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Touchée de Laetitia Mikles

Qu’est-ce qu’un documentaire de création ?


« De sorte que la littérature qui se contente de « décrire les choses », d’en donner seulement un
misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de
la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus… » Marcel Proust, Le Temps Retrouvé

1. Une rencontre (humaine et artistique)

Laetitia Mikles a découvert la surdicécité à Larnay grâce à Anne Souriau (sa monteuse) dont les
parents sont éducateurs spécialisés. Elle est donc allée découvrir cet univers déroutant et a été
« touchée » : touchée par ce handicap qui paraît rédhibitoire et par la manière sensuelle dont les
personnes atteintes de surdicécité communiquent. Elle a passé du temps avec eux, a partagé des
moments de leur vie, pour bien les connaître, apprendre leur mode de vie et leur mode de
communication (s’y initier en tout cas), en bref pour apprendre à les connaître et à les aimer, comme
des personnes et pas comme des monstres de foire ou des curiosités de cirque (elle est intégrée au
générique final, avec les personnages du film). Cette immersion est la base même du travail du
documentariste qui y construit son regard sur la réalité qu’il veut filmer. Ce cheminement qui a été
le sien, elle voudrait que le spectateur l’accomplisse également. Le spectateur est donc embarqué dans
le TGV dans les sons du premier plan et repart au dernier un peu plus proche des personnages, le
regard un peu plus riche et lumineux, après avoir partagé une expérience.

2. Une réalité vue de l’intérieur


Le film place le spectateur dans une situation inconfortable, pour l’obliger à partager, à vivre de
l’intérieur, pendant quelques instants (25 minutes) la difficulté d’existence des sourds-aveugles.
Chaque geste pour travailler, communiquer, jouer, dire ses sentiments passe par une médiation
gestuelle « lourde ». Les plans-séquences fixes, sans montage, obligent le spectateur à vivre la même
durée.

Cette réalité n’est pas « donnée » au spectateur (par une


voix off ou des « cartons » rassurants et confortables) : il
est placé face à une énigme, il doit comprendre qui sont
ces gens et pourquoi ils agissent ainsi. Dans ce premier
plan de l’Institut, tout fait obstacle au spectateur :
couleurs peu engageantes, obstacles au cheminement,
personnage « central » qui lui tourne presque le dos et est
confiné au bord gauche de l’image, absence de
« lisibilité » de ses gestes.
Ensuite, le regard se concentre sur
les mains (motif visuel omniprésent
du film, puisqu’elles sont le moyen
par lequel passe toute la
communication et la force
d’expression des sourds-aveugles) et
essaie de capter, outre leur beauté
lumineuse, la force de concentration,
d’attention du sujet. L’énergie du
regard (caméra et spectateur) est fixée sur le même point,
avec la même volonté obstinée, que celle de celui qui travaille, pour qui les sensations tactiles sont
l’unique moyen de parvenir à son travail.

Alain Cavalier, La canneuse

3. Capter le réel :

Il s’agit donc bien, comme y sont contraints


les personnages du film, d’être attentif aux
microévénements du réel, de réapprendre à regarder et
écouter le réel. C’est l’enjeu fixé par le plan de
l’orange qui essaie de faire exister par le son
(extrêmement présent) le contact de la main avec
l’orange et tout le travail d’épluchage. Le toucher doit
trouver une existence cinématographique : c’est le son
qui la lui confère, avec toute sa richesse (radio, cuisine, fenêtre ouverte, véhicule dans la rue). Le
monde extérieur et les petits gestes de l’épluchage dans l’espace personnel de la cuisine sont ainsi
mis en relation. Pas de coupure entre deux « mondes ».

4. Assumer la mise en scène du réel :

Aucune caméra,, aucun stylo n’est neutre.


Les choix de la main qui les porte apparaissent
toujours. Le documentaire de création assume cette
empreinte subjective du créateur avec plus
d’honnêteté que tous les reportages télévisés (même
pour le Jour du Seigneur, il y a 5 heures de
répétition la veille, un script etc., je peux en témoigner sans nostalgie…). Mieux, en l’assumant, il
s’autorise à utiliser toutes les armes de l’art pour atteindre au vrai. Le plan du judo dévoile le
dispositif (réflecteurs, projecteurs, micro, toile tendue au mur pour créer le fond à la Manet…), à
la manière de toiles « Atelier du peintre ». Ici, c’était aussi une question d’éthique : le filmage
direct aurait été une violence, de l’irrespect (il y avait une image de soi à construire, ensemble,
grâce au travail de la cinéaste). La collaboration avec les « personnages » était un principe posé
dès le départ. Pour certaines scènes, il a été demandé aux personnages de raconter une blague, un
moment de vie qu’ils ont choisis, à partager avec le spectateur (la conversation intime finale,
moment de grâce pure, a débouché sur une idylle sérieuse entre les deux personnes).

5. Dévoiler du beau :
Ce n’est pas le « problème » du handicap qui intéresse la cinéaste, mais la richesse
humaine qu’elle a rencontrée, donc la richesse
culturelle de son sujet. Pour dire cette admiration et
cette affection qui sont les siennes, il fallait qu’ils soient
beaux. D’où le travail de mise en scène, de mise en
valeur des personnages filmés en référence aux portraits
de Manet, sur fond uni, se détachant du fond pour venir
à la rencontre du spectateur dont l’œil n’est pas distrait
par des artifices de décor et se concentre sur l’unique
point d’attachement qu’on lui propose : des gens qui
travaillent, jouent, s’amusent et aiment comme nous,
mais d’une autre manière, par d’autres moyens, que la
cinéaste trouve peut-être plus beaux, en tout cas plus
sensuels : pas de gestes irréfléchis ou inutiles, quelque
chose comme une pureté retrouvée.
Toute parole est inutile : ces gens-là ont su
garder un secret que bien des cinéastes ont perdu.

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