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Comment décririez-vous les origines de Memoria ?

Elles sont anciennes. Pendant longtemps, il ne s’agissait que d’idées, concernant différents
personnages, mais de manière assez dispersée. Le film a pris forme lorsque j’ai été invité dans
la ville de Carthagène, en Colombie, pour le festival du film en 2017, où presque tous mes films
ont été montrés. Je n’étais pas à l’aise, j’avais l’impression de participer à un hommage
posthume, il y avait quelque chose de funèbre, ce à quoi j’ai cherché à échapper en partant
voyager. J’ai circulé dans tout le pays, Bogota, Cali, etc., mais aussi des petites villes, dans la
campagne, la forêt, et j’ai senti que c’était comme une renaissance. J’ai donc commencé à écrire,
en me basant sur mes rencontres avec différentes personnes, notamment des artistes. Je me
sentais plus proche des artistes que des cinéastes quand j’étais là-bas, sauf à Cali où il y a une
forte communauté de cinéma. Et pendant le processus d’écriture, j’ai eu l’idée d’utiliser ce
syndrome que j’ai depuis longtemps, celui d’entendre des sons dans ma tête, comme des
explosions.

À Carthagène, vous aviez aussi rencontré quelqu’un qui semble avoir été une source
d’inspiration pour plusieurs aspects du film.

Oui, il s’appelle Joseph, il est français, il a beaucoup voyagé en Asie, mais il était en Colombie
à ce moment-là, puis il est retourné en Thaïlande où il vit actuellement. C’est un homme
tellement étrange, qui semble se souvenir de tout, et qui ne peut jamais dormir. Je l’ai vu comme
un extraterrestre exilé sur terre. Il a inspiré le personnage nommé Hernán dans le film.

Vous partez donc de situations ou des personnes réelles, mais sans relations entre elles.
Comment transformez-vous ces éléments en une fiction cohérente ?

Cela se produit peu à peu durant le long processus d’écriture. Le scénario est assez détaillé,
avec beaucoup d’éléments factuels, y compris des croquis, des documents photographiques, des
vidéos, des story-boards. Mais in fine il s’agit de réduire, de retirer des choses. C’est ce qui
permet au film dans son ensemble de prendre forme. Lorsque j’écris les composantes du film,
c’est en rapport avec des êtres existants, principalement des lieux, mais aussi dans ce cas, Tilda.
Nous nous connaissons bien, depuis longtemps. Je savais dès le départ qu’elle serait dans le
film, qui est en grande partie basé sur elle, sur la façon dont je la vois, sur ce que je sais qu’elle
peut incarner, et aussi sur sa volonté d’en faire partie, ce dont nous avions longuement discuté
durant toutes ces années d’amitié. J’imaginais des scènes, des situations déterminées par elle
avant même de savoir où cela se passera, comment elle sera habillée, qui sera avec elle dans la
scène.

Vous voulez dire que les lieux de tournage ainsi que l’actrice principale et le personnage
sont déjà prêts avant que le scénario ne soit écrit ?

Pour l’essentiel, oui. Le scénario était en fait beaucoup plus complexe, avec plus de rêves, y
compris un rêve dans un rêve, plus d’explosions, plus de scènes avec l’archéologue française
que rencontre Jessica, et qu’interprète Jeanne Balibar. J’ai donc dû faire beaucoup de choix
pour arriver à la forme du film tel qu’il est maintenant. Mais j’aime aussi ajouter des éléments
que je découvre pendant les répétitions ou le tournage. Par exemple, l’explosion du pneu du bus
s’est réellement produite, et nous l’avons ajoutée dans le film.
Ce processus de réduction est actif pendant l’écriture, pendant le tournage, par rapport
à ce qui était écrit dans le scénario achevé, et aussi pendant le montage.

C’est vrai, c’est vrai. Je tourne beaucoup. Il y a des scènes qui ne sont pas dans le montage final
et qu’il était crucial de filmer de toute façon. Le tournage lui-même est un processus organique
qui exige de passer par diverses situations. Et ensuite, il faut déterminer ce qui doit rester dans
la version finale, et ce qui devra être là différemment, pour habiter le film même sans le montrer
explicitement.

Ce qui n’est pas dans le montage final peut aussi exister différemment : à la différence de
la plupart des autres cinéastes, vous avez également la possibilité d’utiliser le matériel
filmé qui n’est pas intégré à la version finale du film dans une œuvre présentée à une
galerie d’art ou un musée, puisqu’on retrouve dans les expositions que vous concevez
beaucoup d’éléments venus de vos films.

Oui, mais je ne m’y attends pas, ce n’est jamais prévu de cette façon. Ces choix se font après
coup. Surtout dans ce film, il aurait été totalement impossible d’anticiper, car les scènes
s’influencent mutuellement, une scène rend soudainement une précédente absolument
nécessaire ou, à l’inverse, superflue. Le montage de Memoria a été de loin le plus difficile que
je n’ai jamais connu, il était vraiment ardu de trouver l’équilibre entre ce qui est montré et ce
qui ne l’est pas.

Le fait que vous ayez également une formation d’architecte a-t-il un effet sur votre
manière de travailler, sur votre façon de construire vos films ?

Hum… Je ne pense pas. Pas en ce qui concerne le tournage et le montage en tout cas, mais peut-
être un peu pendant le processus d’écriture du scénario. Surtout en pensant en termes d’échelles,
et de circulations. Mais je pense vraiment à ce que je fais plus un film comme un voyage que
comme un bâtiment.

Peut-on dire que la pandémie vous a aidé, ou même forcé à consacrer plus de temps au
montage ?

Memoria devait être présenté au Festival de Cannes 2020 et, oui, ce fut une sorte de
soulagement lorsque nous avons appris qu’il devait être reporté d’un an, car nous avons pu
travailler davantage, mais surtout sur la conception sonore et l’étalonnage. Le montage lui-
même était terminé à ce moment et je n’y ai pas retouché.

Dans quelle mesure une comparaison entre la Thaïlande et la Colombie aurait-elle un sens
pour vous ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’utiliser la Colombie comme une métaphore de la Thaïlande.


J’étais vraiment connecté avec ce pays, d’autant plus que la plupart de l’équipe était
colombienne. Ils m’ont beaucoup aidé à établir un lien avec les endroits où nous tournions, avec
l’histoire de la région, ils ont certainement influencé la façon dont j’ai dépeint des situations et
des relations spécifiques, au-delà de la présence réelle d’objets et de lieux. La langue est
également très importante ici. Je ne parle pas vraiment espagnol même si j’ai quelques notions,
donc les membres de l’équipe colombienne ont joué un rôle décisif à cet égard. J’avais écrit le
scénario en anglais, en partie en Thaïlande et en partie en Colombie, mais tout cela devait être
« digéré » en espagnol.
Comment le fait d’être un étranger en Colombie a-t-il affecté votre façon de travailler ?

Cela a certainement changé ma position en tant que réalisateur, et je pense que cela a été
finalement très fructueux, même si parfois cela prend plus de temps et plus de travail. Mais, au-
delà des questions de langues ou de différences culturelles, ce à quoi je peux encore m’identifier
de manière directe, ce sont les silences, les rythmes, traiter cet aspect comme de la musique,
alors je me suis concentré sur cela.

Et le fait d’avoir des personnages principaux non colombiens, joués par Tilda Swinton et
Jeanne Balibar, a pu créer des effets spécifiques.

Exactement ! Le look même de Tilda est déjà un élément perturbateur dans ce contexte, cette
grande femme blanche, très pâle et blonde qui marche dans les rues de Bogota a l’air vraiment
surréaliste, il est évident qu’elle n’est pas à sa place. Comme moi, elle est manifestement
étrangère. Avant le tournage, j’ai rencontré le producteur de Ciro Guerra, qui m’a dit que mon
projet ne pouvait pas marcher, que ça ne marche jamais quand on place un acteur dans un
environnement totalement différent, où il ou elle n’a pas du tout sa place. J’ai pris son
avertissement au sérieux et j’ai essayé de le développer.

Diriez-vous que la façon de jouer de Tilda Swinton, de Jeanne Balibar mais aussi des
acteurs colombiens est différente de vos expériences précédentes avec des acteurs
thaïlandais ?

Oui, parce que les acteurs avec lesquels j’ai travaillé en Thaïlande interprétaient des
personnages très proches d’eux-mêmes. Nous utilisions généralement leurs vrais noms, je
connais leur histoire. La plupart du temps les films se développent à partir de leur histoire
personnelle. Memoria est différent, j’essaie de me connecter à quelque chose de plus abstrait,
au deuil, à des réminiscences du personnage de Jessica Holland dans I Walked with a Zombie,
(Vaudou) le film réalisé par Jacques Tourneur en 1943. La relation entre les personnages et les
acteurs est donc très différente. Nous avons accordé beaucoup d’attention, Tilda et moi, à la
construction du personnage, principalement à travers son langage corporel, à travers de
minuscules détails dans les gestes et les expressions du visage. La vraie Tilda Swinton est très
différente de Jessica. Il y a aussi une différence de vitesse, les acteurs thaïlandais se déplacent
généralement beaucoup plus lentement, tandis que Tilda ou Jeanne bougent assez rapidement.
Nous avons modifié cela en fonction des situations et de la définition des personnages. Dans le
film, Tilda a une présence qui n’est pas tout à fait naturelle, aussi parce que le son de sa voix
n’est pas parfaitement synchronisé, afin de créer un léger sentiment d’étrangeté.

Vous connaissez Tilda Swinton depuis longtemps, mais qu’en est-il de Jeanne Balibar ?

Nous sommes devenues amis ici, au Festival de Cannes, en 2008, lorsque nous étions tous deux
membres du jury du Festival. Mais le travail avec les deux actrices a été très différent. Tilda est
extraordinairement malléable, elle est comme de l’eau, mais Jeanne est très solide, elle est
vraiment elle-même. Je ne peux l’imaginer qu’à Paris – la façon dont elle bouge, la façon dont
elle fume. Au début, c’était un peu difficile, mais à la fin, je me suis dit : « Ok, je vais suivre
Jeanne. Je vais travailler avec Tilda pour sculpter cette Jessica, et juste laisser Jeanne être Jeanne
».
Pendant le processus d’écriture, montrez-vous ce que vous faites à d’autres, en discutez-
vous avec des interlocuteurs ?

La seule personne à qui je montre toujours mon travail en cours est mon producteur, Simon
Field. Nous en parlons beaucoup. Il connaît très bien mon travail, ses commentaires m’aident.
Beaucoup plus tard, j’ai montré le scénario à Tilda, lorsque nous nous sommes rencontrés à
Doha où nous étions tous deux invités, puis elle est venue en Thaïlande. Nous avons beaucoup
parlé de son expérience de la perte – son père venait de mourir. Nous avons également parlé de
cette expérience sonore, les « bangs », qui joue un rôle majeur dans le film. Elle est très
intéressée par les phénomènes biologiques, et, parmi eux, par la place spécifique de l’auditif
dans notre relation au monde. Mais avec elle, la véritable collaboration a commencé lorsqu’elle
est arrivée à Bogota pour le tournage. Entre-temps, rentrée chez elle en Écosse, elle avait
beaucoup travaillé sur son style, elle avait accepté de laisser pousser ses cheveux bien qu’elle
ne les aime pas, elle continuait à m’envoyer des photos. Et elle a appris l’espagnol.

De quoi parlez-vous avec elle ?

Nous n’avons jamais discuté des motivations du personnage, ni de l’explication psychologique.


Durant la préparation, les personnes chargées des costumes ou des accessoires posaient des
questions comme : quand son mari est-il mort ? A-t-elle des enfants ? Quel type de voiture elle
conduit ? Et je répondais : Je ne sais pas. Je m’en moque. Et Tilda avait la même attitude, c’est
ce que j’aime chez elle. Tout est dans la présence, pas dans des chaînes d’explications.

Au générique, à côté de Simon Field et de sa société Illumination Films, on voit plusieurs


noms de personnes ou d’entités impliquées dans la production de votre film, par exemple
le producteur français Charles de Meaux, présent à vos côtés depuis longtemps, mais aussi
le cinéaste chinois Jia Zhang-ke, également producteur, dont la présence est nouvelle.
Participent-ils dans une certaine mesure au processus de création ?

Pas vraiment. Charles de Meaux est une personne à laquelle je tiens beaucoup, et il m’aide dans
le processus de financement, mais pas beaucoup sur le contenu : il trouve toujours excellent ce
que j’écris (rires). À propos de Jia Zhang-ke, après Cemetery of Splendor en 2015, il a dit qu’il
était prêt à m’aider pour tout ce que je ferais ensuite, et il m’a vraiment soutenu. Nous avons
parlé plusieurs fois, nous avons aussi eu une discussion publique pendant le Festival du film de
Shanghai, mais il n’a pas du tout interféré dans le processus créatif.

Plus généralement, avez-vous souvent des discussions avec des cinéastes ? Y a-t-il des
échanges, ou des films contemporains qui vous inspirent ?

Pas vraiment. Je me concentre surtout sur mon propre travail. J’ai peu de relations avec d’autres
cinéastes, sauf peut-être avec les jeunes. Je suis plus inspiré par les livres. En ce moment, je lis
beaucoup Mishima, je suis très attiré par lui, j’ai relu ses quatre derniers livres, qui traitent en
grande partie de la réincarnation.

Voilà qui est inattendu ! On a hâte de voir les effets sur vos prochaines œuvres. Pour en
revenir au processus de production, au générique de Memoria figure aussi, évidemment,
le nom de la société Kick the Machine. Pouvez-vous dire de quoi il s‘agit ?

Il s’agit de moi. Au début, quand j’ai créé cette structure, je voulais qu’elle aide à l’existence
d’autres films conçus hors du système industriel. Elle a contribué à l’organisation de festivals
de films expérimentaux, il y a longtemps, mais maintenant il ne s’agit presque plus que de mes
projets. Je soutiens également mon assistant, Sompot Chidgasornpongse, dont le deuxième long
métrage est en cours de production, et il y a aussi un projet de Lee Chatametikool, mon monteur.
Donc occasionnellement, Kick the Machine peut être utile à d’autres, mais pour l’essentiel il
s’agit de soutenir mon travail. Depuis un certain temps, j’ai entrepris de créer un atelier là où je
vis, dans la ville de Chiangmai, avec un endroit pour projeter des films devant un public. Mais
c’est très lent à mettre en place. Je ne suis pas quelqu’un qui peut être à la fois impliqué dans la
réalisation de films et d’installations, en produire d’autres, enseigner, etc. Au début, Kick the
Machine était censé permettre de faire tout ça, mais j’ai besoin de faire une chose à la fois.
Donc faire vivre ce genre de structure à buts multiples est vraiment lent.

Pourquoi l’avez-vous appelée Kick the Machine ?

À la fin des années 1990, je travaillais avec mon ami pour ouvrir un espace artistique alternatif,
où nous organisions des projections hebdomadaires. Le projecteur avait souvent besoin d’un
choc pour commencer à fonctionner, alors j’ai appelé l’événement Kick the Machine – pour
moi, cela signifiait principalement « allumer le projecteur », « allumer la lumière », même si
on peut aussi entendre « kick the establishment » ou « hit the system ». Quand j’ai créé une
entreprise, j’ai gardé le nom.

Vous avez dit que vous prévoyez d’ouvrir une salle de cinéma…

J’ai déjà un lieu de projection dans ma maison à Chiang Maï, qui peut accueillir 30 personnes.
Un jeune programmateur y travaille, il sélectionne les films et organise les projections. Nous
nous concentrons sur les documentaires et avons récemment proposé un bon programme des
œuvres d’Ogawa, en collaboration avec la Japan Foundation. Je veux vraiment développer et
stabiliser tout cela, c’est en train de se faire, petit à petit.

Revenons au tournage de Memoria. La majorité de votre équipe était colombienne, dans


quelle mesure cela a-t-il modifié votre travail ?

Mon assistant, Sompot Chidgasornpongse, et Sayombhu Mukdeeprom, mon directeur de la


photographie, étaient avec moi les trois seuls Thaïlandais du film. J’étais donc un peu inquiet
au début, mais tout s’est passé sans problème, car l’équipe colombienne et moi parlions la même
langue, celle du cinéma, et ils connaissaient bien mon travail. À certains égards, c’était même
plus confortable, car lorsque je tourne en Thaïlande, j’ai tendance à vouloir tout contrôler, et je
sais comment résoudre les problèmes, alors je m’y implique. En Colombie, je sais que je ne
peux pas m’occuper de tout. J’ai donc laissé ces problèmes à l’équipe, qui pouvait se charger
de trouver le bon accessoire, le bon costume, etc. Je me suis concentré sur Tilda, sur la mise en
scène et sur le travail avec le directeur de la photographie, c’est beaucoup plus simple pour moi.

Aviez-vous des références visuelles spécifiques pour ce film ?

Oui, j’ai été inspiré par cet artiste dont on voit les œuvres dans le film, dans la galerie d’art,
Ever Astudillo, aujourd’hui décédé. Ses peintures et ses dessins sont très influencés par la
photographie, et la composition est vraiment cinématographique, avec des effets de cadrage, de
profondeur de champ, de composition de l’image perturbée par des présences intrusives, et une
manière mystérieuse de donner place aux corps. J’ai été très attiré par tout cela. J’ai beaucoup
parlé avec Sayombhu, le directeur de la photographie, et Angélica Perea, la décoratrice, de la
manière d’importer une partie de sa palette dans le film.
Et bien sûr, il y a l’énorme et très impressionnant travail autour du son, à la fois
l’enregistrement et le design sonore.

Oh oui, c’est beaucoup de travail. C’est ce qui m’inquiétait le plus, car d’habitude j’anticipe de
manière très détaillée le travail sur le son, en relation étroite avec mon ingénieur du son,
Akritchalerm Kalayanamitr. Mais dans ce cas, il n’y avait pas de budget pour le faire venir de
Thaïlande, alors j’ai travaillé avec un nouveau gars, Raul Locatelli, qui a fait les films de Carlos
Reygadas, et qui utilise son propre équipement, différent de celui auquel je suis habitué. Raul
était très inquiet que je ne sois pas satisfait, il a donc beaucoup enregistré, et c’était génial parce
qu’au final, de retour à Bangkok, nous avions un matériel gigantesque avec lequel travailler.
Au départ, nous devions faire la post-production sonore au Mexique, mais cela n’a pas été
possible à cause du Covid. Finalement, cela s’est avéré être une meilleure option, car j’ai pu
passer beaucoup de temps dans cet endroit que je connais bien, le Kantana Studio, avec tous
ces sons à partir desquels je pouvais travailler. C’était presque comme si je faisais un nouveau
film. Le résultat est vraiment une composition, avec des réminiscences d’autres sources sonores
que celles du tournage, notamment de Thaïlande. On entend aussi la première voix humaine
jamais enregistrée, la chanson française Au clair de la lune, mais retravaillée, et présente de
façon quasi-subliminale dans le film.

Vous utilisez également des effets spéciaux numériques, avec une apparition
« surnaturelle », d’une manière totalement nouvelle pour vous.

Je ne le vois pas comme si c’était nouveau, déjà dans Tropical Malady, l’homme et le tigre,
pour moi, n’existent pas, ils sont comme des traces de mémoire flottant dans le vent. C’est un
peu la même chose dans Memoria, où on perçoit des voix presque indétectables, où Jessica
parle avec son père, ouvrant la possibilité de cette vision. Visuellement, elle est alimentée par
mes propres souvenirs de bandes dessinées ou d’illustrations de livres de science-fiction. La
vision qui apparaît est pour moi totalement organique, elle émerge de la situation même si elle
n’est bien sûr pas « naturelle » selon le sens commun.

Ce moment surnaturel surgit au cours d’un film qui, jusqu’à présent, était plutôt réaliste.
Rien d’impossible ou de considéré comme relevant du fantastique ne se produisait, d’où
un effet très fort.

Je vois ce que vous voulez dire, mais pour moi, Jessica elle-même est un effet spécial, Tilda est
le principal effet spécial dans Memoria. Comme elle est présente dans presque toutes les images
du film, tout ce qui est étrange peut aussi arriver, elle le permet.

Les explosions que Jessica entend peuvent également faire référence à des situations
politiques, notamment en Colombie. Était-ce censé être perçu de cette façon ?

Je ne voulais pas insister sur ce point, bien que cela en fasse évidemment partie. Nous avons
tourné des scènes avec de vraies explosions, et des gens qui marchent au milieu d’elles sans
réagir à ces explosions, mais je les ai ensuite retirées parce que je trouvais cela trop évident. Je
ne voulais pas insister sur cet aspect, je préférais le garder en arrière-plan.

Il paraît que vous auriez aussi un projet sur la situation politique en Thaïlande.

Oui, mais ce sera une installation. En ce qui concerne le long métrage, je suis toujours intéressé
par le sommeil, qui sera à nouveau au centre du prochain.
Mais nous savons combien les interconnexions entre vos travaux pour le cinéma et pour
les galeries d’art sont riches. Au moment où se déroulait le Festival de Cannes venait
d’ouvrir en France une grande exposition de vos œuvres d’art visuel, « Periphery of the
Night ». Le visiteur de cette exposition reçoit un livret où l’on peut lire un texte de vous,
un poème, qui donne son nom à l’exposition, et qui semble faire directement référence au
film.

Il se rapporte effectivement au film. J’ai essayé de décrire le son que Jessica entend et les effets
qu’il produit. Je voulais relier l’exposition à Memoria avec ce poème. D’autres œuvres
présentées dans l’exposition sont également liées à Memoria, notamment une vidéo de Tilda
endormie, Durmiente, qui est aussi en lien avec une autre œuvre de l’exposition, dans la même
salle, que j’ai réalisée avec le compositeur Ryūichi Sakamoto, async – first light, montrant de
nombreux amis chers endormis.

Comme on pouvait s’y attendre, il y a aussi d’autres œuvres où des personnes dorment
dans cette exposition. Comment définiriez-vous l’idée générale qui l’organise ?

Je voulais essayer d’explorer la fine frontière entre le conscient et l’inconscient, et aussi la peur
de la mort comme faisant partie du fait d’être en vie. J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup d’œuvres
dans mes archives qui se rapportaient à ce sujet. Parmi elles, il y a ces courtes vidéos, j’en
montre 11 sous le titre Video Diaries 2001-2018, mais il y en a beaucoup plus, et je continue à
en tourner deux ou trois chaque année.

Ensemble, ces 11 vidéos courtes sur 11 petits écrans construisent quelque chose de très
grand et d’une unité mystérieuse.

Oui, comme l’intérieur d’une tête, c’est pourquoi dans la salle il y a aussi cette grande image
de la tête d’un adolescent, avec quelque chose de démoniaque.

L’ensemble est très impressionnant. Tout comme est impressionnante une autre œuvre
qui figure dans l’exposition, intitulée Fiction.

Oui, il s’agit d’enregistrer un rêve, un rêve que j’ai fait et que j’ai essayé de retranscrire, de le
décrire exactement comme je l’ai vu, on voit le texte qui apparaît à l’écran mais ensuite il y a
ces bugs qui viennent interférer avec l’acte d’écrire. C’est comme Tilda avec la musique dans
Memoria. Dans l’installation vidéo, vous êtes amené à penser à des images, celles qui sont
décrites sur l’écran, mais ensuite vous êtes distrait par des éléments de réalités physiques, des
insectes. Et le rêve lui-même parle de la conscience. Et c’est un vrai rêve. Donc la circulation
entre ces différents niveaux, ou états, peut se faire sans qu’un de ces niveaux soit considéré
comme plus « réel ».

À la fin de la projection officielle de Memoria en compétition à Cannes, en réponse à cette


immense ovation qui a accueilli le film, vous avez pris un micro et avez simplement dit :
« Vive le cinéma ». C’est peut-être quelque chose que vous n’auriez pas dit il y a trois ans,
on a l’impression en ce moment que le cinéma est en danger…

Vous avez raison. J’ai ressenti très fortement à ce moment-là l’importance de l’expérience
collective. Le cinéma a tellement de formes, évoluant chacune à sa manière mais se faisant écho
les unes aux autres, et la salle de cinéma est le vaisseau-mère de toutes ces potentialités. Pendant
la projection, j’avais l’impression d’être vraiment à l’intérieur de ce navire, j’avais l’impression
d’en faire partie avec le public. Ce que je voulais vraiment dire, c’est « longue vie à ce navire
», avec le grand écran et le public, qui m’ont même fait découvrir mon propre film différemment
qu’auparavant.

Vous êtes aussi un artiste qui explore les interférences entre projection
cinématographique et exposition d’art, ce que vous faisiez notamment avec votre œuvre
Fever Room.

Et maintenant j’essaie d’en faire une autre, encore une fois pour confronter les différents
espaces que ces diverses procédures exigent, et génèrent.

Jean-Michel Frodon - AOC - Entretien enregistré à Cannes, le 16 juillet 2021.

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