Denis, pour essayer d’y recueillir les soin pieux des sépultures, jusqu’aux re-
restes des membres de la maison de cherches qui furent effectuées en jan- Le saccage de la nécropole de
France qui avaient résisté à l’action des- vier 1815. À ce moment, M. Desclozeaux et
tructive de la chaux. L’ancien marbrier son gendre, Dominique-Emmanuel Dan- Saint-Denis et l’enterrement
Scellier, qui avait conservé les notes jou, qui avait assisté à l’inhumation des sans gloire du « roi martyr »
écrites en 1793, servit de guide aux ou- cadavres du roi et de la reine, indiquèrent
vriers, qui commencèrent les fouilles le l’emplacement des deux fosses. Le cercueil comptent assurément parmi
13 janvier 1817. [Pendant cinq jours], les [de Marie-Antoinette] fut facilement at- les heures les plus sombres
pioches ne rapportèrent pas le moindre teint ; la chaux, sous l’influence d’une humi-
débris. Le samedi 18, on reprit les fouilles dité favorable, s’était liée et avait formé au-
de la Révolution française.
dans une autre direction. Vers la fin de la dessus de lui une sorte de voûte qui l’avait C’est sur cette « guerre
matinée, on avait délimité l’emplacement protégé. On trouva les ossements de la
des deux fosses ; on les recueillit dans des reine en bon état de conservation. Ces
aux morts » – et leur
cercueils. La translation dans l’église eut restes furent déposés dans une cassette. Le inattendue résurrection
lieu dans la nuit du 19 au 20 janvier. 19, les recherches furent reprises au niveau
sous la Restauration – que
[…] L’exécution de Louis XVI était décidée de la fosse de Louis XVI. Ainsi qu’on s’y
pour le 21 janvier 1793. [La veille, le] attendait, on trouva la tête [du roi] entre les revient le Dr Léon Cerf…
conseil exécutif provisoire déclara que le os des jambes.
corps de Louis Capet serait transféré au […] Le 20, on enferma les cassettes, cha-
cimetière de la Madeleine, qui occupait cune dans un cercueil de plomb qu’on
l’emplacement actuel de la Chapelle expia- souda et qu’on recouvrit d’un cercueil de LÉON CERF (1868-1957) Ce médecin,
toire. Les suisses massacrés le 10 août y bois ferré et vissé. Une inscription indiqua à l’image du Dr Cabanès (lire p. 24-29), sonde
l’Histoire comme un praticien, ainsi
avaient été enterrés. Le 21, la charrette le contenu de chaque cercueil. Le 21 jan-
que le montre ses ouvrages les plus connus,
[transportant la dépouille du roi] arriva au vier, les deux cercueils furent placés sous comme L’Histoire vue par un médecin.
cimetière, escortée par un détachement de une tente dressée dans le jardin. À Héritiers et bâtards de rois. Les Valois (1938)
gendarmerie à pied. Les administrateurs 8 heures, en présence de Monsieur, frère et Mariages de rois, mariages d’enfants.
constatèrent l’identité du cadavre : « Nous du roi, du duc d’Angoulême et du duc de La recherche de la fiancée. L’apprentissage du
mariage. La consommation du mariage (1939).
avons reconnu le cadavre entier dans tous Berry, Mgr de Vintimille, ancien évêque de
ses membres, la tête étant séparée du Carcassonne, célébra la messe. Puis on
tronc. Nous avons remarqué aussi que les posa la première pierre de la chapelle
cheveux du derrière de la tête étaient cou- qu’on se proposait d’élever sur l’emplace-
pés, et que le cadavre était sans cravate, ment de la fosse de Louis XVI. Enfin, les
sans habits et sans souliers. Du reste, il deux cercueils furent déposés sur un char
était vêtu d’une chemise, d’une veste pi- qui les transporta à Saint-Denis. u

35 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

cadre de la véritable manœuvre d’armée à

LA BATAILLE DU convergence lointaine que j’avais toujours


préconisée. Il convint qu’il y avait erreur
et prit sur lui de suspendre les attaques,

MONT CASSIN montrant ainsi qu’il était un très grand


chef et qu’il ne craignait pas l’impopulari-
té. La partie devait être reprise plus tard,
Par ALPHONSE JUIN et en accord intime, de l’autre côté de la
vallée du Liri. Les circonstances ayant
amené le haut commandement allié à re-
Après-guerre, de retour sur les lieux du combat, grouper les forces franco-américaines
c’est un maréchal songeur qui retrace les semaines plus à l’ouest sur le Garigliano, c’est au-
tour de l’autre bastion, autour du mont
qui virent la destruction du monastère. Majo, que fut montée la nouvelle ma-
nœuvre d’armée.

L
Largement débordante cette fois et visant
e grand bombing n’avait servi qu’à prendre. Il se montrait ulcéré à l’idée que très loin, elle devait du premier coup faire
détruire le monastère et à faire dans le monde entier il passait pour céder la ligne Gustav et conduire jusqu’à
perdre du terrain. Pour ne pas rester l’homme qui ne pouvait prendre Cassino, Rome sans qu’il fût possible à l’ennemi de
sur cette humiliation, il fut décidé alors que c’étaient les Britanniques qui reprendre haleine. De mon observatoire,
que l’affaire serait relancée dans les attaquaient et qu’il avait mis tous ses je revoyais de biais toute cette manœuvre
moindres délais. Mais cette fois on ne fe- moyens matériels à leur disposition. Il du mois de mai. Le mont Majo et le Petrel-
rait reculer personne et on attaquerait si- souhaitait d’en finir avec d’autres troupes. la qui en avaient été les pivots me fai-
multanément le monastère et la ville de Je lui fis observer qu’à cet égard il ne fal- saient l’effet de complices. Ils avaient
Cassino après une préparation mettant en lait pas compter sur les Français qui n’in- joué leur rôle dans notre victoire comme
jeu tous les moyens disponibles de l’avia- terviendraient désormais que dans le le mont Cassin, du reste, qui avait fait
tion et de l’artillerie. Le pilonnage recom-
mença avec des doses encore plus mas-
sives. Il y eut même deux vagues de Miserere Rasée par l’aviation
Liberators qui, mal orientées, vinrent dé- alliée le 15 février 1944, l’abbaye
charger leurs bombes par erreur sur Vena- qui coiffe le mont Cassin (au fond)
fro où se trouvaient mon quartier général devient le pivot de la principale ligne
et celui de la 8e Armée britannique. de défense allemande, qui bloquera
Malgré ce fâcheux incident l’assaut géné- des mois durant la route de Rome.
ral fut donné à l’heure prévue. Les Hin-
dous marquèrent quelques progrès dans le
terrain chaotique qui entoure l’abbaye
mais ne purent malgré leur courage
prendre pied dans celle-ci. Les Néo-Zé-
landais se ruèrent avec frénésie dans Cas-
sino où ils se heurtèrent à la résistance
opiniâtre de parachutistes allemands em-
busqués dans les ruines.
[…] Persister eût été une folie et je me
souviens du jour où le général Clark me fit
appeler pour m’annoncer qu’il lui fallait
prendre une décision. La propagande alle-
mande se gaussait, après le battage fait
autour des bombardements préalables
qu’on avait présentés au public comme un
procédé moderne et sûr, de l’impuissance
des Alliés à forcer la résistance des
quelques défenseurs de Cassino. Un capo-
ral, de simples soldats étaient nommé-
ment cités pour leur héroïsme dans les
communiqués de Hitler. En Amérique,
l’opinion commençait à s’énerver. Je trou-
vai le général Clark hésitant sur le parti à

36 - Historia n° 869 / Mai 2019


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croire à Kesselring, après les opérations croisades, républicains de Championnet


YYBLIÉ YN

1953
d’hiver, qu’il était infaillible et pouvait mêlés aujourd’hui aux gens de la France
désormais s’en remettre entièrement aux d’outre-mer et aux combattants accourus
vertus éprouvées du terrain et au courage des continents les plus lointains. Étrange
de ses hommes. destin que celui de cette abbaye bâtie en
un siècle du Moyen Âge sur un des che-
mins que la barbarie et la guerre ont le
Une terre d’Histoire plus fréquenté. Des êtres pensifs, épris de
Abîmé dans mes souvenirs et songeries solitude et rebutés par l’âpreté de la vie
d’homme de guerre, je ne quittai le mont avaient cru pouvoir s’y réfugier au-dessus
Cassin qu’à la tombée de la nuit. Sous les des hommes et de leurs vaines passions
rayons obliques de la lune, le profil déchi- pour ne se livrer qu’aux spéculations de
ré du monastère se dressait comme une l’esprit. Ils n’en furent pas moins obligés,
apparition spectrale. Des fantômes s’agi- sous la pression des circonstances et par
taient dans le cimetière polonais qui souci de sécurité, de sortir fréquemment
s’étage en gradins, sur une pente plus au de leur rêve de Paix et de prière pour se
nord, face à l’abbaye et sur le lieu même mêler aux affaires séculières avec leurs
où les soldats d’Anders livrèrent en papes et leurs abbés batailleurs.
mai 1944 le dernier assaut. Il me semblait Ils ne connurent, à la vérité, que tempêtes
qu’une grande veillée funèbre se préparait et tumultes guerriers ; le soudard qui fran-
et que j’allais voir surgir de cette terre chissait le seuil et qu’ils accueillaient tan-
abreuvée de sang tous ceux qui depuis quam Christus –  comme s’il était le
1 300 ans y sont venus, l’épée au poing, Christ  – rendait le plus souvent le mal
pour y mourir : Lombards, Sarrasins, Alle- pour le bien. Quant à leur saint asile,
mands et Espagnols, Normands et Ange- maintes fois profané et dévasté au cours
vins, chevaliers de la Table ronde et des des âges, il n’est plus aujourd’hui qu’un Auteur, après-guerre, de
amas de pierres calcinées et disjointes
surmonté d’une humble croix d’où pour- plusieurs ouvrages mettant
rait jaillir à nouveau le grand cri de déses- en lumière son expérience
pérance : Eli, Eli, lamma sabacthani.
Alors que nous étions arrêtés devant Flo- militaire, le tout récent
rence j’avais fait un crochet du côté d’As- maréchal de France aborde
sise pour voir ce qu’il était advenu, dans le
fracas des batailles, de la petite ville de
ici le théâtre d’opérations qui
saint François. vit la renaissance des armées
Je l’avais retrouvée intacte dans cette lu-
mière ombrienne profuse et dorée que les
françaises.
peintres italiens ont si remarquablement
fixée. Aucun coup de canon n’en avait YYY
YY
YY
YY
ébranlé les murs et les cloches sonnaient YY
YY
YY

à toute volée comme pour remercier le


YY
YY
YYY

Seigneur. En contrebas, dans une im-


YYY Y
YYYYYYYYY

mense prairie, une division blindée, prête


à vomir la mort et un peu honteuse de sa
présence en un tel lieu, mettait une note
violente dans ce paysage de douceur et de
paix. Que cette terre bénie eût été épar-
gnée, alors que j’avais encore dans les
yeux la désolation entrevue aux ruines du
mont Cassin, m’avait tout de suite fait son- MARÉCHAL JUIN (1888-1967) À Saint-Cyr,
ger à une intervention surnaturelle. Mais, en 1912, son camarade de promotion
est un certain Charles de Gaulle. Commandant
ne pouvant rattacher mon explication
YYYYIYYYYYYWYYYWYYLd YIYtYYY YYYYIvY

en chef des forces d’Afrique du Nord,


transcendante qu’à la légende de saint il se rallie aux Américains en novembre 1942
François, je m’étais plu à imaginer qu’ici, et commande le corps expéditionnaire
comme naguère sous les murs de Lutèce, français en Italie. Il accédera en 1952 au
le « fléau de Dieu » ne s’était détourné que maréchalat et à l’Académie.
devant une grande force d’amour et d’uni-
verselle pitié. u

37 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE
Reine des neiges Portrait (non daté)
de l’explorateur Paul-Émile Victor. Derrière
lui, une chenillette M 29 Weasel [« Belette »]

PARACHUTAGES – dont parle l’article – , fabriquée


entre 1943 et 1945 pour l’US Army afin
d’assurer le transport de troupes, de blessés

AU GROENLAND et de matériel dans des terrains difficiles.

Par PAUL-ÉMILE VICTOR


Des explorateurs en Arctique isolés par le mauvais
temps, un avion cloué au sol : voici le récit haletant
– et tragique – d’une mission de sauvetage.

P
arti le 14 juin 1951 du camp VI dans poker ! Vingt-quatre heures pour gagner
la partie ouest de l’Inlandsis, le ou pour perdre ! Il est 16 heures, l’avion
groupe […] de Joset, est arrivé le est prêt à partir ; 4 500 kilos se sont enfour-
27 juin au point extrême sud de son nés dans son ventre. […] Des bâches ont
trajet. […] Ils ont eu du mauvais temps. Ils été étendues sous les jerricans d’essence,
ont rencontré des crevasses et des bosses les caisses à parachuter, la chenille de
et ont dû changer leur route plusieurs fois Weasel de rechange. Sur les jerrycans, on
pour les contourner. […] Leurs véhicules a remis quelques fauteuils pour nous. […]
à chenilles, les Weasels peints en orange, Eiriksson, le navigateur, monte sa table — Blood pudding, explique Sigurarsson
ont crevé des ponts de neige vingt, trente devant la porte, étale ses cartes, le plan de en mettant son énorme nez sur l’une des
fois. Ils ont vu des trous béants s’ouvrir vol et le graphique météo. Dans trois boules. Sa moustache en brosse la ca-
sous leurs chenilles, véritables ogives de heures et demie, nous devons être sur la resse. À le voir cela a l’air bon.
cristal au sommet desquelles ils étaient côte sud-est et faire tête au-dessus de — C’est du boudin de sang de baleine,
restés suspendus. […] Le 27 juin, tout était Imaarsivik. Puis ce sera l’Inlandsis. probablement, dit Marinier.
[donc] conforme au programme. […] Un — C’est fait avec quoi ?
parachutage était prêt à partir pour les Du vin, du sang de — Du sang de mouton et de cheval, ré-
ravitailler comme prévu : des vivres pour pond Sigurarsson.
trois semaines, supplémentaires, le cour-
mouton et de cheval Nous ouvrons une des boules d’un coup
rier et 4 000 litres d’essence environ pour L’avion est plein. Nous marchons sur les de couteau. Du boudin froid, cela n’a ja-
leur permettre de se remettre en route jerrycans, au total 200, bien rangés, leurs mais été très bon. Mais celui-ci tient du
immédiatement. […] Mais, depuis le goulots assurés par du fil de fer de gros dia- caoutchouc et de la boue. Il a un goût qui
27 juin, il a fait sans cesse mauvais temps mètre pour empêcher qu’ils ne s’ouvrent à rappelle l’odeur des navires morutiers.
sur eux. Depuis trois semaines ils sont l’arrivée au sol. Une longue sangle les Nous survolons les nuages à 8 000 pieds.
coincés. […]. Si pas parachutage avant maintient en un seul bloc compact. Vincen- La mer du Groenland, presque trois mille
douze jours serons obligés abandonner don et Marinier fixent déjà les parachutes mètres sous nous, est invisible. Si ça conti-
matériel et tenter gagner côte à pied, télé- sur les caisses fragiles et sur la chenille de nue comme cela, nous ne verrons pas la
graphie Joset. rechange. Katz fait le paquet de courrier. côte. Et, sans voir la côte, combien avons-
[…] Mercredi 18 juillet 1951. Midi. Il neige Sur une boîte de carton remplie de sciure nous de chances de trouver Joset ?
toujours sur Joset et sur la Station cen- de bois : « Pinard », au crayon gras. Dans la Il n’y a plus rien à faire, une fois de plus,
trale. Il crachine toujours sur Reykjavík. boîte, des bouteilles de vin fin, cadeau du qu’à attendre. […] Toutes les demi-heures,
Tous les bulletins météo sont pareils. ministre de France : « Pour qu’ils puissent, maintenant, Joset envoie son bulletin de
[Mais, à 14 heures, la station météo an- un peu en retard, mais dignement, fêter le santé. Je le consulte comme le ferait un
nonce une amélioration]. 14-Juillet. » […]. Nous n’avons pas eu le médecin au chevet d’un malade. Oui, la
À 14 h 45, Vincendon envoie le télégramme temps de déjeuner. Sigurarsson, le pousse- pression reste stable ; amélioration encore
suivant à Joset : Prévisions météo bonnes colis islandais, qui est inscrit sur le rôle dans l’état du ciel ; visibilité toujours excel-
sur toi demain stop. Allons décoller […]. d’équipage comme in charge of parachutes, lente. Mais Joset, comme un malade in-
Espérons que ça va aller. […] Jeudi 19 juil- déballe le carton de vivres : boîtes de sar- quiet, ajoute des commentaires : « toujours
let, 9 heures du matin. […] Joset attend dines, boîtes de harengs marinés, morue beau ici » ou « situation reste inchangée,
depuis 23 jours. Si nous ne faisons pas ce salée, morue séchée. Il y a aussi des boules toujours excellente ». […] 19 h 30 : il y a
vol d’ici demain matin, quand le temps noires grosses comme le poing. Elles res- plus de deux heures que nous avons pris
sera-t-il favorable de nouveau ? 24 heures semblent à des balles de peau cousues. l’air. Nous devrions être en vue des côtes.
pour gagner ou perdre. Quelle partie de Nous les regardons avec suspicion. […] Au-dessous de nous, c’est toujours la

38 - Historia n° 869 / Mai 2019


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RRBRRÉ RR

1953

RRRRRRRRR
même mer de nuages. Devant nous, elle se nous aurons entendu vos moteurs ou vu
confond dans un gris uniforme avec le ciel. l’avion. À vous. Chef des expéditions polaires
Un front de nuages éclairés en transpa- — Bon. Nous arrivons sur vous dans
rence par le soleil avance une main puis- quinze minutes. françaises de 1947 à 1976,
sante vers nous. Son énorme bras vient du […] Nous volons toujours entre les deux en Arctique et en Antarctique,
nord. Il gagne sur nous. Le badin marque couches de nuages. Rien ne nous laisse
toujours 160 nœuds. Nous volons à 10 000 deviner le trou de soleil dans lequel se Paul-Émile Victor a marqué
pieds. Pas de côte en vue. Les postes cô- trouve Joset. Pourvu qu’il soit assez grand la recherche de son temps.
tiers se sont bouchés. Nous avançons en et que nous ne passions pas à côté ! […] Et
aveugles. […] Je griffonne un message que soudain, droit devant nous, une légère
Il livre ici le témoignage
je tends au radio. Il reste sans réponse ; traînée orange, à peine visible à côté de poignant, deux ans après
nous avons perdu le contact. […] Et sou- quelques points noirs minuscules.
dain, d’un seul coup, nous sortons des — Allô, Joset. Ça y est. Nous vous
les faits, d’une aventure à
nuages, comme si nous étions catapultés. voyons. Nous descendons pour prendre la laquelle il a participé.
Sous nous, dans une brumaille grise, appa- DZ. Nous commençons tout de suite à
raît la côte, de gros blocs noirs qui se dé- faire deux passes de parachutage, puis
tachent sur le fond gris clair des glaciers. nous descendrons le plus bas possible RRR
RR
RR
RR
Sur la mer, quelques icebergs. De la brume pour vous larguer le reste en free-drop. On RR
RR
RRR

dans toutes les entrées de fjords. Devant tient le bon bout, cette fois-ci. À vous.
RR
RR
RRR

nous, à notre hauteur, la ligne horizontale — Oui, répond Joset. On tient le bon
RR
R RRR R R R

de l’Inlandsis presque complètement bou- bout.


chée par le front dont nous venons de tra- Il est 20 h 19. Dans une minute commence
RRR

verser un bras. Devant nous, un seul trou, le parachutage. 20 h 55. Mission terminée.
dans les nuages, par lequel il faudra passer. […] nous reprenons de la hauteur, cap à
[…] 19 h 55. Le contact radio est repris. l’est. […] Quinze jours plus tard, le
[…] Malgré le grésillement intense, une 4 août 1951, le véhicule dans lequel se
voix me parvient : trouvaient Joset et Jarl crevait le pont
— Allô, Victor. Bonjour, Victor ; bonjour, d’une crevasse invisible, près du mont PAUL-ÉMILE VICTOR (1907-1995)
Vincendon ; bonjour à vous tous là-haut. Forel, dans une région parfaitement Scientifique, ethnologue, écrivain, pilote dans
l’US Air Force pendant la guerre. Une rencontre
Ça fait du bien de vous entendre depuis le plane, sans un seul indice permettant de
avec Charcot en 1934 lui ouvre
temps que nous vous attendons. Je vous supposer là l’existence de crevasses. Ils les chemins des pôles. Son œuvre littéraire
passe Joset. […] tombaient […] de cinquante mètres, à pic, a largement popularisé ses aventures :
— Tout est prêt et fin prêt. Nous sommes avec le Weasel, le traîneau et une tonne et L’Homme à la conquête des pôles (1962),
tous en alerte et je vous dirai aussitôt que demie de matériel… u Les Survivants du Groenland (1977)…

39 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

Ces traits ne manquent ni de souffle ni de

LES RUSSES grandeur, mais on admettra qu’ils sont à


l’antipode, soit du puritanisme anglo-
saxon constructif, soit de l’œuvre qui a
Par ANDRÉ SIEGFRIED fait, depuis la Renaissance et même de-
puis le Moyen Âge, la grandeur de l’Eu-
rope. Ils sont du reste davantage dans la
Depuis le XVIIIe s., les diplomates et les voyageurs tradition évangélique. En adoptant la
évoquent – pour s’en étonner, s’en effrayer – le technique occidentale, le Russe n’a pas au
fond effacé cet esprit antérieur et c’est, je
gouffre abyssal séparant l’Occident du lointain Est. pense, de bonne foi que le bolchevik nous
considère comme corrompus. Il cumule

L
curieusement en lui-même les traits d’une

« e corps diplomatique, en géné-


ral, et en général les Occiden-
taux ont toujours été considé-
chement aux biens d’ici-bas. Un Russe,
quand bien même les passions de la cupi-
dité et de l’avarice l’asserviraient, ne
sorte de Moyen Âge avec ceux de l’époque
mécanique. On sait le magnifique senti-
ment religieux de Tolstoï : il est représen-
rés par le gouvernement russe à considère pas sa propriété comme sacrée, tatif. Ce n’est pas du panthéisme qu’on
l’esprit byzantin, et par la Russie tout en- n’a pas de justification idéologique de sa trouve là, comme en Allemagne, mais un
tière, comme des espions malveillants et possession des biens temporels, et pense, idéalisme mystique comportant l’esprit de
jaloux », écrit Custine. Quiconque tra- en son for intérieur, qu’il vaudrait mieux sacrifice, le dévouement, l’apostolat so-
verse la frontière, que ce soit sous Nico- prendre le froc et se faire pèlerin. » cial. La façon dont le militant parle du
las II ou sous Staline, se sent immédiate-
ment entouré d’une atmosphère de
suspicion, comme s’il était en effet « un
espion malveillant et jaloux ». C’est que
les Soviets, disciples techniques de l’Occi-
dent, se méfient de l’Occident et au fond
le détestent. On peut même aller plus loin.
Le Russe, qu’il soit tsariste ou révolution-
naire, a toujours considéré les bases de la
civilisation occidentale comme étant, de
son point de vue, mauvaises moralement
et lui laissant l’équivalent d’une sorte de
remords. Même quand il accepte la civili-
sation occidentale, il n’en adopte pas les
principes et il ne s’y sent jamais solide-
ment installé.
La notion de la propriété privée, fonde-
ment de l’individualité, existe chez le
Russe comme partout, mais elle n’a jamais
été chez lui une conviction : dès avant la
Révolution, elle lui laissait un scrupule, un
remords, comme s’il avait tort d’être pro-
priétaire. Le Russe qui gagne de l’argent,
fait ses affaires, accumule des biens, est
toujours considéré un peu comme un
MIkHAIL TRAkMAN/COLLECTION MuLTIMEdIA ART MuSEuM, MOSCOw

homme malhonnête, ce qui ne l’a jamais


empêché du reste de rechercher la ri-
chesse comme les autres êtres humains.
« Les Russes sont probablement un peuple
moins honnête, moins bonnement correct
que les peuples occidentaux. Mais ceux-ci
sont rivés, par leurs vertus mêmes, à la vie
terrestre, aux biens de ce monde. Pour un
homme de l’Europe occidentale, la pro-
priété est sacrée, et il ne s’en laissera pas
dépouiller sans se défendre âprement… Il Rock around the Komsomol L’URSS, en cette année de naissance du rock and roll,
épouse une idéologie qui justifie son atta- veut offrir l’image d’une modernité aussi enviable qu’aux États-Unis…

40 - Historia n° 869 / Mai 2019


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tracteur relève du mysticisme : il a beau campagne. Les conditions dans lesquelles


PUbLbÉ bb

1954
me dire, me répéter, agressivement, qu’il les Russes vivent, surtout depuis la Révo-
est matérialiste, qu’il n’est que cela, com- lution, dans des villes surpeuplées, nous
ment ne pas opposer son langage, son atti- effraient, mais il faut nous rendre compte
tude, sa passion, à l’efficacité pragmatique que ce peuple ne souffre pas de la cohabi-
et terre à terre de l’Américain établissant tation comme le ferait un bourgeois fran-
son prix de revient ? Voilà des dons écla- çais. On est accoutumé à vivre les uns sur
tants, et des insuffisances notoires. les autres, à camper n’importe où, dans
Ce peuple est bien doué, mieux doué que une gare, dans une antichambre, dans un
l’Allemand consciencieux, volontaire, dis- salon. Je me rappelle une famille installée
cipliné, efficace. En Russie nous rencon- dans un compartiment de sleeping voisin
trons, à chaque pas, la vivacité, la sponta- du mien : le samovar chantait, un hamac
néité, la fantaisie, l’esprit créateur enfin. avait été suspendu pour le bébé, tout un

Il semble que la vie organisée, fixe,


ne se soit jamais établie dans cette société
qui ne dépend pas de l’horloge […]
et l’on y observe un nomadisme persistant

Qu’il s’agisse d’invention artistique, d’in- attirail de campement était déballé, j’eus
vention religieuse, le Russe est créateur, l’impression qu’on avait dressé une tente. Quelques mois après la mort de
mais du point de vue de nos règles occi- Quand, de notre Occident policé, nous
dentales, c’est un être de médiocre rende- nous avançons vers l’Est, c’est à de sem- Staline, l’URSS demeure autant
ment. La chose s’explique quand on consi- blables traits que nous reconnaissons l’ap- un mystère qu’une menace.
dère l’irrégularité foncière, incorrigible, proche de l’Asie.
de la vie quotidienne dans ce pays où le Les Russes ont du reste le goût et le sens Et la crise de succession qui
temps ne semble pas avoir plus de cadres des relations humaines. On connaît leurs oppose Khrouchtchev
que la steppe. Le Russe, ce bohème, n’a parlotes sans fin, se poursuivant indéfini-
aucun sens du temps, ses repas ne se ment. […] Comparons avec l’Allemand :
à Malenkov n’arrange rien
prennent pas à heure fixe : quand on pense des deux côtés il y a une certaine indéter- à l’affaire. Alors, comme ici,
au caractère sacré du déjeuner de midi mination. L’Allemand, passif, discipliné,
pour l’homme du peuple français, on me- s’insère dans une armature, dont il a be-
on sonde « l’âme russe » à la
sure toute la différence qui sépare Paris soin comme d’un corset orthopédique. Le recherche d’éclaircissements,
de Moscou. Le décalage des heures, dans Russe, passif lui aussi, mais plus spontané,
sans une certaine caricature…
une journée de là-bas, est effrayant au re- subit une armature également autoritaire,
gard de notre régularité bourgeoise. L’at- sans même s’en étonner, car il estime que
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mosphère ambiante le veut sans doute, les choses se sont toujours passées ainsi. bb
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car, quand on a vécu, ne fût-ce que Chez le Russe, la technique est une foi ;
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quelques jours en Russie, on s’accoutume chez l’Allemand, c’est une nature. L’Asie a
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presque immédiatement à se lever très poussé de lointaines fusées jusqu’à l’Elbe ;


tard, à déjeuner au moment où déjà le so- elle est présente à Moscou.
leil s’incline, à ne plus se coucher qu’à Aujourd’hui nous voyons une Russie nou-
l’heure où il est presque sur le point de se velle, sortie des ruines de l’ancienne et qui
lever de nouveau. semble, par plusieurs aspects, la contre-
Il semble que la vie organisée, fixe, ne se dire. Peut-être sommes-nous dans l’erreur
soit jamais établie dans cette société qui en croyant que le changement est fonda-
ne dépend pas de l’horloge. Les hommes mental, car les caractéristiques essen-
sont mal liés au sol, comme chez nous, et tielles que nous avons essayé de dégager ANDRÉ SIEGFRIED (1875-1959) Après
l’on observe un nomadisme persistant, qui persistent. La jeunesse du régime voile avoir étudié l’histoire, les lettres et effectué
un tour du monde, il publie en 1913 un Tableau
semble hérité des siècles : les gens sont certains défauts, met en valeur d’indé-
de la France de l’Ouest sous la IIIe République,
naturellement sur les routes, en pèleri- niables qualités. Ces qualités n’étaient- qui renouvelle profondément la science
nage ; Tolstoï mourait symboliquement, elles pas là, et les défauts ont-ils vraiment politique française. Il entre à l’Académie
loin de chez lui, dans une petite gare de été corrigés ? u française en 1944.

41 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

HITLER ET MUSSOLINI
Par ANDRÉ FRANÇOIS-PONCET
Deux dictateurs, d’abord
rivaux puis alliés, jusqu’à
la chute. Mais lequel avait
l’ascendant sur l’autre ?
Le combat a longtemps
été indécis.

P
hysiquement, déjà, leurs types s’op-
posent. […] Au moral, les dissem-
blances ne sont pas moindres. Hit-
ler a une intelligence intuitive […] ;
il se confine dans le silence, ou part dans
un discours interminable ; il n’a aucun
sens de la conversation ; il lit peu, ne tra-
ANdREA JEmOLO/SCALA, FLORENCE.

vaille guère et laisse à ses subordonnés la


bride sur le cou ; il ne parle et ne com-
prend que l’allemand ; il ignore tout de
l’étranger ; il a peu de besoins, une hygiène
presque ascétique ; les femmes, si leur
compagnie lui plaît, n’ont pas de rôle dans Il a piètre mine à côté d’un Mussolini em-
Axe Cette carte de propagande
son existence. Mussolini est positif et pré- panaché, sanglé, chamarré, botté. […] Hit-
italienne célèbre, en 1936, le
cis ; […] ; il passe de longues heures à sa ler rentre en Allemagne, humilié […].
rapprochement entre les deux « chefs »,
table de travail […] ; il comprend le fran- Quinze jours plus tard, le massacre de
qui se matérialisera deux ans plus
çais, l’allemand, l’anglais ; il parle bien Röhm et de ses compagnons confirme
tard par la signature du Pacte d’acier.
français, assez bien allemand, avec un Mussolini dans son jugement ; il estime
mauvais accent ; il a roulé sa bosse hors de que ces fusillades sont du mauvais travail,
son pays et possède une certaine expé- trices. […] En même temps, dès l’origine, une inélégante boucherie ! Mais l’assassi-
rience de l’étranger ; il a la démangeaison ce cadet lui inspire de la méfiance, une nat de Dollfuss, le 25 juillet, change son
d’écrire ; c’est un journaliste ; sa conversa- méfiance qui ne se dissipera jamais com- dédain en colère, en indignation furieuse.
tion est vive, brillante, séduisante ; il aime plètement ; il craint que l’élève, émancipé, Il le ressent comme un affront personnel.
la vie large ; il aime les femmes ; il est atta- ne déforme le modèle et n’en présente une Dollfuss était son ami, son protégé ! […]
ché à sa famille et s’il n’est pas bon époux, copie alourdie et sans nuances. Italien, il La presse italienne écume. Mussolini lui-
il est bon père. subit l’attrait de la force, de la discipline, même rappellera qu’il y avait déjà, à
Certes, le nazisme doit beaucoup au fas- de la méthode allemandes ; mais il Rome, une civilisation vieille de plusieurs
cisme. Il en procède. Il en est une imita- n’échappe pas non plus à ce fond d’aver- siècles quand on ne trouvait encore, à Ber-
tion, une transposition sur le mode alle- sion instinctive que son peuple éprouve lin, que des marécages […].
mand et prussien. […] De cette dette, pour le Tudesque. L’agression italienne contre l’Abyssinie, la
Hitler a toujours eu conscience ; il ne l’a […] Lorsque Hitler arrive au pouvoir, il guerre civile espagnole vont tout remettre
jamais reniée ; il a toujours professé une manifeste tout de suite le désir […] de se en cause, bouleverser la situation et rap-
grande admiration pour Mussolini, levant rapprocher de l’Italie. […] Ce n’est qu’en procher les frères ennemis. […] À la lueur
les yeux vers lui, comme vers l’initiateur, juin 1934, au bout d’un an et demi, que les des événements d’Espagne, les dictateurs
le précurseur, le maître. Il avait dans son deux hommes font connaissance, à Ve- prennent une plus claire conscience de la
cabinet, à Munich, un buste du duce ; il l’y nise. Et ce premier contact est désas- solidarité qui les unit dans la défense,
a toujours laissé, même aux heures de treux. Mal conseillé, Hitler débarque en avant de les unir dans la conquête. […]
leurs pires discordes. Vis-à-vis de lui, Mus- civil, coiffé d’un chapeau de velours brun, Mussolini donne des gages au Reich,
solini se sent l’aîné, le supérieur, et il vêtu d’un veston noir et d’un trench-coat, comme s’il voulait qu’on ne doutât pas
prend naturellement des allures protec- chaussé de souliers vernis qui le blessent. d’une loyauté sans réserve et qu’on fût

42 - Historia n° 869 / Mai 2019


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définitivement assuré que son dévoue- de neutralité ; elle se déclare simplement


PUbLbÉ bb

1955
ment n’est pas seulement verbal. Le 6 no- « non-belligérante ». La défection de son
vembre 1937, il adhère au pacte anti- ami déçoit Hitler. […] Il y aura, désormais,
Komintern conclu, en 1936, entre l’Alle- dans les relations des dirigeants des deux
magne et le Japon. Le 11 décembre, il peuples, une ombre, un grief, un ressenti-
quitte la Société des Nations. Il introduit ment, qui ne s’effaceront plus.
dans l’armée italienne, sous le nom de […] Contrairement à l’espoir des deux
passo romano, le pas de l’oie, que ses dictateurs, l’armistice conclu avec la
troupes transforment en une sorte de ridi- France ne met pas, d’ailleurs, fin à la
cule pas funèbre. […] Le 12 mars 1938, guerre. Cette fois, leur déception est com-
Hitler envahit l’Autriche. Il n’a pas préve- mune. Elle est particulièrement grave
nu, ni consulté son associé. […] Mussolini pour le Duce, qui ne peut pas ignorer que
en est, sans doute, choqué, mais il n’en son pays n’est pas de taille à supporter
montre rien. Il s’incline et accepte l’an- une guerre longue. Plus qu’il ne l’aurait,
nexion de l’Autriche au Reich. Devant probablement, souhaité, le voilà, désor-
cette attitude, Hitler manifeste une joie mais, attaché, accroché à l’Allemagne et
débordante, dont l’excès même prouve dépendant d’elle. […] Les initiatives qu’il
qu’il n’était pas sûr, qu’il a eu peur jusqu’au prend pour s’en affranchir, l’attaque de la
bout des réactions de son partenaire. Grèce, qu’il décide, à son tour, sans avoir
« Duce, lui télégraphie-t-il, je n’oublierai recueilli l’agrément préalable du Führer,
jamais ce que vous avez fait ! » évoluent à sa confusion et rendent plus
étroite encore sa dépendance. Il est
Amis pour le meilleur contraint d’appeler le Reich à son aide
dans les Balkans ; il sera, de nouveau,
et (surtout) le pire contraint de l’appeler à son secours en
[…] Le 22 mai 1939, les deux gouverne- Afrique. Le maître est entièrement tombé L’auteur de cet article n’avait
ments signent un pacte, le « Pacte à la discrétion de son disciple !
d’acier ». Rome et Berlin ne sont liés, Les lettres échangées entre eux durant qu’à puiser dans sa mémoire
jusque-là, que par les termes du protocole cette période nous livrent une image pour brosser ce double
établi à l’issue du séjour de Ciano en Alle- étrange de leurs rapports. On y voit un
magne, en octobre 1936. Il est normal Hitler plein d’égards, de prévenance et de portrait : ambassadeur à
qu’un texte précise leurs obligations mu- gentillesse pour son partenaire. […] Mus- Berlin et à Rome, il a assisté
tuelles. […] Le Duce espère s’être mis, solini, de son côté […] est rongé […]. Il
ainsi, à couvert des décisions unilatérales souhaiterait que Hitler fît la paix. L’expé-
aux triomphes du Duce et du
du Führer et avoir rendu impossible à ce- dition contre la Russie l’effraie. Mieux Führer. Son livre, Souvenirs
lui-ci la méthode, qui lui est familière, du que son acolyte, il comprend que la parti-
fait accompli. Malheureusement pour cipation des États-Unis introduit dans la
d’une ambassade à Berlin,
Mussolini, la lettre d’un traité n’a jamais guerre un facteur redoutable. […] Dans demeure toujours un précieux
été un obstacle devant lequel Hitler s’ar- l’entrevue de Bologne, en 1943, le Führer
témoignage de cette époque.
rête. […] Le Führer remet les fers au feu, déclare qu’il n’est pas en mesure d’accor-
et, renouvelant la tactique qu’il a em- der au Duce les divisions et les arme-
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ployée et qui lui a si bien réussi vis-à-vis de ments que ce dernier sollicite. C’est l’oc- bb
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l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, orga- casion de la révolte du Grand Conseil et
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nise de toutes pièces un conflit avec la de la déposition de Mussolini. […] Hitler


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Pologne […]. Mais, en l’occurrence, il s’est ordonne à ses parachutistes de délivrer le


trompé : il a trop tiré sur la corde ; cette Duce, captif dans les Abruzzes. Marqué
fois, elle casse. aux yeux de son peuple comme le proté-
La guerre éclate. […] Pour le Duce, la gé, la créature des Allemands, Mussolini
conjoncture est dramatique. […] La guerre ne s’en relèvera pas.
éclate trop tôt, trois ans trop tôt, et l’Italie Leur amitié leur a été également fatale.
est mise au pied du mur, dans un moment Sans Mussolini, Hitler n’aurait pu réaliser
singulièrement défavorable pour elle. […] ses desseins de conquête et son ambition
Aux termes du Pacte d’acier, Mussolini d’hégémonie. Sans Hitler, Mussolini se ANDRÉ FRANÇOIS-PONCET (1887-1978)
devrait voler au secours de l’Allemagne. Il serait contenté de prononcer des discours Essayiste, politique, diplomate, résistant
– il sera détenu dans le fameux château
est vrai que l’Allemagne, de son côté, aux et n’aurait pas cédé à ses plus dangereux
d’Itter –, il est élu en 1952 à l’Académie
termes du même pacte, aurait dû l’avertir entraînements. Séparés, ils pouvaient française… au siège du maréchal Pétain.
et se concerter avec lui. L’Italie demeure vivre. Leur union a causé leur perte, et, à
en dehors du conflit. Elle ne fait pas acte la vérité, ils sont morts l’un par l’autre. u

43 - Historia n° 869 / Mai 2019


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DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

née dans un disque de cire qui tournoie

IMAGES DE invisible, elle récite les poèmes des en-


fants sublimes et tragiques que Cocteau a
conçus. Où est-il, lui, dans ce combat de

JEAN COCTEAU larves divines, dans ces limbes étoilés,


parmi tant de seuils qui ne donnent nulle
part ? Deux voix au timbre identique se
Par JOSEPH KESSEL répondent. Des figures peintes sourient
dans la ténèbre luisante. Le plus pathé-
tique, le plus fécond tourment rôde autour
Esthète turbulent à l’œuvre multiforme, c’est du corps étendu. Les têtes inhumaines,
un Cocteau ivre de vie et d’art que l’on découvre mais d’une vie hallucinante, balancent
leurs ombres. Un plateau de théâtre. La
ici, à l’aube et au crépuscule de son existence salle est vide. Sur les planches une troupe
d’acteurs travaille. Ils sont jeunes et

U
gauches. Leurs gestes, leurs intonations
ne image ? C’est dix que je devrais leurs regards. Ils nageaient, travaillaient, desservent le texte incisif et féerique dont
dire. Et même beaucoup plus si je se nourrissaient au suc païen et spirituel ils ont la charge. Mais voici qu’un tourbil-
voulais, si je pouvais enregistrer de la terre et des eaux. lon les bouscule. Chacun retrouve sa
ici les démarches innombrables et Une chambre d’hôtel dans une rue proche place, son mouvement. Un seul homme est
diverses de son esprit et de son cœur qu’il de la Madeleine. Les fenêtres sont fer- partout, autour d’eux, près d’eux, encore.
m’a été donné de surprendre dans un es- mées, les rideaux tirés. Une lumière à Il leur communique sa joie, sa foi, sa loi.
pace de treize années. La première fois peine perceptible éclaire confusément la […]. Il est infatigable, inusable. Il tuera
qu’il surgit à mes yeux, ce fut au mois pièce étroite et brève. Il fait chaud, il fait tout le monde d’épuisement. C’est Jean
d’août 1922 sur la grand-place du Lavan- lourd. La rumeur de Paris filtre jusqu’à ce Cocteau. Il met en scène l’une de ses
dou. La mode, alors, n’avait pas encore refuge instable, comme un halètement pièces. Je pourrais longtemps multiplier
atteint les plages, les criques, les roches formé de plaintes et de menaces. Les yeux ces images. Mais il faut savoir, dans un
couvertes de pins qui se succèdent de s’habituent peu à peu à l’obscurité, dis- article, se borner.
Toulon jusqu’à Saint-Raphaël. Elles tinguent des objets étranges […] Cette Et je ne retiendrai ici que la dernière. Il y
étaient chaudes, simples, closes. Les pe- boule grisâtre, dans quelle profondeur, à a quelques jours je me baignais dans la
tites villes dormaient au soleil. quel monstre marin fut-elle arrachée ? Et baie des Cannebiers, toute proche de
[…] Dans ce décor lumineux, la silhouette ces têtes, tissées par les mains du poète, Saint-Tropez. Un petit canot vint à moi. À
de Jean Cocteau se découpa soudain avec fils blancs mariés à l’air noir, comment la proue se dressait une silhouette que
une précision exceptionnelle. La vitesse leurs ombres sur les murs et le plafond, j’aurais, entre mille, reconnue. […] Sur
de son pas, de ses mouvements, la prodi- ont-elles cette vie de rêve et d’angoisse, ce un esquif de six mètres, Jean Cocteau al-
gieuse intensité de son visage tout en charme, ce pouvoir ? Sur le lit repose, sans lait de Villefranche à Toulon. Il était brûlé,
arêtes vives, tout ardent d’intelligence, son mouvement, un corps si ténu, si flottant, bronzé, tanné. Comme au Lavandou, il
allure de chien de race, son expression à la qu’on le sépare mal des fantômes, des était vêtu de toile bleue. Comme au Lavan-
fois ascétique et rayonnante, je me les rap- spectres qui peuplent cette chambre. dou, la plus étincelante jeunesse éclatait
pelle encore, tellement fut puissant et heu- Soudain une voix humaine s’élève dans le dans ses yeux. Ainsi se refermait pour moi
reux le choc que j’en reçus. Un adolescent, cercle fatal. Une voix à nulle autre pareille, un cercle qui porte dans ses rayons
presque un enfant, l’accompagnait. C’était qui dessine les mots à l’encre de Chine, qui Thomas l’Imposteur et Les Enfants ter-
Raymond Radiguet qui mourut à 20 ans, leur donne tour à tour un éclat de fleur et ribles, Orphée et La Machine infernale,
laissant deux chefs-d’œuvre : Le Diable au une transparence aux tons de radium, ar- […] et tant d’œuvres qui assurent à Jean
corps et Le Bal du comte d’Orgel. Ils por- mée d’une pénétration terrible, d’une mer- Cocteau cette sorte de tendresse frater-
taient tous deux des vêtements de toile veilleuse tendresse. Mais à l’autre bout de nelle et respectueuse qui est le privilège
bleue. La gaieté la plus saine brillait dans la chambre la même voix parle. Emprison- des grands poètes. u

Cocteau est mort depuis un an. Kessel


BORIS LIPNITzkI/ROgER-VIOLLET

revient dans les pages d’Historia sur


PUBLIÉ EN l’amitié qui le liait à l’artiste. Un homme

1964
aussi inclassable et indépendant que
l’auteur de livres devenus des classiques,
JOSEPH KESSEL (1898-1979)
comme Belle de jour (1928), La Passante Aviateur durant la Première Guerre,
du Sans-Souci (1936) L’Armée des ombres romancier, résistant, journaliste,
aventurier… il sera élu à l’Académie
(1943) ou Les Cavaliers (1967). française en 1962.

44 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

Et il est bel et bien prisonnier. Toutes les

1946 : DE GAULLE solutions sont mauvaises pour lui. S’il ac-


cepte de former le gouvernement, il devra
respecter le vote de l’Assemblée, en tenir

S’EN VA compte dans la composition de son minis-


tère. Il ne sera plus libre. S’il refuse, il dé-
montrera aux Français qu’il ne respecte
Par GEORGETTE ELGEY pas la volonté des élus de la Nation.
Lorsqu’il est informé du vote de l’Assem-
blée, il veut d’abord rejeter « le mandat
Président du Gouvernement provisoire de la impératif ». Finalement, il n’en fait rien.
République française, le Général doit gérer la vie « J’ai eu pitié de ce pays », dira-t-il, trois ans
plus tard […]. Mot étonnant ! Il craint, s’il
politique partisane. Une tâche impossible… part maintenant, de n’avoir pas encore
fourni la preuve que l’Assemblée consti-

L
tuante rend impossible l’exercice du gou-
e 13 novembre 1945, […] l’Assemblée partis décident que seul de Gaulle peut for- vernement. Et le 20 novembre, lorsque de
constituante désigne le général de mer le gouvernement. À nouveau, ils Gaulle reçoit les représentants des partis,
Gaulle comme chef du gouvernement tentent de limiter ses initiatives. Et, cette chacun a le sentiment que la crise est dé-
provisoire de la République fran- fois-ci, ils vont y arriver. nouée. Une journée suffit pour former le
çaise. Lorsqu’il apprend son élection, de La manœuvre qui transforme la tactique gouvernement. Les communistes, décidés
Gaulle a ce commentaire désabusé : « Ne jusqu’à présent victorieuse du général de à ne pas rompre avec les socialistes, se
nous le dissimulons pas. Nous allons vers Gaulle en un semi-échec, se joue au Palais- montrent conciliants.
l’épreuve décisive du régime représenta- Bourbon, le 19 novembre. […] Cet après- […] Qui sort victorieux de cette épreuve de
tif ». Le 15 novembre, Maurice Thorez est midi, les socialistes font voter […] un texte force ? À vrai dire, personne. De Gaulle a
reçu par le président du Conseil [et] exige, précisant que l’Assemblée donne un « man- montré au pays qu’il ne cédait pas devant
pour son parti, l’un des trois grands minis- dat impératif » au général de Gaulle, « pour l’ultimatum communiste, mais il a dû tenir
tères : l’Intérieur, les Affaires étrangères ou que puisse être formé dans les délais les compte du vote de l’Assemblée et consti-
la Défense nationale. À peine formulé, l’ul- plus brefs un gouvernement composé es- tuer son gouvernement en fonction d’un
timatum communiste est rejeté par de sentiellement des trois partis : parti socia- savant dosage parlementaire. Les rapports
Gaulle. L’épreuve de force vient de com- liste, parti communiste, M.R.P. se parta- de force se modifient à son désavantage.
mencer. […] Le 16, de Gaulle, fidèle à la geant équitablement les portefeuilles pour […] Il a affaire dans son nouveau gouver-
tactique qui fut la sienne après les élec- l’application du programme du C.N.R. ». nement à des hommes élus au suffrage uni-
tions, joue l’effacement. Il lui faut laisser la Les partis ont retourné la situation. C’est à versel, en tant que représentants d’un mou-
responsabilité de dénouer la crise aux par- de Gaulle maintenant de prendre position. vement politique. Lorsqu’ils seront en
lementaires. […] S’il est disposé à associer
largement les communistes à l’œuvre éco-
nomique et sociale du gouvernement, il ne
veut pas leur confier « les trois leviers qui
commandent la politique étrangère, savoir
la diplomatie qui l’exprime, l’armée qui la
soutient, la police qui la couvre… » […].
Le 18 novembre, il poursuit son offensive.
Il adresse un ultimatum au président de
l’Assemblée : « J’ai l’honneur de demander
à l’Assemblée nationale constituante de
vouloir bien décider si elle me retire [mon
mandat] ou si elle me le confirme. » De
Gaulle a réussi à mettre ses adversaires au
pied du mur. Quarante-huit heures passent
et la vapeur est renversée ! Les commu-
nistes peuvent, dans L’Humanité, dénon-
cer « la dictature de M.  de Gaulle », ils
savent que, sans les socialistes, ils sont
RuE dES ARCHIvES/TALLANdIER

impuissants. Or ceux-ci n’ont pas changé


depuis quinze jours : ils se veulent soli-
daires du M.R.P., toujours partisans du gé-
néral de Gaulle. […]. En fin de compte, les

46 - Historia n° 869 / Mai 2019


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désaccord avec lui, ils seront tentés d’invo- Gaulle peu à peu se persuade que son re-
PUBPPÉ PN

1965
quer leur élection personnelle, l’autorité de tour sera proche. Les partis seront inca-
leur parti. Maintenant, les socialistes pables de former un gouvernement. Il lui
mènent l’offensive. [Ils] craignent, s’ils importe maintenant de mettre en scène
laissent aux communistes le monopole des son départ. Les débats budgétaires de l’As-
attaques contre le gouvernement, de voir semblée constituante le lui permettent.
leur clientèle s’effriter au profit du P. C. […] […] Pour être sûr qu’on ne l’accusera pas
À ces considérations électorales se joint un d’avoir agi par caprice, il prend des va-
souci doctrinal : ils soupçonnent de Gaulle cances, les premières depuis dix ans […].
d’être partisan d’un régime présidentiel. À Paris, deux Conseils des ministres ont
[…] M. Philip désigné par le groupe socia- lieu sous la présidence de Vincent Auriol.
liste, préside la commission de la Constitu- Les ministres discutent ferme. De Gaulle
tion, Sous son impulsion, les commissaires ne téléphone pas une seule fois. Nul ne
vont porter tous leurs efforts sur un point : connaît la date de son retour.
limiter les prérogatives du futur président [De retour à Paris le 14 janvier], le Général
de la République, poste qui revient de droit […] a l’impression que les partis gouverne-
–  c’est l’avis unanime  – au général de mentaux sont divisés sur tout. Un seul ci-
Gaulle. Le mardi 18 décembre, la commis- ment les réunit encore, leur hostilité au
sion décide que le président de la Répu- gouvernement dont ils font partie. […] Le
blique sera élu par la seule Assemblée na- mardi 15 janvier, M. Robert Lacoste, l’an-
tionale. Elle lui interdit ensuite d’assister cien ministre de la Production industrielle,
au Conseil des ministres ; elle lui retire a rendez-vous avec de Gaulle. Le Général
l’exercice du droit de grâce. La commis- […] met brusquement fin à l’audience avec
sion précise encore que le président de la cette phrase : « Les Français ont peut-être
République ne présidera pas le conseil de besoin de plusieurs années de vachar-
la Défense nationale. […] Que lui reste-t-il ? dise ! » […] Le vendredi 18 janvier, M. Fran- En 1965, de Gaulle est réélu à
Avec un humour dont on ne sait s’il est vo- cisque Gay, ministre par intérim des Af-
lontaire, M.  André Philip l’explique : faires étrangères […] est convoqué par le la présidence de la République.
«L’exercice de fonctions représentatives Général […] : « J’en ai assez, dimanche pro- L’occasion pour une journaliste,
par le président de la République ne paraît chain, je vous convoque à midi pour vous
soulever aucune difficulté […]. » dire que je m’en vais. […]. On me prête en qui a commencé une Histoire
général une qualité : l’intelligence. Or, com- de la IVe République
ment peut-on me supposer assez inintelli-
Des « vachardises » ! gent pour penser que je veuille faire un
de revisiter l’Histoire. Depuis,
Comme les socialistes ne tempèrent pas coup d’État comme certains le prétendent. cette somme de Georgette
leur ardeur, les communistes, redoutant L’ère des coups d’État est passée ; cela
d’être battus sur leur propre terrain, dé- constitue un anachronisme et ne corres-
Elgey, devenue un classique,
cident de reprendre la direction des opéra- pond nullement à mon tempérament » […]. est régulièrement rééditée.
tions. Avec les socialistes ils créent un co- Le dimanche 20 janvier, […], tous les mi-
mité d’entente entre les deux partis pour nistres, à l’exception de M. Auriol et de
imposer leurs thèses constitutionnelles. Le M. Bidault à Londres, de M. Soustelle à P PP
PPP
PP
PP
19 décembre, devant les instances supé- Dakar, de M. Jacquinot à Rabat, sont là. PP
PP
PP

rieures du P. C., Jacques Duclos crie vic- […]À midi juste, de Gaulle, en uniforme,
PP
P P

toire. Dans un tel climat d’hostilité, le « par- arrive suivi de M. Joxe. Il entre, serre la
ti de la Fidélité » s’interroge. Les ministres main de ses ministres, ne leur laisse pas le
M.R.P. connaissent l’état d’esprit de la po- temps de s’asseoir : « Ma mission est termi-
pulation. S’ils restent seuls, parmi leurs col- née. […] La France est libérée, le gouver-
lègues communistes et socialistes, à ne pas nement est installé dans la capitale, la léga-
attaquer le gouvernement dont ils font par- lité républicaine est rétablie. La tâche que
tie, ils risquent de perdre des électeurs. La je m’étais assignée est accomplie. Le ré-
surenchère à la démagogie se donne libre gime exécutif des partis est reparu. Je le
cours […]. De Gaulle en a conscience. […] réprouve, mais, à moins d’établir par la GEORGETTE ELGEY est écrivaine et
Son personnage ne pourra plus être utile à force une dictature dont je ne veux pas et historienne. Elle a été également présidente
du Conseil supérieur des Archives,
la France. Les Constituants veulent faire qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas
membre du Conseil économique et social.
l’expérience du pouvoir. Ils sont élus par la les moyens d’empêcher cette expérience. Mais à Historia, elle fut surtout
nation. Il ne peut pas les en empêcher. […] Il me faut donc me retirer. » De Gaulle un pilier du comité éditorial de la rédaction…
Convaincu que son départ s’impose, an- quitte la salle, serre les mains de ses colla-
xieux sur ses conséquences possibles, de borateurs et s’en va. […] u

47 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

film tragique commença exactement à


Gibier de potence Le banc 1 h 10. Le grincement léger d’une porte en
des accusés au procès de Nuremberg fut le prélude. Elle grinça si naturellement
(Allemagne), qui s’est tenu de que je m’attendis à voir entrer un retarda-
novembre 1945 à octobre 1946. taire. Ce fut Ribbentrop qui apparut. Yeux
clos, visage émacié, c’était déjà un ca-
davre qui s’avançait d’un pas d’automate.
Au pied de l’échafaud, les gardes défirent
les menottes et lui lièrent les mains avec
la cordelette noire qui nous avait intrigués
quelques instants auparavant. En raison
du suicide de Göring, les condamnés al-
laient mourir les mains liées. L’officier de
garde demanda à l’ex-ministre des Af-
faires étrangères de décliner son nom :
— Joachim von Ribbentrop, répondit-il.
Il s’écriera en montant les douze marches,
SupERSTOCk/LEEmAgE

soutenu par deux M.P. [policiers mili-


taires] :
— Que Dieu sauve l’Allemagne !
Arrivé sur la plate-forme […], il demanda :
— Puis-je ajouter encore quelque chose ?

J’AI VU EXÉCUTER — Yes !


— Mon dernier souhait est que se réa-
lisent l’unité de l’Allemagne et l’union

LES CHEFS NAZIS entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et que la


paix règne sur le monde.
Le bourreau lui passa le capuchon noir
Par SACHA SIMON sur la tête, lui glissa le nœud autour du
cou, tira le levier et, avec un bruit sourd,
le corps de Ribbentrop tomba dans le
Huit journalistes seulement purent assister vide, derrière une tenture noire qui nous
à l’épilogue du procès de Nuremberg. cacha ses derniers soubresauts.

Le Français Sacha Simon fut l’un d’entre eux… 90 longues minutes…

C
Il était 1 h 15 ; toute la procédure de l’exé-
’est le mardi 15 octobre 1946 que les pas regardé par le trou de la serrure, je cution n’a duré que trois minutes et demie
huit journalistes furent convoqués n’aurais pas ainsi espionné ces silhouettes qui nous parurent être des heures.
dans le bureau du colonel Andrus, en passe de devenir des cadavres. Mais La corde oscillait encore et déjà le feld-
à 8 heures du soir. On nous fit visi- notre métier a des exigences d’où tout maréchal Keitel, calme et résolu, apparut
ter la prison en attendant les exécutions, scrupule doit être banni ! dans l’encadrement de la porte, le regard
qui devaient avoir lieu à minuit. Aucun des Dès que nous fûmes reconduits dans la fixé sur la corde qui l’attendait sur l’autre
détenus n’avait été avisé du sort qui l’atten- cellule qui nous servait, cette nuit-là, de potence.
dait cette nuit même. Nous surprîmes ainsi provisoire « Press-room », nos machines — Avez-vous quelque chose à dire avant
Keitel, Ribbentrop, Sauckel et les autres crépitèrent à belle cadence […]. J’avais à de mourir ?
dans les gestes quotidiens, banals, qu’ils peine posé le point final de ma dernière — J’appelle la protection de Dieu sur le
accomplissaient avant de s’endormir : Kei- phrase – « Aucun doute n’est possible, la peuple allemand. Plus de deux millions de
tel se brossait les dents ; Ribbentrop priait détention et son aboutissement : les pen- soldats sont morts avant moi pour leur
[…]. Sauckel, petit et laid, pantalon bas, daisons de tout à l’heure, ont été prépa- patrie. Je rejoins maintenant mes fils. Tout
bretelles pendantes, tournait comme un rées avec un soin particulier qui élimine pour l’Allemagne !
fauve dans sa cage ; Streicher écrivait ; Jodl toute surprise » – que la porte s’ouvrit. Le Avant de monter les marches, il se pencha
lisait […]. Ce furent les seuls instants vrai- colonel Andrus parut, pâle et défait […], vers le prêtre :
ment émouvants de cette nuit des pendai- et nous dit simplement : « I am sorry, je — Je vous remercie, mon Père…
sons. Je me faisais l’effet d’un cambrioleur suis désolé, Göring vient de se suicider ! » Les deux cordes avaient un hallucinant
fracturant l’intimité tragique du condamné […] À une heure du matin, on nous mouvement de balancier. Les médecins
à mort. Si la pensée de l’information ne conduisit dans la petite salle du gymnase attendirent quelques instants, puis pas-
m’avait pas tenaillé, je crois que je n’aurais où allaient se dérouler les exécutions. Le sèrent derrière le rideau de velours noir

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pour constater les décès. Le bourreau, — Heil Hitler ! cria-t-il à l’officier qui lui
PUBLIÉ EN

1966
d’un coup sec, coupa les cordes ; les demandait de décliner son nom.
corps, déposés sur des brancards, furent Il a été le seul à avoir peur de la mort, ou
transportés à l’autre bout de la salle… du moins à le faire voir. En montant les
Pendant ce temps, nous aspirions nerveu- marches, il cria d’une voix de tête stri-
sement une bouffée de cigarette : nos dente et désespérée :
nerfs avaient besoin d’une détente. — Et maintenant, je vais à Dieu. C’est la
Mais, déjà, la porte s’ouvrit une nouvelle Pourim, la fête juive… Maintenant à
fois : c’était le tortionnaire Kaltenbrunner. Dieu… Et vous aussi, les bolcheviks vous
Il était blanc… Non, verdâtre. Les balafres pendront, et ce sera justice…
d’étudiant qui rayaient son visage étaient Figés au garde-à-vous, les témoins de
autant de traînées sanguinolentes. Mais sa cette scène hallucinante étaient impas-
voix ne trembla pas lorsqu’il déclara : sibles. Ce n’est que lorsqu’il sentit la ca-
— J’ai aimé mon peuple et mon pays. J’ai goule noire sur sa tête qu’il eut un soupir
fait mon devoir à l’égard de ma patrie dans humain, un tendre appel :
des heures difficiles. Je n’ai pas participé — Adèle, meine liebe Frau, ma chère
aux crimes qui m’ont été reprochés […]. femme…
Ce fut, au cours de cette nuit-là, toujours Sauckel, le négrier de l’Europe, mourut
le même rite : Rosenberg, impassible, dé- discrètement.
clina son nom d’une voix blanche. — Je meurs innocent, le verdict est in-
— Avez-vous une dernière déclaration à juste. Que Dieu protège l’Allemagne et ma
faire ? famille !
— Non, répondit le théoricien du parti Jodl, dans son uniforme de général, sans
nazi. décoration, mais gansé de rouge, s’écria
Il ne jeta pas un regard, n’eut pas un geste simplement :
pour le Père qui priait à côté de lui. — Je te salue, mon Allemagne. Le reporter revient sur le scoop
Frank avait le visage agité de tics nerveux. Le dernier des condamnés, Seiss-Inquart,
Il dit : fit, en boitillant, les six pas qui le sépa- de sa vie, lorsqu’il a été désigné
— Je vous remercie pour vos bons soins raient des marches. Il déclina son nom du pour assister à la pendaison
pendant ma captivité et je prie Dieu de me ton d’un professeur épelant un mot diffi-
prendre sous sa sainte garde. cile. Et ce fut encore un tardif appel à la des dignitaires nazis. Le récit
Puis il murmura une prière avec le prêtre. paix et à l’union : est factuel, même si parfois
Vêtu d’un veston à carreaux, celui qu’il a — J’espère que ces exécutions seront le
porté tout le long du procès, Frick, « pro- dernier acte de la tragédie de la Deuxième
la plume tremble : vingt ans
tecteur » de la Tchécoslovaquie, s’écria Guerre mondiale. L’enseignement de cette seulement séparent les lecteurs
d’une voix retentissante : guerre est que la paix et la compréhension
— Que vive l’éternelle Allemagne ! entre les peuples doivent régner entre les
des faits, et la mémoire
Julius Streicher, l’ex-gauleiter de Nurem- nations… Je crois en l’Allemagne… de la guerre est encore vive.
berg, qui avait haï les Juifs à un point in- Pour la dernière fois, nous entendîmes le
croyable, eut une fin bruyante. Dès son bruit de la trappe qui s’ouvrait. Il était
entrée, il proféra des phrases incohé- 2 h 45. Les dix exécutions avaient duré une DD

rentes, d’une voix qui alla crescendo : heure et demie… u

Le verdict de Nuremberg
CONDAMNÉS À MORT (11) : Göring, chef de la Luftwaffe, créateur de la Gestapo ;
Von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères ; Keitel, commandant en chef ; Jodl, adjoint
de Keitel ; Kaltenbrunner, chef du R.S.H.A. après l’exécution de Heydrich en 1942 ; Sauckel,
organisateur du S.T.O. ; Streicher, organisateur des campagnes antisémites ; Rosenberg, ministre des
Territoires occupés de l’Est ; Frank, gouverneur de Pologne ; Seiss-Inquart, gouverneur d’Autriche
et des Pays-Bas ; Frick, gouverneur de la Bohême-Moravie. PRISON À VIE (3) : Hess, adjoint de Hitler ;
Funk, ministre de l’Économie ; Raeder, amiral, adjoint de Dönitz. 20 ANS DE RÉCLUSION : SACHA SIMON (1908-1988) Né en Russie
Von Schirach, créateur des Jeunesses hitlériennes, gouverneur de Vienne ; Speer, ministre de de père français, il devient grand reporter
dans les années 1930 pour L’Est républicain.
l’Armement. 15 ANS DE RÉCLUSION : Von Neurath, ancien ministre des Affaires étrangères.
Prisonnier de guerre de 1940 à 1945,
10 ANS DE RÉCLUSION : Dönitz, amiral, successeur de Hitler du 29 avril 1945 au 8 mai. il occupera, dans les années 1960, le poste
NON-COUPABLES : Von Papen, ancien chancelier, ambassadeur ; Schacht, ancien ministre de de correspondant du Figaro à Moscou.
l’Économie ; Fritzsche, speaker de la radio allemande, du ministère de la Propagande de Goebbels.

49 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

LE MYSTÈRE
DU TRAIN
POSTAL
Par BOILEAU-NARCEJAC
Considéré comme « le casse du
siècle », ce hold-up commis en 1963
au nord de Londres réunit autour du
« Cerveau », un casting très british…

I
l est un peu plus de 3 heures du matin, le
8 août 1963. Jack Mills, à bord de la loco-
motive qui remorque les douze wagons
postaux du Glasgow-Londres, vient de
dépasser la petite gare de Leighton Buz-
zard […]. Soudain, un signal orange. Jack
Mills freine. Un signal orange annonce tou-
jours un feu rouge. Là-bas, brille, en effet, L’or du crime
le feu rouge qui commande l’arrêt. Mills ne Le convoi arrêté,
s’étonne pas. En cette période de va- les malfrats dérobent
cances, le trafic est intense. […] Les pi- plus de deux millions
rates n’ont qu’à monter dans le poste de de livres sterling. Mais
pilotage et à immobiliser Jack Mills. […] certaines imprudences
On dételle la tête de la rame, c’est-à-dire la mettront vite Scotland
locomotive et les deux wagons précieux ; Yard sur leur piste.
on la conduit un peu plus loin, sur le pont
de Bridego, qui enjambe une petite route. per un train sur un parcours équipé d’une Le Cerveau a donc conçu l’attaque du

KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-RAPHO
Un camion et des voitures attendent, là, les manière moderne, où chaque convoi est train postal. Mais l’entrepreneur, celui qui
pillards et leur butin. En quinze minutes, surveillé à distance, où sa position est a eu l’envergure, la poigne et la rapidité de
cent dix-neuf sacs plombés contenant contrôlée presque sans arrêt ? […] décision d’un excellent lieutenant, est
2 millions 631 784 livres sterling, soit 3 mil- Ce qui classe immédiatement à part le sans conteste Bruce Reynolds. Il y a tout
liards et demi d’anciens francs, passent du Cerveau, c’est qu’il a eu, lui, assez de sang- lieu de penser qu’il a eu vent, le premier,
train dans le camion. […] froid pour pousser à fond l’analyse du pro- du projet imaginé par le Cerveau et qu’il se
L’histoire de ce hold-up extraordinaire res- blème et assez de perspicacité pour com- choisit, comme associé, dès le début,
semble étonnamment, en effet, à un « thril- prendre que tous les obstacles n’étaient Douglas Gordon Goody. Ces deux
ler » de grande classe. Un train pillé par qu’un rideau d’apparences. […] Il y a, dans hommes ne répondent en rien à l’idée que
une bande, à la tête de laquelle se trouve le Cerveau, du polytechnicien, de l’officier nous nous faisons, naïvement, des caïds
un malfaiteur génial, rien de plus conforme d’état-major. Le plan, simple, rationnel, de la pègre. Bruce Reynolds est le fils d’un
à la tradition du roman policier anglais. fatalement efficace, se recommande par militant ouvrier. Progressiste, il est un peu
Mais, dans cette affaire, un mystère de- une sorte d’élégance. Il est presque trop l’équivalent de ce que furent nos liber-
meure. Chacun se pose encore la question : parfait. Ce qui retient l’attention, dans la taires. C’est donc par conviction et par
qui a pensé et organisé le coup ? […] Le démarche de cet homme, c’est à la fois choix qu’il vit en marge de la loi. Il a un
train est bien connu de tous les gens du une sorte de génie de l’abstraction, qui lui visage intelligent, énergique. Il est cultivé.
milieu. […] Il est certain qu’il a éveillé bien fait oublier provisoirement les petits dé- […] C’est grâce à ses connaissances, à son
des convoitises, mais les difficultés sont tails de l’exécution, et un mépris presque sérieux, à son coup d’œil, qu’il s’est impo-
insurmontables. Depuis 1963, en effet, souriant pour l’homme de la rue, passant sé, et non par la violence. Il y a probable-
trois wagons blindés ont été mis en service ou policier, qui sera toujours pris de court ment une certaine parenté d’esprit entre
sur cette ligne. Il est impossible d’y péné- par l’événement et, donc, peut être négligé Reynolds et le Cerveau. C’est ce qui per-
trer par effraction. […] Et comment stop- dans le calcul des probabilités. […] met de comprendre pourquoi Reynolds

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s’attache au projet du hold-up. Mûrir un Pourquoi William Gerald Boal fut-il enga-
RRRLRÉ RR

1968
plan, c’était sa spécialité. Ajoutons que gé à son tour ? Sans doute parce qu’il était
Reynolds s’impose par un ascendant ex- ingénieur, à Fulham. Boal a 50 ans, trois
trême. Il a 32 ans, il est grand, il est tou- enfants à élever. Il travaille dans une pe-
jours irréprochablement habillé. C’est tite usine […]. Il gagne gentiment sa vie
vraiment the right man in the right place. mais, lui aussi, rêve de se retirer, une fois
Douglas Gordon Goody (34 ans, élégant) fortune faite. Il se laisse séduire et va se
est très différent de Reynolds. C’est un consacrer à la mise au point de certains
garçon qui aime l’action, qui n’a pas trou- détails techniques concernant les che-
vé de cause à laquelle se vouer et qui s’oc- mins de fer. Il a probablement été entraîné
cupe sans enthousiasme de trois salons de dans l’affaire par Roger John Cordrey,
coiffure. Il vit largement, adore les voi- curieux personnage qui lui devait une
tures de sport et les filles aux longues grosse somme d’argent et qui ne pouvait
jambes. De temps en temps, il commet un s’acquitter de sa dette.
vol et se fait prendre. En 1956, il récolte Cordrey a 41 ans et il est fleuriste. Père de
trois ans de prison pour un cambriolage, quatre enfants, mal marié, il dépense
et, à sa libération, il commence à com- beaucoup au jeu. Rien ne le désignerait à
prendre qu’il est temps pour lui d’opérer l’attention de Reynolds, s’il n’était un fana-
un gros coup et de raccrocher. […] tique des trains. […] À ce titre, il est pré-
cieux. Mais il n’a pas la tête très solide, on
le verra bientôt. Ses maladresses et ses
Des vies bien rangées imprudences contribueront à mettre la
Reynolds, assuré d’être brillamment se- police sur la piste des malfaiteurs. […]
condé, entre alors en pourparlers avec Sans doute d’autres complices, non iden-
Ronald Edwards. D’abord, Ronald est son tifiés, se cachent-ils encore. Mais nous
ami depuis des années ; ensuite, il est à la avons sous les yeux les principaux res- Quand ils rédigent, cinq ans
tête du gang du Sud-Est. Il serait impru- ponsables et ce qui frappe, c’est que, dans
dent de monter une affaire comme celle l’ensemble, ces gens-là, s’ils ne sont pas après les faits, en août 1968,
du hold-up sans en parler à un confrère recommandables, ne sont pas non plus ce cet article que l’on qualifierait
qui, au dernier moment, pourrait créer des qu’on pourrait appeler des malandrins.
difficultés. […] Edwards est un homme de […] C’est très peu, quand on songe au tra- aujourd’hui d’« histoire du
ressources. Ancien boxeur, il est devenu vail d’organisation qu’il a fallu fournir, ce temps présent », les deux
propriétaire d’un club et sa situation est qui prouve bien que Reynolds est allé
florissante. Il a 32 ans, le visage plein et droit au but, en homme qui possède un
romanciers ignorent que l’un
coloré, l’œil vif. C’est un homme heureux, plan directeur. […] des chefs du gang décrit dans
très populaire dans le milieu, et à l’affût Reynolds mit au travail l’équipe Cordrey,
d’une bonne affaire. […] L’état-major ainsi spécialisée dans les chemins de fer. Sa
ces lignes, Bruce Reynolds, vit
constitué, reste à désigner d’autres titu- tâche était immense, car tout devait être incognito en Angleterre et sera
laires pour tenir des emplois subalternes, prévu avec une minutie presque ma-
arrêté en novembre.
mais de grande importance. niaque. Mais l’argent coula à flots, dans les
Charles Frederick Wilson […] est book- bars, autour des gares. Connaître très RRR
RRR
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maker en même temps que grossiste en exactement les mouvements du train, RRR
RR

primeurs. C’est dire qu’il aura les moyens, leurs dates, leurs heures, savoir qui prend
RR
RR
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le moment venu, […] d’escamoter place à bord, […] se familiariser avec la


RRR
RRR

l’énorme quantité de billets qui restera un technique même du trafic, la signification


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danger permanent pour les voleurs tant des signaux, leur transmission, tout cela
qu’elle ne sera pas divisée, répartie, absor- demande de l’ordre, de la tête, mais aucun
bée par un réseau de receleurs amis. En génie particulier. […] On commence donc
outre, Wilson, surnommé le Taciturne, est à répéter. On étudie des films, pris le long
absolument régulier. Il sait garder un se- de la voie, on fixe à chaque homme du
cret. D’emblée, il inspire confiance. […] Il commando l’emplacement qu’il devra oc-
habite le quartier le plus chic de Clapham. cuper au moment de l’attaque. L’ex-para- BOILEAU-NARCEJAC Derrière cette
C’est un mari modèle, un père de famille chutiste White se chargera des signaux. signature se cachent deux plumes du roman
policier français : Pierre Louis Boileau
irréprochable. Il y a, en lui, un côté pince- Cordrey surveillera la manœuvre qui
(1906-1989) et Pierre Ayraud, dit Thomas
sans-rire d’une grande drôlerie. Il a 38 ans. consistera à dételer la tête du convoi. Na- Narcejac (1908-1998). Leur roman Celle qui
Comme le Cerveau, tous ces gens veulent turellement, personne ne sera armé, les n’était plus (1953), adapté en 1954 à l’écran
réussir un tiercé fabuleux qu’on ne touche vols à main armée encourant des peines par Henri-Georges Clouzot (sous le titre
qu’une fois, et après on change de peau. très lourdes. u Les Diaboliques) assurera leur succès.

51 - Historia n° 869 / Mai 2019


DOSSIER ILS RACONTENT L’HISTOIRE

« perdre l’État ». Aussi ne le verra-t-on ja-

RICHELIEU mais envoûté par l’une d’elles, encore que


les mœurs de la cour lui permettent de se
comporter comme s’il n’appartenait pas à
Par PHILIPPE ERLANGER l’Église. En revanche, ses galanteries vont
défrayer la chronique. […] Jusqu’à quel
point iront alors son trouble, son désir ?
Sûr de lui mais toujours inquiet, volontaire Nul ne saurait se prononcer là-dessus, mais
mais souvent malade, l’« Homme rouge » n’en il faut remarquer que, pour parler le lan-
gage du temps, « les objets de sa flamme »
finit pas de nous intriguer. seront des personnes qu’il aura besoin de
se concilier ou dont la réputation pourra

À
servir la sienne. […]
39 ans, Armand du Plessis, cardi- L’Éminentissime peut terroriser, foudroyer. D’emblée, l’Éminentissime s’est mis sur
nal de Richelieu, au mois Sa grâce n’est pas moins efficace. […] Sans un pied royal. Il a une cour, composée à
d’août 1624, avait enfin conquis cette puissance de séduction […], il n’au- l’instar de celle du Louvre, avec un maître
la première place dans le Conseil rait jamais gravi la pente. Aussi tentera-t-il de chambre, qui cumule les fonctions de
du roi. Il offrait à ses admirateurs déjà de l’exercer sur toutes les femmes dont il grand aumônier et de maître des cérémo-
passionnés, à ses adversaires déjà hai- ne saurait négliger la position ou l’in- nies, un maître d’hôtel, un contrôleur, un
neux, un visage d’une beauté fascinante, fluence. Peu de misogynes ont parlé en argentier, des écuyers, trente-trois pages,
émouvante et terrible. […] termes plus cruels, plus méprisants, des des domestiques, des valets, des chevaux
Seuls de rares familiers savaient à quels filles d’Ève, de ces « animaux » capables de en nombre tel qu’on ne vit jamais rien de
dangers l’Éminentissime était exposé par
le démon qui avait égaré l’esprit de ses
bRIdgEmANART.COm

deux frères et de sa sœur. En revanche, on Voluptueux du pouvoir Par sa


connaissait la frénésie de ses emporte- puissance de travail, il fit trembler les
ments, ses brutales dépressions ner- Grands et propulsa le royaume dans
veuses. […] S’il dominait intellectuelle- la modernité. • Richelieu à son étude,
ment les gentilshommes de son temps, il par Charles Édouard Delort (1841-1895),
partageait leurs qualités, leurs défauts et Institute of Arts, Detroit (États-Unis).
leurs passions, leur superbe, […] leur es-
prit chevaleresque et leur férocité, leur foi
et leurs superstitions. L’ambition, démesu-
rée, recouvrait le tout comme les plis de la
robe rouge. […]
On n’éprouve pas moins de surprise à dé-
couvrir, chez un homme aussi hardi, « une
prudence timide », une « humeur un peu
poltronne ». Ce n’est pas un adversaire,
c’est Richelieu lui-même qui emploie ces
termes en parlant de soi. Il sera, en vérité,
perpétuellement hanté par la peur : peur
d’un attentat, d’un complot, d’un revers,
peur de la maladie, peur de la disgrâce. Et
cela, jusqu’à l’obsession. […] La fourberie,
la duplicité sont alors indispensables à
celui qui gouverne. On reprochera furieu-
sement à Richelieu d’en user avec trop de
raffinement. […] On lui reprochera aussi
de se montrer à la fois avare et prodigue.
Le cardinal tient de ses ascendants bour-
geois, les La Porte, le respect de l’argent.
« Mon argent » est une expression qui re-
vient souvent sous sa plume. Mais, l’ata-
visme Rochechouart jouant en sens in-
verse, le même homme écrira que
« l’argent n’est rien » et « qu’il faut fermer
les yeux à la dépense ». […]

52 - Historia n° 869 / Mai 2019


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