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Une rencontre ordinaire 

?
Séquence 1, au café

Dans cette séquence d’exposition, on s’attachera à scruter tous les signes de déséquilibre
insidieusement glissés par Chabrol, ou, si l’on préfère, ls microsignaux de malaise.
Le plan 1 mérite un sort particulier.
 lumière surexposée.
 nous sommes d’emblée en posture d’observateurs lointains
 décor quadrillé par les ombres, le passage piéton et les
bordures
 Sophie Bonhomme presse légèrement le pas en arrivant
devant l’entrée du bar L’Arrivée (!!!) : a-t-elle peur que Mme
Lelièvre ne croie qu’elle lui a posé un lapin ?
 surtout, devant le bar, elle semble prête à entrer puis
demande manifestement à un passant s’il s’agit bien du café
***, mais il l’envoie en face, c’est-à-dire sur nous. Nous étions bien en train de la guetter et de
l’attendre, sans qu’elle nous voie. Posture inquisitrice ou voyeuriste d’observateur caché.
 Si l’on réfléchissait en voyant ce plan, on serait perturbé par son comportement : ne pouvait-elle
regarder le nom du café où elle a rendez-vous ? A posteriori, on reconstitue : elle connaît le nom du
café du RV, mais elle ne sait pas le lire, mais elle se dirige vers l’arrivée, alors qu’on est au départ.…
 A noter d’ailleurs la très belle parce que très calculée entrée dans le champ par le coin inférieur
droit d’une jeune femme, qui attire l’œil du spectateur vers le premier plan, et non plus vers le fond de
l’image. C’est ici, devant, que tout le monde est convoqué.
 Sophie traverse et la caméra recadre (panoramique). Au moment où un fourgon sombre passe
(dramatisation déjà ?), les reflets dans la vitre du café (le thé de Mme Lelièvre) apparaissent. Nous
sommes donc bien en train d’épier depuis l’intérieur l’arrivée de la nouvelle bonne présumée.
 De nouveau, au moment où elle arrive face à nous et se
met à longer le trottoir, on voit les reflets dans la vitrine. La
rencontre ne se fait donc pas frontalement, puisque déjà une
barrière est établie : la vitrine, mais aussi la différence de
positions : supériorité de celle qui regarde sur celle qui est
regardée. On pense à la position de supériorité visuelle dont
jouiront Sophie et Jeanne avant le massacre final (je joins une
proposition de comparaison entre ces deux situations :
comparaison deux regards).
 A noter aussi que pendant ce plan, la bande-son apparemment réaliste ne l’est pas du tout. On
entend distinctement les bruits de pas de Sophie, qui est dehors (la porte du bar est fermée), ainsi que
les moteurs de voitures, mais on entend aussi quelques bruits de l’intérieur (billard par exemple).
L’équilibre de ces sons est le fruit d’une construction à la lettre irréaliste. Notre oreille est des deux
côtés de la vitrine.
 La suite du plan, grâce au panoramique, dévoile le
dispositif : nous sommes installés avec Catherine Lelièvre et
nous épions gentiment la recherche de Sophie Bonhomme. La
parcours tortueux de Sophie, filmé avec une remarquable
sobriété (passage de l’extérieur surexposé à l’intérieur
beaucoup plus sombre), du moins apparente, dit déjà toute la
distance qui sépare ces deux femmes (le son renforce cette
impression puisque nous entendons la porte qui grince et
maintenant un peu plus le léger brouhaha du café).
 Plan 2 : Chabrol, roi du travail sur le cadre (un de ses
grands soucis)! Pas de place pour l’instant pour le visage de
Sophie. La différence de statut social éclate par le cadrage,
malgré les manières souriantes et cordiales de la bourgeoise.
Sophie doit attendre le « je vous en prie, asseyez-vous » pour
pouvoir de nouveau entrer dans le cadre. Situation initiale : la
bourgeoisie maîtresse des lieux et du cadre.
Suite du plan : Sophie s’assied. Vous voulez boire un thé,
comme moi ? Peut-on mieux montrer que, tout naturellement,
l’élément étranger doit entrer dans le moule bourgeois ? Mme Lelièvre n’en fait pas un examen de
passage, mais son esprit n’envisage pas un instant que Sophie puisse boire autre chose qu’un thé,
comme elle. Ce doit être ce qu’on appelle l’ouverture d’esprit d’une bourgeoise « éclairée » et lectrice
du Figaro (posé sur la table)… Suit un échange de plans rapprochés qui vaut surtout pour le dialogue
et les jeux d’actrice (les deux personnages se jaugent).
 « La maison isolée ne vous ennuie pas trop ? – Je sais pas ». Réponse qui sera typique chez
Sophie, avec « J’ai compris ». Quelque chose d’inattendu pour le moins ici.
 « Je m’occupe un peu d’une galerie de peinture ». Ton bizarre de Jacqueline Bisset, faussement
gênée de faire cette confidence (fausse modestie ?).
 « Vous voulez voir mes références ? – Ah oui, bien sûr ». La question de Sophie souligne le fait
que Mme Lelièvre ne mène pas l’entretien comme d’usage, selon la « règle du jeu ».
 Pourquoi ce gros plan sur le sac noir de Sophie avec le sachet de chocolat NOIR ? Est-ce une
façon subreptice d’annoncer « du noir », bien caché dans le sac à main de dame ? On retrouvera le
choix du chocolat (Merci pour lui !) dans la rencontre avec Jeanne dans l’épicerie.
 Ce geste de Sophie est particulièrement incongru. On sait
bien que dans l’en-tête on met son adresse et son numéro de
téléphone. Mme Lelièvre le voit bien, puisqu’elle sait lire,
elle ! C’est bien la remarque d’une illettrée, pour qui il ne
s’agit que de signes inintelligibles dont elle montre
l’emplacement ce qui pour elle a nécessité un effort de
mémoire purement visuelle! A noter que la dame Dutoit
habite à Gennes-les-Rosiers (attention, des épines !), dans le
Maine-et-Loire, qui est, ce me semble, le coin où se niche
Chabrol et qu’il affectionne particulièrement (près de Cunault).
 Arrive ce plan très mis en scène, objet d’une confrontation
de photogrammes déjà fournie. Le grand choc est que l’on
réalise ici que la lumière de la séquence a complètement
changé depuis le début. Nous sommes passés d’une lumière
surexposée à cet éclairage où le soleil ne semble plus avoir
de prise. Quand ? Il faut donc reprendre la séquence en vidéo
et regarder en particulier les ombres. On s’aperçoit que c’est
vraiment une affaire de chef opérateur, les ombres dehors,
qui étaient si nettement découpées, étant ensuite amorties par
la le filmage, non pas petit à petit, mais comme par
alternance dans les plans. or le temps passé est très court,
même si l’on peut admettre des variations météorologiques.
Le sens ? Il semble clair : maintenant que l’on a mis face à
face la bourgeoise et la bonne illettrée, la route s’assombrit.
Cap sur le noir ! (mais pas sur le Cap Nègre…). Autre intérêt
de ce plan : il s’accompagne d’une grande figure
chabrolienne : un léger mais déterminé travelling avant, qui
souligne le face à face déjà mis en évidence par la symétrie
des deux femmes enfermées désormais dans le bocal de la fiction en route. Le recadrage gomme le
hors champ et surligne en la dramatisant la confrontation. Il dramatise aux yeux du spectateur une
situation apparemment anodine. C’est une figure récurrente de la mise en évidence de la « folie » ou
de l’anomalie chez Chabrol. Or ici, on pointe à ce moment-là une anomalie qui devrait nous mettre la
puce à l’oreille : « mardi ? Aujourd’hui on est quoi ? » Bizarre pour une bonne bonne, cette absence de
sens du calendrier… A noter d’ailleurs la manière infantilisante dont Bisset dit « samedi » à la petite
fille. Elle n’arrive pas à trouver la bonne distance. Encore à noter : elle oublie de parler contrat, salaire
et pour ne pas paraître mesquine ou radine, elle propose 6000 francs (un peu plus que la précédente,
mais pas trop quand même…).

Tout est annoncé : la lutte des classes, l’enfermement dans un face à face fatal, les
« anomalies » de Sophie, l’attitude de fausse libéralité bourgeoise, le travail du cadre et du son, la
posture d’observateur lucide et manipulateur du metteur en scène…

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