Vous êtes sur la page 1sur 2

La Soif du mal

Première séquence : passages de frontières (mariages impossibles ?)

La question centrale du film étant la frontière (entre la morale et la loi, le bien et le mal,
l’apparence et la réalité …), la séquence d’exposition multiplie les variations sur ce thème du passage de
frontière, dans l’action racontée comme du point de vue formel.
• Frontière géopolitique. Faire relever les indices qui identifient les deux Etats (douaniers, Mexico à
la frontière, enseignes des magasins (langues employées ; à noter un curieux Peluquria – e oublié
dans peluqueria -, d’ailleurs « sous-titré» Barber shop. Cette frontière est aussi matérialisée dès ce
début de film par le couple Vargas (« mon pays »)
• Cette frontière / opposition se double d’une fracture sociale : relever les véhicules présents dans la
rue (« péniches » américaines et charrettes à bras chicanos)
• Les déplacements du couple Linnekar sont sans cesse
retardés ou interrompus par des passages
perpendiculaires de piétons, des policiers qui règlent
la circulation ou les biquettes en travers du passage.
Les lignes perpendiculaires : gros travail du plan sur
ce thème. Par exemple les ombres dans le
photogramme suivant : le trajet des piétons et de la
voiture est coupé par les ombres gigantesques qui
coupent l’espace.
• Quels sont les personnages principaux de la scène ? Chassé croisé permanent entre le couple
« Linnekar » et le couple (légitime) Vargas. La savante synchronisation des déplacements de
personnages et des déplacements des acteurs guide l’œil du spectateur tantôt vers l’un, tantôt vers
l’autre, le couple Vargas prenant définitivement l’avantage au poste de douane, au grand dam de
Linnekar qui s’impatiente. Mais n’est-ce pas là le sujet du film : comment l’histoire de Linnekar
déteint sur l’histoire du couple Vargas. Qui est la victime de l’explosion ? Sans doute le couple
Vargas, autant que Linnekar.
• Ce constat pose la question de la caméra et de sa « présence » dans le plan : au début du plan (le
poseur de bombe), tout dans le plan (très gros plan, éclairages, lancement du plan par une
minuterie-clap qui donne le signal de la musique dans notre version, courte focale et main
énorme) manifeste la présence de la caméra et de l’outil. Il s’agit bien de mettre l’accent sur l’outil
plutôt que sur le personnage (sans visage pour nous) qui pose la bombe. Evidemment d’ailleurs,
cet appareillage annonce le magnétophone de la séquence finale. Rappelons aussi que l’outil
indique la dimension du plan (3 minutes) et que tout le monde, à partir de là, semble lui obéir (les
acteurs, les figurants et la caméra ont 3 minutes pour franchir la frontière avant l’explosion de la
bombe et du récit. Mais aussitôt après, comme dans une prise de vue « directe », la caméra se
retourne brusquement vers la rue, en même temps que le poseur de bombe braque dans cette
direction son appareil : connivence entre le poseur de
bombe et la caméra (donc le spectateur). Le filmage
hésite un instant entre la saisie du « réel » en direct et
la mise en scène fortement affichée. Mais le
panoramique « filé » attendu pour suivre le poseur de
bombe jusqu’à la voiture n’a pas complètement lieu :
la caméra s’arrête sur le mur, juste pour pouvoir
profiter du passage expressionniste de l’ombre sur le
mur. Qui commande : l’action ou l’image ?
• Ensuite la virtuosité de la caméra à la grue s’affiche
quand Linnekar démarre et sort du parking du Clarence : le trajet parallèle, millimétré, de la
caméra et de la voiture affiche la facticité de la mise en scène et le plaisir de la forme. Mais la
question se complique ensuite : la caméra semble d’abord suivre la voiture, soumise donc à son
déplacement, au service de l’action, mais quand la voiture est retardée au stop, la caméra, elle,
continue d’avancer (donc de reculer par rapport au sujet filmé), comme pour indiquer aux
personnages le chemin à suivre ou affirmer le primat de son trajet sur celui des personnages.
• Effet de réel et virtuosité : le « réalisme » du son version 98 (musique et son censément
diégétiques) s’oppose à la sensation de plan extrêmement répété, « posé » : les figurants entrent
tous dans le champ bien quand il faut, souvent par l’angle inférieur droit de l’image, comme si le
passage de la caméra était un signal de mouvement.
• Simplicité des personnages et de leurs préoccupations et énormité des ombres et de ce qui arrive
(l’explosion).
• Champ et hors champ, son et image : trois fois au moins (en dehors de la question de la musique,
controversée) le son fait exister le hors champ, lui donne corps et oblige l’image à « bouger ». Au
début du plan, quand le poseur de bombe entend le rire de la femme, ce qui entraîne les brusques
déplacements évoqués tout à l’heure ; quand le douanier américain interpelle les Vargas ou quand
le deuxième douanier redonne par sa question (« on dit que vous avez eu le clan Grandi…») à
Vargas la priorité à celui-ci sur Linnekar, qui occupe pourtant le centre de l’image et de l’espace,
dans sa « voiture de marchand de cochon » (argot familial…). Les intrusions dans le plan de
personnages qui ne font que croiser le chemin des deux couples, tout au long du plan, donne aussi
existence à la ville.
• Le vide et le plein : quelques bizarreries antiréalistes organisées par le grand manipulateur. On
s’aperçoit par exemple que le poseur de bombe était placé à l’angle du carrefour au centre duquel
un policier est censé être en train de régler la circulation (c’est l’endroit où s’arrête pour la
première fois la voiture de Linnekar) ! D’autant plus qu’au moment où le policier les arrête, des
tas de gens traversent la rue, dans un sens comme
dans l’autre, allant dans la rue « déserte » où le
criminel a agi dans un apparent secret ou en venant !
A la fin du plan, au moment du baiser, plus personne
ne passe, dans un décor pourtant jusque là fort
passant, pour laisser le couple amoureux seul à
l’image, avec une ombre massive et claudicante qui
ne peut qu’évoquer celle de Quinlan. Le plan s’arrête
d’ailleurs au moment précis où l’ombre sur le mur de
fond a « rejoint » ou « épousé » le corps de Susan. La
« signature » de Welles ? La réalité ou son ombre ?

• Plan-séquence (montage dans le plan) et montage expressif : le montage des deux premiers plans
est explosif ! Le premier plan se termine par une image de fin de film hollywoodien (le baiser),
aussitôt dynamitée, comme le couple Vargas par l’explosion hors champ puis le zoom accéléré sur
les flammes. Ici, on n’utilise les codes que pour mieux les faire exploser !

• Dernier point : le jeu avec Hitchcock : la « théorie de la bombe » est ici mise à mal. On montre
bien au spectateur la bombe et la victime, mais le « suspense » est ensuite tué par la mise en scène,
qui se moque du personnage de Linnekar. Le montage des deux premiers plans peut aussi évoquer
les feux d’artifice de La main au collet (le baiser Cary Grant / Grace Kelly). Mais ici, le baiser le
plus tonitruant de l’histoire du cinéma fait exploser le couple lui-même : à partir de là, ils sont
séparés à l’image et Susan pose en Jeanne d’Arc devant les flammes.
En conclusion, les repères sont brouillés !

Vous aimerez peut-être aussi