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MAI 2023 • Nº 798

CANNES
Courants alternatifs
Jean-Luc Godard
Todd Haynes
Marco Bellocchio
Cinéma africain
Premiers films
MAI 2023 / Nº 798

Couverture : Riddle of Fire de Weston Razooli (2023).


© Anaxia

Événement

© EL PAMPERO CINE
8
Cannes 2023
8 Promesses cannoises par Olivia Cooper-Hadjian, Fernando
Ganzo et Charlotte Garson
11 Non-compétition officieuse
14 Le Carnet d’image par Nicole Brenez et Fabrice Aragno
18 Une quête d’instabilité entretien avec Todd Haynes
24 La méthode Haynes par Olivia Cooper-Hadjian
25 Un ticket pour l’Afrique par Élisabeth Lequeret
28 Moretti vu de Rome par Cristina Piccino
30 Enfance retrouvée entretien avec Ana Torrent
32 Premier contact par Yal Sadat
36 Quinze jours ailleurs entretien avec Julien Rejl Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).
38 Croquis d’un rapt par Marco Bellocchio

42 Film du mois 73 Journal


Trenque Lauquen de Laura Citarella 73 Festival Cinéma du réel
42 Les fleurs de leur secret par Marcos Uzal 74 Rétrospective Bill et Turner Ross à la Cinémathèque
45 Une fugue à soi entretien avec Laura Citarella du documentaire de la BPI
76 Entretien Peter Nestler au festival Punto de Vista
48 Cahier critique 78 Festivals Brive, Cinélatino, 7ème Lune
48 Showing Up de Kelly Reichardt 80 Rétrospective « Bestiaire » à la Fondation
50 War Pony de Gina Gammel et Riley Keough Jérôme Seydoux-Pathé
51 Fairytale d’Alexandre Sokourov 81 Pellicule Lumières d’Espagne à New York
52 La Fille d’Albino Rodrigue de Christine Dory 82 Tournage Françoise Etchegaray
53 Clair avec soi-même entretien avec Christine Dory 82 Paris La Clef, rouverte ?
55 Rêve d’Omar Belkacemi 83 Hollywood L’Academy Museum of Motion Pictures
56 On a eu la journée, bonsoir de Narimane Mari 84 Disparitions
57 L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli 85 Nouvelles du monde
58 L’Odeur du vent de Hadi Mohaghegh
59 Disco Boy de Giacomo Abbruzzese 86 DVD / Ressorties
60 L’Île rouge de Robin Campillo 86 Shinya Tsukamoto, rétrospective en quatre films
62 Notes sur d’autres films 88 Abattoir 5 de George Roy Hill
66 Hors salles L’Hôpital et ses fantômes : Exodus de Lars von 89 Du rouge pour un truand de Lewis Teague
Trier, The Plains de David Easteal, Lunettes noires de Dario 90 Carlo Lizzani, rétrospective en trois films
Argento, Party Down (saison 3) de Rob Thomas, John Enbom,
Paul Rudd et Dan Etheridge, Tetris de Jon S. Baird, Swarm 91 Livres
de Donald Glover et Jeanine Nabers 91 Jean-Luc Godard, une encyclopédie de Youssef Ishaghpour
92 Jacques Rancière et le monde des images de Dork Zabunyan
93 Soixante-quatre minutes avec Rebecka d’Ingmar Bergman
93 Le Style transcendantal au cinéma de Paul Schrader

94 Au travail
Doug Chiang
94 Le troisième œil par Yal Sadat

97 Avec les Cahiers


NOUVELLE COLLECTION
HORS-SÉRIE

12,90 €

132 PAGES Entretiens, archives


et documents inédits
ÉDITORIAL

www.cahiersducinema.com
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
Lumière ! … ou pas
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
par Marcos Uzal
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello

© SAINT LAURENT/VIXENS/L’ATELIER
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe
Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Mathieu
Macheret, Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry
Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo
Ont collaboré à ce numéro : Fabrice Aragno,
Damien Bonelli, Nicole Brenez, Lucile Commeaux,
Marin Gérard, Romain Lefebvre, Zoé Lhuillier,
Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Cristina Piccino,
Vincent Poli, Elie Raufaste, Jean-Marie Samocki

ADMINISTRATION / COMMUNICATION
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
Communication /partenariats :
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Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com

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Nde ous savons que les dix jours que nous pas- de réjouissant, il faut bien le dire, et l’on
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux)
serons à Cannes nous isoleront en partie s’amuse à s’imaginer sur quelle séance ou
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Cahiers du cinéma, service abonnements
l’actualité, car il faut là-bas qu’un événe- défilé de stars il pourrait tomber. Un festival
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex ment soit bien puissant pour transpercer la sans électricité ne serait plus rien : plus de
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abonnement@cahiersducinema.com bulle cinématographique dans laquelle nous projections, plus de soirées sponsorisées, plus
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin allons nous plonger jusqu’à épuisement. On de « regarde-moi-bien-dans-les-spots-pen-
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse.
T +41 22 860 84 01 se souvient qu’en 2011, l’affaire Strauss- dant-que-je-monte-les-marches », plus de
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5,
Kahn avait su dissiper l’attention des festiva- reportages télé, plus d’internet pour aller voir
1050 Bruxelles. liers pendant quelques heures, entre un les cancans et réactions à l’emporte-pièce,
T +32 70 233 304
Tarif abonnements 1 an : Dardenne et un Sorrentino, tandis qu’en plus de conférences de presse gênantes. On
France métropolitaine : 59 euros 2019, la grande question était « Verrons- a presque hâte...
(TVA 2,10 %) ; étranger : nous consulter.
À compter du 1er JANVIER 2023, le prix des nous des Gilets jaunes sur le tapis rouge ? », À propos d’obscurité, l’image placée en
abonnements mensuels passera au maximum à
5,90 € TTC. Le prix des abonnements trimestriels
certains se demandant (avec espoir ou exergue de ce texte est tirée du dernier film
passera au maximum à 17,70 € TTC. inquiétude) si les manifestants parviendraient de Jean-Luc Godard, Film annonce du film
ÉDITIONS à atteindre la croisette, ou si une star oserait « Drôles de guerres », présenté à Cannes. Cette
Contact : editions@cahiersducinema.com endosser le vêtement symbolique par-dessus citation d’un génial proverbe chinois s’ap-
DIRECTION sa tenue de soirée. Les violents remous de la pliquera probablement à Godard lui-même,
Directeur de la publication : Éric Lenoir
Directrice générale : Julie Lethiphu rue ne firent alors pas vraiment de vagues à à son absence-présence dans la nuit de la
241, boulevard Pereire – 75017 Paris Cannes. Qu’en sera-t-il en 2023, alors que salle projetant son film posthume. Elle pour-
www.cahiersducinema.com la colère se généralise et que l’on traverse, rait aussi être la définition générale d’un
T 01 53 44 75 75
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers selon l’historien Pierre Rosanvallon, « la crise critique plongé dans un festival de cinéma,
chiffres de la ligne directe de votre correspondant :
T 01 53 44 75 xx
démocratique la plus grave que la France ait cherchant un peu d’art dans un flux audio-
E-mail : @cahiersducinema.com précédé connue » depuis la guerre d’Algérie ? Nous visuel trop souvent informe, ou tentant de
de l’initiale du prénom et du nom de famille
de votre correspondant. verrons, ou peut-être que nous ne verrons scruter une trace du monde dans des films
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
plus rien, puisque dans un communiqué qui ne savent plus assez en saisir les lumières
société à responsabilité limitée, au capital publié le 21 avril, la CGT Énergie annonce et les mouvements. Il se pourrait bien, alors,
de 18 113,82 euros.
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir qu’elle provoquera des coupures d’électricité qu’une coupure d’électricité nous plonge
Commission paritaire n° 1027 K 82293. ciblées pendant quelques grandes manifesta- dans une obscurité plus lumineuse, où faute
ISBN : 978-2-37716-089-1
Dépôt légal à parution. tions ces prochaines semaines : « Le Festival de films, le monde se rappellerait à nous par
Photogravure : Fotimprim Paris.
Imprimé en France (printed in France)
du film de Cannes, le Grand Prix de Monaco, le d’autres courants. Certes, on sait bien que le
par Aubin, Ligugé. tournoi de Roland-Garros, le Festival d’Avignon chat n’a pas besoin d’être présent pour être
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala
10-31-1601
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
pourraient se retrouver dans le noir ! » Ce là ; la « chambre obscure » s’appelle alors
pefc-france.org Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé. procédé à la Fantômas aurait quelque chose le cinéma. ■
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Ptot : 0.0056kg/T

Avec le soutien de
CAHIERS DU CINÉMA MAI 2023
5
COURRIER DES LECTEURS

© 2022 20TH CENTURY STUDIOS


Empire of Light de Sam Mendes (2022).

LIGHT ON EARTH académique au sens premier du terme ! – dissolution des identités dans l’intimité
Chers Cahiers, qu’il serait souhaitable d’enfin l’interro- vient de loin : elle s’inscrit nettement
Empire of Light effectue un retour aux ger avant de la brandir comme principal dans la continuité des films de Douglas
sources affectif et cinéphile pour Sam angle d’attaque. Or justement, la cinéphi- Sirk, de Tous les autres s’appellent Ali de
Mendes, comme les derniers films de lie inattendue de ce film, avec une habile Fassbinder (1973) ou surtout de Loin
Spielberg, Tarantino, Linklater… sans rétention des images, puis une scène de du paradis de Todd Haynes (2003) inter-
l’aura de ces cinéastes. Au contraire, à dispute grotesque au son des Chariots de rogeant le mélodrame à la Sirk avec les
lire la critique de Mathieu Macheret feu de Hugh Hudson (1981) et enfin un codes du xxie siècle. La vision du cinéma
(n °796), il mènerait vers « l’enterrement en hommage inspiré, bien visible, aux déca- comme « illusion of life » rappelle ainsi
grande pompe » du cinéma comme Mank lages de Peter Sellers et de Bienvenue Imitation of Life (Mirage de la vie, 1958), de
ou Babylon.Vraiment ? N’est-ce pas plu- Mister Chance d’Hal Ashby (1980), montre même que la mise en scène classique et
tôt votre notule qui a jeté un peu vite plutôt un subtil pas de côté par rapport ambivalente – qui permet de figurer les
ce beau film presque discret à la fosse aux académismes esthétiques et politiques conventions sociales autant que les fêlures
commune ? qu’évoquent ces deux films montrant des créées par celles-ci – est portée par une
Si Mendes, plus modeste que d’habi- académies institutionnelles. Plus profon- ironie mélancolique, par les lumières du
tude, loin du culte de la performance de dément, le cinéma, comme lieu à part et luxe alliées à celles de la lucidité et avant
1917, se ferait ici « embaumeur » (ce qui comme art, réanime ici êtres humains tout par une réelle affection, tremblant sur
est un métier noble et même un art), ne et animaux, vivants et morts, comme un château de sable au péril des émotions.
serait-ce pas plutôt pour faire du cinéma chansons et poèmes : dans cette « maison Par-delà la pesante réalité des assignations
Empire, splendeur art déco face à la mer cinéma » ouverte au large et au monde, où sociales, à travers de belles illusions révéla-
de Margate, en Angleterre entre 1980 et les institutions sont vues avec ironie, aimer trices, « la foi aveugle de l’amitié implique la
1981, une sorte de temple océanique du tout court et aimer le cinéma peu à peu vraie politique » (Charles Baudelaire).
cinéma « momie du changement » (André se confondent, oscillant entre blessures et Florent Guézengar (Morlaix)
Bazin) ? Le charme de son luxe désuet et consolations, comme le film lui-même
décati n’est pas du tout morbide, conser- ose la romance. P.S. : Ayant lu l’éditorial d’avril,
vateur ou terminal ; c’est l’inverse : tel un Oui, il s’agit d’un des rares films de « Hollywood, quand même », pour
vaisseau avancé sur la Manche, je l’ai vu 2022 osant encore la ferveur des senti- moi, sans hésitation, Empire of Light
accueillant, élégant, élégiaque, ouvert à ments – et parfois leur violence. Si cette fait clairement partie de la « team
l’espace et au temps qui passe, presque histoire d’amour contrariée et émouvante Fabelmans » – et vraiment pas de la
organique, bien vivant – aucune ferme- entre une femme esseulée et un jeune « team Babylon ! » 
ture n’étant au programme de ce film homme noir cherchant sa voie convoque
majestueux et appliqué, certes parfois aussi les vagues identitaires de #MeToo Merci d’adresser votre correspondance aux
léché, avec quelques facilités, et pourtant et de Black Lives Matter, manquant par- Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs,
généreux et singulier, loin des centres fois de noyer dans des clichés l’amour à 241 boulevard Pereire, 75017 Paris ou à
d’art, sentant bon la mémoire et la mer. la plage, elle se révèle plus complexe et redaction@cahiersducinema avec « Courrier
« L’académisme » que dénonce votre cri- fine que les stéréotypes – et les stigmatisa- des lecteurs » en objet du courriel. Les lettres
tique est devenu une notion si confuse, tions –, convoqués pour être sensiblement publiées sont susceptibles d’être abrégées et
déphasée et finalement élitiste – donc confrontés, détournés ou évidés. La lente éditées, et les titres émanent de la rédaction.

CAHIERS DU CINÉMA 6 MAI 2023


CANNES 2023

PROMESSES
Lduescomiquement
titres des films de la compétition officielle composent

© RAI CINEMA
un commentaire possible de la 76  édition
e

Festival de Cannes, la première présidée par Iris Knobloch,


longtemps aux mêmes fonctions chez Warner et censée s’assu-
rer qu’Hollywood ne délaisse pas la Croisette pour la Lagune :
face au confort suspect que le retour des Vieux Chênes assure
(Wenders, Loach, Moretti), se dirige-t-on Vers un avenir radieux
tissé de Perfect Days et étincelant de Jeunesse, ou vers l’Anato-
mie d’une chute dont les témoins festivaliers, en Club Zéro de
l’apocalypse des salles, brouteront les derniers brins d’Herbes
sèches en contemplant La Chimère ? Quoiqu’il en soit, le
r­endez‑vous de mai reste cette année encore, pour les Cahiers,
une Zone d’intérêt.
Une chimère et des dinosaures. Parmi les habituelles statistiques
qui surgissent en réaction à l’annonce de la sélection cannoise,
une information donnée par le collectif 50/50 était particu-
lièrement révélatrice : la moyenne d’âge des réalisateurs est de
65 ans, celle des réalisatrices, de 48 ans. Si on laisse de côté toute
déduction sociologique et industrielle (la parité grandissante,
encore minoritaire, signifie l’arrivée progressive et salutaire d’un
nombre important de femmes parmi les jeunes cinéastes), cet
écart rend visible une double voie pour aborder cette édition.
Alors que la sélection officielle compte plus de femmes que
jamais, la présence des réalisateurs vétérans, qu’ils soient actifs,
reconnus ou pas, demeure la ligne majoritaire, ce qui n’est pas
incompatible avec un certain optimisme, parfois même très
grand. Si, après Tre piani et Esterno notte, c’est évidemment avec
curiosité que l’on se penchera du côté de l’Italie cette année,
avec les retours de Nanni Moretti et Marco Bellocchio, et l’un
des films envers lequel on nourrit le plus d’espoir aux Cahiers,
La Chimère d’Alice Rohrwacher. D’autres noms marquent des
retours historiques :Víctor Erice, dont le dernier long métrage
était l’un des plus beaux des années 1990, signe près de trente
ans après Le Songe de la lumière un nouveau film qui semble né
sous le signe d’une mélancolie cinématographique, mais aussi
Aki Kaurismäki, dont le cinéma s’est progressivement affirmé
dans un classicisme qui n’appartient qu’à lui, combinaison sin-
gulière entre Sirk, Bresson et Chaplin, et pourtant de plus en
plus tourné vers l’état actuel du monde.
Que faire du documentaire ? Embarrassée par ce cinéma moins
vendeur et sans stars, la sélection officielle accueille plus facile­
ment le documentaire lorsqu’il est signé par des réalisateurs
reconnus dans le champ de la fiction. S’ils n’ont pas les hon-
neurs de la compétition, Occupied City de Steve McQueen,
Anselm de Wim Wenders et Portraits fantômes de Kleber
Mendonça Filho seront ainsi présentés lors de séances spé-
ciales. Wang Bing est l’un des rares documentaristes habitués La Chimère d’Alice Rohrwacher.

CAHIERS DU CINÉMA 8 MAI 2023


CANNES 2023

CANNOISES

CAHIERS DU CINÉMA 9 MAI 2023


CANNES 2023

© 2023 HOUSE ON FIRE, GLADYS GLOVER ET CS PRODUCTION


Jeunesse de Wang Bing.

de la Croisette, et présentera à la fois Jeunesse en compétition retrouver la jeune Barcelonaise Elena Martín Gimeno, après le
officielle et Man in Black en séance spéciale, complétant une surprenant et toujours à découvrir en France Júlia ist, réalisé
section dans laquelle les autres arts regardent le cinéma en quand elle n’avait que 25 ans, avec Creatura, film qui s’affiche
miroir – en l’occurrence la musique, pour ce portrait filmé comme un retour à un cinéma corporel, une exploration intime
nu aux Bouffes du Nord du compositeur et dissident chinois et calme des intrigues du désir et des sens. Cela annonce un
Wang Xilin, et pour les chanteuses cap-verdiennes du court dialogue possible entre sections et générations avec Catherine
métrage de Pedro Costa montré hors compétition, Filles du feu. Breillat (74 ans) qui, s’inspirant d’un film danois (Dronningen),
Quant à Jeunesse, premier volet d’une chronique de la vie de explore dans L’Été dernier (Compétition) les conséquences
jeunes ouvriers d’ateliers textiles, sa durée et son sujet en font morales d’une relation entre une femme et son beau-fils, avec
une entrée audacieuse de la compétition – Thierry Frémaux, une exploration de ce que le plaisir peut aussi avoir de libéra-
le délégué général du Festival, s’enhardit-il en raison du sacre teur et mortifère. Trois premiers films semblent aussi particu-
des films de Laura Poitras à Venise puis de Nicolas Philibert à lièrement prometteurs. Toujours à la Quinzaine, Riddle of Fire
Berlin ces derniers mois ? La Quinzaine, qui fut par le passé un de Weston Razooli et The Sweet East de Sean Prince Williams
refuge pour le cinéma documentaire à Cannes, fait cette année (chef opérateur des frères Safdie et d’Alex Ross Perry) portent
l’impasse sur les purs produits du genre, au profit de ceux qui le cinéma indépendant américain loin de l’entropie sundan-
travaillent le réel à la mode fictionnelle, tels Mambar Pierrette de cienne, grâce à une utilisation de la pellicule (les deux films
Rosine Mbakam, Légua de Filipa Reis et Joao Miller Guerra, sont filmés en 16 mm). Ils marquent aussi un retour à l’univers
ou Un prince de Pierre Creton. Une fois de plus, l’Acid offre du conte, dont le cinéma américain non hollywoodien sem-
à la pratique documentaire le seul espace cannois où elle est blait s’être détourné, le laissant dans les mains des blockbusters.
réellement mise sur le même plan que la fiction. Parmi les Si pour le premier un quatuor d’enfants très gooniesque se
quatre documentaires présents dans la sélection de neuf films retrouve dans un quotidien de conte de fées via un macguffin
figurent État limite, nouvel opus de Nicolas Peduzzi (réalisateur attendrissant (préparer une tarte pour l’échanger contre le mot
de Southern Belle et Ghost Song), produit pour Arte, qui suit un de passe qui les empêche de jouer aux jeux vidéo), le deuxième
psychiatre au sein d’un hôpital de région parisienne, et Machtat plonge avec sa jeune héroïne dans une vision lewis-carrollienne
de Sonia Ben Slama, fruit d’un travail d’immersion approfondi de la jeunesse, où le portrait d’actrice se mêle à l’errance fic-
auprès de trois générations de Tunisiennes dont les aînées se tionnelle. Si l’on espère beaucoup de tels retours à l’enfance, ce
produisent en tant que musiciennes dans des mariages. n’est pas par tropisme nostalgique ou attendri (Licorice Pizza,
Quinzaine renouvelée. Mais si l’on s’éloigne des titres et des Armageddon Time et The Fabelmans ont récemment montré qu’il
chiffres, l’abondance des femmes réalisatrices nous incline natu- s’agissait de rendre cet âge plus complexe qu’innocent), mais
rellement vers les sections parallèles, où l’Afrique enregistre une peut-être parce qu’ils portent la possibilité d’un cinéma éclairci,
présence historique (lire page 25), et où des cinématographies ramené à son plus simple appareil. Comme, d’une toute autre
rares abondent, comme la Jordanie (Inchallah un fils d’Amjad Al manière, dans un plan aperçu en preview d’Un prince de Pierre
Rasheed) ou la Malaisie (la rage adolescente et féline de Tiger Creton (Quinzaine), où un professeur de botanique tient une
Stripes d’Amanda Nell Eu, à la Semaine de la critique). On plante dans la main gauche et la dessine au tableau de la main
ne s’étonnera pas que la Quinzaine des réalisateurs, rebaptisée droite – le geste émeut par sa simplicité même, qui donne au
Quinzaine des cinéastes, égalité des sexes oblige, et dotée d’une cinéma dans son ensemble l’ambition modeste et dévorante
nouvelle équipe de programmation (lire l’entretien avec Julien Rejl, d’être l’imagier du monde.
page 32), fasse la part belle aux autrices. On est impatients de O.C.-H., F.G., Ch.G.

CAHIERS DU CINÉMA 10 MAI 2023


CANNES 2023

NON-COMPÉTITION
OFFICIEUSE

L oin d’exclure tant d’autres films que nous attendons avec grande
impatience – de Marco Bellocchio à Vladimir Perišic, en passant par
Aki Kaurismäki, Catherine Breillat ou João Salaviza et Renée Nader
Le Livre des solutions de Michel Gondry
(Quinzaine des cinéastes)
Je pense spontanément à Michel Gondry, à
Messora –, ces lignes n’ont pour but que de partager quelques envies cette occasion d’apprécier son retour au long,
et espoirs enthousiastes, en toute subjectivité. Les sept plumes s’exprimant après une longue parenthèse étasunienne
ci-dessous sont celles qui, tous les jours sur notre site durant le festival d’où ont à peine filtré quelques jolis courts
puis dans notre numéro de juin, rendront compte des découvertes en papiers découpés et plusieurs épisodes de
et déceptions, des réflexions et des doutes que leur inspireront les Kidding. Le Gondry annoncé est ludique et
foisonnantes sélections cannoises. La question posée à chacun était : fondamental, métafilmique et cévenol (comme
quel film avez-vous le plus hâte de découvrir cette année à Cannes ? L’Épine dans le cœur), il rallie Françoise
Lebrun et Blanche Gardin et fait mine d’offrir
à Cannes la première adaptation du manuel
des Castors Juniors. What else ?
La Chimère d’Alice Rohrwacher Fermer les yeux de Víctor Erice Thierry Méranger
(Compétition) (Cannes Première)
La Chimère m’attire, comme tous les territoires Erice est l’auteur de trois chefs-d’œuvre tour- Mambar Pierrette de Rosine Mbakam
italiens foulés par Rohrwacher depuis Les nés à dix ans d’intervalle – L’Esprit de la (Quinzaine des cinéastes)
Merveilles, où une émission de téléréalité per- ruche (1973), Le Sud (1983), Le Songe de Dans le troisième long métrage de Rosine
turbait l’autarcie d’une famille. Le deuxième la lumière (1992) – mais il n’a pas réalisé de Mbakam, Les Prières de Delphine, une femme
volet de sa trilogie, Heureux comme Lazzaro, long métrage depuis trente ans : deux raisons camerounaise vivant en Belgique – comme la
plongeait dans la modernité un jeune paysan pour être terriblement impatient de découvrir cinéaste – retraversait sa vie en un récit enfié-
vivant lui aussi en retrait de l’Histoire. Le tra- Fermer les yeux. On sait déjà que cette his- vré. L’assurance du geste, assumant le mini-
fic d’objets archéologiques étrusques qui est toire d’un réalisateur à la retraite partant à malisme pour faire affleurer la théâtralité inhé-
au cœur de La Chimère rejouera sans doute la recherche d’un acteur disparu sera gorgée rente à tout témoignage, me font penser que
cette insistance du passé dans le présent, de sa passion mélancolique pour le cinéma, Mambar Pierrette montrera le Cameroun sous
dont Rohrwacher met en scène les heurts, la mais on sait aussi qu’il est impossible de pré- un jour nouveau et fera un usage stimulant de
friction, le hiatus. Comme Monica Bellucci voir à quoi ressemblera le nouveau film d’un l’hybridité entre documentaire et fiction.
dans Les Merveilles, la présence d’Isabella cinéaste resté si longtemps silencieux, et c’est Olivia Cooper-Hadjian
Rossellini participe de cet aspect composite, tant mieux !
d’autant plus intrigant. Marcos Uzal La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer
Charlotte Garson (Compétition)
Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese La dernière fois qu’on avait vu des images
Eureka de Lisandro Alonso (Cannes Première) (Hors compétition) de Glazer, c’était en pleine pandémie. Sept
Paradoxe cannois : on se coupe du monde Scorsese ne fera probablement pas men- minutes de danse macabre et de chasse à
tout en en faisant le tour. Dans ce voyage, tir ceux qui dénoncent le devenir-Orpea l’homme, comme une allégorie de la violence
j’attendais des nouvelles de l’Argentine, celles ­d’Hollywood et de Cannes. Ni ceux qui consi- des temps. The Zone of Interest promet un
de grands cinéastes comme José Celestino dèrent que son testament fleuve de 3h30 a semblable cauchemar : c’est le nom que les
Campusano, Mariano Llinás, Lucía Seles ou déjà été livré avec The Irishman. Il fera mentir nazis donnaient à Auschwitz. C’est aussi le
Martin Rejtman. Autant d’absences, mais une ceux pour qui il ne s’agit guère que de fêter titre d’un roman de Martin Amis, qui décrit le
promesse : Eureka, où Alonso survole le conti- son retour à Cannes : c’est surtout en terres camp à travers le prisme obscène d’une farce
nent et l’histoire des vies indigènes pendant southern qu’il revient enfin, cinquante-et-un lubrique. Mais la plus grande surprise viendra
la colonisation. Une promesse radicale : à la ans après l’échec de Bertha Boxcar, pour peut- peut-être du dispositif de tournage, un décor
fois un cri (son titre, qui est aussi le nom d’un être talonner enfin son maître Ford, et saisir filmé simultanément à 360º par plusieurs
oiseau) et une construction romanesque héri- l’une des multiples naissances de l’Amérique caméras, comme un film palimpseste qui ne
tant de la tradition littéraire argentine. en la filmant depuis son arrière-pays. cesserait de se reconfigurer.
Fernando Ganzo Yal Sadat Alice Leroy

CAHIERS DU CINÉMA 11 MAI 2023


CANNES 2023

SÉLECTION OFFICIELLE
COMPÉTITION Élémentaire de Peter Sohn (clôture) Goodbye Julia de Mohamed Kordofani
Anatomie d’une chute de Justine Triet Filles du feu de Pedro Costa Hopeless de Kim Chang-hoon
Asteroid City de Wes Anderson Indiana Jones et le Cadran de la destinée de James Mangold How to Have Sex de Molly Manning Walker
Banel et Adama de Ramata-Toulaye Sy Jeanne du Barry de Maïwenn (ouverture) If Only I Could Hibernate de Zoljargal Purevdash
Black Flies de Jean-Stéphane Sauvaire Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese La Mère de tous les mensonges d’Assam El Moudir
La Chimère d’Alice Rohrwacher Strange Way of Life de Pedro Almodóvar Les Meutes de Kamal Lazraq
Club Zéro de Jessica Hausner The Idol de Sam Levinson Los delincuentes de Rodrigo Moreno
L’Enlèvement de Marco Bellocchio Omen de Baloji Tshiani
L’Été dernier de Catherine Breillat SÉANCES DE MINUIT Only the River Flows de Wei Shujun
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki Acide de Just Philippot Le Règne animal de Thomas Cailley (ouverture)
Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania Hypnotic de Robert Rodriguez Rien à perdre de Delphine Deloget
Firebrand de Karim Aïnouz Kennedy d’Anurag Kashyap Rosalie de Stéphanie Di Giusto
Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan Omar la Fraise d’Élias Belkeddar Salem de Jean-Bernard Marlin
Jeunesse de Wang Bing Project Silence de Kim Tae-gon Simple comme Sylvain de Monia Chokri
May December de Todd Haynes Terrestrial Verses d’Ali Asgari et Alireza Khatami
Monster d’Hirokazu Kore-Eda CANNES PREMIÈRE The Breaking Ice d’Anthony Chen
La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hùng L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli The New Boy de Warwick Thornton
Perfect Days de Wim Wenders Bonnard, Pierre et Marthe de Martin Provost Une nuit d’Alex Lutz (clôture)
Le Retour de Catherine Corsini Eureka de Lisandro Alonso
The Old Oak de Ken Loach Fermer les yeux de Victor Erice SÉANCES SPÉCIALES
Vers un avenir radieux de Nanni Moretti Kubi de Takeshi Kitano Bread and Roses de Sahra Mani
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer Perdidos en la noche d’Amat Escalante Anselm de Wim Wenders
Le Temps d’aimer de Katell Quillévéré Little Girl Blue de Mona Achache
HORS COMPÉTITION Man in Black de Wang Bing
L’Abbé Pierre – Une vie de combats de Frédéric Tellier UN CERTAIN REGARD Occupied City de Steve McQueen
Dans la toile de Kim Jee-won Les Colons de Felipe Gálvez Portraits fantômes de Klebler Mendonça Filho
Drôles de guerres de Jean-Luc Godard La Fleur de Buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion

QUINZAINE DES CINÉASTES
A Song Sung Blue de Zihan Geng La Grâce d’Ilya Povolotsky Le Procès Goldman de Cédric Kahn (ouverture)
Agra de Kanu Behl In Flames de Zarrar Kahn Riddle of Fire de Weston Razooli
L’Autre Laurens de Claude Schmitz In Our Day d’Hong Sang-soo (clôture) The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed
Blackbird Blackbird Blackberry d’Elene Naveriani Inside the Yellow Cocoon Shell de Thien An Pham de Joanna Arnow
Conann de Bertrand Mandico Légua de Filipa Reis et João Miller Guerra The Sweet East de Sean Price Williams
Creatura d’Elena Martín Gimeno Le Livre des solutions de Michel Gondry Un prince de Pierre Creton
Déserts de Faouzi Bensaïdi Mambar Pierrette de Rosine Mbakam Val Abraham de Manoel de Oliveira (séance spéciale)

SEMAINE DE LA CRITIQUE ACID


Ama Gloria de Marie Amachoukeli (ouverture) Lost Country de Vladimir Perišic Caiti Blues de Justine Harbonnier
La Fille de son père d’Erwan Le Duc (clôture) Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck Dreaming in Between de Ninomiya Ryutaro
Il pleut dans la maison de Paloma Sermon-Daï Le Syndrome des amours passées d’Ann Sirot et Raphaël État limite de Nicolas Peduzzi
Inchallah un fils d’Amjad Al Rasheed Balboni (séance spéciale) In the Rearview de Maciek Hamela
Jam de Jason Yu Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu Laissez-moi de Maxime Rappaz
Levante de Lillah Halla Vincent doit mourir de Stéphan Castang (séance spéciale) Linda veut du poulet ! de Chiara Malta et Sébastien
Laudenbach
Machtat de Sonia Ben Slama
La Mer et ses vagues de Liana et Renaud
Nome de Sana Na N’Hada

CAHIERS DU CINÉMA 12 MAI 2023


CANNES 2023

Film annonce du film « Drôles de guerres »


de Jean-Luc Godard

LE CARNET
D’IMAGE
I ncontestablement, l’un des événements de cette
année sera la découverte du dernier film que
Jean‑Luc Godard a totalement achevé et validé juste
Nicole Brenez
avant sa mort. Un texte de Nicole Brenez et des propos Le 1er mars 2022, d’une voix fatiguée mais ferme et emplie de
de Fabrice Aragno, deux de ses fidèles collaborateurs joie, Jean-Luc Godard déclare à Fabrice Aragno et Jean-Paul
(avec Jean-Paul Battaggia) reviennent sur la genèse Battaggia qui l’enregistrent, à propos de Film annonce du film
et la conception de ce film fabriqué à la main. « Drôles de guerres » : « Je ne sais pas ce que vous en avez pensé quand
je vous ai dit que c’était l’un de mes meilleurs films, ce que j’aime
bien c’est que c’est très lent, très silencieux de temps en temps, et puis
il y a autre chose, donc c’est la perfection ». Pour qui s’est habitué
à l’autocritique permanente grâce à laquelle évolue le travail
de Godard, la surprise est de taille. Après Sisyphe, imaginer

Fabrice Aragno
Godard heureux ? Jean-Luc a pensé la durée de chaque plan
sur le modèle physique des quelques secondes dévolues par
les visiteurs d’un musée de peinture à la perception de chaque
« Nous n’avons cessé, notamment à cause du confinement, de tableau, avec à l’horizon la figure extrême de Reger, ce per-
reporter le tournage du film intitulé Drôles de guerres, que nous sonnage de Thomas Bernhard qui, pendant trente ans, vient
n’avons finalement pas tourné. Comme d’habitude, Jean-Luc s’asseoir tous les deux jours devant L’Homme à la barbe blanche
a fait une brochure papier pour ce film, avec des collages, des du Tintoret (Maîtres anciens, 1985). Donc la lenteur, version
photos, des textes écrits à la main, de manière très artisanale. De cinétique d’un résidu contemporain d’expérience contempla-
la même manière, il a aussi fait la brochure du “film annonce”, tive, oui ; le silence, la page blanche, oui. Mais alors, en quoi
qui explique Drôles de guerres ‑ une quarantaine de pages en consisterait cette « autre chose » qui permet d’accéder à une
format A5 sur du papier cartonné. Au début de l’année der- perfection même ironique ? Premières hypothèses : des êtres
nière, il a eu l’idée d’en filmer toutes les pages, en mettant engagés dans leur cause jusqu’à la mort ; l’irruption d’un plan
des post-it sur chacune d’elles pour indiquer le nombre de en mouvement dans l’histoire millénaire des images immobiles,
secondes que devait durer chaque plan. J’ai mis tout ça sur une dont parfois un film ravive le caractère miraculeux ; un dense
timeline et ça constituait un film, dont chaque plan était une écheveau de relations ouvertes ou brisées entre les mots, les
page. Puis il a fait un document avec des feutres de couleurs, images et les sons ; les derniers éclats d’une recherche dévo-
indiquant les placements du son, à la seconde près : “De telle rante sur le négatif ; beaucoup de souffrances, de tortures, de
minute et telle seconde à telle minute et telle seconde, mettez tel extrait batailles perdues, d’idéaux bafoués, sur un papier qui porte un
de Notre musique, ou telle musique, ou tel bout d’un entretien que nom d’arme (« Canon ») ; diverses phases du travail, parfois très
nous avons fait ensemble pour parler du film à faire”, etc. Les indi- anciennes, mises à nu et ajointées ; bouches d’ombre, chutes,
cations étaient toutes données graphiquement et j’ai constitué vertiges ; le chemin vers un texte où l’on peut lire : « Si elle est
manuellement le film chez moi, mais Jean-Luc était si précis morte, n’oublie pas. Si elle est morte, un simple faire-part. Un simple
que le résultat correspondait exactement à ce qu’il avait pensé, faire-part. » (Charles Plisnier, Faux passeports, 1937).
sans qu’il ait eu besoin de mettre la main à la coupe. Il a été N.B.
complètement terminé et validé par lui. »

Propos recueillis par Marcos Uzal par téléphone, le 26 avril.

CAHIERS DU CINÉMA 14 MAI 2023


CANNES 2023

© SAINT LAURENT/VIXENS/L’ATELIER

Film annonce du film « Drôles de guerres »


CAHIERS DU CINÉMA 15 de Jean-Luc Godard. MAI 2023
CANNES 2023

Une promenade
Photographies de Fabrice Aragno

Ces photos prises en janvier 2022 datent du temps de la réalisation de ce film. Ce sont des
essais d’une pellicule 35 mm noir et blanc cinéma, faits avec des chutes de bobines montées
sur des bobinots afin de les mettre dans un appareil photo argentique, ce qui coûtait moins
cher que de dérouler 120 mètres dans une caméra. C’était juste pour voir la qualité, le
grain, les contrastes de cette pellicule. Comme je ne savais pas quoi photographier, j’ai
pris mon appareil un jour où je voyais Jean-Luc. Ces essais étaient pour Drôles de guerres,
pour lequel on s’était équipés avec des caméras 35 mm, 16 mm et Super 8. Je poursuivais
les essais pour Drôles de guerres, mais Jean-Luc était déjà parti sur le film annonce.
F.A.

© FABRICE ARAGNO

CAHIERS DU CINÉMA 16 MAI 2023


CANNES 2023

May December de Todd Haynes

UNE QUÊTE
D’INSTABILITÉ
Entretien avec Todd Haynes
A lors que May December va être présenté en compétition à Cannes, le Centre
Pompidou consacre une rétrospective à Todd Haynes, jusqu’au 29 mai.
L’occasion pour les Cahiers de s’entretenir longuement avec ce grand cinéaste discret,
qui interroge l’Amérique à travers ses normes et formes politiques, sociales, sexuelles,
artistiques, et à travers le temps.

CAHIERS DUchez
Todd Haynes CINÉMA
lui à Portland, Oregon. 18 MAI 2023
CANNES 2023

Que pourriez-vous nous dire sur votre dernier film, avant que nous circonscrit parfaitement l’humour et l’intelligence du récit. J’ai
le découvrions à Cannes ? aussi continué à voir ou revoir des films narrant cette relation
Je n’ai pour ainsi dire pas parlé de May December jusqu’à main- d’une femme et d’un homme plus jeune, comme Boulevard du
tenant et c’est, comme à chaque fois, une chose étrange à crépuscule. Mais Persona de Bergman reste la référence la plus
évoquer… C’est comme entrer dans un nouveau monde, à manifeste pour moi, car il s’agit également, dans May December,
petits pas, vous voyez ? C’est un film à petit budget, tourné en d’une « fusion » entre deux femmes. L’actrice explore son per-
vingt-trois jours. Petit budget est un terme relatif, bien sûr, car sonnage auprès de cette femme, essaie d’apprendre ses gestes
nous avons eu plus d’argent en production que je ne l’aurais et manières, jusqu’à son regard. Mais il y a quelque chose de
pensé au départ. Mais le marché actuel n’est plus vraiment gangrené dans toute cette situation, un malaise qui passe clai-
intéressé par ce type de drame. Tout est fait pour le streaming rement par l’homme présent, plus jeune. Et l’impact qu’a cette
ou la télévision aujourd’hui, et proposer un film pour le grand rencontre avec la comédienne sur la famille.
écran, avec pour personnages principaux des femmes et une
histoire « domestique », paraît anachronique, peu engageant. La Vous êtes obsédé par la musique, qui est au centre de Superstar:
seule bonne raison de le financer était sans doute le scénario, à The Karen Carpenter Story (1985), Velvet Goldmine (1998) ou I’m Not
la fois inquiétant, complexe et assez drôle. Mais j’ai pu consti- There (2007). Quel rôle joue-t-elle ici ?
tuer une équipe parfaitement investie. Un film est généralement organisé, dans mon esprit, autour
d’images que je collecte. Un livre d’images que je fais cir-
Vous avez beaucoup travaillé avec Edward Lachman à l’image, culer auprès de tous mes collaborateurs (et encore plus que
mais sa santé ne lui a pas permis d’être des vôtres. d’habitude pour May December). En soumettant ces collages ou
J’ai souvent collaboré avec les mêmes personnes. Pour May associations visuelles, je propose aussi une musique. Il s’agissait
December, l’équipe est constituée de gens que je connais déjà ici de la bande originale du Messager de Joseph Losey, com-
et d’autres que je découvrais, comme la cheffe costumière posée par Michel Legrand. C’est un film que je crois avoir
April Napier ou Christopher Blauvelt à l’image. Mais je les découvert enfant, mais je ne l’avais jamais revu sur les écrans
connaissais sans les connaître puisqu’ils travaillent avec Kelly depuis, comme s’il avait disparu… Sauf sur le câble, l’an passé.
Reichardt, elle depuis Certaines femmes et lui depuis La Dernière Et sa musique m’a littéralement époustouflé ! Je n’arrêtais pas
Piste (Todd Haynes a été le producteur exécutif de la plupart des films de l’écouter, et j’ai décidé de l’envoyer à quiconque décou-
de Reichardt, ndlr). Nous avions très peu de temps pour rempla- vrirait le livre d’images de May December. Nous avons placé
cer Ed, chaque seconde comptait et Christopher s’est imposé des repères, dès la phase du script, à l’endroit où elle devait
naturellement. Je sais que Kelly passe beaucoup de temps en être jouée. Et nous l’avons écoutée pendant le tournage, nous
amont, pour chaque projet, à réfléchir avec lui à la place de l’avons également utilisée pendant le montage… Chose que
la caméra, en évoquant les films qui l’inspirent à tel ou tel je n’avais jamais faite auparavant. Finalement, j’ai soumis au
moment du script ou pour tel ou tel plan… C’est ainsi que compositeur Marcelo Zarvos tous ces extraits musicaux signés
nous avons démarré également, mais sur les chapeaux de roue ! Legrand. J’ai réalisé à quel point cette musique était d’em-
blée étroitement, subtilement et presque mathématiquement
À quels films pensiez-vous de votre côté ? la pierre angulaire de notre film. Marcelo a alors repris la
Les films d’Ingmar Bergman et quelques Godard furent des partition de Legrand en la réinterprétant à sa manière, en la
références essentielles pour moi à ce moment-là. Je les ai réarrangeant complètement, ajoutant des passages originaux,
découverts au lycée et ils m’ont toujours accompagné. May lui donnant une autre ampleur, une autre voix. La musique
December en garde la trace. Le film s’est fait à une certaine originale de Legrand prend des airs un peu baroques et s’ac-
cadence, avec une palette de couleurs très précise, et un cadre corde plutôt aux sentiments des personnages. Elle ne semble
qui convenait à l’histoire, directement lié aux types de films pas appartenir au film, c’est très étrange ! Elle le commente : le
que j’avais revus. J’ai tout particulièrement pensé à Bergman spectateur est convié à entendre cette musique qui joue mal-
pour un monologue : le personnage joué par Natalie Portman gré le film, parfois presque contre lui. D’où mon envie et mon
lit à haute voix une lettre, elle interprète – elle est actrice dans excitation à réutiliser cette composition intrusive dans May
l’histoire – cette lettre, seule dans sa chambre d’hôtel, construi- December.Vous voyez : au départ, il s’agit de consulter un livre
sant un personnage en s’inspirant d’une femme qu’elle a ren- d’images et d’écouter une partition, mais au final, la musique
contrée (interprétée par Julianne Moore). Je l’ai toujours construit le film tout entier. J’espère que vous la percevrez
vue, d’une certaine manière, comme Ingrid Thulin dans Les comme une saillie quand vous la découvrirez.
Communiants (1963), faisant cette lecture face caméra, devant
un mur blanc et nu. Et c’est devenu un motif à part entière, Vous semblez toujours vous demander : comment raconter une histoire,
tout au long du film. La simplicité de ce genre de plan se prê- en images, avec ou à partir de la musique ? Et c’est d’autant plus vrai avec
tait à la sobriété du tournage. On a été amenés à forger des votre précédent film, The Velvet Underground (2021).
idées formelles en fonction de la modestie de la production et Oui, c’était passionnant à explorer. J’ai vite pensé à concevoir
PHOTO BY NATALIE BEHRING/GETTY IMAGES PORTRAIT

cela faisait directement écho aux thèmes de l’histoire. Quant ce parcours du Velvet à partir des images d’Andy Warhol, en
aux références, j’ai pensé à beaucoup de films qui étaient pensant aussi à Jonas Mekas, Barbara Rubin, Marie Menken,
visuellement minimalistes. Et je me suis rendu compte qu’ils Kenneth Anger, Jack Smith… Tous ces cinéastes, expéri-
avaient certains sujets en commun, en particulier la relation mentaux par nature, qui gravitaient autour d’une même
qui unit un jeune homme à une femme plus âgée. Le Lauréat scène underground tout en étant très différents les uns des
de Mike Nichols, par exemple, à propos duquel on ne parle autres. Le film est le reflet et le condensé de l’effervescence
pas assez du minimalisme de la mise en scène, où le cadrage de cette époque.

CAHIERS DU CINÉMA 19 MAI 2023


CANNES 2023

Qu’en est-il du projet Fever, annoncé il y a deux ans ? on aimerait s’accrocher à une vérité, de celles qui font du bien.
Ce devait être un biopic sur Peggy Lee, avec Michelle Williams, Mais même s’il y a de la beauté et de la sensualité dans mes
produit par la MGM. Plusieurs facteurs ont empêché sa réalisa- films, ils ne cherchent pas à susciter le bien-être, ils visent plutôt
tion : avec le Covid, tout a fermé, des maisons de production ont une forme d’instabilité.
disparu, la presse a éreinté quelques biopics à cette période…
Et c’est tombé à l’eau. C’était terriblement décevant pour nous On dirait que vos films cherchent à tordre le temps, par exemple quand,
tous. J’étais très enthousiaste à l’idée de faire un film sur l’ère dans Velvet Goldmine, vous faites dire au jeune Oscar Wilde qu’il veut
du jazz, et sur Peggy Lee en particulier. J’ai appris une chose : devenir une pop star, ou quand, dans Le Musée des merveilles (2017),
ce qui est capital dans le contexte musical, c’est la recherche vous faites cohabiter cinémas parlant et muet. L’Histoire serait-elle
des droits musicaux. Les ayants-droits décident si quelque chose cyclique ?
est déjà fait ou non, doit être fait ou non… Il ne s’agit même Je pense que nos prédécesseurs peuvent nous être secourables.
plus vraiment de musique ici, mais de perspectives financières Avec Velvet Goldmine, je voulais examiner le curieux héritage
au nom de la prétendue défense de l’œuvre de l’artiste. Ce qui court à travers la culture anglaise, et qui se reflète aussi dans
fut un problème avec les chansons de Karen Carpenter, ou d’autres cultures, une qualité queer, l’expression d’un non-
encore celles de Bowie que nous souhaitions utiliser dans conformisme sexuel. Certains ont trouvé une langue, une phi-
Velvet Goldmine. Cela dit, ça été bénéfique. Cela a laissé place à losophie, une attitude pour affirmer leur différence et en faire
d’autres chansons, moins connues mais qui aidaient à mieux une nouvelle possibilité pour leur média. La façon dont Wilde
structurer l’histoire et à véhiculer autrement des idées autour s’habillait, se mouvait, était déjà essentielle pour les dandys qui
de la musique et de la vie de ces musiciens. Et cela n’a pas l’ont précédé, et après lui dans les années 1960, chez les mods
écarté l’influence profonde qu’a eue la musique de Bowie sur et les groupes de glam rock. De telles histoires se transmettent
le film, et sur le glam rock en général. Mais on s’est mieux de façon plus ou moins secrète.
réappropriés le récit en faisant entrer Roxy Music et Brian
Eno, ou d’autres groupes moins connus. Ça laissait de la place Votre œuvre est assez hétérogène formellement. La continuité se situerait
pour rêver un peu autrement, avec d’autres timbres, d’autres plutôt sur le plan narratif, à travers vos personnages, qui ont le courage
riffs, d’autres rythmes. En revanche, quand j’ai commencé I’m de remettre les normes en question en s’inventant une façon de vivre.
Not There autour de la figure de Bob Dylan, je savais qu’il n’y Pourtant, vous n’êtes pas l’auteur de tous les scénarios de vos films.
avait aucun moyen de faire le film sans ses chansons. J’en ai Je ne suis pas sûr de penser que tous mes personnages
parlé à mon amie et productrice Christine Vachon qui m’a dit : répondent à ce parcours… Mais en effet, mes trois dernières
« On va tenter le coup ! » Et le roi a bien voulu nous donner les fictions ont été écrites par des scénaristes, sans que cela repré-
clés du royaume ! À partir de ses chansons, nous avions aussi sente une rupture dans mon œuvre, je crois. Je pense que c’est
la possibilité d’interpréter librement le sujet Dylan, avec des dû au fait que la façon dont j’écris et réalise repose beaucoup
aspects négatifs qui se heurteraient à d’autres positifs – d’où les sur l’acte de collecter et d’interpréter des éléments préexis-
différentes représentations qu’on en a faites. Ça a ouvert pour tants : un langage culturel, des genres, des événements, de la
moi un endroit très fertile où il n’y avait pas une seule vision musique… En un sens, on pourrait dire cela de tout scénario
réductrice à offrir de l’artiste. Au contraire, puisque Dylan a eu « original ». Qu’est-ce qui est vraiment original ? En tout cas,
plusieurs masques à travers le temps, donnons-les tous à voir ! je n’ai jamais cherché à être original, mais plutôt à interpré-
ter, à regarder le cinéma comme un langage culturel en prise
Une certaine nostalgie se dégage de vos films, presque tous situés avec des phénomènes qui m’inspirent de l’ambivalence. Cette
dans le passé. La reconstitution d’une époque est-elle inhérente à votre ambivalence se retrouve dans un processus conscient d’appro-
désir de faire du cinéma ? priation. Ça vient de la façon dont j’apprends.
La nostalgie suggère que le passé est plus beau que le présent,
que l’on a une affection pour le passé que l’on veut garder
intact. Je ne peux nier que je ressens parfois cela, en particulier
© TODD HAYNES/COLL. MUSEUM OF THE MOVING IMAGE, NY

au regard de l’histoire du cinéma, et que j’aimerais parfois vivre


dans le passé… J’ai l’impression que je serais entouré de tout un
tas de pratiques artistiques et d’expressions politiques vis-à-vis
desquelles notre époque est terriblement arriérée. J’ai l’impres-
sion que le passé nous est supérieur. Mais je ne dirais pas que
mes films sont nostalgiques. Ils décrivent même l’opposé du
contentement : on y fait l’expérience de limites, de problèmes
et de formes de répression liés à l’époque. Même dans mes
films les plus optimistes, ceux qui portent sur des artistes, les
personnages ne veulent pas se fixer mais rester en mouvement
et déjouer les attentes. Ils ne cherchent pas à rester attachés à
quelque chose qui serait vrai, mais plutôt à assumer que ce qui
est vrai aujourd’hui sera faux demain. C’est ce que je dirais de
Dylan. Il n’a cessé de présenter de nouvelles versions de lui-
même qui allaient à l’encontre du passé, avec une conviction
sans faille. Ça ne durait que deux ou trois mois à chaque fois.
Quand on aime l’art et que l’on cherche du sens aux choses, Superstar: The Karen Carpenter Story (1987).

CAHIERS DU CINÉMA 20 MAI 2023


CANNES 2023

© SONY PICTURES CLASSICS 1998


Tournage de Velvet Goldmine (1999), de gauche à droite : Todd Haynes, Jonathan Rhys Meyers et Christine Vachon.

C’est-à-dire ? Quelle est cette méthode d’apprentissage ? moi qui ai écrit le film, je continue d’y explorer des thèmes
Par exemple, j’ai appris de Dylan non seulement en écoutant qui me sont familiers, mais d’une façon un peu différente.
ses chansons et par ses biographies, mais aussi en lisant tous
les livres qu’il lisait lui-même, en essayant de m’entourer des L’aspect politique de ces histoires est plutôt sous-jacent, sauf dans
œuvres qui l’ont influencé à l’époque, pour finir par sentir la Dark Waters (2019). Comment avez-vous vécu la réalisation de cette
façon dont les idées qui circulaient au début des années 1960 œuvre qui tranche avec les autres ? Auriez-vous envie de refaire
lui ont donné cette confiance de faire sa propre musique. C’est un film dans cette veine ?
la même chose avec le Velvet Underground. Il est difficile de C’était une expérience extraordinaire. Cette histoire de
séparer ces recherches de l’écriture, car je veux que toutes corruption et de cupidité est extrêmement grave mais, encore
les idées les plus justes que je rencontre en chemin trouvent une fois, ce qui m’a attiré dans le projet est un genre de
une place dans le film. C’est un processus de collecte et de cinéma que j’adore, et dont mes œuvres antérieures ne por-
distillation. Un autre fil rouge dans ma filmographie réside taient pas la trace : les films paranoïaques des années 1960-70.
dans la description d’une vie domestique avec des personnages Je trouve que les histoires de femmes enfermées dans des mai-
féminins qui ne sont pas exemplaires, qui se débattent avec des sons sont fondamentalement politiques, tout comme les récits
contraintes, avec un champ des possibles limité. Les films que sur les persécutions des homosexuels. Les dynamiques sociales
j’ai faits avec Julianne Moore s’inscrivent dans une tradition me semblent politiques par essence, il n’est pas nécessaire de
du mélodrame qui va de Hollywood à Fassbinder et Chabrol. l’être plus explicitement. C’est justement ce que j’adorais dans
Si l’on pense que le féminisme n’a plus de raison d’être et ce type de cinéma : tout y devenait politique, tout portait
que le racisme n’existe plus, il suffit de regarder autour de soi l’ombre de la suspicion envers le pouvoir, après le Watergate, le
pour voir à quel point on a reculé sur certains points, alors que Vietnam et les assassinats connus des années 1960. Les artistes
l’on croyait les combats gagnés. Ces histoires passées ne sont s’y sont confrontés en revenant au film de genre : le film de
pas archaïques, elles restent pertinentes. May December a à voir gangsters pour Le Parrain, le film d’horreur pour L’Exorciste,
avec l’oppression patriarcale, mais curieusement, ce sont deux le polar pour Chinatown… C’étaient des films de genre, mais
femmes qui occupent les positions de pouvoir dans le film ; et imprégnés du soupçon d’une perte de sens, notamment la
c’est l’homme qui succombe volontairement. Je pense que ça trilogie d’Alan J. Pakula – Klute, À cause d’un assassinat et
a tout de même à voir avec le patriarcat : les genres ne sont pas Les Hommes du président. Les pratiques de surveillance avaient
les mêmes, mais le système est là. Le fait divers dont le scénario alors envahi notre joyeuse innocence. C’est ce que j’ai trouvé
est inspiré avait choqué parce qu’une femme avait séduit un remarquable dans le personnage de Robert Bilott, dans Dark
homme plus jeune, alors que l’inverse aurait semblé évident. Waters : la réalité qu’il rencontre a de telles implications qu’elle
Cela fait partie du déséquilibre, et c’est l’une des questions le met en péril physiquement et émotionnellement. La façon
que soulève le film : il montre une femme qui suit son désir dont l’étau se resserre autour de soi, dont la vie se rétrécit, à
et sacrifie au passage certaines de ses responsabilités familiales. partir du moment où l’on s’engage sur un tel chemin, m’inté-
On a tendance à être plus durs avec elle qu’on le serait avec ressait beaucoup. Je suis très fier du film. Nous avons réussi à
un homme qui ferait la même chose. Même si ce n’est pas raconter une histoire compliquée sans qu’elle soit monotone,

CAHIERS DU CINÉMA 21 MAI 2023


CANNES 2023

FRANÇOIS DUHAMEL/© KILLER FILMS


May December (2023).

en y insufflant de l’anxiété et de la paranoïa. Tout cela grâce veulent des références, des playlists, des photos ou de longues
à Mark Ruffalo. Il avait beaucoup d’énergie et de courage, et discussions. D’autres ne veulent rien de tout cela, et il faut le
sa confiance tranquille a rejailli sur nous. respecter. Travailler avec Julianne Moore et Natalie Portman
sur May December était pour moi comme assister à une sorte
Quel type de relation entretenez-vous habituellement de master class ! Je leur ai demandé d’accomplir des choses
avec vos acteurs ? difficiles au sein d’un nombre limité de plans fixes. Si je n’avais
Au début, l’audience limitée de mes films ne permettait pas pas travaillé avec des actrices de génie, le film n’aurait pas pu
d’attirer des acteurs célèbres. Je m’inscrivais dans le new queer exister : d’une part sur le plan pratique, car nous n’aurions pas
cinema, lié à la période du sida et à la prise de conscience qu’il réussi à tourner dans le temps imparti, et d’autre part sur le
y avait un public gay qui avait envie de voir un certain type plan dramatique et émotionnel. Elles ont donné tout ce dont
d’œuvres. Il y a deux facteurs sans lesquels ma carrière n’aurait j’allais avoir besoin au montage.
tout simplement pas existé : une catégorie d’acteurs qui avait
envie de relever des défis et de se frotter à différentes façons Vous travaillez toujours sur un projet de série autour de Sigmund Freud ?
de faire du cinéma, et un establishment critique qui s’intéres- Pas en ce moment, mais c’est un projet auquel je tiens particu-
sait à ces œuvres singulières. J’en ai bénéficié dès mon moyen lièrement et je ne compte pas le lâcher ! Pour l’heure, le Centre
métrage Superstar : des critiques importants ont pris au sérieux Pompidou m’a demandé de réaliser une œuvre originale
ce petit film qui aurait facilement pu passer inaperçu. Ça lui a dans le cadre de la collection « Où en êtes-vous ? ». Ce court
donné un écho qui m’a permis de réaliser mon premier long, métrage, qui ne sera montré qu’en France, s’intitule Image Book.
Poison (1991). De même, après ma collaboration avec Julianne C’est plus un essai qu’autre chose, comme l’envers de May
Moore, qui commençait tout juste à percer, sur Safe, de nom- December, en 17 minutes. Le film joue très ouvertement avec
breux jeunes acteurs ont eu envie de travailler avec moi sur le les formes, visuelles comme sonores, et les genres, de composi-
film suivant, Velvet Goldmine. Et ainsi de suite. Aucun de mes tions espiègles en déconstruction soudaine… comme Godard.
films n’a rapporté beaucoup d’argent, mais les acteurs et la
critique leur ont donné une légitimité. J’ai beaucoup appris Entretien réalisé par Olivia Cooper-Hadjian et Philippe Fauvel
des acteurs. Chacun a sa façon de travailler. Certains utilisent en visioconférence, le 13 avril.
toujours la méthode de l’Actors studio, cette immersion dans
l’histoire du personnage nourrie de ses propres expériences. « Todd Haynes : Chimères américaines ». Rétrospective intégrale, en présence du cinéaste,
D’autres, pas du tout. J’ai vite compris qu’il fallait s’adapter de Julianne Moore, Cate Blanchett, Kate Winslet et Christine Vachon, au Centre Pompidou
à eux, les laisser me dire ce dont ils avaient besoin. Certains à Paris, du 10 au 29 mai.

CAHIERS DU CINÉMA 22 MAI 2023


CANNES 2023

COLLECTION ET © TODD HAYNES


Todd Haynes, dessin au feutre pour Loin du Paradis (2002).

Todd Haynes, dessin au feutre pour I’m Not There (2007).

Les images publiées aux pages 20 et 23 sont tirées du livreTodd Haynes – Chimères américaines d’Amélie Galli
et Judith Revault d’Allonnes. Remerciements à de l’incidence éditeur.

CAHIERS DU CINÉMA 23 MAI 2023


CANNES 2023

Todd Haynes. Chimères américaines d’Amélie Galli et Judith Revault d’Allonnes

La méthode Haynes
A u cœur de l’ouvrage édité à l’occasion de la rétrospective

© TODD HAYNES/COLL. MUSEUM OF THE MOVING IMAGE, NY


intégrale des films de Todd Haynes au Centre Pompidou,
des archives : photos de repérages et de tournage, extraits de
scénarios, storyboards… Tandis que ses dessins d’enfants
racontent ses obsessions précoces pour les célébrités
féminines, les pages des livres d’images que le cinéaste
constitue pour chaque œuvre témoignent de la façon
dont il puise continuellement dans une matière visuelle
préexistante. Il intègre parfois même des photogrammes
d’autres films à son propre découpage. D’autres documents
nous renseignent sur l’apport de sources documentaires ou
théoriques. En préparation de Superstar, Haynes dresse un
tableau mettant en lien les productions de Karen Carpenter
et son régime alimentaire, jusqu’à sa mort causée par son
anorexie. À l’attention des actrices de Carol, il formule le
parcours des deux héroïnes en puisant dans les Fragments
d’un discours amoureux de Barthes. Dans l’entretien mené
par Judith Revault d’Allonnes, il revendique la dimension
vorace de son cinéma comme étant inhérente au médium :
« Le fait de mettre en images ce qui se trouve sur une page
relève d’une transformation – et d’une certaine cruauté. »
Cette longue discussion confirme l’accent que l’ouvrage place
sur le faire : sa structure chronologique permet de revenir
sur la genèse de chaque œuvre et sur sa réception, avec une
distance riche d’enseignements (ainsi Safe a déconcerté à
sa sortie, mais figurait finalement dans de nombreux tops
de la décennie 1990). Haynes raconte aussi sa formation
au Bard College, qui l’a exposé à une avant-garde de la
pensée : « À mon époque, la théorie féministe du cinéma a
produit un bouleversement. C’était un discours déterminant,
le plus novateur pour concilier les points de vue freudien,
lacanien et marxiste sur la culture, les films, sur les systèmes
Photographie de tournage de The Suicide de Todd Haynes (1978), en arrière-plan
de signification. » Il relate aussi des rencontres-clés : avec à gauche avec David Blaikie (interprète du film) et Joel Berkovitz (opérateur).
Julianne Moore (qui signe un avant-propos pertinent),
Edward Lachman ou encore Christine Vachon, qui devint sa
productrice attitrée. Un entretien final avec Kelly Reichardt
lève le voile sur May December, dont l’amie et collaboratrice
du cinéaste a pu voir une version de travail. L’interprétation
de l’œuvre, secondaire dans ces discussions, trouve à se
déployer dans l’essai inaugural d’Amélie Galli, qui dessine les
grands axes d’une filmographie protéiforme – camp et corps
minoritaires, oppression féminine et états limites – en pointant
la signifiance de motifs tels que le miroir, le diorama ou encore
la fessée. Elle décèle un fil rouge : « Au-delà de la maladie
elle-même, Todd Haynes impose de film en film un climat
paranoïaque lié à la propagation permanente d’une forme
de contamination. L’intoxication semble partout à l’œuvre »,
que le poison soit concret, ou purement métaphorique. ■
Olivia Cooper-Hadjian
de l’incidence éditeur, 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 24 MAI 2023


CANNES 2023

Parmi les bonnes nouvelles des sélections cannoises de cette année : l’abondante présence africaine.

UN TICKET
POUR L’AFRIQUE
par Élisabeth Lequeret

L e Sénégal devient un pays de cinéma important. En Afrique du


« Nord a émergé une nouvelle génération, en particulier de réali-
satrices. Et puis il y a des pays étonnants comme le Soudan ou le
tapis rouge cannois, des Filles d’Olfa, qui s’attache à une famille
dont deux filles adolescentes ont rejoint Daesh. La Sénégalaise
Ramata Toulaye-Sy a quant à elle tout de la parfaite comète,
Congo : est-ce que ce sont des fleurs dans le désert, ou au contraire les attisant d’autant plus la curiosité qu’on ne sait quasiment rien
signes annonciateurs d’un avenir, plus fort encore, pour ces pays-là ? d’elle ni de son film, Banel et Adama, histoire d’amour tour-
En tout cas, nous sommes heureux d’être les porteurs de cette vitalité mentée tournée dans le nord du Sénégal.
nouvelle », relevait Thierry Frémaux lors de la traditionnelle Deux films suffiraient-ils donc à annoncer le printemps ? Sans
conférence de presse cannoise, le 13 avril dernier. De fait, la doute, tant on part de loin. Selon une étude menée en 2018
présence de deux films africains en compétition a grandement par l’Observatoire du cinéma africain, 1,5% des films pré-
surpris, à commencer par l’intéressé lui-même. Et pour cause : sentés à Cannes viennent du Continent. 1,5% ? Une lecture
la présence de deux réalisatrices venues d’Afrique, l’une du non exhaustive des films en compétition, à partir de 1966,
Sénégal, l’autre de Tunisie, marque une première dans l’histoire année de La Noire de…, confirme cette sous-représentation.
du festival. L’ascension de la seconde, Kaouther Ben Hania, À commencer par celle de Sembène Ousmane, dont aucun
semble obéir à une invisible méritocratie festivalière : pre- long métrage, en quarante ans de carrière, n’a eu les honneurs
mier long à l’Acid (Le Challat de Tunis, 2014), puis Un certain de la compétition, alors même qu’il siège au jury, en 1967,
Regard (La Belle et la Meute, 2017), et pas de côté à la Mostra aux côtés de Shirley MacLaine, Vincente Minnelli et Tahar
(L’Homme qui a vendu sa peau, 2020) jusqu’à l’arrivée, sur le Cheriaa – le fondateur des Journées cinématographiques de

© LA CHAUVE SOURIS

Banel & Adama de Ramata-Toulaye Sy.

CAHIERS DU CINÉMA 25 MAI 2023


CANNES 2023

Mambéty, 1973), Njan Gaan (Mahama Johnson Traoré, 1975),


© RADICAL MEDIA

Yaaba (Idrissa Ouedraogo, 1989), Buud Yam (Gaston Kaboré,


1997), Taafe Fanga (Adama Drabo, 1997) ou encore La Vie
sur terre (Abderrahmane Sissako, 1998). Il faut attendre la fin
des années 1980 pour que la compétition, s’appuyant sur le
travail défricheur des sections parallèles (Quinzaine et Un
certain regard) s’ouvre aux cinémas d’Afrique subsaharienne,
en sélectionnant le Malien Souleymane Cissé (Yeelen, Prix du
jury en 1987, et Waati en 1995), le Sénégalais Djibril Diop
Mambéty (Hyènes, 1992), le Burkinabé Idrissa Ouedrago (Tilaï
en 1990 et Kini & Adams en 1997), puis la nouvelle généra-
tion, représentée par le Tchadien Mahamat Saleh Haroun (Un
Omen de Baloji. homme qui crie en 2010, Grigris en 2013, Lingui en 2021) et
le Mauritanien Abderrahmane Sissako (Timbuktu en 2014).
Carthage. C’est la Quinzaine des réalisateurs qui présente
Emitaï (1972) et Ceddo (1977), deux de ses plus beaux films, Come back, Africa
tandis que la Mostra rafle le Mandat (1965) ainsi que le splen- Une bouffée d’air frais ? C’est en tout cas sur un paysage on
dide et polémique Camp de Thiaroye (1987). Il faut attendre ne peut plus aride que tranche ce millésime 2023 : en tout,
Mooladé (2004), son dernier film, réalisé trois avant sa dispa- la sélection officielle compte cette année six longs métrages
rition, pour que le « doyen du cinéma africain » retrouve le du continent, Afrique subsaharienne et Maghreb compris. Du
chemin de Cannes, à Un certain regard. Une telle absence jamais vu, d’autant que les rares habitués – tel le Marocain
peut en partie s’expliquer par les critères de la sélection – Nabil Ayouch – ont cédé cette année leur place à de nou-
avant 1972, chaque État choisissait ses candidats, et Sembene veaux visages. Les quatre autres films figurent dans la sélec-
a toujours été, sourdement ou frontalement, en friction avec tion Un certain regard. Dans La Mère de tous les mensonges, la
le gouvernement de Léopold Sédar Senghor. Sur la durée, elle Casablancaise Asmae El Moudir explore son passé. Une photo
laisse néanmoins perplexe. oubliée, unique souvenir de son enfance, y devient le point
De fait, raconter l’histoire de la présence africaine à Cannes de départ d’une enquête intime, faisant exploser secrets de
consiste surtout à pointer lacunes et oublis, souvent occultés famille et carcan patriarcal. Toujours à Casablanca, son com-
par le triomphe de Chronique des années de braise, de l’Algérien patriote Kamal Lazraq suit dans Les Meutes la course folle de
Mohammed Lakhdar-Hamina, Palme d’or en 1975. À rebours, deux petits escrocs dont la vie bascule après un accident. Ironie
la Quinzaine, moins entravée ou plus affûtée (c’est selon) de l’actualité : alors que le Soudan s’enfonce dans le chaos,
peut s’enorgueillir d’avoir fait les bons choix : de Halfaouine Mohamed Kordofani filme le moment de la partition du pays,
(Férid Boughedir, 1990) aux Silences du Palais (Moufida Tlatli, en 2011 : Goodbye Julia est une histoire de rédemption et de
1994), sans oublier le flamboyant Touki Bouki (Djibril Diop pardon, celui d’une ancienne chanteuse cherchant à se racheter

© TÂNDOR PRODUCTIONS

Mambar Pierrette de Rosine Mbakam.

CAHIERS DU CINÉMA 26 MAI 2023


CANNES 2023

© SPECTRE PRODUCTIONS
Nome de Sana Na N’Hada.

après la mort d’un homme. En République démocratique du divorcée, tente de se remarier pour échapper à l’autorité de ses
Congo, le musicien et plasticien Baloji, star dans son pays, signe frères, tandis que la plus jeune cherche un moyen de se séparer
Omen, son premier film, avec Marc Zinga dans le rôle d’un de son mari violent. Entamé sous les auspices du classique
« enfant-sorcier » revenant dans son village, quinze ans après portrait-de-femmes-en-détresse, Machtat monte peu à peu en
en avoir été chassé. puissance, ne cessant de brouiller ses cartes, dévoilant et rebat-
De quoi ce Cannes 2023 est-il donc le signe ? Sans doute tant rapports de forces, complicités, rivalités du trio. Comme
moins d’une hypothétique « Nouvelle Vague » que d’un reboot dans Mambar Pierrette, les hommes sont la grande affaire du film,
des critères de la sélection. Auquel participe aussi l’abondance et le corps des femmes – maquillage, henné, danse et chants –
de premiers films, toutes sections confondues (lire page 32). vécu comme le seul moyen d’accéder à une liberté sans cesse
Hypothèse : par un lent ruissellement, ne serait-ce pas le renou- contredite par les faits.
veau du documentaire africain, perceptible depuis plus d’une Nome scelle quant à lui la découverte d’un film, autant que
décennie dans les festivals spécialisés, qui viendrait désormais celle d’un cinéaste. À 73 ans, son auteur, le Bissaoguinéen Sana
abonder le marigot cannois ? Ainsi, après plusieurs documen- na N’Hada a tout d’un inconnu, même si son premier long
taires très remarqués, la Camerounaise Rosine Mbakam pré- métrage, Xime, a été présenté en 1994 à Un certain regard.
sente à la Quinzaine sa première fiction, Mambar Pierrette : une Jeune villageois méprisé de tous, Nome prend les armes à la
couturière des bas quartiers de Douala élève ses deux fils tant fin des années 1960, et devient un héros de la Révolution, puis,
bien que mal, jusqu’au jour où des malfrats dérobent la tota- sitôt l’indépendance signée, l’un des mafieux les plus puissants
lité de sa recette, tandis que des pluies torrentielles dévastent du pays, Qui est Nome ? En créole, son nom désigne un homo-
sa maison et son atelier. Portrait d’une mère courage, Mambar nyme, autant dire un homme qui, littéralement, porte le nom
Pierrette est nourri par le travail documentaire de la réalisatrice. de tous. En moins de deux heures, Sana na N’Hada construit
Si la fiction s’y déploie au prix d’une certaine artificialité, un récit romanesque et poétique, une fresque qui conjugue
loin de la grâce de Félicité d’Alain Gomis – dont Pierrette l’élan de la Révolution à l’amertume des réveils, une fois l’uto-
semble être la petite sœur camerounaise –, le film convainc pie collective dissoute dans l’appât du gain. Mêlant tonalités,
par son montage impressionniste, exposant quelques coura- temporalités et registres, Nome fait dialoguer humains et esprits,
geuses figures de femmes dont la misère n’entame nullement présent et passé, recourant parfois à des séquences d’animation
le féminisme : « Moi, un homme ne me sert pas d’échelle », déclare ou à des archives filmées de la guerre d’indépendance, tournées
fièrement Pierrette à ses amies de tontine. par le cinéaste lui-même – avec ses complices de l’époque,
L’Acid confirme cette année la sûreté de regard de ses Flora Gomes, Josefina Lopes Crato et José Bolama, tous formés
programmateurs et programmatrices cinéastes avec deux à Cuba. De ce film inclassable sourd une prévisible colère, mais
magnifiques découvertes. « Machtat » est le nom donné, dans surtout une émotion teintée d’amertume. « La Guinée est-elle
le nord de la Tunisie, aux musiciennes de mariage. Dans prête pour tant de bonheur ? », s’interroge un personnage au début
son deuxième documentaire, Sonia Ben Slama s’attache à du film. Le final de Nome viendra lui offrir le plus beau et le
trois d’entre elles, la vieille Fatma et ses deux filles. L’aînée, plus cinglant des démentis. ■

CAHIERS DU CINÉMA 27 MAI 2023


CANNES 2023

Vers un avenir radieux de Nanni Moretti

MORETTI
VU DE ROME
par Cristina Piccino

C ritique à Il manifesto, Cristina Piccino raconte pour


les Cahiers la sortie à Rome de Vers un avenir radieux
de Nanni Moretti, et nous fait part de ses impressions
spectateurs qui ont grandi avec lui, dans sa mythologie. Giovanni
(Moretti) est un cinéaste qui parle toujours à voix haute, en
scandant les mots, comme pour nous rappeler que, oui, c’est
cinématographiques autant que politiques. Nous entrerons bien lui et que ce n’est pas lui, que c’est un méta-Moretti, parce
dans le débat après avoir vu le film ! qu’on ne peut pas faire marche arrière, les choses changent et
avec elles les gens, la réalité, les sentiments – la vie, en somme.
Les séances au Nuovo Sacher se font souvent à guichet fermé. Forward/Rewind : il n’y a qu’au cinéma que c’est possible de
Mais voir un film de Nanni Moretti dans sa salle de cinéma le faire. Et encore, pas toujours. Et dans ces lieux (du cœur),
romaine, où chaque détail renvoie à son « inactualité », reven- derrière l’auto-ironie, envers soi et ses contemporains – des sep-
diquée avec fierté, est plus qu’un rituel. Le public de Moretti tuagénaires qui sortent avec de femmes de 30 ans –, les autoréfé-
se sent comme à la maison. Du reste, n’est-ce pas l’objectif de rences, les fragments de ses propres films, il reste cette impossibi-
son nouveau film, que de faire que son spectateur se sente « à lité à se retrouver, comme il est impossible, aujourd’hui, à 70 ans
la maison » ? Est-ce qu’il y réussit ? De toute évidence, oui. Les et avec du ventre, d’adapter The Swimmer de John Cheever, et
critiques de Vers un avenir radieux sont presque toutes posi- pas seulement parce que ça a déjà été fait. « J’aurais dû le faire
tives en Italie ; lors du premier week-end d’exploitation, le film quand j’avais 30 ans », dit Giovanni entre deux brasses, dans une
a cumulé plus d’un million d’euros de recettes, deuxième au piscine qui renvoie soudain à Palombella rossa (1989).
box-office après Super Mario Bros, le film. Un résultat incompa- Le titre original, Il sol dell’avvenire, semble faire allusion à
rable aux vacillements provoqués par Tre piani (2021), dont l’ac- l’utopie socialiste d’un avenir radieux pour chaque être humain
cueil critique et public fut bien plus tiède. Mais dans Tre piani, sur terre. Mais si ce « sol » faisait plutôt allusion à la note musicale
Moretti – en figure douloureuse de père malmené par le fils – de la gamme du do ? Giovanni est réalisateur, sa femme Paola
n’était pas comme cette fois-ci le Moretti où se sont reconnues (Margherita Buy) produit ses films depuis des années. Mais pour
pendant tant d’années plusieurs générations de la gauche : ce la première fois, elle va produire le film d’un autre, qui fait tout
Michele Apicella névrotique, solitaire, intransigeant. Ces der- le contraire de ce que fait Giovanni : un jeune carriériste qui
nières années, il s’était mu en d’autres figures, plus graves, de aime le sang, la violence, presque un héritier d’Henry, portrait
La Chambre du fils (2001), ce presque adieu psychanalytique à d’un serial killer, dont la gloire critique empêchait Moretti de
son moi « garçon-fils » des années 1950 (il est né en 1953), au dormir dans Journal intime (1993). Que veut-il dire par là ? Le
touchant Mia madre (2015), où son alter ego élabore le deuil de film de Giovanni se déroule dans l’Italie de 1956, dans une
la mère, présence fondamentale dans ses films de jeunesse, en section du PCI (Parti communiste italien) de Quarticciolo, une
passant par Habemus Papam (2011), où, dans le retrait du pape banlieue romaine. On y retrouve Ennio, journaliste de L’Unità
de la « chose publique », on peut voir une allusion à l’expé- et fonctionnaire communiste à la grisaille typique (Silvio
rience politique du cinéaste, soldée par un renoncement. Dans Orlando) et sa femme Vera (Barbora Bobulova). Ils ont invité
Le Caïman, il se métamorphosait en Berlusconi, assumant le le Cirque Budavare (encore une citation de Palombella rossa), des
fardeau de la mutation anthropologique italienne. Hongrois qui arrivent à Rome alors que les chars soviétiques
Dans Vers un avenir radieux, voilà donc qu’on retrouve le viennent d’envahir Budapest.Vera se range du côté des insurgés
Nanni Moretti des goûters du mois de mai et de la paranoïa qui pour demander au PCI de rompre avec l’URSS, Ennio est dans
lui collent aux semelles, des balades en Vespa (remplacée par une l’embarras. Mais ce film dans le film ne prend pas : Giovanni
plus contemporaine trottinette électrique) autour du quartier rêve de tourner une histoire d’amour avec des chansons ita-
romain de Prati : une géographie des manies et des lieux recon- liennes. Pendant ce temps, son mariage se déchire, le produc-
naissable même si à la Sachertochte s’est substituée la glace à la teur français (Mathieu Amalric) finit en prison, tout le monde
pistache et au gingembre de Bronte. Pourtant, même ce « vrai » lui tourne le dos, Netflix veut qu’il apporte un côté « what the
Moretti est l’énième évolution de son autofiction, pour le plaisir fuck » qu’il n’a pas, on veut lui imposer une fin tragique que
de ceux qui veulent le voir ainsi, les plus jeunes, mais aussi les seuls les nouveaux producteurs coréens semblent comprendre…

CAHIERS DU CINÉMA 28 MAI 2023


CANNES 2023

© SACHER-FILM
L’Histoire ne se fait pas avec des « si », dit Giovanni. Mais « si » après Battiato et « Lontano lontano » ? Et comment dire encore
c’était possible ? Moretti/Giovanni change alors l’Italie com- quelque chose (de gauche) dans la sphère privée si celle-ci est
muniste (à la façon du Tarantino d’Inglourious Basterds et Once rendue publique et vice versa ? Vers un avenir radieux est un film
Upon a Time… in Hollywood) pour la situer du côté des « gen- sur une défaite, celle de son auteur (avant d’être celle du PCI)
tils », pour dire qu’au cinéma tout peut avoir lieu. Il aura fallu condamné à être ce qu’il ne peut plus être, à se répéter dans le
attendre douze ans, 1968, l’invasion de Prague, pour que cer- temps – peut-être parce qu’il théorise sur un cinéma qui n’est
tains communistes italiens formalisent leur mal-être en quit- pas de l’espace, comme il l’explique au jeune réalisateur lors
tant le PCI – d’où sortira le groupe fondateur d’Il manifesto, de sa leçon d’éthique sur les images et leurs abus dans l’une
avec Rossana Rossanda, Luciana Castellina et Lucio Magri, des meilleures scènes du film, où il crie, sans savoir à qui, son
pendant que d’autres mouvements s’affirment à gauche. Mais impatience et sa morale.
Moretti ne s’est jamais senti proche de cette histoire : son repère, Et si le privilège du cinéma était de réinventer le monde ?
même quand il y a été extrêmement critique, a toujours été le Moretti s’en empare et l’affirme dans « son » monde, dans son
PCI, puis Cosa ou DS ou Quercia et les autres, jusqu’à l’actuel « what the fuck » à lui, où l’intolérance du passé semble s’être éva-
Parti démocrate. Et avec lui les rituels consolidés, l’idiosyncrasie nouie dans une répétition presque parodique, tantôt amusante,
générationnelle, les thèmes, la culture, l’imaginaire dont faisait tantôt gênante. Soit un processus fellinien, moins pour le cirque
partie ce cinéma italien jamais underground, toujours intégré ou pour Huit et demi que pour Ginger et Fred, où Fellini s’inter-
au système avec la volonté de devenir un miroir du peuple, et rogeait sur l’Italie et le sens de son art. Reste le souvenir (de son
dont Nanni Moretti était le catalyseur. Question de choix, et cinéma, d’une époque, d’un sentiment commun), dans le défilé
de responsabilités pour l’avenir. final des personnages, des visages de ses acteurs, de proches –
Pourtant, à un moment donné, se représenter – ou repré- peut-être la seule séquence vraiment émouvante –, le « soleil
senter quoi que ce soit – est devenu impossible. Le langage de l’avenir » de son utopie personnelle hors du temps, qui est
commun dont était issu le lexique de ses phrases a disparu à aussi un privilège. À prendre ou à laisser, on aime ou on déteste,
jamais. Comment se séparer de ce « Moretti-là », du narcissisme le reste est hors champ (pour ceux qui veulent le chercher).
confortable, des coups de pied dans le ballon, des chansons dans
la voiture (terrible vice d’un certain cinéma italien), des tubes Traduit de l’italien par Fernando Ganzo.

CAHIERS DU CINÉMA 29 MAI 2023


CANNES 2023

Fermer les yeux de Víctor Erice

ENFANCE RETROUVÉE
Entretien avec Ana Torrent

© ELÍAS QUEREJETA PRODUCCIONES CINEMATOGRÁFICAS


Ana Torrent dans L’Esprit de la ruche de Víctor Erice (1973).

A na Torrent est apparue pour la première fois au cinéma à


6 ans, en 1973, dans L’Esprit de la ruche de Víctor Erice,
cinéaste qu’elle retrouve cinquante ans après dans Fermer
écouté, et c’est à partir de là que j’ai décidé de devenir actrice.
Jusqu’alors, je n’avais été qu’une enfant à laquelle on dit : « Mets-
toi là et fais ça. »
les yeux. Elle fut aussi la fillette de Cría Cuervos de Carlos
Saura, réalisé deux ans plus tard, et elle a depuis continué Que reste-t-il de la petite fille que vous étiez dans l’actrice
à tourner, notamment dans Vacas de Julio Medem (1994), que vous êtes devenue ?
Tesis d’Alejandro Amenábar (1996) ou Verónica de Paco Je sens qu’il me reste une part de l’enfant que j’étais dans ma
Plaza (2018). manière de voir, de m’interroger… En tous cas, j’espère que
je garde quelque chose de la présence, du naturel et de la
vérité de l’enfance. Les acteurs adultes travaillent pendant des
Vous retrouvez Víctor Erice après cinquante ans. Vous étiez-vous souvent années pour retrouver ça. Avec le temps, j’ai aussi surmonté
revus depuis L’Esprit de la ruche ? une extrême timidité, le métier d’actrice m’a permis de sortir
Oui, nous sommes restés amis depuis que je suis petite. Nous un peu de moi-même. Si nous avions fait cette interview à
nous sommes régulièrement appelés ou vus. Il s’est toujours l’époque, je ne vous aurais répondu que par monosyllabes !
préoccupé de ce que je faisais, en se sentant un peu responsable
de m’avoir mis dans le monde du cinéma. Je me souviens très Mais comment une enfant si timide peut-elle se retrouver
bien du jour où, quand j’avais 17-18 ans et que je lui disais que devant une caméra ?
je ne savais pas très bien si je voulais continuer à être actrice ou Il faut rappeler qu’à l’époque où j’ai commencé, il n’y avait pas
me lancer dans des études, il m’a suggéré de suivre des cours toutes ces agences pour jeunes acteurs qui existent aujourd’hui,
de cinéma pour que je voie ce métier de l’autre côté. Je l’ai avec des enfants qui ont déjà le désir d’être comédiens depuis

CAHIERS DU CINÉMA 30 MAI 2023


CANNES 2023

très tôt. À mon époque, on allait chercher les enfants dans la Pendant le tournage de Fermer les yeux, Víctor Erice était-il
rue, dans les écoles, et on tombait sur une petite fille comme toujours le cinéaste que vous aviez connu il y a cinquante ans ?
moi qui ne savait absolument pas ce que c’était que ce métier. J’ai peu de souvenirs de lui en tant que réalisateur, parce qu’à
Je suis convaincue que si Víctor ne m’avait pas trouvée dans l’époque je ne le voyais pas comme ça. En 2011, j’ai tourné avec
la cour de l’école où il était venu chercher des enfants pour lui un segment pour un film collectif autour de la catastrophe
son film, je n’aurais jamais consacré ma vie au cinéma. Rien, de Fukushima (3.11 Sense of Home, ndlr), mais c’est sur Fermer
ni ma nature ni ma famille, ne me destinait à faire ce métier les yeux que je l’ai vraiment perçu pour la première fois en tant
consistant à être regardée toute la journée. que metteur en scène. Je peux dire qu’il cherchait constamment
quelque chose de très vrai et de très intime. Il voit tout, rien ne
On raconte que pendant le tournage de L’Esprit de la ruche, Erice avait lui échappe. Il compose ses plans avec beaucoup de précision,
demandé à toute son équipe de ne jamais parler plus fort que vous… en accordant une attention de peintre à la lumière.
Je ne me souviens pas de ça, mais il est vrai que l’ambiance du
tournage était très silencieuse. Je crois que Víctor voulait main- Voyez-vous un lien entre Fermer les yeux et L’Esprit de la ruche ?
tenir une forme d’intimité et tout faire pour aider les enfants Je n’ai pas encore vu Fermer les yeux, mais je ne crois pas qu’il
réservées que nous étions alors. Ma relation avec lui pendant y ait de lien direct entre les deux films, malgré quelques clins
le tournage fut d’un respect et d’une tendresse extraordinaires. d’œil que je ne vous dévoilerai pas. C’est un film qui a à voir
Je me sentais aimée, protégée, encouragée. J’étais aussi à un âge avec son monde, avec beaucoup de références à des films qu’il
où je faisais très difficilement la part des choses entre le film et a admirés et à ceux qu’il a faits. Mais pas seulement : cet aspect
la réalité. Quand j’ai vu pour la première fois l’acteur qui joue très personnel se jouait aussi dans le choix des objets et des
la créature de Frankenstein maquillé pour son rôle, j’ai pleuré vêtements. Par exemple, si un personnage faisait son service
pendant une heure, je partais en courant dès qu’il tentait de militaire, il voulait qu’il porte le même uniforme qu’il avait lui-
s’approcher, je voulais rentrer à la maison ! Dans la scène près même porté. Certains habits utilisés dans le film sont les siens.
de la rivière, on voit dans mon regard que je suis encore très
impressionnée par lui, même si après des heures on m’avait Comment avez-vous réagi quand il vous a dit qu’il voulait à nouveau
convaincue qu’il n’était pas méchant. tourner avec vous ?
J’en ai été très émue. C’était tout un passé qui remontait avec ce
Aviez-vous la même innocence et timidité lorsque vous avez tourné projet, comme si une boucle se bouclait et que tout prenait sens.
Cría Cuervos deux ans plus tard ? Le premier jour du tournage, j’étais sur un nuage. Je n’arrivais
J’avais sans doute un peu moins peur, je comprenais mieux pas à croire que cinquante ans plus tard je me retrouvais à nou-
que j’étais en train de faire un film, je distinguais un peu plus veau sur un plateau avec lui. Je ne pensais pas à moi, seulement
la réalité de la fiction. Même si mon personnage s’appelait à lui. Je voulais qu’il soit heureux, comme pour lui rendre tout
encore Ana parce que je n’arrivais pas à admettre que l’on ce que je lui devais.
m’appelle par un autre prénom. C’était encore moi-même que
j’interprétais. Mais c’était un tournage plus facile, ne serait-ce Entretien réalisé par Marcos Uzal en visioconférence, le 27 avril.
que parce que l’on tournait à Madrid et que je rentrais chaque
soir chez moi. L’Esprit de la ruche, diffusion sur Arte.tv jusqu’au 15 octobre.
© MANOLO PAVÓN

Víctor Erice et Ana Torrent sur le tournage de Fermer les yeux.

CAHIERS DU CINÉMA 31 MAI 2023


CANNES 2023

© BASE 12 PRODUCTIONS
The Sweet East de Sean Price Williams.

Au-devant d’une édition particulièrement riche en premiers films, enquête sur la réelle signification
d’un début cannois aujourd’hui.

PREMIER
CONTACT
par Yal Sadat

Aniensndré Bazin a eu beau comparer l’expérience cannoise à une


immersion dans une vie monacale faite de rituels draco-
et de ferveur un peu grotesque (« Du festival considéré
novices l’emportent aisément sur les anciens, mais la France et
son plus grand festival ont la réputation d’inverser les rapports
de force – tel le Seigneur miséricordieux – afin d’encourager
comme un ordre », Cahiers de juin 1955), Cannes n’a jamais la primeur, d’attiser le désir qu’elle suscite.
eu grand-chose à voir avec l’Évangile. Matthieu enseigne tou- Qu’en est-il dans les faits ? Un coup d’essai montré à Cannes
tefois un précepte bien connu que la grand-messe du cinéma s’assure-t-il un destin durable ? Il faut remonter plus de trente
international, par certains côtés, a repris à son compte. Les ans en arrière pour mettre le doigt sur une portée de nou-
derniers seront les premiers et les premiers seront les der- veau-nés locaux appelés à durer. Lors de l’édition 1992, un
niers : concurrence et classement doivent parfois voler en Français voyait son premier long, La Sentinelle, surgir en pleine
éclats au profit de l’équité. Si le festival est compétitif par compétition – fait rare et inattendu, même si l’auteur avait
essence, les premiers films y bénéficient supposément d’une déjà vu son moyen métrage, La Vie des morts, sélectionné à la
mise en lumière censée compenser leur statut de petites créa- Semaine. Entre l’apparition du monstrueux bébé Tarantino en
tures fragiles et anonymes. De la Croisette (où la Semaine de Séance spéciale avec Reservoir Dogs, et le scandale provoqué à
la critique lui est en grande partie dédiée) jusqu’au CNC la Semaine par C’est arrivé près de chez vous (qui accéda instan-
(où elle a sa propre commission de soutien), la catégorie du tanément au rang de fétiche), Arnaud Desplechin montrait la
« premier film » évoque même dans les esprits français une voie royale cannoise. « Sur le moment, je n’avais aucune conscience
espèce protégée, un mythe qu’on voudrait chérir face aux de ce que signifiait cette sélection, se souvient-il. Bêtement, je croyais
mastodontes en place. Il n’existe sûrement aucun pays où les que c’était le parcours normal d’un long métrage. Ce n’est qu’après,

CAHIERS DU CINÉMA 32 MAI 2023


CANNES 2023

en prenant l’avion pour la deuxième fois de ma vie afin de montrer le en compétition (Ramata-Toulaye Sy avec Banel et Adama) et
film à Montréal, puis New York, puis Tokyo, où j’ai croisé Coppola au que la Quinzaine des cinéastes rivalise avec la Semaine par son
bar La Jetée, que j’ai compris ce qui m’était arrivé. Des années plus volume de premiers films, on peut se demander si la rampe de
tard, j’ai écrit à Gilles Jacob en glissant une citation de Comment lancement demeure fonctionnelle. Sur les quelque 125 titres
je me suis disputé (ma vie sexuelle) : “Cher Gilles, vous avez fait présentés ces deux dernières années en dehors de la compétition
de ma vie un enchantement”. » Heureuse inconscience que celle et des avant-premières, une vingtaine restent à ce jour privés de
du Desplechin de 31 ans, insensible à la pression que suppose distributeur en France. Sept proviennent d’Un certain regard
la présentation d’un premier film à Cannes, casse-pipe poten- (dont The Stranger de Thomas M. Wright, finalement netflixisé),
tiel pour les opus clivants. « Après la projection de La Sentinelle deux de la Semaine, quatre de l’Acid (dont trois également
pour les journalistes, Agnès Chabot, l’attachée de presse, nous rejoint exploités en VOD) et six de la Quinzaine – parmi lesquels un
au restaurant, les joues rougies, et annonce qu’il y a eu une altercation premier film : le pourtant remarqué Funny Pages d’Owen Kline.
dans la salle. Le lendemain, la conférence de presse commence avec un Comment, dès lors, concevoir Cannes comme un Eldorado
type qui se lève et me pose la première question : “Vous n’avez pas pour débutants ? Parmi les distributeurs, la question attriste.
honte de présenter une merde pareille en sélection officielle ?” L’adage « qui peut le plus peut le moins » ne s’applique pas
Aussitôt un autre critique se lève de l’autre côté de la salle et me sauve à cette profession : les géants de la distribution (Gaumont et
en interpellant le premier :“J’aurais honte de prononcer une phrase consorts) ne savent guère comment accompagner les « petites
pareille, espèce de crétin”… Et ils s’insultent devant les acteurs, sorties » dépendantes des festivals, et ce sont les sociétés plus
hilares. Depuis, je ne suis jamais revenu avec la même légèreté : une modestes qui maîtrisent, en principe, l’art de faire exister le
fois que vous êtes allé à Cannes, l’enjeu est d’y revenir et, si vous y travail des primo-cinéastes. Chez Condor – qui distribue la
parvenez, d’affronter ce genre de pression. On ne s’améliore jamais de première fiction de Paloma Sermon-Daï présentée à la Semaine
ce côté-là. Au contraire, l’angoisse empire avec les années. » 2023, Il pleut dans la maison –, Lucie Commiot revendique le
plaisir d’inventer une stratégie pour les premiers films « en se
Premiers-nés et orphelins passant de modèle : chaque cas est différent, c’est ce qui fait le sel du
Reste qu’en dépit d’un échec en salles, l’irruption de La métier. On jette des ponts entre œuvres, exploitants et public, autour
Sentinelle en officielle a défini un exemple que nombre de pro- d’événements au sein d’institutions en rapport avec le sujet des films,
ducteurs et distributeurs s’efforcent de suivre (voire, dit-on, en organisant des débats thématiques dans les salles, etc. Mais c’est vrai
d’invoquer comme jurisprudence auprès de la direction du que dans le contexte actuel, on y réfléchit quatre fois aujourd’hui avant
Festival, lorsqu’elle refuse une première œuvre au motif que les de se lancer ». Car une maison spécialisée en cinéma d’auteur
sections parallèles seraient mieux désignées pour l’accueillir). Le peut aussi être durement rappelée à sa condition de petit navire,
xxie siècle aura vu d’autres naissances cannoises placées sous le surtout lorsque l’achat de films étrangers suppose de s’acquitter
feu des projecteurs : Steve McQueen ou Xavier Dolan (au sein d’un minimum garanti exorbitant – sans bien sûr toucher les
d’Un certain regard) dans les années 2000, Julia Ducournau (à aides que le CNC réserve aux projets nationaux. « L’an dernier,
la Semaine) et Lukas Dhont (UCR) dans les années 2010. Mais Condor avait trois premiers films à Cannes, précise Commiot, des
les destinées desplechiniennes peuvent-elles se dupliquer, dans propositions fortes, mais qui étaient hors quotas [inéligibles à l’aide
une ère post-pandémie où la crise du cinéma paraît gripper le publique, ndlr] : Joyland de Saim Sadiq, Le Serment de Pamfir
circuit festivalier ? Bien qu’une réalisatrice débute cette année de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk et Aftersun de Charlotte Wells.

© KIDAM

Il pleut dans la maison Paloma Sermon-Daï.

CAHIERS DU CINÉMA 33 MAI 2023


CANNES 2023

© AD VITAM
Atlantique de Mati Diop (2019).

Joyland a eu un certain coût qui nous a fait prendre un vrai risque archi-pointus sont peu épaulés par des titres porteurs à même de dissiper
financier : pas de casting, pas d’auteur connu, or aujourd’hui, l’échec l’image d’une section dont ne ressortira aucun succès en salles.Autour des
d’une seule sortie peut avoir de lourdes conséquences pour nous. Le premiers films, il faut des produits d’appel, comme on dit. »
risque valait la peine, car il a marché [115 000 entrées, ndlr]. Mais en Les plébiscites post-Cannes, toutefois, ont bel et bien existé
se plongeant dans la programmation de cette année, quand on regarde ces dernières années. Les beaux jours les plus récents des pre-
les résultats d’autres films cannois de l’an dernier, on peut être refroidi. » miers longs cannois remontent à 2019 – avant le coup d’arrêt
D’autant que les studios américains exigent souvent un mini- pandémique : Atlantique de Mati Diop et Les Misérables de Ladj
mum garanti si haut qu’il signifie une banqueroute assurée à Ly se faisaient face en compétition. Le premier remportait le
moins d’un improbable carton à plusieurs millions d’entrées – Grand Prix des mains de Stallone ; le second raflait celui du jury,
d’où le fait qu’un Funny Pages soit ici relégué aux oubliettes. avant de passer la barre des deux millions d’entrées. Bien plus
« difficile », comme on dit dans le métier, Atlantique culminait à
Risque zéro moins de 70 000 entrées mais s’offrait une longévité internatio-
« Il y a encore du monde dans les salles, mais le public curieux de décou- nale, Netflix ayant même tenté de le propulser dans la course aux
vrir de nouveaux auteurs a disparu », se désole Éric Lagesse chez Oscars. La surexposition d’un tel « geste politique » (comme le défi-
Pyramide, qui introduit pour sa part Amjad Al Rasheed à la nit son autrice) tourné en wolof, hybridant fiction et documen-
Semaine avec Inchallah un fils. « On vit une succession très déroutante taire, suppose-t-elle la mise en danger qu’évoque Desplechin ?
d’insuccès sur nos premiers films, les gens ne prennent plus le risque d’y Diop se souvient : « L’exposition a rendu le film plus fort et plus vul-
aller. L’Éden d’Andrés Ramírez Pulido a gagné le prix de la Semaine nérable à la fois.Tout en étant très heureuse d’être admise en compétition,
l’an dernier, il a terminé à 5 000 entrées… On ne compte pas arrêter comment ne pas m’interroger ? Je ne doutais pas que mon film puisse être
de distribuer des premiers longs, mais on va clairement se limiter, à regret. reconnu ou apprécié – je ne souffre pas du sentiment d’imposture –, mais
Il existe un vivier de jeunes cinéastes qui ne vont plus pouvoir faire de la crainte d’être choisie pour de mauvaises raisons me traversait aussi.
films. Al Rasheed fait ses débuts en Jordanie, ce qui est rare en soi, mais Atlantique en officielle n’était pas l’événement de “la première femme
encore plus rare et saisissante est la maturité de sa mise en scène. Est-ce noire qui…”ou “du premier film africain qui…”, mais de l’émergence
que le festival suffira à le faire exister ? Pas sûr. » Pour ce qui est des d’une nouvelle génération française – afro-descendante en ce qui me
premières œuvres étrangères non distribuées, Lagesse doute que concerne – venant d’ici et d’ailleurs, d’une nouvelle génération d’actrices
le minimum garanti soit le seul frein : « En dehors des Américains et d’acteurs sénégalais aussi. Et c’était le signal qu’un cinéma d’art et
qui réclament des fortunes, les MG des premiers films sont cédés pour essai peut franchir le plafond de verre. »Vulnérable, Atlantique l’a peut-
seulement 4 ou 5 000 euros. Le problème n’est pas de les acheter, mais être été aussi parce qu’un premier film triomphant à Cannes
l’impossibilité de les inscrire dans une économie. C’est pourquoi un fes- présente un coût pour qui le signe : l’industrie lui demande de
tival ne peut se couper du marché. À la Quinzaine, Édouard Waintrop se justifier de son audace. « Il est possible d’être mal vu quand on
avait fait revenir les acheteurs ; je ne dis pas du tout que Paolo Moretti débarque en proposant quelque chose de si différent, souligne Judith
et aujourd’hui Julien Rejl font du mauvais travail, mais leurs choix Lou Lévy, productrice d’Atlantique avec Ève Robin. Cela peut

CAHIERS DU CINÉMA 34 MAI 2023


CANNES 2023

passer pour de la prétention, surtout en France. On dit parfois que les regarde pas Les Combattants comme une montagne infranchissable dans
jeunes cinéastes français sont encouragés dès qu’ils passent au long, qu’il le futur. Si on est attendu au tournant dans un festival après y avoir été
est plus facile ici de réaliser son premier film que son deuxième ; c’était découvert, comme un auteur dont on attend des nouvelles, tant mieux ;
peut-être vrai il y a dix ans Le secteur de la création gère les crises et se mais ce n’est pas quelque chose qui aide ou influence la fabrication. »
paraît se fier aux tendances existantes plutôt que favoriser des propo- Cailley juge le culte de la première fois « un peu bizarre : c’est
sitions singulières, parfois perçues avec un regard infantilisant du type : comme s’il fallait montrer qu’on a mûri, alors que faire du cinéma, c’est
“un film, ce n’est pas comme ça que cela se raconte, que cela se fait”. plutôt avoir l’impression de repartir de zéro à chaque fois. C’est passer
Un premier film à plus d’un million et demi est devenu très difficile. » son temps à recommencer ».
Là se révèle l’ambivalence dans la façon de traiter les premiers
À l’aventure pas de cinéastes. L’attention portée sur eux à Cannes – de la
À la Quinzaine 2023, où cohabitent les underdogs que sont Inside Caméra d’or aux plateformes venant parfois butiner autour des
theYellow Cocoon Shell de Thien An Pham, Riddle of Fire de Weston noms inconnus apparaissant sur le marché – a peut-être l’effet
Razooli, The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed pervers d’entretenir cette idée très française de débuts sacralisés
de Joanna Arnow, La Grâce d’Ilya Povolotsky et A Song Sung en tant que promesse d’avenir, d’investissement culturel sur le
Blue de Zihan Geng, c’est le moment de vérité : les marges de long terme, sur l’air du « cinéma de demain ». Or la création
Cannes peuvent-elles encore assoir ces nouvelles signatures ? Les semble avoir plus largement, plus concrètement besoin que l’on
principaux intéressés veulent bien sûr y croire, tel An Pham selon aménage les nouvelles réglementations afin d’assainir un terreau
qui « le cinéma d’auteur ne s’insère pas vraiment dans la culture vietna- sur lequel les nouvelles propositions peuvent s’épanouir (et, de
mienne, alors nous avons besoin d’obtenir une attention internationale Lévy à Lagesse, chacun s’accorde sur la violence de l’exploitation
avant de pouvoir envisager une sortie à domicile. Mon film va sûrement contemporaine – les œuvres non identifiées étant souvent ame-
cliver, mais justement, il nous faut plus que jamais des débats et des com- nées à disparaître des salles au bout d’une semaine). La lumière
mentaires, même négatifs, pour générer de l’intérêt ». Même sentiment promotionnelle braquée sur les jeunes cinéastes, si elle part de
chez l’Américain Weston Razooli, qui présente Riddle of Fire bonnes intentions, présente aussi le risque de faire oublier qu’un
comme « un film d’aventure tel qu’on n’en voit plus depuis le début auteur demeure toute sa vie en recherche. Desplechin, en bon
des années 1980. C’est aussi une proposition à part en ce sens qu’il est cinéphile attentif aux talents émergents – il est « un fan absolu de
tourné en 16 mm – et Cannes aurait été le meilleur endroit pour une Titane » –, n’est toutefois pas de ceux qui regardent les premiers
projection argentique – et ne ressemble pas exactement aux spectacles films comme des programmes de carrières futures. « Je me souviens
visibles aujourd’hui. Or la Quinzaine est un endroit où le public est comment Jean-Paul Roussillon avait horreur du mot de carrière ! Quant
prêt à découvrir un univers neuf sans être tenu par la main : c’était déjà à moi, je crois n’avoir jamais rien programmé. Je me laisse porter par mon
le cas lorsque Lucas ou Scorsese ont explosé ici ». Moins près des cimes imagination. Sinon, je dépends de l’heur, des sélections, ce qui n’est pas
hollywoodiennes, l’ambition de Razooli rappelle un autre pre- simple à vivre, mais j’imagine que c’est heureux. Je ne sais pas quel est
mier film d’aventure montré à la Quinzaine : Les Combattants de mon premier film ! Est-ce La Vie des morts, que j’ai réalisé en premier,
Thomas Cailley (2014), de retour neuf ans plus tard en ouver- ou La Sentinelle, que j’écrivais depuis si longtemps ? » Où l’on voit
ture d’UCR avec Le Règne animal, après avoir showrunné la série que, si « les derniers seront les premiers », les premiers films, eux,
Ad vitam. « On dit qu’on fait le deuxième film contre le premier, et je seront toujours aussi les deuxièmes, les troisièmes et ainsi de
suis sûrement allé chercher autre chose dans la série, en effet. Mais je ne suite : tous méritent que les fées se penchent sur leurs berceaux. ■

© NORD-OUEST FILMS

Les Combattants de Thomas Cailley (2014).

CAHIERS DU CINÉMA 35 MAI 2023


CANNES 2023

Rencontre avec le nouveau délégué général de la Quinzaine des cinéastes.

Quinze jours ailleurs


Entretien avec Julien Rejl
Quelle idée vous faisiez-vous de la Quinzaine des cinéastes avant n’étais pas d’accord, et une année de sélection plus tard, j’affirme
d’en être nommé le délégué général en juin dernier ? que j’avais raison. Cette différentiation passe par différents choix :
Dans mon parcours cinéphile, j’ai découvert sur le tard le cinéma pour visionner, nous allons sur les territoires pour découvrir des films
moderne, mais c’est devenu le pan de l’histoire du cinéma qui m’inté- sans a priori, sans considérer que les interlocuteurs privilégiés sont
resse le plus, et qui a forgé mon engagement d’abord comme distri- ceux qui représentent déjà des films. Rien que ça, c’est une rupture.
buteur et responsable des acquisitions et des ventes chez Capricci,
puis dans le cadre du festival So Film à Nantes et à Bordeaux (de Pourquoi n’y a-t-il aucun film latino-américain dans la sélection
2015 à 2019, ndlr). Je suis entré en 2008 dans la filière distribu- de cette année ?
tion-exploitation de la Fémis, mais je vais à Cannes depuis 2003, et Deux films que j’avais invités très tôt sont partis ailleurs ; je ne fonc-
c’est peu de temps après avoir découvert les films d’Albert Serra à tionne pas au quota, mais au coup de cœur ; si le film va ailleurs, je
la Quinzaine, en 2006 (Honor de cavaleria) et 2008 (Le Chant des respecte, on continue le travail de sélection. Il y en avait en short list,
oiseaux), que j’ai rencontré Thierry Lounas (fondateur de Capricci, il se passe vraiment quelque chose sur ce continent. Mais en bout de
ndlr). La Quinzaine était alors dirigée par Olivier Père, dont la ciné- course, quant à l’audace, aux propositions, à la cohésion de la ligne,
philie me correspondait – on y a vu apparaître Alain Guiraudie, Pedro on a clôturé la sélection ainsi. J’ai à l’esprit cette douloureuse absence
Costa, Hong Sang-soo… Que cette sélection parallèle longtemps por- de place. Mais un festival, une ligne éditoriale et une identité, cela
tée par Pierre-Henri Delau ait été fondée par Jacques Doniol-Valcroze se crée dans le temps, pas sur une année.
des Cahiers n’est pas non plus indifférent pour moi. En remettant en
perspective les évolutions des programmations cannoises, il m’appa- Votre sélection contient beaucoup de noms méconnus. Vous prenez
raît comme évident que la Quinzaine a délibérément initié un geste ce risque d’un pari sur de jeunes cinéastes, avec l’idée que la Quinzaine
de contre-programmation face à la sélection officielle. Il fallait aller est là pour les révéler ?
dénicher des cinéastes où ils étaient et s’ouvrir à la liberté des écri- Bien sûr, c’est dans son ADN, mais il y a sans doute aussi une ten-
tures cinématographiques : le mouvement de la Quinzaine a donc dance personnelle : je suis allé spontanément vers des objets qui
épousé celui du cinéma moderne. Mais Pierre Rissient, un passeur n’étaient pas très désirés par les autres, parce qu’un film ou un
important quant au rôle des festivals et l’évolution de leurs missions, cinéaste déjà attendu, placé, j’ai le sentiment que ce n’est pas mon
m’a fait comprendre que la multiplication de vendeurs internationaux travail de me battre pour aller le chercher. Sa carrière est faite, son
depuis les années 1980-90 a atténué le défrichage festivalier : c’est exposition, garantie. J’ai décidé de monter un comité de sélection
le marché qui a repris en charge ce qui était proposé au festival. assez atypique, qui comprend des critiques, un exploitant, une sélec-
tionneuse de festival, une actrice, quelqu’un qui travaille dans une
Que peut encore vouloir dire « sélectionner » si le marché règne ? cinémathèque… Assez vite, les réflexes de programmateurs de festi-
C’est là où il ne faut pas être critique trop rapidement : en quantité, la val sont tombés, on parlait tous de cinéma, chacun avec son bagage,
production cinématographique a augmenté, en lien évidemment avec en prenant les films tels qu’ils venaient, sans même parfois évoquer
le numérique ; les festivals sont submergés par une offre qui arrive de leur provenance. Au moment des arbitrages, la Quinzaine doit être le
partout, de la personne la plus indépendante aux grands acteurs du lieu de la surprise, pour que les professionnels reviennent à Cannes
marché. Le budget et la santé économique des festivals ne vont pas en sans savoir ce qu’ils vont voir. C’est ainsi que la Quinzaine sera res-
s’améliorant, certains soutiens privés ou publics se désintéressent de pectée, désirable, pas traitée comme une sélection de secours ou la
l’accompagnement de cette transformation. Chaque film reçu mérite poubelle de Cannes.
d’être vu, mais les moyens sont constants, voire moindres ; dans un
tel contexte, je peux comprendre la tendance de s’adresser à ceux qui Le cas le plus marqué de cinéaste connu dans votre sélection,
ont beaucoup de films, leurs interlocuteurs réguliers, distributeurs, c’est Michel Gondry. Ce choix peut paraitre contradictoire avec
vendeurs, producteurs, pour simplifier le tri à faire. Mais il me semble vos intentions.
important d’aller regarder ailleurs. Au sein d’une sélection parallèle créée par une association de
cinéastes français (la Société des réalisateurs de films, organisatrice
Ailleurs, parce que, depuis un certain temps, on peut avoir l’impression de la Quinzaine, ndlr), il est de mon devoir de donner à voir une image
qu’entre Semaine de la critique, Un certain regard et Quinzaine, de ce qui se joue au sein du cinéma français. Dans un contexte où peu
c’était un peu interchangeable ? de premiers ou deuxièmes films français nous ont convaincus, Gondry
Des vendeurs bien installés m’ont dit sincèrement, dès mon arrivée : arrive avec un autoportrait dans lequel il revient sur son processus
« Laisse tomber, désormais, à Cannes, une fois qu’on n’est pas en de création de manière peu flatteuse, et en disant quelque chose du
compétition, il s’agit juste de trouver une place, peu importe où. » Je cinéma artisanal – c’est une autofiction qui sera sans doute débattue.

CAHIERS DU CINÉMA 36 MAI 2023


CANNES 2023
© DEUXIEME LIGNE FILMS

Inside the Yellow Cocoon Shell de Thien An Pham.

Votre employeur, la SRF, vous impose-t-il un cadre particulier, Faire que la Quinzaine aide concrètement à la diffusion
voire des pressions ? ne signifie‑t-il pas aussi que le simple fait d’être montré à Cannes
La Quinzaine n’a pas de statut propre, elle n’est pas une association, a perdu de son impact sur la destinée des films ?
mais une émanation de la SRF. La question des liens d’interdépen- Dans les statistiques issues de la Quinzaine ces dernières années, à
dance ou d’autonomie envers elle revient donc souvent. Au cours de part les grandes signatures, le label « Quinzaine » ne signifie effec-
ce premier mandat, je n’ai subi aucune pression, à nulle échelle que tivement pas que le film va trouver son public. Il reste cependant
ce soit, pas même une suggestion, un clin d’œil m’encourageant à un marqueur pour les distributeurs et les exploitants, qui se disent
aller dans un sens ou un autre. La vraie difficulté s’est posée dès que la critique n’est plus prescriptrice. Il est là, le travail : si le logo
l’origine : quand une association est faite de cinéastes, régulièrement Quinzaine sur les affiches ou les bandes-annonces n’a pas de sens,
occupés à tourner, écrire ou même partir en promotion longuement, ou est juste assimilé au Festival dans son ensemble, on ne raconte
cela conduit à une rotation très importante des conseils d’administra- pas d’histoire. Mon projet de reprise en salle en France et à l’étran-
tion. D’où l’instabilité de la place que j’occupe, celle de la direction ger réinscrit la Quinzaine dans son histoire et, en expliquant mes
artistique. La question qui se pose à chaque fois est plutôt de garantir choix, la projette dans son avenir. Je ne me contente pas de mettre
qu’une confiance soit accordée sur un nombre d’années suffisamment les films dans les salles, certains sélectionneurs et moi-même irons
significatif pour que les choses changent. en personne parler au public. Quand on a demandé des aides pour
cette opération, les partenaires publics et privés nous les ont refu-
Vous avez décidé de montrer les films sélectionnés à la Quinzaine en sées, alors que tout le monde se plaint que la fréquentation baisse.
salle, en France et à l’étranger, au-delà des dates du festival, ce qui est Aller présenter une certaine forme de tradition cinéphile française,
une première à cette échelle. rencontrer des cinéastes et partager avec eux ce discours cinéphile,
J’ai été élu notamment sur ce projet-là. Cannes ne peut plus se satis- c’est lutter contre l’uniformisation grandissante. En fait, je suis un
faire de jouer le rôle de vitrine. Il se passe quelque chose au niveau de critique avorté ! Très tôt, j’ai voulu l’être, j’écrivais dans mon coin,
la diffusion : si on ne fait rien, la majorité des films que j’ai pu défendre mais toujours insatisfait, j’ai des difficultés à écrire, je reviens vingt
en tant que distributeur depuis 2010 n’existeront plus. Puisqu’on me fois sur la même phrase… Être délégué général de la Quinzaine, c’est
dit : « Ces films-là sont difficiles, on ne peut pas trouver d’écran », ma façon d’être critique de cinéma aujourd’hui. À mon échelle, je
j’utilise le réseau que j’ai constitué en dix ans de distribution. J’ai souhaite contribuer à recentrer la question du cinéma d’auteur sur
réuni autour d’une table les syndicats de producteurs, distributeurs la mise en scène, la notion de forme cinématographique, à partir du
et d’exploitants, et je leur ai fait signer une convention de partenariat découpage (le nerf de la guerre selon Rohmer), le montage, la com-
qui permettra à ces films d’être montrés très vite après Cannes. Cet position, le cadrage… Ce serait déjà une belle bataille de gagnée.
accord obtenu vise à ce que des spectateurs qui acceptent d’aller à la
rencontre de films dont ils n’ont pas entendus parler, ou réalisés par
des cinéastes qu’ils ne connaissent pas, puissent y accéder. Pour moi, Entretien réalisé par Charlotte Garson
c’est le même geste que de programmer pour la Quinzaine : il s’agit de et Marcos Uzal à Paris,
faire exister ce cinéma dont le marché ne veut peut-être pas. le 20 avril.

CAHIERS DU CINÉMA 37 MAI 2023


CANNES 2023

L’Enlèvement de Marco Bellocchio

CROQUIS D’UN RAPT


Dessins préparatoires de Marco Bellocchio

« Scène coupée de style


surréaliste (voir la Vierge
de Max Ernst qui donne
une fessée à l’enfant
Jésus) / Image obscène
à la française / La cicatrice
de la Vierge. »

CAHIERS DU CINÉMA 38 MAI 2023


CANNES 2023

« APRES LA CIRCONCISION

Un valet ou une bonne sœur entre.


– Votre Sainteté que se passe-t-il ?
– Ah... !
– Vous avez crié ?
– (En se couvrant rapidement.)
J’ai fait un rêve effrayant, mais c’est
passé.

– Bonne nuit, Votre Sainteté.


– Quelle heure est-il ? –
Quatre heures.
– Maintenant je ne dors plus…
Apportez-moi un café. »
CAHIERS DU CINÉMA 39 MAI 2023
CANNES 2023

« Exemple d’animation possible à partir Le Pape kidnappe Edgardo qui se révolte


d’un dessin. De la caricature à l’animation. et appelle en vain sa maman. La technique
Ou seulement la caricature (l’illustration pourrait être de partir d’un dessin du
d’un journal) sur le bureau du Pape. Pape dans un journal satirique anticlérical.
Cette image s’anime : le Pape sort du
champ, Edgardo dans les bras. »

« Toujours Goya
Colin-maillard »

CAHIERS DU CINÉMA 40 MAI 2023


CANNES 2023

« LE JUIF DANS LE TONNEAU


Le ghetto de Rome

Dessin pour documentation / Ce sont des images bien


antérieures aux événements de Mortara.
D’après Bartolomeo Pinelli - Le Juif dans le tonneau.
C’est la populace qui agit / Le prêtre semble indigné. »

CAHIERS DU CINÉMA 41 MAI 2023


FILM DU MOIS

Trenque Lauquen de Laura Citarella

LES FLEURS
DE LEUR SECRET par Marcos Uzal

D isons-le tout de suite, et c’est un compliment : Trenque


Lauquen est impossible à résumer. D’abord parce que
son récit est tentaculaire, à tiroirs, comme savent si bien les
construire les écrivains d’Amérique latine (Borges, Bioy
Casares, Bolaño, des références revendiquées par la réalisatrice).
Mais aussi parce que l’essentiel se joue moins dans ce que
raconte le film que dans la façon dont les histoires se trans-
mettent, de bouche à oreille, de pages à yeux, de mots à mains,
de passé à présent. C’est donc d’abord une affaire de circula-
tions, et donc d’espace et de temps. Trenque Lauquen est le
nom d’une ville de la province de Buenos Aires (à 445 km de
la capitale), nom qui résonne comme une formule magique.
Laura Citarella part de ce lieu qu’elle connait intimement
depuis l’enfance, pour définir ce que sera l’espace-temps de
son film, jusqu’à en faire le point de départ de toutes les aven-
tures possibles, à la fois comme matrice à mystères, territoire
qui aimante ou que l’on fuit, espace centrifuge ou centripète.
En langue mapuche, trenque lauquen signifie « lac rond », et
le récit du film est en partie construit de manière cyclique,
avec des retours sur des personnages, des lieux et des scènes
perçues de différents points de vue. Mais aussi comme si les
multiples histoires qui s’y entrecroisent se propageaient tels des
ronds dans l’eau après la chute d’un corps. La première pierre
lancée dans l’étendue opaque du récit est la disparition d’une
femme, Laura (Laura Paredes), partie sans donner de nouvelles
aux deux hommes de sa vie, son compagnon Rafael (Rafael
Spregelburd) et Ezequiel (Ezequiel Pierri), un employé de la
mairie avec lequel elle s’est liée d’une amitié amoureuse nouée
autour du partage d’un secret : une autre femme disparue il y a
bien longtemps et dont Laura a découvert la correspondance
soigneusement cachée dans des dizaines d’ouvrages trouvés à
la bibliothèque de la ville, avant qu’elle ne rencontre une autre
femme encore, bien vivante celle-ci, et cachant un autre secret
qui pourrait être un monstre…
Ce qui maintient le mystère vivace dans Trenque Lauquen,
c’est que rien, ou presque, n’y est montré directement, mais
toujours raconté par quelqu’un qui a vu, lu, découvert ou, le
plus souvent, cherché sans trouver. La parole – qui circule par
les conversations mais aussi par le rôle important que joue la
radio (Laura tient une chronique dans une émission de la station
locale) ou la lecture à voix haute de lettres et de textes – est ici

CAHIERS DU CINÉMA 42 MAI 2023


FILM DU MOIS

ce qui permet d’explorer les mystères. Parce que s’il y a parole, que les hommes interprètent, veulent à tout prix comprendre,
il y a aussi possibilité du secret, de même que l’échange permet elles se reconnaissent dans leurs mystères respectifs, comme les
de jouer avec les omissions. Ce qui est grisant alors, ce n’est maillons d’une même chaine constituée d’histoires secrètes
pas la résolution des énigmes, les réponses que nous n’aurons écrites ou racontées et qui aurait dessiné un grand récit occulte
jamais vraiment, mais l’acte même de chercher, de découvrir sous celui des hommes. Citarella dit avoir compris cette dis-
des indices, d’enquêter, de reconstituer un parcours brouillé tinction entre les hommes et les femmes dans son film après
par le temps, une vie passée, tout un jeu constitué d’une mul- coup, notamment en repensant à Une chambre à soi de Virginia
titude de règles, niveaux et plateaux, dans lequel le tournage Woolf, et conclut : « Je préfère de loin cette idée de femmes tissant une
du film (qui s’est étalé sur six ans), l’écriture de son récit, les toile à celle d’un esprit “féminin” existant comme une chose imper-
aventures de ses personnages et la fascination de ses spectateurs méable. » Car si féminisme il y a dans Trenque Lauquen, il ne
se rejoignent dans une même exaltation enfantine à voir une passe pas par un discours, une démonstration, ou l’expression
histoire s’inventer au fur et à mesure, avec tout ce qu’elle trouve affirmée d’un « regard féminin » mais par la forme et l’évolution
et charrie en chemin. même du récit, en tant que construction célébrant un réseau
Donc, des femmes disparaissent, partent à l’aventure pendant où, à travers le temps, se tisseraient les aventures et destins de
que des hommes les recherchent, émettent des hypothèses (dans plusieurs femmes. La trame centrale de cette toile est la corres-
la première partie), puis constatent leur insuffisance (dans la pondance amoureuse et érotique d’une certaine Carmen Zuna
seconde), tandis que les femmes les réfutent ou les dépassent. Et datant des années 1960, dont la première pièce, cachée dans un
ce sont toujours elles qui prennent la main, parce que, pendant exemplaire d’Autobiographie d’une femme sexuellement émancipée

© EL PAMPERO CINE

CAHIERS DU CINÉMA 43 MAI 2023


FILM DU MOIS

de la féministe russe Alexandra Kollontaï (1926) est retrouvée nous, mais l’important est de comprendre, même si ce n’est
aujourd’hui par Laura : trois aventurières, trois histoires, trois absolument pas nécessaire de connaitre leurs autres films pour
époques, trois façons de transmettre un récit, intimement unies voir celui-ci, que Trenque Lauquen appartient lui-même à un
par un lien qui n’est pour les hommes qu’une série d’énigmes. réseau de création et d’imaginaire, et que cela imprègne aussi sa
La seconde partie, où les hommes s’effacent, mène Laura loin forme si libre et ouverte, trop souverainement collective pour
de Trenque Lauquen et de ses questions, dans l’acceptation du s’encombrer d’un surmoi. Il y est beaucoup question de fleurs,
mystère, vers le silence et la présence au monde. et ce n’est pas un hasard s’il partage cela avec La flor : si ces films
Trenque Lauquen est de ces films miraculeux qui nous rap- sont si imprégnés de botanique, c’est que leurs arborescences,
pellent combien le cinéma possède une capacité unique à se greffes et mutations constituent leur essence et leur beauté. Le
tenir dans le monde comme sur un terrain de jeu et à se servir film de Citarella nous ouvre ainsi à un monde et à un cinéma
de la fiction pour modeler la réalité à l’infini, comme chez où rien ne serait figé, ni les récits, ni les paysages, ni les êtres,
Feuillade ou Rivette. Et on se demande bien au nom de quel ni les corps, parce que tous interagiraient les uns sur les autres :
appauvrissement de l’imagination et de quel manque de joie une métamorphose permanente, mais qui a le calme de ceux
à créer c’est devenu si rare. Peut-être parce que l’on ne peut qui prennent tout leur temps, celui d’un trajet en voiture, celui
faire un tel cinéma sans un minimum d’émulation enfantine, qui consiste à réécouter deux fois de suite la même chanson, de
avec tout ce que cela contient d’amateurisme assumé. Car cuire un œuf sur le plat ou de se servir un whisky avec des gla-
Laura Citarella n’est pas seule, elle appartient à un collectif çons. Comme tout nous paraît soudain si tristement encombré
créé en 2002 nommé El Pampero Cine, également constitué de et si vulgairement hâtif à côté de Trenque Lauquen ! ■
Mariano Llinás, Alejo Moguillansky et Agustín Mendilaharzu.
Ils se produisent avec peu d’argent, sans demander d’aides de TRENQUE LAUQUEN (PARTIES 1 ET 2)
l’État, contribuent aux films des uns et des autres, à divers Argentine, Allemagne, 2022
postes, travaillent avec les mêmes actrices, acteurs et techni- Réalisation Laura Citarella
ciens, et un même compositeur, Gabriel Chwojnik, qui écrit Scénario Laura Citarella, Laura Paredes
toutes leurs musiques. En France, nous connaissons surtout El Image Agustín Mendilaharzu, Inés Duacastella, Yarará Rodríguez
Pampero Cine grâce à La flor de Llinás, film foisonnant de Son Marcos Canosa
quatorze heures, et qui n’est certainement pas sans rapport avec Montage Miguel de Zuviría, Alejo Moguillansky
Trenque Lauquen, même si le précédent film de Llinás, le génial Costume Flora Caligiuri
Historias extraordinarias (2008, jamais sorti en France) a plus de Musique Gabriel Chwojnik
liens encore : tressage d’une multitude d’histoires, rôle central Interprétation Laura Paredes, Ezequiel Pierri,
des narrateurs et des paysages de la province de Buenos Aires… Rafael Spregelburd, Cecilia Rainero, Juliana Muras, Elisa Carricajo,
Trenque Lauquen reprend d’ailleurs le personnage du premier Verónica Llinás
film de Citarella, réalisé en 2011, et qui porte un autre nom de Production El Pampero Cine
ville : Ostende (pas la station balnéaire belge, mais l’argentine). Distribution Capricci
La passionnante production de ce groupe (une vingtaine de Durée 2h09 et 2h13
films en vingt ans) est malheureusement trop méconnue chez Sortie 3 mai

CAHIERS DU CINÉMA 44 MAI 2023


FILM DU MOIS

Une fugue à soi


Entretien avec Laura Citarella

Laura Citarella photographiée par Mathieu Zazzo pour les Cahiers du cinéma à Paris, le 27 mars.

Laura était déjà la protagoniste d’Ostende (2011), votre premier long écoute. Mais dans Trenque Lauquen, Laura entre physiquement
métrage, situé dans une station balnéaire quasi déserte, jouant d’une dans l’aventure. Elle prend part à la fiction en la découvrant et
variation sur Fenêtre sur cour. Comment s’est manifesté le désir l’inventant à la fois. Elle intervient, elle prend des risques. Pour
de retrouver ce personnage à nouveau interprété par Laura Paredes ? elle, la fiction n’a rien de frivole, c’est un espace vital.
Chaque fois que je termine un film, je me rends compte que
j’ai découvert quelque chose de nouveau et que je pourrais Pourquoi vous importait-il que Laura soit botaniste ?
tout recommencer sous l’influence de cette expérience. Ce Je m’intéressais à l’analogie qu’elle pouvait déployer entre les
serait néanmoins lassant de refaire le même film ! Beaucoup structures de la fiction et celles d’une plante. Mariano Llinás
de questions étaient restées en suspens avec Ostende. J’avais explorait déjà cette dimension dans La flor, mais dans Trenque
envie de prolonger le même univers, un lieu de la province de Lauquen, il s’agit davantage de pointer l’impossibilité de la clas-
Buenos Aires, avec le même personnage. J’étais intéressée par sification, dans une veine queer et féministe. La nature se trans-
le fait qu’elle crée de la fiction là où elle pose son regard et son forme si rapidement qu’il est impossible de la capturer tout à

CAHIERS DU CINÉMA 45 MAI 2023


FILM DU MOIS

fait, de la figer sous une dénomination univoque. C’est en tout construction du personnage car, du fait qu’elle soit amenée à
cas l’une de mes hypothèses concernant la plante du dossier interpréter Laura, elle avait des idées que je n’aurais jamais eues.
irrésolu : elle s’est peut-être métamorphosée si vite que Laura
n’était pas en mesure de la trouver. Grâce à son approche scien- Vous avez réalisé Trenque Lauquen au fil de six années. Quelles étaient
tifique, Laura s’attache aux faits et aux traces qu’elle découvre, les vertus de cette longue durée ?
mais elle est aussi capable de recourir au lâcher-prise de son Le mode de fabrication de Trenque Lauquen ressemble à celui
imagination comme à une vertu. des autres films produits par El Pampero Cine. Nous laissons
toujours cours à un processus de découverte répondant à la
Laura Paredes est aussi la co-scénariste de Trenque Lauquen. nécessité du film, nous n’imposons jamais un calendrier calqué
Comment cette collaboration a-t-elle pris forme ? sur des impératifs industriels. Pour Trenque Lauquen, que ce soit
J’étais en dialogue avec Laura dès le début du projet, et éga- en termes de jeu d’acteur ou de mouvements de caméra, tout
lement avec Mariano Llinás, car nous échangeons toujours est venu d’une recherche. D’une certaine manière, le film docu-
des idées sur nos films en cours. J’ai écrit seule un premier mente son propre exercice de la fiction. Selon une expression
traitement pour postuler à des fonds de financement. À ce de Mariano Llinás, nous avions le goût de « jouer en direct sans
moment-là, l’apparition de la créature du lac était le premier répéter ». Par exemple, quand Laura et Chicho sont dans le bar,
noyau narratif. C’était une manière d’intervenir sur la localité nous avons filmé cette scène sans répétition préalable. Ce qui
de Trenque Lauquen, dont ma famille est originaire, en jouant se passait devant la caméra devenait un petit événement ciné-
du maniement d’une nouvelle surnaturelle et de rumeurs qui matographique : ce que nous filmions avait lieu pour la toute
mobilisent soudain toute la communauté. Le désir de la fin première fois, embrassant la vitalité de l’accident. Par ailleurs,
comme destin sauvage du personnage était aussi présent, j’avais Trenque Lauquen a connu de nombreuses étapes de montage,
l’idée de démonter tout ce qui avait été très construit au long dans un aller-retour régulier au fil du tournage.
du film. En parallèle des premiers tournages de Trenque Lauquen,
je coréalisais Las poetas visitan a Juana Bignozzi avec Mercedes La structuration en deux parties est-elle une idée de scénario
Halfon (2019). C’est grâce à ce film que j’ai découvert le livre ou de montage ?
d’Alexandra Kollontaï, d’où le personnage de Carmen Zuna Nous avons commencé à tourner en 2017 et, à partir de ce
et l’idée des lettres. À ce moment-là, je lisais beaucoup d’ou- matériau, nous avons constitué une première structure de mon-
vrages féministes dans des exemplaires d’occasion, qui portaient tage, assez linéaire. À ce moment-là, la fuite de Laura prenait
la marque des vies passées des lecteurs et lectrices. Cela a été place avant l’enquête de Rafa et Chicho. C’est seulement en
le déclencheur pour que Laura soit en contact à la fois avec plein confinement, courant 2020, que nous avons choisi que
une dimension fantastique et une dimension épistolaire. C’est le film commencerait avec le personnage de Laura in absten-
lorsque j’ai posé tous ces éléments que nous avons commencé tia, raconté par d’autres personnages. En l’occurrence, deux
à écrire Trenque Lauquen avec Laura Paredes. En plus de son hommes aux hypothèses nobles et affectueuses, mais qui se
travail d’actrice, elle est dramaturge et metteuse en scène de trompent sur ses motivations profondes. En décidant de chan-
théâtre. Notre collaboration a été d’une grande valeur pour la ger la structure, d’autres voix prenaient place et Laura assumait

CAHIERS DU CINÉMA 46 MAI 2023


FILM DU MOIS

pleinement la narration dans un second temps. J’ai trouvé très mouvement que nous avons réalisé Trenque Lauquen. Bien sûr,
beau qu’une autrice argentine, Julieta Greco, évoque Trenque je suis la réalisatrice, il y a des rôles à chaque étape de fabri-
Lauquen comme « la revanche de Laura sur L’Avventura ». Par le cation, mais il n’empêche que le film nous appartient à tous,
titre du premier chapitre, « La aventura », et par le choix de il existe dans la prolongation d’une multiplicité de rencontres,
commencer en se perdant dans des villages où tout est fermé, une circulation d’idées.
il y a effectivement une référence directe au film d’Antonioni,
mais aussi une forme de réponse. Outre Kollontaï, quels écrivains vous ont inspirée pour Trenque Lauquen ?
La tradition de la nouvelle fantastique argentine m’accompa-
La même Julieta Greco a qualifié Trenque Lauquen de « geste féministe gnait en permanence, plus particulièrement El Perjurio de La
de la fugue ». Comment recevez-vous cette expression au regard des Nieve (1944) d’Adolfo Bioy Casares pour sa manière de rompre
puissants mouvements féministes argentins de ces dix dernières années ? un sortilège. Le chapitrage de Trenque Lauquen fait référence aux
Oui, pour moi, ce que vit Laura est effectivement une fugue, à Détectives sauvages de Roberto Bolaño. L’essence des person-
la fois comme libération et fantaisie, bien plus qu’une décision nages de ce roman m’intéressait beaucoup : ils s’aiment parce
de disparaître ! Je suis féministe, je lis beaucoup de littérature à qu’ils se racontent des histoires, parce qu’ils partagent des aven-
ce sujet, mais une question persiste : que doit faire le cinéma à tures. L’expérience de la fiction renforce leurs liens et suscite
partir du féminisme ? Je sens que, lorsqu’il cherche à être trop de l’érotisme. C’est ce qui arrive à Laura et Chicho : entre la
productif vis-à-vis de causes politiques, cela se retourne parfois lecture de deux lettres adressées à Carmen Zuna, ils travaillent
contre elles. Au contraire, certains films aident à penser à partir ensemble, prennent la route, et tout cela participe de l’effer-
d’outils de réflexion cinématographiques non volontaristes. Le vescence entre eux.
cinéma d’Agnès Varda incarne bien cette tension : elle a réalisé
des courts féministes presque pamphlétaires, dont j’ignore la Trenque Lauquen se termine d’ailleurs avec l’abandon de la voix
portée vis-à-vis du mouvement, et qui, sur un plan cinéma- de Laura, là où Les Détectives sauvages s’achevait dans la dissolution
tographique, m’inspirent peu. Et soudain surgit Sans toit ni loi du langage articulé.
(1985), qui sert autant la cause du cinéma que du féminisme ! Je sentais que la manière la plus juste de conclure était que le
Comment aborder les questions qui nous intéressent sans verser film soit parcouru par une respiration opposée à ses fondements.
dans le dogmatisme ou donner l’impression de cocher des cases, Il s’agissait d’enregistrer de petits événements de la nature sans
pour qu’elles fassent véritablement partie de l’univers fictionnel pour autant pouvoir les capturer, de traverser cet excès d’élé-
du film ? Le cinéma est un espace privilégié de mise en scène ments ingouvernables. Après avoir amené la fiction le plus loin
de ces dilemmes. Je sens que le moment féministe le plus fort possible, je voulais la voir s’effondrer. C’est un exercice de dilu-
de Trenque Lauquen intervient avec Alexandra Kollontaï : dans tion. J’ai laissé la fiction fuguer. Ou plutôt : j’ai laissé la fiction
Autobiographie d’une femme sexuellement émancipée (traduit du russe se livrer au monde.
et publié en France en 1973, ndlr), elle parle de l’émancipation
sexuelle, professionnelle, affective, mais surtout, du collectif, Entretien réalisé par Claire Allouche au festival Cinélatino
de l’urgence à transformer le « je » en « nous ». C’est dans ce de Toulouse, le 30 mars.

CAHIERS DU CINÉMA 47 MAI 2023


FILMS DU MOIS CAHIER CRITIQUE

EN SALLES
Misanthrope de Damián Szifrón 62 Showing Up de Kelly Reichardt

Une certaine femme


3 MAI
Disco Boy de Giacomo Abbruzzese 59
Nos cérémonies de Simon Rieth 62
Rêve d’Omar Belkacemi 55
Showing Up de Kelly Reichardt 48 par Josué Morel
Temps mort d’Ève Duchemin 65
Trenque Lauquen – Partie 1 et 2 de Laura Citarella 42
Un an, une nuit d’Isaki Lacuesta 65
Les Âmes perdues de Stéphane Malterre et Garance Le Caisne, Les
Gardiens de la galaxie 3 de James Gunn, La Gravité de Cédric Ido
(CDC nº 793), La Marginale de Franck Cimière, Le Panthéon de la joie
Pmentrésenté à la toute fin du Festival de
Cannes 2022, où il est passé relative-
inaperçu, Showing Up ressemble de
écrasée par un poids, la seconde se mon-
tre quant à elle plus dynamique ; accom-
pagnée par un travelling latéral, elle fait
de Jean Odoutan, Pour l’honneur de Philippe Guillard
prime abord à un film mineur au sein rouler un pneu jusqu’à son jardin pour
de la filmographie de Kelly Reichardt. confectionner une balançoire de for-
10 MAI Ramassé sur quelques jours, le récit suit tune, avant que Lizzie ne la rejoigne.
Le Cours de la vie de Frédéric Sojcher 62
Fairytale d’Alexandre Sokourov 51 le quotidien d’une sculptrice, Lizzie S’organise alors un champ-contre­champ
La Fille d’Albino Rodrigue de Christine Dory 52 (Michelle Williams), partagé entre son asymétrique : chacune est redoublée par
On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari 56 travail alimentaire (elle officie comme une ligne, l’une rigide (l’arête de la porte
Le Principal * de Chad Chenouga 63 secrétaire dans l’école d’art dont elle à côté de laquelle se tient Lizzie), l’au-
Sakra, la légende des demi-dieux de Donnie Yen 64 a jadis été l’élève), la préparation de sa tre souple et mouvante (la corde grâce à
War Pony de Gina Gammell et Riley Keough 50 dernière exposition et ses relations con- laquelle Joe suspend le pneu à la branche
99 Moons de Jan Gassmann, L’Exorciste du Vatican de Julius Avery,
Hawaii de Melissa Drigeard, Kill Dating d’Olivier Goujon, Neptune
trastées avec ses parents et son frère. La d’un arbre). Cette dialectique se trouve
Frost de Saul Williams et Anisia Uzeyman, Orso de Bruno Mercier, modestie du trait s’incarne jusque dans également au cœur du plan suivant :
Le Paradis de Zeno Graton, Le Prix de la Vérité, l’histoire vraie de l’animal-totem que la cinéaste met ici en Reichardt filme, de nouveau par l’entre­
Graham Staines d’Aneesh Daniel, Retrouver le chemin de Laurent scène : après la vache de First Cow, qui mise d’un travelling latéral, un petit
Granier, La Révole nature, de la vigne au verre d’Aline Geller, The Wild
One de Tessa Louise-Salomé
allégorisait ni plus ni moins que la nais- groupe de skateurs descendant la rue,
sance du capitalisme en Amérique, elle jusqu’à ce que la caméra croise le che-
16 MAI s’attache cette fois à un pigeon blessé que min de Lizzie, accroupie sur la chaussée,
Jeanne du Barry de Maïwenn recueillent Lizzie et sa voisine Jo (Hong en train de récupérer des matériaux pour
Chau), elle aussi artiste plasticienne. Si le ses prochaines œuvres parmi des encom-
17 MAI film semble moins ambitieux et peut-être, brants. C’est à ce moment-là que le plan
Ramona fait son cinéma d’Andrea Bagney 63 aussi, moins évident, il témoigne cepen- se fixe, délaissant son impulsion initiale
Sublime de Mariano Biasin 65 dant d’une précision et d’une discrétion pour se concentrer sur la sculptrice et
Fast & Furious X de Louis Leterrier, L’Homme debout de Florence redoublées qui participent grandement épouser son rythme.
Vignon, Monsieur Constant d’Alan Simon, Tokyo Stories de David
Bickerstaff, Umami de Slony Sow de sa beauté. Le cinéma minimaliste de Dans son ensemble, le film gravite
Reichardt, dans un mélange d’aridité et autour de ce conflit entre mouvement et
24 MAI d’élégante retenue, s’est quelque part fixité pour dépeindre l’intrication entre la
L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli 57 toujours fait le théâtre de luttes discrètes, création artistique et l’ordinaire du quo-
L’Odeur du vent de Hadi Mohaghegh 58 en particulier dans les films portés par tidien. Sculpter, chez Lizzie, relève d’une
Omar la Fraise d’Élias Belkeddar 63 Michelle Williams, dont les personnages tentative infructueuse de figer la vie et
Les Chevaliers du Zodiaque de Tomasz Baginski, Faces cachées de semi-mutiques, de la marginale de Wendy de ménager, dans l’intimité de son atelier,
Joe Lawlor et Christine Molloy, La Maleta de Jorge Dorado, La Petite
Sirène de Rob Marshall, Paul-Armand Gette au pays des merveilles
et Lucy à la pionnière de La Dernière Piste, une autre temporalité ; la sienne, celle de
de Sylvie Boulloud en passant par la mère de famille insa­ ses mains. En miroir de cette bulle fragile,
tisfaite de Certaines femmes, paraissent de nombreuses petites scènes qui, de loin,
31 MAI adopter une position de résistance à leur pourraient s’apparenter à du remplissage,
L’Île rouge de Robin Campillo 60 milieu. Par la netteté de son découpage, s’attardent sur un espace autrement plus
Renfield de Chris McKay 64 la cinéaste figure ici l’inadéquation de animé, celui du campus : par touches, les
Sick Of Myself * de Kristoffer Borgli 64 Lizzie vis-à-vis du petit monde arti­stico- vignettes et plans de coupe émaillant le
Sparta d’Ulrich Seidl 65 universitaire qui englobe l’ensemble de montage organisent un foisonnement
Aux masques citoyennes de Florent Lacaze, Comme une vague de
Marie-Julie Dallaire, Le Croque-mitaine de Rob Savage, De l’eau ses relations – sa responsable hiérarchique dont Lizzie demeure toujours à l’écart.
jaillit le feu de Fabien Mazzocco, L’Improbable Voyage d’Harold Fry s’avère être aussi sa mère, tandis que Jo C’est le cas par exemple d’un plan, en
d’Hettie MacDonald, Invincible été de Stéphanie Pillonca, Lynch/Oz est tout à la fois la propriétaire de son apparence anodin, qui synthétise l’ému-
d’Alexandre O. Philippe, Mon père et moi de Laura Terruso
apparte­m ent, une ancienne camarade lation dont l’école se fait l’écrin. Au
d’études et sa rivale artistique. Au début milieu du va-et-vient des élèves, un
du film, la première séquence réunissant jeune homme, vêtu d’une simple ser-
Lizzie et Jo circonscrit notamment, par viette, jaillit du couloir (mouvement)
un jeu d’opposition, le nœud au­t our pour rejoindre une salle de cours où il
duquel s’articule la mise en scène. Là prend la pose, nu, sur une estrade (fixité).
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
l'un des actionnaires des Cahiers du cinéma a une participation. où la première paraît statique, comme Si cette articulation entre la trivialité de la

CAHIERS DU CINÉMA 48 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

© ALLYSON RIGGS/COURTESY A24


vie estudiantine et l’art semble être la clef reste de son existence (le plan se répè- cage. Après avoir quitté le vernissage pour
de voûte de l’effervescence créative qui tera lorsqu’elle quittera la galerie de son suivre le trajet de l’animal, Lizzie et Jo
habite le campus, Lizzie y reste étrangère ; vernissage pour contacter sa mère). Cette finissent par déambuler à travers les rues
au contraire, elle paraît s’enliser dans cet tendance à la compartimentation bute avoisinantes. Les lignes tracées par les
environnement, tel son frère qui, dans un toutefois régulièrement sur la présence câbles téléphoniques dessinent alors une
accès de folie, creuse frénétiquement des d’animaux, décidemment nombreux dans échappée en dehors du circuit très strict
cercles concentriques derrière sa maison. le cinéma de Kelly Reichardt, qui réa- qu’ordonnançait jusqu’à présent le film
Le portrait que brosse Reichardt s’af- gencent à la fois les situations, l’espace et – pour la première fois, Lizzie, qui laisse
firme sur ce point aussi minutieux que le récit : c’est d’abord le chat de Lizzie qui derrière elle sa famille, son exposition et
cruel : à la fois obstinée et frustrée, Lizzie perturbe sa première journée de travail, ses collègues, semble marcher sans but.
traverse le film avec une sorte d’acca- puis le chien assoupi qu’enjambent les Grâce à l’échappée d’un pigeon, la voilà
blement qui n’entrave jamais toutefois visiteurs du secrétariat (et qui se révèlera enfin rendue au mouvement incertain et
complètement sa détermination. À la plus tard être celui de sa mère), et enfin indécis de la vie. ■
circularité du campus, Lizzie oppose ce pigeon blessé qu’elle retrouve dans sa
une raideur dans sa manière de régler salle de bains et qu’elle abandonne dans SHOWING UP
son quotidien, sans pour autant donner la rue, avant que Jo ne le prenne sous son États-Unis, 2022
le sentiment d’avoir une réelle prise sur aile. Contrainte, bon gré mal gré, de s’en Réalisation, montage Kelly Reichardt
les événements. Dans une scène, la sculp- occuper en l’absence de sa voisine, Lizzie Scénario Jonathan Raymond, Kelly Reichardt
trice, qui vient d’achever une session de finit par s’accommoder de ce compagnon Image Christopher Blauvelt
travail, quitte son garage-atelier, dont la mal en point ; au détour d’un très beau Musique Ethan Rose
porte est à moitié ouverte, pour laisser plan, sa main délaisse même ses sculptures Décors Anthony Gasparro
un message vocal à son frère. On ne voit pour glisser, dans une caresse, vers l’ani- Interprétation Michelle Williams, Hong Chau, John Magaro,
en arrière-plan que le bas de son corps mal meurtri. C’est d’ailleurs sur l’envolée Judd Hirsh, André Benjamin, Maryann Plunkett
en mouvement : lorsqu’elle téléphone à de l’oiseau que s’achève Showing Up, au Distribution Diaphana Distribution
sa famille, Lizzie s’éloigne de ses sculp- cours d’une séquence qui vient implici- Durée 1h48
tures, comme pour les tenir à distance du tement libérer le personnage de sa propre Sortie 3 mai

CAHIERS DU CINÉMA 49 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Bill oublie son ex et se met en tête de


War Pony de Gina Gammell et Riley Keough s’enrichir en investissant dans un caniche
femelle, promesse de chiots précieux. Si le

La réserve et le monde
sordide guette, la bascule régulière entre
les deux personnages contribue à ouvrir
des perspectives : Bill loge en Matho
la promesse d’un avenir moins brutal ;
par Olivia Cooper-Hadjian Matho révèle en Bill les blessures qui ont
dû être refermées pour arriver jusque-là.
À la faveur d’une série d’allers-retours

Dl’intérieur
es chevaux galopent sur une route, mais
on ne les voit que partiellement, depuis
d’une voiture d’où s’échappent
dans les reliefs, va de pair avec un art de
faire coexister la beauté et l’horreur de
ce lieu : non pas en soufflant le chaud et
entre la réserve et le monde qui l’entoure
(Bill est embauché par un riche entrepre-
neur blanc pour travailler dans ses usines
les basses lourdes d’un morceau de hip- le froid, mais en tenant le pire et le meil- et reconduire chez elles les jeunes femmes
hop. Nous nous trouvons dans la réserve leur comme les deux faces d’une même de la réserve qu’il semble consommer sans
de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, pièce. Ainsi, le foyer de la matriarche qui modération), le récit picaresque s’épaissit
où viv(ai)ent les Oglala, une branche du accueille des enfants dans le besoin à la d’une dimension politique plus marquée,
peuple sioux. À l’image de ce plan lim- seule condition qu’ils continuent d’aller à au risque d’être rattrapé par la carica-
inaire, War Pony représente ce lieu avec l’école apparaît à la fois comme un refuge ture. Sous prétexte de représailles contre
une rare absence d’exotisme. La genèse du chaleureux où s’incarne la notion de le patron, quelques dindons font leur
film l’explique : il est né de la rencontre de communauté et comme une dangereuse « retour » sur les terres oglala, matériali-
l’actrice Riley Keough avec Bill Reddy plateforme où des mineurs sont enrôlés sant paisiblement, dans la dernière scène
et Franklin Sioux Bob, deux habitants de dans le trafic de drogue. La misère et la du film, l’ambiguïté du mythe américain :
la réserve alors figurants sur le tournage violence de cet environnement ne sont pile, la prodigalité du Nouveau Monde ;
d’American Honey d’Andrea Arnold. Avec ni occultées, ni surlignées, mais quelque face, le début d’un génocide et d’une
son amie productrice Gina Gammell, elle peu adoucies par le point de vue interne oppression jamais réparée. ■
leur rendit visite, et leurs récits associés qui a présidé à la création du film : pour
à la découverte du lieu suscita bientôt qui est né ici, ce sont les données de base WAR PONY
un désir de film, écrit à quatre mains et à partir desquelles il faudra tout de même États-Unis, 2022
coréalisé par les deux femmes. Les souve- apprendre à grandir, rire et jouer. Réalisation Gina Gammell, Riley Keough
nirs de Bill Reddy et Franklin Sioux Bob War Pony se présente alors comme Scénario Franklin Sioux Bob, Bill Reddy, Riley Keough, Gina
s’incarnent dans deux personnages, le pré- une histoire d’adaptations successives, de Gammell
ado Matho et le post-ado Bill, comme réinventions permanentes. Il semble que Image David Gallego
deux temps d’une même vie. la réserve provoque une croissance accé- Montage Affonso Gonçalves, Eduardo Serrano 
Vainqueures de la Caméra d’or au lérée : Matho (Ladainian Crazy Thunder) Décors Scott Dougan
dernier Festival de Cannes, Gammell et ne peut guère compter sur sa famille pour Costumes Miyako Bellizzi, Alex Lee
Keough ont su trouver une forme qui le nourrir et commence à chercher ses Musique Christopher Stracey, Mato Wayuhi
donne corps à Pine Ridge sans l’embel- propres moyens de subsistance ; Bill (Jojo Interprétation Jojo Bapteise Whiting, LaDainian Crazy
lir ni l’enlaidir. Le travail avec les acteurs Bapteise Whiting) a déjà eu deux enfants Thunder, Sprague Hollander, Jesse Schmockel, Iona Red
non professionnels recrutés dans la réserve avec deux femmes différentes, dont l’une Bear, Wilma Colhoff, Ashley Shelton
tire le récit loin des figures toutes faites insiste, depuis la prison, pour qu’il paye sa Production Felix Culpa, Caviar Production
que l’on pourrait vouloir y plaquer. Cette caution. Tandis que Matho navigue entre Distribution Les Films du Losange 
sobriété, qui ne force pas l’émotion dans l’école, des logis temporaires, et les rues Durée 1h54
un sens ou dans un autre mais la cherche qu’il arpente avec sa bande de copains, Sortie 10 mai
© FELIX CULPA/CAVIAR PROD.

CAHIERS DU CINÉMA 50 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

bi-dimensionnalité graphique qui évoque


Fairytale d’Alexandre Sokourov certains papiers collés des Monty Python.
S’agit-il seulement de substituer au

Sokourov’s Flying Circus


tragique de l’histoire le cirque bouffon
de l’humanité ? Sokourov promeut une
nouvelle incarnation qui ne réduirait pas
seulement le corps du roi à l’opposition
par Jean-Marie Samocki entre la forme éternelle de l’autorité et le
pourrissement organique, coupant égale-
ment court à la dialectique entre solitude
de l’histoire et histoire de la solitude. Si les
© SOKOUROV FOUND

références que le cinéaste se donne sont


également celles que le romantisme a
méditées (Dante, Shakespeare, Cervantès),
il les dépouille de leur solennité comme de
leur destin, à la recherche d’une mytholo-
gie du reste dont la forme déchue désacti-
verait l’élan de l’idéalisme – sous-estimant
au passage la parenté entre grotesque et
romantisme. « Où est passée la mort ? La
mort n’existe plus », s’écrie Staline. Ce n’est
pas tant la mort qui a disparu que la phi-
losophie de l’histoire qui s’écroule, peu à
peu disjointe de l’écoulement historique
lui-même. Sur ses lambeaux dansent les
figurines claudicantes de Sokourov. Mais
en se situant dans un post-romantisme
narquois, tout en contestant un traite-
ment illusionniste des archives (une pique
envoyée au travail de Sergueï Loznitsa ?),

Ps’empare
our habiller l’animation de Fairytale
en conte de fées, Alexandre Sokourov
de la démesure architecturale de
passer le temps. Hitler s’en veut d’avoir
loupé la conquête de l’univers de si peu.
Churchill se demande comment va la
il ne trouve que les eaux croupies d’une
histoire suspendue qui n’en peut plus de
convoquer sur sa scène les mêmes invo-
deux peintres du xviiie siècle, Piranèse et Reine. Mussolini ne pense qu’à lui. « Il ne cations d’une horreur inexorable. À une
Hubert Robert. En amplifiant leurs effets faut jamais oublier l’amour. Toute ma vie j’ai exception notable près, lorsque surgit
de perspective et de gigantisme, il donne aimé », confesse-t-il, torse nu. Ils croisent le peuple, placé du côté de l’inhumain,
un saisissant relief à ces limbes où errent, Jésus, mais Jésus souffre, il attend son Père dont les mains se transforment en âme,
comme engloutis, ses quatre personnages qui ne vient pas. Ils croisent Napoléon : il boue, torrent de lave, océan de colère,
principaux, Staline, Churchill, Mussolini est déjà au paradis et ne peut pas les aider. fin du dessin, dans des traits enragés qui
et Hitler. Pourtant, celles-ci constituent Dieu leur parle, mais il les rejette. Il reste évoquent ceux de Victor Hugo. Avec cette
moins un refuge qu’un espace instable le peuple, qui leur veut du mal. picturalité de l’abysse qui abolit pour un
dont la prétention à l’admiration, au sub- Contrairement à l’espace où ils évo- temps les ricanements lucifériens (car ces
lime ou au grand art est sans cesse ravalée luent, ces maîtres d’empire ne sont pas limbes possèdent quand même la bande-
par l’avilissement et la déjection – du visi- dessinés, ni même incar nés par des son de l’enfer), Sokourov laisse passer le
ble comme de la parole. En reliant ressen- acteurs. Le cinéaste et son équipe ont souffle de l’Histoire. Malheureusement, à
timent et ressassement, les dialogues, où isolé puis réassemblé, dans un travail arti- l’intérieur de cette vision, ce ne peut être
Sokourov mêle citations historiques et sanal minutieux, les archives filmées de qu’un dernier souffle. ■
inventions personnelles, noient politique ces personnages, sans jamais recourir à
et métaphysique dans un délire immobile. l’intelligence artificielle, comme le pré- FAIRYTALE (SKAZKA)
Le ricanement et la trivialité supplantent cise le carton liminaire.Visages et peaux, Russie, 2022
la mélancolie. Mussolini conseille d’aller une fois agrandis, deviennent une texture Réalisation, scénario Alexandre Sokourov
au bordel, alors qu’Hitler marche dans aux effets de présence étonnants, mais Son Aleksaner Vanyukov
un étron. souvent niés par la facticité de leur mise Musique Murat Kabardokov
Le légendaire, dès lors, est miné de en place et la délimitation grossière des Interprétation Igor Gromov, Vakhtang Kuchava, Lothar Deeg,
l’intérieur et la structure du film de res- silhouettes. Sokourov démultiplie au sein Tim Ettelt, Fabio Mastrangelo, Alexander Sagabashi, Michael
sembler ainsi à un bout-à-bout d’his- de l’image les différentes persona des diri- Gibson, Pascal Slivansky
toires drôles. Staline, Hitler, Churchill et geants. Le Churchill colonial discute avec Production Sokourov fund
Mussolini sont au purgatoire et ils aime- le Churchill militaire et avec le Churchill Distribution Les Films de l’Atalante
raient bien accéder au paradis. Obsédé bourgeois, le vieux Staline avec le jeune Durée 1h18
par la mort, Staline provoque pour et ils s’appellent tous « frère », dans une Sortie 10 mai

CAHIERS DU CINÉMA 51 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

© ZADIG FILMS
La Fille d’Albino Rodrigue de Christine Dory où Rosemay se déplace, se cache, cherche,
enquête, fouille. Soit l’espace familial non

Fausses fuyantes
comme foyer mais comme lieu du trouble,
avec ces tiroirs où l’on cache les symboles
religieux chéris par le père, que la fille
s’entête à ressortir, mais aussi des jouets
par Fernando Ganzo sexuels et des cartes postales érotiques
anciennes dont Albino lui faisait cadeau
pour ses anniversaires. Ce dérèglement est

Qmier,uand on s’inspire d’un fait divers,


deux chemins sont possibles. Le pre-
majoritaire, est celui de l’énigme et
les mensonges), héritière (elle devra les
reproduire à son tour) et finalement jus-
ticière (seules la vérité et la survie compt-
doublé d’un deuxième espace domestique
sous forme de famille d’accueil dans une
ferme lointaine où la jeune femme loge
l’enquête après un crime. Le ­deuxième, eront pour elle). avec Valérie (Romane Bohringer), Samy
plus secret, celui de la disparition, et Film sec, indocile, ingambe, La Fille (Samir Guesmi) et sa nouvelle demi-sœur
donc de l’absence même du crime. Le d’Albino Rodrigue, à son territoire instable Sosha (Elsa Hyvaert), qui incorporent au
premier donne beaucoup d’importance et pourtant définitoire de la France (trop film un étonnant mélange de drôlerie et
au scénario (Qui peut être l’assassin ? grand pour être un village mais pas tout tendresse.
Quels sont les indices ? Où mènent les à fait urbain, dans une Lorraine ouvrière Loin de toute curiosité morbide, ce
témoignages ?), tandis que le deuxième au passé minier où revient cette fille de trouble devient pour Dory une façon de
est d’abord question de mise en scène ferrailleur), ajoute l’étrangeté d’une lignée styliser ces personnages inspirés d’un fait
(Comment combler ce vide ? Se situer qui oblige le spectateur à sonder particu- divers réel, et de leur donner une dignité,
là où le mensonge et le secret règnent ?). lièrement les rapports entre les person- une dimension littéralement admirable.
Soit, côté enquête, un film comme La nages pendant le premier tiers du film : Quand son avocat dit à Rosemay, en guise
Nuit du 12, pour prendre un exemple malgré les apparences, ces « Pili et Mili » de dernière réplique, « J’aimais bien vous
récent, et de l’autre côté cette Fille d’Al- dont parle Rosemay et qu’elle vient regarder manger des hot-dogs », c’est presque
bino Rodrigue qui nous arrive cinq ans revoir sont ses parents biologiques, Albino tout le film qu’il semble résumer, et la
après un film auquel il s’apparente beau- et Marga (Émilie Dequenne), et Manuel façon dont celui-ci retrace ses péripé-
coup : Paul Sanchez est revenu ! de Patricia (Matthieu Lucci), son frère. Christine ties et ses démarches, ses gestes enfantins
Mazuy. Ladite fille, Rosemay (Galatéa Dory, qui signe ici son troisième long lorsqu’elle cherche à comprendre la dis-
Bellugi), 16 ans, constate la disparition métrage après Blonde et brune (2004) et parition, ou la façon dont elle s’occupe
de son père quand elle revient pour un Les Inséparables (2008) équilibre ce travail des bêtes en récitant par cœur, alors
séjour en Moselle. Du mensonge et du presque analytique demandé au specta- qu’elle sait à peine écrire, des passages de
secret familiaux, Rosemay deviendra teur par une clarté du récit, se concentrant la messe (« Petit agneau de Dieu qui enlève le
tour à tour victime (elle croit d’abord plutôt sur la construction du microcosme péché du monde ») ou de sagesse populaire

CAHIERS DU CINÉMA 52 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Clair avec soi-même


(« Balzane un, cheval de rien, balzane deux,
cheval de gueux, balzane trois, cheval de roi »).
C’est le délicat équilibre du film que de
conserver une vérité dans la stylisation de
la fiction, capable de faire passer nombre Entretien avec Christine Dory
de répliques étonnantes, en particulier de
Marga – « Maintenant il ferme sa bouche,
et j’en suis bien aise, comme disait l’autre », Vous revenez du festival Reims Polar, or, en montrer que s’échapper, c’est son truc
« T’es désolante comme fille, t’as pas d’en- termes de genre, votre film penche beaucoup du à elle, la fuite. Un dispositif très simple,
train, tu veux rien », « La famille est sacrée, côté du western, dès le premier plan. qui n’empêchait pas les variations. Ce
alors motus ! » – comme un trop-plein de C’était plus une référence que le polar, que vous décrivez correspond surtout à
réalisme devenu étrangement sophistiqué. en effet. Notamment sur les costumes : une question de goût : j’aime bien qu’on
L’enquête de Rosemay consistera à mon indication a été de travailler le film recadre, je n’aime pas la rigidité. Même
combler l’absence paternelle par sa seule comme un western où tous les person- les plans fixes, je les fais à l’épaule –
présence : rester là, entêtante, gênante nages seraient des cowboys sauf Marga sans bouger, mais avec une toute petite
pour sa mère. Comment filmer une telle (Émilie Dequenne), qui serait l’Indienne. vibration.
enquête, qui se passe de toute scénari- Le premier plan, avec Rosemay (Galatéa
sation possible (les constants mensonges Bellugi) à cheval, participe de quelque Dans le dernier tiers du récit, on quitte pour la
de Marga sont autant de déviations, dont chose que j’ai essayé de faire autant que première fois le point de vue de Rosemay et on
aucune ne peut être empruntée jusqu’au possible dans le film : étoffer l’imaginaire se retrouve du côté de Marga. Comment en êtes-
bout par le film) ? En se souvenant de ce du spectateur, ouvrir des perspectives, vous venue à briser la logique de l’écriture à ce
principe de foi cinématographique selon sachant que mon récit tient une ligne stade ?
lequel pour connaître la vérité des êtres assez fine, très simple. Voilà comment on a conçu cette tran-
il suffit de les regarder longuement dans sition : Rosemay est avec sa famille
les yeux. Alors que Rosemay et Marga Par rapport à certains polars inspirés de faits d’accueil, on vient d’apprendre par la
décortiquent leur poulet rôti, au regard divers récents, vous ne donnez jamais le point télévision que son frère Manuel a été
de Bellugi, pur, direct, absolu (d’immenses de vue de la police, très reléguée à la marge, arrêté, et ils appellent Marga. C’est pen-
yeux de chat sont dessinés sur son tee- ce qui rend le film très peu démonstratif, plus dant le coup de fil que l’on bascule et
shirt), répond celui de Dequenne, fuyant, poétique. que l’on change le point de vue. Au
inconstant, fourbe, tous deux filmés Bien sûr : jamais du côté des flics ! J’ai moment de l’écriture, dans la texture
presque frontalement. Le tour de force beaucoup insisté sur cela auprès de de la scène, je trouvais que ça passait. Je
consiste à saisir dans ces deux regards, Galatéa : Rosemay n’aime pas les flics, me suis rendu compte que j’avais envie
celui de la fille qui cherche comme elle a été élevée dans un milieu où l’on d’avoir le point de vue de Marga tout du
celui de la mère qui cache, une même n’aime pas qu’ils viennent foutre leur nez long. J’ai donc refait une nouvelle version
vérité : un déterministe géographique, dans des affaires foireuses. À propos de du scénario où, depuis le début, on avait
social, existentiel qu’elles subissent et cette poésie du fait divers, à une époque des séquences avec elle seule, pour alter-
qui mène à la pureté (Bellugi a d’ailleurs je collectionnais les discours des crimi- ner le point de vue entre mère et fille.
joué la vierge Marie dans Tralala des frères nels à leur procès. Quand on leur deman- Mais tout ça a sauté au montage, comme
Larrieu) ou à la folie et à la destruction. dait les raisons de leur crime, ils sortaient la fin de son parcours : Marga, poursuivie
Deux visages d’une même poétique de des phrases d’une poésie dingue. Je me par les flics, fuyant dans la forêt avec sa
la survie. ■ souviens d’un jeune homme qui avait tué valise, direction nulle part.
son amant dans un foyer : « J’ai regardé par
LA FILLE D’ALBINO RODRIGUE la fenêtre et j’ai pensé à la mort. Alors je l’ai Commencer du côté de Rosemay était aussi une
France, 2022 tué. » J’ai cherché à créer ce sentiment par façon d’éluder le meurtre qui est au cœur du
Réalisation Christine Dory le paysage. À un moment, on voit un plan film ?
Scénario Christine Dory, Lise Machebœuf d’un cimetière qui fait présager, pour Je l’ai filmé, le meurtre ! Mais comme
Image Jean-Marc Fabre moi, la possibilité du meurtre. Ce type de tout le personnage du père, interprété
Montage Saskia Berthod plan est très lié au western. C’est ce que par Philippe Duquesne, il a disparu au
Décors Laurent Baude Patricia Mazuy fait beaucoup aussi, sur- montage. C’était une scène très longue
Costumes Bethsabée Dreyfus tout dans Paul Sanchez est revenu ! et minutieuse qui se finissait dans la cui-
Son Romain Cadilhac, Rym Debbarh-Mounir, sine où Marga et Manuel prenaient un
Emmanuel Croset Les mouvements d’appareil sont très légers café, après tous les efforts pour se défaire
Scripte Camille Ganivet mais presque constants, et très précis, jouant du cadavre, moment où Galatéa arrive.
Musique Reno Isaac, Simon Arbez avec ce que les personnages perçoivent ou pas. Ça change tout : à ce moment-là, dans
Interprétation Galatéa Bellugi, Émilie Dequenne, Samir Pourquoi ce principe formel ? l’ancien montage, on sait tout et elle ne
Guesmi, Romane Bohringer, Matthieu Lucci, Elsa Hyvaert Notre seule règle formelle, avec Jean- sait rien. Mais la scène du crime ne mar-
Production Zadig Films Marc Fabre, le chef opérateur, était : on chait pas très bien ; trois semaines avant le
Distribution ARP suit Rosemay et Marga sort du champ, tournage, j’ai dû couper quelques plans
Durée 1h30 à chaque fois. Et pour revenir à Marga, pour des questions budgétaires, or ils per-
Sortie 10 mai il faut changer de plan. L’idée était de mettaient de comprendre le ton de cette

CAHIERS DU CINÉMA 53 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

scène du meurtre. Sans cela, des choses

© EMA MARTINS
que je trouvais drôles mais qui étaient
morbides s’avéraient soudain faire par-
tie d’un impensé chez moi. Et ça ne va
pas : au cinéma, il faut être clair. On peut
épaissir, obscurcir, mettre du trouble, mais
soi-même, il faut être clair.

Le début du film travaille consciemment ce


trouble, le spectateur met un peu de temps à
comprendre que Marga est la mère de Rosemay.
L’idée était que les gens allaient se dire
qu’elle est si peu maternelle qu’elle ne
peut pas être la mère de la protagoniste.
Ce qui amène à la question : qu’est-ce
qu’une mère ? Est-ce qu’une mère est
forcément maternelle ? Quand on arrive
à la certitude que c’est bien sa mère,
on est presque surpris, mais avant, on a
emmagasiné plein d’émotions qui com-
plexifient le rapport mère-fille.

Ce rapport, vous avez cherché à le nuancer


aussi dans l’écart entre le jeu de Galatéa Bellugi
et celui d’Émilie Dequenne ?
Avec Émilie, on se disait : du côté de
Rosemay, le film est une tragédie, mais
de celui de Marga, c’est une comédie.
Marga se fout de tout. Elle n’a pas un
mauvais fond, ce n’est pas Médée, elle est
juste désinvolte et égoïste, elle arrange
ses affaires comme elle peut, elle est au
bord du gouffre, mais elle tient debout.
C’est une femme libérée, d’une certaine
façon. Cela apportait une forme de gaîté Christine Dory.
au jeu d’Émilie. J’aime les acteurs amé-
ricains parce qu’on voit qu’ils jouent, L’écriture a commencé en avril 2019. Ce désir de filmer est arrivé bien après votre
qu’ils y vont, alors que beaucoup d’ac- Mais elle avait sédimenté depuis long- film précédent : les deux tournages ont présenté
teurs français, qui font comme je dis temps, depuis le moment où j’ai décou- pour vous des différences notables ?
souvent la « grève du jeu », ont peur que vert ce fait divers et que j’ai vu la vraie Il y a une différence énorme, décisive : je
« ça se voie ». Dans cet écart entre Émilie Rosemay un jour à la télé : à 28 ans, ne m’entendais pas avec la cheffe opé-
et Galatéa, j’avais parfois l’impression Rozenn, c’était son prénom, racontait ratrice des Inséparables, alors que là j’ai
que cette dernière ne faisait pas assez. l’histoire de sa vie à un journaliste. Et travaillé avec Jean-Marc Fabre, que je
Alors je l’ai poussée : « Vas-y ! Joue ! » Et elle avait les mêmes yeux que Yehuda connais depuis trente ans et avec qui j’ai
c’est au montage que j’ai vu : en fait, Lerner dans Sobibor. Pétillants d’esprit, fait tous mes courts métrages. La texture
elle était tout le temps précise, subtile. d’intelligence, de vivacité. On voyait la est alors très différente entre les deux
Vous savez, pendant ces années depuis fille qui avait fait ce qu’il fallait pour sur- films, indépendamment du passage au
Les Inséparables (2008), même si je n’ai vivre. Elle avait trahi sa famille, mais s’en numérique. Pendant cette période, je n’ai
pas réalisé, je n’ai pas arrêté de travail- était sortie. Son regard était celui d’une pas cessé de travailler dans le cinéma, soit
ler avec des acteurs : je fais beaucoup de grande vivante. C’est ça qui m’a atti- en écrivant des films pour d’autres (dont
stages et des trainings avec des acteurs qui rée : qu’est-ce qu’il faut avoir parcouru Vif-Argent de Stéphane Batut, 2019, ndlr),
ont besoin de travailler. Mais c’est en tra- pour avoir ces yeux-là ? Quand Rosemay soit en préparant un documentaire qui
vaillant avec Guillaume Depardieu que est avec son frère, on sent son émotion exigeait beaucoup de repérages à travers
j’ai tout appris. Émilie est un peu de la d’être « en famille », ce qui rend la trahi- le monde et qui n’a pas abouti. Et puis,
même trempe, ce sont des stradivarius du son tragique : si elle le trahit, c’est pour se je suis lente ! Je n’ai pas besoin de faire
jeu. sauver. Elle l’aime, mais entre lui et elle, beaucoup de films, même si j’ai déjà envie
c’est elle qu’elle choisit. Sauver sa peau d’en faire un autre.
À vous entendre parler, on a l’impression que est le plus important. Le défi pour moi
beaucoup de temps s’est passé entre le début était de faire quand même un film de Entretien réalisé par Fernando Ganzo
de l’écriture et la fin du montage. Est-ce le cas ? gauche, malgré cette trajectoire. à Paris, le 11 avril.

CAHIERS DU CINÉMA 54 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Rêve d’Omar Belkacemi

Entre ciel et terre


par Olivia Cooper-Hadjian

URêveneverspourrait
perspective sombre sur un pays à tra-

© CENTRE ALGÉRIEN DE DÉVELOPPEMENT DU CINÉMA


un récit d’une sécheresse absolue :
être le cousin algérien de
Plumes, d’Omar El Zohairy. Mais là où
le constat de l’Égyptien était sans appel,
l’amertume d’Omar Belkacemi est d’au-
tant plus profonde que le beau et le bien
n’ont pas encore disparu de l’univers qu’il
dépeint. L’ouverture à double détente
préfigure un tiraillement : une mon-
tagne est lentement gravie par un cou-
ple, avant d’être ensevelie dans la nuit et
les nuages, puis, après le carton-titre, on
lit sur un tableau blanc une citation de
Nietzsche : « Il n’y a pas de phénomènes
moraux, il n’y a que des interprétations
morales des phénomènes. » D’emblée,
Mahmoud, auteur de l’inscription et
personnage principal du film, se voit à la À la manière dont chaque scène plus prompt à l’épouser, chez la sœur
fois situé dans une société – il est donc est réduite à son essence, les propos de des deux frères et leur mère, forcées de
professeur de philosophie – et hanté par Mahmoud, sous forme d’aphorismes, vivre sous le même toit qu’un patriarche
un ailleurs : un paysage évanescent. La tombent comme des couperets, littéra- obtus. Ainsi, lorsque la caméra d’Omar
plupart des scènes sont, comme celle-ci, lement sentencieux : lorsque Koukou lui Belkacemi saisit la vitalité des danses des
prises en cours de route. Peut-être por- annonce que leur ami Mhand s’est pendu, femmes qui fêtent les noces de Samia,
tent-elles quelque chose de trop grand le grand frère répond sans frémir qu’il l’épisode paraît à la fois joyeux et stricte-
pour être montré – une extrême mélan- était mort depuis longtemps, leur village ment circonscrit. Au village, Mahmoud
colie, une infinie lassitude. Leur issue est n’étant déjà plus qu’un cimetière. Mais recroise aussi son amie Hakima, qui a
éludée aussi, comme si elle était courue le film approche ce nihilisme avec une choisi, elle, de ne pas se marier et de se
d’avance. Quant à la lumière, elle se certaine distance, en accueillant d’autres réinstaller ici pour y insuffler une nou-
manifeste dans chaque plan par sa rareté : points de vue et en tirant les situations velle énergie. Lui avoue n’avoir pas autant
toujours inattendues, les compositions jusqu’à l’absurde – le zeste d’humour d’espoir ; mais si son abattement n’appa-
ménagent contre-jours ou clairs-obscurs, qui colore le récit s’affiche parfois plus raît jamais illégitime, Omar Belkacemi
de même qu’elles font puissamment exis- clairement, comme lorsque Mahmoud suggère que l’esprit de son personnage
ter le hors-champ. s’émeut que la beauté échappe à tant s’allégera peut-être en un instant lorsqu’il
À mesure que le récit se déploie, il de ses congénères dans un bois carbo- aura retrouvé l’amour, cette « force magique
converge avec ce que ces partis pris for- nisé. L’ironie s’avère nécessaire pour et invisible comme un rêve ». ■
mels expriment tacitement : toute pré- dépasser certaines apories : le village est
sence est marquée du sceau de l’absence, présenté comme un lieu où la liberté RÊVE (ARGU)
du vide ou du manque. Mis au pied du est impossible, du moins pour Koukou Algérie, 2021
mur par une amante, Mahmoud quitte et son frère, mais si la ville apparaît Réalisation, scénario Omar Belkacemi
la ville pour prendre de la hauteur dans comme un refuge, c’est tout de même Image Yann Seweryn
son village natal, situé dans les montagnes elle que Mahmoud avait fuie au départ. Montage Caroline Beuret
de Kabylie. Il y découvre que son petit D’ailleurs, s’ils décrivent l’étroitesse des Son Kamel Mekesser
frère, Koukou, a été enfermé dans un mentalités rurales, les plans-tableaux Décors Meziane Chafaa
hôpital psychiatrique, et s’empresse de le d’Omar Belkacemi rendent aussi hom- Interprétation Mohamed Lefkir, Kouceila Mustapha,
ramener au hameau, en dépit de l’hos- mage au paysage environnant, ouvert sur Latifa Aissat
tilité que suscitent chez les hommes du le ciel. Ce rapport ambivalent au foyer se Production Centre algérien de développement du cinéma
cru ses cheveux longs et son compor- double de doutes quant à l’institution du Distribution Les Films des Deux Rives 
tement enfantin, uniques motifs de son mariage, qui impose partout ses restric- Durée 1h37
internement. tions : chez Samia, qui en a élu un autre, Sortie 3 mai

CAHIERS DU CINÉMA 55 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

© 2023 RECTANGLE PRODUCTIONS/FRANCE 2 CINÉMA/LES FILMS DE FRANÇOISE


On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari

Un bonjour sans fin


par Claire Allouche

Eissement.
lle (Narimane Mari) filme les scin-
tillements de la mer, jusqu’à l’éblou-
Il (Michel Haas) lui parle de la
Gaston Bachelard est invité dès le
générique. Il opère sans fard théorique :
le problème posé par L’Intuition de l’ins-
Nick’s Movie de Wim Wenders (1980) et
La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert
(1992) témoignaient de l’imminence de
métamorphose des nuages qu’il observe tant, la perception illusoire de la durée la mort à travers l’affaiblissement du corps,
à l’œil nu. Ce qui pourrait s’apparenter comme base temporelle prétendument Haas apparaît très peu à l’écran dans ses
à une dissociation entre l’image et le son homogène, habite le film d’un bout à derniers moments. Pour que ses paroles
n’en est pourtant pas une. La prouesse l’autre. Ou plutôt, d’un soupçon de com- fassent véritablement corps, Mari les
de ce moment, et la beauté de la totalité mencement à une impossible fin. Là où, transcrit mot pour mot avec la vigueur
d’On a eu la journée bonsoir (Grand Prix dans Vacances prolongées (2001), Johan van du parler au sein des plans associés, pour
de la compétition française et Prix Cnap der Keuken, atteint d’un cancer généra- la plupart tournés après sa disparition. La
du FIDMarseille, et Mention spéciale lisé, semblait accorder un sursis aux plans présence vocale de l’aimé se voit alors gra-
à Belfort), tient pour beaucoup au jeu tournés, Mari ranime les instants vécus à vée dans la matière de l’image.
de synchronisation organique entre des l’envi, faisant fi au montage d’une chro- Quand son médecin évoque les
éléments a priori épars. C’est dans cette nologie biologique. Elle fabrique une inflexibles conditions des soins pallia-
forme singulière que s’épanouit la cor- temporalité fugueuse dont les pouvoirs tifs, Haas troque sa gouaille contre un
respondance amoureuse entre le peintre sont quasi résurrectionnels. La dispari- silence de mort. À l’image, ce moment
Michel Haas, en fin de vie, et Narimane tion de son compagnon est annoncée par s’incarne comme un mirage : une tache
Mari ; un dialogue intime comme art des un faire-part dans les premières minutes, de lumière parcourt les murs blancs où
rapprochements des êtres et des choses. puis un chat se prélasse sur le bout de sont accrochées des silhouettes qu’il
Film contre la montre et avec le monde, papier, évacuant la moindre solennité. La a peintes. Chaque fois que les rayons
On a eu la journée bonsoir noue une rela- mort n’est pas envisagée comme la fin : touchent une œuvre, elle s’évapore.
tion ombilicale avec toutes les formes de qu’elle soit proche ou avérée, elle est à Secousse de gravité soudaine, là où le
vie : visages des passants saisis dans la rue, plusieurs reprises l’occasion d’un droit film cultivait les pulsions de vie à tout
chorégraphie tentaculaire d’un poulpe de réponse de Haas. « C’est la dernière fois va. À cette prestidigitation funeste vient
sur un étal de marché, et ce qu’il subsiste que je meurs comme ça », ne manquera-t- aussitôt répondre une séquence inouïe :
de partage possible entre le peintre et la il pas de lancer, bien plus tard. Sa voix, Haas, quelques années auparavant, en
cinéaste, s’affranchissant ainsi d’une tona­ facétieuse et sans âge, œuvre tout du pleine transe picturale. Allongé par terre,
lité testamentaire. long comme son principal visage. Là où se déplaçant sur les genoux et les coudes,
il masse énergiquement des pigments sur
du papier et chante à tue-tête. L’un des
rares moments où son et image sont saisis
ensemble est aussi celui où les différents
gestes de création du couple se synchro-
nisent, campés sur le plancher des vaches.
Cet instant privilégié se dissout dans le
bleu de l’œuvre à venir : ni marine, ni
céleste, cette couleur est incorruptible-
ment terrestre, tant Haas l’arrache au sol,
inlassablement. ■

ON A EU LA JOURNÉE BONSOIR
France, 2022
Réalisation, montage Narimane Mari
Scénario Narimane Mari, Michel Haas
Image Narimane Mari, Antonin Boischot, Nasser Medjkane
Son Narimane Mari, Benjamin Laurent, Antoine Morin
© CENTRALE ÉLECTRIQUE

Production Centrale Électrique


Distribution La Traverse
Durée 1h01
Sortie 10 mai

CAHIERS DU CINÉMA 56 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

d’un tel discours. La dramaturgie fait le


yoyo entre la recherche du signe le plus
mince possible de l’enfer conjugal, la
bouffonnerie d’une réplique de parfait
connard (« Qu’est-ce que t’es belle, tu veux
pas me sucer ? ») et la formule-type de la
perversion narcissique : « Tu dois vraiment
pas m’aimer beaucoup pour me laisser deve-
nir ce monstre… » Mais l’écart se creuse
entre le tableau de plus en plus chargé
du méchant joué par Melvil Poupaud
et l’échappée un peu vaporeuse que le
titre maintient au-dessus de cette histoire.
Plus le calvaire dure, plus l’on se demande
comment une voie peut se frayer dans un
film trop installé dans sa visée descriptive.
L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli L’existence d’une sœur jumelle de
Blanche, appelée Rose, esquisse d’abord

À ma sœur
la fausse piste du thriller, puis de la psy-
chologie molle (plus délurée, Rose est
moins encline à tomber dans le panneau
de la passion), avant de dénoter une stra-
par Charlotte Garson tégie d’altération bienvenue du récit.
L’Amour et les Forêts multiplie les figures
sororales, qu’elles relèvent de la Loi ou

Aharcelée
daptant à l’écran le best-seller d’Éric
Reinhardt sur l’histoire d’une femme
par un mari possessif, Valérie
couple de La guerre est déclarée, elle lance
ses protagonistes sur un chemin balisé
puis ramasse les cailloux de Petit Poucet
de la marginalité, comme la courte appa-
rition de Virginie Ledoyen en compagne
de chambre d’hôpital destroy qui réduit
Donzelli et Audrey Diwan (réalisatrice de qu’elle y a elle-même semés. Par quels le « monstre » à ce qu’il est aussi : un « petit
L’Événement) conservent de ses origines procédés faire infuser ce qui se présente monsieur » sans panache. Davantage que des
livresques une distance qui l’extrait de la avec la frontalité du film-dossier ? personnages à profondeur psychologique,
pure étude de cas ou du témoignage à Comment mettre en scène le bovarysme les apparitions féminines tentent d’enco-
visée didactique, d’autant qu’il est raconté dolent de celle qui voit « le chagrin s’en- cher l’excessive linéarité du récit, qu’elles
d’un point de vue rétrospectif. L’épouse gouffr[er] dans son âme avec des hurlements font fourcher comme pour rappeler que
(Virginie Efira) raconte au passé sa ren- doux » ? D’abord en lui faisant platement d’autres vies sont toujours possibles. Plus
contre avec Grégoire (Melvil Poupaud), lire à haute voix cette phrase de Madame structurant cependant que ces embran-
au patronyme romantique forcément Bovary, puis, somme toute assez plate- chements sororaux, un flash-back revient,
trompeur : Lamoureux. D’emblée, hors ment aussi, en multipliant les gros plans une trouée d’arbres floutés par un travel-
champ, la voix de Dominique Reymond sur le visage de l’actrice tour à tour fait ling, réminiscence d’une brève rencontre
se fait entendre, questionnant avec une et défait. avec un amant inconnu, trouvé sur inter-
fermeté bienveillante celle qui raconte. Cette chronique d’une empr ise net pour ne pas « étouffer ». Fallait-il qu’un
Thérapeute, commissaire, avocate, juge ? annoncée masque ses étapes dignes d’un autre homme, certes des bois, incarne
Le caractère institutionnel de ce contre- manuel de psychologie sous des réfé- l’alternative au mari envahissant ? ■ 
champ sonore donne à la trajectoire un rences. Littéraires d’une part, puisque
cadre, garantissant que la « société » entend Blanche enseigne le français au lycée : L’AMOUR ET LES FORÊTS
cette histoire, la consigne, la fait échap- méfiez-vous d’un homme qui, après France, 2022
per au fait divers comme au déversoir l’amour, parfait sa séduction par un vers de Réalisation Valérie Donzelli
confessionnel. L’omniprésence d’Efira, Britannicus, « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je Scénario Valérie Donzelli, Audrey Diwan, d’après le roman
ici de chaque plan comme elle l’a été faisais couler ». Cinématographiques d’autre d’Éric Reinhardt
chez Justine Triet, Rebecca Zlotowski, part : qui a vu Les Parapluies de Cherbourg Image Laurent Tangy
Alice Winocour ou encore dans Madeleine reconnaît le plan rapproché de Blanche Montage Pauline Gaillard
Collins, sert à ancrer le point de vue dans essayant un voile pour son mariage, le Décors Gaël Usandivaras
le récit de la femme, les gros plans fron- bleu de son pull ou les motifs fleuris des Costumes Nathalie Raoul
taux sédimentant un solide « on te croit » ; papiers peints. Dans une unique séquence Musique Gabriel Yared
la narratrice n’est jamais mise en doute. musicale, Grégoire, en voiture vers l’Est Interprétation Virginie Efira, Melvil Poupaud, Dominique
Hélas, l’écriture de Donzelli tient sou- où il la fait déménager, chante à Blanche Reymond, Romane Bohringer, Virginie Ledoyen
vent du pur programme : démultiplica- (Normande comme Geneviève) les pro- Production Rectangle Productions
tion obsessionnelle et ludique de l’aimé messes d’un amour « bien plus grand » que Distribution Diaphana Distribution
dans La Reine des pommes ou vertige de les « tourments » du déracinement, ce duo Durée 1h45
l’annonce d’une maladie grave faite au à la Demy soulignant la nature illusoire Sortie 24 mai

CAHIERS DU CINÉMA 57 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

une première partie centrée sur le père


© REZA MOHAGHEGH

infirme, explorant le flanc abrupt d’une


colline pour récolter une poudre médi-
cinale. Partout autour de ces deux per-
sonnages, les mains tendues sont monnaie
courante, attitude nécessaire à la survie
là où l’aide politique et sanitaire brille
par son absence. Impossible, pourtant, de
réduire cette fiction chargée d’abnéga-
tion à un éloge ethnologique des valeu-
reux provinciaux, si admirables d’être ce
qu’ils sont. La vertu religieuse n’est pas
non plus de la partie.
Non, il en va d’une autre logique,
plus désintéressée, qui donne au film la
saveur d’une fable sans jamais lui ôter sa
force brute d’incarnation : en ne cessant
de rendre visible l’entraide, d’inscrire son
fonctionnement dans la chair du paysage,
le cinéaste nous met au défi d’y croire
pour de bon. Chaque étape, ainsi, brouille
L’Odeur du vent de Hadi Mohaghegh un peu plus les repères de la bonne
action, ici réduite au geste microscopique

La relève
et anodin (« Peux-tu m’aider à faire passer ce
fil par le chas de l’aiguille ? », demande un
vieil homme), là détournée vers le conte
moral quasi autonome (un aveugle trans-
par Élie Raufaste porté par monts et par vaux, arrivant pile
à l’heure pour son rendez-vous galant).
Ce flux ininterrompu de persévérance,

Q ue peux-tu faire pour moi ? » entend-on


« dès les premières séquences de
L’Odeur du vent. À ces mots si simples,
source, aucun objet ne sera bougé sans
effort, sans dépense, sans que l’on y laisse
quelque chose de soi – du temps, de
déclenché presque magiquement par
une ampoule qui saute, parvient à nous
concerner sans jamais en dire trop sur les
plus proches d’une question polie que l’énergie, ou peut-être quelque chose de individus qui se proposent, le temps du
d’un appel au secours, le film se charge bien plus vaste. film, d’en devenir tour à tour le maté-
de répondre un « tout » absolu et radi- Car le film ne s’arrête pas en si bon riau conducteur. On finit par contem-
cal. Privés d’électricité, isolés aux con- chemin, délaissant très vite son hori- pler ces allées et venues comme un jeu
fins d’une vallée de l’Iran, un père aux zon dramaturgique (l’enfant malade en quasi abstrait de connexions, d’agence-
pieds bots et son fils malade doivent s’en attente d’être secouru) pour se hisser vers ments parfois réussis, parfois manqués,
remettre au technicien venu, à l’origine, des reliefs bien plus déconcertants, où le mais advenant toujours à l’endroit exact
rétablir le courant. Une douille manque banal et le mystérieux ne font qu’un. du frottement entre les corps et leur
à l’appel, et la requête devient quête, Ce qui intrigue et ne cesse d’interpeller, environnement : ce « sol dur » qui don-
aventure d’un homme lancé à corps c’est la nature même du dévouement à nait au film son titre original (Derb), mais
perdu le long des pentes rocailleuses de l’œuvre dans chaque plan. Le technicien, aussi bien ce « vent » de la version fran-
la région, guidé avec une précision toute interprété par le réalisateur, accomplit çaise, que matérialisent, comme autant de
relative par son collègue au talkie-walkie. des prouesses pour ramener la fée élec- petites particules, les nuées de mouche-
Péripéties de peu de mots, qui tracent tricité au foyer, excédant de plus en plus rons volant devant la maison du père. ■
à la surface de plans longs et fixes leurs le cadre des attendus professionnels : il
courbes sinueuses : cela pourrait suffire, et franchit des rivières, brave des montagnes, L’ODEUR DU VENT (DERB)
nous conforter dans cette curiosité pri­ s’endette auprès de sa famille pour rem- Iran, 2021
mitive que le cinéma peut susciter pour placer le lit médicalisé de l’enfant. On Réalisation, scénario Hadi Mohaghegh
les accidents d’un corps à l’épreuve de a rarement vu quelqu’un se lancer à ce Image Mansour Abd-Rezaei
l’espace, curiosité plus vive encore d’être point à l’assaut du monde pour aider Montage Farshad Abbasi
mêlée au souvenir des cheminements des inconnus. Mais cet engagement, s’il Son Amir-Mehdi Nouri, Hossein Ghourchian
obstinés – à pied ou en voiture – des ne laisse pas d’étonner, déborde large- Musique Mohammad Darabifar
grands modernes iraniens (Amir Naderi, ment le personnage, d’abord parce que Interprétation Hadi Mohaghegh, Mohammad Eghbali
Sohrab Shahid Saless, Abbas Kiarostami). ce héros n’en est qu’un parmi les autres. Production Reza Mohaghegh
Règle d’or pour un épaississement de la Tout semble indiquer que n’importe qui Distribution Bodega Films
réalité à l’écran, déclinée ici avec talent : pourrait, subitement, prendre sa relève ; Durée 1h20
aucun déplacement ne coulera jamais de le film commence d’ailleurs sans lui, dans Sortie 24 mai

CAHIERS DU CINÉMA 58 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

imbrication mystique des récits. La scène,


Disco Boy de Giacomo Abbruzzese magnifique en soi, où les corps de Jomo
et Alekseï en lutte se fondent l’un dans

Alors on transe
l’autre, unifiés par la perspective d’une
caméra thermique, constitue un point
de bascule. Elle fait peser sur les épaules
d’Alekseï une seconde hantise, qui s’avé-
par Olivia Cooper-Hadjian rera tout aussi déterminante que la pre-
mière : après la perte de l’ami, le deuil de
l’ennemi. Le glissement est à la fois nar-

Alesuàautres,
départ, comme une vision : des corps
la peau sombre allongés les uns sur
mais bien vivants ; entre leurs
d’Hélène Louvart fut récompensée à la
Berlinale). Le film navigue sur un fil, à
l’image de son acteur, Franz Rogowski :
ratif et esthétique : passée la première rup-
ture qu’engendre le recours à un point
de vue non humain, la symbiose entre
paupières ouvertes, un iris jaune. Cela le cinéaste exploite à la fois son charisme image et histoire se brise, jusqu’à donner
pourrait être les prémices d’un récit fan- naturel, la sensibilité que dégagent sa l’impression que c’est le visuel qui dicte
tastique, mais plutôt que de s’inscrire dans voix et son regard, et sa virtuosité par- le devenir des personnages. L’incursion
un genre connu, le premier long métrage fois démonstrative (son passé de danseur d’une dimension plus fantastique coïn-
de Giacomo Abbruzzese revendique la se rend ici particulièrement sensible). cide avec un certain maximalisme – com-
liberté d’inventer ses propres codes. Ce De même, son français très approximatif biner récit intime, fable politique, conte
plan énigmatique laisse place à un che- nourrit une atmosphère apatride, mais philosophique et trip formel. S’il sait
minement plus linéaire, mais toujours frise aussi l’abstrusion. Le personnage figurer avec éclat la porosité des espaces
riche en surprises et fausses pistes. Un qu’il incarne, Alekseï, finit par arriver – et des temps – la jungle envahissant la
bus empli de supporters de foot passe la seul – à la destination rêvée, Paris, pour France, un double verre de Bordeaux
frontière qui sépare la Biélorussie de la être aussitôt embrigadé dans la Légion convoquant un fantôme –, le film finit
Pologne ; deux hommes en descendent et étrangère. par trop laisser sentir que le monde qu’il
s’éclipsent : maillots et écharpes n’étaient Du terrain balisé du camp militaire – façonne n’est soumis à d’autres règles
pour eux qu’un costume. Un peu plus vir ilité perfor mative, despotisme et que celles qu’il a lui-même écr ites.
tard, les amis gonflent un matelas : ils ne entraînements éprouvants à la mode de L’accumulation de coups de force nous
s’en servent pas pour dormir, mais pour Beau travail de Claire Denis –, une nou- éloigne progressivement d’Alekseï, plutôt
traverser un lac. Giacomo Abbruzzese velle bifurcation nous arrache pour nous que de nous faire entrer en résonnance
impressionne par son écriture économe, emmener au Nigéria, où nous retrouve- avec son parcours heurté. Aussi joliment
qui condense en un geste, un mot ou un rons les guérilleros aux yeux vairons aper- figuré soit-il, le lien qui unit le soldat à
objet des enjeux narratifs que d’autres çus en ouverture. L’histoire qui s’ébauche sa victime paraît surtout fabriqué et, de
tiendraient à exposer, tout en entretenant ici, celle de Jomo (Morr Ndiaye) et ce fait, l’utopie humaniste qu’il invoque
l’ambiguïté de tous ces phénomènes, Udoka (Laëtitia Ky), frère et sœur ama- manque de consistance. Les réserves
tantôt signes, tantôt faux-semblants. teurs de danse engagés dans une lutte qu’inspire Disco Boy sont pourtant les
Sautant d’un plan à un autre comme sur armée écologiste, sera interrompue par corollaires d’une immense qualité : un
les rochers d’une rivière, le récit attise la l’irruption d’Alekseï. Nous sommes donc brûlant désir d’inventer des images, qui
curiosité sans jamais devenir hermétique. dans cette jungle parce que la Légion y rend forcément curieux de la suite du
Chaque vue impose une présence, dessine intervient, à moins que ce ne soit l’in- parcours de Giacomo Abbruzzese. ■
un petit monde vibrant (la photographie verse, le préambule du film suggérant une
DISCO BOY
France, Italie, Belgique, Pologne, 2023
© FILMS GRAND HUIT

Réalisation, scénario Giacomo Abbruzzese


Image Hélène Louvart
Montage Fabrizio Federico, Ariane Boukerche,
Giacomo Abbruzzese
Son Guilhem Donzel
Décors Esther Mysius
Costumes Marina Monge
Chorégraphie Qudus Onikeku
Musique Vitalic, Maxence Dussère
Interprétation Franz Rogowski, Morr Ndiaye,
Laëtitia Ky, Leon Lucev
Production Films Grand Huit, Dugong Films,
Panache Productions, Donten & Lacroix, DIVISION,
Stromboli Films
Distribution KMBO
Durée 1h31
Sortie 3 mai

CAHIERS DU CINÉMA 59 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Bibliothèque rose, sol rouge brique de


L’Île rouge de Robin Campillo l’île : entre les deux, une nuance manque,
celle du sang versé, que l’on ne verra

L’œil qui traîne


pas. « Ce n’est que de la peinture ! », rassure
Fantômette, lorgnant une tache suspecte
du fond de l’une de ses péripéties. Pas sûr
que le film, malgré sa science du hors-
par Élie Raufaste champ et sa manière de faire virevolter
les points de vue, ne parvienne à mettre
véritablement le doigt sur cette couleur,
ni à maintenir tendu, sur la distance, son
fil d’inquiétude patiemment déroulé.
Ces personnages, on le sent profondé-
ment, n’ont rien à faire ici ; aucun n’est
à sa place, même lorsqu’il se persuade de
l’être, comme le jeune Bernard, épris de
Miangaly. Thomas aussi semble, à l’occa-
sion, s’absenter de lui-même, lui qui a
pourtant « toujours l’œil qui traîne », comme

© MEMENTO DISTRIBUTION
remarque sa mère. Justement : à force d’ob-
server les autres par un trou de serrure,
il finit presque par se confondre avec les
lieux, devenant cette sorte de conscience
en suspension qui, si elle incarne parfaite-
ment un désir d’oubli (s’oublier soi-même,

Sparanoïaque
ous les tropiques, couve la fin d’un
monde : quelques mois après la fièvre
qui sévissait autour des
de champ, d’une réplique, d’un geste ou
d’un regard, tout en l’enrobant d’un voile
d’incertitude. L’île rouge, cauchemardée
oublier cette parenthèse de vie à l’autre
bout du monde), prive peu à peu le récit
d’un mouvement vital. Poussant à bloc une
eaux polynésiennes de Pacifiction, Robin ou remémorée, on ne sait plus, à l’image logique onirique et formaliste que l’on
Campillo nous fait changer de latitude et de Miangaly (Amely Rakotoarimalala), avait entr’aperçue dans 120 battements par
remonter le temps, parachutant sa fiction la jeune Malgache, qui confond son rêve minute (les particules de poussière changées
sur les terres de Madagascar, au début des avec une photographie (une myriade de en molécules de virus), Campillo déplie
années 1970, où le jeune Thomas (Charlie parachutes largués au-dessus de la Grande alors un vaste jeu de piste, façon marabout-
Vauselle), ses parents et ses frères coulent Terre). Les aiguilles de l’Histoire s’affolent, bout de ficelle, entre des motifs qui, malgré
en quasi-insouciance des jours heureux dix ans déjà d’indépendance, et pour- leur potentiel d’évocation, sont ici livrés
dans une base aérienne encore aux mains tant rien ne semble avoir changé dans ce un peu trop clef en main. Tout converge
de l’armée française. Comme chez Albert petit morceau de métropole d’où, pen- vers une dernière partie qui jette, enfin,
Serra, sentiment étouffant d’un colonial- dant une large partie du film, les locaux la lumière sur les véritables habitants des
isme en bout de course, gangrénant les semblent avoir été congédiés – « Ce n’est lieux, mais malgré la grâce de ce dernier
corps et les esprits, bien que l’affaire soit pas le moment ! », crie le père de Thomas rebondissement, on regrette d’avoir eu, en
autrement personnelle, tout embrumée (Quim Gutiérrez) au domestique qui cours de route, l’impression de connaître le
des vapeurs de la mémoire. C’est là, en croit bon d’apparaître au cours du repas fin mot de cette histoire – le comble pour
effet, dans l’ombre d’un père sous-­officier, de famille. La force du film, surtout pal- un film si prompt à faire de l’Histoire une
que le réalisateur a vécu une partie de pable dans sa première moitié, est ainsi matière évanescente, soumise à toutes les
son enfance, avant le départ définitif de de ne jamais s’arc-bouter sur le seul fait relectures. ■
sa famille pour la France. Il y aura donc colonial, mais de l’observer comme à tra-
un point de repère, dans ce tourbillon vers un kaléidoscope défectueux, où ses L’ÎLE ROUGE
autobiographique, matière à mille coups symptômes perceraient ici et là, entre la France, Belgique, Madagascar, 2022
d’œil amers plutôt qu’à un récit unique : trame d’un quotidien familial rongé par Réalisation Robin Campillo
Thomas, enfant-cinéaste pas si incrédule, d’autres oppressions : le père macho contre Scénario Robin Campillo, Gilles Marchand
observant depuis les coulisses ces adultes la mère (Nadia Tereszkiewicz), le monde Image Jeanne Lapoirie
qui persistent à se trémousser, sur cette des garçons contre Thomas, prié de cesser Montage Robin Campillo, Anitha Roth, Stéphanie Léger
scène protégée, au son d’une musique ses manières de « danseuse ». Entre la crise Son Julien Tan-Ham Sicart, Valérie De Loof, Thomas Gauder
rance et faussement joyeuse. « Moi, j’adore politique et la crise d’une famille s’im- Musique Arnaud Rebotini
l’odeur du kérosène ! », entend-on au cours misce une autre couche, moins convain- Interprétation Nadia Tereszkiewicz, Quim Gutiérrez,
d’un repas entre amis – et Apocalypse Now cante, composée des aventures imaginaires Charlie Vauselle
de faire irruption à la table des fantômes. de Fantômette, l’héroïne littéraire de Production Les Films de Pierre
Difficile de ne pas être troublé, surtout Thomas, dont les apparitions intermit- Distribution Memento Distribution
dans les scènes les plus chorales, par cet tentes troublent encore, si besoin est, la Durée 1h57
art de faire surgir le malaise à tout bout surface de ce grand miroir aux alouettes. Sortie 31 mai

CAHIERS DU CINÉMA 60 MAI 2023


65
FESTIVAL DE CANNES
16 - 27 MAI 2023
CAHIER CRITIQUE

© THE JOKERS FILMS


Nos cérémonies de Simon Rieth.

Le Cours de la vie pertes et déceptions. Du cours de la vie, une abondance de discours désabusés aussi
de Frédéric Sojcher l’on peut attendre plus de déviations. clairvoyants qu’un mur Facebook. Mais
France, 2022. Avec Agnès Jaoui, Romain Lefebvre dans les meilleures scènes de traque et
Jonathan Zaccaï, Géraldine Nakache. 1h30. d’enquête (où le spectre de Ricardo Darín
Sortie le 10 mai. semble pointer derrière la performance
L’idée directrice du film de Frédéric Soj- Misanthrope de Mendelsohn), transparaît le rêve d’un
cher est dans le titre : faire de la masterclass de Damián Szifrón cinéma d’action et de divertissement antan
dispensée par Noémie (Agnès Jaoui), scé- États-Unis, 2022. Shailene Woodley, Ben accessible (Les Dents de la mer est d’ail-
nariste invitée dans une école de cinéma, Mendelsohn, Jovan Adepo. 1h59. Sortie le 26 avril. leurs évoqué dans une réplique cocasse)
une véritable « leçon de vie » pour les étu- Sans vouloir calmer la joie du lecteur et aujourd’hui confiné au direct to DVD,
diants et pour elle-même, qui retrouve qui aurait ce numéro entre les mains, et sous-genre dans lequel Szifrón aurait pu
son amour de jeunesse en la personne de devant l’hystérie qu’il génère, il est par- être un très noble tâcheron.
Vincent (Jonathan Zaccaï), directeur de fois salutaire de relativiser l’importance Fernando Ganzo
l’école. Avec l’écriture pour thème, le du Festival de Cannes. Il y a neuf ans, Les
récit s’avance sous le signe de la réflexi- Nouveaux Sauvages de Damián Szifrón,
vité, en intégrant notamment une capta- malin film à sketches, y était accueilli Nos cérémonies
tion du cours par les caméras de l’amphi comme le nouveau Pulp Fiction, la pro- de Simon Rieth
où il a lieu. La pente de la mise en abyme messe d’un tournant dans le cinéma mon- France, 2022. Avec Raymond Baur, Simon Baur,
reste cependant douce et sans vertige, dial. C’est dans une indifférence presque Maïra Villena. 1h44. Sortie le 26 avril.
l’enjeu se situant au niveau de l’existence absolue que l’Argentin revient derrière la Que reste-t-il à filmer au cinéma de l’après
et de la transmission : entre la scénariste au caméra, après des années d’errance et de (après les grands récits, leur mise en crise,
pupitre et les étudiants dans la salle se joue projets avortés (dont une adaptation de puis leur redigestion parodique) sinon son
un renvoi d’expérience, les paroles et his- L’Homme qui valait trois milliards). Misan- étrange survivance post-mortem, le spec-
toires permettant aux élèves de se penser thrope, tourné aux États-Unis, surprend tacle toujours recommencé de son extinc-
comme auteurs et acteurs de leurs propres cependant par la distance avec son pré- tion ? Sur le constat, Nos cérémonies est
vies. Horizon que condense la lecture par décesseur : il s’agit d’une immersion totale impeccable : nous, contemporains, appar-
un étudiant de la lettre que Noémie avait et univoque à Baltimore depuis la plongée tenons bien à cette nouvelle ère, remon-
adressée à Vincent il y a trente ans sans zénithale en ouverture jusqu’aux recoins tant au Sixième Sens de Shyamalan (1999,
qu’il ne l’ouvre : le dénouement de cette les plus banals de ses cafés et de ses malls, l’orée du xxie siècle), où la fiction n’a
histoire passée nourrit la réflexion du sur les pas d’une femme-flic dépressive plus d’autre terrain à investir que la mort
jeune homme sur la rupture qu’il est en (Shailene Woodley) et d’un agent du elle-même, infiniment reconductible. De
train de vivre. L’opération a deux écueils. FBI outrecuidant (Ben Mendelsohn) qui fait, ce premier long métrage d’un jeune
L’arrangement de situations et de person- traquent un mystérieux tueur en série. La homme de 27 ans assume son bégaiement
nages proches d’idéaux-types illustre trop gratuité initiale du récit (le soir du réveil- comme augure d’une catastrophe toujours
mécaniquement le scénario, et l’habillage lon, le tueur anonyme et invisible canarde à venir. Deux enfants jouent, l’un tombe
de cette investigation personnelle dans au hasard à la carabine) se referme pro- d’une falaise et l’autre le ramène mysté-
des mélodies douces-amères de Vladi- gressivement sur des twists improbables (la rieusement à la vie. Adolescents, c’est en
mir Cosma place trop exclusivement le protagoniste découvre qui est le coupable répétant ad nauseam ce rituel de mise à
cinéma du côté de la consolation face aux en fixant le plafond depuis sa baignoire) et mort qu’ils parviennent, tant bien que mal,

CAHIERS DU CINÉMA 62 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

à rester unis. De ce pacte thaumaturge, rejaillir sur le héros : elle finira bien sûr par et celle de son fils. Son erreur témoigne
remixant le coming-of-age à la sauce Edge tomber dans ses bras, rebondissement aussi autant d’un manque de foi dans leur sort
of Tomorrow, Simon Rieth retient moins la attendu qu’invraisemblable (en plus d’être que d’une pulsion destructrice plus sou-
puissance de déni que la démonstration futée, Samia est évidemment beaucoup terraine, qui éclate au grand jour chez son
de force. Aux bravades musculeuses des plus belle et plus jeune qu’Omar). Dans frère. À l’égard de ce scénario raffiné, le
adolescents aux silhouettes sportives (leurs cet univers viriliste, une femme sert de film fait office de traduction peu inspirée,
interprètes, les frères Baur, sont champions caution pour noyer un gros poisson avarié. à tel point que l’on se demande si l’his-
de kung-fu), qui s’asticotent en se donnant Olivia Cooper-Hadjian toire de Sabri ne se serait pas mieux épa-
du « mon frère », répond l’artillerie lourde de nouie dans le médium qui l’a engendrée :
l’iconisation à tout crin, à coups de travel- la littérature.
lings blindés et de plans-massues saturés de Le Principal O.C.-H.
couleurs vives. Le rituel masculin entre en de Chad Chenouga
crise dès lors que du féminin s’invite dans France, 2023. Avec Roschdy Zem, Yolande Moreau,
l’équation : en l’espèce, une ex-copine Marina Hands. 1h22. Sortie le 10 mai. Ramona fait son cinéma
d’enfance qui réveille la rivalité des frères En partant de situations ordinaires – un d’Andrea Bagney
ennemis. Que reste-il alors à filmer sinon couple séparé, un père anxieux, un ado Espagne, 2022. Avec Lourdes Hernández, Bruno
l’éternelle trinité mythologique : Abel, qui s’apprête à passer son brevet –, Le Lastra, Francesco Carril. 1h20. Sortie le 24 mai.
Caïn et, entre les deux, Lilith ? Principal insère un vertige existentiel dans Tentée par une carrière d’actrice, « presque
Mathieu Macheret un paysage sociologique. Sabri (Roschdy mariée » avec Nico mais en alchimie avec
Zem), principal-adjoint dans un collège, Bruno, rencontre de hasard qui s’avère
va y commettre un acte lourd de consé- être le réalisateur du film pour lequel elle
Omar la Fraise quences, qui déporte en un instant cet auditionne, Ramona vit sa trentaine dans
d’Élias Belkeddar homme apparemment irréprochable au- l’indécision. Le premier long métrage
France, 2023. Avec Reda Kateb, Benoît Magimel, delà de la moralité. Le rôle semble taillé d’Andrea Bagney témoigne lui-même
Meriem Amiar. 1h30. Sortie le 24 mai. sur mesure pour Roschdy Zem : Chad d’un balancement dont les scènes de cas-
Dépourvu d’intrigue, Omar la fraise dresse Chenouga exploite sa retenue altière ting fournissent l’expression. Les sauts du
la chronique décousue de l’exil algérien pour y loger l’irrationnel. Les ouvrages noir et blanc à la couleur et la reprise de
de deux malfrats français, Omar (Reda que s’échangent Sabri et sa supérieure passages d’Annie Hall et de Before Sunrise y
Kateb) renouant avec ses racines malgré Estelle (Yolande Moreau) truffent le film révèlent le caractère balisé d’un geste affi-
lui pour échapper à la prison, et Roger de références littéraires (Kenzaburô Ôé, chant son héritage et ses codes narratifs et
(Benoît Magimel), qui l’accompagne au Louis Guilloux) qui inscrivent le per- esthétiques. Mais ces scènes laissent aussi
nom de leur fidèle amitié. Magimel pour- sonnage dans une lignée d’hommes ten- entrevoir un autre versant. Si Ramona se
suit dans la veine amorcée avec Pacifiction : tés de bafouer leurs semblables. Le frère vexe à l’idée qu’elle puisse être choisie en
de politicien opportuniste à gangster, il n’y de Sabri, Saïd (Hedi Bouchenafa), a beau raison du désir qu’elle suscite plutôt que
a qu’un pas. Perceuse dans une jambe (l’un évoluer à la périphérie du récit, c’est sur pour son talent, le casting comme le film
des sens possibles de la « fraise » du titre), lui que s’ouvre Le Principal, et ce n’est pas visent aussi l’émergence d’une personna-
yeux enfoncés dans leurs orbites : une vio- anodin. Car l’acte irrationnel de Sabri est lité, via le jeu nerveux et surexpressif de
lence crue émaille le récit, et les actes les aussi, implicitement, situé : il est celui d’un Lourdes Hernández face à la caméra. La
plus vils seront commis par des enfants, enfant de l’immigration, d’un transfuge de rencontre de l’actrice (plus connue sous
touche sensationnaliste qui ne surprendra classe, ambivalent face à sa propre réussite son nom de scène, Russian Red) et du
pas de la part d’un coscénariste d’Athena,
qui réalise ici son premier long. On pourra

© TORTILLA FILMS
arguer qu’Omar la Fraise se veut comique
et qu’il ne faut pas prendre tout cela au
pied de la lettre. En réalité, les intentions
humoristiques que l’on décèle ne visent
pas à déconstruire le duo masculin, bien
au contraire. Objectivement, Omar et
Roger sont ultraviolents, et le cinéaste ne
met en avant leurs maladresses que pour
les rendre plus sympathiques. Il en va de
même pour le personnage féminin du
film : employée d’une usine de biscuits
dont Omar se retrouve co-gérant, Samia
(Meriem Amiar) est une femme intelli-
gente, indépendante et engagée, figure qui
n’existait que rarement dans le gangsté-
risme seventies américain vers lequel lorgne
manifestement Élias Belkeddar. Pourtant,
sa profondeur a pour seule fonction de Ramona fait son cinéma d’Andrea Bagney.

CAHIERS DU CINÉMA 63 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

personnage (elle-même ancienne chan- des années 1980 (on songe à Vampire, vous au wuxia (rares exceptions : les films de Xu
teuse) donne ainsi la sensation d’avoir avez dit vampire ?), Renfield se refuse à l’iro- Haofeng, inédits en France). Sakra opère
affaire aux bribes d’un authentique por- nie geek et à la posture hautaine des films l’énième autopsie d’un genre tiraillé entre
trait. Mais le risque n’est jamais loin que d’Edgar Wright (le jeu des clins d’œil une tradition éculée, le sillon spaghetti-
les traits singuliers se confondent avec l’ap- réservés aux fans) pour déployer les res- gothique creusé par Tsui Hark, et un vent
plication d’une recette prompte à réduire sources de son intrigue aussi sommaire d’innovation qui viendrait de l’étranger.
l’héroïne à un nouvel avatar de l’instabilité que trépidante. Action tranchante, explo- Tandis que les compositions épiques et
contemporaine. « Je t’aime même quand tu sions gore, tenue narrative (la fable psy- fleur bleue de Joseph Koo (légende de
oublies ton texte », dit joliment Bruno. Si chologique qui mène à l’affranchissement la musique cantonaise, disparu en janvier
elle n’est pas sans séduction, l’expérience de l’esclave) : on tient là un petit sommet dernier) confèrent une patine nostalgique
aurait été plus marquante si, libérée de de malice dont la sauvagerie distanciée à l’aventure, les combats opposent inégale-
certains procédés, Ramona avait oublié de manque cruellement à la production hol- ment corps agiles et pouvoirs magiques –
« faire son cinéma ». lywoodienne contemporaine. ces derniers moins excitants, mais à même
R.L. Vincent Malausa de donner des gages de modernité, tout du
moins celle promue par le « MCU ».
Vincent Poli
Renfield Sakra, la légende
de Chris McKay
États-Unis, 2023. Avec Nicolas Cage, Nicholas Hoult, des demi-dieux Sick of Myself
Awkwafina. 1h33. Sortie le 31 mai. de Donnie Yen de Kristoffer Borgli
Plus que dans le potache Embrasse-moi, Hongkong, Chine, 2023. Avec Donnie Yen, Norvège, 2022. Avec Kristine Kujath Thorp,
vampire (Robert Bierman, 1988), Nicolas­ Yuqi Chen, Cheung Siu Fai. 2h10. Sortie le 10 mai. Eirik Sæther, Fanny Vaager. 1h37. Sortie le 31 mai.
Cage a peut-être tenu son plus beau rôle En incarnant Ip Man à quatre reprises, Le premier long métrage du Norvégien
de vampire dans le remake de Bad Lieu- Donnie Yen a fait du vieillissement du Kristoffer Borgli évoque d’abord le triste
tenant par Werner Herzog (2009), où il héros sa marque de fabrique. Une ten- souvenir du couple de wannabe riches et
jouait un inspecteur junkie et blafard dance confirmée par John Wick : Cha- célèbres sur la croisière toxique de Sans
aux faux airs de Nosferatu. Voir quinze pitre 4 (voir Cahiers n° 797), où il inter- filtre. Le portrait d’une génération pendue
ans plus tard l’ex-star tombée dans les prète un assassin aveugle et sur le retour. à son téléphone et rompue à l’autopromo-
abysses du Z interpréter un Dracula fétide En réalisant Sakra, le voilà pourtant qui tion s’avère cependant plus réussi ici, peut-
et dégoulinant dans cette farce d’épou- s’offre le rôle d’un jeune premier aux être parce que Sick of Myself se concentre
vante est un plaisir qui ne se refuse pas. traits rajeunis numériquement. Un gro- très vite, et avec une cruauté non dénuée
Le film replie le folklore vampirique sur tesque assumé qui vient se superposer de tendresse, sur le personnage de Signe
une intrigue de relation toxique entre sur l’épopée Demi-dieux et semi-démons, (Kristine Kujath Thorp), serveuse rumi-
le seigneur de l’ombre et son serviteur, roman-fleuve de Louis Cha traduit ici nant ses rêves de grandeur et jalousant son
Renfield (Nicholas Hoult), dont la mis- en un sombre complot opposant les clans petit ami sculpteur, dont le talent consiste
sion séculaire est d’alimenter Dracula en Song et Khitan. Un imbroglio narratif pourtant essentiellement à voler des
victimes. Si cette satire brille par son ton presque heureux puisque, en empilant les objets de design. Entre ces deux monstres
léger et carnavalesque (les réunions ano- retournements, Sakra oublie momenta- d’égoïsme, la compétition est rude, mais
nymes de victimes de relations toxiques nément d’ergoter sur l’intégrité du ter- Signe sait tirer parti de toutes les situa-
où Renfield vient chercher l’identité des ritoire national, un passage obligé pour tions avec un sens certain de la mise en
pervers narcissiques qu’il pourra sacrifier tout blockbuster chinois : la seule valeur scène. Qu’elle prétende avoir sauvé la vie
à Dracula tout en vengeant leurs vic- promue par Donnie Yen est l’exemplarité d’une femme mordue par un chien ou
times), c’est à la vivacité de son écriture morale de son héros. Au-delà des choré- simule une allergie alimentaire dans un
qu’elle doit ses meilleurs atouts. Humble graphies généreuses et musclées, demeure dîner mondain, ses pulsions égomaniaques
et enjoué comme une série B adolescente cette impression de « cinéma filmé » propre sont moins pathétiques que corrosives. Un
doux parfum d’anarchisme flotte dans son
sillage qui rappelle Female Trouble de John
© 2023 UNIVERSAL STUDIOS

Waters. Quand elle s’enhardit au point de


commander à un dealer un médicament
russe retiré du marché après avoir provo-
qué d’effroyables plaies sur le visage et le
corps de ses consommateurs, le montage
amorce son inéluctable déchéance phy-
sique en même temps que la consécration
morbide qu’elle lui procure (elle devient
mannequin pour une agence pratiquant
cyniquement l’inclusion de femmes han-
dicapées) : imaginez une peau de chagrin
purulente et rapiécée collée sur le visage
Renfield de Chris McKay. de son propriétaire. Mais à l’inverse de

CAHIERS DU CINÉMA 64 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Balzac, Borgli ne sait que faire de cette l’enjoint à la fête, mais sa mine est ren- baigné dans une violence légale et scandé
fable morale sur l’impossible assouvisse- frognée, et pour cause, il attend un autre par des exercices de virilité : le repas de
ment du désir de gloire et la réduit à une garçon, objet déjà de tous ses désirs, et famille ou son impossibilité, les chamail-
peinture d’époque, comme pour mieux qui se fait attendre. L’ellipse qui suit ancre leries entre frères, le retour du père ou
enterrer les velléités séditieuses de son Sublime dans une temporalité particulière, du fils… Néanmoins, le dispositif narratif
héroïne. celle, nécessairement téléologique, du vient se heurter à l’écueil d’un scénario
Alice Leroy coming out que va accomplir Manuel. On faussement choral (les personnages ne se
le suit adolescent le temps d’un été dans croiseront finalement jamais). La mise en
une petite ville argentine au bord de la scène ne parvient pas toujours à com-
Sparta mer. Lui et ses amis traînent, jouent au penser les faiblesses d’un jeu d’opposi-
d’Ulrich Seidl foot sur la plage, se chambrent, parlent tions parfois trop schématique, à l’excep-
Autriche, Allemagne, France, 2022. Avec Georg de leurs petites amies et répètent au sein tion de quelques moments qui semblent
Friedrich, Florentina Elena Pop, Hans-Michael de leur groupe de rock, en de longues plus spontanés, comme celui où Bonnard
Rehberg. 1h39. Sortie le 31 mai. séquences un peu éthérées, très blanches tente de s’apaiser en calmant les pleurs de
Sparta prolonge Rimini, le film précé- sous le soleil et dont la seule tension réside son neveu, au grand effroi de ses propres
dent d’Ulrich Seidl, en se focalisant cette dans cette attente de la révélation amou- parents qui craignent que le « fou » de la
fois sur Ewald, le frère de Richie Bravo, reuse. Dans ce régime d’une banalité assu- famille ne blesse le nourrisson.
chanteur de charme se produisant dans mée où rien de spectaculaire n’advient Zoé Lhuillier
la ville balnéaire italienne et travaillant à jamais vraiment – de ce point de vue,
l’occasion comme gigolo (voir Cahiers le titre est trompeur – l’émotion surgit
n° 792). Ewald est un homme aux pen- de biais, dans la répétition de ces scènes Un an, une nuit
chants pédophiles qui, après avoir quitté musicales qui s’avèrent les plus belles : d’Isaki Lacuesta
sa petite amie, s’installe dans la Roumanie les fausses notes de voix juste muées, les Espagne, France, 2022. Avec Nahuel Perez
profonde pour y établir, en pleine cam- paroles un peu niaiseuses, les regards qui Biscayart, Noémie Merlant, Quim Gutiérrez. 2h10.
pagne, un centre de loisirs et d’entraî- s’échangent disent une intensité que le Sortie le 3 mai.
nement baptisé Sparta. Il y accueille des film, trop précautionneux, refuse de libé- Adapté de l’ouvrage autobiographique
enfants et des adolescents pauvres, issus rer. S’y épanouissent de jeunes interprètes de Ramon Gonzalez, un survivant du
de familles de paysans et d’ouvriers de la très convaincants, notamment Martin Bataclan, le dixième long métrage de
région, en les initiant à différentes activités Miller, le protagoniste – boucles encore l’Espagnol Isaki Lacuesta se penche sur
et notamment au judo. La proximité avec enfantines, mines déjà sérieuses – impose le quotidien d’un couple franco-espagnol
les enfants réveille ses pulsions, contre les- à l’image la singularité d’un corps ado- durant les mois qui ont suivi les attentats
quelles il essaye de lutter tant bien que lescent qui, derrière sa guitare, bouscule du 13 novembre 2015. Dans une belle
mal. Cette pièce de plus dans l’univers heureusement la fade délicatesse du film. séquence d’ouverture, Ramon (Nahuel
sordide et complaisant de Seidl œuvre à Lucile Commeaux Perez Biscayart) et Céline (Noémie
créer une empathie avec un pédophile qui Merlant), enveloppés dans une couver-
souffre, un homme « bon » dans le fond ture de survie dorée, traversent lentement
(il s’occupe délicatement de son père), Temps mort une ville étrangement silencieuse, quasi
qui se fait violence pour ne pas passer à d’Ève Duchemin suréelle. Dans les jours qui suivent, cha-
l’acte. Outre cette provocation malsaine, le Belgique, 2022. Avec Karim Leklou, Issaka cun fait face à sa manière au traumatisme
malaise réside dans sa vision méprisante et Sawadogo, Jarod Cousyns. 1h58. Sortie le 3 mai. subi : lui en se plongeant obsessionnelle-
quasi raciste des familles roumaines – ces Qu’advient-il de l’intimité lorsqu’un être ment dans les souvenirs de cette nuit, en
parents igorants et brutaux qui délaissent en a été privé, enfermé dans une cellule, extériorisant ses angoisses et son malaise,
ou maltraitent leurs enfants. Sparta laisse et qu’elle est soudainement retrouvée le elle au contraire en refoulant (elle évite
entendre qu’il vaut mieux que ces der- temps d’un week-end de permission ? même de confier à ses proches avoir sur-
niers soient confiés à un pédophile « qui Après plusieurs années à fréquenter le vécu à l’attentat). Le problème est qu’une
ne s’assume pas » plutôt que d’être lais- système carcéral par le documentaire (En fois cette dichotomie établie, les person-
sés entre les mains de mauvais parents. bataille, portrait d’une directrice de prison, nages n’évoluent qu’à peine, les positions
Seidl ayant annoncé une trilogie, on se 2016), Ève Duchemin saisit dans son pre- redondantes de chacun se transformant
demande à quelle prochaine ignominie mier long métrage de fiction les difficul- vite en clichés. La décomposition pro-
il se consacre. tés de trois prisonniers à retrouver la vie gressive du couple est également pré-
Ariel Schweitzer qu’ils ont laissée en suspens. En cadrant visible, marquée par une succesion de
le corps de ses personnages au plus près, scènes de ménage pesantes. Les « flashs »
la réalisatrice brosse les portraits de Bon- de souvenirs de la nuit de l’attentat dissé-
Sublime nard (Karim Leklou), Hamousin (Issaka minés dans un montage haché n’ajoutent
de Mariano Biasin Sawadogo) et Colin (Jarod Cousyns) en pratiquement rien à la compréhension
Argentine, 2022. Avec Martin Miller, Teo Inama laissant dans l’ombre leur passé crimi- des événements, ni à la réflexion sur le
Chiabrando, Azul Mazzeo. 1h40. Sortie le 17 mai. nel pour se concentrer sur leurs inte- traumatisme. Un an, une nuit apparaît
Dans le grain et le mouvement maladroit ractions présentes avec ceux qui les ont ainsi comme un exercice de style vain
d’un film amateur familial, un petit gar- toujours connus. Le moindre geste prend et répétitif.
çon s’apprête à souffler ses bougies. Tout l’ampleur d’un rituel, dans un quotidien A.S.

CAHIERS DU CINÉMA 65 MAI 2023


HORS SALLES CAHIER CRITIQUE

saisons précédentes, l’horreur et l’humour


s’équilibraient davantage, comme la libé-
L’Hôpital et ses fantômes : Exodus de Lars von Trier ration de l’inconscient contrebalançait la
dérision du monde conscient. Mais cette

La fin de Satan
articulation n’opère plus. À l’image du
grand-duc, médecin-chef tout-puissant
joué par Willem Dafoe, le diabolique s’est
emparé du monde diurne et a réduit le
par Jean-Marie Samocki réel à sa meurtrissure. La poésie du fan-
tastique est désormais déconnectée de
l’ensemble, développant une tristesse sans

Pen our justifier la reprise de L’Hôpital et


ses fantômes (après une première saison
1994 et une deuxième en 1997), Lars
existé dans L’Hôpital et ses fantômes, ne
serait-ce que par le chœur antique des
deux trisomiques qui commentent l’ac-
remords, tel Little Brother, géant à moitié
englouti dans ses larmes au sous-sol de
l’hôpital. Même Lars von Trier, qui avait
von Trier invoque la nécessité de boucler tion, remplacé désormais par un homme l’habitude d’intervenir à la fin de chaque
son récit, laissé en suspens à la fin de la atteint de progéria et un robot. Mais le épisode, a disparu. Off, sa voix blessée,
d­­­euxième saison. Quand David Lynch, cinéaste conduit la répétition postmo- au souffle court, déclare que sa santé ne
lui aussi près de vingt-cinq ans plus tard, derne jusqu’à l’autoparodie clownesque. lui permet plus d’apparaître à l’écran (le
s’engage dans une troisième saison de Twin Le tribunal des médecins opiomanes sub- cinéaste a annoncé souffrir de la mala-
Peaks, il n’essaie pourtant pas de terminer claquants raille autant les figures d’auto- die de Parkinson). Il le fera pourtant, in
quoi que ce soit. Si les deux séries parta- rité du cinéma de Dreyer que la manière extremis, deux fois en toute fin de saison,
gent un goût pour les mondes parallèles dont le cinéaste les convoquait déjà dans mais comme un détail quasi subliminal
ainsi que pour l’absurde, Lynch recher- Breaking the Waves (1996). L’attirail sado- de l’image, diabolus ex machina sardonique.
che sans cesse de nouvelles formes de dis­ masochiste de Nymphomaniac (2013), « Je crois en Dieu, mais je n’ai pas confiance
continuité et d’irrésolution, pour donner dévoyé, nourrit désormais des rituels gro- en lui », entend-on au troisième épisode.
à son œuvre une expansion perpétuelle. tesques de cohésion sociale. Seul compte le mouvement logique de la
Au contraire, von Trier relie, recoud, Si l’humour s’associe bien à la mise en destruction qui permet encore de fabriquer
suture. La série commence ainsi par le abyme, c’est que tous deux multiplient une imagerie de l’apocalypse, culminant
gros plan d’un œil dans lequel se reflète le motif jusqu’à l’implosion. Le cinéaste dans un dernier épisode extraordinaire-
le générique de fin du dernier épisode de ne s’arrête jamais au gag réussi. Cocasse ment glaçant. Lars von Trier, avec une habi-
la deuxième saison et des images en noir au début (un médecin veut faire un dis- leté implacable, y perfectionne l’invention
et blanc rappellent les éléments narratifs cours avec des mots qui commencent d’une forme suicidaire, qu’il a entreprise
nécessaires à la compréhension. tous par la lettre L), celui-ci est dilué à partir d’Antichrist (2009). L’explosion
Ce travail de jointure, en vérité, s’ap- puis transformé (comme il a un rhume, sublime et wagnérienne qui préside à la
plique à toute son œuvre. Lorsqu’au pre- l’assemblée ne comprend pas et n’entend fin de Melancholia (2011) n’est plus de mise.
mier épisode Karen (Bodil Jørgensen) plus que des N) pour partir en eau de Dans la lignée de Nymphomaniac, où la
arrive pour la première fois à l’hôpital, boudin (consterné, tout le monde quitte deuxième partie saccage méthodiquement
entraînée par l’esprit de Little Brother la salle). Le gag est une forme instable la première pour aboutir à un enténèbre-
(Udo Kier) qui hante encore les lieux, le qui cherche sans cesse à s’aggraver. La ment généralisé, cette dernière saison se
gardien lui assène que la réalité n’a rien consternation n’apparaît pas comme un présente comme un anti-évangile : l’image
à voir avec la série créée par cet « idiot de risque ; elle constitue un objectif. La pro- se retourne sur elle-même pour proclamer
Lars von Trier » : allusion peu subtile aux vocation parfois poussive n’est plus une sa négation, au risque du sabotage et du
Idiots (1998). Le moment méta a toujours limite, mais une modalité. Dans les deux démantèlement. La bouffonnerie lui offre
un masque sarcastique pour qu’elle puisse
supporter sa propre dissolution. ■

L’HÔPITAL ET SES FANTÔMES : EXODUS


Danemark, 2022
Réalisation Lars von Trier
© 2022 VIAPLAY GROUP, DR & ZENTROPA ENTERTAINMENTS2 APS

Scénario Lars von Trier, Niels Vørsel


Image Manuel Alberto Claro
Montage Olivier Bugge Coutté, Jacob Secher Schulsinger
Son Patrick Ghislain
Musique Thomas Bryla
Interprétation Bodil Jørgensen, Mikael Persbrandt,
Lars Mikkelsen, Nicolas Bro, Tuva Novotny, Henning Jansen,
Udo Kier, Willem Dafoe
Production Zentropa Entertainments
Durée 5 épisodes d’environ une heure
Diffusion Canal+ et MyCanal

CAHIERS DU CINÉMA 66 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

mère, en plus d’un vrai bavard curieux


et drôle – une aubaine pour un docu-
mentaire, ce que The Plains n’est pas tout
à fait. David (Easteal, en fait) n’est pas
seulement un collègue d’Andrew profi-
tant du covoiturage, il est aussi le réalisa-
teur du film, et ce qui pouvait ressembler
à une forme extrême de cinéma vérité
s’avère finalement plus retors lorsque

© DAVID EASTEAL/MUBI
l’on appréhende cette double casquette.
Comme dans une fiction, les protago-
nistes ignorent la caméra, mais ils ne
jouent pas, ils rejouent : les discussions ont
déjà eu lieu lors d’autres trajets, il n’y a
personne au bout du fil quand Andrew
téléphone, et les émissions de radio ont
The Plains de David Easteal toutes été créées en post-production.
Processus trompeur qui pourrait scinder

Poétique du siège arrière


le film entre d’un côté le documentaire
(par-delà le pare-brise) et la fiction (dans
l’habitacle), si la route parcourue n’annu-
lait pas la distinction. David Easteal est
par Marin Gérard certes acteur et metteur en scène, mais
il est aussi et avant tout le passager d’un
trajet réel, qu’il accomplirait de toute
façon, que le spectateur l’observe depuis

UCinéma
n an après sa première à Rotterdam
(lire Cahiers n° 785) et un passage à
du réel, The Plains arrive sur
route. La répétition ouvre alors la voie,
non seulement à un véritable plaisir
géographique, mais à une série de micro-
la banquette arrière ou non, modulant
les scènes depuis l’intérieur, à défaut de
les diriger. Quand, en fin de course, il
Mubi pour être découvert chez soi. Au suspenses routiniers et comiques (tiens, fait écouter une chanson de Suicide à
fond, cela convient bien à un film se ça bouchonne aujourd’hui), parmi les- Andrew, il ne trompe personne sur son
déroulant presque intégralement dans quels une question fondamentale : quand désir de réalisateur à la recherche d’un
l’habitacle d’une voiture, soit dans une le plan s’arrêtera-t-il ? C’est que, tel un certain climax émotionnel, mais il le fait
sorte d’espace domestique. Ici se niche héros de western, Andrew a du mal à de manière timide, presque candide, et
le premier tour de force de cet improb- rentrer chez lui. Que le plan dure cinq ce geste mal assuré émeut autant que la
able rejeton australien d’Akerman et ou trente minutes, le montage nous ren- musique. L’idée d’insérer au montage
de Kiarostami : son caractère aride (il voie inlassablement au point de départ, quelques images tournées à l’iPad et au
dure trois heures) se voit parfaitement dans la berline verrouillée en attente du drone par Andrew dans une ferme iso-
contrebalancé par l’expérience familière, conducteur. Difficile, dans cette optique, lée des grandes plaines australiennes peut
pour le spectateur, d’un long trajet sur la de ne pas jeter un œil sur l’horloge du également sembler facile ou naïve si on
route. Mais il n’y pas qu’un seul voyage. tableau de bord, dont les minutes défilent les prend comme de simples respirations
Andrew rentre chaque soir en voiture de évidemment en temps réel, comme pour bienvenues dans le dispositif, mais ce
son travail en banlieue de Melbourne, chronométrer chaque prise. À la manière serait ignorer leur nature inestimable de
parfois accompagné de son collègue de d’un film de James Benning, référence contrechamp. Quand le drone descend
bureau, David. Installée sur la banquette évidente et assumée de David Easteal, du ciel, l’objectif se retrouve en effet
arrière, la caméra enregistre en un cadre le regard est en effet libre d’arpenter pour la première fois face à Andrew et
unique une poignée de ces trajets, filmés le plan à sa guise. L’horloge numérique Cheri. Bouleversante et pourtant minus-
à un mois d’intervalle le long d’une l’attire inévitablement, mais observer cule épiphanie que de découvrir enfin
année et toujours ponctués par des appels la nuit tomber sur le périphérique de ces visages. ■
d’Andrew à sa mère et à Cheri, sa femme, Melbourne ou sonder les yeux d’Andrew
passés à l’aide d’un kit mains-libres. pendant qu’il parle peut parfois faire dis-
Le plan place le tableau de bord de paraître vingt minutes au compteur l’air THE PLAINS
la voiture au centre, tandis que nous de rien. Australie, 2022
ne distinguons d’Andrew que la nuque Car le dispositif, faussement poseur, Réalisation, scénario, montage David Easteal
et le profil gauche (le volant se situant sert avant tout à la rencontre avec un Image Simon J. Walsh
à droite en Australie), en plus de son personnage à la fois ordinaire et magni- Interprétation Andrew Rakowski, David Easteal,
regard lointain dans le rétroviseur cen- fique. Ses discussions, avec David ou au Cheri LeCornu, Inga Rakowski
tral. Plan-séquence après plan-séquence, téléphone, brossent le portrait mélan- Production David Easteal Film
nous apprenons à connaître le conduc- colique d’un homme simple proche de Durée 3h
teur en même temps qu’à assimiler sa la retraite et sur le point de perdre sa Diffusion Mubi

CAHIERS DU CINÉMA 67 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

un degré d’abstraction bien éloigné de


Lunettes noires de Dario Argento cette quête de prosaïsme forcené vers
laquelle tendaient ses derniers films.

Argento vivo
Il n’est pas certain que Lunettes noires
soit à l’origine un projet beaucoup plus
luxueux que ces fantômes ou squelettes
de films que paraît avoir réalisés Argento
par Vincent Malausa au cours des vingt dernières années. Mais
de ses comédiens parfois vacillants, de son
intrigue finalement rachitique, de son

Lnoires
a splendide séquence d’éclipse solaire
dans un parc romain qui ouvre Lunettes
s’impose autant comme l’une des
de passage, un chien d’aveugle – n’est
pas étrangère à l’impression de suspen-
sion un peu funambule qu’impose le film
fonds de grotesque assumé, de ses limites
mêmes, le film parvient à tirer un pré-
cipité de motifs vifs et entêtants – et ce
plus belles filmées par Dario Argento au gré de son étrange course. Le rythme par cette seule reconquête de la vision
depuis des lustres (peut-être depuis celle de celle-ci, tour à tour boiteuse, bancale, que semble scander son titre (par ailleurs
du train lancé dans la nuit qui ouvrait Le envoûtée ou frénétique (lors de la longue beaucoup plus musical et suggestif dans
Sang des innocents en 2001) que comme dernière partie dans une forêt), raccorde sa version originale : Occhiali neri). Un
double symbole. La beauté frontale de rapidement le récit de Lunettes noires à la meurtre aberrant (le premier, à la tem-
ce grand soleil noir qui envahit le cadre pureté primitive du conte. Il n’est dès lors poralité insensée), l’ombre portée d’une
en un clignement d’yeux éclipse d’abord pas anodin qu’aux enquêtes tarabiscotées camionnette blanche dans le prolonge-
le souvenir funeste de vingt années de du giallo, Argento privilégie une suite de ment d’une rue, un brusque renvoi aux
déchéance pour le cinéaste (les indignes passages, d’avancées et de dévalements splendeurs du passé (le chien d’aveugle
Card Player, Giallo et Dracula 3D, le projet apparaissant comme autant de coulées revenu de Suspiria qui déchire la gorge du
fantoche The Sandman). Plus symbolique- oniriques et de fils où se suspendre : cou- tueur), l’image d’un enfant disparaissant
ment, ce retour d’illusionnisme optique et loirs, escaliers, routes, chemins, ruisseaux dans la nuit suffisent ici à provoquer effroi,
de magnétisme astral chez Argento semble et antres labyrinthiques. enchantement ou stupeur. Nul doute que
aussi et surtout réaligner l’œuvre sur un Il n’est pas plus surprenant qu’à la par cet art reconquis de la vision, c’est
imaginaire d’hypnose et d’ensorcellement menace toute symbolique de son tueur à sa dignité même que l’œuvre d’Argento
dont la trace semblait perdue depuis plus silhouette de fruste gaillard – dont on se paraît bien avoir retrouvée. ■
longtemps encore – soit depuis ce repli moque de connaître l’identité –, le film
du cinéaste vers un stade terminal d’hy- substitue tout un fourmillement obs- LUNETTES NOIRES (OCCHIALI NERI)
perréalisme et d’assèchement amorcé par cur et mystérieux de clés, de liens et de Italie, France, 2022
Le Syndrome de Stendhal (1994). forces invisibles dénouant magiquement Réalisation Dario Argento
Lunettes noires vaut peut-être moins les fils de son intrigue : le scintillement des Scénario Dario Argento, Franco Ferrini, Carlo Lucarelli
par sa tenue inespérée mais, somme toute, étoiles dans la clairière, l’attaque des ser- Image Matteo Cocco
relative (un thriller assez fauché suivant la pents dans le ruisseau, la présence inter- Montage Flora Volpelière
traque d’une prostituée aveugle et d’un mittente de l’enfant, le chien comme Musique Arnaud Rebotini
enfant par un mystérieux tueur) que par coeur battant du film tout entier. Si ce jeu Interprétation Ilena Pastorelli, Asia Argento, Andrea
cette puissance retrouvée de mystère qui de communications secrètes relie Lunettes Gherpelli, Xinyu Zhang
en émane. La fragile petite équipe formée noires à tout un imaginaire que l’on croyait Production Urania Pictures, Getaway Films, Rai Cinema,
par ces personnages d’innocents désorien- oublié du cinéma d’Argento – celui du Canal+, Ciné
tés – une longue brune au visage acéré merveilleux Phenomena (1984) –, il lui Durée 1h26
et aux traits fatigués, un gamin chinois permet aussi d’atteindre par fulgurances Diffusion MyCanal
© 2021 URANIA PICTURES S.R.L./GETAWAY FILMS S.A.S.

CAHIERS DU CINÉMA 68 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Party Down de Rob Thomas, John Enbom, Paul Rudd et Dan Etheridge (saison 3)

Retour de fête
par Damien Bonelli

est un slogan publicitaire malheureux qui


© LIONSGATE TELEVISION

le poursuit de soirée en soirée (« Are we


having fun yet?! »). Romance qui se double
ici d’un désamour professionnel, sous les
traits d’Evie (Jennifer Garner), une pro-
ductrice résolue à ressusciter sa carrière
d’acteur (raté) dans une franchise de
super-héros. C’est que, derrière la farce,
une mélancolie discrète a toujours fait
son nid dans la série, anticipant sur un
mode satirique les dilemmes existentiels
de La La Land, dont le couple formé par
Ryan Gosling et Emma Stone apprenait
à ses dépens que le succès tient avant
tout de l’échappée solitaire. Cette nou-
velle saison est d’ailleurs étonnamment
musicale dans sa précision rythmique,
portée par un sextette de losers placés

Ctroisième
haînon manquant du r ire amér i­
cain, Party Down vient de s’offrir un
acte, avec treize ans de déca­
défaut. Sa recette tient à un égalitarisme
tout simple : moquer tous les person-
nages avec une même bienveillance, pour
sous la direction du maître d’œuvre
Ron (Ken Marino), leur patron grima-
çant qui s’accroche désespérément à ses
lage. Méconnue – voire inconnue – en les aimer jusque dans le ridicule où ils rêves de businessman torpillés par la pan-
France, cette série fait aux États-Unis finissent par se vautrer. Exception faite de démie et le narcissisme de ses employés.
l’objet d’un culte grandissant depuis Lizzy Caplan (interprète de Casey Klein, Sur la culture d’entreprise, Party Down
la diffusion, en 2009 et 2010, de deux présente seulement le temps d’un caméo s’impose d’ailleurs à la revoyure comme
saisons à l’audimat si catastrophique que dans le dernier épisode), l’équipe initiale l’héritier cartoonesque et irrévérencieux
la chaîne câblée Starz décida d’écourter est de retour au complet, pour six épi- de The Office et le précurseur de Parks
l’aventure. Il y avait donc beaucoup à sodes en forme d’épilogue qui reprennent and Recreation, leur version bêta, au sens
craindre à l’annonce d’un revival de cette le canevas déjà éprouvé. Chacun s’arti- propre et figuré, mais que l’amateur de
sitcom hilarante, désormais forte d’une cule autour d’un événement – une sur- rire grinçant est en droit de trouver plus
fan base qui doit beaucoup au succès prise-partie ; un congrès de suprémacistes audacieuse et expérimentale ; et tout sim-
ultérieur de ses acteurs vedettes, Adam blancs ; une réception hawaïenne tradi- plement plus drôle. ■
Scott et Jane Lynch. À l’époque, ni l’un tionnelle – que les serveurs, censés ne pas
ni l’autre n’étaient particulièrement con- importuner les convives, gâchent inévi- PARTY DOWN
nus ; au cinéma, ils gravitaient dans l’orbe tablement, un hors-d’œuvre à la fois, tels Création, scénario Rob Thomas, John Enbom, Paul Rudd,
de Judd Apatow, alors roi de la comédie des figurants piratant un tournage. Depuis Dan Etheridge
américaine, qui leur avait confié quelques ses coulisses (les cuisines, précisément), la Réalisation Bryan Gordon, Fred Savage, Ken Marino,
seconds rôles marquants. Dès lors, quoi de série vitriole avec allégresse les monda- David Wain, Jud Weng, Heather Jack, Viet Nguyen,
plus naturel pour eux que de se retrou- nités de l’Amérique du privilège, dont Wendey Stanzler
ver têtes d’affiche d’une série narrant Hollywood offre ici un spectacle gratiné. Image Giovani Lampassi, Michael J. Pepin
les infortunes d’une poignée d’acteurs Des réjouissances qui culminent dans Montage Rob Seidenglanz, Leland Sexton, Viet Nguyen,
recalés de casting en casting (et d’un l’épisode 4, avec un gag scatologique Kent Kincannon
scénariste raté), contraints de gagner leurs célébrant le mariage contre-nature d’une Interprétation Adam Scott, Ken Marino,
vies chez un traiteur en attendant leur big intoxication alimentaire et d’un baiser. Jane Lynch, Jennifer Garner, Lizzy Caplan, Megan Mullally,
break hollywoodien ? Car Party Down assume plus que Ryan Hansen
Cette troisième saison, pour l’ins- jamais son véritable ADN, celui d’une Production Starz Inc., Spoondolie Productions,
tant invisible en France, renoue avec la rom-com contrariée centrée sur la figure Lionsgate Television
férocité qui fit la notoriété rétroactive de Henry Pollard (Scott), le barman Durée 10 épisodes de 30 minutes (saisons 1 et 2)
des deux premières, tout en s’ouvrant à désillusionné toujours amoureux de et 6 épisodes (saison 3)
une diversité qui leur faisait clairement Casey, et dont le principal fait d’armes Diffusion Canal + et Apple TV (saisons 1 et 2)

CAHIERS DU CINÉMA 69 MAI 2023


CAHIER CRITIQUE

Tetris

APPLE TV +
de Jon S. Baird
États-Unis, Royaume-Uni, 2023. Avec Taron Egerton,
Nikita Efremov, Toby Jones. 1h58. Diffusion sur
Apple TV+.
Le projet avait de quoi intriguer. En effet,
Tetris n’est pas raconté du point de vue
d’Alexeï Pajitnov (Nikita Efremov), le
concepteur du jeu vidéo de puzzle, mais
de Henk Rogers (Taron Egerton), qui
en a permis l’exploitation commerciale
dans le monde. À la fièvre de l’invention,
le scénariste Noah Pink a donc préféré
les chicaneries administratives. Il est vrai
que celles-ci ne manquent pas de relief,
puisque Rogers doit à la fois convaincre contractuelle dans laquelle la somme des réflexion politique sur l’identité afro-amé-
son banquier, le patron de Nintendo et la intérêts particuliers permet le bonheur ricaine, le surgeon proposé par Donald
bureaucratie soviétique tout en doublant de tous – et une substantielle plus-value. Glover ne prend hélas pas l’ampleur de
un puissant conglomérat habitué à graisser C’est ainsi que le film peut s’achever en son aînée. Soit une jeune femme surnom-
les pattes. Las, Jon S. Baird n’est ni Billy Californie avec l’accolade de Pajitnov mée Dre, que l’on découvre au seuil du
Wilder, ni Adam Curtis. Le tourniquet et de Rogers. Les différences politiques premier épisode dans une double dépen-
entre les pays, les langues et les bureaux ou culturelles ont disparu : gloire aux dance singulière : l’une, réelle, à une amie
produit peu de quiproquos, et certaine- associés ! qui semble être son unique ancrage social,
ment aucune folie. Quant au changement Raphaël Nieuwjaer affectif et financier ; et l’autre, virtuelle, à
d’époque (nous sommes en 1988), il est une pop star mondiale, clone de Beyoncé,
réduit à un affrontement de gentils et de à laquelle elle voue un culte obsessionnel

Swarm
méchants, de dévoués et de corrompus. inquiétant. Ce précaire équilibre bascule
Tetris a tout de même les vertus du symp- un jour, lançant Dre dans une quête mor-
tôme. Dans cette fable produite par Apple, de Donald Glover et Jeanine Nabers. bide et violente sur les routes du Sud des
le capitalisme se distingue surtout par ses États-Unis, 2022. Avec Dominique Fishback, Chloe États-Unis. Cette errance rejoue à l’écran
capacités d’appropriation – en l’occur- Bailey, Nirine S. Brown. 7 épisodes de 35 minutes. certains des motifs d’Atlanta : le racisme
rence grâce au droit. Aucune critique Diffusion sur Prime Video. dans ce qu’il a de plus archaïque, la misère
là-dedans, bien au contraire. Brique par Alors que la quatrième saison d’Atlanta affective, la culpabilité des Blancs progres-
brique se dessine, sur fond de dissolution vient de clore une série qui articule puis- sistes, l’absurdité du star system américain.
prochaine du bloc de l’Est, une utopie samment une forme passionnante et une Swarm ancre toutes ces obsessions dans le
genre de l’horreur. Chaque épisode est le
théâtre d’un crime sanglant, souvent gro-
tesque, où Dre fait jaillir les cervelles à
coup de poêle à frire et craquer les os sous
les pneus de son pick-up, dans une esthé-
tique gore au chic légèrement suranné ;
meurtres dont la motivation narrative pre-
mière – éliminer ceux qui médisent de
son idole – est trop fragile pour garantir
une véritable efficacité au récit. On s’at-
tache davantage en revanche à l’interprète
principale de Swarm, Dominique Fish-
back, vue déjà chez David Simon, dont
la plasticité physique paraît sans bornes. À
la fois homme et femme, enfant et adulte,
belle et laide, monstrueuse et sublime,
elle campe une créature dont l’instabilité
à l’image excède sans cesse les cadres pro-
© WARRICK PAGE/PRIME VIDEO

prets de la fiction branchouille, et qui rap-


pelle ce qu’Atlanta savait faire de mieux :
pathologiser les mécaniques de domi-
nation et ainsi déstabiliser par la fiction
toute identité.
Lucile Commeaux

CAHIERS DU CINÉMA 70 MAI 2023


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JOURNAL CAHIERS DES

© AJÍMÁTÍ FILMS
Coconut Head Generation d’Alain Kassanda (2023).

FESTIVAL. À Cinéma du réel, dont la 45e édition s’est tenue du 24 mars au 2 avril, les
meilleurs films de la compétition s’étaient donné le mot : les formes les plus insistantes du
« réel » se nichent moins dans l’expérimentation déclarée que dans un patient travail d’écoute
et de révélation.

Saborder l’évidence
S(excène mémorable de Coconut
Head Generation, Grand Prix
aequo) du festival : Obayomi
habitant de Lagos, habitué à un
environnement sonore agressif,
à celle d’un étranger, pour qui
Bizern : en découdre avec les
évidences. Mais les saborder ne
veut pas dire se replier derrière
par l’entremise du téléphone-
caméra, à se dire des mots qui
comptent et apaisent.
Anthony Ayodele, photographe, ce vacarme est insupportable. les barrières de l’art. Parmi les Autre bouleversante chro-
présente son travail aux étudiants Cette façon de définir l’acte plus beaux films, Un mensch nique filmée au téléphone, Un
de l’université d’Ibadan, au documentaire comme une per- de Dominique Cabrera capte café allongé à dormir debout docu-
Nigeria. Sur les photos défilent cée, un réveil, un art d’entendre simplement les derniers ins- mente ce qu’il faut bien appe-
des chambres universitaires sur- à nouveau le bruit du réel, le tants vécus ensemble du couple ler l’intervalle, l’entre-deux qui
peuplées, où les jalousies des film d’Alain Kassanda l’accom- formé par la cinéaste et Didier sépare un cinéaste, Philippe de
fenêtres sont transformées, faute plit lui-même brillamment en Motchane, mort il y a peu des Jonckheere, de son fils Nathan,
de place, en étagères à chaussures. révélant les liens qui unissent un suites d’un cancer. Tout ce qui présentant une forme d’autisme :
Pour se lancer dans ce projet, le ciné-club étudiant et une révolte pourrait nous accabler à l’idée le film est un royaume d’où
jeune homme explique avoir dû contre les violences policières du malheur intime, de l’immi- l’évidence est bannie, non seu-
retirer le « filtre d’insensibilité » qui au Nigeria. nence fatale, paraît au contraire lement au cœur de leur relation,
l’empêchait de voir une réalité Un hor izon se dessinait allégé par le désir commun à mais encore dans la composition
dans laquelle lui-même bai- donc à cette 45e édition du fes- la filmeuse et au filmé de faire des plans gorgés d’une solitude
gnait en tant qu’étudiant. Et tival, pour la cinquième année de ce tournage une « île », une immense, tramée d’étranges
de comparer l’expérience d’un sous la direction de Catherine occasion de plus de parvenir, sonor ités, et que viennent

CAHIERS DU CINÉMA 73 MAI 2023


JOURNAL

heurter ici et là les questionne- Et puis il y a les lieux invi- RÉTROSPECTIVE. Du 12 avril au 9 juin, dans le cadre
ments de Nathan qui, assis au sibles, réputés infilmables, dont du cycle Americana et aux côtés de ceux de Les
milieu d’une rivière, lance : « Ça le dévoilement crée soudain un Blank (lire Cahiers nº 797), la Cinémathèque du
va jusqu’à où, toute cette eau ? » contrechamp implacable aux documentaire à la BPI (Centre Pompidou, Paris)
Quelque chose comme un discours répandus à tort et à projette les films des frères Bill et Turner Ross.
état renouvelé de stupéfaction travers, jusqu’alors à l’abri du
s’agrège à la surface de ces ins-
tants vacants, libres d’être abso-
lument rêvés par le spectateur
témoignage : dans le magni-
fique Je ne sais pas où vous serez
demain, Emmanuel Roy fait
Ross Brothers, une
à la recherche d’une harmonie
entre les deux êtres en présence.
corps avec un métier, celui de
Reem, médecin, et un espace, expérience américaine
son cabinet du centre de réten-
Contours du monde tion administrative de Marseille,

© DEPARTMENT OF MOTION PICTURES


Seuls deux autres films de la qui ne cessent de faire signe vers
compétition ouvraient un l’extérieur, là où les patients en
champ aussi vaste aux erre- instance d’expulsion pourraient
ments du regard et de l’écoute, être soignés et non maltraités.
bien que jouant dans une autre Un partage de dignité y éclot
catégorie : Eventide de Sharon peu à peu grâce à l’interstice
Lockhart, mystérieux pas de habité par le cinéaste, qui sculpte
deux au creux d’une plage, à même le cadre, caméra à
entre lampes torches et étoiles l’épaule, l’intensité des échanges
filantes, et Allensworth de James entre Reem et les « retenus ».
Benning (également présenté à Un mot, enfin, sur un film
Berlinale – lire Cahiers n° 797), à part, dont les images, plon-
chez qui le cadre fixe et le plan geant dans les bas-fonds encore
Bloody Nose, Empty Pockets (2020).
long rendent aux contours du tièdes de l’histoire, donnaient
monde la consistance de purs elles-mêmes l’impression de
phénomènes. Le choix de la
durée rejoint néanmoins, de
façon oblique, le beau film en
ne pas en revenir : El juicio, mon-
tage des archives du procès des
juntes de la dictature argentine,
QCertainement
ui a dit que la route du succès
se terminait à Hollywood ?
pas Bill et Turner
hiérarchie. Dans les mosaïques
de ce film comme dans celles
de Western se mêlent match de
trois chapitres d’Emmanuelle où témoignent les victimes et les Ross, qui, commençant à y football et élections, rodéo et
Demoris, Voyage au lac, tourné proches des disparus. Brumes de gagner leur vie dans le mon- violence des cartels, la trame
sur les rives et les eaux du lac de l’impunité, colère lisible sur le tage et la direction artistique, sensible d’une communauté
Bolsena, en Italie, où se mêlent visage luisant de sueur des jurés, décident de retourner dans leur se dévoilant par la diversité des
les destins de villageois locaux rires et poignées de mains com- ville natale de l’Ohio avec leurs figures qui émanent du lieu,
et d’un petit groupe d’exilés plices des criminels. L’an dernier économies (et quelques cassettes aussi bien hommes politiques
ayant survécu au voyage depuis sortait un film de fiction centré mini-DV volées au passage) pour qu’enfants.
l’Afrique. Comme pour des sur le rôle dans le procès de Julio y tourner leur premier film, Le style visuel emprunte au
connaissances, on finit par anti- César Strassera (Argentine 1985 45365 (2009). Geste fondateur cinéma direct, avec une caméra
ciper les plis du comportement de Santiago Mitre), procureur en qui pose autant l’esprit d’indé- à l’épaule permettant un maxi-
des personnages. Émerge là aussi chef exemplaire ; El juicio renvoie pendance et le désir de fidélité à mum de réactivité et de proxi-
un détachement grisant vis-à-vis illico la balle, opposant la puis- soi qui irriguent l’œuvre à venir mité. Mais l’effet d’immersion
du quotidien, et du même coup sance troublante du document qu’un attachement au local. À tient aussi au parti pris de des-
la possibilité de prendre part à au ronronnement de la légende. des échelles variables, de deux siner les personnages par frag-
leur quête de bien-être. Élie Raufaste villes autour de la frontière amé- ments, sans forcer un discours
ricano-mexicaine dans Western via des entretiens ou commen-
(2015) à un bar dans Bloody taires : « On fait confiance au public.
© 529 DRAGONS

Nose, Empty Pockets (2020), les Comme quand on entre dans une
films sont inséparables de l’an- pièce, on comprend juste en étant là :
crage dans des microcosmes à l’enjeu n’est pas dans les faits, il est
travers lesquels les frères tissent dans l’expérience », précise Turner
la tapisserie d’une Amérique à Ross. En accompagnant le jeune
la fois populaire, familière et William et ses frères le temps
tenue à l’écart des projecteurs. d’une virée nocturne dans une
Il faut cependant se garder de rue éponyme de La Nouvelle-
leur attribuer une intention sys- Orléans, Tchoupitoulas (2012)
tématique ou une distance ana- conjoint le plus nettement
lytique. L’intégration de la radio la saisie d’un lieu et cet écart
et du journal locaux dans 45365 entre faits et expérience. À des
manifeste la volonté d’éviter prises restituant l’ambiance foi-
toute position surplombante sonnante de la rue s’associe un
en se coulant dans un rythme mouvement vers le monde inté-
Je ne sais pas où vous serez demain d’Emmanuel Roy (2023). quotidien faisant fi de toute rieur de William, qui s’exprime

CAHIERS DU CINÉMA 74 MAI 2023


JOURNAL

© DEPARTMENT OF MOTION PICTURES


Western (2015).

en off sur des images floues, Américains, une tempête semble impulsion première de « capter le et improbable descente de
l’atmosphère carnavalesque déjà toujours pointer à l’horizon… moment qui passe, comme au bord l’Ohio et du Mississippi sur
teintée d’irréalité dérivant vers Leur vision singulièrement d’une falaise ». une embarcation d’infortune,
la rêverie. L’impression de direct touchante doit beaucoup à la Second Star to the Right and ni Rose City Hurricane (2023),
et de fluidité passe par la créa- façon dont les images chargées Straight on ’Til Morning (2021), essai virevoltant spécialement
tion d’une continuité artificielle d’authenticité et d’énergie vitale making-of de Wendy de Benh réalisé pour le cycle, dans lequel
mêlant des regards de William laissent poindre un envers de Zeitlin (qui habite comme eux les cinéastes reviennent sur leur
et des plans tournés séparément. fragilité, une touche de dou- La Nouvelle-Orléans), com- processus créatif, ne démentiront
« Les gens aiment mettre les choses ceur enfantine et de nostalgie mandé puis rejeté par la Fox, est ces propos : « Faire des films est un
dans des petites cases, fiction et docu- relevée par des mélodies de à cet égard faussement mineur. métier, mais c’est aussi une manière
mentaire, mais c’est excitant d’uti- boîte à musique. La pratique des Le regard impressionniste opère de vivre. »
liser tous les moyens à disposition », frères, habitués depuis toujours une inversion selon laquelle le Romain Lefebvre
indique Bill. à documenter leur propre vie, tournage apparaît comme le
reste, comme l’exprime Turner, moyen de vivre pleinement Propos recueillis
Une architecture de fiction fondamentalement liée à une l’instant. Ni River (2013), libre en visioconférence le 8 avril.
Consacré aux dernières heures
d’un bar, Bloody Nose, Empty

© THE ROSS BROS


Pockets marque par sa méthode
une nouvelle étape dans le
brouillage des frontières : d’un
côté la bande de misfits habi-
tués a été recrutée sur casting
par les frères, qui ont pu par-
tager avec eux leurs intentions,
mais de l’autre les cinéastes
captent leurs interactions sans
fournir de dialogue écrit, au
cours d’un tournage de dix-huit
heures en temps réel. « On crée
une architecture de fiction, mais on
se repose sur des expériences réelles
pour la remplir », résume Bill. La
menace d’une fin plane sur les
communautés, les familles réelles
ou symboliques saisies par les
frères Ross : un bar ferme, un
mur s’élève entre Mexicains et 45365 (2009).

CAHIERS DU CINÉMA 75 MAI 2023


JOURNAL

FESTIVAL. Rencontre à Pampelune avec le grand documentariste allemand et démocratique (entre 1945 et
Peter Nestler, à l’occasion de la vaste rétrospective que lui a consacré le Festival 1954, ndlr), qui s’est achevée
international du film documentaire Punto de Vista du 27 mars au 1er avril. brutalement par la vente du pays.
Au Costa Rica, au Nicaragua,

Peter Nestler, le grand tour je sentais la rancœur populaire.


J’ai vu des hommes attachés en
file indienne par une corde tirée
par un cheval, la police qui mal-
la quiétude de ce cinéma alors traitait la population… J’ai été

COURTESY OF KURT ULRICH AND PETER NESTLER


même que les sujets évoqués invité à prendre le thé chez un
sont souvent brûlants, révol- Allemand, avant de me rendre
tants, terrifiants. De la Grèce compte que c’était un ancien
(Von Griechenland, 1965), qui nazi. Ces voyages ont été un
relate l’occupation allemande, moteur pour m’opposer à tout
pas si lointaine, et filme les ce que j’y ai découvert. De
révoltes au présent du peuple retour en Allemagne, j’ai com-
grec, à l’exception d’un chant mencé à y travailler dans l’usine
grec en ouverture, comprend un de mon père, mais je me sentais
commentaire de Nestler sur des plus proche des ouvriers. Quand
images entièrement silencieuses. j’ai démissionné, mon père m’a
Jean-Marie Straub, pourtant soutenu et j’ai entamé des études
« apôtre du son direct » trouvait de peinture aux Beaux-Arts de
« génial » que « les slogans de la Munich. J’y ai rencontré Kurt
foule ne soient pas enregistrés en son Ulrich, avec qui j’allais voir
direct » mais relatés calmement par de vieux films à l’Institut de
Nestler en voix off. Distance à la cinéma et de télévision. C’est à
fois personnelle et réflexive, qui ce moment-là que j’ai découvert
ne met pas à plat mais propose qu’un autre médium artistique
une disjonction modeste entre existait et s’est affirmé mon inté-
l’actualité frappante de l’image rêt pour le documentaire. Notre
et l’intelligence de la parole premier projet de film, avec Kurt,
revendicatrice, qui montre l’évé- s’intéressait à ces personnes qui
nement décanté sans rien perdre avaient été libérées du camp de
de sa force. La beauté du cinéma Dachau mais qui, ne sachant pas
de Nestler est de ne céder sur où aller, finissaient par y revenir.
rien sans jamais rien forcer : ni Ces « asociaux », comme on les
le spectateur ni ses convictions appelait, retournaient s’instal-
politiques (le film ne sera pas ler jusque dans les baraques du
Kurt Ulrich et Peter Nestler sur le tournage de Am Siel (1962). diffusé à la télévision allemande camp. Nous avons cherché des
et Nestler émigrera en Suède, où financements pour ce film, sans

Ition,
nvité d’honneur de Punto de
Vista (qui, outre sa compéti-
consacra également un
une forme sobre qui ne stylise
jamais, mais se révèle remar-
quablement attentive, résolue
il vit depuis). Sourdement, ses
films parient sur l’attention et
le souvenir – c’est-à-dire l’intel-
y arriver. Le premier film que
nous avons réussi à faire, avec
très peu d’argent (nous ache-
« focus » à la cinéaste argentine et précise. Autour d’un sujet ligence – de leur spectateur. tions la pellicule à moitié prix
Ana Poliak et un autre à la choisi, le cinéaste et ses colla- à la frontière), est Au bord du
Française Pascale Bodet), Peter borateurs (sa femme, Zsóka, son Vous êtes né en 1937, d’un père chenal (Am Siel, 1962), inspiré
Nestler, 85 ans, accompagnait chef opérateur Rainer Komers, allemand et d’une mère suédoise, d’Eisenstein dans la manière
une rétrospective de dix-huit de notamment) effectuent un relevé et avez beaucoup voyagé dans d’organiser les images, envi-
ses films (sur soixante-dix) ainsi minutieux de l’espace et de votre jeunesse. Qu’est-ce qui sagé comme un portrait de
qu’une double publication par l’histoire, mettant au jour une vous a conduit à vouloir faire du l’Allemagne.
le festival : un volume de « textes, constellation de témoignages, de cinéma, et notamment du cinéma
images et conversations » et la paysages, de choses et d’œuvres documentaire ? La célèbre phrase de Jacques
republication d’un livre de 1973 (dessins, photographies, pein- À 18 ans, je ne voulais pas Rivette, « tout film est un
consacré à des peintres paysans tures, musiques…) qui voisinent faire mon service militaire en documentaire sur son tournage »,
yougoslaves à Kovacica (Serbie), à égalité et reconstruisent petit à Allemagne, et il n’y avait que ne conviendrait pas à vos films, qui
photographiés par lui dans les petit un vaste panorama où rien deux possibilités : aller un an en suivent un trajet très précis, un
années 1960. ni personne ne semble oublié. prison, ou bien faire un travail récit réfléchi, qui ne semble pas
Occasion pour nous de Tandis que la caméra scrute le dont personne ne voulait, celui témoigner d’aléas du tournage ou
rencontrer un auteur encore sol, consciente de la profondeur, de marin marchand. Je suis allé de rencontres de hasard. Vous êtes
trop méconnu (malgré le cof- panote en faisant le lien entre les jusqu’en Amérique latine et très loin du cinéma direct.
fret de neuf films sorti en 2020 divers accidents du paysage, la suis tombé amoureux de ces Ce qui est direct dans mes films,
par Survivance, voir Cahiers voix off, relate, déplace, met en pays, des gens, de la musique. c’est le chemin : emmener le
n° 764), aux films d’un didac- relation les choses dans le temps. J’ai découvert le Guatemala au public directement au sujet,
tisme rigoureux, menés par Ce qui frappe le plus, c’est moment de sa république sociale sans vouloir le rendre agréable,

CAHIERS DU CINÉMA 76 MAI 2023


JOURNAL

les films sur le peuple rom, elle son direct, c’est un peu pareil :

© PETER NESTLER
surgit dans les dessins (dans parfois quand on ne l’entend
Der offene Blick, 2022), mais pas, on peut percevoir les choses
ce n’est pas une violence qui plus directement. Dans De la
assomme. Grèce, on voit une femme qui
parle avec une chaussure dans
Comment en êtes-vous arrivé la main et la porte à sa bouche.
à vous intéresser très tôt à la On n’entend pas ce qu’elle dit
déportation des peuples roms mais on comprend que quand
et à leur sort après la guerre, ils fuyaient, ils buvaient de l’eau
notamment dans Être tzigane avec la chaussure. Ici les témoins
(Zigeuner sein, 1970) et Auslander, évoquent d’une manière directe,
Teil II. Zigeuner (1977-1978), avant nue, ce qui s’est passé lors de
d’y revenir dans vos deux derniers l’invasion de l’Allemagne.
films : Unrecht und Widerstand
Der offene Blick (2022). (2022) et Der offene Blick ? Si vos films (excepté La Mort et le
Ma mère travaillait avec la jus- Diable – Tod und Teufel, 2009 –,
sans y mettre de distractions. German Concentration Camps tice allemande pour essayer de sur votre grand-père, comte
Si mes films comprennent de Factual Survey, un documen- modifier les lois carcérales qui suédois, archéologue, explorateur
nombreuses informations his- taire de Sidney Bernstein réa- s’appliquaient notamment sur et pro-nazi) n’expriment jamais de
toriques, nous essayons toujours lisé à l’époque de la libération les peuples nomades, comme les dimension autobiographique, c’est
avec mes collaborateurs de des camps et resté invisible Roms. Beaucoup d’entre elles toujours vous qui assumez la voix
mettre en relation ce que nous jusqu’à 2014 (le long métrage, dataient de l’Empire austro- off. Pourquoi ?
avons vu avec ce qui se passe compilant des centaines d’heures hongrois et de l’époque nazie, Ce n’est pas par orgueil ou
au présent, la situation poli- de prises de vues par les opérateurs avec par exemple des châtiments parce que j’ai une voix parti-
tique contemporaine. Chaque des armées, fut mis sous le boisseau où on privait les gens de nour- culière, mais parce que je me
fois que j’entame un projet, je par le Foreign Office britannique en riture, de sommeil… J’ai décou- sens responsable de ce que je
recommence à zéro. Certains 1945, ndlr). Le public est resté vert tardivement ce travail de montre. La seule exception est
films sont très documentés à paralysé après le film. On ne ma mère, mais j’ai appris l’his- Pachamama – Unsere Erde (1995),
l’avance, d’autres sont plutôt peut pas montrer trop d’horreur, toire de ce peuple à travers elle. où je pensais ne pas avoir un
développés pendant le tournage, cela bloque le spectateur qui Je suis content aujourd’hui que assez bon accent en espagnol.
mais je sais ce que je vise, et ne peut plus réfléchir. J’essaie des films comme Zigeuner sein J’ai fait la version allemande, et
le temps de montage est court. que les images guident. C’est la ou mes plus récents circulent pour la version espagnole, j’ai
raison de cette atmosphère de dans des séminaires sur le sujet, confié la voix à une journaliste
Vos films sont très explicitement tranquillité : le plus important des associations, des festivals, de radio en Suède, une femme
politiques, mais ils ne revendiquent est que le public puisse recons- qu’ils soient vus et puissent très impliquée. À la fin de l’en-
jamais directement, ils ne parlent tituer les pièces du puzzle, qu’il encore agir. registrement, on a entendu un
pas fort, exposent les choses sans soit capable d’être actif et d’éta- bruit étrange, et lorsque je me
les appuyer. Leur force politique blir une relation entre les choses, Vos films témoignent d’un travail suis approché de la cabine je
est portée par une forme attentive, de découvrir l’histoire qu’il y a particulier sur le son, avec des me suis rendu compte qu’elle
discrète, en retrait. derrière. Dans mes films, l’hor- partis pris inhabituels dans le pleurait. Le film lui avait rap-
Il y a cinq ans, j’ai vu à la reur n’apparaît presque jamais, documentaire. Parfois, la voix seule pelé beaucoup de choses de son
Cinémathèque de Stockholm sauf dans Spanien (1973). Dans de vos témoins s’invite sur les pays, elle a lu très professionnel-
images sans que l’on voie celui qui lement, mais a éclaté en sanglots
parle, d’autres fois vos images sont à la fin.
© PETER NESTLER

silencieuses, et vous ne sous‑titrez


pas les films, mais doublez Avez-vous un nouveau projet ?
souvent vous-même les personnes À presque 86 ans, je ne me
interrogées. lancerai pas dans un long pro-
En Allemagne, à la télévision, jet comme mes deux derniers
on ne fait pas de sous-titrage. films, mais j’ai l’idée d’un film
Les entretiens doivent être proche de Zeit (1992) : filmer
doublés, mais nous faisons un une femme que je connais,
travail de miniaturistes dans le cheffe médecin à Médecins
montage, pour qu’on entende sans frontières, qui a beaucoup
quand même la voix originale. travaillé au Yémen et réalise des
Quand on peint, on peut uti- travaux de couture en lien avec
liser beaucoup de couleurs, on les femmes de là-bas.
peut peindre à l’huile ou des-
siner au fusain. Les peintures
de Rembrandt ou Goya sont Entretien réalisé par
magnifiques, mais leurs esquisses Pierre Eugène à Pampelune,
sont très belles aussi, et c’est là le 30 mars. Interprète :
De la Grèce (1965). où il y a le plus de vie. Pour le Ana Blázquez Ubach.

CAHIERS DU CINÉMA 77 MAI 2023


© HIPPOCAMPE PROD. JOURNAL

l’ellipse et de la discrétion. La
figure mythique est moins paro-
diée que réenvisagée à travers des
détails concrets – crème solaire
et bouteille en plastique conte-
nant le rouge nectar. Incarné
par Luc Chessel et François
Rivière, le duo alterne sans for-
cer le dur et le doux, le séduisant
et le débraillé, l’inquiétant et le
potache. Si le terme du voyage
est peut-être trop touristique, la
rencontre avec une jeune femme
(Pauline Belle) est l’occasion
d’un nouveau « partage du sang-
sible » d’une profonde sensualité.
Jeune acteur, Pankaj (Abhinav
Jha) aspire à rejoindre Mumbai
avec ses amis. Pour l’heure, il
joue des pièces éducatives dans
la rue et tente de renforcer son
Marinaleda de Louis Séguin (2023). réseau. Grand Prix mérité, Dhuin
d’Achal Mishra pourrait se résu-
a disparu au moment du débat. mer à un dilemme de drame
FESTIVAL. Les Rencontres internationales du Les grandes douleurs se disent à social : Pankaj gardera-t-il pour
moyen métrage de Brive ont fêté leurs vingt ans demi-mots, ou s’apprivoisent par lui l’argent qu’il a économisé,
du 3 au 8 avril. des tentatives ridicules (un ado- ou aidera-t-il son père, qui doit
lescent qui, sautant du quatrième graisser des pattes afin d’obte-

Brive rencontres étage pour prouver son amour,


ne parvient qu’à se retourner
la jambe). Bientôt, il faudra se
nir un nouveau travail ? Le film
s’avère toutefois d’une constante
délicatesse, aussi bien dans sa
séparer, sans certitude d’avoir fait peinture des rapports de classes

Cde ompétitif, le Festival de Brive


ne s’embarrasse toutefois pas
tapis rouge et de protocoles.
les concordances thématiques se
dessinait toujours quelque accord
sensible, tenant à une manière de
le bon choix.
Dans Marinelda, prix du jury
Ciné+, deux vampires font du
et de générations que dans son
approche des lieux. Sans se figer
en symboles, la longue danse
Entre deux salves de remercie- dire, de laisser divaguer le récit stop sur les routes de Corrèze d’un rideau au passage d’un train
ments sincères mais sans afféte- ou de saturer l’écran. Partir, res- dans l’espoir de rejoindre la ou la course circulaire d’une
ries, l’annonce du palmarès aura ter, revenir : ce sont ces mouve- commune andalouse autogérée voiture au crépuscule figurent
été l’occasion de s’amuser de ments désirés ou contrariés qui du même nom. L’attente est de façon poignante les forces,
l’interminable bande-annonce auront été les mieux partagés par l’occasion de disserter sur les à la fois évidentes et opaques,
de la Foire du livre ou du pixel trois des films primés. vertus de l’entraide et le meilleur qui façonnent les existences. La
bleu au centre de l’écran de moyen de susciter le désir des fin suspendue, magnifique, laisse
la salle 1 du Rex, le cinéma Itinéraires bis automobilistes. Collaborateur espérer le début d’un grand cycle
municipal où se concentrent P r i x d u p u bl i c, M i m i d e régulier des Cahiers, Louis autobiographique.
les séances. Si un festival peut Douarnenez de Sébastien Séguin a le sens du gag, de Raphaël Nieuwjaer
aussi se juger à son inscription Betbeder est le film-synthèse
dans la ville et aux types de de cette édition. Employée
relations qu’il favorise entre les dans le mono-écran de la ville,
équipes et les spectateurs, Brive l’éponyme Mimi (Valentine
gagnerait certainement le grand Verhague) accueille Gaspard
prix de la convivialité. En témoi- Kermarec (Ferdinand Niquet
gnait encore le « ciné-concert Rioux), de retour au pays natal
dansé » conçu par Serge Bozon pour présenter sa première
et Rosalba Torres Guerrero. Se fiction. Se croyant obligé de
déhanchant entre les travées, le meubler, chacun s’enfonce
public chamarré n’était pas loin inexorablement dans la gêne.
de la transe. Trognes et silhouettes dégin-
Et les films ? Disons d’abord gandées sont saisies dans des
qu’ils allaient par paire. Le moyen cadrages souvent frontaux qui
métrage permet de concevoir donnent au film un air de bande
chaque programme comme un dessinée. Le plus drôle – car le
geste de montage, et c’est, outre plus cruel – tient à la descrip-
la qualité de la sélection, ce qui tion apocalyptique de l’art et
ne cessait d’étonner : par-delà essai, dont le public vieillissant Mimi de Douarnenez de Sébastien Betbeder (2023).

CAHIERS DU CINÉMA 78 MAI 2023


JOURNAL

FESTIVAL. Percée documentaire dans ce festival qui


© AMERIKAFILM

a posé ses valises à Montreuil.

7ème Lune fait les contes


Ale festival
près sept éditions à Rennes et
un passage par Les 7 Batignolles,
dédié aux cinéastes de
traduisent le traumatisme de la
déportation vers les geôles ita-
liennes. Le cinéaste illustre cette
moins de 30 ans fêtait ses dix mélancolie en composant avec
ans en s’installant au cinéma les rares plans tournés par les
Le Méliès à Montreuil du 13 colons, mais en les détournant
Anhell69 de Theo Montoya (2022). au 16 avril. La sélection plutôt de leur sens premier. Irrespect
courte (quatorze films, mais assumé des images, une sonori-
FESTIVAL. Rendez-vous incontournable du cinéma pour des durées s’étirant de 6 à sation partielle souligne le ridi-
latino-américain en France, Cinélatino laissait 54 minutes) témoignait à la fois cule de la conquête en même
entrevoir en filigrane de cette 35e édition d’ardentes d’une sobriété salutaire et d’un temps que le sillon fantoma-
mises en voix de traumas historiques. véritable désir d’exploration du tique tracé par la violence : les
cinéma international au travers Libyens sont poussés hors du

Mémoires de feu de ses formes éclatées – la fic-


tion se retrouvant en franche
minorité. Dans Sleepless Far
cadre. Dans Les Hommes de la nuit
de Judith Auffray, un éthologue
explore la jungle de Bornéo à
à Cinélatino from Home d’Alex Cuevas de
Chaunac (lauréat ex æquo de
la recherche d’orangs-outans.
Mais cette forêt se révèle syn-
la Lune des 10 ans), un homme thétique, et le grand singe qui

Létaitavadorienne
cinéaste mexicano-sal-
Tatiana Huezo
l’invitée d’honneur de ces
autochtones et à la faveur d’un
legs des cultures indigènes. Face
au quasi-mutisme de Carapirú,
cherche désespérément le som-
meil depuis presque un mois. De
sa minuscule chambre à un vaste
surgit de l’obscurité n’est autre
que Nénette, résidente-prison-
nière de la ménagerie du Jardin
35es Rencontres de Toulouse. ce sont les feux partagés avec no man’s land, il avance d’un pas des Plantes. Condensée en une
Son premier long métrage, El sa communauté qui portent le halluciné, guidé uniquement par suite de tableaux, la jungle tru-
lugar más pequeño (2011), dévoi- secret des siècles passés. le souvenir flou de son lieu de quée devient une estrade où ani-
lait une inquiétude du cinéma « Comment sera le futur pour naissance. L’image rugueuse en maux humains et non humains
latino-américain contempo- un pays qui n’a jamais connu la basse définition ainsi que l’em- se croisent et s’observent, rêvant
rain : raviver depuis le présent paix ? », interroge la voix de ploi de la 3D pour faire advenir à leurs retrouvailles lointaines,
la flamme mémorielle de Theo Montoya dans son pre- le territoire rêvé du repos tra- mais indispensables. Cette édi-
communautés marginalisées. mier long métrage, Anhell69, duisent l’urgence de la quête tion anniversaire invitait aussi
C’est l’absence permanente de sous les traits d’un cadavre qui autant que celle du passage à la sept cinéastes déjà passés par le
synchronisation entre images et sillonne l’obscurité de Medellín. réalisation. Une nécessité ressen- festival afin que soient remon-
sons qui y manifeste l’impos- Prix SFCC de la critique pour la tie dans une grande partie de la trés leurs films. On a ainsi pu
sible cicatrisation historique du compétition fiction, ce film dia- sélection, dont Father’s Land de revoir Le Ciel des bêtes de Thomas
Salvador : d’un côté, les récits des logue aussi avec le focus dédié Francesco Di Gioia : alors que Paulot (2018), Brésil_14 d’Alan
villageois de la Cinquera ayant au cinéma colombien contem- l’Italie occupe la Lybie au début Durand ou Le Saint des voyous de
subi de plein fouet la guerre porain. Au fil de témoignages des années 1910, les mots du Maïlys Audouze (2017).
civile ; de l’autre, une image crus d’amis gays âgés d’une poète Fadil Hasin Ash-Shalmani Vincent Poli
cueillant avec fébrilité les détails vingtaine d’années, Anhell69
d’une vie à nouveau vivable. semble d’abord le dépositaire
Rejouer le destin de du désespoir de cette génération,
Carapirú, indigène awá-guajá, consumée par la violence éta-
pour déjouer le manque de tique et sociale. Face à la chape
traces du massacre des siens : de plomb de cet omniprésent
tel est le dessein de l’extraordi- « no futuro », le film de Montoya
naire Serras da desordem (2006) cherche le salut du côté de la
d’Andrea Tonacci, montré fiction. Dans la veine des appunti
dans le focus « Brésil, cinéma pasoliniens, le cinéaste remue
© CENTRO SPERIMENTALE DI CINEMATOGRAFIA

et politique ». Dans une oscil- les cendres du présent pour


lation entre couleur et noir et que jaillissent les lueurs d’un
© ENVIE DE TEMPÊTE PRODUCTIONS

blanc, le film brouille les fron- film à venir : une dystopie où


tières entre réminiscence du la spectrophilie, attirance pour
passé et expérience du présent. les fantômes, est réprimée par
Carapirú habite la reconstitution l’armée. Une brûlante étreinte
comme forme de résistance his- des disparus comme forme de
torique à deux titres : contre les résistance.
génocides répétés des peuples Claire Allouche Father’s Land de Francesco Di Gioia (2021).

CAHIERS DU CINÉMA 79 MAI 2023


JOURNAL

Le Monde perdu de Harry O. Hoyt (1925).

RÉTROSPECTIVE. À la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, un programme de films


muets consacré aux animaux croise de grandes figures du burlesque flanquées
de compagnons à poils, aussi bien que les contes entomologiques animés
de Ladislas Starewitch.

Zoologie du muet
Ila fable
«
l est souvent difficile de faire le
partage entre les animaux de
et ceux de la zoologie »,
que de partager ce mutisme,
comme si l’avènement du par-
lant avait aussi privé les films
préfère l’hybridation des genres
et des espèces à une partition
entre documentaire et fiction.
de l’animal une frontière trouble
entre civilisation et sauvagerie.
À l’est, Les Noces de l’ours de
écrivait Roger Caillois, et sans de ce rapport plus primordial Alliances de fortune entre Konstantin Eggert et Vladimir
doute l’est-ce plus encore au à la vie sensible des animaux. vagabonds, chiens errants et Gardine (1926), dont Eduard
cinéma, où l’animal incarne une Entremêlant les films chrono- bêtes de somme (chez Chaplin, Tissé réalise l’image époustou-
figure – imaginaire, merveilleuse photographiques d’Etienne-Jules Keaton ou Laurel et Hardy), flante, raconte le drame d’un
ou monstrueuse – en même Marey et Georges Demenÿ avec parodie civilisatrice des ani- Jean de l’Ours slave, enfanté par
temps qu’une pure présence les drames de la vie sauvage maux savants (Menneskeaben, une mère gagnée par la démence
sensible, d’autant plus étrange de Merian Cooper et Ernst pantomime tragique d’un singe après avoir été attaquée par un
qu’elle nous renvoie l’image Schoedsack (Chang, 1927) ou qui imite la vie bourgeoise en ours. Condamné par son instinct
d’une altérité muette. C’est la ceux de la vie domestique chez 1910) : le bestiaire des premiers à faire le mal, il finira traqué
nature commune du cinéma Jean Durand ou Mack Sennett, films rappelle ainsi combien le comme la bête qu’il cache sous
des premiers temps et des bêtes ce programme zoofilmique cinéma, après la littérature, a fait ses habits élégants.

CAHIERS DU CINÉMA 80 MAI 2023


JOURNAL

© MARIA PIPLA
Darwin rembobiné Elle  conduit d’autre part à
À la même époque, le cinéma revenir aux origines de la vie
américain, plus sensible aux en allant explorer l’âge des dino-
théories darwiniennes et aux saures. Avant Le Monde perdu
effets de l’industr ialisation, d’Harry O’Hoyt, adapté en 1925
accomplissait le mouvement du roman de Conan Doyle, il y
inverse, admirant la sauvagerie eut les films de Willis O’Brien
virile d’un Tarzan, ersatz de (connu pour avoir supervisé
l’Angleterre victorienne plongé les effets visuels de King-Kong),
dans la jungle pour fonder un comme The Ghost of the Slumber
idéal aussi musclé que glabre, Mountain (1918), dont la rêverie
ou encore d’un Achab, dans paléontologique est amorcée par
une variante plus sombre, en un petit mécanisme protociné-
quête d’un absolu qui n’existe matographique. Mais le génie
que dans la mort. La littérature de la réanimation revient à Many Eyes, Mani Centers, Moving de Maria Pipla (2022).
américaine a fourni l’essentiel Winsor McCay, le créateur de
de ses thèmes à ce cinéma de la Little Nemo qui, dans un film de PELLICULE. La ville de New York accueille une
wilderness : Fred Jackman adapte 1914, fait le pari de ressusciter célébration de la création en celluloïd en Espagne les
Jack London en 1923 (Call of les dinosaures avant d’en faire 13 et 14 mai.
the Wild), Millard Webb, Herman la démonstration, six mois et
Melville en 1926 (The Sea Beast,
avec John Barrymore dans le
rôle d’Achab), et Scott Sidney,
dix mille dessins plus tard avec
Gertie, the Trained Dinosaur.
Tandis que l’Amér ique
Lumières d’Espagne
Edgar Rice Burroughs en 1918,
six ans après la parution de son
cherchait dans la vie sauvage
une absolution au capitalisme à New York
roman Tarzan seigneur de la jungle. triomphant, l’Europe relisait
Parcourant à l’envers la La Fontaine comme un bré-
théorie de l’évolution, ces films
décrivent une involution de
l’espèce humaine, retournée
viaire aux nouvelles formes de
la lutte des classes avec Marius
O’Galop et Ladislas Starewitch.
Set atomisée,
ur la scène cinéphile espa-
gnole, historiquement discrète
le numérique fut un
(dont l’extraordinaire Ver piedras/
Signos de sol, 1988-2014, en fait
un digne héritier de son modèle,
à une violence primordiale En faisant entrer les animaux changement de paradigme : de la José Val del Omar) aux géomé-
comme antidote à l’irrémé- dans l’espace de la maison création à la diffusion des films, tries sensibles sans titre de Yonay
diable industrialisation de la (Marie est trop obéissante, 1912, une effervescence inédite a mar- Boix (2020-2021) ou encore
vie. Cette tendance involutive Onésime et le dromadaire, 1914), qué le début des années 2000, le geste, simple et sublime, des
mène d’une part à ériger les les cinéastes s’employaient notamment avec l’émergence mains filmées par Maria Pipla
animaux en personnages prin- moins à les domestiquer qu’à de cinéastes (Albert Serra, Jonás comme un continuum de beauté
cipaux, comme l’acteur canin les laisser démolir la civilisation Trueba, Laida Lertxundi) et des cinématographique condensé
Rin-Tin-Tin, arraché à l’armée bourgeoise, agents du désordre revues comme Lumière. Cette dans les trois minutes de Many
allemande pour devenir une trouvant dans les employés de dernière centralise un nouveau Eyes, Many Centers, Moving
icône hollywoodienne après la maison, « domestiqués » eux constat : c’est via un retour à la (2022), différentes générations
Première Guerre mondiale, ou aussi, des alliés objectifs. pellicule que le cinéma espa- et origines géographiques sont
les « US Horses » de l’autobio- Alice Leroy gnol, en particulier dans ses ici représentées. Leur dialogue
graphie hippique Kentucky Pride formes les plus expérimentales se matérialisera dans une série
de John Ford (1925), opposés Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, Paris, et aventurières, vit un renouveau de tables rondes et textes que
au générique à « ces créatures jusqu’au 23 mai. particulièrement fertile. Sous la revue publiera en ligne (elu-
qu’on appelle des humains ». www.fondation-jeromeseydoux-pathe.com le titre de « Collection privée. miere.net), en anglais et en espa-
La scène Super 8 et 16 mm gnol. Façon d’accompagner par
en Espagne », la revue a conçu la critique un cycle qui, après
MILESTONE

trois programmes (trente-trois New York, continuera à circu-


films, trois performances) qui ler autour du monde (Harvard,
seront projetés à l’Anthology San Francisco, Los Angeles,
Film Archives et au Museum Madrid et Barcelone, en atten-
of Moving Image de New dant d’autres destinations qui
York. Le travail de vingt-quatre souhaiteraient l’accueillir). Cet
cinéastes, dont certains accom- événement ouvre la brèche d’un
pagneront les séances, s’offre ici phénomène mondial (voir les
comme une célébration exaltée initiatives du Navire Argo en
du monde : nature, objets, textes, France, Cahiers nº 794) : une
gestes, une cosmologie du quo- résistance active de la jeune
tidien (la forme du journal s’af- création qui s’attache à la pel-
firme particulièrement vivace) licule avec une liberté réjouis-
partagée avec les spectateurs sante. Lumineux saut du tigre
dans sa matière même. Des cré- dans le passé.
Chang de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1927). pitements lyriques de Juan Bufill Fernando Ganzo

CAHIERS DU CINÉMA 81 MAI 2023


JOURNAL

TOURNAGE. Françoise Etchegaray, précieuse collaboratrice d’Éric Rohmer, travaille à PARIS. Un compromis
partir d’un scénario revisité par le cinéaste avant sa mort. de vente pour l’achat
de l’ancienne salle
Dans l’orbite de Rohmer La Clef a été signé.

La Clef,
E n 2009 et sur les bases d’un
scénario d’Haydée Caillot
(scénar iste des Passagers de
projet de plus belle, mais il fut
encore refusé en sous-commis-
sion à l’avance et en région, sous
avait recentré l’intrigue sur
quatre personnages principaux :
l’héroïne qui est astrologue kar- rouverte ?
Jean-Claude Guiguet et actrice le motif : « C’est pas comme ça mique, une chanteuse, un édi-
chez Rohmer et Biette) intitulé
La Cigogne et le Dragon, Éric
Rohmer a écrit pour Françoise
qu’on parle »…
Mars et Mercure s’est alors
émoussé. Mais Etchegaray
teur et le directeur d’une radio
locale. Rohmer avait privilégié
le thème qui lui paraissait le
Rpantsécapitulons 
: il y a un peu plus
d’un an, l’expulsion des occu-
de la salle de cinéma du
Etchegaray Mars et Mercure, pré- n’abandonne pas pour autant. plus important et qui est – sans 5e arrondissement parisien met-
senté à l’avance sur recettes du Retrouver le scénario originel surprise – la foi. Ici, la foi en tait fin à une mobilisation ciné-
CNC présidée à l’époque par de Caillot lui a même redonné l’astrologie. L’astrologue, qui tire phile, en particulier de la jeune
Florence Malraux. Rohmer est confiance pour faire non pas les tarots, croit que l’homme cinéphilie de la capitale, prise
mort en janvier 2010 et Mars et un, mais deux films. Car l’esprit qu’elle aime et qui est amoureux d’une effervescence qui semblait
Mercure est resté dans un placard. de chacun des deux textes dif- d’elle est son jumeau karmique : révolue (lire Cahiers nº 760 et
Après avoir réalisé le documen- fère. La Cigogne et le Dragon se ce serait un amour incestueux, nº 771). Depuis, et alors que le
taire La Dernière Odyssée de La partage entre dix personnages, donc impossible. collectif La Clef Revival a pu
Jeanne, Etchegaray a repris le plutôt farfelus, là où Rohmer La Cigogne et le Dragon continuer quelques activités hors
implique d’autres personnages, les murs accueillies par d’autres
dont un qui fut gladiateur salles et institutions, les choses
dans une vie antérieure, une ont évolué : le groupe SOS qui
© JEANNE LUNE MESLET

princesse russe, une gardienne se présentait d’emblée comme


d’immeuble peu banale… l’acquéreur de l’espace s’est mys-
Et ce premier scénario de térieusement éclipsé du projet,
Caillot est de fait beaucoup et La Clef Revival a planché
plus éclaté, baroque, prenant sur un projet de rachat, abou-
les formes d’un film choral et tissant à un compromis de vente
d’une comédie musicale où signé avec le CSE de la Caisse
tout le monde se mêle. C’est d’Épargne Île-de-France (pro-
en faisant lire cette première priétaire du bâtiment), comme
version à Andy Gillet (notam- annoncé en conférence de presse
ment acteur principal des le 26 avril dernier. Accompagnée
Amours d’Astrée et de Céladon) d’un soutien filmé par Martin
qu’Etchegaray a éprouvé de Scorsese (« les cinéastes américains
nouveau du désir pour des sont avec vous »), ladite confé-
situations et dialogues aussi rence a marqué le début d’une
loufoques. Depuis, les autres campagne visant à obtenir les
actrices et acteurs rencontrés se fonds manquants qui doivent
sont montrés tout aussi animés, compléter d’ici six mois les
avec l’envie de rejoindre le 2,9 millions d’euros indiqués
casting. Etchegaray a pu alors, dans le compromis et que le
entre Noël 2022 et le jour de collectif prévoit d’obtenir via le
l’An, prospecter pour trouver mécénat (400 000 € à ajouter
des lieux de tournage et faire aux 600 000 déjà obtenus) et le
des essais à Pézenas, dans un crowdfunding (espérant doubler
hôtel particulier du xvie siècle les 200 000 collectés à ce jour).
aménagé pour l’occasion par Selon La Clef Revival, le but
Jérôme Pouvaret, autre colla- ultime de ce rachat est de « sauver
borateur rohmerien. le dernier cinéma associatif de Paris
Les deux projets, aux bud- et y pérenniser une organisation et
gets oscillant entre 1 et 2 mil- une programmation collectives, un
lions d’euros, sont en suspens, espace de diffusion à prix libre [le
et pourtant prêts à être tournés. CNC aurait d’après le collectif
Lequel aboutira le premier ? confirmé la possibilité d’une
On ne sait. Reste, comme billetterie commerciale selon
dans Mars et Mercure, à croire, ce principe, ndlr] de films rares
malgré les obstacles, et à faire et un espace de création indépendant
Essais avec les actrices Anne-Élodie Sorlin et Joséphine de Meaux les choses sans concession. et ouvert ».
pour La Cigogne et le Dragon (titre provisoire). Philippe Fauvel F.G.

CAHIERS DU CINÉMA 82 MAI 2023


JOURNAL

HOLLYWOOD. Inauguré à l’automne 2021, le musée des Oscars, invité ce mois-ci au dans une prochaine exposition qui
Forum des images dans le cadre du cycle « Portrait de Los Angeles », éclaire autant fera la part belle aux Juifs européens
l’histoire du cinéma honoré par l’institution que l’état d’esprit d’Hollywood, entre venus ici pour fonder les studios ».
commémoration et contre-histoire. Au fond, plus que dans cette
approche antichronologique, le

Minorités report problème semble résider dans la


façon de décontextualiser l’his-
toire des Oscars pour la faire
artificiellement dévisser de son
foyer culturel, et suggérer ainsi
JOSHUA WHITE, JWPICTURES/©ACADEMY MUSEUM FOUNDATION

que des cultures diverses y ont


dialogué à part égale. « Nous
assumons une vision inclusive de
l’histoire du cinéma, mais nous
ne voulons censurer [cancel dans
le texte, ndlr] personne », clame
Rondeau. Si les installations
vidéo proposées au fil de la
visite brillent par leurs effets
de raccord (à l’image d’une
sublime projection à 360° des
extraits d’œuvres de science-
fiction récompensées au fil
des âges), cet accrochage tient
pareillement du remontage
contre-historique, attaquable
en cela qu’il gomme non pas
une communauté ou des figures
en particulier, mais les avancées
et les combats artistiques ayant
justement permis aux minorités
de prendre peu à peu leur place
dans le jeu des honneurs ins-
Vue de la section « Significant Movies and Moviemakers: Bruce Lee », Academy Museum of Motion Pictures, Los Angeles. titutionnels. Comme s’il fallait,
pour ne heurter aucune sensibi-

Ll’Academy
e visage triomphant de Sidney
Poitier accueille les visiteurs de
Museum of Motion
Cinema antérieur à la blaxploi-
tation, une autre au Parrain (qui
marque également l’irruption
plus grande visibilité aux films
réalisés par des cinéastes femmes
ou non blancs. Ce parti pris très
lité, faire oublier qu’Hollywood
fut longtemps une forteresse peu
soucieuse des exclus et des réali-
Pictures, sis en plein quartier d’une communauté méprisée discrimination positive n’a rien tés extérieures aux frontières de
de Miracle Mile à Los Angeles. sous la lumière hollywoodienne) ; d’étonnant, dans un contexte l’Amérique majoritaire.
L’un des murs du hall d’entrée une autre encore est dédiée à marqué par les efforts conjoints Yal Sadat
est orné de l’image du premier Agnès Varda, sans connexion évi- de l’industrie et des institutions
Afro-Américain oscarisé, veillant dente entre périodes, formes et pour faire preuve d’exemplarité Propos de Bernardo Rondeau
sur l’édifice conçu par Renzo territoires culturels. « Il était dans woke et laver l’entertainment amé- recueillis à Los Angeles,
Piano : à l’évidence, c’est par ici notre intention de ne pas raconter ricain de ses vieux torts. Mais le 3 mars.
que débute le voyage promis une histoire linéaire du cinéma : nous l’Academy n’avait sans doute pas
à travers l’histoire du cinéma voulions mettre en avant des récits prévu les reproches d’associa- Dans le cadre du cycle « Portrait de
récompensé par l’Ampas, orga- du septième art plutôt qu’une seule tions de défense de communau- Los Angeles », carte blanche à l’Academy
nisatr ice des Oscars depuis narration qui tiendrait lieu de vérité tés s’estimant effacées au profit Museum of Motion Pictures, en présence
1929. Mais comment raconter officielle », explique Bernardo d’autres. « En traversant le musée, de sa programmatrice K. J. Relth-Miller,
une histoire, précisément, par le Rondeau, conservateur et pro- je me suis entendu demander à voix avec la projection de : Mating Games
biais d’une longue suite de suc- grammateur pour les salles de haute à la personne que j’accompa- de K.J. Relth-Miller et Courtney Stephens
cès académiques ? Le cinéma l’Academy (dont la plus grande, gnais : où sont les Juifs ? », s’indi- (2017), Mur Murs d’Agnès Varda (1981),
que revendique l’Ampas s’enra- équipée en 70  mm, n’a pas gnait l’an dernier dans Rolling Sweet Sweetback’s Baadasssss Song
cine-t-il vraiment aux portes du grand-chose à envier au Grand Stone le chef de l’ONG Anti- de Melvin Van Peebles (1971), I Remember
musée surplombées par la figure Théâtre Lumière de Cannes). Defamation League, en rappe- Beverly Hills d’Ilene Segalove (1980),
de Poitier, c’est-à-dire sous les S’affranchir de la linéarité, lant l’importance d’immigrés Everyday Echo Street: A Summer Diary
premiers signes de progrès hol- c’est éviter au visiteur d’enta- juifs européens comme Louis de Susan Mogul (1993), Maya Deren’s
lywoodiens en matière de repré- mer le tour du propriétaire B. Mayer et Sam Goldwyn – Sink de Barbara Hammer (2011), Sign
sentation des minorités ? C’est ce par l’enfance idéologiquement à peine évoqués pour l’heure. of Protest Meat Market Arrest et We
que semble raconter la collection embarrassante d’Hollywood – Bernardo Rondeau promet Were There de Pat Rocco (1970‑1976) et
permanente, volontiers intriquée cette période où D.W. Griffith « une programmation mouvante : Miracle Mile (Appel d’urgence) de Steve
avec des expositions temporaires : et ses idées étaient encore bien toutes les racines de ce qu’est le De Jarnatt (1988). Au Forum des images,
l’une est consacrée au Black vivaces – afin de ménager une cinéma américain seront explorées Paris, samedi 27 et dimanche 28 mai.

CAHIERS DU CINÉMA 83 MAI 2023


JOURNAL

DISPARITIONS
Harry Belafonte plus que rarement au cinéma, le Centre Pompidou et dirigé mouvements révolutionnaires.
Ayant eu une formation notamment dans Buck et son à cette occasion l’ouvrage sur En 1962, il est opérateur
musicale et théâtrale, Harry complice, western de son ami cette cinématographie (Le d’Algérie, année zéro de
Belafonte, s’imposa à la fois Sidney Poitier (1972), ainsi Cinéma grec, Éditions du Centre Marceline Loridan-Ivens et Jean-
comme chanteur et acteur que dans quelques films de Pompidou), qui reste une Pierre Sergent. En 1965, il part
au début des années 1950. Robert Altman (The Player, grande référence en la matière. pour la Colombie où il filme
On le verra au cinéma surtout 1992 ; Prêt-à-porter, 1994 ; Il est mort le 20 avril à 73 ans. avec Sergent la guérilla des
pendant cette décennie, dans Kansas City, 1996) et dans Farc et le prêtre révolutionnaire
des films en accord avec son BlacKkKlansman de Spike Lee Marion Game Camilo Torres Restrepo, ce qui
indéfectible engagement (2018), son dernier film. Sans Avant de devenir une star donnera les films Rio Chiquito
politique : Carmen Jones d’Otto oublier, le rôle majeur que joue tardive du petit écran en et Camilo Torres. En 1967, il
Preminger (1954), somptueuse sa chanson « Day-O (Banana 2009 avec la série Scènes réalise seul, en République
modernisation de l’opéra de Boat Song) » dans Beetlejuice de ménages, et ayant joué centrafricaine, le court métrage
Bizet avec des acteurs afro- de Tim Burton (1988). Celui dans quelques comédies Sangha, dénonçant le pillage
américains ; Une île au soleil de que l’on surnommait « le roi du croquignolettes telles Les de la production diamantaire
Robert Rossen (1957), où il est Calypso » est mort le 25 avril à Bidasses en folie (Claude Zidi, par les sociétés et acheteurs
victime de ségrégation raciale 96 ans. 1971), La Dernière Bourrée à occidentaux. Il collabore ensuite
dans une île des Caraïbes ; Paris (Raoul André, 1973) ou au documentaire Le Festival
Le Monde, la Chair et le Michel Demopoulos Mon curé chez les Thaïlandaises panafricain d’Alger de William
Diable de Ranald MacDougall Le critique et programmateur, (Robert Thomas, 1983), saviez- Klein (1969) et au très singulier
(1959), film de science-fiction Michel Demopoulos a dirigé le vous que Marion Game, morte Tahia Ya Didou de l’algérien
postapocalyptique coproduit par festival de Thessalonique de le 23 mars à 84 ans, avait aussi Mohamed Zinet (1971), portrait
lui-même, tout comme Le Coup 1991 à 2005. Ayant grandi tourné avec Jean-Daniel Pollet acide de la ville d’Alger, mêlant
de l’escalier, film noir de Robert en France, il était un pont (L’Acrobate, 1975), Luc Béraud fiction et documentaire. En
Wise (1959) adoré par Jean- précieux entre le cinéma grec (La Tortue sur le dos, 1977), 1973, il réalise clandestinement
Pierre Melville. Il se consacrera et le français, et un proche Carlos Saura (Doux moments du Septembre chilien, consacré
ensuite surtout à la chanson des Cahiers. En 1995, il a passé, 1982) et Jacques Demy au coup d’état de Pinochet,
et à ses combats pour les conçu la grande rétrospective (Parking, 1985) ? qui obtiendra le Prix Jean-
droits civiques, et n’apparaitra consacrée au cinéma grec par Vigo. En France, Muel fut l’un
Murray Melvin des plus actifs participants
Difficile d’oublier le long à l’aventure collective des
Cinéma | Rétrospective | Masterclasse | Rencontres | Livre visage sévère et le regard froid groupes Medvedkine, réunissant
Centre Pompidou

10 – 29 mai 2023 de l’acteur anglais Murray cinéastes, éducateurs culturels


Melvin, mort le 24 avril à et ouvriers de Besançon et

Todd Haynes 90 ans. Prolifique comédien


de théâtre, il interpréta au
cinéma essentiellement des
Sochaux. C’est dans ce cadre
qu’il coréalise Sochaux, 11 juin
68 (1968), puis réalise Week-
Chimères américaines personnages inquiétants ou
sinistres. Il tourna notamment
end à Sochaux (1972) et le
très important Avec le sang des
dans Les Criminels de Joseph autres (1974). À cette époque,
Losey (1960), Un goût de il participe également aux
miel de Tony Richardson collectifs cinématographiques
(1962), rôle qui lui valut un communistes Dynadia et Uni/
prix d’interprétation à Cannes, Cité, également à Slon et
Les Diables de Ken Russell Iskra, animés par Chris Marker
(1971), Barry Lyndon de Stanley et Inger Servolin, ainsi qu’à
Kubrick (1975), Comrades de l’Upcb (Union de production
Bill Douglas (1986) ou, plus cinématographie bretonne),
récemment, dans The Lost City créée entre autres par René
of Z de James Gray (2016). Vautier, avec lequel il collabora
régulièrement. Plus tard,
Bruno Muel il réalise en Angola A luta
En présence du cinéaste, Le chef opérateur, cinéaste, continua (1977), le plus intime
de Cate Blanchett, producteur et écrivain Bruno Rompre le secret (1981),
de Natalie Portman
et de nombreux invités Muel, fut l’une des figures sur son cancer, puis Longues
majeures du cinéma militant marches (1983), dans lequel
En partenariat média avec En partenariat avec français, dans ce qu’il eut de il retournait en Colombie. Ce
plus beau et vivant. Dans les militant et voyageur infatigable
années 1960-70, il parcourut le est mort le 13 avril à 87 ans.
monde pour accompagner divers Marcos Uzal

CAHIERS DU CINÉMA 84 MAI 2023


JOURNAL

NOUVELLES DU MONDE
AMÉRIQUES un record de 12,4 milliards de d’une scène ajoutée en cours recréée dans les studios de
dollars, selon les données du de tournage et non déclarée, Cinecittà à Rome afin d’y tourner
Joe Russo et la révolution gouvernement sud-coréen. cette sélection a provoqué le film dans son intégralité.
de l’IA la consternation du collectif Aux côtés de Craig : Lesley
États-Unis. Dans un entretien 50/50. « C’est évidemment un Manville, Jason Schwartzman et
accordé au site Collider, EUROPE signal dévastateur envoyé aux Henry Zaga.
Joe Russo, coréalisateur de victimes de violences sexistes
nombreux films Marvel avec Lobster Films en et sexuelles », s’indigne le
son frère Anthony, a évoqué la redressement judiciaire collectif. La société Chaz PROCHE-ORIENT
possibilité de voir l’intelligence France. Lobsters Films, la Productions a aussitôt répondu
artificielle bouleverser le cinéma société dirigée par Serge via un communiqué de presse, Pionnières françaises à
d’ici quelques années. « Je fais Bromberg, a été placée en soulignant qu’« aucune plainte l’honneur à Tel-Aviv
partie du comité de plusieurs redressement judiciaire le d’aucune sorte » n’avait été Israël. Le ciné-club de l’Institut
entreprises d’intelligence 20 avril dernier. Condamné déposée contre Catherine Corsini français de Tel-Aviv entamera
artificielle. Je parle de mon le 24 janvier à cinq ans de ou la société de production d’avril à juin un cycle de
expérience en tant que prison dont quatre avec sursis du Retour. séances mettant à l’honneur
partenaire de ces comités, pour homicides involontaires trois pionnières du cinéma à
et je peux vous dire qu’ils dans le cadre du procès de Daniel Craig à Cinecittà travers des hommages à Alice
développent une IA qui est l’incendie de Vincennes (où des Italie. Le tournage de Queer, Guy, Germaine Dulac, Nicole
justement là pour nous protéger bobines de nitrate entreposées le nouveau film de Luca Védrès et Marguerite Duras.
des IA », a-t-il déclaré. Avant avaient pris feu et provoqué Guadagnino, adaptation d’une Objectif : redécouvrir ces femmes
d’évoquer un monde dans lequel la mort de deux personnes à nouvelle semi-autobiographique dont les films restent trop peu
il serait possible de créer des l’été 2020), Serge Bromberg, de William S. Burroughs connus du grand public et qui
films personnalisés pour chaque dont la peine a été aménagée, publiée en 1983, a débuté ont révolutionné le cinéma
spectateur : « Avec l’IA, on a annoncé que ce redressement fin avril. Selon Variety, Daniel « par le regard féminin qu’elles
pourra obtenir un film très réussi judiciaire ne remettait pas en Craig y incarne l’alter ego de ont apporté en se plaçant
avec un avatar qui imitera votre cause l’activité de la société. Burroughs, Lee, un expatrié derrière la caméra et par leur
voix à côté de Marilyn Monroe. « Nous avons de très nombreux américain s’éprenant d’un jeune clameur féministe », annonce
Et une histoire personnalisée projets et avons confiance toxicomane au Mexique dans le programme.
de 90 minutes avec qui on dans une restructuration et les années 1940. Mexico sera Vincent Malausa
voudra… », prédit-il. une poursuite de nos activités
si uniques et si importantes
pour le cinéma patrimonial en
ASIE France et vers l’international »,
a-t-il notamment déclaré au

© Cecilia Paredes design


La Korean Wave boostée Film français.
par Netflix
Corée du Sud. À l’occasion de sa Le Retour, une sélection
visite officielle aux États‑Unis, cannoise qui fait scandale
le président sud-coréen France. L’annonce de la
Yoon Suk-yeol a rencontré le sélection à Cannes du Retour
directeur général de Netflix, Ted de Catherine Corsini a provoqué
Sarandos. Dans la foulée, le de vives réactions. Le tournage
géant du streaming a annoncé du film, qui a fait l’objet de
un plan d’investissement signalements au Comité central
faramineux de 2,5 milliards d’hygiène, de sécurité et des
de dollars pour les quatre conditions de travail de la
prochaines années afin de production cinématographique
produire des films et séries (CCHSCT), a été suivi en
coréens – soit le double de la novembre d’une saisine par
somme totale investie par Netflix le CNC du procureur de la
en Corée du Sud depuis 2016. République « sur le contexte
Le triomphe des productions sexualisé de ce tournage
coréennes à l’international avec des actrices et acteurs
depuis plusieurs années adolescent(e)s ». Une enquête

17→26 MAI
explique cet engouement. de Libération pointe également
En 2021, les recettes des des faits de violence sexuelle
exportations de contenu coréen lors du tournage. Alors que les
dans le monde (cinéma, séries, subventions publiques accordées
musique, jeux vidéo) ont atteint au film ont été gelées à la suite

CAHIERS DU CINÉMA 85 MAI 2023


DVD / RESSORTIES

© SHINYA TSUKAMOTO/KAIJYU THEATER

En haut : Tetsuo (1989) ; ci-dessus : Tokyo Fist (1995).

CAHIERS DU CINÉMA 86 MAI 2023


DVD/ RESSORTIES

Quatre films de Shinya Tsukamoto

L’invitation au supplice
Upasnesaigner ?
image peut-elle souffrir ? Peut-elle
Et un hématome, ne serait-ce
déjà une empreinte, c’est-à-dire une
cérémonie auto-masochiste. Renversé
par une voiture, l’inconnu contamine de
sa fièvre le chauffard, un salary man qui
un registre apparemment plus terre-à-
terre. Un chétif publicitaire racketté dans
le métro par une bande de punks nourrit
image révélée à même la peau, quelque dès le lendemain voit son corps assailli l’obsession d’acquérir une arme à feu
chose des profondeurs qui remonte à la de mutations machiniques : des boutons et de tuer quelqu’un, n’importe qui.
surface ? Telles sont les questions folles en pointes métalliques, des excroissances Cette dégringolade dans les bas-fonds
posées très sérieusement par le cinéma de composants en pagaille, un pénis en est captée par une caméra spasmodique,
de Shinya Tsukamoto, dont une poignée forme de rotor, la mue débouchant sur toujours en mouvement. On sait à quel
de films avaient connu une brève per- une sorte de tank humain lancé à l’assaut point la caméra portée est devenue un
cée sur les écrans français début 2000, de Tokyo. Des influences aussi exogènes cliché de la tension préfabriquée, mais
avant de retourner dans l’ombre. Pousse que celles des avant-gardes, du cyber- Tsukamoto, en bon extrémiste plastique,
spontanée de l’underground japonais où punk, du manga, de la techno indus ou en fait un usage virtuose, multiplie les
prolifèrent parfois les plus surprenantes des séries sentai s’amalgament jusqu’au prises de vues aventureuses et dessine à
aberrations, l’œuvre de Tsukamoto s’est délire dans cet effarant film-poubelle, travers elle un véritable récit à bout de
signalée par un spectaculaire déferle- ode doloriste et hurlante à la métamor- souffle, perpétuellement en état d’alerte.
ment de rage, de brutalité percussive, phose fuselée dans un noir et blanc grais- Arraché au désespoir, le désir de des-
d’intensité, en somme un concentré de seux et pulvérulent. truction témoigne d’une vitalité abrasive
violence plastique digne des franges les Dès lors, l’histoire sera toujours qui fait pendant au nihilisme ambiant.
plus sauvages de l’expérimental ou de la même : celle d’un banal employé Entre l’employé et la seule punkette de la
l’exploitation. Carlotta donne à revoir (Tsukamoto s’est morfondu quatre ans bande, une entente secrète se manifeste,
quatre de ces films en salles (et jusqu’à dans la publicité avant d’en venir au un curieux pas de deux s’élabore, qui
dix seront inclus dans un coffret Blu- cinéma) qui, par une perte brutale, se révèle le véritable fonds de ce cinéma :
ray), avec désormais un recul de plusieurs retrouve projeté hors du monde social, romantique à en crever, incurablement
décennies ayant dissipé l’écran de fumée sur le versant négatif du quotidien. Tetsuo adolescent.
de la sensation « culte », et laissant aperce- II: Body Hammer (1992), angoissant cau- Tsukamoto appartient à la famille
voir, à sa place, une inventivité formelle chemar urbain, reformule les termes du des constructivistes. Son art autant plas-
foisonnante. Et sous la clameur nihiliste, premier volet avec plus de moyens et en tique que narratif (pôles en tension)
leur bouleversante générosité. couleurs fauves, y agrégeant le thème entre de plain-pied dans le cinéma, en
Plus encore qu’expérimental, c’est de la famille : c’est en pulvérisant son ce qu’il suggère le mouvement à partir
le terme d’expérience qui semble le propre enfant qu’un père, poursuivi par de ses manques : cadre et cache, ombre
mieux convenir face à ce cinéma qui une organisation secrète, libère en lui la et lumière, plein et creux et, surtout,
cherche à déborder son spectateur. Non haine suffisante pour se transformer en subites accélérations du montage, inserts
seulement chacun de ces films s’appa- arme de destruction massive. en stop-motion, sautes et intervalles. La
rente à un petit laboratoire en surchauffe, Tokyo Fist (1995), peut-être le plus mutation à son comble, la métamor-
mais le contact incertain avec la réalité abouti du lot, troque l’imaginaire mutant phose réelle se produisent toujours dans
y constitue l’enjeu majeur. Il s’agit d’y pour d’autres effusions, celle d’un la coupe, en ce point noir et orgasmique
renouer par tous les moyens avec la triangle amoureux réuni par la douleur. où se loge l’image limite, l’interpéné-
face contondante du monde, subtili- Un vendeur d’assurances (Tsukamoto tration de l’avant et de l’après, l’irrepré-
sée par une modernité hégémonique, en personne, qui joue dans tous ses sentable fusionnel. Du Cuirassé Potemkine
à l’image de la métropole tokyoïte que films) et son ami boxeur se disputent (1925), on se souvient de cette succes-
ses immeubles cyclopéens revêtent de à coups de poings les faveurs d’une sion rapide de trois plans sur différentes
parois glaciales et vitrifiées. Face à elle, jeune femme portée sur les scarifica- statues de lions en pierre, qui, sous l’effet
le corps devient l’ultime champ d’opé- tions BDSM. Ici, les contusions en gey- du montage, ne semblaient qu’un seul
ration, où le réel peut advenir, pénétrer sers de sang sont autant de points de félin se dressant sur ses ergots. De ce
les chairs, que ce soit par incision, écrase- jouissance, dans un dédale d’intérieurs geste insinué, Tsukamoto fut peut-être
ment, commotion. Les premières images et de rues repeints en couleurs satu- l’hypertrophique continuateur.
de Tetsuo (1989), choc inaugural, mons- rées, de nuits violacées en crépuscules Mathieu Macheret
trueux autel dressé à la fusion de la chair infernaux. Le film impressionne par sa
et du métal, fignolé pendant deux ans façon de ne pas avancer, mais de rouler
par un Tsukamoto écumant les décharges obsessionnellement d’un personnage à Tetsuo (1989), Tetsuo II: Body Hammer (1992), Tokyo Fist
en quête de matériaux, montrent ainsi l’autre, jusqu’à faire ressurgir un motif (1995) et Bullet Ballet (1998). Ressorties en versions
un homme s’ouvrant la cuisse pour y d’enfance : le souvenir refoulé d’un père restaurées le 17 mai.
ficher une tige en fer, dans une intrigante sadique. Bullet Ballet (1998) clôt le bal sur Coffret 10 films. 4 Blu-ray. Carlotta.

CAHIERS DU CINÉMA 87 MAI 2023


DVD/ RESSORTIES

Abattoir 5 de George Roy Hill (1972)

Le temps est une vue de l’esprit


LAinsi
es plus belles biographies sont celles
que l’on raconte dans le désordre.
en atteste Abattoir 5, dont l’am-
Avec lui, la fiction mainstream améri-
caine se prête à une expérience iné-
dite d’historiographie spéculative, à un
Brillamment, le film fait de la guerre
son propre centre, son point focal à par-
tir duquel tout le reste se réorganise,
bition est bel et bien de rassembler une branchement fou entre déposition et éparpillé. Antériorité (l’enfance de Billy
vie d’homme, mais en la parcourant anticipation. où son père le jette sans façons dans la
dans tous les sens, par bonds succes- Cet homme qui a vécu, c’est Billy piscine) et postériorité (la pâte aveugle
sifs en avant et en arrière, comme pour Pilgrim, soit le « pèlerin » désigné dès d’un quotidien sans « Histoire ») n’ap-
réinjecter de l’aléa dans ce qui a déjà été la première scène (il tape à la machine) paraissent ainsi que comme de pures
joué (car une vie ne se dit jamais qu’une comme un « voyageur du temps », dépendances de la destruction de masse,
fois vécue). Du cinéma américain de joué par un inconnu, Michael Sacks, établie en nouveau repère. Il n’en fal-
studio des années 1970, il demeure qui se promène à l’intérieur du film lait pas plus pour définir la conscience
l’une des plus curieuses productions, en parfait ahuri, ou plutôt en specta- moderne, que Hill caresse sans avoir la
portée par un George Roy Hill (Butch teur-témoin, comme son personnage capacité de l’étreindre complètement –
Cassidy et le Kid, L’Arnaque) qui n’avait à travers les strates de son existence. et tant mieux, car le film, indécrottable-
jamais rien tourné d’aussi sérieux, scru- De la guerre comme césure, la vie ment américain, travaillé de l’intérieur
tant les conquêtes des modernités euro- civile de Billy ne gardera pas vraiment par cette conscience exogène, n’en est
péennes sur la non-linéarité du temps, trace, trop empressé de reprendre son que plus intéressant. Ce qu’il ne peut
comme l’avait fait avant lui Elia Kazan cours petit-bourgeois tout tracé, en sa égaler, disons, d’un Je t’aime, je t’aime
avec L’Arrangement (1969). Adapté du qualité d’opticien et père de famille (Resnais, 1968), en termes de vertige
roman éponyme de Kurt Vonnegut Jr., dans l’Amér ique eisenhower ienne réticulaire, il le récupère à plein sur le
Abattoir 5 aborde un épisode dévasta- des années  1950. À un âge avancé, plan de l’émotion. La ressource prin-
teur de la Seconde Guerre mondiale, un astre emporte Billy sur la planète cipale d’Abattoir 5, c’est évidemment
les bombardements massifs de la ville Tralfamadore, logé sous verre dans un le montage (avec la remarquable Dede
de Dresde par les forces alliées entre le intérieur reconstitué aux côtés d’une Allen, monteuse de Bonnie et Clyde, aux
13 et le 15 février 1945. Mais à l’ins- plantureuse playmate, comme une commandes), qui fonctionne moins par
tar du roman, classique SF solidement créature de laboratoire (ou un person- ruptures et sautes que par rimes, asso-
charpenté par le vécu de l’auteur, ex- nage de sitcom). Plus encore qu’entre ciations, harmoniques – c’est-à-dire par
soldat d’infanterie fait prisonnier sur le passé, présent et futur, le film circule liaisons, ce en quoi il demeure d’une
front des Ardennes, le film s’arrange des entre trois modalités existentielles qui écriture classique. Une clameur d’ap-
représentations usuelles de l’Histoire, pourraient être : ici, là-bas et au-delà – plaudissement, un regard persistant, un
en la ressaisissant au prisme de la sub- soit l’Amérique, l’Europe et l’hyper- geste repris ou poursuivi, une sonorité
jectivité heurtée de son héros et en la espace, et autant de rapports à l’Histoire, agonisante sont les passe-murailles qui
débordant sur le flanc de l’imaginaire. tour à tour vécue, refoulée, sublimée. permettent de survoler les années, fonc-
tionnant comme une mémoire orga-
nique, par synesthésies abolissant les
© 1972 UNIVERSAL PICTURES. RENOUVELÉ EN 2001 PAR UNIVERSAL CITY STUDIOS, INC.

distances. Le plus beau, dans Abattoir 5,


comme dans tous les grands films de
science-fiction, c’est de faire sentir la
relativité des temps : ici, quand l’ave-
nir trouve sa conclusion dans le passé,
quand la maturité apparaît comme le
lointain souvenir de la vingtaine, ou
quand la guerre ressurgit dans les plis
du quotidien (la séquence complète-
ment folle de l’accident de Valencia, la
femme de Billy, qui sème le chaos au
volant de sa voiture). Histoire et destin
ne sont jamais que des courts-circuits.
Mathieu Macheret

Édition limitée, Blu-ray,


nouvelle restauration 4K. Carlotta.

CAHIERS DU CINÉMA 88 MAI 2023


DVD/ RESSORTIES

Du rouge pour un truand de Lewis Teague (1979)

L’être écarlate
rapports de pouvoir les voies

© 1979 NEW WORLD PICTURES, INC.


de la contrebande. De façon
étonnante, l’oppression et la
solidarité se disent dans les
mêmes termes. Alors que
l’héroïne se plaint de dou-
leurs à la suite de sa pre-
mière expérience sexuelle,
son par tenaire, soudain
moins tendre, lui explique
que « c’est comme pour tout,
faut se laisser aller ». Sa cama-
rade d’usine, militante com-
muniste, lui conseille peu
après « de suivre le rythme de
la machine » jusqu’à en faire
partie. Si l’un demande à
Polly de s’oublier, l’autre
suggère en fait d’oublier la
contrainte même – c’est à
travers l’automatisation des

Pd’exploitation
roduit par New World Pictures, Du
rouge pour un truand obéit à la logique
dont Roger Corman est
Hollywood. L’attendent à la place
l’atelier de confection, la salle de bal,
la prison, le bordel et enfin l’échappée
gestes qu’elle retrouvera la possibilité
d’échanger un mot, un regard, avec les
autres femmes autour d’elle.
devenu le synonyme dès le milieu des par l’illégalisme. La force du film tient Du rouge pour un truand épouse donc
années 1950 – dépense minimale, effet d’abord à sa vivacité. Non seulement le moins le scénario marxiste de base (alié-
maximal. Outre une durée de fabrica- personnage est emporté très vite, très nation / prise de conscience / libéra-
tion réduite (en l’occurrence vingt jours loin de son orbite, mais il suffit d’une tion) qu’il ne s’emploie à faire jouer
de tournage et trois de montage), la pos- poignée de plans pour montrer com- au sein de chaque milieu l’ambiguïté
sibilité d’une telle spéculation repose sur ment le corps des femmes est soumis des signes et des rôles. La robe rouge
la promesse d’une transgression (corps à la double prédation de la machinerie est l’emblème de cette dynamique, en
dénudés, milieux interlopes, violence capitaliste et des hommes qui la dirigent. ceci qu’elle marque (elle est liée à l’in-
exacerbée...). Écrit par John Sayles, Du Une telle condensation n’a certes pas famie de la prostitution) et démarque
rouge pour un truand est également un que des raisons esthétiques. Il est clair (elle attire l’œil, séduit, ravit). Le film
film au réalisme social revendiqué, qui que l’usine est moins « attrayante » que ne s’exclut pas de ce trafic, au contraire,
trouve dans la trajectoire heurtée de la maison close, et que Teague s’attarde nouant un vol de photographies dans
son héroïne le moyen de dépeindre les davantage sur les poitrines féminines la vitrine d’un cinéma à l’apparition
rapports de domination économique et que sur les mains des couturières. Mais presque surréelle d’une « femme en
sexuelle. À l’évidence, l’écueil aurait été la précision du trait ne se perd pas et, rouge » participant au braquage d’une
d’exploiter l’exploitation. Or, ces deux surtout, les mondes entrent de plus en banque. Quinze ans après Pierrot le
mouvements presque antinomiques – plus résonance. Ainsi, le travail du sexe Fou de Jean-Luc Godard, dix ans après
excès de la représentation d’un côté, apparaît comme une simple modalité Bonnie et Clyde d’Arthur Penn, le rouge
âpreté de la description de l’autre – se du salariat. et le sang continuent à échanger leurs
combinent d’une façon remarquable. Le film s’emploierait-il à dévoiler la puissances. L’évidence du faux autorise
Situé au début des années 1930, le loi de l’universelle prostitution ? Non, la macule, la giclée, le bain même (voir
second long métrage de Lewis Teague car tout est visible dès le début. Les pre- la mort de John Dillinger, à tous égards
(qui fera à nouveau binôme avec mières « dames en rouge » (selon le titre passionnante). Sang-peinture, sang-mar-
Sayles un an plus tard pour L’Incroyable original, The Lady in Red) ne sont autres chandise, sang sacré – voilà ce qui coule
Alligator) enchaîne tous les topos de que les poules à crête grenat dont Polly dans les plans de ce beau film.
la Grande Dépression. Polly Franklin récolte la production durant le géné- Raphaël Nieuwjaer
(Pamela Sue Martin), qui a grandi dans rique. Chaque séquence, même la plus
une modeste ferme, aspire à rejoindre dure, trace en outre dans l’écheveau des Blu-ray. Carlotta.

CAHIERS DU CINÉMA 89 MAI 2023


DVD/ RESSORTIES

Trois films de Carlo Lizzani

Italie cruelle
Ldécennies –
a ressortie de trois films de Carlo
Lizzani est l’occasion de traverser trois
les plus passionnantes –
d’une œuvre née au cœur des utopies de
l’après-guerre. Partisan lors de la résistance
romaine, membre du Parti communiste San Babila : un crime inutile (1976).
italien, journaliste engagé, Lizzani ne fut
pas seulement une cheville oubliée du
néoréalisme – assistant de Rossellini sur
Allemagne, année zéro et de De Santis sur
Riz amer, dont il a co-signé le scénario :
il demeure surtout ce cinéaste militant
pur et dur dont la formation idéologique
et esthétique (antifascisme et obsession
documentaire) n’a cessé de redéployer
l’idéal néoréaliste jusque dans ses formes
les plus lointaines et les plus dégradées –
du western-culte Requiescant à son repli
dans le simili-poliziesco et la fiction de
gauche dans les années 1970.
Si La Chronique des pauvres amants
est l’œuvre la plus célèbre de Lizzani,
elle marque dès 1954 une rupture avec
l’épure documentaire de ses premiers
films et annonce une forme de « néoréa- Storie di vita e malavita (1975).
lisme rose » où romanesque et distancia-
tion théâtrale tirent vers la fresque et la centre d’un dispositif d’observation pro- le sordide renvoyant au présent d’une
tragédie. Le cinéaste y filme les habitants gressant par épisodes jusqu’au drame final : Italie réduite en grand bordel cauche-
d’une petite rue de Florence, la via del le meurtre sauvage d’un innocent par ces mardesque. Entre mondo (le faux docu-
Corno, comme un théâtre brechtien où vitelloni recyclés en barbares modernes. mentaire anthropologique fallacieux à
s’entremêlent reconstitution historique, À la cruelle orchestration de ce « crime la Mondo cane de Jacopetti et Prosperi,
didactisme politique et récits amoureux. inutile » saisi dans l’indifférence des pas- dégénérescence terminale des préceptes
La fameuse « nuit de l’apocalypse » qui sants et des carabiniers (dont les rondes néoréalistes) et poliziesco blafard (Milan
coupe le film en deux (évoquant les mas- aveugles agissent comme des tours de vis des bas-fonds aux décharges crasseuses),
sacres de Florence de septembre 1925), resserrant le récit vers le cœur d’un mal entre roman-photo glacial et revenge
filmée comme une dantesque séquence devenu invisible et ordinaire), Lizzani movie féministe, Storie di vita e malavita
de guerre aux accents expressionnistes, appose un regard dont la tragique neu- vire à la satire carnavalesque et nihiliste
marque un premier basculement : celui tralité fixe l’image d’une mécanique idéo- en un mélange de terreur et d’aplomb
de la chronique de rue vers une forme de logique tournant à vide qui est celle d’un dans une férocité digne de Dino Risi.
grand mélodrame immobile (des couples monde vidé de sa substance : soit l’Ita- Des amants déchirés par le fascisme de
d’amants qui se déchirent dans l’ombre lie rendue à la froide nausée des années la via del Corno aux petites « infortunées
de cette rue transformée en guet-apens de plomb et à une sorte de glissement de la vertu » à la Justine qui font aussi
fasciste). immobile vers le néant. de Storie di vita e malavita un splendide
Les films de Lizzani sont tiraillés entre Un an auparavant, le cinéaste figurait mélodrame sadien, c’est le mouvement
le dire et le faire, entre le constat et l’ac- déjà avec Storie di vita e malavita (1975) d’un pays tout entier – et l’horizon cruel
tion, et c’est à cette retorse dialectique de ce terminus d’un cinéma politique ita- du néoréalisme lui-même – que tracent
mise en scène que ramène encore, vingt lien déchiré entre vieux idéaux militants, peut-être les récits d’utopie et de déses-
ans plus tard, San Babila : un crime inutile acuité sociologique et ampleur de farce poir du cinéma de Lizzani.
(1976). Le cinéaste y filme les délits d’une macabre. Sous couvert journalistique Vincent Malausa
bande de jeunes néofascistes dans la gri- (enquêter sur les réseaux de prostitu-
saille du nord de l’Italie des années 1970. tion infantile), ce film à sketches subs- La Chronique des pauvres amants (1954), Storie di vita
Comme la via del Corno de Florence, titue aux enjeux des films précédents e malavita (1975), San Babila : un crime inutile (1976).
la place San Babila de Milan devient le de Lizzani une simple immersion dans Ressortie le 26 avril en copies restaurées 4K.

CAHIERS DU CINÉMA 90 MAI 2023


LIVRES
Jean-Luc Godard, une encyclopédie de Youssef Ishaghpour

JLG, au présent

© GAUMONT
Sincomplète,
i l’éditeur annonce, dès le titre, une
« encyclopédie », celle-ci est forcément
pour une raison tragique :
Youssef Ishaghpour est mort brutalement
pendant la rédaction de ce travail au long
cours (le 15 octobre 2021, à 81 ans).
Pourtant, tous les textes sont achevés,
il n’y a aucune ébauche à combler, et
chaque partie se tient parfaitement. Il
suffit de lire consécutivement le premier
chapitre et le dernier, pour s’apercevoir
que l’ordre et l’unité fonctionnent,
depuis l’impossibilité de tourner À bout
de souffle en studio comme une « façon de
prendre l’obstacle à son propre service et d’en
faire un moyen » jusqu’au « degré d’irréa-
lité » propre à la 3D d’Adieu au langage.
LES FILMS DU CAMÉLIA

Jean-Luc Godard dans Histoires(s) du cinéma (1989-1999).


Ishaghpour ne s’attarde pas sur les formes
courtes, à l’exception de The Old Place et Le récent ouvrage de Nicole Brenez dans les années 1990 pour donner consis-
de Les enfants jouent à la Russie. L’étude (Cahiers n° 796) a dépeint un Godard tance à une « historicité du présent ». Ce
détaillée et passionnante de films assez subversif, absolument libre, savamment concept d’historicité, crucial, a même
peu fréquentés comme Une femme mariée, stratège, constamment polémique, expé- donné son titre à un ouvrage précédent
Allemagne année 90 neuf zéro, Hélas pour rimentateur révolutionnaire de nouvelles d’Ishaghpour, Historicité du cinéma (2004).
moi et Éloge de l’amour contrebalance possibilités de monter et de penser, dont De ce rapport au présent, au plus près
l’absence de quatre œuvres essentielles, il faut établir l’inventaire. Ishaghpour se du film, il étudie comment il crée son
Le Mépris, Sauve qui peut (la vie), Passion et tient, lui aussi, à sa façon, sur le front de la « point de départ », ses points de rupture et
Nouvelle Vague, qu’il n’a pas eu le temps politique et de la philosophie, mais ce qui ses phases de relance. « L’historicité explo-
de traiter. Les Histoire(s) du cinéma ont l’intéresse, c’est la relation entre le présent sive » de Week-end s’appréhende comme
été approfondies par un entretien avec et la fiction, de film en film et quasiment un ensemble de mouvements musi-
Godard publié dans la revue Trafic en image par image. « Pour Godard, depuis caux qui conduisent chaque thème à un
1999 puis repris dans un volume auto- qu’il fait des films, le présent – l’actualité du point limite. Le modèle de la musique
nome aux éditions Farrago. Quant au fait document et de la fiction – est l’essence du lui permet de découvrir le « style opéra-
que les films du groupe Dziga Vertov ne cinéma. » Comment l’exigence du présent tique » de Grandeur et décadence d’un petit
sont jamais mentionnés et que la période se mue-t-elle en idée, au risque de perdre commerce de cinéma, fondé sur la musique
1967-1983 manque à partir du Gai savoir, son urgence ? Comment l’impératif de la de Bartók, ou de saisir dans Hélas pour
cela tient certainement du parti pris. Le forme permet-il de se sauver des ornières moi la forme d’une « grande fugue », mais
Godard d’Ishaghpour, comme il le glisse d’une pensée désincarnée ? surtout de décrire le rythme et la puis-
incidemment, n’est pas le Godard mili- Ainsi, dès À bout de souffle, il reconnaît sance percussive des images d’un film de
tant, dont le « bricolage idéologique prend la « la première fois du présent » et Détective le Godard, quelle que soit l’époque, comme
construction formelle en otage ». À l’occasion frappe parce qu’il « est le moins chargé de une « écoute » : « moins envolée mélodique que
d’Hélas pour moi, il lui oppose même le passé ». L’analyse d’Une femme mariée s’ap- silence, intervalle, rareté ». Sans masquer ce
« bricolage mythologique » qui, lui, conduit puie sur une déclaration de Godard de qui est de l’ordre du hiatus, du discontinu,
à la production d’une fiction. Cette part l’époque, glorifiant un cinéma « heureux de du confus et du fragment, Ishaghpour
de fiction, déterminante, constitue son n’être que ce qu’il est ». Ishaghpour démonte révèle ainsi la plasticité extraordinaire de
fil directeur et lui permet de préférer la tautologie pour révéler alors un « ascé- l’œuvre tout autant qu’il affirme, « contre
largement Allemagne année 90 neuf zéro tisme » qui consiste à « rester au niveau de un monde effondré, la logique du style ».
à Alphaville, puisque Lemmy Caution, l’être-là des choses, près de ce qui s’enregistre ». Jean-Marie Samocki
« figure du cinéma », habite « le même uni- Cette obsession rossellinienne de « repro-
vers fantasmagorique qu’un film de Murnau ». duire l’actualité du présent » se transforme Exils, 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 91 MAI 2023


LIVRES

Jacques Rancière et le monde des images


de Dork Zabunyan

Pas à pas (de côté)


Cdesonstitué pour l’essentiel d’articles

© PONTI-DE LAURENTIIS CINEMATOGRAFICA


remaniés, Jacques Rancière et le monde
images ne prétend pas dévoiler ce
que le philosophe aurait voulu dire à
un public qui ne pourrait le comprendre
de lui-même. En ce sens « ranciérien »,
il s’emploie plutôt à contextualiser cer-
taines interventions, à repréciser des
concepts devenus mots d’ordre (tels le
« partage du sensible », le « champ des pos-
sibles » ou le « dissensus »), à analyser un
style d’écriture ou encore à réagencer
des réflexions disséminées au fil des livres
et des entretiens. Comme l’avance Dork
Zabunyan : « Le problème est d’éprouver
comment un texte nous traverse, ou ne nous
traverse pas, comment on peut l’emmener
ailleurs si on accepte de se “déplacer” avec
lui : prélude à son exploration raisonnée ou
démesurée. »
Contrairement à ce qu’annonce
l’introduction, aucun nouveau terri-
toire de cinéma ne sera arpenté. Non
sans raison, tant ils marquent des étapes
décisives dans le cheminement du Europe 51 de Roberto Rossellini (1952).
philosophe, Zabunyan se concentre
avant tout sur trois films de Roberto « Revoir Europe 51. Chemins pour différence entre la position adverse et
Rossellini, Allemagne année zéro (1948), une politique du hors-lieu » met ainsi son commentaire, le discours indirect
Stromboli (1950) et Europe 51 (1952). en perspective la trajectoire du philo- libre permet à Rancière de se sous-
Mais puisqu’il ne s’agit ni véritablement sophe – qui s’ouvre à la cinéphilie et traire au rôle de l’autorité savante ou
de former de nouvelles scènes à par- s’émancipe du marxisme selon Louis du redresseur de torts. Sur ce terrain en
tir de Rancière, ni de revenir de façon Althusser –, avec celle d’Irene (Ingrid apparence aplati, il peut dès lors pro-
systématique sur ses écrits à propos du Bergman), qui se détache de sa classe duire des « dénivellations » à la fois sub-
cinéma (Pedro Costa est cité en passant, bourgeoise et des discours d’un journa- tiles et très déstabilisantes – le différend
Béla Tarr est évoqué à travers une unique liste communiste sur le monde ouvrier. avec Georges Didi-Huberman autour
séquence de Sátántangó), le projet édi- Au modèle de la « prise de conscience » se d’Eisenstein et « du rapport de causalité qui
torial semblera parfois nébuleux. À cet substitue le récit d’une reconfiguration peut exister entre les larmes du peuple et
égard, la notion de « monde des images », si de l’expérience à travers l’épreuve d’une l’action qui le libère » en est un exemple.
elle se justifie d’abord par la pluralité des déviation, d’une désorientation. L’auteur C’est peut-être cela que l’essai offre de
images – artistiques ou non – abordées note alors : « Il s’agit (…) d’accompagner un plus précieux : si la pensée de Rancière
par le philosophe, s’apparente sans doute mouvement d’égarement, de porter la théo- a largement infusé la critique – notam-
trop à un pis-aller. rie jusqu’au point où elle devient en mesure ment de cinéma – depuis une vingtaine
Les essais rassemblés n’en demeurent d’accueillir ce qui lui échappe. Le chemin par- d’années, c’est au risque de se réduire à
pas moins stimulants, en particulier couru par Irène est ce qui échappe à la raison une poignée de concepts. Par sa grande
par le soin qu’ils prennent à décrire la explicatrice. » attention aux textes, à leurs textures et à
manière dont Jacques Rancière aborde Dans une lecture plus inattendue leurs articulations, Dork Zabunyan res-
l’exercice même de la description. Est (« Le comique de Jacques Rancière est- titue au contraire une démarche, jusque
mise en relief une approche spatiale, il si imperceptible ? »), Dork Zabunyan dans ses aspects les plus concrets.
qui se caractérise par un « travail d’atten- montre comment le philosophe conci- Raphaël Nieuwjaer
tion, dans l’image, aux seuils, aux traversées, lie par son style une méthode égalitaire
aux découpes, aux jonctions et disjonctions ». et un humour polémique. Brouillant la Éditions Mimésis, 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 92 MAI 2023


LIVRES

Soixante-quatre minutes avec Rebecka d’Ingmar Bergman

Tétrangement
erritoire étrange dont les contours
demeurent flous et en même temps
familiers, un film jamais
égoïstement, avoue Rebecka à un prêtre
qui ne comprend pas sa langue. Cela me
paraissait naturel et je n’ai jamais ressenti de
chair s’offrant comme matière sacrificielle
à une caméra ici finalement incapable de
l’accueillir. Sans le corps de l’actrice, rien
filmé est le lieu de projections intimes. remords. Je n’ai jamais rien vécu de terrible ou ne fait écran entre Bergman et les abîmes
Ici, particulièrement familières : comme de bouleversant. Les choses m’ont toujours tra- de son personnage, nu, effondré, détruit,
pointe le prologue, en 1969, ces Soixante- versée, calmement, clairement, et je peux dire délivré, leurs mots coïncidant dans une
quatre minutes avec Rebecka auraient pu que j’ai eu une vie heureuse. » Ces vérités même détresse suicidaire : « Elle aperçoit son
construire une trilogie avec Le Silence sans bon Dieu ni confession n’obtiennent carnet des notes. D’une écriture presque micros-
(1963) et Persona (1966). Raison de rien en retour : il ne reste que la dou- copique, elle écrit : “Primo : Il me semble
plus de regretter l’inaboutissement de ceur, la violence ou la déchirure. C’est que ma vie n’est qu’une formalité. Que
ce projet, d’abord film en trois parties Anna, élève de Rebecka dans un institut je suis venue au monde sans intention
avec Kurosawa et Fellini, ensuite juste de jeunes sourds, qui ouvre la brèche par ni mission. Secundo : J’ai vécu jusqu’ici
duetto avec Fellini (Love Duet), puis solo une histoire d’amour interdite avec une enfermée. Les événements douloureux de
de Bergman (Le Mur blanc). L’errance de institutrice et aussi par cet accident de la ces dernières semaines m’ont fait sortir de
Rebecka, que l’on découvre d’emblée route, onirique et terrible, dont elles sont ce refuge. Il y a quelques heures, je suis
nue et enceinte dans le lit conjugal, ouvre témoins et qui laisse la protagoniste para- née une deuxième fois. Dans une autre
constamment des perspectives insaisis- lysée. Dans ces pages, ou celles, terribles, réalité, pour ainsi dire. Tertio : Je ne crois
sables et des visions monstrueuses, avec de l’agression gratuite dont fait l’objet en rien. Les miracles n’existent pas.” » Le
un langage dont la lumière permet de Rebecka dans la rue et sa cauchemar- titre de la scène suivante (et dernière) ?
deviner celle des images inexistantes et desque descente dans un club échangiste « Un miracle ».
qui est ici projetée directement depuis où elle subira les pires sévices, Bergman Fernando Ganzo
l’âme des personnages en direction ose entrer dans un territoire où la cruauté
d’un désir ineffable. « J’ai toujours vécu dialogue avec la pitié et l’empathie, la Éditions Belloni, 2023.

Le Style transcendantal au cinéma de Paul Schrader

Dréférence,
ans une vie antérieure de critique, qu’exprime la « métaphore bressonienne
© GAUMONT

Paul Schrader publia un ouvrage de de la prison » : Un condamné à mort s’est


double aboutissement d’une échappé et Pickpocket montrent des
éducation religieuse (sous la coupe de détenus « prisonniers du Seigneur plu-
stricts pasteurs calvinistes) et d’une tôt que de la chair », autrement dit des
renaissance cinéphile (sous l’auguste esprits libérés du corps ; qu’il s’agisse
marrainage de Pauline Kael). Enfin de la tête malade d’un espion dans La
traduit dans son intégralité, Le Style Sentinelle, d’un bureau de pasteur dans
transcendantal au cinéma : Ozu, Bresson, Sur le chemin de la rédemption ou des
Dreyer (1972) se présente sous un jour multiples cloaques où s’enferme l’anti-
non seulement plus lisible (l’auteur héros schradérien depuis Taxi Driver, il
visant le sérieux académique et la n’a jamais été question pour lui que de
gnose ascétique enseignée au sémi- Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson (1956). retourner dans cette prison-là. Sa façon
naire, son anglais pouvait faire tré- de raconter sans cesse la même croisade
bucher) mais aussi plus concret : un chez Ozu, les stases tiendraient moins rédemptrice s’explique peut-être par le
demi-siècle et de nombreux films plus aux durées qu’au vide du plan, « articulé fait que, plus qu’un sentiment, « le trans-
tard, certains des postulats de Schrader à l’action » pour obtenir un « présent éter- cendantal est une forme » : les variations de
paraissent sublimés par ses propres films. nel » atteint aussi dans The Card Counter son cinéma se situent moins dans ce récit
Revenir avec lui sur la façon universelle lorsqu’Oscar Isaac recouvre énigmati- vengeur rejoué sans fin que dans la réin-
dont le cinéma convoquerait le sacré, quement ses chambres d’hôtel de draps vention acharnée des moyens déployés
c’est avoir la confirmation que cette blancs, soit de vide matérialisé – lequel pour que la vengeance s’achève dans la
fervente réflexion esthétique était bien évoque aussi la recherche du « neutre » transcendance.
un manifeste. dans le traitement lumineux d’Ordet. La Yal Sadat
L’étude du corpus peut se lire à la stase conduirait personnage et specta-
lumière de la quête presque expérimen- teur vers le recueillement et la solitude, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Rodrigo.
tale menée par le Schrader contemporain : aboutissant paradoxalement à la libération Circé, 2022.

CAHIERS DU CINÉMA 93 MAI 2023


A U T R AVA I L

DOUG CHIANG
Le troisième œil
par Yal Sadat

Doug Chiang (à gauche) examinant la maquette du hangar des podracers construite pour Star Wars: Épisode I – La Menace fantôme de George Lucas (1999).

S ’il existe une image première, une genèse purement


picturale située à la racine d’un blockbuster inspiré, il
y a de fortes chances que Doug Chiang en soit le farouche
Visions et traits
« Ma mission commence face à la page blanche où s’esquissent
les premiers objets – décors, personnages, costumes, etc. –
gardien. De l’impulsion du cinéaste jusqu’aux touches évoqués par les metteurs en scène en préproduction. Avant
finales de post-production, sa mission de film designer même le dessin, il y a l’enquête, puisque m’incombent les
consiste à prendre en charge la matérialisation des choix premières recherches de sources d’inspiration. Suivant la
liés à l’identité visuelle d’un univers donné, à la croisée du vision du cinéaste avec qui je travaille, la dynamique varie.
simple moodboard, de l’élaboration des décors, de la prise Avec quelqu’un comme Zemeckis, qui ne dessine pas, je me
de vue et des effets spéciaux numériques. En décernant sens très confiant en présentant les premiers croquis lui per-
à Chiang un prix pour l’ensemble de sa carrière en janvier mettant de visualiser ses idées : sa vision est forte, mais je la
dernier, le PIDS (Paris Images Digital Summit) d’Enghien reçois au stade intellectuel et verbal, tout reste à inventer.
récompensait à juste titre un artisan dont les talents, James Cameron, en revanche, dessine probablement mieux
depuis le début des années 1990, ont contribué à
forger ce qu’est l’essence d’une image à Hollywood :
non plus un enregistrement du réel qu’on prolonge ou
augmente numériquement comme un OGM, mais un
alliage harmonieux de techniques (dessin, animation,
éclairage…) coexistant sans que l’une ne prenne le
pas sur l’autre. S’il fallait honorer un tel enfant de la
révolution Star Wars (Chiang a trouvé sa vocation grâce
au grand-œuvre de George Lucas, avant de rejoindre
ILM puis Lucasfilm dont il est devenu vice-président),
c’est parce qu’il communique directement avec le
génie formaliste de Spielberg, Cameron ou Zemeckis.
Loin d’intervenir en aval tel un contremaître détaché
des considérations esthétiques, il est leur troisième
œil et le traducteur de leurs intuitions graphiques.
Chiang détient ainsi la clé d’imageries continuant
de faire autorité dans le champ du grand spectacle Doug Chiang, dessin du podracer, stylo et feutre sur papier, deuxième trilogie
contemporain, en constante expansion poétique. de Star Wars de George Lucas (1999-2005).

CAHIERS DU CINÉMA 94 MAI 2023


A U T R AVA I L

COURTESY OF DOUG CHIANG/WALT DISNEY PICTURES


COURTESY OF DOUG CHIANG/LUCASFILM

Doug Chiang, peinture numérique, Le Drôle de Noël de Scrooge de Robert Zemeckis (2009).

que moi ! Il se présente avec un imaginaire qui semble déjà vues réelles ? Il a fini par trancher avec sa témérité habituelle :
balisé ; la vision est déjà là, incarnée. C’est intimidant, mais “Faisons les deux.” Je ne l’ai pas tout de suite compris, mais
c’est l’occasion de se surpasser et de trouver le moyen de le cela supposait d’importer pour la première fois au cinéma le
surprendre en menant des recherches dans des zones qu’il n’a motion capture, utilisé en jeu vidéo pour retranscrire les gestes
peut-être pas pensé à explorer. Face à lui, l’enquêteur en moi des personnages : le mouvement des émotions et du jeu est
prend la main sur le dessinateur. » capturé puis sublimé par l’animation, méthode qu’on allait
suivre pour deux autres films (La Légende de Beowulf, 2007,
Non-style et hyper-style et Le Drôle de Noël de Scrooge, 2009, ndlr) et qui allait révo-
« Ce que j’admire chez Zemeckis, c’est qu’il n’a pas de style lutionner le cinéma fantastique. Un style hyper reconnaissable
défini. Il se lance de façon purement instinctive dans un récit, est né d’un banc d’essai parfaitement expérimental. »
sans savoir quelles images serviront ce dernier, puis se forge
un point de vue qui déterminera la forme. Il m’avait mis le Ingénierie sauvage
pied à l’étrier sur de petites choses liées au décor futuriste de « Bien connaître l’imaginaire d’un cinéaste suppose de pou-
Retour vers le futur 2 (1989), notamment les voitures volantes, voir travailler de façon sauvage et presque improvisée, même
mais notre plus grand chantier a été Le Pôle express (2004), dans un contexte industriel. Quand j’ai réalisé le rêve de mes
adaptation d’un récit pour enfants bref et efficace, mais qu’il ne 15 ans – être embauché sur un Star Wars, avec La Menace
savait absolument pas comment filmer. Animation ou prise de fantôme, en 1999 –, George Lucas m’a embarqué dans une
COURTESY OF DOUG CHIANG/LUCASFILM

COURTESY OF DOUG CHIANG/LUCASFILM/BAD ROBOT

Doug Chiang, peinture numérique du Millenium Falcon Chase, Star Wars : Épisode VII – Le Réveil de la Force de J.J. Abrams (2015).

CAHIERS DU CINÉMA 95 MAI 2023


COURTESY OF DOUG CHIANG/LUCASFILM/WALT DISNEY PICTURES A U T R AVA I L

Décor du vaisseau spatial, Rogue One: A Star Wars Story de Gareth Edwards (2016).

phase préparatoire d’un an et demi, sans script fini. Il ne me vaisseau à partir d’une histoire alternative de la mécanique,
donnait que des fragments d’idées, des bribes de descriptions – en phase avec ce qu’on sait de l’auteur, des lois qui régissent
comme le podracer, ce véhicule qui est au centre d’une grande son monde. Lucas aime donner à ses scènes l’ampleur d’une
scène de course. George me parlait de sensations : il visait un course de chars dans un péplum, là où Zemeckis vise plutôt
équilibre de chaos et de fragilité pour les déplacements des le rythme d’un train de western – d’ailleurs, il met des trains
pods. Mais je n’avais aucune idée du contexte. Je ne pouvais dans nombre de ses films ! Bien sûr, être un amoureux de
que rationaliser ces notions abstraites en termes culturels – en Star Wars a été déterminant pour concevoir ces vaisseaux ; il
pensant par exemple aux courses de chars à la Ben-Hur – et n’empêche que je l’ai fait à l’aveugle, comme si je travaillais
en termes d’ingénierie : tout comme on détermine la backstory pour un artiste indie et radical dépourvu de scénario. »
d’un personnage, on doit pouvoir imaginer les propriétés d’un
Anti-spectacles
« Pour Terminator 2 (1991), le défi avec James Cameron était
COURTESY OF DOUG CHIANG/UNIVERSAL PICTURES

de créer le T-1000, ce méchant capable de se liquéfier, par


images de synthèse. Le procédé était encore balbutiant et labo-
rieux, alors j’ai dû storyboarder les séquences pour la post-
production de façon à guider l’animateur pour chaque image.
L’ordinateur peinait à reproduire les mouvements que je décri-
vais ; Dennis Muren, le responsable des VFX, a suggéré d’uti-
liser mes dessins sur le mode du go motion (image par image)
pour compléter les images de synthèse. Les nineties furent une
époque d’émulation passionnante entre effets spéciaux en dur
et trucages informatiques. Mais mon projet préféré de cette
décennie est Forrest Gump (1994), un film anti-spectaculaire
où, au contraire, les effets spéciaux devaient ne pas attirer
l’attention. Il s’agissait de recréer l’histoire américaine avec des
fausses archives, de faux dialogues de présidents morts depuis
longtemps, et surtout il fallait que tout cela ait l’air banal –
comme toutes les rencontres impossibles que l’on voit chez
Zemeckis : Michael J. Fox se parle à lui-même, Tom Hanks
parle à Kennedy, etc. Ce genre de pari est le plus ardu mais
aussi le plus vertigineux, parce qu’il suppose de mélanger le
Doug Chiang, peinture numérique illustrant le principe du cou des personnages réel avec les artifices et parvenir à égaler les images produites
de La mort vous va si bien de Robert Zemeckis (1992). par l’histoire. »

CAHIERS DU CINÉMA 96 MAI 2023


A U T R AVA I L

Dessin sonore

COURTESY OF DOUG CHIANG/CAROLCO PICTURES/PACIF WESTERN


« Comme le dit Lucas,“on doit respecter le fait que le cinéma se com-
pose à 50% de son”. Cela s’est vérifié mieux que jamais sur La
Guerre des mondes (2005) : quand nous avons conçu les machines
de guerre avec Spielberg, nous avons passé beaucoup de temps
à nous demander comment les rendre menaçantes autrement
que par leur allure et leurs fonctions mortelles. Très vite, est
apparue l’idée des sons qu’elles pourraient émettre. Je n’ai pas
la main là-dessus, mais j’ai dû m’imprégner des sons auxquels
pensait Steven, de la même manière que j’écoute parfois dans
ma tête une sorte de future bande-son imaginaire quand je
dessine : l’importance des sonorités est capitale pour échafauder
un monde, surtout auprès de Spielberg, qui marque les dangers
imminents de façon extrêmement musicale. »

Mascotte sans dogme Doug Chiang, dessin du T-1000, feutre, stylo et crayon couleur sur papier,
« Mon métier se confronte particulièrement à l’évolution des Terminator 2 : Le Jugement dernier de James Cameron (1991).
attentes du public en matière de rendu visuel. Son idée de la
véracité évolue à toute allure : en 1999, beaucoup de fans ont années 1980 avec les maquettes et les miniatures, comme celles
reproché aux paysages de Star Wars de s’être numérisés alors que qu’on utilise pour certains vaisseaux de The Mandalorian. Mais ce
ce n’était pas entièrement le cas – aujourd’hui, ils sont même qui m’intéresse, c’est d’alterner technologies anciennes et nou-
nostalgiques de cette imagerie qui est entrée dans la mémoire velles, de passer des unes aux autres en fonction des nécessités
collective – et à l’inverse, on ne sait pas quand Baby Yoda, la artistiques et non du fétichisme pour une technique en parti-
mascotte de The Mandalorian (2019-2023), est animé de façon culier : le design est exactement comme le cinéma, il n’obéit à
numérique ou animatronique. La vérité est qu’on passe de l’un aucun dogme. »
à l’autre invisiblement. On aurait pu s’en tenir aux trucages
de synthèse, mais la part de robotisation à l’ancienne possède Propos recueillis par Yal Sadat au PIDS d’Enghien-les-Bains,
un charme inhérent – surtout pour moi qui ai grandi dans les le 25 janvier.

AVEC LES CAHIERS


Charlotte Garson anime un cours de cinéma,
« Los Angeles, au miroir d’Hollywood ».

Le 3 juin à 16h15 au cinéma Ermitage,


Fontainebleau
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS Au Festival de l’Histoire de l’Art, Vincent Poli
anime une discussion avec Christiane
Geoffroy à l’issue de la projection
Le 7 mai à 15h au Centre des arts, Le 15 mai à 20h au cinéma l’Archipel, Paris de Climatic Species.
Enghien‑les-Bains Pierre Eugène et Marie-Anne Guerin
Mathieu Macheret présente Les Âmes soeurs présentent leur ciné-club « Deux dames Le 6 juin à 19h au Centre culturel René
d'André Téchiné. sérieuses ». Char, Digne-les-Bains
Charlotte Garson présente Le Fleuve
Le 9 mai à 20h au Reflet Médicis, Le 24 mai à 20h15 au cinéma La Comète, de Jean Renoir.
Paris Châlons-en-Champagne
En partenariat avec l’Institut Polonais, Romain Lefebvre présente Sur L’Adamant de Le 6 juin à 18h30 et 20h45 au Forum
Mathieu Macheret présente Chambre Nicolas Philibert, avec le soutien de l’ADRC. des Images, Paris
commune de Wojciech J. Has. Dans le cadre de Doc & Doc, Claire Allouche
Le 30 mai à 20h à La Faïencerie, Creil présente Le Territoire des autres de François
Le 9 mai à 20h au Centre des arts, Raphaël Nieuwjaer présente Showing Up Bel, Michel Fano, Gérard Vienne et Jacqueline
Enghien‑les-Bains de Kelly Reichardt. Lecompte, suivi d’Il fait nuit en Amérique
Dans le cadre de son ciné-club « Lubitsch d’Ana Vaz, en sa présence.
X Wilder », Charlotte Garson présente Le 31 mai à 20h15 au Figuier Blanc,
Irma la douce de Billy Wilder. Argenteuil Le 8 juin à 18h et 20h30 au Musée d’art
Fernando Ganzo présente Trenque Lauquen et d’histoire du judaïsme, Paris
Le 13 mai à 11h à l’Auditorium du Louvre, (Partie 1) de Laura Citarella. Dans le cadre d’un hommage à
Paris Uri Zohar, Ariel Schweitzer présente
Pierre Eugène intervient au colloque Le 2 juin à 18h30 au Forum des images, Uri Zohar – le retour en présence de
« Cinéma et Archéologie » à propos Paris Raphaël Nadjari, suivi de Trois jours
d’Alain Resnais. Dans le cadre de « Portrait de Los Angeles », et un enfant d’Uri Zohar.
CAHIERS DU CINÉMA 97 MAI 2023
LE CONSEIL DES DIX

 cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre

Jacques Jean-Marc Jacques Michel Sandra Olivia Fernando Charlotte Élisabeth Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Ciment Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Lequeret Uzal

Trenque Lauquen (Laura Citarella) ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★

On a eu la journée bonsoir (Narimane Mari) ★ ★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★ ★★★

L’Amitié (Alain Cavalier) ★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★ ★★★ ★★★


Showing Up (Kelly Reichardt) ★★ ★★ ★★★★ ★ ★★★ ★★ ★★★ ★ ★★★ ★★

La Fille d’Albino Rodrigue (Christine Dory) ★ ★ ★★★ ★★★

Rêve (Omar Belkacemi) ★★★ ★★★ ★★ ★★★ ★★

War Pony (Gina Gammell, Riley Keough) ★★ ★ ★★★ ★ ★ ★★

Lunettes noires (Dario Argento) ★★ ★★ ★ l ★★★ ★

Fairytale (Alexandre Sokourov) ★ ★★ ★ ★ ★★

Disco Boy (Giacomo Abbruzzese) ★★ ★★ ★★ ★ ★ ★★ ★ ★

L’Amour et les Forêts (Valérie Donzelli) ★★ ★★ ★★ ★

Sick of Myself (Kristoffer Borgli) l ★ ★

Misanthrope (Damián Szifrón) ★★★ ★

Ramona fait son cinéma (Andrea Bagney) ★ ★

Temps mort (Ève Duchemin) ★ ★ ★

Sparta (Ulrich Seidl) ★★ ★★ l ★

Beau is Afraid (Ari Aster) ★ ★ ★★ l ★ l ★

Omar la Fraise (Élias Belkeddar) ★★ ★★ l l

Un an, une nuit (Isaki Lacuesta) ★★ l l ★ l

Tetsuo (Shinya Tsukamoto) ★★ ★★ ★★★ ★★★ ★★★

Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Michel Ciment (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Élisabeth Lequeret, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).

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CAHIERS DU CINÉMA 98 MAI 2023


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une sélection de films primés ou sélectionnés au Festival de Cannes.
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France / Sénégal / Mali Belgique / Cameroun
En compétition I Cannes 2023 Sélection Quinzaine des Cinéastes I Cannes 2023
Augure de Baloji Tshiani Ama Gloria de Marie Amachoukeli
Belgique / RD Congo / France / Pays-Bas France
Sélection Un Certain Regard I Cannes 2023 Semaine de la Critique : film d’ouverture I Cannes 2023
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