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Le Silence de Lorna – début

Générique
Ce n’est pas le générique le plus baroque et le plus luxuriant de
l’histoire du cinéma ! Un carton, nom du distributeur puis titre. Pas
de noms propres, ni acteurs, ni réalisateurs, ni techniciens. Pas un
film « de », mais un film « sur ». Effet de réel : c’est la vie qui surgit
sur l’écran. Le titre d’autre part nous invite à « écouter » et à être
attentif au rôle du son et de la musique mais aussi à écouter ce qui ne
sera pas dit. L’essentiel sera dans l’absence, dans le non-dit, dans
l’ellipse. D’ailleurs nous entrons dans le film par le son : avant
l’apparition des premiers mots sur l’écran, sur fond noir se détache
nettement, sur un arrière-plan de son d’ambiance urbain, un bruit de pas, solitaire (pointure 39, talons
de 3,84 cm, couleur noire). Quelqu’un passe… Un pas, seul, dans la « nuit » (celle de l’écran, en tout
cas) : est-ce Lorna ? Plan allégorique ? L’hypothèse est renforcée par le fait qu’il n’y aura pas de
raccord avec la première séquence. Même en ville, même entouré on marche seul à l’heure du choix
moral ? Le texte et le pas s’effacent et nous restons avec l’écran noir et le son d’ambiance de rue.
Je ne gloserai pas sur le « visa d’exploitation » qui annonce manifestement le propos politique
du film et une charge contre la politique d’immigration de la Belgique et la politique esclavagiste de
l’octroi de visas à une population étrangère sans défense livrée aux hordes rugissantes d’exploiteurs
capitalistes sans autre ressource que d’appeler le 118774 (n° des Renseignements Généraux ?).
Séquence de la banque : le projet de Lorna (1)
D’abord, le son, parce que c’est lui qui agresse le spectateur d’emblée et le prend à partie.
Gros plan sonore sur les billets, qui pose la première donnée ou « valeur » : le pognon. Le son isolé,
détaché et grossi du froissement des billets est en rupture forte avec le son du générique, qui était
plutôt, à part le bruit de pas, diffus, général, indistinct. On est dans le palpable, le matériel, la matière
ou le matériau, peut-être même le plaisir de manipuler et de compter l’argent (3 billets de 50, 8 de 20
et 1 de dix ?) qui peu à peu « entre » et rend matérialisable le projet de Lorna. Les Dardenne sont
d’emblée dans la matière, grâce au travail du son. Début du film : le bruit de l’argent (à défaut de son
odeur !) ; fin du film : la musique de Ludwig van (la musique qui force là l’accès aux films des
Dardenne est-elle l’ « héritage » de Claudy1 ?). Tout un itinéraire moral…
Ensuite, le cadrage. Pas d’entrée en matière balzacienne. Le
spectateur est tout de suite plongé dans le vif de l’action (une main
compte des billets), au plus près des corps, sans même savoir qui
est là, sans connaître encore son visage, encore moins sa situation.
Lorna est d’abord quelqu’un qui compte de l’argent. Donc
quelqu’un pour qui l’argent compte. Son projet de réussite avant
tout, et elle en évalue les progrès de ses doigts, de sa chair. On
peut noter aussi la somme, modeste (340 €) en tout cas peu fantasmatique, d’autant que si elle compte
ses ronds, il ne s’agit pas d’un compte rond (elle retire les quelques billets dont elle a besoin), ce qui
montre que le moindre sou a son importance pour elle. Plus
profondément, on peut dire qu’en ce début de film, Lorna achète
sa place dans la société belge. On peut voir là aussi le fait qu’elle
est pour l’instant dans l’action, rivée sur son objectif, pas dans les
questionnements et les états d’âme.
Suite du plan : la circulation des billets, qui passent de
main en main (grand motif du film), donnés, repris, refusés,
gardés… Mais le cadrage serré fait ressortir un autre thème : l’enfermement, l’entrave, les barrières.
1
Je n’ai pas suggéré que le camé était la bête aux veines.
Le décor cadré ici et dans la suite, dans ses teintes métalliques d’appareil ménager (« râpe à
billets »), est une barrière contraignante, un carcan. « La seule question qui contient toutes les
autres : où mettre la caméra ? C’est-à-dire : qu’est-ce que je montre ? C’est-à-dire : qu’est-ce que je
cache ? Cacher, c’est sans doute le plus essentiel. » Pour l’instant, des guichets, des billets, des
mains qui manipulent de l’argent, pas de visages. L’humain a-t-il sa place dans cet univers ?

Au lieu de suivre les billets, donc de filmer l’employée de banque,


la caméra remonte enfin vers le visage de Lorna. Toute cette
séquence de la banque est un plan-séquence, qui suit l’action,
sans en proposer de montage. Effet réaliste évidemment. Pas non
plus de gros plan « gratuit » de présentation ou psychologique.
Elle est saisie en situation : son regard est le prolongement du gros
plan sur les billets. A quoi ressemble cette personne qui regarde de si près ce trésor de 340 € ?
Tout en dévoilant le visage de l’héroïne, la suite du plan la
montre surtout comptant avec application et anxiété les billets, des
lèvres et des yeux, au rythme du son de la manipulation de
l’employée. Toute l’énergie du personnage et toute l’attention des
cinéastes est concentrée sur cet objectif unique. Le découplage
son/image (le bruit des billets sur le visage de Lorna) accentue cet
effet.

Aller-retour de la caméra Lorna-employée au moment des


premières paroles prononcées de ce film : « 340. – Oui. » Grand
moment de poésie ! On peut noter aussi que l’employée est filmée
derrière sa vitre (un autre monde, presque virtuel ?) et l’opposition
de couleurs (le rouge de Lorna, couleurs froides du guichet et de
l’employée).
Dialogue pour le RV avec le gérant. A noter : « j’ai déjà parlé à
lui » qui renseigne le spectateur sur le fait que l’héroïne est ou une
collégienne (à peine trop vieille) ou une étrangère. Le scénario
avait prévu : « le prêt dont je lui ai déjà parlé » !!!
Renseignement capital : « je vais être belge ». Le sourire (enfin !)
de Lorna à la fin du plan associe le plaisir ou le contentement à la
réussite matérielle (l’objectif du prêt), elle-même liée à l’obtention
d’une carte d’identité belge (« Je vais être belge, je vais pouvoir le faire »). Pour l’instant elle est
pour nous une jeune femme étrangère, qui attend la naturalisation pour pouvoir concrétiser un projet
(immobilier ?) pour lequel elle économise sou à sou.
Evidemment le spectateur est amené à comprendre ou deviner tout cela. Les clés ne lui sont
pas directement données. De quel pays est-elle ? Pourquoi et comment est-elle en Belgique ? Quel est
son projet ? Que fait la police ? Quand est-ce qu’on mange ? On est dans la vie, témoin « par
accident » d’un moment de la vie du personnage, saisi par une caméra moins tourmentée que dans
Rosetta mais qui semble toujours suivre la vie qui se déroule devant elle (un seul plan, travellings
portés par le cadreur). Nous ne savons rien de ce qui s’est passé AVANT.
On pourrait peut-être rapprocher ce début de celui de Rosetta et les comparer. Même façon de
prendre une femme et une situation in medias res, mais dans Rosetta, c’est une femme sur qui tombe
la catastrophe et qui se bat contre cette nouvelle (puis pour survivre et trouver un travail, à tout prix,
quels que soient les moyens, y compris en prenant la place de l’autre) ; ici, c’est une femme qui s’est
battue auparavant et qui touche à son but. Le style est donc moins heurté, la réalité étant pour
l’instant moins rugueuse.
Centre d’appel téléphonique
Là encore, un seul plan (plan-séquence donc). Pas de trajet entre
les deux lieux. Raccord cut, donc elliptique. Où est-elle ? Nous ne
le savons pas au début du plan ; nous le comprendrons à la fin,
quand elle va régler sa communication. Image presque « artiste »
(attention les frères, l’esthétisme vous guette !), en trois panneaux
verticaux (bleu, jaune sans reflet et jaune avec reflet sur la vitre à
hauteur de l’oreille de Lorna). Le décor enferme de nouveau Lorna
dans espace confiné, contre des murs, derrière une vitre. Pas une prison, mais des obstacles à la
transparence.
Une nouvelle fois, nous n’avons pas le début de la scène. Nous
sommes plongés dans une conversation téléphonique sans savoir
où nous sommes, à qui Lorna parle, ce que lui dit son
interlocuteur. Puis des mots apparaissent, dans une « autre »
langue. Son « Oui » donné au spectateur comme premier mot à
entendre dans une conversation rappellera aux amateurs de Racine
le fameux début de Athalie :
« Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel ; »
souvent cité pour le dynamisme que cette technique donne à la mise en place de la situation. Ici, le
spectateur est plutôt face à une situation dont il est témoin et qu’il ne comprend pas, réduit à deviner.
A qui parle Lorna ? Dans quelle langue ? Que lui dit-il ?

14000 quoi ? Spectateurs à France-Albanie ? La prime de


l’arbitre ? On devine plutôt « euros » mais s’agit-il de ses
économies ? du prêt ? du prix de ce qu’elle veut acheter ?

Cela continue à ressembler à un jeu des Papous dans la


tête : nous devons reconstituer ce que dit l’interlocuteur. Que se
passera-t-il dans un mois ? Elle aura son prêt ? Autre chose ?
(Claudy ?) Le ton en tout cas suggère bien qu’elle partage son plan
et l’évolution du projet avec quelqu’un de cher, probablement son
mari ou amoureux (donc Sokol pour ceux qui ont vu la suite du
film). Le « Je t’aime » final le confirme. Mais un autre mystère apparaît donc : où est-il ? Pourquoi
lui téléphone-t-elle depuis une cabine pour le tenir au courant ? Est-il loin ? Le « Quand se voit-
on ? » semble établir une distance géographique entre les deux.
Suite du plan : des tronches « pas catholiques » mais on parle français. Quand elle a payé sa
communication, surprise : son téléphone mobile sonne ! Elle avait donc un téléphone. Mais pourquoi
donc appelait-elle depuis un centre d’appel dans une cabine ? Deux réponses possibles a posteriori
(mais mystère à la découverte du film) : Sokol est dans un pays étranger et elle ne peut pas le joindre
avec son mobile (ou cela lui coûterait trop cher) ; deuxième explication : elle n’appelle jamais Sokol
avec son mobile, réservé à Claudy, son « mari » (précaution policière mise au point avec Fabio, que
l’on voit à la fin du film très sourcilleux et soupçonneux sur ce genre de questions). On peut se
demander à ce moment du film si elle ne vient pas de téléphoner à son amant tandis que son mari
(puisqu’elle est agacée, c’est le mari…) l’appelle sur son mobile. « Je sais, c’est la troisième fois que
tu m’appelles. » Qui est donc ce lourdaud ?

Arrivée à l’appartement (2 plans). Cadre très réaliste (boîtes


aux lettres, cage d’escalier). Pas d’empressement particulier du
personnage à rentrer à la maison, plutôt un certain manque d’enthousiasme. Pourtant, lors du
deuxième plan de la montée d’escalier, de la musique apparaît dans le paysage sonore du film,
s’amplifiant à son approche. Il y a donc quelqu’un chez elle, quelqu’un qui se caractérise d’abord
filmiquement par de la musique.
Bientôt pour la suite des Aventures de Léon le camé.

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