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CANNES
Courants alternatifs
Jean-Luc Godard
Todd Haynes
Marco Bellocchio
Cinéma africain
Premiers films
MAI 2023 / Nº 798
Événement
© EL PAMPERO CINE
8
Cannes 2023
8 Promesses cannoises par Olivia Cooper-Hadjian, Fernando
Ganzo et Charlotte Garson
11 Non-compétition officieuse
14 Le Carnet d’image par Nicole Brenez et Fabrice Aragno
18 Une quête d’instabilité entretien avec Todd Haynes
24 La méthode Haynes par Olivia Cooper-Hadjian
25 Un ticket pour l’Afrique par Élisabeth Lequeret
28 Moretti vu de Rome par Cristina Piccino
30 Enfance retrouvée entretien avec Ana Torrent
32 Premier contact par Yal Sadat
36 Quinze jours ailleurs entretien avec Julien Rejl Trenque Lauquen de Laura Citarella (2022).
38 Croquis d’un rapt par Marco Bellocchio
94 Au travail
Doug Chiang
94 Le troisième œil par Yal Sadat
12,90 €
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RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
Lumière ! … ou pas
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
par Marcos Uzal
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
© SAINT LAURENT/VIXENS/L’ATELIER
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe
Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Mathieu
Macheret, Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry
Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo
Ont collaboré à ce numéro : Fabrice Aragno,
Damien Bonelli, Nicole Brenez, Lucile Commeaux,
Marin Gérard, Romain Lefebvre, Zoé Lhuillier,
Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Cristina Piccino,
Vincent Poli, Elie Raufaste, Jean-Marie Samocki
ADMINISTRATION / COMMUNICATION
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
Communication /partenariats :
communication@cahiersducinema.com
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com
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Directrice générale : Corinne Rougé (93 70)
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
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reseau@destinationmedia.fr
Nde ous savons que les dix jours que nous pas- de réjouissant, il faut bien le dire, et l’on
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux)
serons à Cannes nous isoleront en partie s’amuse à s’imaginer sur quelle séance ou
ABONNEMENTS
Cahiers du cinéma, service abonnements
l’actualité, car il faut là-bas qu’un événe- défilé de stars il pourrait tomber. Un festival
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex ment soit bien puissant pour transpercer la sans électricité ne serait plus rien : plus de
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52
abonnement@cahiersducinema.com bulle cinématographique dans laquelle nous projections, plus de soirées sponsorisées, plus
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin allons nous plonger jusqu’à épuisement. On de « regarde-moi-bien-dans-les-spots-pen-
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse.
T +41 22 860 84 01 se souvient qu’en 2011, l’affaire Strauss- dant-que-je-monte-les-marches », plus de
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5,
Kahn avait su dissiper l’attention des festiva- reportages télé, plus d’internet pour aller voir
1050 Bruxelles. liers pendant quelques heures, entre un les cancans et réactions à l’emporte-pièce,
T +32 70 233 304
Tarif abonnements 1 an : Dardenne et un Sorrentino, tandis qu’en plus de conférences de presse gênantes. On
France métropolitaine : 59 euros 2019, la grande question était « Verrons- a presque hâte...
(TVA 2,10 %) ; étranger : nous consulter.
À compter du 1er JANVIER 2023, le prix des nous des Gilets jaunes sur le tapis rouge ? », À propos d’obscurité, l’image placée en
abonnements mensuels passera au maximum à
5,90 € TTC. Le prix des abonnements trimestriels
certains se demandant (avec espoir ou exergue de ce texte est tirée du dernier film
passera au maximum à 17,70 € TTC. inquiétude) si les manifestants parviendraient de Jean-Luc Godard, Film annonce du film
ÉDITIONS à atteindre la croisette, ou si une star oserait « Drôles de guerres », présenté à Cannes. Cette
Contact : editions@cahiersducinema.com endosser le vêtement symbolique par-dessus citation d’un génial proverbe chinois s’ap-
DIRECTION sa tenue de soirée. Les violents remous de la pliquera probablement à Godard lui-même,
Directeur de la publication : Éric Lenoir
Directrice générale : Julie Lethiphu rue ne firent alors pas vraiment de vagues à à son absence-présence dans la nuit de la
241, boulevard Pereire – 75017 Paris Cannes. Qu’en sera-t-il en 2023, alors que salle projetant son film posthume. Elle pour-
www.cahiersducinema.com la colère se généralise et que l’on traverse, rait aussi être la définition générale d’un
T 01 53 44 75 75
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers selon l’historien Pierre Rosanvallon, « la crise critique plongé dans un festival de cinéma,
chiffres de la ligne directe de votre correspondant :
T 01 53 44 75 xx
démocratique la plus grave que la France ait cherchant un peu d’art dans un flux audio-
E-mail : @cahiersducinema.com précédé connue » depuis la guerre d’Algérie ? Nous visuel trop souvent informe, ou tentant de
de l’initiale du prénom et du nom de famille
de votre correspondant. verrons, ou peut-être que nous ne verrons scruter une trace du monde dans des films
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
plus rien, puisque dans un communiqué qui ne savent plus assez en saisir les lumières
société à responsabilité limitée, au capital publié le 21 avril, la CGT Énergie annonce et les mouvements. Il se pourrait bien, alors,
de 18 113,82 euros.
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir qu’elle provoquera des coupures d’électricité qu’une coupure d’électricité nous plonge
Commission paritaire n° 1027 K 82293. ciblées pendant quelques grandes manifesta- dans une obscurité plus lumineuse, où faute
ISBN : 978-2-37716-089-1
Dépôt légal à parution. tions ces prochaines semaines : « Le Festival de films, le monde se rappellerait à nous par
Photogravure : Fotimprim Paris.
Imprimé en France (printed in France)
du film de Cannes, le Grand Prix de Monaco, le d’autres courants. Certes, on sait bien que le
par Aubin, Ligugé. tournoi de Roland-Garros, le Festival d’Avignon chat n’a pas besoin d’être présent pour être
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala
10-31-1601
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
pourraient se retrouver dans le noir ! » Ce là ; la « chambre obscure » s’appelle alors
pefc-france.org Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé. procédé à la Fantômas aurait quelque chose le cinéma. ■
Certification : PEFC 100%
Ptot : 0.0056kg/T
Avec le soutien de
CAHIERS DU CINÉMA MAI 2023
5
COURRIER DES LECTEURS
LIGHT ON EARTH académique au sens premier du terme ! – dissolution des identités dans l’intimité
Chers Cahiers, qu’il serait souhaitable d’enfin l’interro- vient de loin : elle s’inscrit nettement
Empire of Light effectue un retour aux ger avant de la brandir comme principal dans la continuité des films de Douglas
sources affectif et cinéphile pour Sam angle d’attaque. Or justement, la cinéphi- Sirk, de Tous les autres s’appellent Ali de
Mendes, comme les derniers films de lie inattendue de ce film, avec une habile Fassbinder (1973) ou surtout de Loin
Spielberg, Tarantino, Linklater… sans rétention des images, puis une scène de du paradis de Todd Haynes (2003) inter-
l’aura de ces cinéastes. Au contraire, à dispute grotesque au son des Chariots de rogeant le mélodrame à la Sirk avec les
lire la critique de Mathieu Macheret feu de Hugh Hudson (1981) et enfin un codes du xxie siècle. La vision du cinéma
(n °796), il mènerait vers « l’enterrement en hommage inspiré, bien visible, aux déca- comme « illusion of life » rappelle ainsi
grande pompe » du cinéma comme Mank lages de Peter Sellers et de Bienvenue Imitation of Life (Mirage de la vie, 1958), de
ou Babylon.Vraiment ? N’est-ce pas plu- Mister Chance d’Hal Ashby (1980), montre même que la mise en scène classique et
tôt votre notule qui a jeté un peu vite plutôt un subtil pas de côté par rapport ambivalente – qui permet de figurer les
ce beau film presque discret à la fosse aux académismes esthétiques et politiques conventions sociales autant que les fêlures
commune ? qu’évoquent ces deux films montrant des créées par celles-ci – est portée par une
Si Mendes, plus modeste que d’habi- académies institutionnelles. Plus profon- ironie mélancolique, par les lumières du
tude, loin du culte de la performance de dément, le cinéma, comme lieu à part et luxe alliées à celles de la lucidité et avant
1917, se ferait ici « embaumeur » (ce qui comme art, réanime ici êtres humains tout par une réelle affection, tremblant sur
est un métier noble et même un art), ne et animaux, vivants et morts, comme un château de sable au péril des émotions.
serait-ce pas plutôt pour faire du cinéma chansons et poèmes : dans cette « maison Par-delà la pesante réalité des assignations
Empire, splendeur art déco face à la mer cinéma » ouverte au large et au monde, où sociales, à travers de belles illusions révéla-
de Margate, en Angleterre entre 1980 et les institutions sont vues avec ironie, aimer trices, « la foi aveugle de l’amitié implique la
1981, une sorte de temple océanique du tout court et aimer le cinéma peu à peu vraie politique » (Charles Baudelaire).
cinéma « momie du changement » (André se confondent, oscillant entre blessures et Florent Guézengar (Morlaix)
Bazin) ? Le charme de son luxe désuet et consolations, comme le film lui-même
décati n’est pas du tout morbide, conser- ose la romance. P.S. : Ayant lu l’éditorial d’avril,
vateur ou terminal ; c’est l’inverse : tel un Oui, il s’agit d’un des rares films de « Hollywood, quand même », pour
vaisseau avancé sur la Manche, je l’ai vu 2022 osant encore la ferveur des senti- moi, sans hésitation, Empire of Light
accueillant, élégant, élégiaque, ouvert à ments – et parfois leur violence. Si cette fait clairement partie de la « team
l’espace et au temps qui passe, presque histoire d’amour contrariée et émouvante Fabelmans » – et vraiment pas de la
organique, bien vivant – aucune ferme- entre une femme esseulée et un jeune « team Babylon ! »
ture n’étant au programme de ce film homme noir cherchant sa voie convoque
majestueux et appliqué, certes parfois aussi les vagues identitaires de #MeToo Merci d’adresser votre correspondance aux
léché, avec quelques facilités, et pourtant et de Black Lives Matter, manquant par- Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs,
généreux et singulier, loin des centres fois de noyer dans des clichés l’amour à 241 boulevard Pereire, 75017 Paris ou à
d’art, sentant bon la mémoire et la mer. la plage, elle se révèle plus complexe et redaction@cahiersducinema avec « Courrier
« L’académisme » que dénonce votre cri- fine que les stéréotypes – et les stigmatisa- des lecteurs » en objet du courriel. Les lettres
tique est devenu une notion si confuse, tions –, convoqués pour être sensiblement publiées sont susceptibles d’être abrégées et
déphasée et finalement élitiste – donc confrontés, détournés ou évidés. La lente éditées, et les titres émanent de la rédaction.
PROMESSES
Lduescomiquement
titres des films de la compétition officielle composent
© RAI CINEMA
un commentaire possible de la 76 édition
e
CANNOISES
de la Croisette, et présentera à la fois Jeunesse en compétition retrouver la jeune Barcelonaise Elena Martín Gimeno, après le
officielle et Man in Black en séance spéciale, complétant une surprenant et toujours à découvrir en France Júlia ist, réalisé
section dans laquelle les autres arts regardent le cinéma en quand elle n’avait que 25 ans, avec Creatura, film qui s’affiche
miroir – en l’occurrence la musique, pour ce portrait filmé comme un retour à un cinéma corporel, une exploration intime
nu aux Bouffes du Nord du compositeur et dissident chinois et calme des intrigues du désir et des sens. Cela annonce un
Wang Xilin, et pour les chanteuses cap-verdiennes du court dialogue possible entre sections et générations avec Catherine
métrage de Pedro Costa montré hors compétition, Filles du feu. Breillat (74 ans) qui, s’inspirant d’un film danois (Dronningen),
Quant à Jeunesse, premier volet d’une chronique de la vie de explore dans L’Été dernier (Compétition) les conséquences
jeunes ouvriers d’ateliers textiles, sa durée et son sujet en font morales d’une relation entre une femme et son beau-fils, avec
une entrée audacieuse de la compétition – Thierry Frémaux, une exploration de ce que le plaisir peut aussi avoir de libéra-
le délégué général du Festival, s’enhardit-il en raison du sacre teur et mortifère. Trois premiers films semblent aussi particu-
des films de Laura Poitras à Venise puis de Nicolas Philibert à lièrement prometteurs. Toujours à la Quinzaine, Riddle of Fire
Berlin ces derniers mois ? La Quinzaine, qui fut par le passé un de Weston Razooli et The Sweet East de Sean Prince Williams
refuge pour le cinéma documentaire à Cannes, fait cette année (chef opérateur des frères Safdie et d’Alex Ross Perry) portent
l’impasse sur les purs produits du genre, au profit de ceux qui le cinéma indépendant américain loin de l’entropie sundan-
travaillent le réel à la mode fictionnelle, tels Mambar Pierrette de cienne, grâce à une utilisation de la pellicule (les deux films
Rosine Mbakam, Légua de Filipa Reis et Joao Miller Guerra, sont filmés en 16 mm). Ils marquent aussi un retour à l’univers
ou Un prince de Pierre Creton. Une fois de plus, l’Acid offre du conte, dont le cinéma américain non hollywoodien sem-
à la pratique documentaire le seul espace cannois où elle est blait s’être détourné, le laissant dans les mains des blockbusters.
réellement mise sur le même plan que la fiction. Parmi les Si pour le premier un quatuor d’enfants très gooniesque se
quatre documentaires présents dans la sélection de neuf films retrouve dans un quotidien de conte de fées via un macguffin
figurent État limite, nouvel opus de Nicolas Peduzzi (réalisateur attendrissant (préparer une tarte pour l’échanger contre le mot
de Southern Belle et Ghost Song), produit pour Arte, qui suit un de passe qui les empêche de jouer aux jeux vidéo), le deuxième
psychiatre au sein d’un hôpital de région parisienne, et Machtat plonge avec sa jeune héroïne dans une vision lewis-carrollienne
de Sonia Ben Slama, fruit d’un travail d’immersion approfondi de la jeunesse, où le portrait d’actrice se mêle à l’errance fic-
auprès de trois générations de Tunisiennes dont les aînées se tionnelle. Si l’on espère beaucoup de tels retours à l’enfance, ce
produisent en tant que musiciennes dans des mariages. n’est pas par tropisme nostalgique ou attendri (Licorice Pizza,
Quinzaine renouvelée. Mais si l’on s’éloigne des titres et des Armageddon Time et The Fabelmans ont récemment montré qu’il
chiffres, l’abondance des femmes réalisatrices nous incline natu- s’agissait de rendre cet âge plus complexe qu’innocent), mais
rellement vers les sections parallèles, où l’Afrique enregistre une peut-être parce qu’ils portent la possibilité d’un cinéma éclairci,
présence historique (lire page 25), et où des cinématographies ramené à son plus simple appareil. Comme, d’une toute autre
rares abondent, comme la Jordanie (Inchallah un fils d’Amjad Al manière, dans un plan aperçu en preview d’Un prince de Pierre
Rasheed) ou la Malaisie (la rage adolescente et féline de Tiger Creton (Quinzaine), où un professeur de botanique tient une
Stripes d’Amanda Nell Eu, à la Semaine de la critique). On plante dans la main gauche et la dessine au tableau de la main
ne s’étonnera pas que la Quinzaine des réalisateurs, rebaptisée droite – le geste émeut par sa simplicité même, qui donne au
Quinzaine des cinéastes, égalité des sexes oblige, et dotée d’une cinéma dans son ensemble l’ambition modeste et dévorante
nouvelle équipe de programmation (lire l’entretien avec Julien Rejl, d’être l’imagier du monde.
page 32), fasse la part belle aux autrices. On est impatients de O.C.-H., F.G., Ch.G.
NON-COMPÉTITION
OFFICIEUSE
L oin d’exclure tant d’autres films que nous attendons avec grande
impatience – de Marco Bellocchio à Vladimir Perišic, en passant par
Aki Kaurismäki, Catherine Breillat ou João Salaviza et Renée Nader
Le Livre des solutions de Michel Gondry
(Quinzaine des cinéastes)
Je pense spontanément à Michel Gondry, à
Messora –, ces lignes n’ont pour but que de partager quelques envies cette occasion d’apprécier son retour au long,
et espoirs enthousiastes, en toute subjectivité. Les sept plumes s’exprimant après une longue parenthèse étasunienne
ci-dessous sont celles qui, tous les jours sur notre site durant le festival d’où ont à peine filtré quelques jolis courts
puis dans notre numéro de juin, rendront compte des découvertes en papiers découpés et plusieurs épisodes de
et déceptions, des réflexions et des doutes que leur inspireront les Kidding. Le Gondry annoncé est ludique et
foisonnantes sélections cannoises. La question posée à chacun était : fondamental, métafilmique et cévenol (comme
quel film avez-vous le plus hâte de découvrir cette année à Cannes ? L’Épine dans le cœur), il rallie Françoise
Lebrun et Blanche Gardin et fait mine d’offrir
à Cannes la première adaptation du manuel
des Castors Juniors. What else ?
La Chimère d’Alice Rohrwacher Fermer les yeux de Víctor Erice Thierry Méranger
(Compétition) (Cannes Première)
La Chimère m’attire, comme tous les territoires Erice est l’auteur de trois chefs-d’œuvre tour- Mambar Pierrette de Rosine Mbakam
italiens foulés par Rohrwacher depuis Les nés à dix ans d’intervalle – L’Esprit de la (Quinzaine des cinéastes)
Merveilles, où une émission de téléréalité per- ruche (1973), Le Sud (1983), Le Songe de Dans le troisième long métrage de Rosine
turbait l’autarcie d’une famille. Le deuxième la lumière (1992) – mais il n’a pas réalisé de Mbakam, Les Prières de Delphine, une femme
volet de sa trilogie, Heureux comme Lazzaro, long métrage depuis trente ans : deux raisons camerounaise vivant en Belgique – comme la
plongeait dans la modernité un jeune paysan pour être terriblement impatient de découvrir cinéaste – retraversait sa vie en un récit enfié-
vivant lui aussi en retrait de l’Histoire. Le tra- Fermer les yeux. On sait déjà que cette his- vré. L’assurance du geste, assumant le mini-
fic d’objets archéologiques étrusques qui est toire d’un réalisateur à la retraite partant à malisme pour faire affleurer la théâtralité inhé-
au cœur de La Chimère rejouera sans doute la recherche d’un acteur disparu sera gorgée rente à tout témoignage, me font penser que
cette insistance du passé dans le présent, de sa passion mélancolique pour le cinéma, Mambar Pierrette montrera le Cameroun sous
dont Rohrwacher met en scène les heurts, la mais on sait aussi qu’il est impossible de pré- un jour nouveau et fera un usage stimulant de
friction, le hiatus. Comme Monica Bellucci voir à quoi ressemblera le nouveau film d’un l’hybridité entre documentaire et fiction.
dans Les Merveilles, la présence d’Isabella cinéaste resté si longtemps silencieux, et c’est Olivia Cooper-Hadjian
Rossellini participe de cet aspect composite, tant mieux !
d’autant plus intrigant. Marcos Uzal La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer
Charlotte Garson (Compétition)
Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese La dernière fois qu’on avait vu des images
Eureka de Lisandro Alonso (Cannes Première) (Hors compétition) de Glazer, c’était en pleine pandémie. Sept
Paradoxe cannois : on se coupe du monde Scorsese ne fera probablement pas men- minutes de danse macabre et de chasse à
tout en en faisant le tour. Dans ce voyage, tir ceux qui dénoncent le devenir-Orpea l’homme, comme une allégorie de la violence
j’attendais des nouvelles de l’Argentine, celles d’Hollywood et de Cannes. Ni ceux qui consi- des temps. The Zone of Interest promet un
de grands cinéastes comme José Celestino dèrent que son testament fleuve de 3h30 a semblable cauchemar : c’est le nom que les
Campusano, Mariano Llinás, Lucía Seles ou déjà été livré avec The Irishman. Il fera mentir nazis donnaient à Auschwitz. C’est aussi le
Martin Rejtman. Autant d’absences, mais une ceux pour qui il ne s’agit guère que de fêter titre d’un roman de Martin Amis, qui décrit le
promesse : Eureka, où Alonso survole le conti- son retour à Cannes : c’est surtout en terres camp à travers le prisme obscène d’une farce
nent et l’histoire des vies indigènes pendant southern qu’il revient enfin, cinquante-et-un lubrique. Mais la plus grande surprise viendra
la colonisation. Une promesse radicale : à la ans après l’échec de Bertha Boxcar, pour peut- peut-être du dispositif de tournage, un décor
fois un cri (son titre, qui est aussi le nom d’un être talonner enfin son maître Ford, et saisir filmé simultanément à 360º par plusieurs
oiseau) et une construction romanesque héri- l’une des multiples naissances de l’Amérique caméras, comme un film palimpseste qui ne
tant de la tradition littéraire argentine. en la filmant depuis son arrière-pays. cesserait de se reconfigurer.
Fernando Ganzo Yal Sadat Alice Leroy
SÉLECTION OFFICIELLE
COMPÉTITION Élémentaire de Peter Sohn (clôture) Goodbye Julia de Mohamed Kordofani
Anatomie d’une chute de Justine Triet Filles du feu de Pedro Costa Hopeless de Kim Chang-hoon
Asteroid City de Wes Anderson Indiana Jones et le Cadran de la destinée de James Mangold How to Have Sex de Molly Manning Walker
Banel et Adama de Ramata-Toulaye Sy Jeanne du Barry de Maïwenn (ouverture) If Only I Could Hibernate de Zoljargal Purevdash
Black Flies de Jean-Stéphane Sauvaire Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese La Mère de tous les mensonges d’Assam El Moudir
La Chimère d’Alice Rohrwacher Strange Way of Life de Pedro Almodóvar Les Meutes de Kamal Lazraq
Club Zéro de Jessica Hausner The Idol de Sam Levinson Los delincuentes de Rodrigo Moreno
L’Enlèvement de Marco Bellocchio Omen de Baloji Tshiani
L’Été dernier de Catherine Breillat SÉANCES DE MINUIT Only the River Flows de Wei Shujun
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki Acide de Just Philippot Le Règne animal de Thomas Cailley (ouverture)
Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania Hypnotic de Robert Rodriguez Rien à perdre de Delphine Deloget
Firebrand de Karim Aïnouz Kennedy d’Anurag Kashyap Rosalie de Stéphanie Di Giusto
Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan Omar la Fraise d’Élias Belkeddar Salem de Jean-Bernard Marlin
Jeunesse de Wang Bing Project Silence de Kim Tae-gon Simple comme Sylvain de Monia Chokri
May December de Todd Haynes Terrestrial Verses d’Ali Asgari et Alireza Khatami
Monster d’Hirokazu Kore-Eda CANNES PREMIÈRE The Breaking Ice d’Anthony Chen
La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hùng L’Amour et les Forêts de Valérie Donzelli The New Boy de Warwick Thornton
Perfect Days de Wim Wenders Bonnard, Pierre et Marthe de Martin Provost Une nuit d’Alex Lutz (clôture)
Le Retour de Catherine Corsini Eureka de Lisandro Alonso
The Old Oak de Ken Loach Fermer les yeux de Victor Erice SÉANCES SPÉCIALES
Vers un avenir radieux de Nanni Moretti Kubi de Takeshi Kitano Bread and Roses de Sahra Mani
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer Perdidos en la noche d’Amat Escalante Anselm de Wim Wenders
Le Temps d’aimer de Katell Quillévéré Little Girl Blue de Mona Achache
HORS COMPÉTITION Man in Black de Wang Bing
L’Abbé Pierre – Une vie de combats de Frédéric Tellier UN CERTAIN REGARD Occupied City de Steve McQueen
Dans la toile de Kim Jee-won Les Colons de Felipe Gálvez Portraits fantômes de Klebler Mendonça Filho
Drôles de guerres de Jean-Luc Godard La Fleur de Buriti de João Salaviza et Renée Nader Messora Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion
QUINZAINE DES CINÉASTES
A Song Sung Blue de Zihan Geng La Grâce d’Ilya Povolotsky Le Procès Goldman de Cédric Kahn (ouverture)
Agra de Kanu Behl In Flames de Zarrar Kahn Riddle of Fire de Weston Razooli
L’Autre Laurens de Claude Schmitz In Our Day d’Hong Sang-soo (clôture) The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed
Blackbird Blackbird Blackberry d’Elene Naveriani Inside the Yellow Cocoon Shell de Thien An Pham de Joanna Arnow
Conann de Bertrand Mandico Légua de Filipa Reis et João Miller Guerra The Sweet East de Sean Price Williams
Creatura d’Elena Martín Gimeno Le Livre des solutions de Michel Gondry Un prince de Pierre Creton
Déserts de Faouzi Bensaïdi Mambar Pierrette de Rosine Mbakam Val Abraham de Manoel de Oliveira (séance spéciale)
LE CARNET
D’IMAGE
I ncontestablement, l’un des événements de cette
année sera la découverte du dernier film que
Jean‑Luc Godard a totalement achevé et validé juste
Nicole Brenez
avant sa mort. Un texte de Nicole Brenez et des propos Le 1er mars 2022, d’une voix fatiguée mais ferme et emplie de
de Fabrice Aragno, deux de ses fidèles collaborateurs joie, Jean-Luc Godard déclare à Fabrice Aragno et Jean-Paul
(avec Jean-Paul Battaggia) reviennent sur la genèse Battaggia qui l’enregistrent, à propos de Film annonce du film
et la conception de ce film fabriqué à la main. « Drôles de guerres » : « Je ne sais pas ce que vous en avez pensé quand
je vous ai dit que c’était l’un de mes meilleurs films, ce que j’aime
bien c’est que c’est très lent, très silencieux de temps en temps, et puis
il y a autre chose, donc c’est la perfection ». Pour qui s’est habitué
à l’autocritique permanente grâce à laquelle évolue le travail
de Godard, la surprise est de taille. Après Sisyphe, imaginer
Fabrice Aragno
Godard heureux ? Jean-Luc a pensé la durée de chaque plan
sur le modèle physique des quelques secondes dévolues par
les visiteurs d’un musée de peinture à la perception de chaque
« Nous n’avons cessé, notamment à cause du confinement, de tableau, avec à l’horizon la figure extrême de Reger, ce per-
reporter le tournage du film intitulé Drôles de guerres, que nous sonnage de Thomas Bernhard qui, pendant trente ans, vient
n’avons finalement pas tourné. Comme d’habitude, Jean-Luc s’asseoir tous les deux jours devant L’Homme à la barbe blanche
a fait une brochure papier pour ce film, avec des collages, des du Tintoret (Maîtres anciens, 1985). Donc la lenteur, version
photos, des textes écrits à la main, de manière très artisanale. De cinétique d’un résidu contemporain d’expérience contempla-
la même manière, il a aussi fait la brochure du “film annonce”, tive, oui ; le silence, la page blanche, oui. Mais alors, en quoi
qui explique Drôles de guerres ‑ une quarantaine de pages en consisterait cette « autre chose » qui permet d’accéder à une
format A5 sur du papier cartonné. Au début de l’année der- perfection même ironique ? Premières hypothèses : des êtres
nière, il a eu l’idée d’en filmer toutes les pages, en mettant engagés dans leur cause jusqu’à la mort ; l’irruption d’un plan
des post-it sur chacune d’elles pour indiquer le nombre de en mouvement dans l’histoire millénaire des images immobiles,
secondes que devait durer chaque plan. J’ai mis tout ça sur une dont parfois un film ravive le caractère miraculeux ; un dense
timeline et ça constituait un film, dont chaque plan était une écheveau de relations ouvertes ou brisées entre les mots, les
page. Puis il a fait un document avec des feutres de couleurs, images et les sons ; les derniers éclats d’une recherche dévo-
indiquant les placements du son, à la seconde près : “De telle rante sur le négatif ; beaucoup de souffrances, de tortures, de
minute et telle seconde à telle minute et telle seconde, mettez tel extrait batailles perdues, d’idéaux bafoués, sur un papier qui porte un
de Notre musique, ou telle musique, ou tel bout d’un entretien que nom d’arme (« Canon ») ; diverses phases du travail, parfois très
nous avons fait ensemble pour parler du film à faire”, etc. Les indi- anciennes, mises à nu et ajointées ; bouches d’ombre, chutes,
cations étaient toutes données graphiquement et j’ai constitué vertiges ; le chemin vers un texte où l’on peut lire : « Si elle est
manuellement le film chez moi, mais Jean-Luc était si précis morte, n’oublie pas. Si elle est morte, un simple faire-part. Un simple
que le résultat correspondait exactement à ce qu’il avait pensé, faire-part. » (Charles Plisnier, Faux passeports, 1937).
sans qu’il ait eu besoin de mettre la main à la coupe. Il a été N.B.
complètement terminé et validé par lui. »
© SAINT LAURENT/VIXENS/L’ATELIER
Une promenade
Photographies de Fabrice Aragno
Ces photos prises en janvier 2022 datent du temps de la réalisation de ce film. Ce sont des
essais d’une pellicule 35 mm noir et blanc cinéma, faits avec des chutes de bobines montées
sur des bobinots afin de les mettre dans un appareil photo argentique, ce qui coûtait moins
cher que de dérouler 120 mètres dans une caméra. C’était juste pour voir la qualité, le
grain, les contrastes de cette pellicule. Comme je ne savais pas quoi photographier, j’ai
pris mon appareil un jour où je voyais Jean-Luc. Ces essais étaient pour Drôles de guerres,
pour lequel on s’était équipés avec des caméras 35 mm, 16 mm et Super 8. Je poursuivais
les essais pour Drôles de guerres, mais Jean-Luc était déjà parti sur le film annonce.
F.A.
© FABRICE ARAGNO
UNE QUÊTE
D’INSTABILITÉ
Entretien avec Todd Haynes
A lors que May December va être présenté en compétition à Cannes, le Centre
Pompidou consacre une rétrospective à Todd Haynes, jusqu’au 29 mai.
L’occasion pour les Cahiers de s’entretenir longuement avec ce grand cinéaste discret,
qui interroge l’Amérique à travers ses normes et formes politiques, sociales, sexuelles,
artistiques, et à travers le temps.
CAHIERS DUchez
Todd Haynes CINÉMA
lui à Portland, Oregon. 18 MAI 2023
CANNES 2023
Que pourriez-vous nous dire sur votre dernier film, avant que nous circonscrit parfaitement l’humour et l’intelligence du récit. J’ai
le découvrions à Cannes ? aussi continué à voir ou revoir des films narrant cette relation
Je n’ai pour ainsi dire pas parlé de May December jusqu’à main- d’une femme et d’un homme plus jeune, comme Boulevard du
tenant et c’est, comme à chaque fois, une chose étrange à crépuscule. Mais Persona de Bergman reste la référence la plus
évoquer… C’est comme entrer dans un nouveau monde, à manifeste pour moi, car il s’agit également, dans May December,
petits pas, vous voyez ? C’est un film à petit budget, tourné en d’une « fusion » entre deux femmes. L’actrice explore son per-
vingt-trois jours. Petit budget est un terme relatif, bien sûr, car sonnage auprès de cette femme, essaie d’apprendre ses gestes
nous avons eu plus d’argent en production que je ne l’aurais et manières, jusqu’à son regard. Mais il y a quelque chose de
pensé au départ. Mais le marché actuel n’est plus vraiment gangrené dans toute cette situation, un malaise qui passe clai-
intéressé par ce type de drame. Tout est fait pour le streaming rement par l’homme présent, plus jeune. Et l’impact qu’a cette
ou la télévision aujourd’hui, et proposer un film pour le grand rencontre avec la comédienne sur la famille.
écran, avec pour personnages principaux des femmes et une
histoire « domestique », paraît anachronique, peu engageant. La Vous êtes obsédé par la musique, qui est au centre de Superstar:
seule bonne raison de le financer était sans doute le scénario, à The Karen Carpenter Story (1985), Velvet Goldmine (1998) ou I’m Not
la fois inquiétant, complexe et assez drôle. Mais j’ai pu consti- There (2007). Quel rôle joue-t-elle ici ?
tuer une équipe parfaitement investie. Un film est généralement organisé, dans mon esprit, autour
d’images que je collecte. Un livre d’images que je fais cir-
Vous avez beaucoup travaillé avec Edward Lachman à l’image, culer auprès de tous mes collaborateurs (et encore plus que
mais sa santé ne lui a pas permis d’être des vôtres. d’habitude pour May December). En soumettant ces collages ou
J’ai souvent collaboré avec les mêmes personnes. Pour May associations visuelles, je propose aussi une musique. Il s’agissait
December, l’équipe est constituée de gens que je connais déjà ici de la bande originale du Messager de Joseph Losey, com-
et d’autres que je découvrais, comme la cheffe costumière posée par Michel Legrand. C’est un film que je crois avoir
April Napier ou Christopher Blauvelt à l’image. Mais je les découvert enfant, mais je ne l’avais jamais revu sur les écrans
connaissais sans les connaître puisqu’ils travaillent avec Kelly depuis, comme s’il avait disparu… Sauf sur le câble, l’an passé.
Reichardt, elle depuis Certaines femmes et lui depuis La Dernière Et sa musique m’a littéralement époustouflé ! Je n’arrêtais pas
Piste (Todd Haynes a été le producteur exécutif de la plupart des films de l’écouter, et j’ai décidé de l’envoyer à quiconque décou-
de Reichardt, ndlr). Nous avions très peu de temps pour rempla- vrirait le livre d’images de May December. Nous avons placé
cer Ed, chaque seconde comptait et Christopher s’est imposé des repères, dès la phase du script, à l’endroit où elle devait
naturellement. Je sais que Kelly passe beaucoup de temps en être jouée. Et nous l’avons écoutée pendant le tournage, nous
amont, pour chaque projet, à réfléchir avec lui à la place de l’avons également utilisée pendant le montage… Chose que
la caméra, en évoquant les films qui l’inspirent à tel ou tel je n’avais jamais faite auparavant. Finalement, j’ai soumis au
moment du script ou pour tel ou tel plan… C’est ainsi que compositeur Marcelo Zarvos tous ces extraits musicaux signés
nous avons démarré également, mais sur les chapeaux de roue ! Legrand. J’ai réalisé à quel point cette musique était d’em-
blée étroitement, subtilement et presque mathématiquement
À quels films pensiez-vous de votre côté ? la pierre angulaire de notre film. Marcelo a alors repris la
Les films d’Ingmar Bergman et quelques Godard furent des partition de Legrand en la réinterprétant à sa manière, en la
références essentielles pour moi à ce moment-là. Je les ai réarrangeant complètement, ajoutant des passages originaux,
découverts au lycée et ils m’ont toujours accompagné. May lui donnant une autre ampleur, une autre voix. La musique
December en garde la trace. Le film s’est fait à une certaine originale de Legrand prend des airs un peu baroques et s’ac-
cadence, avec une palette de couleurs très précise, et un cadre corde plutôt aux sentiments des personnages. Elle ne semble
qui convenait à l’histoire, directement lié aux types de films pas appartenir au film, c’est très étrange ! Elle le commente : le
que j’avais revus. J’ai tout particulièrement pensé à Bergman spectateur est convié à entendre cette musique qui joue mal-
pour un monologue : le personnage joué par Natalie Portman gré le film, parfois presque contre lui. D’où mon envie et mon
lit à haute voix une lettre, elle interprète – elle est actrice dans excitation à réutiliser cette composition intrusive dans May
l’histoire – cette lettre, seule dans sa chambre d’hôtel, construi- December.Vous voyez : au départ, il s’agit de consulter un livre
sant un personnage en s’inspirant d’une femme qu’elle a ren- d’images et d’écouter une partition, mais au final, la musique
contrée (interprétée par Julianne Moore). Je l’ai toujours construit le film tout entier. J’espère que vous la percevrez
vue, d’une certaine manière, comme Ingrid Thulin dans Les comme une saillie quand vous la découvrirez.
Communiants (1963), faisant cette lecture face caméra, devant
un mur blanc et nu. Et c’est devenu un motif à part entière, Vous semblez toujours vous demander : comment raconter une histoire,
tout au long du film. La simplicité de ce genre de plan se prê- en images, avec ou à partir de la musique ? Et c’est d’autant plus vrai avec
tait à la sobriété du tournage. On a été amenés à forger des votre précédent film, The Velvet Underground (2021).
idées formelles en fonction de la modestie de la production et Oui, c’était passionnant à explorer. J’ai vite pensé à concevoir
PHOTO BY NATALIE BEHRING/GETTY IMAGES PORTRAIT
cela faisait directement écho aux thèmes de l’histoire. Quant ce parcours du Velvet à partir des images d’Andy Warhol, en
aux références, j’ai pensé à beaucoup de films qui étaient pensant aussi à Jonas Mekas, Barbara Rubin, Marie Menken,
visuellement minimalistes. Et je me suis rendu compte qu’ils Kenneth Anger, Jack Smith… Tous ces cinéastes, expéri-
avaient certains sujets en commun, en particulier la relation mentaux par nature, qui gravitaient autour d’une même
qui unit un jeune homme à une femme plus âgée. Le Lauréat scène underground tout en étant très différents les uns des
de Mike Nichols, par exemple, à propos duquel on ne parle autres. Le film est le reflet et le condensé de l’effervescence
pas assez du minimalisme de la mise en scène, où le cadrage de cette époque.
Qu’en est-il du projet Fever, annoncé il y a deux ans ? on aimerait s’accrocher à une vérité, de celles qui font du bien.
Ce devait être un biopic sur Peggy Lee, avec Michelle Williams, Mais même s’il y a de la beauté et de la sensualité dans mes
produit par la MGM. Plusieurs facteurs ont empêché sa réalisa- films, ils ne cherchent pas à susciter le bien-être, ils visent plutôt
tion : avec le Covid, tout a fermé, des maisons de production ont une forme d’instabilité.
disparu, la presse a éreinté quelques biopics à cette période…
Et c’est tombé à l’eau. C’était terriblement décevant pour nous On dirait que vos films cherchent à tordre le temps, par exemple quand,
tous. J’étais très enthousiaste à l’idée de faire un film sur l’ère dans Velvet Goldmine, vous faites dire au jeune Oscar Wilde qu’il veut
du jazz, et sur Peggy Lee en particulier. J’ai appris une chose : devenir une pop star, ou quand, dans Le Musée des merveilles (2017),
ce qui est capital dans le contexte musical, c’est la recherche vous faites cohabiter cinémas parlant et muet. L’Histoire serait-elle
des droits musicaux. Les ayants-droits décident si quelque chose cyclique ?
est déjà fait ou non, doit être fait ou non… Il ne s’agit même Je pense que nos prédécesseurs peuvent nous être secourables.
plus vraiment de musique ici, mais de perspectives financières Avec Velvet Goldmine, je voulais examiner le curieux héritage
au nom de la prétendue défense de l’œuvre de l’artiste. Ce qui court à travers la culture anglaise, et qui se reflète aussi dans
fut un problème avec les chansons de Karen Carpenter, ou d’autres cultures, une qualité queer, l’expression d’un non-
encore celles de Bowie que nous souhaitions utiliser dans conformisme sexuel. Certains ont trouvé une langue, une phi-
Velvet Goldmine. Cela dit, ça été bénéfique. Cela a laissé place à losophie, une attitude pour affirmer leur différence et en faire
d’autres chansons, moins connues mais qui aidaient à mieux une nouvelle possibilité pour leur média. La façon dont Wilde
structurer l’histoire et à véhiculer autrement des idées autour s’habillait, se mouvait, était déjà essentielle pour les dandys qui
de la musique et de la vie de ces musiciens. Et cela n’a pas l’ont précédé, et après lui dans les années 1960, chez les mods
écarté l’influence profonde qu’a eue la musique de Bowie sur et les groupes de glam rock. De telles histoires se transmettent
le film, et sur le glam rock en général. Mais on s’est mieux de façon plus ou moins secrète.
réappropriés le récit en faisant entrer Roxy Music et Brian
Eno, ou d’autres groupes moins connus. Ça laissait de la place Votre œuvre est assez hétérogène formellement. La continuité se situerait
pour rêver un peu autrement, avec d’autres timbres, d’autres plutôt sur le plan narratif, à travers vos personnages, qui ont le courage
riffs, d’autres rythmes. En revanche, quand j’ai commencé I’m de remettre les normes en question en s’inventant une façon de vivre.
Not There autour de la figure de Bob Dylan, je savais qu’il n’y Pourtant, vous n’êtes pas l’auteur de tous les scénarios de vos films.
avait aucun moyen de faire le film sans ses chansons. J’en ai Je ne suis pas sûr de penser que tous mes personnages
parlé à mon amie et productrice Christine Vachon qui m’a dit : répondent à ce parcours… Mais en effet, mes trois dernières
« On va tenter le coup ! » Et le roi a bien voulu nous donner les fictions ont été écrites par des scénaristes, sans que cela repré-
clés du royaume ! À partir de ses chansons, nous avions aussi sente une rupture dans mon œuvre, je crois. Je pense que c’est
la possibilité d’interpréter librement le sujet Dylan, avec des dû au fait que la façon dont j’écris et réalise repose beaucoup
aspects négatifs qui se heurteraient à d’autres positifs – d’où les sur l’acte de collecter et d’interpréter des éléments préexis-
différentes représentations qu’on en a faites. Ça a ouvert pour tants : un langage culturel, des genres, des événements, de la
moi un endroit très fertile où il n’y avait pas une seule vision musique… En un sens, on pourrait dire cela de tout scénario
réductrice à offrir de l’artiste. Au contraire, puisque Dylan a eu « original ». Qu’est-ce qui est vraiment original ? En tout cas,
plusieurs masques à travers le temps, donnons-les tous à voir ! je n’ai jamais cherché à être original, mais plutôt à interpré-
ter, à regarder le cinéma comme un langage culturel en prise
Une certaine nostalgie se dégage de vos films, presque tous situés avec des phénomènes qui m’inspirent de l’ambivalence. Cette
dans le passé. La reconstitution d’une époque est-elle inhérente à votre ambivalence se retrouve dans un processus conscient d’appro-
désir de faire du cinéma ? priation. Ça vient de la façon dont j’apprends.
La nostalgie suggère que le passé est plus beau que le présent,
que l’on a une affection pour le passé que l’on veut garder
intact. Je ne peux nier que je ressens parfois cela, en particulier
© TODD HAYNES/COLL. MUSEUM OF THE MOVING IMAGE, NY
C’est-à-dire ? Quelle est cette méthode d’apprentissage ? moi qui ai écrit le film, je continue d’y explorer des thèmes
Par exemple, j’ai appris de Dylan non seulement en écoutant qui me sont familiers, mais d’une façon un peu différente.
ses chansons et par ses biographies, mais aussi en lisant tous
les livres qu’il lisait lui-même, en essayant de m’entourer des L’aspect politique de ces histoires est plutôt sous-jacent, sauf dans
œuvres qui l’ont influencé à l’époque, pour finir par sentir la Dark Waters (2019). Comment avez-vous vécu la réalisation de cette
façon dont les idées qui circulaient au début des années 1960 œuvre qui tranche avec les autres ? Auriez-vous envie de refaire
lui ont donné cette confiance de faire sa propre musique. C’est un film dans cette veine ?
la même chose avec le Velvet Underground. Il est difficile de C’était une expérience extraordinaire. Cette histoire de
séparer ces recherches de l’écriture, car je veux que toutes corruption et de cupidité est extrêmement grave mais, encore
les idées les plus justes que je rencontre en chemin trouvent une fois, ce qui m’a attiré dans le projet est un genre de
une place dans le film. C’est un processus de collecte et de cinéma que j’adore, et dont mes œuvres antérieures ne por-
distillation. Un autre fil rouge dans ma filmographie réside taient pas la trace : les films paranoïaques des années 1960-70.
dans la description d’une vie domestique avec des personnages Je trouve que les histoires de femmes enfermées dans des mai-
féminins qui ne sont pas exemplaires, qui se débattent avec des sons sont fondamentalement politiques, tout comme les récits
contraintes, avec un champ des possibles limité. Les films que sur les persécutions des homosexuels. Les dynamiques sociales
j’ai faits avec Julianne Moore s’inscrivent dans une tradition me semblent politiques par essence, il n’est pas nécessaire de
du mélodrame qui va de Hollywood à Fassbinder et Chabrol. l’être plus explicitement. C’est justement ce que j’adorais dans
Si l’on pense que le féminisme n’a plus de raison d’être et ce type de cinéma : tout y devenait politique, tout portait
que le racisme n’existe plus, il suffit de regarder autour de soi l’ombre de la suspicion envers le pouvoir, après le Watergate, le
pour voir à quel point on a reculé sur certains points, alors que Vietnam et les assassinats connus des années 1960. Les artistes
l’on croyait les combats gagnés. Ces histoires passées ne sont s’y sont confrontés en revenant au film de genre : le film de
pas archaïques, elles restent pertinentes. May December a à voir gangsters pour Le Parrain, le film d’horreur pour L’Exorciste,
avec l’oppression patriarcale, mais curieusement, ce sont deux le polar pour Chinatown… C’étaient des films de genre, mais
femmes qui occupent les positions de pouvoir dans le film ; et imprégnés du soupçon d’une perte de sens, notamment la
c’est l’homme qui succombe volontairement. Je pense que ça trilogie d’Alan J. Pakula – Klute, À cause d’un assassinat et
a tout de même à voir avec le patriarcat : les genres ne sont pas Les Hommes du président. Les pratiques de surveillance avaient
les mêmes, mais le système est là. Le fait divers dont le scénario alors envahi notre joyeuse innocence. C’est ce que j’ai trouvé
est inspiré avait choqué parce qu’une femme avait séduit un remarquable dans le personnage de Robert Bilott, dans Dark
homme plus jeune, alors que l’inverse aurait semblé évident. Waters : la réalité qu’il rencontre a de telles implications qu’elle
Cela fait partie du déséquilibre, et c’est l’une des questions le met en péril physiquement et émotionnellement. La façon
que soulève le film : il montre une femme qui suit son désir dont l’étau se resserre autour de soi, dont la vie se rétrécit, à
et sacrifie au passage certaines de ses responsabilités familiales. partir du moment où l’on s’engage sur un tel chemin, m’inté-
On a tendance à être plus durs avec elle qu’on le serait avec ressait beaucoup. Je suis très fier du film. Nous avons réussi à
un homme qui ferait la même chose. Même si ce n’est pas raconter une histoire compliquée sans qu’elle soit monotone,
en y insufflant de l’anxiété et de la paranoïa. Tout cela grâce veulent des références, des playlists, des photos ou de longues
à Mark Ruffalo. Il avait beaucoup d’énergie et de courage, et discussions. D’autres ne veulent rien de tout cela, et il faut le
sa confiance tranquille a rejailli sur nous. respecter. Travailler avec Julianne Moore et Natalie Portman
sur May December était pour moi comme assister à une sorte
Quel type de relation entretenez-vous habituellement de master class ! Je leur ai demandé d’accomplir des choses
avec vos acteurs ? difficiles au sein d’un nombre limité de plans fixes. Si je n’avais
Au début, l’audience limitée de mes films ne permettait pas pas travaillé avec des actrices de génie, le film n’aurait pas pu
d’attirer des acteurs célèbres. Je m’inscrivais dans le new queer exister : d’une part sur le plan pratique, car nous n’aurions pas
cinema, lié à la période du sida et à la prise de conscience qu’il réussi à tourner dans le temps imparti, et d’autre part sur le
y avait un public gay qui avait envie de voir un certain type plan dramatique et émotionnel. Elles ont donné tout ce dont
d’œuvres. Il y a deux facteurs sans lesquels ma carrière n’aurait j’allais avoir besoin au montage.
tout simplement pas existé : une catégorie d’acteurs qui avait
envie de relever des défis et de se frotter à différentes façons Vous travaillez toujours sur un projet de série autour de Sigmund Freud ?
de faire du cinéma, et un establishment critique qui s’intéres- Pas en ce moment, mais c’est un projet auquel je tiens particu-
sait à ces œuvres singulières. J’en ai bénéficié dès mon moyen lièrement et je ne compte pas le lâcher ! Pour l’heure, le Centre
métrage Superstar : des critiques importants ont pris au sérieux Pompidou m’a demandé de réaliser une œuvre originale
ce petit film qui aurait facilement pu passer inaperçu. Ça lui a dans le cadre de la collection « Où en êtes-vous ? ». Ce court
donné un écho qui m’a permis de réaliser mon premier long, métrage, qui ne sera montré qu’en France, s’intitule Image Book.
Poison (1991). De même, après ma collaboration avec Julianne C’est plus un essai qu’autre chose, comme l’envers de May
Moore, qui commençait tout juste à percer, sur Safe, de nom- December, en 17 minutes. Le film joue très ouvertement avec
breux jeunes acteurs ont eu envie de travailler avec moi sur le les formes, visuelles comme sonores, et les genres, de composi-
film suivant, Velvet Goldmine. Et ainsi de suite. Aucun de mes tions espiègles en déconstruction soudaine… comme Godard.
films n’a rapporté beaucoup d’argent, mais les acteurs et la
critique leur ont donné une légitimité. J’ai beaucoup appris Entretien réalisé par Olivia Cooper-Hadjian et Philippe Fauvel
des acteurs. Chacun a sa façon de travailler. Certains utilisent en visioconférence, le 13 avril.
toujours la méthode de l’Actors studio, cette immersion dans
l’histoire du personnage nourrie de ses propres expériences. « Todd Haynes : Chimères américaines ». Rétrospective intégrale, en présence du cinéaste,
D’autres, pas du tout. J’ai vite compris qu’il fallait s’adapter de Julianne Moore, Cate Blanchett, Kate Winslet et Christine Vachon, au Centre Pompidou
à eux, les laisser me dire ce dont ils avaient besoin. Certains à Paris, du 10 au 29 mai.
Les images publiées aux pages 20 et 23 sont tirées du livreTodd Haynes – Chimères américaines d’Amélie Galli
et Judith Revault d’Allonnes. Remerciements à de l’incidence éditeur.
La méthode Haynes
A u cœur de l’ouvrage édité à l’occasion de la rétrospective
Parmi les bonnes nouvelles des sélections cannoises de cette année : l’abondante présence africaine.
UN TICKET
POUR L’AFRIQUE
par Élisabeth Lequeret
© LA CHAUVE SOURIS
© TÂNDOR PRODUCTIONS
© SPECTRE PRODUCTIONS
Nome de Sana Na N’Hada.
après la mort d’un homme. En République démocratique du divorcée, tente de se remarier pour échapper à l’autorité de ses
Congo, le musicien et plasticien Baloji, star dans son pays, signe frères, tandis que la plus jeune cherche un moyen de se séparer
Omen, son premier film, avec Marc Zinga dans le rôle d’un de son mari violent. Entamé sous les auspices du classique
« enfant-sorcier » revenant dans son village, quinze ans après portrait-de-femmes-en-détresse, Machtat monte peu à peu en
en avoir été chassé. puissance, ne cessant de brouiller ses cartes, dévoilant et rebat-
De quoi ce Cannes 2023 est-il donc le signe ? Sans doute tant rapports de forces, complicités, rivalités du trio. Comme
moins d’une hypothétique « Nouvelle Vague » que d’un reboot dans Mambar Pierrette, les hommes sont la grande affaire du film,
des critères de la sélection. Auquel participe aussi l’abondance et le corps des femmes – maquillage, henné, danse et chants –
de premiers films, toutes sections confondues (lire page 32). vécu comme le seul moyen d’accéder à une liberté sans cesse
Hypothèse : par un lent ruissellement, ne serait-ce pas le renou- contredite par les faits.
veau du documentaire africain, perceptible depuis plus d’une Nome scelle quant à lui la découverte d’un film, autant que
décennie dans les festivals spécialisés, qui viendrait désormais celle d’un cinéaste. À 73 ans, son auteur, le Bissaoguinéen Sana
abonder le marigot cannois ? Ainsi, après plusieurs documen- na N’Hada a tout d’un inconnu, même si son premier long
taires très remarqués, la Camerounaise Rosine Mbakam pré- métrage, Xime, a été présenté en 1994 à Un certain regard.
sente à la Quinzaine sa première fiction, Mambar Pierrette : une Jeune villageois méprisé de tous, Nome prend les armes à la
couturière des bas quartiers de Douala élève ses deux fils tant fin des années 1960, et devient un héros de la Révolution, puis,
bien que mal, jusqu’au jour où des malfrats dérobent la tota- sitôt l’indépendance signée, l’un des mafieux les plus puissants
lité de sa recette, tandis que des pluies torrentielles dévastent du pays, Qui est Nome ? En créole, son nom désigne un homo-
sa maison et son atelier. Portrait d’une mère courage, Mambar nyme, autant dire un homme qui, littéralement, porte le nom
Pierrette est nourri par le travail documentaire de la réalisatrice. de tous. En moins de deux heures, Sana na N’Hada construit
Si la fiction s’y déploie au prix d’une certaine artificialité, un récit romanesque et poétique, une fresque qui conjugue
loin de la grâce de Félicité d’Alain Gomis – dont Pierrette l’élan de la Révolution à l’amertume des réveils, une fois l’uto-
semble être la petite sœur camerounaise –, le film convainc pie collective dissoute dans l’appât du gain. Mêlant tonalités,
par son montage impressionniste, exposant quelques coura- temporalités et registres, Nome fait dialoguer humains et esprits,
geuses figures de femmes dont la misère n’entame nullement présent et passé, recourant parfois à des séquences d’animation
le féminisme : « Moi, un homme ne me sert pas d’échelle », déclare ou à des archives filmées de la guerre d’indépendance, tournées
fièrement Pierrette à ses amies de tontine. par le cinéaste lui-même – avec ses complices de l’époque,
L’Acid confirme cette année la sûreté de regard de ses Flora Gomes, Josefina Lopes Crato et José Bolama, tous formés
programmateurs et programmatrices cinéastes avec deux à Cuba. De ce film inclassable sourd une prévisible colère, mais
magnifiques découvertes. « Machtat » est le nom donné, dans surtout une émotion teintée d’amertume. « La Guinée est-elle
le nord de la Tunisie, aux musiciennes de mariage. Dans prête pour tant de bonheur ? », s’interroge un personnage au début
son deuxième documentaire, Sonia Ben Slama s’attache à du film. Le final de Nome viendra lui offrir le plus beau et le
trois d’entre elles, la vieille Fatma et ses deux filles. L’aînée, plus cinglant des démentis. ■
MORETTI
VU DE ROME
par Cristina Piccino
© SACHER-FILM
L’Histoire ne se fait pas avec des « si », dit Giovanni. Mais « si » après Battiato et « Lontano lontano » ? Et comment dire encore
c’était possible ? Moretti/Giovanni change alors l’Italie com- quelque chose (de gauche) dans la sphère privée si celle-ci est
muniste (à la façon du Tarantino d’Inglourious Basterds et Once rendue publique et vice versa ? Vers un avenir radieux est un film
Upon a Time… in Hollywood) pour la situer du côté des « gen- sur une défaite, celle de son auteur (avant d’être celle du PCI)
tils », pour dire qu’au cinéma tout peut avoir lieu. Il aura fallu condamné à être ce qu’il ne peut plus être, à se répéter dans le
attendre douze ans, 1968, l’invasion de Prague, pour que cer- temps – peut-être parce qu’il théorise sur un cinéma qui n’est
tains communistes italiens formalisent leur mal-être en quit- pas de l’espace, comme il l’explique au jeune réalisateur lors
tant le PCI – d’où sortira le groupe fondateur d’Il manifesto, de sa leçon d’éthique sur les images et leurs abus dans l’une
avec Rossana Rossanda, Luciana Castellina et Lucio Magri, des meilleures scènes du film, où il crie, sans savoir à qui, son
pendant que d’autres mouvements s’affirment à gauche. Mais impatience et sa morale.
Moretti ne s’est jamais senti proche de cette histoire : son repère, Et si le privilège du cinéma était de réinventer le monde ?
même quand il y a été extrêmement critique, a toujours été le Moretti s’en empare et l’affirme dans « son » monde, dans son
PCI, puis Cosa ou DS ou Quercia et les autres, jusqu’à l’actuel « what the fuck » à lui, où l’intolérance du passé semble s’être éva-
Parti démocrate. Et avec lui les rituels consolidés, l’idiosyncrasie nouie dans une répétition presque parodique, tantôt amusante,
générationnelle, les thèmes, la culture, l’imaginaire dont faisait tantôt gênante. Soit un processus fellinien, moins pour le cirque
partie ce cinéma italien jamais underground, toujours intégré ou pour Huit et demi que pour Ginger et Fred, où Fellini s’inter-
au système avec la volonté de devenir un miroir du peuple, et rogeait sur l’Italie et le sens de son art. Reste le souvenir (de son
dont Nanni Moretti était le catalyseur. Question de choix, et cinéma, d’une époque, d’un sentiment commun), dans le défilé
de responsabilités pour l’avenir. final des personnages, des visages de ses acteurs, de proches –
Pourtant, à un moment donné, se représenter – ou repré- peut-être la seule séquence vraiment émouvante –, le « soleil
senter quoi que ce soit – est devenu impossible. Le langage de l’avenir » de son utopie personnelle hors du temps, qui est
commun dont était issu le lexique de ses phrases a disparu à aussi un privilège. À prendre ou à laisser, on aime ou on déteste,
jamais. Comment se séparer de ce « Moretti-là », du narcissisme le reste est hors champ (pour ceux qui veulent le chercher).
confortable, des coups de pied dans le ballon, des chansons dans
la voiture (terrible vice d’un certain cinéma italien), des tubes Traduit de l’italien par Fernando Ganzo.
ENFANCE RETROUVÉE
Entretien avec Ana Torrent
très tôt. À mon époque, on allait chercher les enfants dans la Pendant le tournage de Fermer les yeux, Víctor Erice était-il
rue, dans les écoles, et on tombait sur une petite fille comme toujours le cinéaste que vous aviez connu il y a cinquante ans ?
moi qui ne savait absolument pas ce que c’était que ce métier. J’ai peu de souvenirs de lui en tant que réalisateur, parce qu’à
Je suis convaincue que si Víctor ne m’avait pas trouvée dans l’époque je ne le voyais pas comme ça. En 2011, j’ai tourné avec
la cour de l’école où il était venu chercher des enfants pour lui un segment pour un film collectif autour de la catastrophe
son film, je n’aurais jamais consacré ma vie au cinéma. Rien, de Fukushima (3.11 Sense of Home, ndlr), mais c’est sur Fermer
ni ma nature ni ma famille, ne me destinait à faire ce métier les yeux que je l’ai vraiment perçu pour la première fois en tant
consistant à être regardée toute la journée. que metteur en scène. Je peux dire qu’il cherchait constamment
quelque chose de très vrai et de très intime. Il voit tout, rien ne
On raconte que pendant le tournage de L’Esprit de la ruche, Erice avait lui échappe. Il compose ses plans avec beaucoup de précision,
demandé à toute son équipe de ne jamais parler plus fort que vous… en accordant une attention de peintre à la lumière.
Je ne me souviens pas de ça, mais il est vrai que l’ambiance du
tournage était très silencieuse. Je crois que Víctor voulait main- Voyez-vous un lien entre Fermer les yeux et L’Esprit de la ruche ?
tenir une forme d’intimité et tout faire pour aider les enfants Je n’ai pas encore vu Fermer les yeux, mais je ne crois pas qu’il
réservées que nous étions alors. Ma relation avec lui pendant y ait de lien direct entre les deux films, malgré quelques clins
le tournage fut d’un respect et d’une tendresse extraordinaires. d’œil que je ne vous dévoilerai pas. C’est un film qui a à voir
Je me sentais aimée, protégée, encouragée. J’étais aussi à un âge avec son monde, avec beaucoup de références à des films qu’il
où je faisais très difficilement la part des choses entre le film et a admirés et à ceux qu’il a faits. Mais pas seulement : cet aspect
la réalité. Quand j’ai vu pour la première fois l’acteur qui joue très personnel se jouait aussi dans le choix des objets et des
la créature de Frankenstein maquillé pour son rôle, j’ai pleuré vêtements. Par exemple, si un personnage faisait son service
pendant une heure, je partais en courant dès qu’il tentait de militaire, il voulait qu’il porte le même uniforme qu’il avait lui-
s’approcher, je voulais rentrer à la maison ! Dans la scène près même porté. Certains habits utilisés dans le film sont les siens.
de la rivière, on voit dans mon regard que je suis encore très
impressionnée par lui, même si après des heures on m’avait Comment avez-vous réagi quand il vous a dit qu’il voulait à nouveau
convaincue qu’il n’était pas méchant. tourner avec vous ?
J’en ai été très émue. C’était tout un passé qui remontait avec ce
Aviez-vous la même innocence et timidité lorsque vous avez tourné projet, comme si une boucle se bouclait et que tout prenait sens.
Cría Cuervos deux ans plus tard ? Le premier jour du tournage, j’étais sur un nuage. Je n’arrivais
J’avais sans doute un peu moins peur, je comprenais mieux pas à croire que cinquante ans plus tard je me retrouvais à nou-
que j’étais en train de faire un film, je distinguais un peu plus veau sur un plateau avec lui. Je ne pensais pas à moi, seulement
la réalité de la fiction. Même si mon personnage s’appelait à lui. Je voulais qu’il soit heureux, comme pour lui rendre tout
encore Ana parce que je n’arrivais pas à admettre que l’on ce que je lui devais.
m’appelle par un autre prénom. C’était encore moi-même que
j’interprétais. Mais c’était un tournage plus facile, ne serait-ce Entretien réalisé par Marcos Uzal en visioconférence, le 27 avril.
que parce que l’on tournait à Madrid et que je rentrais chaque
soir chez moi. L’Esprit de la ruche, diffusion sur Arte.tv jusqu’au 15 octobre.
© MANOLO PAVÓN
© BASE 12 PRODUCTIONS
The Sweet East de Sean Price Williams.
Au-devant d’une édition particulièrement riche en premiers films, enquête sur la réelle signification
d’un début cannois aujourd’hui.
PREMIER
CONTACT
par Yal Sadat
en prenant l’avion pour la deuxième fois de ma vie afin de montrer le en compétition (Ramata-Toulaye Sy avec Banel et Adama) et
film à Montréal, puis New York, puis Tokyo, où j’ai croisé Coppola au que la Quinzaine des cinéastes rivalise avec la Semaine par son
bar La Jetée, que j’ai compris ce qui m’était arrivé. Des années plus volume de premiers films, on peut se demander si la rampe de
tard, j’ai écrit à Gilles Jacob en glissant une citation de Comment lancement demeure fonctionnelle. Sur les quelque 125 titres
je me suis disputé (ma vie sexuelle) : “Cher Gilles, vous avez fait présentés ces deux dernières années en dehors de la compétition
de ma vie un enchantement”. » Heureuse inconscience que celle et des avant-premières, une vingtaine restent à ce jour privés de
du Desplechin de 31 ans, insensible à la pression que suppose distributeur en France. Sept proviennent d’Un certain regard
la présentation d’un premier film à Cannes, casse-pipe poten- (dont The Stranger de Thomas M. Wright, finalement netflixisé),
tiel pour les opus clivants. « Après la projection de La Sentinelle deux de la Semaine, quatre de l’Acid (dont trois également
pour les journalistes, Agnès Chabot, l’attachée de presse, nous rejoint exploités en VOD) et six de la Quinzaine – parmi lesquels un
au restaurant, les joues rougies, et annonce qu’il y a eu une altercation premier film : le pourtant remarqué Funny Pages d’Owen Kline.
dans la salle. Le lendemain, la conférence de presse commence avec un Comment, dès lors, concevoir Cannes comme un Eldorado
type qui se lève et me pose la première question : “Vous n’avez pas pour débutants ? Parmi les distributeurs, la question attriste.
honte de présenter une merde pareille en sélection officielle ?” L’adage « qui peut le plus peut le moins » ne s’applique pas
Aussitôt un autre critique se lève de l’autre côté de la salle et me sauve à cette profession : les géants de la distribution (Gaumont et
en interpellant le premier :“J’aurais honte de prononcer une phrase consorts) ne savent guère comment accompagner les « petites
pareille, espèce de crétin”… Et ils s’insultent devant les acteurs, sorties » dépendantes des festivals, et ce sont les sociétés plus
hilares. Depuis, je ne suis jamais revenu avec la même légèreté : une modestes qui maîtrisent, en principe, l’art de faire exister le
fois que vous êtes allé à Cannes, l’enjeu est d’y revenir et, si vous y travail des primo-cinéastes. Chez Condor – qui distribue la
parvenez, d’affronter ce genre de pression. On ne s’améliore jamais de première fiction de Paloma Sermon-Daï présentée à la Semaine
ce côté-là. Au contraire, l’angoisse empire avec les années. » 2023, Il pleut dans la maison –, Lucie Commiot revendique le
plaisir d’inventer une stratégie pour les premiers films « en se
Premiers-nés et orphelins passant de modèle : chaque cas est différent, c’est ce qui fait le sel du
Reste qu’en dépit d’un échec en salles, l’irruption de La métier. On jette des ponts entre œuvres, exploitants et public, autour
Sentinelle en officielle a défini un exemple que nombre de pro- d’événements au sein d’institutions en rapport avec le sujet des films,
ducteurs et distributeurs s’efforcent de suivre (voire, dit-on, en organisant des débats thématiques dans les salles, etc. Mais c’est vrai
d’invoquer comme jurisprudence auprès de la direction du que dans le contexte actuel, on y réfléchit quatre fois aujourd’hui avant
Festival, lorsqu’elle refuse une première œuvre au motif que les de se lancer ». Car une maison spécialisée en cinéma d’auteur
sections parallèles seraient mieux désignées pour l’accueillir). Le peut aussi être durement rappelée à sa condition de petit navire,
xxie siècle aura vu d’autres naissances cannoises placées sous le surtout lorsque l’achat de films étrangers suppose de s’acquitter
feu des projecteurs : Steve McQueen ou Xavier Dolan (au sein d’un minimum garanti exorbitant – sans bien sûr toucher les
d’Un certain regard) dans les années 2000, Julia Ducournau (à aides que le CNC réserve aux projets nationaux. « L’an dernier,
la Semaine) et Lukas Dhont (UCR) dans les années 2010. Mais Condor avait trois premiers films à Cannes, précise Commiot, des
les destinées desplechiniennes peuvent-elles se dupliquer, dans propositions fortes, mais qui étaient hors quotas [inéligibles à l’aide
une ère post-pandémie où la crise du cinéma paraît gripper le publique, ndlr] : Joyland de Saim Sadiq, Le Serment de Pamfir
circuit festivalier ? Bien qu’une réalisatrice débute cette année de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk et Aftersun de Charlotte Wells.
© KIDAM
© AD VITAM
Atlantique de Mati Diop (2019).
Joyland a eu un certain coût qui nous a fait prendre un vrai risque archi-pointus sont peu épaulés par des titres porteurs à même de dissiper
financier : pas de casting, pas d’auteur connu, or aujourd’hui, l’échec l’image d’une section dont ne ressortira aucun succès en salles.Autour des
d’une seule sortie peut avoir de lourdes conséquences pour nous. Le premiers films, il faut des produits d’appel, comme on dit. »
risque valait la peine, car il a marché [115 000 entrées, ndlr]. Mais en Les plébiscites post-Cannes, toutefois, ont bel et bien existé
se plongeant dans la programmation de cette année, quand on regarde ces dernières années. Les beaux jours les plus récents des pre-
les résultats d’autres films cannois de l’an dernier, on peut être refroidi. » miers longs cannois remontent à 2019 – avant le coup d’arrêt
D’autant que les studios américains exigent souvent un mini- pandémique : Atlantique de Mati Diop et Les Misérables de Ladj
mum garanti si haut qu’il signifie une banqueroute assurée à Ly se faisaient face en compétition. Le premier remportait le
moins d’un improbable carton à plusieurs millions d’entrées – Grand Prix des mains de Stallone ; le second raflait celui du jury,
d’où le fait qu’un Funny Pages soit ici relégué aux oubliettes. avant de passer la barre des deux millions d’entrées. Bien plus
« difficile », comme on dit dans le métier, Atlantique culminait à
Risque zéro moins de 70 000 entrées mais s’offrait une longévité internatio-
« Il y a encore du monde dans les salles, mais le public curieux de décou- nale, Netflix ayant même tenté de le propulser dans la course aux
vrir de nouveaux auteurs a disparu », se désole Éric Lagesse chez Oscars. La surexposition d’un tel « geste politique » (comme le défi-
Pyramide, qui introduit pour sa part Amjad Al Rasheed à la nit son autrice) tourné en wolof, hybridant fiction et documen-
Semaine avec Inchallah un fils. « On vit une succession très déroutante taire, suppose-t-elle la mise en danger qu’évoque Desplechin ?
d’insuccès sur nos premiers films, les gens ne prennent plus le risque d’y Diop se souvient : « L’exposition a rendu le film plus fort et plus vul-
aller. L’Éden d’Andrés Ramírez Pulido a gagné le prix de la Semaine nérable à la fois.Tout en étant très heureuse d’être admise en compétition,
l’an dernier, il a terminé à 5 000 entrées… On ne compte pas arrêter comment ne pas m’interroger ? Je ne doutais pas que mon film puisse être
de distribuer des premiers longs, mais on va clairement se limiter, à regret. reconnu ou apprécié – je ne souffre pas du sentiment d’imposture –, mais
Il existe un vivier de jeunes cinéastes qui ne vont plus pouvoir faire de la crainte d’être choisie pour de mauvaises raisons me traversait aussi.
films. Al Rasheed fait ses débuts en Jordanie, ce qui est rare en soi, mais Atlantique en officielle n’était pas l’événement de “la première femme
encore plus rare et saisissante est la maturité de sa mise en scène. Est-ce noire qui…”ou “du premier film africain qui…”, mais de l’émergence
que le festival suffira à le faire exister ? Pas sûr. » Pour ce qui est des d’une nouvelle génération française – afro-descendante en ce qui me
premières œuvres étrangères non distribuées, Lagesse doute que concerne – venant d’ici et d’ailleurs, d’une nouvelle génération d’actrices
le minimum garanti soit le seul frein : « En dehors des Américains et d’acteurs sénégalais aussi. Et c’était le signal qu’un cinéma d’art et
qui réclament des fortunes, les MG des premiers films sont cédés pour essai peut franchir le plafond de verre. »Vulnérable, Atlantique l’a peut-
seulement 4 ou 5 000 euros. Le problème n’est pas de les acheter, mais être été aussi parce qu’un premier film triomphant à Cannes
l’impossibilité de les inscrire dans une économie. C’est pourquoi un fes- présente un coût pour qui le signe : l’industrie lui demande de
tival ne peut se couper du marché. À la Quinzaine, Édouard Waintrop se justifier de son audace. « Il est possible d’être mal vu quand on
avait fait revenir les acheteurs ; je ne dis pas du tout que Paolo Moretti débarque en proposant quelque chose de si différent, souligne Judith
et aujourd’hui Julien Rejl font du mauvais travail, mais leurs choix Lou Lévy, productrice d’Atlantique avec Ève Robin. Cela peut
passer pour de la prétention, surtout en France. On dit parfois que les regarde pas Les Combattants comme une montagne infranchissable dans
jeunes cinéastes français sont encouragés dès qu’ils passent au long, qu’il le futur. Si on est attendu au tournant dans un festival après y avoir été
est plus facile ici de réaliser son premier film que son deuxième ; c’était découvert, comme un auteur dont on attend des nouvelles, tant mieux ;
peut-être vrai il y a dix ans Le secteur de la création gère les crises et se mais ce n’est pas quelque chose qui aide ou influence la fabrication. »
paraît se fier aux tendances existantes plutôt que favoriser des propo- Cailley juge le culte de la première fois « un peu bizarre : c’est
sitions singulières, parfois perçues avec un regard infantilisant du type : comme s’il fallait montrer qu’on a mûri, alors que faire du cinéma, c’est
“un film, ce n’est pas comme ça que cela se raconte, que cela se fait”. plutôt avoir l’impression de repartir de zéro à chaque fois. C’est passer
Un premier film à plus d’un million et demi est devenu très difficile. » son temps à recommencer ».
Là se révèle l’ambivalence dans la façon de traiter les premiers
À l’aventure pas de cinéastes. L’attention portée sur eux à Cannes – de la
À la Quinzaine 2023, où cohabitent les underdogs que sont Inside Caméra d’or aux plateformes venant parfois butiner autour des
theYellow Cocoon Shell de Thien An Pham, Riddle of Fire de Weston noms inconnus apparaissant sur le marché – a peut-être l’effet
Razooli, The Feeling That the Time for Doing Something Has Passed pervers d’entretenir cette idée très française de débuts sacralisés
de Joanna Arnow, La Grâce d’Ilya Povolotsky et A Song Sung en tant que promesse d’avenir, d’investissement culturel sur le
Blue de Zihan Geng, c’est le moment de vérité : les marges de long terme, sur l’air du « cinéma de demain ». Or la création
Cannes peuvent-elles encore assoir ces nouvelles signatures ? Les semble avoir plus largement, plus concrètement besoin que l’on
principaux intéressés veulent bien sûr y croire, tel An Pham selon aménage les nouvelles réglementations afin d’assainir un terreau
qui « le cinéma d’auteur ne s’insère pas vraiment dans la culture vietna- sur lequel les nouvelles propositions peuvent s’épanouir (et, de
mienne, alors nous avons besoin d’obtenir une attention internationale Lévy à Lagesse, chacun s’accorde sur la violence de l’exploitation
avant de pouvoir envisager une sortie à domicile. Mon film va sûrement contemporaine – les œuvres non identifiées étant souvent ame-
cliver, mais justement, il nous faut plus que jamais des débats et des com- nées à disparaître des salles au bout d’une semaine). La lumière
mentaires, même négatifs, pour générer de l’intérêt ». Même sentiment promotionnelle braquée sur les jeunes cinéastes, si elle part de
chez l’Américain Weston Razooli, qui présente Riddle of Fire bonnes intentions, présente aussi le risque de faire oublier qu’un
comme « un film d’aventure tel qu’on n’en voit plus depuis le début auteur demeure toute sa vie en recherche. Desplechin, en bon
des années 1980. C’est aussi une proposition à part en ce sens qu’il est cinéphile attentif aux talents émergents – il est « un fan absolu de
tourné en 16 mm – et Cannes aurait été le meilleur endroit pour une Titane » –, n’est toutefois pas de ceux qui regardent les premiers
projection argentique – et ne ressemble pas exactement aux spectacles films comme des programmes de carrières futures. « Je me souviens
visibles aujourd’hui. Or la Quinzaine est un endroit où le public est comment Jean-Paul Roussillon avait horreur du mot de carrière ! Quant
prêt à découvrir un univers neuf sans être tenu par la main : c’était déjà à moi, je crois n’avoir jamais rien programmé. Je me laisse porter par mon
le cas lorsque Lucas ou Scorsese ont explosé ici ». Moins près des cimes imagination. Sinon, je dépends de l’heur, des sélections, ce qui n’est pas
hollywoodiennes, l’ambition de Razooli rappelle un autre pre- simple à vivre, mais j’imagine que c’est heureux. Je ne sais pas quel est
mier film d’aventure montré à la Quinzaine : Les Combattants de mon premier film ! Est-ce La Vie des morts, que j’ai réalisé en premier,
Thomas Cailley (2014), de retour neuf ans plus tard en ouver- ou La Sentinelle, que j’écrivais depuis si longtemps ? » Où l’on voit
ture d’UCR avec Le Règne animal, après avoir showrunné la série que, si « les derniers seront les premiers », les premiers films, eux,
Ad vitam. « On dit qu’on fait le deuxième film contre le premier, et je seront toujours aussi les deuxièmes, les troisièmes et ainsi de
suis sûrement allé chercher autre chose dans la série, en effet. Mais je ne suite : tous méritent que les fées se penchent sur leurs berceaux. ■
© NORD-OUEST FILMS
Votre employeur, la SRF, vous impose-t-il un cadre particulier, Faire que la Quinzaine aide concrètement à la diffusion
voire des pressions ? ne signifie‑t-il pas aussi que le simple fait d’être montré à Cannes
La Quinzaine n’a pas de statut propre, elle n’est pas une association, a perdu de son impact sur la destinée des films ?
mais une émanation de la SRF. La question des liens d’interdépen- Dans les statistiques issues de la Quinzaine ces dernières années, à
dance ou d’autonomie envers elle revient donc souvent. Au cours de part les grandes signatures, le label « Quinzaine » ne signifie effec-
ce premier mandat, je n’ai subi aucune pression, à nulle échelle que tivement pas que le film va trouver son public. Il reste cependant
ce soit, pas même une suggestion, un clin d’œil m’encourageant à un marqueur pour les distributeurs et les exploitants, qui se disent
aller dans un sens ou un autre. La vraie difficulté s’est posée dès que la critique n’est plus prescriptrice. Il est là, le travail : si le logo
l’origine : quand une association est faite de cinéastes, régulièrement Quinzaine sur les affiches ou les bandes-annonces n’a pas de sens,
occupés à tourner, écrire ou même partir en promotion longuement, ou est juste assimilé au Festival dans son ensemble, on ne raconte
cela conduit à une rotation très importante des conseils d’administra- pas d’histoire. Mon projet de reprise en salle en France et à l’étran-
tion. D’où l’instabilité de la place que j’occupe, celle de la direction ger réinscrit la Quinzaine dans son histoire et, en expliquant mes
artistique. La question qui se pose à chaque fois est plutôt de garantir choix, la projette dans son avenir. Je ne me contente pas de mettre
qu’une confiance soit accordée sur un nombre d’années suffisamment les films dans les salles, certains sélectionneurs et moi-même irons
significatif pour que les choses changent. en personne parler au public. Quand on a demandé des aides pour
cette opération, les partenaires publics et privés nous les ont refu-
Vous avez décidé de montrer les films sélectionnés à la Quinzaine en sées, alors que tout le monde se plaint que la fréquentation baisse.
salle, en France et à l’étranger, au-delà des dates du festival, ce qui est Aller présenter une certaine forme de tradition cinéphile française,
une première à cette échelle. rencontrer des cinéastes et partager avec eux ce discours cinéphile,
J’ai été élu notamment sur ce projet-là. Cannes ne peut plus se satis- c’est lutter contre l’uniformisation grandissante. En fait, je suis un
faire de jouer le rôle de vitrine. Il se passe quelque chose au niveau de critique avorté ! Très tôt, j’ai voulu l’être, j’écrivais dans mon coin,
la diffusion : si on ne fait rien, la majorité des films que j’ai pu défendre mais toujours insatisfait, j’ai des difficultés à écrire, je reviens vingt
en tant que distributeur depuis 2010 n’existeront plus. Puisqu’on me fois sur la même phrase… Être délégué général de la Quinzaine, c’est
dit : « Ces films-là sont difficiles, on ne peut pas trouver d’écran », ma façon d’être critique de cinéma aujourd’hui. À mon échelle, je
j’utilise le réseau que j’ai constitué en dix ans de distribution. J’ai souhaite contribuer à recentrer la question du cinéma d’auteur sur
réuni autour d’une table les syndicats de producteurs, distributeurs la mise en scène, la notion de forme cinématographique, à partir du
et d’exploitants, et je leur ai fait signer une convention de partenariat découpage (le nerf de la guerre selon Rohmer), le montage, la com-
qui permettra à ces films d’être montrés très vite après Cannes. Cet position, le cadrage… Ce serait déjà une belle bataille de gagnée.
accord obtenu vise à ce que des spectateurs qui acceptent d’aller à la
rencontre de films dont ils n’ont pas entendus parler, ou réalisés par
des cinéastes qu’ils ne connaissent pas, puissent y accéder. Pour moi, Entretien réalisé par Charlotte Garson
c’est le même geste que de programmer pour la Quinzaine : il s’agit de et Marcos Uzal à Paris,
faire exister ce cinéma dont le marché ne veut peut-être pas. le 20 avril.
« APRES LA CIRCONCISION
« Toujours Goya
Colin-maillard »
LES FLEURS
DE LEUR SECRET par Marcos Uzal
ce qui permet d’explorer les mystères. Parce que s’il y a parole, que les hommes interprètent, veulent à tout prix comprendre,
il y a aussi possibilité du secret, de même que l’échange permet elles se reconnaissent dans leurs mystères respectifs, comme les
de jouer avec les omissions. Ce qui est grisant alors, ce n’est maillons d’une même chaine constituée d’histoires secrètes
pas la résolution des énigmes, les réponses que nous n’aurons écrites ou racontées et qui aurait dessiné un grand récit occulte
jamais vraiment, mais l’acte même de chercher, de découvrir sous celui des hommes. Citarella dit avoir compris cette dis-
des indices, d’enquêter, de reconstituer un parcours brouillé tinction entre les hommes et les femmes dans son film après
par le temps, une vie passée, tout un jeu constitué d’une mul- coup, notamment en repensant à Une chambre à soi de Virginia
titude de règles, niveaux et plateaux, dans lequel le tournage Woolf, et conclut : « Je préfère de loin cette idée de femmes tissant une
du film (qui s’est étalé sur six ans), l’écriture de son récit, les toile à celle d’un esprit “féminin” existant comme une chose imper-
aventures de ses personnages et la fascination de ses spectateurs méable. » Car si féminisme il y a dans Trenque Lauquen, il ne
se rejoignent dans une même exaltation enfantine à voir une passe pas par un discours, une démonstration, ou l’expression
histoire s’inventer au fur et à mesure, avec tout ce qu’elle trouve affirmée d’un « regard féminin » mais par la forme et l’évolution
et charrie en chemin. même du récit, en tant que construction célébrant un réseau
Donc, des femmes disparaissent, partent à l’aventure pendant où, à travers le temps, se tisseraient les aventures et destins de
que des hommes les recherchent, émettent des hypothèses (dans plusieurs femmes. La trame centrale de cette toile est la corres-
la première partie), puis constatent leur insuffisance (dans la pondance amoureuse et érotique d’une certaine Carmen Zuna
seconde), tandis que les femmes les réfutent ou les dépassent. Et datant des années 1960, dont la première pièce, cachée dans un
ce sont toujours elles qui prennent la main, parce que, pendant exemplaire d’Autobiographie d’une femme sexuellement émancipée
© EL PAMPERO CINE
de la féministe russe Alexandra Kollontaï (1926) est retrouvée nous, mais l’important est de comprendre, même si ce n’est
aujourd’hui par Laura : trois aventurières, trois histoires, trois absolument pas nécessaire de connaitre leurs autres films pour
époques, trois façons de transmettre un récit, intimement unies voir celui-ci, que Trenque Lauquen appartient lui-même à un
par un lien qui n’est pour les hommes qu’une série d’énigmes. réseau de création et d’imaginaire, et que cela imprègne aussi sa
La seconde partie, où les hommes s’effacent, mène Laura loin forme si libre et ouverte, trop souverainement collective pour
de Trenque Lauquen et de ses questions, dans l’acceptation du s’encombrer d’un surmoi. Il y est beaucoup question de fleurs,
mystère, vers le silence et la présence au monde. et ce n’est pas un hasard s’il partage cela avec La flor : si ces films
Trenque Lauquen est de ces films miraculeux qui nous rap- sont si imprégnés de botanique, c’est que leurs arborescences,
pellent combien le cinéma possède une capacité unique à se greffes et mutations constituent leur essence et leur beauté. Le
tenir dans le monde comme sur un terrain de jeu et à se servir film de Citarella nous ouvre ainsi à un monde et à un cinéma
de la fiction pour modeler la réalité à l’infini, comme chez où rien ne serait figé, ni les récits, ni les paysages, ni les êtres,
Feuillade ou Rivette. Et on se demande bien au nom de quel ni les corps, parce que tous interagiraient les uns sur les autres :
appauvrissement de l’imagination et de quel manque de joie une métamorphose permanente, mais qui a le calme de ceux
à créer c’est devenu si rare. Peut-être parce que l’on ne peut qui prennent tout leur temps, celui d’un trajet en voiture, celui
faire un tel cinéma sans un minimum d’émulation enfantine, qui consiste à réécouter deux fois de suite la même chanson, de
avec tout ce que cela contient d’amateurisme assumé. Car cuire un œuf sur le plat ou de se servir un whisky avec des gla-
Laura Citarella n’est pas seule, elle appartient à un collectif çons. Comme tout nous paraît soudain si tristement encombré
créé en 2002 nommé El Pampero Cine, également constitué de et si vulgairement hâtif à côté de Trenque Lauquen ! ■
Mariano Llinás, Alejo Moguillansky et Agustín Mendilaharzu.
Ils se produisent avec peu d’argent, sans demander d’aides de TRENQUE LAUQUEN (PARTIES 1 ET 2)
l’État, contribuent aux films des uns et des autres, à divers Argentine, Allemagne, 2022
postes, travaillent avec les mêmes actrices, acteurs et techni- Réalisation Laura Citarella
ciens, et un même compositeur, Gabriel Chwojnik, qui écrit Scénario Laura Citarella, Laura Paredes
toutes leurs musiques. En France, nous connaissons surtout El Image Agustín Mendilaharzu, Inés Duacastella, Yarará Rodríguez
Pampero Cine grâce à La flor de Llinás, film foisonnant de Son Marcos Canosa
quatorze heures, et qui n’est certainement pas sans rapport avec Montage Miguel de Zuviría, Alejo Moguillansky
Trenque Lauquen, même si le précédent film de Llinás, le génial Costume Flora Caligiuri
Historias extraordinarias (2008, jamais sorti en France) a plus de Musique Gabriel Chwojnik
liens encore : tressage d’une multitude d’histoires, rôle central Interprétation Laura Paredes, Ezequiel Pierri,
des narrateurs et des paysages de la province de Buenos Aires… Rafael Spregelburd, Cecilia Rainero, Juliana Muras, Elisa Carricajo,
Trenque Lauquen reprend d’ailleurs le personnage du premier Verónica Llinás
film de Citarella, réalisé en 2011, et qui porte un autre nom de Production El Pampero Cine
ville : Ostende (pas la station balnéaire belge, mais l’argentine). Distribution Capricci
La passionnante production de ce groupe (une vingtaine de Durée 2h09 et 2h13
films en vingt ans) est malheureusement trop méconnue chez Sortie 3 mai
Laura Citarella photographiée par Mathieu Zazzo pour les Cahiers du cinéma à Paris, le 27 mars.
Laura était déjà la protagoniste d’Ostende (2011), votre premier long écoute. Mais dans Trenque Lauquen, Laura entre physiquement
métrage, situé dans une station balnéaire quasi déserte, jouant d’une dans l’aventure. Elle prend part à la fiction en la découvrant et
variation sur Fenêtre sur cour. Comment s’est manifesté le désir l’inventant à la fois. Elle intervient, elle prend des risques. Pour
de retrouver ce personnage à nouveau interprété par Laura Paredes ? elle, la fiction n’a rien de frivole, c’est un espace vital.
Chaque fois que je termine un film, je me rends compte que
j’ai découvert quelque chose de nouveau et que je pourrais Pourquoi vous importait-il que Laura soit botaniste ?
tout recommencer sous l’influence de cette expérience. Ce Je m’intéressais à l’analogie qu’elle pouvait déployer entre les
serait néanmoins lassant de refaire le même film ! Beaucoup structures de la fiction et celles d’une plante. Mariano Llinás
de questions étaient restées en suspens avec Ostende. J’avais explorait déjà cette dimension dans La flor, mais dans Trenque
envie de prolonger le même univers, un lieu de la province de Lauquen, il s’agit davantage de pointer l’impossibilité de la clas-
Buenos Aires, avec le même personnage. J’étais intéressée par sification, dans une veine queer et féministe. La nature se trans-
le fait qu’elle crée de la fiction là où elle pose son regard et son forme si rapidement qu’il est impossible de la capturer tout à
fait, de la figer sous une dénomination univoque. C’est en tout construction du personnage car, du fait qu’elle soit amenée à
cas l’une de mes hypothèses concernant la plante du dossier interpréter Laura, elle avait des idées que je n’aurais jamais eues.
irrésolu : elle s’est peut-être métamorphosée si vite que Laura
n’était pas en mesure de la trouver. Grâce à son approche scien- Vous avez réalisé Trenque Lauquen au fil de six années. Quelles étaient
tifique, Laura s’attache aux faits et aux traces qu’elle découvre, les vertus de cette longue durée ?
mais elle est aussi capable de recourir au lâcher-prise de son Le mode de fabrication de Trenque Lauquen ressemble à celui
imagination comme à une vertu. des autres films produits par El Pampero Cine. Nous laissons
toujours cours à un processus de découverte répondant à la
Laura Paredes est aussi la co-scénariste de Trenque Lauquen. nécessité du film, nous n’imposons jamais un calendrier calqué
Comment cette collaboration a-t-elle pris forme ? sur des impératifs industriels. Pour Trenque Lauquen, que ce soit
J’étais en dialogue avec Laura dès le début du projet, et éga- en termes de jeu d’acteur ou de mouvements de caméra, tout
lement avec Mariano Llinás, car nous échangeons toujours est venu d’une recherche. D’une certaine manière, le film docu-
des idées sur nos films en cours. J’ai écrit seule un premier mente son propre exercice de la fiction. Selon une expression
traitement pour postuler à des fonds de financement. À ce de Mariano Llinás, nous avions le goût de « jouer en direct sans
moment-là, l’apparition de la créature du lac était le premier répéter ». Par exemple, quand Laura et Chicho sont dans le bar,
noyau narratif. C’était une manière d’intervenir sur la localité nous avons filmé cette scène sans répétition préalable. Ce qui
de Trenque Lauquen, dont ma famille est originaire, en jouant se passait devant la caméra devenait un petit événement ciné-
du maniement d’une nouvelle surnaturelle et de rumeurs qui matographique : ce que nous filmions avait lieu pour la toute
mobilisent soudain toute la communauté. Le désir de la fin première fois, embrassant la vitalité de l’accident. Par ailleurs,
comme destin sauvage du personnage était aussi présent, j’avais Trenque Lauquen a connu de nombreuses étapes de montage,
l’idée de démonter tout ce qui avait été très construit au long dans un aller-retour régulier au fil du tournage.
du film. En parallèle des premiers tournages de Trenque Lauquen,
je coréalisais Las poetas visitan a Juana Bignozzi avec Mercedes La structuration en deux parties est-elle une idée de scénario
Halfon (2019). C’est grâce à ce film que j’ai découvert le livre ou de montage ?
d’Alexandra Kollontaï, d’où le personnage de Carmen Zuna Nous avons commencé à tourner en 2017 et, à partir de ce
et l’idée des lettres. À ce moment-là, je lisais beaucoup d’ou- matériau, nous avons constitué une première structure de mon-
vrages féministes dans des exemplaires d’occasion, qui portaient tage, assez linéaire. À ce moment-là, la fuite de Laura prenait
la marque des vies passées des lecteurs et lectrices. Cela a été place avant l’enquête de Rafa et Chicho. C’est seulement en
le déclencheur pour que Laura soit en contact à la fois avec plein confinement, courant 2020, que nous avons choisi que
une dimension fantastique et une dimension épistolaire. C’est le film commencerait avec le personnage de Laura in absten-
lorsque j’ai posé tous ces éléments que nous avons commencé tia, raconté par d’autres personnages. En l’occurrence, deux
à écrire Trenque Lauquen avec Laura Paredes. En plus de son hommes aux hypothèses nobles et affectueuses, mais qui se
travail d’actrice, elle est dramaturge et metteuse en scène de trompent sur ses motivations profondes. En décidant de chan-
théâtre. Notre collaboration a été d’une grande valeur pour la ger la structure, d’autres voix prenaient place et Laura assumait
pleinement la narration dans un second temps. J’ai trouvé très mouvement que nous avons réalisé Trenque Lauquen. Bien sûr,
beau qu’une autrice argentine, Julieta Greco, évoque Trenque je suis la réalisatrice, il y a des rôles à chaque étape de fabri-
Lauquen comme « la revanche de Laura sur L’Avventura ». Par le cation, mais il n’empêche que le film nous appartient à tous,
titre du premier chapitre, « La aventura », et par le choix de il existe dans la prolongation d’une multiplicité de rencontres,
commencer en se perdant dans des villages où tout est fermé, une circulation d’idées.
il y a effectivement une référence directe au film d’Antonioni,
mais aussi une forme de réponse. Outre Kollontaï, quels écrivains vous ont inspirée pour Trenque Lauquen ?
La tradition de la nouvelle fantastique argentine m’accompa-
La même Julieta Greco a qualifié Trenque Lauquen de « geste féministe gnait en permanence, plus particulièrement El Perjurio de La
de la fugue ». Comment recevez-vous cette expression au regard des Nieve (1944) d’Adolfo Bioy Casares pour sa manière de rompre
puissants mouvements féministes argentins de ces dix dernières années ? un sortilège. Le chapitrage de Trenque Lauquen fait référence aux
Oui, pour moi, ce que vit Laura est effectivement une fugue, à Détectives sauvages de Roberto Bolaño. L’essence des person-
la fois comme libération et fantaisie, bien plus qu’une décision nages de ce roman m’intéressait beaucoup : ils s’aiment parce
de disparaître ! Je suis féministe, je lis beaucoup de littérature à qu’ils se racontent des histoires, parce qu’ils partagent des aven-
ce sujet, mais une question persiste : que doit faire le cinéma à tures. L’expérience de la fiction renforce leurs liens et suscite
partir du féminisme ? Je sens que, lorsqu’il cherche à être trop de l’érotisme. C’est ce qui arrive à Laura et Chicho : entre la
productif vis-à-vis de causes politiques, cela se retourne parfois lecture de deux lettres adressées à Carmen Zuna, ils travaillent
contre elles. Au contraire, certains films aident à penser à partir ensemble, prennent la route, et tout cela participe de l’effer-
d’outils de réflexion cinématographiques non volontaristes. Le vescence entre eux.
cinéma d’Agnès Varda incarne bien cette tension : elle a réalisé
des courts féministes presque pamphlétaires, dont j’ignore la Trenque Lauquen se termine d’ailleurs avec l’abandon de la voix
portée vis-à-vis du mouvement, et qui, sur un plan cinéma- de Laura, là où Les Détectives sauvages s’achevait dans la dissolution
tographique, m’inspirent peu. Et soudain surgit Sans toit ni loi du langage articulé.
(1985), qui sert autant la cause du cinéma que du féminisme ! Je sentais que la manière la plus juste de conclure était que le
Comment aborder les questions qui nous intéressent sans verser film soit parcouru par une respiration opposée à ses fondements.
dans le dogmatisme ou donner l’impression de cocher des cases, Il s’agissait d’enregistrer de petits événements de la nature sans
pour qu’elles fassent véritablement partie de l’univers fictionnel pour autant pouvoir les capturer, de traverser cet excès d’élé-
du film ? Le cinéma est un espace privilégié de mise en scène ments ingouvernables. Après avoir amené la fiction le plus loin
de ces dilemmes. Je sens que le moment féministe le plus fort possible, je voulais la voir s’effondrer. C’est un exercice de dilu-
de Trenque Lauquen intervient avec Alexandra Kollontaï : dans tion. J’ai laissé la fiction fuguer. Ou plutôt : j’ai laissé la fiction
Autobiographie d’une femme sexuellement émancipée (traduit du russe se livrer au monde.
et publié en France en 1973, ndlr), elle parle de l’émancipation
sexuelle, professionnelle, affective, mais surtout, du collectif, Entretien réalisé par Claire Allouche au festival Cinélatino
de l’urgence à transformer le « je » en « nous ». C’est dans ce de Toulouse, le 30 mars.
EN SALLES
Misanthrope de Damián Szifrón 62 Showing Up de Kelly Reichardt
La réserve et le monde
sordide guette, la bascule régulière entre
les deux personnages contribue à ouvrir
des perspectives : Bill loge en Matho
la promesse d’un avenir moins brutal ;
par Olivia Cooper-Hadjian Matho révèle en Bill les blessures qui ont
dû être refermées pour arriver jusque-là.
À la faveur d’une série d’allers-retours
Dl’intérieur
es chevaux galopent sur une route, mais
on ne les voit que partiellement, depuis
d’une voiture d’où s’échappent
dans les reliefs, va de pair avec un art de
faire coexister la beauté et l’horreur de
ce lieu : non pas en soufflant le chaud et
entre la réserve et le monde qui l’entoure
(Bill est embauché par un riche entrepre-
neur blanc pour travailler dans ses usines
les basses lourdes d’un morceau de hip- le froid, mais en tenant le pire et le meil- et reconduire chez elles les jeunes femmes
hop. Nous nous trouvons dans la réserve leur comme les deux faces d’une même de la réserve qu’il semble consommer sans
de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud, pièce. Ainsi, le foyer de la matriarche qui modération), le récit picaresque s’épaissit
où viv(ai)ent les Oglala, une branche du accueille des enfants dans le besoin à la d’une dimension politique plus marquée,
peuple sioux. À l’image de ce plan lim- seule condition qu’ils continuent d’aller à au risque d’être rattrapé par la carica-
inaire, War Pony représente ce lieu avec l’école apparaît à la fois comme un refuge ture. Sous prétexte de représailles contre
une rare absence d’exotisme. La genèse du chaleureux où s’incarne la notion de le patron, quelques dindons font leur
film l’explique : il est né de la rencontre de communauté et comme une dangereuse « retour » sur les terres oglala, matériali-
l’actrice Riley Keough avec Bill Reddy plateforme où des mineurs sont enrôlés sant paisiblement, dans la dernière scène
et Franklin Sioux Bob, deux habitants de dans le trafic de drogue. La misère et la du film, l’ambiguïté du mythe américain :
la réserve alors figurants sur le tournage violence de cet environnement ne sont pile, la prodigalité du Nouveau Monde ;
d’American Honey d’Andrea Arnold. Avec ni occultées, ni surlignées, mais quelque face, le début d’un génocide et d’une
son amie productrice Gina Gammell, elle peu adoucies par le point de vue interne oppression jamais réparée. ■
leur rendit visite, et leurs récits associés qui a présidé à la création du film : pour
à la découverte du lieu suscita bientôt qui est né ici, ce sont les données de base WAR PONY
un désir de film, écrit à quatre mains et à partir desquelles il faudra tout de même États-Unis, 2022
coréalisé par les deux femmes. Les souve- apprendre à grandir, rire et jouer. Réalisation Gina Gammell, Riley Keough
nirs de Bill Reddy et Franklin Sioux Bob War Pony se présente alors comme Scénario Franklin Sioux Bob, Bill Reddy, Riley Keough, Gina
s’incarnent dans deux personnages, le pré- une histoire d’adaptations successives, de Gammell
ado Matho et le post-ado Bill, comme réinventions permanentes. Il semble que Image David Gallego
deux temps d’une même vie. la réserve provoque une croissance accé- Montage Affonso Gonçalves, Eduardo Serrano
Vainqueures de la Caméra d’or au lérée : Matho (Ladainian Crazy Thunder) Décors Scott Dougan
dernier Festival de Cannes, Gammell et ne peut guère compter sur sa famille pour Costumes Miyako Bellizzi, Alex Lee
Keough ont su trouver une forme qui le nourrir et commence à chercher ses Musique Christopher Stracey, Mato Wayuhi
donne corps à Pine Ridge sans l’embel- propres moyens de subsistance ; Bill (Jojo Interprétation Jojo Bapteise Whiting, LaDainian Crazy
lir ni l’enlaidir. Le travail avec les acteurs Bapteise Whiting) a déjà eu deux enfants Thunder, Sprague Hollander, Jesse Schmockel, Iona Red
non professionnels recrutés dans la réserve avec deux femmes différentes, dont l’une Bear, Wilma Colhoff, Ashley Shelton
tire le récit loin des figures toutes faites insiste, depuis la prison, pour qu’il paye sa Production Felix Culpa, Caviar Production
que l’on pourrait vouloir y plaquer. Cette caution. Tandis que Matho navigue entre Distribution Les Films du Losange
sobriété, qui ne force pas l’émotion dans l’école, des logis temporaires, et les rues Durée 1h54
un sens ou dans un autre mais la cherche qu’il arpente avec sa bande de copains, Sortie 10 mai
© FELIX CULPA/CAVIAR PROD.
Ps’empare
our habiller l’animation de Fairytale
en conte de fées, Alexandre Sokourov
de la démesure architecturale de
passer le temps. Hitler s’en veut d’avoir
loupé la conquête de l’univers de si peu.
Churchill se demande comment va la
il ne trouve que les eaux croupies d’une
histoire suspendue qui n’en peut plus de
convoquer sur sa scène les mêmes invo-
deux peintres du xviiie siècle, Piranèse et Reine. Mussolini ne pense qu’à lui. « Il ne cations d’une horreur inexorable. À une
Hubert Robert. En amplifiant leurs effets faut jamais oublier l’amour. Toute ma vie j’ai exception notable près, lorsque surgit
de perspective et de gigantisme, il donne aimé », confesse-t-il, torse nu. Ils croisent le peuple, placé du côté de l’inhumain,
un saisissant relief à ces limbes où errent, Jésus, mais Jésus souffre, il attend son Père dont les mains se transforment en âme,
comme engloutis, ses quatre personnages qui ne vient pas. Ils croisent Napoléon : il boue, torrent de lave, océan de colère,
principaux, Staline, Churchill, Mussolini est déjà au paradis et ne peut pas les aider. fin du dessin, dans des traits enragés qui
et Hitler. Pourtant, celles-ci constituent Dieu leur parle, mais il les rejette. Il reste évoquent ceux de Victor Hugo. Avec cette
moins un refuge qu’un espace instable le peuple, qui leur veut du mal. picturalité de l’abysse qui abolit pour un
dont la prétention à l’admiration, au sub- Contrairement à l’espace où ils évo- temps les ricanements lucifériens (car ces
lime ou au grand art est sans cesse ravalée luent, ces maîtres d’empire ne sont pas limbes possèdent quand même la bande-
par l’avilissement et la déjection – du visi- dessinés, ni même incar nés par des son de l’enfer), Sokourov laisse passer le
ble comme de la parole. En reliant ressen- acteurs. Le cinéaste et son équipe ont souffle de l’Histoire. Malheureusement, à
timent et ressassement, les dialogues, où isolé puis réassemblé, dans un travail arti- l’intérieur de cette vision, ce ne peut être
Sokourov mêle citations historiques et sanal minutieux, les archives filmées de qu’un dernier souffle. ■
inventions personnelles, noient politique ces personnages, sans jamais recourir à
et métaphysique dans un délire immobile. l’intelligence artificielle, comme le pré- FAIRYTALE (SKAZKA)
Le ricanement et la trivialité supplantent cise le carton liminaire.Visages et peaux, Russie, 2022
la mélancolie. Mussolini conseille d’aller une fois agrandis, deviennent une texture Réalisation, scénario Alexandre Sokourov
au bordel, alors qu’Hitler marche dans aux effets de présence étonnants, mais Son Aleksaner Vanyukov
un étron. souvent niés par la facticité de leur mise Musique Murat Kabardokov
Le légendaire, dès lors, est miné de en place et la délimitation grossière des Interprétation Igor Gromov, Vakhtang Kuchava, Lothar Deeg,
l’intérieur et la structure du film de res- silhouettes. Sokourov démultiplie au sein Tim Ettelt, Fabio Mastrangelo, Alexander Sagabashi, Michael
sembler ainsi à un bout-à-bout d’his- de l’image les différentes persona des diri- Gibson, Pascal Slivansky
toires drôles. Staline, Hitler, Churchill et geants. Le Churchill colonial discute avec Production Sokourov fund
Mussolini sont au purgatoire et ils aime- le Churchill militaire et avec le Churchill Distribution Les Films de l’Atalante
raient bien accéder au paradis. Obsédé bourgeois, le vieux Staline avec le jeune Durée 1h18
par la mort, Staline provoque pour et ils s’appellent tous « frère », dans une Sortie 10 mai
© ZADIG FILMS
La Fille d’Albino Rodrigue de Christine Dory où Rosemay se déplace, se cache, cherche,
enquête, fouille. Soit l’espace familial non
Fausses fuyantes
comme foyer mais comme lieu du trouble,
avec ces tiroirs où l’on cache les symboles
religieux chéris par le père, que la fille
s’entête à ressortir, mais aussi des jouets
par Fernando Ganzo sexuels et des cartes postales érotiques
anciennes dont Albino lui faisait cadeau
pour ses anniversaires. Ce dérèglement est
© EMA MARTINS
que je trouvais drôles mais qui étaient
morbides s’avéraient soudain faire par-
tie d’un impensé chez moi. Et ça ne va
pas : au cinéma, il faut être clair. On peut
épaissir, obscurcir, mettre du trouble, mais
soi-même, il faut être clair.
URêveneverspourrait
perspective sombre sur un pays à tra-
Eissement.
lle (Narimane Mari) filme les scin-
tillements de la mer, jusqu’à l’éblou-
Il (Michel Haas) lui parle de la
Gaston Bachelard est invité dès le
générique. Il opère sans fard théorique :
le problème posé par L’Intuition de l’ins-
Nick’s Movie de Wim Wenders (1980) et
La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert
(1992) témoignaient de l’imminence de
métamorphose des nuages qu’il observe tant, la perception illusoire de la durée la mort à travers l’affaiblissement du corps,
à l’œil nu. Ce qui pourrait s’apparenter comme base temporelle prétendument Haas apparaît très peu à l’écran dans ses
à une dissociation entre l’image et le son homogène, habite le film d’un bout à derniers moments. Pour que ses paroles
n’en est pourtant pas une. La prouesse l’autre. Ou plutôt, d’un soupçon de com- fassent véritablement corps, Mari les
de ce moment, et la beauté de la totalité mencement à une impossible fin. Là où, transcrit mot pour mot avec la vigueur
d’On a eu la journée bonsoir (Grand Prix dans Vacances prolongées (2001), Johan van du parler au sein des plans associés, pour
de la compétition française et Prix Cnap der Keuken, atteint d’un cancer généra- la plupart tournés après sa disparition. La
du FIDMarseille, et Mention spéciale lisé, semblait accorder un sursis aux plans présence vocale de l’aimé se voit alors gra-
à Belfort), tient pour beaucoup au jeu tournés, Mari ranime les instants vécus à vée dans la matière de l’image.
de synchronisation organique entre des l’envi, faisant fi au montage d’une chro- Quand son médecin évoque les
éléments a priori épars. C’est dans cette nologie biologique. Elle fabrique une inflexibles conditions des soins pallia-
forme singulière que s’épanouit la cor- temporalité fugueuse dont les pouvoirs tifs, Haas troque sa gouaille contre un
respondance amoureuse entre le peintre sont quasi résurrectionnels. La dispari- silence de mort. À l’image, ce moment
Michel Haas, en fin de vie, et Narimane tion de son compagnon est annoncée par s’incarne comme un mirage : une tache
Mari ; un dialogue intime comme art des un faire-part dans les premières minutes, de lumière parcourt les murs blancs où
rapprochements des êtres et des choses. puis un chat se prélasse sur le bout de sont accrochées des silhouettes qu’il
Film contre la montre et avec le monde, papier, évacuant la moindre solennité. La a peintes. Chaque fois que les rayons
On a eu la journée bonsoir noue une rela- mort n’est pas envisagée comme la fin : touchent une œuvre, elle s’évapore.
tion ombilicale avec toutes les formes de qu’elle soit proche ou avérée, elle est à Secousse de gravité soudaine, là où le
vie : visages des passants saisis dans la rue, plusieurs reprises l’occasion d’un droit film cultivait les pulsions de vie à tout
chorégraphie tentaculaire d’un poulpe de réponse de Haas. « C’est la dernière fois va. À cette prestidigitation funeste vient
sur un étal de marché, et ce qu’il subsiste que je meurs comme ça », ne manquera-t- aussitôt répondre une séquence inouïe :
de partage possible entre le peintre et la il pas de lancer, bien plus tard. Sa voix, Haas, quelques années auparavant, en
cinéaste, s’affranchissant ainsi d’une tona facétieuse et sans âge, œuvre tout du pleine transe picturale. Allongé par terre,
lité testamentaire. long comme son principal visage. Là où se déplaçant sur les genoux et les coudes,
il masse énergiquement des pigments sur
du papier et chante à tue-tête. L’un des
rares moments où son et image sont saisis
ensemble est aussi celui où les différents
gestes de création du couple se synchro-
nisent, campés sur le plancher des vaches.
Cet instant privilégié se dissout dans le
bleu de l’œuvre à venir : ni marine, ni
céleste, cette couleur est incorruptible-
ment terrestre, tant Haas l’arrache au sol,
inlassablement. ■
ON A EU LA JOURNÉE BONSOIR
France, 2022
Réalisation, montage Narimane Mari
Scénario Narimane Mari, Michel Haas
Image Narimane Mari, Antonin Boischot, Nasser Medjkane
Son Narimane Mari, Benjamin Laurent, Antoine Morin
© CENTRALE ÉLECTRIQUE
À ma sœur
la fausse piste du thriller, puis de la psy-
chologie molle (plus délurée, Rose est
moins encline à tomber dans le panneau
de la passion), avant de dénoter une stra-
par Charlotte Garson tégie d’altération bienvenue du récit.
L’Amour et les Forêts multiplie les figures
sororales, qu’elles relèvent de la Loi ou
Aharcelée
daptant à l’écran le best-seller d’Éric
Reinhardt sur l’histoire d’une femme
par un mari possessif, Valérie
couple de La guerre est déclarée, elle lance
ses protagonistes sur un chemin balisé
puis ramasse les cailloux de Petit Poucet
de la marginalité, comme la courte appa-
rition de Virginie Ledoyen en compagne
de chambre d’hôpital destroy qui réduit
Donzelli et Audrey Diwan (réalisatrice de qu’elle y a elle-même semés. Par quels le « monstre » à ce qu’il est aussi : un « petit
L’Événement) conservent de ses origines procédés faire infuser ce qui se présente monsieur » sans panache. Davantage que des
livresques une distance qui l’extrait de la avec la frontalité du film-dossier ? personnages à profondeur psychologique,
pure étude de cas ou du témoignage à Comment mettre en scène le bovarysme les apparitions féminines tentent d’enco-
visée didactique, d’autant qu’il est raconté dolent de celle qui voit « le chagrin s’en- cher l’excessive linéarité du récit, qu’elles
d’un point de vue rétrospectif. L’épouse gouffr[er] dans son âme avec des hurlements font fourcher comme pour rappeler que
(Virginie Efira) raconte au passé sa ren- doux » ? D’abord en lui faisant platement d’autres vies sont toujours possibles. Plus
contre avec Grégoire (Melvil Poupaud), lire à haute voix cette phrase de Madame structurant cependant que ces embran-
au patronyme romantique forcément Bovary, puis, somme toute assez plate- chements sororaux, un flash-back revient,
trompeur : Lamoureux. D’emblée, hors ment aussi, en multipliant les gros plans une trouée d’arbres floutés par un travel-
champ, la voix de Dominique Reymond sur le visage de l’actrice tour à tour fait ling, réminiscence d’une brève rencontre
se fait entendre, questionnant avec une et défait. avec un amant inconnu, trouvé sur inter-
fermeté bienveillante celle qui raconte. Cette chronique d’une empr ise net pour ne pas « étouffer ». Fallait-il qu’un
Thérapeute, commissaire, avocate, juge ? annoncée masque ses étapes dignes d’un autre homme, certes des bois, incarne
Le caractère institutionnel de ce contre- manuel de psychologie sous des réfé- l’alternative au mari envahissant ? ■
champ sonore donne à la trajectoire un rences. Littéraires d’une part, puisque
cadre, garantissant que la « société » entend Blanche enseigne le français au lycée : L’AMOUR ET LES FORÊTS
cette histoire, la consigne, la fait échap- méfiez-vous d’un homme qui, après France, 2022
per au fait divers comme au déversoir l’amour, parfait sa séduction par un vers de Réalisation Valérie Donzelli
confessionnel. L’omniprésence d’Efira, Britannicus, « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je Scénario Valérie Donzelli, Audrey Diwan, d’après le roman
ici de chaque plan comme elle l’a été faisais couler ». Cinématographiques d’autre d’Éric Reinhardt
chez Justine Triet, Rebecca Zlotowski, part : qui a vu Les Parapluies de Cherbourg Image Laurent Tangy
Alice Winocour ou encore dans Madeleine reconnaît le plan rapproché de Blanche Montage Pauline Gaillard
Collins, sert à ancrer le point de vue dans essayant un voile pour son mariage, le Décors Gaël Usandivaras
le récit de la femme, les gros plans fron- bleu de son pull ou les motifs fleuris des Costumes Nathalie Raoul
taux sédimentant un solide « on te croit » ; papiers peints. Dans une unique séquence Musique Gabriel Yared
la narratrice n’est jamais mise en doute. musicale, Grégoire, en voiture vers l’Est Interprétation Virginie Efira, Melvil Poupaud, Dominique
Hélas, l’écriture de Donzelli tient sou- où il la fait déménager, chante à Blanche Reymond, Romane Bohringer, Virginie Ledoyen
vent du pur programme : démultiplica- (Normande comme Geneviève) les pro- Production Rectangle Productions
tion obsessionnelle et ludique de l’aimé messes d’un amour « bien plus grand » que Distribution Diaphana Distribution
dans La Reine des pommes ou vertige de les « tourments » du déracinement, ce duo Durée 1h45
l’annonce d’une maladie grave faite au à la Demy soulignant la nature illusoire Sortie 24 mai
La relève
et anodin (« Peux-tu m’aider à faire passer ce
fil par le chas de l’aiguille ? », demande un
vieil homme), là détournée vers le conte
moral quasi autonome (un aveugle trans-
par Élie Raufaste porté par monts et par vaux, arrivant pile
à l’heure pour son rendez-vous galant).
Ce flux ininterrompu de persévérance,
Alors on transe
l’autre, unifiés par la perspective d’une
caméra thermique, constitue un point
de bascule. Elle fait peser sur les épaules
d’Alekseï une seconde hantise, qui s’avé-
par Olivia Cooper-Hadjian rera tout aussi déterminante que la pre-
mière : après la perte de l’ami, le deuil de
l’ennemi. Le glissement est à la fois nar-
Alesuàautres,
départ, comme une vision : des corps
la peau sombre allongés les uns sur
mais bien vivants ; entre leurs
d’Hélène Louvart fut récompensée à la
Berlinale). Le film navigue sur un fil, à
l’image de son acteur, Franz Rogowski :
ratif et esthétique : passée la première rup-
ture qu’engendre le recours à un point
de vue non humain, la symbiose entre
paupières ouvertes, un iris jaune. Cela le cinéaste exploite à la fois son charisme image et histoire se brise, jusqu’à donner
pourrait être les prémices d’un récit fan- naturel, la sensibilité que dégagent sa l’impression que c’est le visuel qui dicte
tastique, mais plutôt que de s’inscrire dans voix et son regard, et sa virtuosité par- le devenir des personnages. L’incursion
un genre connu, le premier long métrage fois démonstrative (son passé de danseur d’une dimension plus fantastique coïn-
de Giacomo Abbruzzese revendique la se rend ici particulièrement sensible). cide avec un certain maximalisme – com-
liberté d’inventer ses propres codes. Ce De même, son français très approximatif biner récit intime, fable politique, conte
plan énigmatique laisse place à un che- nourrit une atmosphère apatride, mais philosophique et trip formel. S’il sait
minement plus linéaire, mais toujours frise aussi l’abstrusion. Le personnage figurer avec éclat la porosité des espaces
riche en surprises et fausses pistes. Un qu’il incarne, Alekseï, finit par arriver – et des temps – la jungle envahissant la
bus empli de supporters de foot passe la seul – à la destination rêvée, Paris, pour France, un double verre de Bordeaux
frontière qui sépare la Biélorussie de la être aussitôt embrigadé dans la Légion convoquant un fantôme –, le film finit
Pologne ; deux hommes en descendent et étrangère. par trop laisser sentir que le monde qu’il
s’éclipsent : maillots et écharpes n’étaient Du terrain balisé du camp militaire – façonne n’est soumis à d’autres règles
pour eux qu’un costume. Un peu plus vir ilité perfor mative, despotisme et que celles qu’il a lui-même écr ites.
tard, les amis gonflent un matelas : ils ne entraînements éprouvants à la mode de L’accumulation de coups de force nous
s’en servent pas pour dormir, mais pour Beau travail de Claire Denis –, une nou- éloigne progressivement d’Alekseï, plutôt
traverser un lac. Giacomo Abbruzzese velle bifurcation nous arrache pour nous que de nous faire entrer en résonnance
impressionne par son écriture économe, emmener au Nigéria, où nous retrouve- avec son parcours heurté. Aussi joliment
qui condense en un geste, un mot ou un rons les guérilleros aux yeux vairons aper- figuré soit-il, le lien qui unit le soldat à
objet des enjeux narratifs que d’autres çus en ouverture. L’histoire qui s’ébauche sa victime paraît surtout fabriqué et, de
tiendraient à exposer, tout en entretenant ici, celle de Jomo (Morr Ndiaye) et ce fait, l’utopie humaniste qu’il invoque
l’ambiguïté de tous ces phénomènes, Udoka (Laëtitia Ky), frère et sœur ama- manque de consistance. Les réserves
tantôt signes, tantôt faux-semblants. teurs de danse engagés dans une lutte qu’inspire Disco Boy sont pourtant les
Sautant d’un plan à un autre comme sur armée écologiste, sera interrompue par corollaires d’une immense qualité : un
les rochers d’une rivière, le récit attise la l’irruption d’Alekseï. Nous sommes donc brûlant désir d’inventer des images, qui
curiosité sans jamais devenir hermétique. dans cette jungle parce que la Légion y rend forcément curieux de la suite du
Chaque vue impose une présence, dessine intervient, à moins que ce ne soit l’in- parcours de Giacomo Abbruzzese. ■
un petit monde vibrant (la photographie verse, le préambule du film suggérant une
DISCO BOY
France, Italie, Belgique, Pologne, 2023
© FILMS GRAND HUIT
© MEMENTO DISTRIBUTION
remarque sa mère. Justement : à force d’ob-
server les autres par un trou de serrure,
il finit presque par se confondre avec les
lieux, devenant cette sorte de conscience
en suspension qui, si elle incarne parfaite-
ment un désir d’oubli (s’oublier soi-même,
Sparanoïaque
ous les tropiques, couve la fin d’un
monde : quelques mois après la fièvre
qui sévissait autour des
de champ, d’une réplique, d’un geste ou
d’un regard, tout en l’enrobant d’un voile
d’incertitude. L’île rouge, cauchemardée
oublier cette parenthèse de vie à l’autre
bout du monde), prive peu à peu le récit
d’un mouvement vital. Poussant à bloc une
eaux polynésiennes de Pacifiction, Robin ou remémorée, on ne sait plus, à l’image logique onirique et formaliste que l’on
Campillo nous fait changer de latitude et de Miangaly (Amely Rakotoarimalala), avait entr’aperçue dans 120 battements par
remonter le temps, parachutant sa fiction la jeune Malgache, qui confond son rêve minute (les particules de poussière changées
sur les terres de Madagascar, au début des avec une photographie (une myriade de en molécules de virus), Campillo déplie
années 1970, où le jeune Thomas (Charlie parachutes largués au-dessus de la Grande alors un vaste jeu de piste, façon marabout-
Vauselle), ses parents et ses frères coulent Terre). Les aiguilles de l’Histoire s’affolent, bout de ficelle, entre des motifs qui, malgré
en quasi-insouciance des jours heureux dix ans déjà d’indépendance, et pour- leur potentiel d’évocation, sont ici livrés
dans une base aérienne encore aux mains tant rien ne semble avoir changé dans ce un peu trop clef en main. Tout converge
de l’armée française. Comme chez Albert petit morceau de métropole d’où, pen- vers une dernière partie qui jette, enfin,
Serra, sentiment étouffant d’un colonial- dant une large partie du film, les locaux la lumière sur les véritables habitants des
isme en bout de course, gangrénant les semblent avoir été congédiés – « Ce n’est lieux, mais malgré la grâce de ce dernier
corps et les esprits, bien que l’affaire soit pas le moment ! », crie le père de Thomas rebondissement, on regrette d’avoir eu, en
autrement personnelle, tout embrumée (Quim Gutiérrez) au domestique qui cours de route, l’impression de connaître le
des vapeurs de la mémoire. C’est là, en croit bon d’apparaître au cours du repas fin mot de cette histoire – le comble pour
effet, dans l’ombre d’un père sous-officier, de famille. La force du film, surtout pal- un film si prompt à faire de l’Histoire une
que le réalisateur a vécu une partie de pable dans sa première moitié, est ainsi matière évanescente, soumise à toutes les
son enfance, avant le départ définitif de de ne jamais s’arc-bouter sur le seul fait relectures. ■
sa famille pour la France. Il y aura donc colonial, mais de l’observer comme à tra-
un point de repère, dans ce tourbillon vers un kaléidoscope défectueux, où ses L’ÎLE ROUGE
autobiographique, matière à mille coups symptômes perceraient ici et là, entre la France, Belgique, Madagascar, 2022
d’œil amers plutôt qu’à un récit unique : trame d’un quotidien familial rongé par Réalisation Robin Campillo
Thomas, enfant-cinéaste pas si incrédule, d’autres oppressions : le père macho contre Scénario Robin Campillo, Gilles Marchand
observant depuis les coulisses ces adultes la mère (Nadia Tereszkiewicz), le monde Image Jeanne Lapoirie
qui persistent à se trémousser, sur cette des garçons contre Thomas, prié de cesser Montage Robin Campillo, Anitha Roth, Stéphanie Léger
scène protégée, au son d’une musique ses manières de « danseuse ». Entre la crise Son Julien Tan-Ham Sicart, Valérie De Loof, Thomas Gauder
rance et faussement joyeuse. « Moi, j’adore politique et la crise d’une famille s’im- Musique Arnaud Rebotini
l’odeur du kérosène ! », entend-on au cours misce une autre couche, moins convain- Interprétation Nadia Tereszkiewicz, Quim Gutiérrez,
d’un repas entre amis – et Apocalypse Now cante, composée des aventures imaginaires Charlie Vauselle
de faire irruption à la table des fantômes. de Fantômette, l’héroïne littéraire de Production Les Films de Pierre
Difficile de ne pas être troublé, surtout Thomas, dont les apparitions intermit- Distribution Memento Distribution
dans les scènes les plus chorales, par cet tentes troublent encore, si besoin est, la Durée 1h57
art de faire surgir le malaise à tout bout surface de ce grand miroir aux alouettes. Sortie 31 mai
Le Cours de la vie pertes et déceptions. Du cours de la vie, une abondance de discours désabusés aussi
de Frédéric Sojcher l’on peut attendre plus de déviations. clairvoyants qu’un mur Facebook. Mais
France, 2022. Avec Agnès Jaoui, Romain Lefebvre dans les meilleures scènes de traque et
Jonathan Zaccaï, Géraldine Nakache. 1h30. d’enquête (où le spectre de Ricardo Darín
Sortie le 10 mai. semble pointer derrière la performance
L’idée directrice du film de Frédéric Soj- Misanthrope de Mendelsohn), transparaît le rêve d’un
cher est dans le titre : faire de la masterclass de Damián Szifrón cinéma d’action et de divertissement antan
dispensée par Noémie (Agnès Jaoui), scé- États-Unis, 2022. Shailene Woodley, Ben accessible (Les Dents de la mer est d’ail-
nariste invitée dans une école de cinéma, Mendelsohn, Jovan Adepo. 1h59. Sortie le 26 avril. leurs évoqué dans une réplique cocasse)
une véritable « leçon de vie » pour les étu- Sans vouloir calmer la joie du lecteur et aujourd’hui confiné au direct to DVD,
diants et pour elle-même, qui retrouve qui aurait ce numéro entre les mains, et sous-genre dans lequel Szifrón aurait pu
son amour de jeunesse en la personne de devant l’hystérie qu’il génère, il est par- être un très noble tâcheron.
Vincent (Jonathan Zaccaï), directeur de fois salutaire de relativiser l’importance Fernando Ganzo
l’école. Avec l’écriture pour thème, le du Festival de Cannes. Il y a neuf ans, Les
récit s’avance sous le signe de la réflexi- Nouveaux Sauvages de Damián Szifrón,
vité, en intégrant notamment une capta- malin film à sketches, y était accueilli Nos cérémonies
tion du cours par les caméras de l’amphi comme le nouveau Pulp Fiction, la pro- de Simon Rieth
où il a lieu. La pente de la mise en abyme messe d’un tournant dans le cinéma mon- France, 2022. Avec Raymond Baur, Simon Baur,
reste cependant douce et sans vertige, dial. C’est dans une indifférence presque Maïra Villena. 1h44. Sortie le 26 avril.
l’enjeu se situant au niveau de l’existence absolue que l’Argentin revient derrière la Que reste-t-il à filmer au cinéma de l’après
et de la transmission : entre la scénariste au caméra, après des années d’errance et de (après les grands récits, leur mise en crise,
pupitre et les étudiants dans la salle se joue projets avortés (dont une adaptation de puis leur redigestion parodique) sinon son
un renvoi d’expérience, les paroles et his- L’Homme qui valait trois milliards). Misan- étrange survivance post-mortem, le spec-
toires permettant aux élèves de se penser thrope, tourné aux États-Unis, surprend tacle toujours recommencé de son extinc-
comme auteurs et acteurs de leurs propres cependant par la distance avec son pré- tion ? Sur le constat, Nos cérémonies est
vies. Horizon que condense la lecture par décesseur : il s’agit d’une immersion totale impeccable : nous, contemporains, appar-
un étudiant de la lettre que Noémie avait et univoque à Baltimore depuis la plongée tenons bien à cette nouvelle ère, remon-
adressée à Vincent il y a trente ans sans zénithale en ouverture jusqu’aux recoins tant au Sixième Sens de Shyamalan (1999,
qu’il ne l’ouvre : le dénouement de cette les plus banals de ses cafés et de ses malls, l’orée du xxie siècle), où la fiction n’a
histoire passée nourrit la réflexion du sur les pas d’une femme-flic dépressive plus d’autre terrain à investir que la mort
jeune homme sur la rupture qu’il est en (Shailene Woodley) et d’un agent du elle-même, infiniment reconductible. De
train de vivre. L’opération a deux écueils. FBI outrecuidant (Ben Mendelsohn) qui fait, ce premier long métrage d’un jeune
L’arrangement de situations et de person- traquent un mystérieux tueur en série. La homme de 27 ans assume son bégaiement
nages proches d’idéaux-types illustre trop gratuité initiale du récit (le soir du réveil- comme augure d’une catastrophe toujours
mécaniquement le scénario, et l’habillage lon, le tueur anonyme et invisible canarde à venir. Deux enfants jouent, l’un tombe
de cette investigation personnelle dans au hasard à la carabine) se referme pro- d’une falaise et l’autre le ramène mysté-
des mélodies douces-amères de Vladi- gressivement sur des twists improbables (la rieusement à la vie. Adolescents, c’est en
mir Cosma place trop exclusivement le protagoniste découvre qui est le coupable répétant ad nauseam ce rituel de mise à
cinéma du côté de la consolation face aux en fixant le plafond depuis sa baignoire) et mort qu’ils parviennent, tant bien que mal,
à rester unis. De ce pacte thaumaturge, rejaillir sur le héros : elle finira bien sûr par et celle de son fils. Son erreur témoigne
remixant le coming-of-age à la sauce Edge tomber dans ses bras, rebondissement aussi autant d’un manque de foi dans leur sort
of Tomorrow, Simon Rieth retient moins la attendu qu’invraisemblable (en plus d’être que d’une pulsion destructrice plus sou-
puissance de déni que la démonstration futée, Samia est évidemment beaucoup terraine, qui éclate au grand jour chez son
de force. Aux bravades musculeuses des plus belle et plus jeune qu’Omar). Dans frère. À l’égard de ce scénario raffiné, le
adolescents aux silhouettes sportives (leurs cet univers viriliste, une femme sert de film fait office de traduction peu inspirée,
interprètes, les frères Baur, sont champions caution pour noyer un gros poisson avarié. à tel point que l’on se demande si l’his-
de kung-fu), qui s’asticotent en se donnant Olivia Cooper-Hadjian toire de Sabri ne se serait pas mieux épa-
du « mon frère », répond l’artillerie lourde de nouie dans le médium qui l’a engendrée :
l’iconisation à tout crin, à coups de travel- la littérature.
lings blindés et de plans-massues saturés de Le Principal O.C.-H.
couleurs vives. Le rituel masculin entre en de Chad Chenouga
crise dès lors que du féminin s’invite dans France, 2023. Avec Roschdy Zem, Yolande Moreau,
l’équation : en l’espèce, une ex-copine Marina Hands. 1h22. Sortie le 10 mai. Ramona fait son cinéma
d’enfance qui réveille la rivalité des frères En partant de situations ordinaires – un d’Andrea Bagney
ennemis. Que reste-il alors à filmer sinon couple séparé, un père anxieux, un ado Espagne, 2022. Avec Lourdes Hernández, Bruno
l’éternelle trinité mythologique : Abel, qui s’apprête à passer son brevet –, Le Lastra, Francesco Carril. 1h20. Sortie le 24 mai.
Caïn et, entre les deux, Lilith ? Principal insère un vertige existentiel dans Tentée par une carrière d’actrice, « presque
Mathieu Macheret un paysage sociologique. Sabri (Roschdy mariée » avec Nico mais en alchimie avec
Zem), principal-adjoint dans un collège, Bruno, rencontre de hasard qui s’avère
va y commettre un acte lourd de consé- être le réalisateur du film pour lequel elle
Omar la Fraise quences, qui déporte en un instant cet auditionne, Ramona vit sa trentaine dans
d’Élias Belkeddar homme apparemment irréprochable au- l’indécision. Le premier long métrage
France, 2023. Avec Reda Kateb, Benoît Magimel, delà de la moralité. Le rôle semble taillé d’Andrea Bagney témoigne lui-même
Meriem Amiar. 1h30. Sortie le 24 mai. sur mesure pour Roschdy Zem : Chad d’un balancement dont les scènes de cas-
Dépourvu d’intrigue, Omar la fraise dresse Chenouga exploite sa retenue altière ting fournissent l’expression. Les sauts du
la chronique décousue de l’exil algérien pour y loger l’irrationnel. Les ouvrages noir et blanc à la couleur et la reprise de
de deux malfrats français, Omar (Reda que s’échangent Sabri et sa supérieure passages d’Annie Hall et de Before Sunrise y
Kateb) renouant avec ses racines malgré Estelle (Yolande Moreau) truffent le film révèlent le caractère balisé d’un geste affi-
lui pour échapper à la prison, et Roger de références littéraires (Kenzaburô Ôé, chant son héritage et ses codes narratifs et
(Benoît Magimel), qui l’accompagne au Louis Guilloux) qui inscrivent le per- esthétiques. Mais ces scènes laissent aussi
nom de leur fidèle amitié. Magimel pour- sonnage dans une lignée d’hommes ten- entrevoir un autre versant. Si Ramona se
suit dans la veine amorcée avec Pacifiction : tés de bafouer leurs semblables. Le frère vexe à l’idée qu’elle puisse être choisie en
de politicien opportuniste à gangster, il n’y de Sabri, Saïd (Hedi Bouchenafa), a beau raison du désir qu’elle suscite plutôt que
a qu’un pas. Perceuse dans une jambe (l’un évoluer à la périphérie du récit, c’est sur pour son talent, le casting comme le film
des sens possibles de la « fraise » du titre), lui que s’ouvre Le Principal, et ce n’est pas visent aussi l’émergence d’une personna-
yeux enfoncés dans leurs orbites : une vio- anodin. Car l’acte irrationnel de Sabri est lité, via le jeu nerveux et surexpressif de
lence crue émaille le récit, et les actes les aussi, implicitement, situé : il est celui d’un Lourdes Hernández face à la caméra. La
plus vils seront commis par des enfants, enfant de l’immigration, d’un transfuge de rencontre de l’actrice (plus connue sous
touche sensationnaliste qui ne surprendra classe, ambivalent face à sa propre réussite son nom de scène, Russian Red) et du
pas de la part d’un coscénariste d’Athena,
qui réalise ici son premier long. On pourra
© TORTILLA FILMS
arguer qu’Omar la Fraise se veut comique
et qu’il ne faut pas prendre tout cela au
pied de la lettre. En réalité, les intentions
humoristiques que l’on décèle ne visent
pas à déconstruire le duo masculin, bien
au contraire. Objectivement, Omar et
Roger sont ultraviolents, et le cinéaste ne
met en avant leurs maladresses que pour
les rendre plus sympathiques. Il en va de
même pour le personnage féminin du
film : employée d’une usine de biscuits
dont Omar se retrouve co-gérant, Samia
(Meriem Amiar) est une femme intelli-
gente, indépendante et engagée, figure qui
n’existait que rarement dans le gangsté-
risme seventies américain vers lequel lorgne
manifestement Élias Belkeddar. Pourtant,
sa profondeur a pour seule fonction de Ramona fait son cinéma d’Andrea Bagney.
personnage (elle-même ancienne chan- des années 1980 (on songe à Vampire, vous au wuxia (rares exceptions : les films de Xu
teuse) donne ainsi la sensation d’avoir avez dit vampire ?), Renfield se refuse à l’iro- Haofeng, inédits en France). Sakra opère
affaire aux bribes d’un authentique por- nie geek et à la posture hautaine des films l’énième autopsie d’un genre tiraillé entre
trait. Mais le risque n’est jamais loin que d’Edgar Wright (le jeu des clins d’œil une tradition éculée, le sillon spaghetti-
les traits singuliers se confondent avec l’ap- réservés aux fans) pour déployer les res- gothique creusé par Tsui Hark, et un vent
plication d’une recette prompte à réduire sources de son intrigue aussi sommaire d’innovation qui viendrait de l’étranger.
l’héroïne à un nouvel avatar de l’instabilité que trépidante. Action tranchante, explo- Tandis que les compositions épiques et
contemporaine. « Je t’aime même quand tu sions gore, tenue narrative (la fable psy- fleur bleue de Joseph Koo (légende de
oublies ton texte », dit joliment Bruno. Si chologique qui mène à l’affranchissement la musique cantonaise, disparu en janvier
elle n’est pas sans séduction, l’expérience de l’esclave) : on tient là un petit sommet dernier) confèrent une patine nostalgique
aurait été plus marquante si, libérée de de malice dont la sauvagerie distanciée à l’aventure, les combats opposent inégale-
certains procédés, Ramona avait oublié de manque cruellement à la production hol- ment corps agiles et pouvoirs magiques –
« faire son cinéma ». lywoodienne contemporaine. ces derniers moins excitants, mais à même
R.L. Vincent Malausa de donner des gages de modernité, tout du
moins celle promue par le « MCU ».
Vincent Poli
Renfield Sakra, la légende
de Chris McKay
États-Unis, 2023. Avec Nicolas Cage, Nicholas Hoult, des demi-dieux Sick of Myself
Awkwafina. 1h33. Sortie le 31 mai. de Donnie Yen de Kristoffer Borgli
Plus que dans le potache Embrasse-moi, Hongkong, Chine, 2023. Avec Donnie Yen, Norvège, 2022. Avec Kristine Kujath Thorp,
vampire (Robert Bierman, 1988), Nicolas Yuqi Chen, Cheung Siu Fai. 2h10. Sortie le 10 mai. Eirik Sæther, Fanny Vaager. 1h37. Sortie le 31 mai.
Cage a peut-être tenu son plus beau rôle En incarnant Ip Man à quatre reprises, Le premier long métrage du Norvégien
de vampire dans le remake de Bad Lieu- Donnie Yen a fait du vieillissement du Kristoffer Borgli évoque d’abord le triste
tenant par Werner Herzog (2009), où il héros sa marque de fabrique. Une ten- souvenir du couple de wannabe riches et
jouait un inspecteur junkie et blafard dance confirmée par John Wick : Cha- célèbres sur la croisière toxique de Sans
aux faux airs de Nosferatu. Voir quinze pitre 4 (voir Cahiers n° 797), où il inter- filtre. Le portrait d’une génération pendue
ans plus tard l’ex-star tombée dans les prète un assassin aveugle et sur le retour. à son téléphone et rompue à l’autopromo-
abysses du Z interpréter un Dracula fétide En réalisant Sakra, le voilà pourtant qui tion s’avère cependant plus réussi ici, peut-
et dégoulinant dans cette farce d’épou- s’offre le rôle d’un jeune premier aux être parce que Sick of Myself se concentre
vante est un plaisir qui ne se refuse pas. traits rajeunis numériquement. Un gro- très vite, et avec une cruauté non dénuée
Le film replie le folklore vampirique sur tesque assumé qui vient se superposer de tendresse, sur le personnage de Signe
une intrigue de relation toxique entre sur l’épopée Demi-dieux et semi-démons, (Kristine Kujath Thorp), serveuse rumi-
le seigneur de l’ombre et son serviteur, roman-fleuve de Louis Cha traduit ici nant ses rêves de grandeur et jalousant son
Renfield (Nicholas Hoult), dont la mis- en un sombre complot opposant les clans petit ami sculpteur, dont le talent consiste
sion séculaire est d’alimenter Dracula en Song et Khitan. Un imbroglio narratif pourtant essentiellement à voler des
victimes. Si cette satire brille par son ton presque heureux puisque, en empilant les objets de design. Entre ces deux monstres
léger et carnavalesque (les réunions ano- retournements, Sakra oublie momenta- d’égoïsme, la compétition est rude, mais
nymes de victimes de relations toxiques nément d’ergoter sur l’intégrité du ter- Signe sait tirer parti de toutes les situa-
où Renfield vient chercher l’identité des ritoire national, un passage obligé pour tions avec un sens certain de la mise en
pervers narcissiques qu’il pourra sacrifier tout blockbuster chinois : la seule valeur scène. Qu’elle prétende avoir sauvé la vie
à Dracula tout en vengeant leurs vic- promue par Donnie Yen est l’exemplarité d’une femme mordue par un chien ou
times), c’est à la vivacité de son écriture morale de son héros. Au-delà des choré- simule une allergie alimentaire dans un
qu’elle doit ses meilleurs atouts. Humble graphies généreuses et musclées, demeure dîner mondain, ses pulsions égomaniaques
et enjoué comme une série B adolescente cette impression de « cinéma filmé » propre sont moins pathétiques que corrosives. Un
doux parfum d’anarchisme flotte dans son
sillage qui rappelle Female Trouble de John
© 2023 UNIVERSAL STUDIOS
Balzac, Borgli ne sait que faire de cette l’enjoint à la fête, mais sa mine est ren- baigné dans une violence légale et scandé
fable morale sur l’impossible assouvisse- frognée, et pour cause, il attend un autre par des exercices de virilité : le repas de
ment du désir de gloire et la réduit à une garçon, objet déjà de tous ses désirs, et famille ou son impossibilité, les chamail-
peinture d’époque, comme pour mieux qui se fait attendre. L’ellipse qui suit ancre leries entre frères, le retour du père ou
enterrer les velléités séditieuses de son Sublime dans une temporalité particulière, du fils… Néanmoins, le dispositif narratif
héroïne. celle, nécessairement téléologique, du vient se heurter à l’écueil d’un scénario
Alice Leroy coming out que va accomplir Manuel. On faussement choral (les personnages ne se
le suit adolescent le temps d’un été dans croiseront finalement jamais). La mise en
une petite ville argentine au bord de la scène ne parvient pas toujours à com-
Sparta mer. Lui et ses amis traînent, jouent au penser les faiblesses d’un jeu d’opposi-
d’Ulrich Seidl foot sur la plage, se chambrent, parlent tions parfois trop schématique, à l’excep-
Autriche, Allemagne, France, 2022. Avec Georg de leurs petites amies et répètent au sein tion de quelques moments qui semblent
Friedrich, Florentina Elena Pop, Hans-Michael de leur groupe de rock, en de longues plus spontanés, comme celui où Bonnard
Rehberg. 1h39. Sortie le 31 mai. séquences un peu éthérées, très blanches tente de s’apaiser en calmant les pleurs de
Sparta prolonge Rimini, le film précé- sous le soleil et dont la seule tension réside son neveu, au grand effroi de ses propres
dent d’Ulrich Seidl, en se focalisant cette dans cette attente de la révélation amou- parents qui craignent que le « fou » de la
fois sur Ewald, le frère de Richie Bravo, reuse. Dans ce régime d’une banalité assu- famille ne blesse le nourrisson.
chanteur de charme se produisant dans mée où rien de spectaculaire n’advient Zoé Lhuillier
la ville balnéaire italienne et travaillant à jamais vraiment – de ce point de vue,
l’occasion comme gigolo (voir Cahiers le titre est trompeur – l’émotion surgit
n° 792). Ewald est un homme aux pen- de biais, dans la répétition de ces scènes Un an, une nuit
chants pédophiles qui, après avoir quitté musicales qui s’avèrent les plus belles : d’Isaki Lacuesta
sa petite amie, s’installe dans la Roumanie les fausses notes de voix juste muées, les Espagne, France, 2022. Avec Nahuel Perez
profonde pour y établir, en pleine cam- paroles un peu niaiseuses, les regards qui Biscayart, Noémie Merlant, Quim Gutiérrez. 2h10.
pagne, un centre de loisirs et d’entraî- s’échangent disent une intensité que le Sortie le 3 mai.
nement baptisé Sparta. Il y accueille des film, trop précautionneux, refuse de libé- Adapté de l’ouvrage autobiographique
enfants et des adolescents pauvres, issus rer. S’y épanouissent de jeunes interprètes de Ramon Gonzalez, un survivant du
de familles de paysans et d’ouvriers de la très convaincants, notamment Martin Bataclan, le dixième long métrage de
région, en les initiant à différentes activités Miller, le protagoniste – boucles encore l’Espagnol Isaki Lacuesta se penche sur
et notamment au judo. La proximité avec enfantines, mines déjà sérieuses – impose le quotidien d’un couple franco-espagnol
les enfants réveille ses pulsions, contre les- à l’image la singularité d’un corps ado- durant les mois qui ont suivi les attentats
quelles il essaye de lutter tant bien que lescent qui, derrière sa guitare, bouscule du 13 novembre 2015. Dans une belle
mal. Cette pièce de plus dans l’univers heureusement la fade délicatesse du film. séquence d’ouverture, Ramon (Nahuel
sordide et complaisant de Seidl œuvre à Lucile Commeaux Perez Biscayart) et Céline (Noémie
créer une empathie avec un pédophile qui Merlant), enveloppés dans une couver-
souffre, un homme « bon » dans le fond ture de survie dorée, traversent lentement
(il s’occupe délicatement de son père), Temps mort une ville étrangement silencieuse, quasi
qui se fait violence pour ne pas passer à d’Ève Duchemin suréelle. Dans les jours qui suivent, cha-
l’acte. Outre cette provocation malsaine, le Belgique, 2022. Avec Karim Leklou, Issaka cun fait face à sa manière au traumatisme
malaise réside dans sa vision méprisante et Sawadogo, Jarod Cousyns. 1h58. Sortie le 3 mai. subi : lui en se plongeant obsessionnelle-
quasi raciste des familles roumaines – ces Qu’advient-il de l’intimité lorsqu’un être ment dans les souvenirs de cette nuit, en
parents igorants et brutaux qui délaissent en a été privé, enfermé dans une cellule, extériorisant ses angoisses et son malaise,
ou maltraitent leurs enfants. Sparta laisse et qu’elle est soudainement retrouvée le elle au contraire en refoulant (elle évite
entendre qu’il vaut mieux que ces der- temps d’un week-end de permission ? même de confier à ses proches avoir sur-
niers soient confiés à un pédophile « qui Après plusieurs années à fréquenter le vécu à l’attentat). Le problème est qu’une
ne s’assume pas » plutôt que d’être lais- système carcéral par le documentaire (En fois cette dichotomie établie, les person-
sés entre les mains de mauvais parents. bataille, portrait d’une directrice de prison, nages n’évoluent qu’à peine, les positions
Seidl ayant annoncé une trilogie, on se 2016), Ève Duchemin saisit dans son pre- redondantes de chacun se transformant
demande à quelle prochaine ignominie mier long métrage de fiction les difficul- vite en clichés. La décomposition pro-
il se consacre. tés de trois prisonniers à retrouver la vie gressive du couple est également pré-
Ariel Schweitzer qu’ils ont laissée en suspens. En cadrant visible, marquée par une succesion de
le corps de ses personnages au plus près, scènes de ménage pesantes. Les « flashs »
la réalisatrice brosse les portraits de Bon- de souvenirs de la nuit de l’attentat dissé-
Sublime nard (Karim Leklou), Hamousin (Issaka minés dans un montage haché n’ajoutent
de Mariano Biasin Sawadogo) et Colin (Jarod Cousyns) en pratiquement rien à la compréhension
Argentine, 2022. Avec Martin Miller, Teo Inama laissant dans l’ombre leur passé crimi- des événements, ni à la réflexion sur le
Chiabrando, Azul Mazzeo. 1h40. Sortie le 17 mai. nel pour se concentrer sur leurs inte- traumatisme. Un an, une nuit apparaît
Dans le grain et le mouvement maladroit ractions présentes avec ceux qui les ont ainsi comme un exercice de style vain
d’un film amateur familial, un petit gar- toujours connus. Le moindre geste prend et répétitif.
çon s’apprête à souffler ses bougies. Tout l’ampleur d’un rituel, dans un quotidien A.S.
La fin de Satan
articulation n’opère plus. À l’image du
grand-duc, médecin-chef tout-puissant
joué par Willem Dafoe, le diabolique s’est
emparé du monde diurne et a réduit le
par Jean-Marie Samocki réel à sa meurtrissure. La poésie du fan-
tastique est désormais déconnectée de
l’ensemble, développant une tristesse sans
© DAVID EASTEAL/MUBI
l’on appréhende cette double casquette.
Comme dans une fiction, les protago-
nistes ignorent la caméra, mais ils ne
jouent pas, ils rejouent : les discussions ont
déjà eu lieu lors d’autres trajets, il n’y a
personne au bout du fil quand Andrew
téléphone, et les émissions de radio ont
The Plains de David Easteal toutes été créées en post-production.
Processus trompeur qui pourrait scinder
UCinéma
n an après sa première à Rotterdam
(lire Cahiers n° 785) et un passage à
du réel, The Plains arrive sur
route. La répétition ouvre alors la voie,
non seulement à un véritable plaisir
géographique, mais à une série de micro-
la banquette arrière ou non, modulant
les scènes depuis l’intérieur, à défaut de
les diriger. Quand, en fin de course, il
Mubi pour être découvert chez soi. Au suspenses routiniers et comiques (tiens, fait écouter une chanson de Suicide à
fond, cela convient bien à un film se ça bouchonne aujourd’hui), parmi les- Andrew, il ne trompe personne sur son
déroulant presque intégralement dans quels une question fondamentale : quand désir de réalisateur à la recherche d’un
l’habitacle d’une voiture, soit dans une le plan s’arrêtera-t-il ? C’est que, tel un certain climax émotionnel, mais il le fait
sorte d’espace domestique. Ici se niche héros de western, Andrew a du mal à de manière timide, presque candide, et
le premier tour de force de cet improb- rentrer chez lui. Que le plan dure cinq ce geste mal assuré émeut autant que la
able rejeton australien d’Akerman et ou trente minutes, le montage nous ren- musique. L’idée d’insérer au montage
de Kiarostami : son caractère aride (il voie inlassablement au point de départ, quelques images tournées à l’iPad et au
dure trois heures) se voit parfaitement dans la berline verrouillée en attente du drone par Andrew dans une ferme iso-
contrebalancé par l’expérience familière, conducteur. Difficile, dans cette optique, lée des grandes plaines australiennes peut
pour le spectateur, d’un long trajet sur la de ne pas jeter un œil sur l’horloge du également sembler facile ou naïve si on
route. Mais il n’y pas qu’un seul voyage. tableau de bord, dont les minutes défilent les prend comme de simples respirations
Andrew rentre chaque soir en voiture de évidemment en temps réel, comme pour bienvenues dans le dispositif, mais ce
son travail en banlieue de Melbourne, chronométrer chaque prise. À la manière serait ignorer leur nature inestimable de
parfois accompagné de son collègue de d’un film de James Benning, référence contrechamp. Quand le drone descend
bureau, David. Installée sur la banquette évidente et assumée de David Easteal, du ciel, l’objectif se retrouve en effet
arrière, la caméra enregistre en un cadre le regard est en effet libre d’arpenter pour la première fois face à Andrew et
unique une poignée de ces trajets, filmés le plan à sa guise. L’horloge numérique Cheri. Bouleversante et pourtant minus-
à un mois d’intervalle le long d’une l’attire inévitablement, mais observer cule épiphanie que de découvrir enfin
année et toujours ponctués par des appels la nuit tomber sur le périphérique de ces visages. ■
d’Andrew à sa mère et à Cheri, sa femme, Melbourne ou sonder les yeux d’Andrew
passés à l’aide d’un kit mains-libres. pendant qu’il parle peut parfois faire dis-
Le plan place le tableau de bord de paraître vingt minutes au compteur l’air THE PLAINS
la voiture au centre, tandis que nous de rien. Australie, 2022
ne distinguons d’Andrew que la nuque Car le dispositif, faussement poseur, Réalisation, scénario, montage David Easteal
et le profil gauche (le volant se situant sert avant tout à la rencontre avec un Image Simon J. Walsh
à droite en Australie), en plus de son personnage à la fois ordinaire et magni- Interprétation Andrew Rakowski, David Easteal,
regard lointain dans le rétroviseur cen- fique. Ses discussions, avec David ou au Cheri LeCornu, Inga Rakowski
tral. Plan-séquence après plan-séquence, téléphone, brossent le portrait mélan- Production David Easteal Film
nous apprenons à connaître le conduc- colique d’un homme simple proche de Durée 3h
teur en même temps qu’à assimiler sa la retraite et sur le point de perdre sa Diffusion Mubi
Argento vivo
Il n’est pas certain que Lunettes noires
soit à l’origine un projet beaucoup plus
luxueux que ces fantômes ou squelettes
de films que paraît avoir réalisés Argento
par Vincent Malausa au cours des vingt dernières années. Mais
de ses comédiens parfois vacillants, de son
intrigue finalement rachitique, de son
Lnoires
a splendide séquence d’éclipse solaire
dans un parc romain qui ouvre Lunettes
s’impose autant comme l’une des
de passage, un chien d’aveugle – n’est
pas étrangère à l’impression de suspen-
sion un peu funambule qu’impose le film
fonds de grotesque assumé, de ses limites
mêmes, le film parvient à tirer un pré-
cipité de motifs vifs et entêtants – et ce
plus belles filmées par Dario Argento au gré de son étrange course. Le rythme par cette seule reconquête de la vision
depuis des lustres (peut-être depuis celle de celle-ci, tour à tour boiteuse, bancale, que semble scander son titre (par ailleurs
du train lancé dans la nuit qui ouvrait Le envoûtée ou frénétique (lors de la longue beaucoup plus musical et suggestif dans
Sang des innocents en 2001) que comme dernière partie dans une forêt), raccorde sa version originale : Occhiali neri). Un
double symbole. La beauté frontale de rapidement le récit de Lunettes noires à la meurtre aberrant (le premier, à la tem-
ce grand soleil noir qui envahit le cadre pureté primitive du conte. Il n’est dès lors poralité insensée), l’ombre portée d’une
en un clignement d’yeux éclipse d’abord pas anodin qu’aux enquêtes tarabiscotées camionnette blanche dans le prolonge-
le souvenir funeste de vingt années de du giallo, Argento privilégie une suite de ment d’une rue, un brusque renvoi aux
déchéance pour le cinéaste (les indignes passages, d’avancées et de dévalements splendeurs du passé (le chien d’aveugle
Card Player, Giallo et Dracula 3D, le projet apparaissant comme autant de coulées revenu de Suspiria qui déchire la gorge du
fantoche The Sandman). Plus symbolique- oniriques et de fils où se suspendre : cou- tueur), l’image d’un enfant disparaissant
ment, ce retour d’illusionnisme optique et loirs, escaliers, routes, chemins, ruisseaux dans la nuit suffisent ici à provoquer effroi,
de magnétisme astral chez Argento semble et antres labyrinthiques. enchantement ou stupeur. Nul doute que
aussi et surtout réaligner l’œuvre sur un Il n’est pas plus surprenant qu’à la par cet art reconquis de la vision, c’est
imaginaire d’hypnose et d’ensorcellement menace toute symbolique de son tueur à sa dignité même que l’œuvre d’Argento
dont la trace semblait perdue depuis plus silhouette de fruste gaillard – dont on se paraît bien avoir retrouvée. ■
longtemps encore – soit depuis ce repli moque de connaître l’identité –, le film
du cinéaste vers un stade terminal d’hy- substitue tout un fourmillement obs- LUNETTES NOIRES (OCCHIALI NERI)
perréalisme et d’assèchement amorcé par cur et mystérieux de clés, de liens et de Italie, France, 2022
Le Syndrome de Stendhal (1994). forces invisibles dénouant magiquement Réalisation Dario Argento
Lunettes noires vaut peut-être moins les fils de son intrigue : le scintillement des Scénario Dario Argento, Franco Ferrini, Carlo Lucarelli
par sa tenue inespérée mais, somme toute, étoiles dans la clairière, l’attaque des ser- Image Matteo Cocco
relative (un thriller assez fauché suivant la pents dans le ruisseau, la présence inter- Montage Flora Volpelière
traque d’une prostituée aveugle et d’un mittente de l’enfant, le chien comme Musique Arnaud Rebotini
enfant par un mystérieux tueur) que par coeur battant du film tout entier. Si ce jeu Interprétation Ilena Pastorelli, Asia Argento, Andrea
cette puissance retrouvée de mystère qui de communications secrètes relie Lunettes Gherpelli, Xinyu Zhang
en émane. La fragile petite équipe formée noires à tout un imaginaire que l’on croyait Production Urania Pictures, Getaway Films, Rai Cinema,
par ces personnages d’innocents désorien- oublié du cinéma d’Argento – celui du Canal+, Ciné
tés – une longue brune au visage acéré merveilleux Phenomena (1984) –, il lui Durée 1h26
et aux traits fatigués, un gamin chinois permet aussi d’atteindre par fulgurances Diffusion MyCanal
© 2021 URANIA PICTURES S.R.L./GETAWAY FILMS S.A.S.
Party Down de Rob Thomas, John Enbom, Paul Rudd et Dan Etheridge (saison 3)
Retour de fête
par Damien Bonelli
Ctroisième
haînon manquant du r ire amér i
cain, Party Down vient de s’offrir un
acte, avec treize ans de déca
défaut. Sa recette tient à un égalitarisme
tout simple : moquer tous les person-
nages avec une même bienveillance, pour
sous la direction du maître d’œuvre
Ron (Ken Marino), leur patron grima-
çant qui s’accroche désespérément à ses
lage. Méconnue – voire inconnue – en les aimer jusque dans le ridicule où ils rêves de businessman torpillés par la pan-
France, cette série fait aux États-Unis finissent par se vautrer. Exception faite de démie et le narcissisme de ses employés.
l’objet d’un culte grandissant depuis Lizzy Caplan (interprète de Casey Klein, Sur la culture d’entreprise, Party Down
la diffusion, en 2009 et 2010, de deux présente seulement le temps d’un caméo s’impose d’ailleurs à la revoyure comme
saisons à l’audimat si catastrophique que dans le dernier épisode), l’équipe initiale l’héritier cartoonesque et irrévérencieux
la chaîne câblée Starz décida d’écourter est de retour au complet, pour six épi- de The Office et le précurseur de Parks
l’aventure. Il y avait donc beaucoup à sodes en forme d’épilogue qui reprennent and Recreation, leur version bêta, au sens
craindre à l’annonce d’un revival de cette le canevas déjà éprouvé. Chacun s’arti- propre et figuré, mais que l’amateur de
sitcom hilarante, désormais forte d’une cule autour d’un événement – une sur- rire grinçant est en droit de trouver plus
fan base qui doit beaucoup au succès prise-partie ; un congrès de suprémacistes audacieuse et expérimentale ; et tout sim-
ultérieur de ses acteurs vedettes, Adam blancs ; une réception hawaïenne tradi- plement plus drôle. ■
Scott et Jane Lynch. À l’époque, ni l’un tionnelle – que les serveurs, censés ne pas
ni l’autre n’étaient particulièrement con- importuner les convives, gâchent inévi- PARTY DOWN
nus ; au cinéma, ils gravitaient dans l’orbe tablement, un hors-d’œuvre à la fois, tels Création, scénario Rob Thomas, John Enbom, Paul Rudd,
de Judd Apatow, alors roi de la comédie des figurants piratant un tournage. Depuis Dan Etheridge
américaine, qui leur avait confié quelques ses coulisses (les cuisines, précisément), la Réalisation Bryan Gordon, Fred Savage, Ken Marino,
seconds rôles marquants. Dès lors, quoi de série vitriole avec allégresse les monda- David Wain, Jud Weng, Heather Jack, Viet Nguyen,
plus naturel pour eux que de se retrou- nités de l’Amérique du privilège, dont Wendey Stanzler
ver têtes d’affiche d’une série narrant Hollywood offre ici un spectacle gratiné. Image Giovani Lampassi, Michael J. Pepin
les infortunes d’une poignée d’acteurs Des réjouissances qui culminent dans Montage Rob Seidenglanz, Leland Sexton, Viet Nguyen,
recalés de casting en casting (et d’un l’épisode 4, avec un gag scatologique Kent Kincannon
scénariste raté), contraints de gagner leurs célébrant le mariage contre-nature d’une Interprétation Adam Scott, Ken Marino,
vies chez un traiteur en attendant leur big intoxication alimentaire et d’un baiser. Jane Lynch, Jennifer Garner, Lizzy Caplan, Megan Mullally,
break hollywoodien ? Car Party Down assume plus que Ryan Hansen
Cette troisième saison, pour l’ins- jamais son véritable ADN, celui d’une Production Starz Inc., Spoondolie Productions,
tant invisible en France, renoue avec la rom-com contrariée centrée sur la figure Lionsgate Television
férocité qui fit la notoriété rétroactive de Henry Pollard (Scott), le barman Durée 10 épisodes de 30 minutes (saisons 1 et 2)
des deux premières, tout en s’ouvrant à désillusionné toujours amoureux de et 6 épisodes (saison 3)
une diversité qui leur faisait clairement Casey, et dont le principal fait d’armes Diffusion Canal + et Apple TV (saisons 1 et 2)
Tetris
APPLE TV +
de Jon S. Baird
États-Unis, Royaume-Uni, 2023. Avec Taron Egerton,
Nikita Efremov, Toby Jones. 1h58. Diffusion sur
Apple TV+.
Le projet avait de quoi intriguer. En effet,
Tetris n’est pas raconté du point de vue
d’Alexeï Pajitnov (Nikita Efremov), le
concepteur du jeu vidéo de puzzle, mais
de Henk Rogers (Taron Egerton), qui
en a permis l’exploitation commerciale
dans le monde. À la fièvre de l’invention,
le scénariste Noah Pink a donc préféré
les chicaneries administratives. Il est vrai
que celles-ci ne manquent pas de relief,
puisque Rogers doit à la fois convaincre contractuelle dans laquelle la somme des réflexion politique sur l’identité afro-amé-
son banquier, le patron de Nintendo et la intérêts particuliers permet le bonheur ricaine, le surgeon proposé par Donald
bureaucratie soviétique tout en doublant de tous – et une substantielle plus-value. Glover ne prend hélas pas l’ampleur de
un puissant conglomérat habitué à graisser C’est ainsi que le film peut s’achever en son aînée. Soit une jeune femme surnom-
les pattes. Las, Jon S. Baird n’est ni Billy Californie avec l’accolade de Pajitnov mée Dre, que l’on découvre au seuil du
Wilder, ni Adam Curtis. Le tourniquet et de Rogers. Les différences politiques premier épisode dans une double dépen-
entre les pays, les langues et les bureaux ou culturelles ont disparu : gloire aux dance singulière : l’une, réelle, à une amie
produit peu de quiproquos, et certaine- associés ! qui semble être son unique ancrage social,
ment aucune folie. Quant au changement Raphaël Nieuwjaer affectif et financier ; et l’autre, virtuelle, à
d’époque (nous sommes en 1988), il est une pop star mondiale, clone de Beyoncé,
réduit à un affrontement de gentils et de à laquelle elle voue un culte obsessionnel
Swarm
méchants, de dévoués et de corrompus. inquiétant. Ce précaire équilibre bascule
Tetris a tout de même les vertus du symp- un jour, lançant Dre dans une quête mor-
tôme. Dans cette fable produite par Apple, de Donald Glover et Jeanine Nabers. bide et violente sur les routes du Sud des
le capitalisme se distingue surtout par ses États-Unis, 2022. Avec Dominique Fishback, Chloe États-Unis. Cette errance rejoue à l’écran
capacités d’appropriation – en l’occur- Bailey, Nirine S. Brown. 7 épisodes de 35 minutes. certains des motifs d’Atlanta : le racisme
rence grâce au droit. Aucune critique Diffusion sur Prime Video. dans ce qu’il a de plus archaïque, la misère
là-dedans, bien au contraire. Brique par Alors que la quatrième saison d’Atlanta affective, la culpabilité des Blancs progres-
brique se dessine, sur fond de dissolution vient de clore une série qui articule puis- sistes, l’absurdité du star system américain.
prochaine du bloc de l’Est, une utopie samment une forme passionnante et une Swarm ancre toutes ces obsessions dans le
genre de l’horreur. Chaque épisode est le
théâtre d’un crime sanglant, souvent gro-
tesque, où Dre fait jaillir les cervelles à
coup de poêle à frire et craquer les os sous
les pneus de son pick-up, dans une esthé-
tique gore au chic légèrement suranné ;
meurtres dont la motivation narrative pre-
mière – éliminer ceux qui médisent de
son idole – est trop fragile pour garantir
une véritable efficacité au récit. On s’at-
tache davantage en revanche à l’interprète
principale de Swarm, Dominique Fish-
back, vue déjà chez David Simon, dont
la plasticité physique paraît sans bornes. À
la fois homme et femme, enfant et adulte,
belle et laide, monstrueuse et sublime,
elle campe une créature dont l’instabilité
à l’image excède sans cesse les cadres pro-
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Coconut Head Generation d’Alain Kassanda (2023).
FESTIVAL. À Cinéma du réel, dont la 45e édition s’est tenue du 24 mars au 2 avril, les
meilleurs films de la compétition s’étaient donné le mot : les formes les plus insistantes du
« réel » se nichent moins dans l’expérimentation déclarée que dans un patient travail d’écoute
et de révélation.
Saborder l’évidence
S(excène mémorable de Coconut
Head Generation, Grand Prix
aequo) du festival : Obayomi
habitant de Lagos, habitué à un
environnement sonore agressif,
à celle d’un étranger, pour qui
Bizern : en découdre avec les
évidences. Mais les saborder ne
veut pas dire se replier derrière
par l’entremise du téléphone-
caméra, à se dire des mots qui
comptent et apaisent.
Anthony Ayodele, photographe, ce vacarme est insupportable. les barrières de l’art. Parmi les Autre bouleversante chro-
présente son travail aux étudiants Cette façon de définir l’acte plus beaux films, Un mensch nique filmée au téléphone, Un
de l’université d’Ibadan, au documentaire comme une per- de Dominique Cabrera capte café allongé à dormir debout docu-
Nigeria. Sur les photos défilent cée, un réveil, un art d’entendre simplement les derniers ins- mente ce qu’il faut bien appe-
des chambres universitaires sur- à nouveau le bruit du réel, le tants vécus ensemble du couple ler l’intervalle, l’entre-deux qui
peuplées, où les jalousies des film d’Alain Kassanda l’accom- formé par la cinéaste et Didier sépare un cinéaste, Philippe de
fenêtres sont transformées, faute plit lui-même brillamment en Motchane, mort il y a peu des Jonckheere, de son fils Nathan,
de place, en étagères à chaussures. révélant les liens qui unissent un suites d’un cancer. Tout ce qui présentant une forme d’autisme :
Pour se lancer dans ce projet, le ciné-club étudiant et une révolte pourrait nous accabler à l’idée le film est un royaume d’où
jeune homme explique avoir dû contre les violences policières du malheur intime, de l’immi- l’évidence est bannie, non seu-
retirer le « filtre d’insensibilité » qui au Nigeria. nence fatale, paraît au contraire lement au cœur de leur relation,
l’empêchait de voir une réalité Un hor izon se dessinait allégé par le désir commun à mais encore dans la composition
dans laquelle lui-même bai- donc à cette 45e édition du fes- la filmeuse et au filmé de faire des plans gorgés d’une solitude
gnait en tant qu’étudiant. Et tival, pour la cinquième année de ce tournage une « île », une immense, tramée d’étranges
de comparer l’expérience d’un sous la direction de Catherine occasion de plus de parvenir, sonor ités, et que viennent
heurter ici et là les questionne- Et puis il y a les lieux invi- RÉTROSPECTIVE. Du 12 avril au 9 juin, dans le cadre
ments de Nathan qui, assis au sibles, réputés infilmables, dont du cycle Americana et aux côtés de ceux de Les
milieu d’une rivière, lance : « Ça le dévoilement crée soudain un Blank (lire Cahiers nº 797), la Cinémathèque du
va jusqu’à où, toute cette eau ? » contrechamp implacable aux documentaire à la BPI (Centre Pompidou, Paris)
Quelque chose comme un discours répandus à tort et à projette les films des frères Bill et Turner Ross.
état renouvelé de stupéfaction travers, jusqu’alors à l’abri du
s’agrège à la surface de ces ins-
tants vacants, libres d’être abso-
lument rêvés par le spectateur
témoignage : dans le magni-
fique Je ne sais pas où vous serez
demain, Emmanuel Roy fait
Ross Brothers, une
à la recherche d’une harmonie
entre les deux êtres en présence.
corps avec un métier, celui de
Reem, médecin, et un espace, expérience américaine
son cabinet du centre de réten-
Contours du monde tion administrative de Marseille,
Nose, Empty Pockets (2020), les Comme quand on entre dans une
films sont inséparables de l’an- pièce, on comprend juste en étant là :
crage dans des microcosmes à l’enjeu n’est pas dans les faits, il est
travers lesquels les frères tissent dans l’expérience », précise Turner
la tapisserie d’une Amérique à Ross. En accompagnant le jeune
la fois populaire, familière et William et ses frères le temps
tenue à l’écart des projecteurs. d’une virée nocturne dans une
Il faut cependant se garder de rue éponyme de La Nouvelle-
leur attribuer une intention sys- Orléans, Tchoupitoulas (2012)
tématique ou une distance ana- conjoint le plus nettement
lytique. L’intégration de la radio la saisie d’un lieu et cet écart
et du journal locaux dans 45365 entre faits et expérience. À des
manifeste la volonté d’éviter prises restituant l’ambiance foi-
toute position surplombante sonnante de la rue s’associe un
en se coulant dans un rythme mouvement vers le monde inté-
Je ne sais pas où vous serez demain d’Emmanuel Roy (2023). quotidien faisant fi de toute rieur de William, qui s’exprime
en off sur des images floues, Américains, une tempête semble impulsion première de « capter le et improbable descente de
l’atmosphère carnavalesque déjà toujours pointer à l’horizon… moment qui passe, comme au bord l’Ohio et du Mississippi sur
teintée d’irréalité dérivant vers Leur vision singulièrement d’une falaise ». une embarcation d’infortune,
la rêverie. L’impression de direct touchante doit beaucoup à la Second Star to the Right and ni Rose City Hurricane (2023),
et de fluidité passe par la créa- façon dont les images chargées Straight on ’Til Morning (2021), essai virevoltant spécialement
tion d’une continuité artificielle d’authenticité et d’énergie vitale making-of de Wendy de Benh réalisé pour le cycle, dans lequel
mêlant des regards de William laissent poindre un envers de Zeitlin (qui habite comme eux les cinéastes reviennent sur leur
et des plans tournés séparément. fragilité, une touche de dou- La Nouvelle-Orléans), com- processus créatif, ne démentiront
« Les gens aiment mettre les choses ceur enfantine et de nostalgie mandé puis rejeté par la Fox, est ces propos : « Faire des films est un
dans des petites cases, fiction et docu- relevée par des mélodies de à cet égard faussement mineur. métier, mais c’est aussi une manière
mentaire, mais c’est excitant d’uti- boîte à musique. La pratique des Le regard impressionniste opère de vivre. »
liser tous les moyens à disposition », frères, habitués depuis toujours une inversion selon laquelle le Romain Lefebvre
indique Bill. à documenter leur propre vie, tournage apparaît comme le
reste, comme l’exprime Turner, moyen de vivre pleinement Propos recueillis
Une architecture de fiction fondamentalement liée à une l’instant. Ni River (2013), libre en visioconférence le 8 avril.
Consacré aux dernières heures
d’un bar, Bloody Nose, Empty
FESTIVAL. Rencontre à Pampelune avec le grand documentariste allemand et démocratique (entre 1945 et
Peter Nestler, à l’occasion de la vaste rétrospective que lui a consacré le Festival 1954, ndlr), qui s’est achevée
international du film documentaire Punto de Vista du 27 mars au 1er avril. brutalement par la vente du pays.
Au Costa Rica, au Nicaragua,
Ition,
nvité d’honneur de Punto de
Vista (qui, outre sa compéti-
consacra également un
une forme sobre qui ne stylise
jamais, mais se révèle remar-
quablement attentive, résolue
il vit depuis). Sourdement, ses
films parient sur l’attention et
le souvenir – c’est-à-dire l’intel-
y arriver. Le premier film que
nous avons réussi à faire, avec
très peu d’argent (nous ache-
« focus » à la cinéaste argentine et précise. Autour d’un sujet ligence – de leur spectateur. tions la pellicule à moitié prix
Ana Poliak et un autre à la choisi, le cinéaste et ses colla- à la frontière), est Au bord du
Française Pascale Bodet), Peter borateurs (sa femme, Zsóka, son Vous êtes né en 1937, d’un père chenal (Am Siel, 1962), inspiré
Nestler, 85 ans, accompagnait chef opérateur Rainer Komers, allemand et d’une mère suédoise, d’Eisenstein dans la manière
une rétrospective de dix-huit de notamment) effectuent un relevé et avez beaucoup voyagé dans d’organiser les images, envi-
ses films (sur soixante-dix) ainsi minutieux de l’espace et de votre jeunesse. Qu’est-ce qui sagé comme un portrait de
qu’une double publication par l’histoire, mettant au jour une vous a conduit à vouloir faire du l’Allemagne.
le festival : un volume de « textes, constellation de témoignages, de cinéma, et notamment du cinéma
images et conversations » et la paysages, de choses et d’œuvres documentaire ? La célèbre phrase de Jacques
republication d’un livre de 1973 (dessins, photographies, pein- À 18 ans, je ne voulais pas Rivette, « tout film est un
consacré à des peintres paysans tures, musiques…) qui voisinent faire mon service militaire en documentaire sur son tournage »,
yougoslaves à Kovacica (Serbie), à égalité et reconstruisent petit à Allemagne, et il n’y avait que ne conviendrait pas à vos films, qui
photographiés par lui dans les petit un vaste panorama où rien deux possibilités : aller un an en suivent un trajet très précis, un
années 1960. ni personne ne semble oublié. prison, ou bien faire un travail récit réfléchi, qui ne semble pas
Occasion pour nous de Tandis que la caméra scrute le dont personne ne voulait, celui témoigner d’aléas du tournage ou
rencontrer un auteur encore sol, consciente de la profondeur, de marin marchand. Je suis allé de rencontres de hasard. Vous êtes
trop méconnu (malgré le cof- panote en faisant le lien entre les jusqu’en Amérique latine et très loin du cinéma direct.
fret de neuf films sorti en 2020 divers accidents du paysage, la suis tombé amoureux de ces Ce qui est direct dans mes films,
par Survivance, voir Cahiers voix off, relate, déplace, met en pays, des gens, de la musique. c’est le chemin : emmener le
n° 764), aux films d’un didac- relation les choses dans le temps. J’ai découvert le Guatemala au public directement au sujet,
tisme rigoureux, menés par Ce qui frappe le plus, c’est moment de sa république sociale sans vouloir le rendre agréable,
les films sur le peuple rom, elle son direct, c’est un peu pareil :
© PETER NESTLER
surgit dans les dessins (dans parfois quand on ne l’entend
Der offene Blick, 2022), mais pas, on peut percevoir les choses
ce n’est pas une violence qui plus directement. Dans De la
assomme. Grèce, on voit une femme qui
parle avec une chaussure dans
Comment en êtes-vous arrivé la main et la porte à sa bouche.
à vous intéresser très tôt à la On n’entend pas ce qu’elle dit
déportation des peuples roms mais on comprend que quand
et à leur sort après la guerre, ils fuyaient, ils buvaient de l’eau
notamment dans Être tzigane avec la chaussure. Ici les témoins
(Zigeuner sein, 1970) et Auslander, évoquent d’une manière directe,
Teil II. Zigeuner (1977-1978), avant nue, ce qui s’est passé lors de
d’y revenir dans vos deux derniers l’invasion de l’Allemagne.
films : Unrecht und Widerstand
Der offene Blick (2022). (2022) et Der offene Blick ? Si vos films (excepté La Mort et le
Ma mère travaillait avec la jus- Diable – Tod und Teufel, 2009 –,
sans y mettre de distractions. German Concentration Camps tice allemande pour essayer de sur votre grand-père, comte
Si mes films comprennent de Factual Survey, un documen- modifier les lois carcérales qui suédois, archéologue, explorateur
nombreuses informations his- taire de Sidney Bernstein réa- s’appliquaient notamment sur et pro-nazi) n’expriment jamais de
toriques, nous essayons toujours lisé à l’époque de la libération les peuples nomades, comme les dimension autobiographique, c’est
avec mes collaborateurs de des camps et resté invisible Roms. Beaucoup d’entre elles toujours vous qui assumez la voix
mettre en relation ce que nous jusqu’à 2014 (le long métrage, dataient de l’Empire austro- off. Pourquoi ?
avons vu avec ce qui se passe compilant des centaines d’heures hongrois et de l’époque nazie, Ce n’est pas par orgueil ou
au présent, la situation poli- de prises de vues par les opérateurs avec par exemple des châtiments parce que j’ai une voix parti-
tique contemporaine. Chaque des armées, fut mis sous le boisseau où on privait les gens de nour- culière, mais parce que je me
fois que j’entame un projet, je par le Foreign Office britannique en riture, de sommeil… J’ai décou- sens responsable de ce que je
recommence à zéro. Certains 1945, ndlr). Le public est resté vert tardivement ce travail de montre. La seule exception est
films sont très documentés à paralysé après le film. On ne ma mère, mais j’ai appris l’his- Pachamama – Unsere Erde (1995),
l’avance, d’autres sont plutôt peut pas montrer trop d’horreur, toire de ce peuple à travers elle. où je pensais ne pas avoir un
développés pendant le tournage, cela bloque le spectateur qui Je suis content aujourd’hui que assez bon accent en espagnol.
mais je sais ce que je vise, et ne peut plus réfléchir. J’essaie des films comme Zigeuner sein J’ai fait la version allemande, et
le temps de montage est court. que les images guident. C’est la ou mes plus récents circulent pour la version espagnole, j’ai
raison de cette atmosphère de dans des séminaires sur le sujet, confié la voix à une journaliste
Vos films sont très explicitement tranquillité : le plus important des associations, des festivals, de radio en Suède, une femme
politiques, mais ils ne revendiquent est que le public puisse recons- qu’ils soient vus et puissent très impliquée. À la fin de l’en-
jamais directement, ils ne parlent tituer les pièces du puzzle, qu’il encore agir. registrement, on a entendu un
pas fort, exposent les choses sans soit capable d’être actif et d’éta- bruit étrange, et lorsque je me
les appuyer. Leur force politique blir une relation entre les choses, Vos films témoignent d’un travail suis approché de la cabine je
est portée par une forme attentive, de découvrir l’histoire qu’il y a particulier sur le son, avec des me suis rendu compte qu’elle
discrète, en retrait. derrière. Dans mes films, l’hor- partis pris inhabituels dans le pleurait. Le film lui avait rap-
Il y a cinq ans, j’ai vu à la reur n’apparaît presque jamais, documentaire. Parfois, la voix seule pelé beaucoup de choses de son
Cinémathèque de Stockholm sauf dans Spanien (1973). Dans de vos témoins s’invite sur les pays, elle a lu très professionnel-
images sans que l’on voie celui qui lement, mais a éclaté en sanglots
parle, d’autres fois vos images sont à la fin.
© PETER NESTLER
l’ellipse et de la discrétion. La
figure mythique est moins paro-
diée que réenvisagée à travers des
détails concrets – crème solaire
et bouteille en plastique conte-
nant le rouge nectar. Incarné
par Luc Chessel et François
Rivière, le duo alterne sans for-
cer le dur et le doux, le séduisant
et le débraillé, l’inquiétant et le
potache. Si le terme du voyage
est peut-être trop touristique, la
rencontre avec une jeune femme
(Pauline Belle) est l’occasion
d’un nouveau « partage du sang-
sible » d’une profonde sensualité.
Jeune acteur, Pankaj (Abhinav
Jha) aspire à rejoindre Mumbai
avec ses amis. Pour l’heure, il
joue des pièces éducatives dans
la rue et tente de renforcer son
Marinaleda de Louis Séguin (2023). réseau. Grand Prix mérité, Dhuin
d’Achal Mishra pourrait se résu-
a disparu au moment du débat. mer à un dilemme de drame
FESTIVAL. Les Rencontres internationales du Les grandes douleurs se disent à social : Pankaj gardera-t-il pour
moyen métrage de Brive ont fêté leurs vingt ans demi-mots, ou s’apprivoisent par lui l’argent qu’il a économisé,
du 3 au 8 avril. des tentatives ridicules (un ado- ou aidera-t-il son père, qui doit
lescent qui, sautant du quatrième graisser des pattes afin d’obte-
Létaitavadorienne
cinéaste mexicano-sal-
Tatiana Huezo
l’invitée d’honneur de ces
autochtones et à la faveur d’un
legs des cultures indigènes. Face
au quasi-mutisme de Carapirú,
cherche désespérément le som-
meil depuis presque un mois. De
sa minuscule chambre à un vaste
surgit de l’obscurité n’est autre
que Nénette, résidente-prison-
nière de la ménagerie du Jardin
35es Rencontres de Toulouse. ce sont les feux partagés avec no man’s land, il avance d’un pas des Plantes. Condensée en une
Son premier long métrage, El sa communauté qui portent le halluciné, guidé uniquement par suite de tableaux, la jungle tru-
lugar más pequeño (2011), dévoi- secret des siècles passés. le souvenir flou de son lieu de quée devient une estrade où ani-
lait une inquiétude du cinéma « Comment sera le futur pour naissance. L’image rugueuse en maux humains et non humains
latino-américain contempo- un pays qui n’a jamais connu la basse définition ainsi que l’em- se croisent et s’observent, rêvant
rain : raviver depuis le présent paix ? », interroge la voix de ploi de la 3D pour faire advenir à leurs retrouvailles lointaines,
la flamme mémorielle de Theo Montoya dans son pre- le territoire rêvé du repos tra- mais indispensables. Cette édi-
communautés marginalisées. mier long métrage, Anhell69, duisent l’urgence de la quête tion anniversaire invitait aussi
C’est l’absence permanente de sous les traits d’un cadavre qui autant que celle du passage à la sept cinéastes déjà passés par le
synchronisation entre images et sillonne l’obscurité de Medellín. réalisation. Une nécessité ressen- festival afin que soient remon-
sons qui y manifeste l’impos- Prix SFCC de la critique pour la tie dans une grande partie de la trés leurs films. On a ainsi pu
sible cicatrisation historique du compétition fiction, ce film dia- sélection, dont Father’s Land de revoir Le Ciel des bêtes de Thomas
Salvador : d’un côté, les récits des logue aussi avec le focus dédié Francesco Di Gioia : alors que Paulot (2018), Brésil_14 d’Alan
villageois de la Cinquera ayant au cinéma colombien contem- l’Italie occupe la Lybie au début Durand ou Le Saint des voyous de
subi de plein fouet la guerre porain. Au fil de témoignages des années 1910, les mots du Maïlys Audouze (2017).
civile ; de l’autre, une image crus d’amis gays âgés d’une poète Fadil Hasin Ash-Shalmani Vincent Poli
cueillant avec fébrilité les détails vingtaine d’années, Anhell69
d’une vie à nouveau vivable. semble d’abord le dépositaire
Rejouer le destin de du désespoir de cette génération,
Carapirú, indigène awá-guajá, consumée par la violence éta-
pour déjouer le manque de tique et sociale. Face à la chape
traces du massacre des siens : de plomb de cet omniprésent
tel est le dessein de l’extraordi- « no futuro », le film de Montoya
naire Serras da desordem (2006) cherche le salut du côté de la
d’Andrea Tonacci, montré fiction. Dans la veine des appunti
dans le focus « Brésil, cinéma pasoliniens, le cinéaste remue
© CENTRO SPERIMENTALE DI CINEMATOGRAFIA
Zoologie du muet
Ila fable
«
l est souvent difficile de faire le
partage entre les animaux de
et ceux de la zoologie »,
que de partager ce mutisme,
comme si l’avènement du par-
lant avait aussi privé les films
préfère l’hybridation des genres
et des espèces à une partition
entre documentaire et fiction.
de l’animal une frontière trouble
entre civilisation et sauvagerie.
À l’est, Les Noces de l’ours de
écrivait Roger Caillois, et sans de ce rapport plus primordial Alliances de fortune entre Konstantin Eggert et Vladimir
doute l’est-ce plus encore au à la vie sensible des animaux. vagabonds, chiens errants et Gardine (1926), dont Eduard
cinéma, où l’animal incarne une Entremêlant les films chrono- bêtes de somme (chez Chaplin, Tissé réalise l’image époustou-
figure – imaginaire, merveilleuse photographiques d’Etienne-Jules Keaton ou Laurel et Hardy), flante, raconte le drame d’un
ou monstrueuse – en même Marey et Georges Demenÿ avec parodie civilisatrice des ani- Jean de l’Ours slave, enfanté par
temps qu’une pure présence les drames de la vie sauvage maux savants (Menneskeaben, une mère gagnée par la démence
sensible, d’autant plus étrange de Merian Cooper et Ernst pantomime tragique d’un singe après avoir été attaquée par un
qu’elle nous renvoie l’image Schoedsack (Chang, 1927) ou qui imite la vie bourgeoise en ours. Condamné par son instinct
d’une altérité muette. C’est la ceux de la vie domestique chez 1910) : le bestiaire des premiers à faire le mal, il finira traqué
nature commune du cinéma Jean Durand ou Mack Sennett, films rappelle ainsi combien le comme la bête qu’il cache sous
des premiers temps et des bêtes ce programme zoofilmique cinéma, après la littérature, a fait ses habits élégants.
© MARIA PIPLA
Darwin rembobiné Elle conduit d’autre part à
À la même époque, le cinéma revenir aux origines de la vie
américain, plus sensible aux en allant explorer l’âge des dino-
théories darwiniennes et aux saures. Avant Le Monde perdu
effets de l’industr ialisation, d’Harry O’Hoyt, adapté en 1925
accomplissait le mouvement du roman de Conan Doyle, il y
inverse, admirant la sauvagerie eut les films de Willis O’Brien
virile d’un Tarzan, ersatz de (connu pour avoir supervisé
l’Angleterre victorienne plongé les effets visuels de King-Kong),
dans la jungle pour fonder un comme The Ghost of the Slumber
idéal aussi musclé que glabre, Mountain (1918), dont la rêverie
ou encore d’un Achab, dans paléontologique est amorcée par
une variante plus sombre, en un petit mécanisme protociné-
quête d’un absolu qui n’existe matographique. Mais le génie
que dans la mort. La littérature de la réanimation revient à Many Eyes, Mani Centers, Moving de Maria Pipla (2022).
américaine a fourni l’essentiel Winsor McCay, le créateur de
de ses thèmes à ce cinéma de la Little Nemo qui, dans un film de PELLICULE. La ville de New York accueille une
wilderness : Fred Jackman adapte 1914, fait le pari de ressusciter célébration de la création en celluloïd en Espagne les
Jack London en 1923 (Call of les dinosaures avant d’en faire 13 et 14 mai.
the Wild), Millard Webb, Herman la démonstration, six mois et
Melville en 1926 (The Sea Beast,
avec John Barrymore dans le
rôle d’Achab), et Scott Sidney,
dix mille dessins plus tard avec
Gertie, the Trained Dinosaur.
Tandis que l’Amér ique
Lumières d’Espagne
Edgar Rice Burroughs en 1918,
six ans après la parution de son
cherchait dans la vie sauvage
une absolution au capitalisme à New York
roman Tarzan seigneur de la jungle. triomphant, l’Europe relisait
Parcourant à l’envers la La Fontaine comme un bré-
théorie de l’évolution, ces films
décrivent une involution de
l’espèce humaine, retournée
viaire aux nouvelles formes de
la lutte des classes avec Marius
O’Galop et Ladislas Starewitch.
Set atomisée,
ur la scène cinéphile espa-
gnole, historiquement discrète
le numérique fut un
(dont l’extraordinaire Ver piedras/
Signos de sol, 1988-2014, en fait
un digne héritier de son modèle,
à une violence primordiale En faisant entrer les animaux changement de paradigme : de la José Val del Omar) aux géomé-
comme antidote à l’irrémé- dans l’espace de la maison création à la diffusion des films, tries sensibles sans titre de Yonay
diable industrialisation de la (Marie est trop obéissante, 1912, une effervescence inédite a mar- Boix (2020-2021) ou encore
vie. Cette tendance involutive Onésime et le dromadaire, 1914), qué le début des années 2000, le geste, simple et sublime, des
mène d’une part à ériger les les cinéastes s’employaient notamment avec l’émergence mains filmées par Maria Pipla
animaux en personnages prin- moins à les domestiquer qu’à de cinéastes (Albert Serra, Jonás comme un continuum de beauté
cipaux, comme l’acteur canin les laisser démolir la civilisation Trueba, Laida Lertxundi) et des cinématographique condensé
Rin-Tin-Tin, arraché à l’armée bourgeoise, agents du désordre revues comme Lumière. Cette dans les trois minutes de Many
allemande pour devenir une trouvant dans les employés de dernière centralise un nouveau Eyes, Many Centers, Moving
icône hollywoodienne après la maison, « domestiqués » eux constat : c’est via un retour à la (2022), différentes générations
Première Guerre mondiale, ou aussi, des alliés objectifs. pellicule que le cinéma espa- et origines géographiques sont
les « US Horses » de l’autobio- Alice Leroy gnol, en particulier dans ses ici représentées. Leur dialogue
graphie hippique Kentucky Pride formes les plus expérimentales se matérialisera dans une série
de John Ford (1925), opposés Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, Paris, et aventurières, vit un renouveau de tables rondes et textes que
au générique à « ces créatures jusqu’au 23 mai. particulièrement fertile. Sous la revue publiera en ligne (elu-
qu’on appelle des humains ». www.fondation-jeromeseydoux-pathe.com le titre de « Collection privée. miere.net), en anglais et en espa-
La scène Super 8 et 16 mm gnol. Façon d’accompagner par
en Espagne », la revue a conçu la critique un cycle qui, après
MILESTONE
TOURNAGE. Françoise Etchegaray, précieuse collaboratrice d’Éric Rohmer, travaille à PARIS. Un compromis
partir d’un scénario revisité par le cinéaste avant sa mort. de vente pour l’achat
de l’ancienne salle
Dans l’orbite de Rohmer La Clef a été signé.
La Clef,
E n 2009 et sur les bases d’un
scénario d’Haydée Caillot
(scénar iste des Passagers de
projet de plus belle, mais il fut
encore refusé en sous-commis-
sion à l’avance et en région, sous
avait recentré l’intrigue sur
quatre personnages principaux :
l’héroïne qui est astrologue kar- rouverte ?
Jean-Claude Guiguet et actrice le motif : « C’est pas comme ça mique, une chanteuse, un édi-
chez Rohmer et Biette) intitulé
La Cigogne et le Dragon, Éric
Rohmer a écrit pour Françoise
qu’on parle »…
Mars et Mercure s’est alors
émoussé. Mais Etchegaray
teur et le directeur d’une radio
locale. Rohmer avait privilégié
le thème qui lui paraissait le
Rpantsécapitulons
: il y a un peu plus
d’un an, l’expulsion des occu-
de la salle de cinéma du
Etchegaray Mars et Mercure, pré- n’abandonne pas pour autant. plus important et qui est – sans 5e arrondissement parisien met-
senté à l’avance sur recettes du Retrouver le scénario originel surprise – la foi. Ici, la foi en tait fin à une mobilisation ciné-
CNC présidée à l’époque par de Caillot lui a même redonné l’astrologie. L’astrologue, qui tire phile, en particulier de la jeune
Florence Malraux. Rohmer est confiance pour faire non pas les tarots, croit que l’homme cinéphilie de la capitale, prise
mort en janvier 2010 et Mars et un, mais deux films. Car l’esprit qu’elle aime et qui est amoureux d’une effervescence qui semblait
Mercure est resté dans un placard. de chacun des deux textes dif- d’elle est son jumeau karmique : révolue (lire Cahiers nº 760 et
Après avoir réalisé le documen- fère. La Cigogne et le Dragon se ce serait un amour incestueux, nº 771). Depuis, et alors que le
taire La Dernière Odyssée de La partage entre dix personnages, donc impossible. collectif La Clef Revival a pu
Jeanne, Etchegaray a repris le plutôt farfelus, là où Rohmer La Cigogne et le Dragon continuer quelques activités hors
implique d’autres personnages, les murs accueillies par d’autres
dont un qui fut gladiateur salles et institutions, les choses
dans une vie antérieure, une ont évolué : le groupe SOS qui
© JEANNE LUNE MESLET
HOLLYWOOD. Inauguré à l’automne 2021, le musée des Oscars, invité ce mois-ci au dans une prochaine exposition qui
Forum des images dans le cadre du cycle « Portrait de Los Angeles », éclaire autant fera la part belle aux Juifs européens
l’histoire du cinéma honoré par l’institution que l’état d’esprit d’Hollywood, entre venus ici pour fonder les studios ».
commémoration et contre-histoire. Au fond, plus que dans cette
approche antichronologique, le
Ll’Academy
e visage triomphant de Sidney
Poitier accueille les visiteurs de
Museum of Motion
Cinema antérieur à la blaxploi-
tation, une autre au Parrain (qui
marque également l’irruption
plus grande visibilité aux films
réalisés par des cinéastes femmes
ou non blancs. Ce parti pris très
lité, faire oublier qu’Hollywood
fut longtemps une forteresse peu
soucieuse des exclus et des réali-
Pictures, sis en plein quartier d’une communauté méprisée discrimination positive n’a rien tés extérieures aux frontières de
de Miracle Mile à Los Angeles. sous la lumière hollywoodienne) ; d’étonnant, dans un contexte l’Amérique majoritaire.
L’un des murs du hall d’entrée une autre encore est dédiée à marqué par les efforts conjoints Yal Sadat
est orné de l’image du premier Agnès Varda, sans connexion évi- de l’industrie et des institutions
Afro-Américain oscarisé, veillant dente entre périodes, formes et pour faire preuve d’exemplarité Propos de Bernardo Rondeau
sur l’édifice conçu par Renzo territoires culturels. « Il était dans woke et laver l’entertainment amé- recueillis à Los Angeles,
Piano : à l’évidence, c’est par ici notre intention de ne pas raconter ricain de ses vieux torts. Mais le 3 mars.
que débute le voyage promis une histoire linéaire du cinéma : nous l’Academy n’avait sans doute pas
à travers l’histoire du cinéma voulions mettre en avant des récits prévu les reproches d’associa- Dans le cadre du cycle « Portrait de
récompensé par l’Ampas, orga- du septième art plutôt qu’une seule tions de défense de communau- Los Angeles », carte blanche à l’Academy
nisatr ice des Oscars depuis narration qui tiendrait lieu de vérité tés s’estimant effacées au profit Museum of Motion Pictures, en présence
1929. Mais comment raconter officielle », explique Bernardo d’autres. « En traversant le musée, de sa programmatrice K. J. Relth-Miller,
une histoire, précisément, par le Rondeau, conservateur et pro- je me suis entendu demander à voix avec la projection de : Mating Games
biais d’une longue suite de suc- grammateur pour les salles de haute à la personne que j’accompa- de K.J. Relth-Miller et Courtney Stephens
cès académiques ? Le cinéma l’Academy (dont la plus grande, gnais : où sont les Juifs ? », s’indi- (2017), Mur Murs d’Agnès Varda (1981),
que revendique l’Ampas s’enra- équipée en 70 mm, n’a pas gnait l’an dernier dans Rolling Sweet Sweetback’s Baadasssss Song
cine-t-il vraiment aux portes du grand-chose à envier au Grand Stone le chef de l’ONG Anti- de Melvin Van Peebles (1971), I Remember
musée surplombées par la figure Théâtre Lumière de Cannes). Defamation League, en rappe- Beverly Hills d’Ilene Segalove (1980),
de Poitier, c’est-à-dire sous les S’affranchir de la linéarité, lant l’importance d’immigrés Everyday Echo Street: A Summer Diary
premiers signes de progrès hol- c’est éviter au visiteur d’enta- juifs européens comme Louis de Susan Mogul (1993), Maya Deren’s
lywoodiens en matière de repré- mer le tour du propriétaire B. Mayer et Sam Goldwyn – Sink de Barbara Hammer (2011), Sign
sentation des minorités ? C’est ce par l’enfance idéologiquement à peine évoqués pour l’heure. of Protest Meat Market Arrest et We
que semble raconter la collection embarrassante d’Hollywood – Bernardo Rondeau promet Were There de Pat Rocco (1970‑1976) et
permanente, volontiers intriquée cette période où D.W. Griffith « une programmation mouvante : Miracle Mile (Appel d’urgence) de Steve
avec des expositions temporaires : et ses idées étaient encore bien toutes les racines de ce qu’est le De Jarnatt (1988). Au Forum des images,
l’une est consacrée au Black vivaces – afin de ménager une cinéma américain seront explorées Paris, samedi 27 et dimanche 28 mai.
DISPARITIONS
Harry Belafonte plus que rarement au cinéma, le Centre Pompidou et dirigé mouvements révolutionnaires.
Ayant eu une formation notamment dans Buck et son à cette occasion l’ouvrage sur En 1962, il est opérateur
musicale et théâtrale, Harry complice, western de son ami cette cinématographie (Le d’Algérie, année zéro de
Belafonte, s’imposa à la fois Sidney Poitier (1972), ainsi Cinéma grec, Éditions du Centre Marceline Loridan-Ivens et Jean-
comme chanteur et acteur que dans quelques films de Pompidou), qui reste une Pierre Sergent. En 1965, il part
au début des années 1950. Robert Altman (The Player, grande référence en la matière. pour la Colombie où il filme
On le verra au cinéma surtout 1992 ; Prêt-à-porter, 1994 ; Il est mort le 20 avril à 73 ans. avec Sergent la guérilla des
pendant cette décennie, dans Kansas City, 1996) et dans Farc et le prêtre révolutionnaire
des films en accord avec son BlacKkKlansman de Spike Lee Marion Game Camilo Torres Restrepo, ce qui
indéfectible engagement (2018), son dernier film. Sans Avant de devenir une star donnera les films Rio Chiquito
politique : Carmen Jones d’Otto oublier, le rôle majeur que joue tardive du petit écran en et Camilo Torres. En 1967, il
Preminger (1954), somptueuse sa chanson « Day-O (Banana 2009 avec la série Scènes réalise seul, en République
modernisation de l’opéra de Boat Song) » dans Beetlejuice de ménages, et ayant joué centrafricaine, le court métrage
Bizet avec des acteurs afro- de Tim Burton (1988). Celui dans quelques comédies Sangha, dénonçant le pillage
américains ; Une île au soleil de que l’on surnommait « le roi du croquignolettes telles Les de la production diamantaire
Robert Rossen (1957), où il est Calypso » est mort le 25 avril à Bidasses en folie (Claude Zidi, par les sociétés et acheteurs
victime de ségrégation raciale 96 ans. 1971), La Dernière Bourrée à occidentaux. Il collabore ensuite
dans une île des Caraïbes ; Paris (Raoul André, 1973) ou au documentaire Le Festival
Le Monde, la Chair et le Michel Demopoulos Mon curé chez les Thaïlandaises panafricain d’Alger de William
Diable de Ranald MacDougall Le critique et programmateur, (Robert Thomas, 1983), saviez- Klein (1969) et au très singulier
(1959), film de science-fiction Michel Demopoulos a dirigé le vous que Marion Game, morte Tahia Ya Didou de l’algérien
postapocalyptique coproduit par festival de Thessalonique de le 23 mars à 84 ans, avait aussi Mohamed Zinet (1971), portrait
lui-même, tout comme Le Coup 1991 à 2005. Ayant grandi tourné avec Jean-Daniel Pollet acide de la ville d’Alger, mêlant
de l’escalier, film noir de Robert en France, il était un pont (L’Acrobate, 1975), Luc Béraud fiction et documentaire. En
Wise (1959) adoré par Jean- précieux entre le cinéma grec (La Tortue sur le dos, 1977), 1973, il réalise clandestinement
Pierre Melville. Il se consacrera et le français, et un proche Carlos Saura (Doux moments du Septembre chilien, consacré
ensuite surtout à la chanson des Cahiers. En 1995, il a passé, 1982) et Jacques Demy au coup d’état de Pinochet,
et à ses combats pour les conçu la grande rétrospective (Parking, 1985) ? qui obtiendra le Prix Jean-
droits civiques, et n’apparaitra consacrée au cinéma grec par Vigo. En France, Muel fut l’un
Murray Melvin des plus actifs participants
Difficile d’oublier le long à l’aventure collective des
Cinéma | Rétrospective | Masterclasse | Rencontres | Livre visage sévère et le regard froid groupes Medvedkine, réunissant
Centre Pompidou
NOUVELLES DU MONDE
AMÉRIQUES un record de 12,4 milliards de d’une scène ajoutée en cours recréée dans les studios de
dollars, selon les données du de tournage et non déclarée, Cinecittà à Rome afin d’y tourner
Joe Russo et la révolution gouvernement sud-coréen. cette sélection a provoqué le film dans son intégralité.
de l’IA la consternation du collectif Aux côtés de Craig : Lesley
États-Unis. Dans un entretien 50/50. « C’est évidemment un Manville, Jason Schwartzman et
accordé au site Collider, EUROPE signal dévastateur envoyé aux Henry Zaga.
Joe Russo, coréalisateur de victimes de violences sexistes
nombreux films Marvel avec Lobster Films en et sexuelles », s’indigne le
son frère Anthony, a évoqué la redressement judiciaire collectif. La société Chaz PROCHE-ORIENT
possibilité de voir l’intelligence France. Lobsters Films, la Productions a aussitôt répondu
artificielle bouleverser le cinéma société dirigée par Serge via un communiqué de presse, Pionnières françaises à
d’ici quelques années. « Je fais Bromberg, a été placée en soulignant qu’« aucune plainte l’honneur à Tel-Aviv
partie du comité de plusieurs redressement judiciaire le d’aucune sorte » n’avait été Israël. Le ciné-club de l’Institut
entreprises d’intelligence 20 avril dernier. Condamné déposée contre Catherine Corsini français de Tel-Aviv entamera
artificielle. Je parle de mon le 24 janvier à cinq ans de ou la société de production d’avril à juin un cycle de
expérience en tant que prison dont quatre avec sursis du Retour. séances mettant à l’honneur
partenaire de ces comités, pour homicides involontaires trois pionnières du cinéma à
et je peux vous dire qu’ils dans le cadre du procès de Daniel Craig à Cinecittà travers des hommages à Alice
développent une IA qui est l’incendie de Vincennes (où des Italie. Le tournage de Queer, Guy, Germaine Dulac, Nicole
justement là pour nous protéger bobines de nitrate entreposées le nouveau film de Luca Védrès et Marguerite Duras.
des IA », a-t-il déclaré. Avant avaient pris feu et provoqué Guadagnino, adaptation d’une Objectif : redécouvrir ces femmes
d’évoquer un monde dans lequel la mort de deux personnes à nouvelle semi-autobiographique dont les films restent trop peu
il serait possible de créer des l’été 2020), Serge Bromberg, de William S. Burroughs connus du grand public et qui
films personnalisés pour chaque dont la peine a été aménagée, publiée en 1983, a débuté ont révolutionné le cinéma
spectateur : « Avec l’IA, on a annoncé que ce redressement fin avril. Selon Variety, Daniel « par le regard féminin qu’elles
pourra obtenir un film très réussi judiciaire ne remettait pas en Craig y incarne l’alter ego de ont apporté en se plaçant
avec un avatar qui imitera votre cause l’activité de la société. Burroughs, Lee, un expatrié derrière la caméra et par leur
voix à côté de Marilyn Monroe. « Nous avons de très nombreux américain s’éprenant d’un jeune clameur féministe », annonce
Et une histoire personnalisée projets et avons confiance toxicomane au Mexique dans le programme.
de 90 minutes avec qui on dans une restructuration et les années 1940. Mexico sera Vincent Malausa
voudra… », prédit-il. une poursuite de nos activités
si uniques et si importantes
pour le cinéma patrimonial en
ASIE France et vers l’international »,
a-t-il notamment déclaré au
17→26 MAI
explique cet engouement. de Libération pointe également
En 2021, les recettes des des faits de violence sexuelle
exportations de contenu coréen lors du tournage. Alors que les
dans le monde (cinéma, séries, subventions publiques accordées
musique, jeux vidéo) ont atteint au film ont été gelées à la suite
L’invitation au supplice
Upasnesaigner ?
image peut-elle souffrir ? Peut-elle
Et un hématome, ne serait-ce
déjà une empreinte, c’est-à-dire une
cérémonie auto-masochiste. Renversé
par une voiture, l’inconnu contamine de
sa fièvre le chauffard, un salary man qui
un registre apparemment plus terre-à-
terre. Un chétif publicitaire racketté dans
le métro par une bande de punks nourrit
image révélée à même la peau, quelque dès le lendemain voit son corps assailli l’obsession d’acquérir une arme à feu
chose des profondeurs qui remonte à la de mutations machiniques : des boutons et de tuer quelqu’un, n’importe qui.
surface ? Telles sont les questions folles en pointes métalliques, des excroissances Cette dégringolade dans les bas-fonds
posées très sérieusement par le cinéma de composants en pagaille, un pénis en est captée par une caméra spasmodique,
de Shinya Tsukamoto, dont une poignée forme de rotor, la mue débouchant sur toujours en mouvement. On sait à quel
de films avaient connu une brève per- une sorte de tank humain lancé à l’assaut point la caméra portée est devenue un
cée sur les écrans français début 2000, de Tokyo. Des influences aussi exogènes cliché de la tension préfabriquée, mais
avant de retourner dans l’ombre. Pousse que celles des avant-gardes, du cyber- Tsukamoto, en bon extrémiste plastique,
spontanée de l’underground japonais où punk, du manga, de la techno indus ou en fait un usage virtuose, multiplie les
prolifèrent parfois les plus surprenantes des séries sentai s’amalgament jusqu’au prises de vues aventureuses et dessine à
aberrations, l’œuvre de Tsukamoto s’est délire dans cet effarant film-poubelle, travers elle un véritable récit à bout de
signalée par un spectaculaire déferle- ode doloriste et hurlante à la métamor- souffle, perpétuellement en état d’alerte.
ment de rage, de brutalité percussive, phose fuselée dans un noir et blanc grais- Arraché au désespoir, le désir de des-
d’intensité, en somme un concentré de seux et pulvérulent. truction témoigne d’une vitalité abrasive
violence plastique digne des franges les Dès lors, l’histoire sera toujours qui fait pendant au nihilisme ambiant.
plus sauvages de l’expérimental ou de la même : celle d’un banal employé Entre l’employé et la seule punkette de la
l’exploitation. Carlotta donne à revoir (Tsukamoto s’est morfondu quatre ans bande, une entente secrète se manifeste,
quatre de ces films en salles (et jusqu’à dans la publicité avant d’en venir au un curieux pas de deux s’élabore, qui
dix seront inclus dans un coffret Blu- cinéma) qui, par une perte brutale, se révèle le véritable fonds de ce cinéma :
ray), avec désormais un recul de plusieurs retrouve projeté hors du monde social, romantique à en crever, incurablement
décennies ayant dissipé l’écran de fumée sur le versant négatif du quotidien. Tetsuo adolescent.
de la sensation « culte », et laissant aperce- II: Body Hammer (1992), angoissant cau- Tsukamoto appartient à la famille
voir, à sa place, une inventivité formelle chemar urbain, reformule les termes du des constructivistes. Son art autant plas-
foisonnante. Et sous la clameur nihiliste, premier volet avec plus de moyens et en tique que narratif (pôles en tension)
leur bouleversante générosité. couleurs fauves, y agrégeant le thème entre de plain-pied dans le cinéma, en
Plus encore qu’expérimental, c’est de la famille : c’est en pulvérisant son ce qu’il suggère le mouvement à partir
le terme d’expérience qui semble le propre enfant qu’un père, poursuivi par de ses manques : cadre et cache, ombre
mieux convenir face à ce cinéma qui une organisation secrète, libère en lui la et lumière, plein et creux et, surtout,
cherche à déborder son spectateur. Non haine suffisante pour se transformer en subites accélérations du montage, inserts
seulement chacun de ces films s’appa- arme de destruction massive. en stop-motion, sautes et intervalles. La
rente à un petit laboratoire en surchauffe, Tokyo Fist (1995), peut-être le plus mutation à son comble, la métamor-
mais le contact incertain avec la réalité abouti du lot, troque l’imaginaire mutant phose réelle se produisent toujours dans
y constitue l’enjeu majeur. Il s’agit d’y pour d’autres effusions, celle d’un la coupe, en ce point noir et orgasmique
renouer par tous les moyens avec la triangle amoureux réuni par la douleur. où se loge l’image limite, l’interpéné-
face contondante du monde, subtili- Un vendeur d’assurances (Tsukamoto tration de l’avant et de l’après, l’irrepré-
sée par une modernité hégémonique, en personne, qui joue dans tous ses sentable fusionnel. Du Cuirassé Potemkine
à l’image de la métropole tokyoïte que films) et son ami boxeur se disputent (1925), on se souvient de cette succes-
ses immeubles cyclopéens revêtent de à coups de poings les faveurs d’une sion rapide de trois plans sur différentes
parois glaciales et vitrifiées. Face à elle, jeune femme portée sur les scarifica- statues de lions en pierre, qui, sous l’effet
le corps devient l’ultime champ d’opé- tions BDSM. Ici, les contusions en gey- du montage, ne semblaient qu’un seul
ration, où le réel peut advenir, pénétrer sers de sang sont autant de points de félin se dressant sur ses ergots. De ce
les chairs, que ce soit par incision, écrase- jouissance, dans un dédale d’intérieurs geste insinué, Tsukamoto fut peut-être
ment, commotion. Les premières images et de rues repeints en couleurs satu- l’hypertrophique continuateur.
de Tetsuo (1989), choc inaugural, mons- rées, de nuits violacées en crépuscules Mathieu Macheret
trueux autel dressé à la fusion de la chair infernaux. Le film impressionne par sa
et du métal, fignolé pendant deux ans façon de ne pas avancer, mais de rouler
par un Tsukamoto écumant les décharges obsessionnellement d’un personnage à Tetsuo (1989), Tetsuo II: Body Hammer (1992), Tokyo Fist
en quête de matériaux, montrent ainsi l’autre, jusqu’à faire ressurgir un motif (1995) et Bullet Ballet (1998). Ressorties en versions
un homme s’ouvrant la cuisse pour y d’enfance : le souvenir refoulé d’un père restaurées le 17 mai.
ficher une tige en fer, dans une intrigante sadique. Bullet Ballet (1998) clôt le bal sur Coffret 10 films. 4 Blu-ray. Carlotta.
L’être écarlate
rapports de pouvoir les voies
Pd’exploitation
roduit par New World Pictures, Du
rouge pour un truand obéit à la logique
dont Roger Corman est
Hollywood. L’attendent à la place
l’atelier de confection, la salle de bal,
la prison, le bordel et enfin l’échappée
gestes qu’elle retrouvera la possibilité
d’échanger un mot, un regard, avec les
autres femmes autour d’elle.
devenu le synonyme dès le milieu des par l’illégalisme. La force du film tient Du rouge pour un truand épouse donc
années 1950 – dépense minimale, effet d’abord à sa vivacité. Non seulement le moins le scénario marxiste de base (alié-
maximal. Outre une durée de fabrica- personnage est emporté très vite, très nation / prise de conscience / libéra-
tion réduite (en l’occurrence vingt jours loin de son orbite, mais il suffit d’une tion) qu’il ne s’emploie à faire jouer
de tournage et trois de montage), la pos- poignée de plans pour montrer com- au sein de chaque milieu l’ambiguïté
sibilité d’une telle spéculation repose sur ment le corps des femmes est soumis des signes et des rôles. La robe rouge
la promesse d’une transgression (corps à la double prédation de la machinerie est l’emblème de cette dynamique, en
dénudés, milieux interlopes, violence capitaliste et des hommes qui la dirigent. ceci qu’elle marque (elle est liée à l’in-
exacerbée...). Écrit par John Sayles, Du Une telle condensation n’a certes pas famie de la prostitution) et démarque
rouge pour un truand est également un que des raisons esthétiques. Il est clair (elle attire l’œil, séduit, ravit). Le film
film au réalisme social revendiqué, qui que l’usine est moins « attrayante » que ne s’exclut pas de ce trafic, au contraire,
trouve dans la trajectoire heurtée de la maison close, et que Teague s’attarde nouant un vol de photographies dans
son héroïne le moyen de dépeindre les davantage sur les poitrines féminines la vitrine d’un cinéma à l’apparition
rapports de domination économique et que sur les mains des couturières. Mais presque surréelle d’une « femme en
sexuelle. À l’évidence, l’écueil aurait été la précision du trait ne se perd pas et, rouge » participant au braquage d’une
d’exploiter l’exploitation. Or, ces deux surtout, les mondes entrent de plus en banque. Quinze ans après Pierrot le
mouvements presque antinomiques – plus résonance. Ainsi, le travail du sexe Fou de Jean-Luc Godard, dix ans après
excès de la représentation d’un côté, apparaît comme une simple modalité Bonnie et Clyde d’Arthur Penn, le rouge
âpreté de la description de l’autre – se du salariat. et le sang continuent à échanger leurs
combinent d’une façon remarquable. Le film s’emploierait-il à dévoiler la puissances. L’évidence du faux autorise
Situé au début des années 1930, le loi de l’universelle prostitution ? Non, la macule, la giclée, le bain même (voir
second long métrage de Lewis Teague car tout est visible dès le début. Les pre- la mort de John Dillinger, à tous égards
(qui fera à nouveau binôme avec mières « dames en rouge » (selon le titre passionnante). Sang-peinture, sang-mar-
Sayles un an plus tard pour L’Incroyable original, The Lady in Red) ne sont autres chandise, sang sacré – voilà ce qui coule
Alligator) enchaîne tous les topos de que les poules à crête grenat dont Polly dans les plans de ce beau film.
la Grande Dépression. Polly Franklin récolte la production durant le géné- Raphaël Nieuwjaer
(Pamela Sue Martin), qui a grandi dans rique. Chaque séquence, même la plus
une modeste ferme, aspire à rejoindre dure, trace en outre dans l’écheveau des Blu-ray. Carlotta.
Italie cruelle
Ldécennies –
a ressortie de trois films de Carlo
Lizzani est l’occasion de traverser trois
les plus passionnantes –
d’une œuvre née au cœur des utopies de
l’après-guerre. Partisan lors de la résistance
romaine, membre du Parti communiste San Babila : un crime inutile (1976).
italien, journaliste engagé, Lizzani ne fut
pas seulement une cheville oubliée du
néoréalisme – assistant de Rossellini sur
Allemagne, année zéro et de De Santis sur
Riz amer, dont il a co-signé le scénario :
il demeure surtout ce cinéaste militant
pur et dur dont la formation idéologique
et esthétique (antifascisme et obsession
documentaire) n’a cessé de redéployer
l’idéal néoréaliste jusque dans ses formes
les plus lointaines et les plus dégradées –
du western-culte Requiescant à son repli
dans le simili-poliziesco et la fiction de
gauche dans les années 1970.
Si La Chronique des pauvres amants
est l’œuvre la plus célèbre de Lizzani,
elle marque dès 1954 une rupture avec
l’épure documentaire de ses premiers
films et annonce une forme de « néoréa- Storie di vita e malavita (1975).
lisme rose » où romanesque et distancia-
tion théâtrale tirent vers la fresque et la centre d’un dispositif d’observation pro- le sordide renvoyant au présent d’une
tragédie. Le cinéaste y filme les habitants gressant par épisodes jusqu’au drame final : Italie réduite en grand bordel cauche-
d’une petite rue de Florence, la via del le meurtre sauvage d’un innocent par ces mardesque. Entre mondo (le faux docu-
Corno, comme un théâtre brechtien où vitelloni recyclés en barbares modernes. mentaire anthropologique fallacieux à
s’entremêlent reconstitution historique, À la cruelle orchestration de ce « crime la Mondo cane de Jacopetti et Prosperi,
didactisme politique et récits amoureux. inutile » saisi dans l’indifférence des pas- dégénérescence terminale des préceptes
La fameuse « nuit de l’apocalypse » qui sants et des carabiniers (dont les rondes néoréalistes) et poliziesco blafard (Milan
coupe le film en deux (évoquant les mas- aveugles agissent comme des tours de vis des bas-fonds aux décharges crasseuses),
sacres de Florence de septembre 1925), resserrant le récit vers le cœur d’un mal entre roman-photo glacial et revenge
filmée comme une dantesque séquence devenu invisible et ordinaire), Lizzani movie féministe, Storie di vita e malavita
de guerre aux accents expressionnistes, appose un regard dont la tragique neu- vire à la satire carnavalesque et nihiliste
marque un premier basculement : celui tralité fixe l’image d’une mécanique idéo- en un mélange de terreur et d’aplomb
de la chronique de rue vers une forme de logique tournant à vide qui est celle d’un dans une férocité digne de Dino Risi.
grand mélodrame immobile (des couples monde vidé de sa substance : soit l’Ita- Des amants déchirés par le fascisme de
d’amants qui se déchirent dans l’ombre lie rendue à la froide nausée des années la via del Corno aux petites « infortunées
de cette rue transformée en guet-apens de plomb et à une sorte de glissement de la vertu » à la Justine qui font aussi
fasciste). immobile vers le néant. de Storie di vita e malavita un splendide
Les films de Lizzani sont tiraillés entre Un an auparavant, le cinéaste figurait mélodrame sadien, c’est le mouvement
le dire et le faire, entre le constat et l’ac- déjà avec Storie di vita e malavita (1975) d’un pays tout entier – et l’horizon cruel
tion, et c’est à cette retorse dialectique de ce terminus d’un cinéma politique ita- du néoréalisme lui-même – que tracent
mise en scène que ramène encore, vingt lien déchiré entre vieux idéaux militants, peut-être les récits d’utopie et de déses-
ans plus tard, San Babila : un crime inutile acuité sociologique et ampleur de farce poir du cinéma de Lizzani.
(1976). Le cinéaste y filme les délits d’une macabre. Sous couvert journalistique Vincent Malausa
bande de jeunes néofascistes dans la gri- (enquêter sur les réseaux de prostitu-
saille du nord de l’Italie des années 1970. tion infantile), ce film à sketches subs- La Chronique des pauvres amants (1954), Storie di vita
Comme la via del Corno de Florence, titue aux enjeux des films précédents e malavita (1975), San Babila : un crime inutile (1976).
la place San Babila de Milan devient le de Lizzani une simple immersion dans Ressortie le 26 avril en copies restaurées 4K.
JLG, au présent
© GAUMONT
Sincomplète,
i l’éditeur annonce, dès le titre, une
« encyclopédie », celle-ci est forcément
pour une raison tragique :
Youssef Ishaghpour est mort brutalement
pendant la rédaction de ce travail au long
cours (le 15 octobre 2021, à 81 ans).
Pourtant, tous les textes sont achevés,
il n’y a aucune ébauche à combler, et
chaque partie se tient parfaitement. Il
suffit de lire consécutivement le premier
chapitre et le dernier, pour s’apercevoir
que l’ordre et l’unité fonctionnent,
depuis l’impossibilité de tourner À bout
de souffle en studio comme une « façon de
prendre l’obstacle à son propre service et d’en
faire un moyen » jusqu’au « degré d’irréa-
lité » propre à la 3D d’Adieu au langage.
LES FILMS DU CAMÉLIA
Tétrangement
erritoire étrange dont les contours
demeurent flous et en même temps
familiers, un film jamais
égoïstement, avoue Rebecka à un prêtre
qui ne comprend pas sa langue. Cela me
paraissait naturel et je n’ai jamais ressenti de
chair s’offrant comme matière sacrificielle
à une caméra ici finalement incapable de
l’accueillir. Sans le corps de l’actrice, rien
filmé est le lieu de projections intimes. remords. Je n’ai jamais rien vécu de terrible ou ne fait écran entre Bergman et les abîmes
Ici, particulièrement familières : comme de bouleversant. Les choses m’ont toujours tra- de son personnage, nu, effondré, détruit,
pointe le prologue, en 1969, ces Soixante- versée, calmement, clairement, et je peux dire délivré, leurs mots coïncidant dans une
quatre minutes avec Rebecka auraient pu que j’ai eu une vie heureuse. » Ces vérités même détresse suicidaire : « Elle aperçoit son
construire une trilogie avec Le Silence sans bon Dieu ni confession n’obtiennent carnet des notes. D’une écriture presque micros-
(1963) et Persona (1966). Raison de rien en retour : il ne reste que la dou- copique, elle écrit : “Primo : Il me semble
plus de regretter l’inaboutissement de ceur, la violence ou la déchirure. C’est que ma vie n’est qu’une formalité. Que
ce projet, d’abord film en trois parties Anna, élève de Rebecka dans un institut je suis venue au monde sans intention
avec Kurosawa et Fellini, ensuite juste de jeunes sourds, qui ouvre la brèche par ni mission. Secundo : J’ai vécu jusqu’ici
duetto avec Fellini (Love Duet), puis solo une histoire d’amour interdite avec une enfermée. Les événements douloureux de
de Bergman (Le Mur blanc). L’errance de institutrice et aussi par cet accident de la ces dernières semaines m’ont fait sortir de
Rebecka, que l’on découvre d’emblée route, onirique et terrible, dont elles sont ce refuge. Il y a quelques heures, je suis
nue et enceinte dans le lit conjugal, ouvre témoins et qui laisse la protagoniste para- née une deuxième fois. Dans une autre
constamment des perspectives insaisis- lysée. Dans ces pages, ou celles, terribles, réalité, pour ainsi dire. Tertio : Je ne crois
sables et des visions monstrueuses, avec de l’agression gratuite dont fait l’objet en rien. Les miracles n’existent pas.” » Le
un langage dont la lumière permet de Rebecka dans la rue et sa cauchemar- titre de la scène suivante (et dernière) ?
deviner celle des images inexistantes et desque descente dans un club échangiste « Un miracle ».
qui est ici projetée directement depuis où elle subira les pires sévices, Bergman Fernando Ganzo
l’âme des personnages en direction ose entrer dans un territoire où la cruauté
d’un désir ineffable. « J’ai toujours vécu dialogue avec la pitié et l’empathie, la Éditions Belloni, 2023.
Dréférence,
ans une vie antérieure de critique, qu’exprime la « métaphore bressonienne
© GAUMONT
DOUG CHIANG
Le troisième œil
par Yal Sadat
Doug Chiang (à gauche) examinant la maquette du hangar des podracers construite pour Star Wars: Épisode I – La Menace fantôme de George Lucas (1999).
Doug Chiang, peinture numérique, Le Drôle de Noël de Scrooge de Robert Zemeckis (2009).
que moi ! Il se présente avec un imaginaire qui semble déjà vues réelles ? Il a fini par trancher avec sa témérité habituelle :
balisé ; la vision est déjà là, incarnée. C’est intimidant, mais “Faisons les deux.” Je ne l’ai pas tout de suite compris, mais
c’est l’occasion de se surpasser et de trouver le moyen de le cela supposait d’importer pour la première fois au cinéma le
surprendre en menant des recherches dans des zones qu’il n’a motion capture, utilisé en jeu vidéo pour retranscrire les gestes
peut-être pas pensé à explorer. Face à lui, l’enquêteur en moi des personnages : le mouvement des émotions et du jeu est
prend la main sur le dessinateur. » capturé puis sublimé par l’animation, méthode qu’on allait
suivre pour deux autres films (La Légende de Beowulf, 2007,
Non-style et hyper-style et Le Drôle de Noël de Scrooge, 2009, ndlr) et qui allait révo-
« Ce que j’admire chez Zemeckis, c’est qu’il n’a pas de style lutionner le cinéma fantastique. Un style hyper reconnaissable
défini. Il se lance de façon purement instinctive dans un récit, est né d’un banc d’essai parfaitement expérimental. »
sans savoir quelles images serviront ce dernier, puis se forge
un point de vue qui déterminera la forme. Il m’avait mis le Ingénierie sauvage
pied à l’étrier sur de petites choses liées au décor futuriste de « Bien connaître l’imaginaire d’un cinéaste suppose de pou-
Retour vers le futur 2 (1989), notamment les voitures volantes, voir travailler de façon sauvage et presque improvisée, même
mais notre plus grand chantier a été Le Pôle express (2004), dans un contexte industriel. Quand j’ai réalisé le rêve de mes
adaptation d’un récit pour enfants bref et efficace, mais qu’il ne 15 ans – être embauché sur un Star Wars, avec La Menace
savait absolument pas comment filmer. Animation ou prise de fantôme, en 1999 –, George Lucas m’a embarqué dans une
COURTESY OF DOUG CHIANG/LUCASFILM
Doug Chiang, peinture numérique du Millenium Falcon Chase, Star Wars : Épisode VII – Le Réveil de la Force de J.J. Abrams (2015).
Décor du vaisseau spatial, Rogue One: A Star Wars Story de Gareth Edwards (2016).
phase préparatoire d’un an et demi, sans script fini. Il ne me vaisseau à partir d’une histoire alternative de la mécanique,
donnait que des fragments d’idées, des bribes de descriptions – en phase avec ce qu’on sait de l’auteur, des lois qui régissent
comme le podracer, ce véhicule qui est au centre d’une grande son monde. Lucas aime donner à ses scènes l’ampleur d’une
scène de course. George me parlait de sensations : il visait un course de chars dans un péplum, là où Zemeckis vise plutôt
équilibre de chaos et de fragilité pour les déplacements des le rythme d’un train de western – d’ailleurs, il met des trains
pods. Mais je n’avais aucune idée du contexte. Je ne pouvais dans nombre de ses films ! Bien sûr, être un amoureux de
que rationaliser ces notions abstraites en termes culturels – en Star Wars a été déterminant pour concevoir ces vaisseaux ; il
pensant par exemple aux courses de chars à la Ben-Hur – et n’empêche que je l’ai fait à l’aveugle, comme si je travaillais
en termes d’ingénierie : tout comme on détermine la backstory pour un artiste indie et radical dépourvu de scénario. »
d’un personnage, on doit pouvoir imaginer les propriétés d’un
Anti-spectacles
« Pour Terminator 2 (1991), le défi avec James Cameron était
COURTESY OF DOUG CHIANG/UNIVERSAL PICTURES
Dessin sonore
Mascotte sans dogme Doug Chiang, dessin du T-1000, feutre, stylo et crayon couleur sur papier,
« Mon métier se confronte particulièrement à l’évolution des Terminator 2 : Le Jugement dernier de James Cameron (1991).
attentes du public en matière de rendu visuel. Son idée de la
véracité évolue à toute allure : en 1999, beaucoup de fans ont années 1980 avec les maquettes et les miniatures, comme celles
reproché aux paysages de Star Wars de s’être numérisés alors que qu’on utilise pour certains vaisseaux de The Mandalorian. Mais ce
ce n’était pas entièrement le cas – aujourd’hui, ils sont même qui m’intéresse, c’est d’alterner technologies anciennes et nou-
nostalgiques de cette imagerie qui est entrée dans la mémoire velles, de passer des unes aux autres en fonction des nécessités
collective – et à l’inverse, on ne sait pas quand Baby Yoda, la artistiques et non du fétichisme pour une technique en parti-
mascotte de The Mandalorian (2019-2023), est animé de façon culier : le design est exactement comme le cinéma, il n’obéit à
numérique ou animatronique. La vérité est qu’on passe de l’un aucun dogme. »
à l’autre invisiblement. On aurait pu s’en tenir aux trucages
de synthèse, mais la part de robotisation à l’ancienne possède Propos recueillis par Yal Sadat au PIDS d’Enghien-les-Bains,
un charme inhérent – surtout pour moi qui ai grandi dans les le 25 janvier.
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Michel Sandra Olivia Fernando Charlotte Élisabeth Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Ciment Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Lequeret Uzal
Trenque Lauquen (Laura Citarella) ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Michel Ciment (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Élisabeth Lequeret, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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