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Mes souvenirs
d'Hollywood
par Elia Kazan
Elia Kazan raconte Elia Kazan. Quarante ans Ford ne travaill•e pas autrement. Il est dehors le matin
d'une vie d'acteur, de metteur en scène, de ro - avant l'équipe, quand tout est calme, et voit ce que
mancier. Une carrière prestigieuse. Et pourtant va être la lumière et comment soufflera le vent. C'est
un homme peu connu du grand public. La car- ce qu'il m'a appris quand nous avor)_s parlé ensemb le.
Il m'a raconté qu 'il trouvait la plupart de ses idées
rière de Kazan le Grec, cet homme engagé, hon-
sur le terrain et prenait ses décisions avant l'arrivée
nête, tourmenté, ressemble à un récit de Gorki . des autres. C'é tait l'a ncienne manière. Un jour, il allait
Kazan nous la livre au fil d 'un entretien fleuve neiger ou pleuvoir et Ford tournerait une scène qui
avec Michel Ciment paru sous le titre Kazan conviendrait au temps ... J'ai mis du temps à appren-
par Kazan (1) . Celui qui fonda l'Actors 'Studio, dre cela, mais je l'ai appris finalement.
et promena avec tu_ r bulence sa mine de boxeur
dans les studios d'Hollywood propose une éton-
nante série de portraits et de caricatures au L'influence de Ford
milieu de souvenirs et de professions de foi qui
Mais pendant toute cette période, je me passais des
s'éclairent d e sincérité et d'humilité ... J .-L. D . film s de Ford, comme Young Mr. Lincoln . Et je remar-
quai qu 'il montrait toute la scène de l'assassinat en
plan éloigné. On entendait un petit coup de pistolet.
Puis très loin on voyait s'é lever une fumée légère. Et
je me suis dit : « Si j'avais dû tourner cette scène ,
j'aurais fait un gros plan de cet homme avec un pisto-
let, puis un gros plan de l'autre homme. Je me serais
beaucoup rapproché. » Je compris alors combien il
était plus efficace de laisser travailler l'imagination,
et je me mis à étudier ces plans éloignés où il dit
tout. Je me rendis ainsi compte que c'était ce que
je faisais sur scène. Je me dis : « Qu'•est-ce qui m'est
donc arrivé ? J 'a i commencé tout de travers dans le
cinéma ! » Pui s je résolus de faire u-n film avec autant
de pl ans éloign és que possible. Et cela devait être
Panique dans la rue. Ce film est marqué par l'influence
de Ford car je voulais, moi qui n'au rais été qu'un
metteur en scène de dialogue, être enfin metteu r en
La Belle Epoque scè ne de cinéma.
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Marion Brando • qu 'il était bien ennuyé. Il di sai t : "Je ne comprends
pas un foutu mo t de ce qu e dit ce fil s de put1:::. Pou-
De tous les acteurs que j'ai re ncontré, Marion est vez-vous l'empêcher dE: marmonner '? » Il dit encore :
celui qui approchait le plus près du génie. Il était à « Il est trop jeun e.» Il vu ulait, je n'0n sais rien , un e
un niveau différent des autres. Il y avait en lui quelque espèce de Mex icain. Il disait : « Lui , ce n'est qu'un
chose de miraculeux : je lui exp liquai s ce que je gars de l'Illinois. Pourquoi diabl e essayez-vous d'en
voul ais et il écoutait, mai s son attention était si totale faire un Mexicain ? » Et je ne pouvai s paéi l'exp liqu er,
que lu i parler était un e expérience stupé fiante ; il ne mais au bout d'un moment il finit par accepter, renonça
répondait pas tout de suite, mais il s'en al lait et faisait à moi ti é, et en so mm e me fit co nfi ance pour que je
quelque chose qui souvent me surp renait. Ce qu 'on m'en tire bien.
pen sait, c'était : « Seigneur, c'est mieux que ce que
je lu i ai dit ! » Ce qu 'on pensait, c'était encore : « Oh ! •
que je lui su is reconnaissant d 'avoir fait ça ! » C'était...
c'étai t comme s'il vous faisait un cadeau . C'était dans Quand Brando refusa de tourner L'Arrangement, il me
son essence ce qu 'on lu i avai t demandé, mais avec dit : « Vous êtes le seul metteur en scène avec qu i
une sens ibilité si vraie, et revéc u si intensément à j 'aie jam ais travaillé ... » Vous savez, il m'a fait ce
travers so n processus artistique propre ! C'était pres- cadeau ! Moi , je lui dis : « Et toi tu es le meilleur
que co mme diriger un animal génial. Vo us lui co nfiez acteur avec qui j'ai travaillé. » Il me prit dans ses bras
des choses, puis vous attendez ; il faut attendre, co m- et m'e mb rassa ! Puis nous nous quittâmes. Mais il avait
me s'il all ait hibern er par exe mpl e ; puis tout réappa- .pourtant toujours envers moi cette colère, celle d 'un
raît plu s tard . Je ne sa is pas , ma description est exté- fil s. Et un fils doit finir par tuer son père , n'est-ce
rieure. Mais il a tout. Un e sensibil ité et une violence pas ? Il faut que le fils affirme son individ ual ité
terrib les, un e grande intelligence ; il a une intu iti on d 'adu lte en le tuant.
Spence r T racy
J'admirais Tracy , je le consid érai s comme un très bon
acteur, Il est mort et je ne veu x rien dire de déplai-
san t sur lui , mais je découvris qu 'en réalité il n'ai-
mait pas les chevaux, que les chevaux ne l'aimaient
pas davantage, et il jou e le rôle d'un homm e qu i
passe la plus grande partie de son temps à cheval !
Il était plu tôt replet, pas du tout le type de l'Ouest,
un peu paresse ux - il ne pouvait faire les choses
qu 'un nombre ·de fois restreint, pui s il s'e n désintéres-
sait - un peu apathique, pas violent du tout, assez
mato is et irlandais, très drôle, très sociable, mais ne
ressemblant pas du tout et en aucune façon au per-
sonnage qu 'on lui demandait d 'interpréter.
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Mes souvenirs d'Hollywood • suite
James Dean
Quand j'ai vu Dean c'était ·comme si l'on avait dit :
• « Imag inez que vous devez faire une pièce avec un
l_oup et qu 'il n'y a pas de loup à New York. Un jour,
vous entrez dans un bureau à la Warner et là un loup
est assis sur la banquette. » Tel était Déan. Paul
Osborne, dont l'instinct est sûr, l'avait vu sur scène
et m'avait parlé de lui. Je l'appelai • donc. • 11 .?Vçtit
avec son père le même problème que le héros du film .
Il avait la même amertume •et les mêmes soupçons
pour tout le monde. Et• cela se voyait. Un visage,
c'est une statue que l'on a sculptée. Vous connais-
sez l'anecdote sur Lincoln : il démit -u•n •commandant
Montgomery Clift
J'adorais Monty Clift : j'avais le même genre de liens
avec lui qu 'avec Brando ; il venait chez moi me racon -
ter ses problèmes et ma femme était pour lui une
espèce de figu-re de la mère. Monty avait une quantité
terrible de problèmes psychiques. Il arrivait même
quelquefois qu 'on ne puisse pas le qagarder tant il
souffrait. •
Je ne voulais pas l'engager parce que je ne p·ensais
pas qu'il 'eût la force de jouer ce rôle. Je ne l'aurais
pas .pris si j'avais pu avoir Brando; mais finalement
je le fis avec lui. Avant le film il était 1out le temps
soûl. Je lui dis : « Monty, il faut que tù me donnes
ta parole d]ionneur que tu ne boiras pas une goutte
pendant ce tournage. » C'est une chose très difficile
à demander ·à un ivrogne ; H lui est difficile d'arrêter
tout d'un coup, il faut qu 'il le fasse progressivement.
en ch'ef pendant la guerre • de Sécession ; certains Mais je · ne . peux .pas travailler avec un ivrogn·e, 'j'ai
officiers protestèrent et ,lui en demandèrent la rni- des ennuis quand je le fais. Et pendant le tournage il
son.- Il répondit ;. « Je n'aime par sa· figure - Comment commença à aller mieux, à avoir plus de force et d'e
p.eut-on dire cela ! Il n-'est pas responsabl·e de .son . confiance en lul. Et alors, environ trois jours avant la
visage 1 ,. s'exclamère-nt-il's. ·E t Lincoln répondit : « Au fin ,. Monty arriva sur le plateau, s'a'P.procha de moi, me
bout de trenh:i ans,' .votre visage n'est plus. un don dit bo.njour, et tomba tout droit sur le nez : il avait
de la n.ature, il est votre création. » recommencé à boire. ■
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