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Couverture : Orson Welles dans F for Fake (Vérités et mensonges), 1973. Droits réservés
Mise en pages : Mélanie Dufour
C’était le premier film de Philippe Noiret, qui a été monté par Alain
Resnais. L’économie de moyens et le tournage en décor naturel avec de
nombreux acteurs non professionnels annonçaient déjà la Nouvelle Vague.
Pendant votre carrière de cinéaste, vous avez tourné des films de tout type,
des fictions, comme Cléo de 5 à 7 (1961) ou Sans toit ni loi (1985), des
documentaires comme Daguerréotypes (1975), mais aussi des films
hybrides qui échappent à ces deux formes, comme par exemple Les Plages
d’Agnès (2008) ou même, dans une certaine mesure, Jacquot de Nantes
(1990). Après une première vie de photographe dans les années 1950, puis
une deuxième vie de cinéaste, vous dites à présent en vivre une troisième, de
vidéaste et d’artiste plasticienne. Cet intérêt pour les arts plastiques était
présent dès vos années de formation, lorsque vous suiviez des cours à
l’École du Louvre en auditrice libre… Et Les Glaneurs et la Glaneuse
(2000) marque un tournant dans votre carrière.
Agnès Varda. C’est presque naturellement et par hasard, à cause de ces
foutues pommes de terre en forme de cœur, que je me suis retrouvée à la
Biennale d’art de Venise.
C’est un film que vous n’auriez peut-être pas pu faire si vous aviez eu une
équipe de film. Avoir l’appareil photo devait vous donner une certaine
souplesse…
Agnès Varda. J’avais le Leica, et c’est tout. Quelquefois, c’est même
mieux : on adapte la forme du récit au matériel dont on dispose. Finalement
Pathé qui, à l’époque, montrait des documentaires, avait investi un peu. Le
générique du film, on l’a fait à Saint-Germain-des-Prés où il y avait une
petite exposition cubaine : quelques photos sont très drôles. Tout le monde
avait pris l’appareil. Resnais était là, Joris Ivens, Jacques Demy, Marker…
On a tous fait des photos de qui était là, et ça a servi de générique. J’y ai
pensé ces jours-ci, parce que j’ai retrouvé des photos de Resnais et de
Demy qui filmaient ce truc-là.
Pendant les vingt premières années de votre carrière, vous avez fait des
courts métrages documentaires alors que vous tourniez déjà des long
métrages de fiction…
Agnès Varda. J’ai fait mon premier film, une fiction, en 1954. Il est rare
de commencer par une fiction : en général, on se fait la main sur des
documentaires ou du court métrage. C’est ce que je voulais faire, et je l’ai
fait, mais après, j’étais le bec dans l’eau. Et Alain Resnais qui a fait le
montage de La Pointe Courte, m’a dit : « Si tu veux entrer quelque part
dans le système, il faut accepter des commandes de court métrage. » Donc
je suis entrée dans le monde des producteurs en acceptant de faire des films
sur les châteaux de la Loire et sur la Côte d’Azur. C’était pour essayer
d’exister, si j’ose dire. Puis, dès que j’en ai eu l’occasion, je suis repassée à
la fiction. On ne fait pas un long métrage de fiction en claquant des doigts,
comme ça. Il faut des occasions, il faut trouver l’argent. Si j’ai fait Cléo de
5 à 7, c’est encore par un coup de chance. Georges de Beauregard avait fait
À bout de souffle. C’était très drôle d’ailleurs ; Godard était venu le voir et
lui avait dit : « Vous êtes ruiné, vous avez 30 millions de dettes, dépensez-
en encore 30 et je vais vous faire un succès ». Donc, Beauregard a joué, il a
réemprunté, ils ont fait À bout de souffle qui a été effectivement un succès
faramineux. Beauregard a donc dit à Godard : « Trouvez-moi des gars de
votre âge qui font des films pas chers et qui rapportent. » Alors, Godard lui
a amené Jacques Demy qui a fait Lola. Et comme disait Jacques,
heureusement qu’il a signé Lola avant qu’À bout de souffle ne sorte, car il
aurait peut-être hésité à le faire puisque le film n’a pas marché du tout.
Mais, à ce moment-là, il croyait que ça allait marcher. Beauregard a dit :
« Il me faut encore quelqu’un : je veux une écurie de types qui veulent faire
des films pas chers. » Alors Godard lui a dit : « Moi, j’ai une copine ». Et il
m’a présentée à Beauregard (tout comme il lui avait présenté Jacques Demy
qui a fait Lola). J’avais un projet magnifique en couleur qui se passait à
Venise, à Sète, partout. Il a dit : « Non, non, c’est beaucoup trop cher. Si
vous voulez faire un film pas cher, vous avez tant. » Je ne sais plus
combien, mais c’était risible. Et c’est comme ça que j’ai écrit Cléo de 5 à 7,
qui se passait à Paris. Il n’y a pas trop de décors. J’ai réduit encore, puis je
me suis dit que j’allais le passer en « temps réel ». C’est ainsi que, pour
faire des économies, je suis entrée dans le thème du temps. Par la suite, je
me suis passionnée pour le temps réel, le temps objectif, le temps subjectif :
ce n’est devenu le sujet qu’après. Mais si on m’avait apporté de l’argent et
des propositions, j’aurais fait d’autres longs métrages avant.
Après avoir fait plusieurs longs métrages de fiction, vous avez fait un long
métrage documentaire qui n’était pas une commande : Daguerréotypes.
Agnès Varda. C’est arrivé pour trois raisons. En 1975, j’étais revenue
d’Amérique et on avait sorti, à Paris, Lions Love. C’était un film
hollywoodien qui a été un insuccès total en France. J’étais donc le bec dans
l’eau. Lorsque vous avez un échec, c’est beaucoup plus difficile d’aller
présenter quelque chose. Alors, je faisais des photographies, je travaillais
sur autre chose, ou j’écrivais, je ne sais plus. J’ai fait quand même plusieurs
scénarios qui n’ont pas été acceptés, comme beaucoup d’auteurs. On s’était
rassurés avec Jacques [Demy] : on était allés rendre visite à Jacques Prévert
dont on adorait les scénarios, qui sont si bien écrits et dialogués. Il nous a
dit : « J’ai moi-même écrit un truc, mais je crois que personne n’en veut.
Vous savez, moi je fais au moins quatre ou cinq scénarios complets avant
qu’on en accepte un. » Incroyable ! Cela nous a tout de même donné du
courage de savoir qu’il y a tant de films qu’on écrit et qui ne sont pas
tournés. Et puis, je me souviens que la ZDF en Allemagne m’avait proposé
de faire un film libre. J’avais remarqué une vitrine dans ma rue, « Le
Chardon bleu ». Elle était tenue par un type qui vendait des parfums. Cette
vitrine avait l’air d’avoir cent ans. J’ai appelé ZDF et je leur ai demandé :
« Est-ce que je peux faire un documentaire sur ma rue, parce qu’il y a un
type fascinant. » C’est donc parti avec l’idée qu’il y avait de l’argent de la
ZDF. Et on en a trouvé un peu à Paris aussi. Vous savez, il faut de l’argent,
c’est tout… Dans Daguerréotypes, je me suis approchée de mes voisins, les
commerçants, ceux qui ont leur porte ouverte. C’est-à-dire que ce n’est pas
un documentaire où je suis allée sonner et poser des questions. Je me suis
dit : « Chez les commerçants, puisque tout le monde rentre pour acheter des
choses, ils accepteront peut-être que je rentre avec la caméra et le son. » Et
c’est Nurith Aviv qui filmait de façon formidable. Il y a notamment dans le
film cette femme extraordinaire qui me fascinait. Elle était un peu absente.
Elle aimait beaucoup ma fille et on venait souvent la voir. Elle caressait les
manteaux des gens, elle me prenait les mains. Quand on filmait, je lui
disais : « Cela ne vous dérange pas que je filme ? » Elle ne me répondait
pas. Elle me prenait simplement la main et la caressait, alors j’en déduisais
qu’elle le voulait bien. C’est difficile, dès que les gens ne sont pas tout à fait
d’aplomb ; on est quand même un tout petit peu plus indiscret qu’avec des
gens normaux qui peuvent dire oui ou non. Le mari était d’accord, mais
elle, on ne savait jamais. Elle ne le disait pas. C’est vrai qu’ils étaient
fascinants… Par exemple, tous les jours vers six heures du soir, elle ouvrait
la porte, elle marchait un peu sur le trottoir et puis il l’appelait et elle
rentrait. Elle m’a raconté que quand elle était petite, dans je ne sais plus
quel pays, alors qu’elle était chez son père à la ferme, elle partait sur la
route tous les jours à la tombée du jour. Puis son père l’appelait, elle
rentrait. Ce sont ces choses mystérieuses de la vie des autres qui
m’intéressent. C’est comme si j’étais reconnaissante d’avoir un peu connu
cette femme, d’avoir appris ça d’elle, qui n’était pas très bien mentalement,
mais qui méritait qu’on l’aime, qu’on la connaisse. J’ai vraiment adoré ces
gens. Vous savez qu’ils ont été tellement aimés au travers de mon film, que
deux fois j’ai reçu un mandat de cinquante francs de quelqu’un disant :
« J’ai vu votre film, cette femme est tellement touchante, est-ce que vous
pouvez lui acheter des fleurs et les lui apporter ? » Elle a été aimée par des
gens du monde entier simplement parce qu’elle était si fragile et que je
l’avais approchée avec finesse. Cela fait partie des choses qu’on peut faire
en documentaire.
Sans toit ni loi est donc une fiction qui a été tournée comme un
documentaire ?
Agnès Varda. Oui, j’ai même écrit les témoignages des gens. J’avais fait
un repérage, j’avais vu la ferme, etc. Mais je ne voulais pas écrire trop tôt
les témoignages. Cela dépendait de la façon dont les gens se comporteraient
pendant qu’on serait là. C’est très repéré, mais tout n’a pas été écrit.
Souvent, j’écris au dernier moment, quand je suis sûre de mon coup. Mais
pour chercher de l’argent, il faut écrire de toute façon et faire un effort.
Et les plages ?
Agnès Varda. J’ai vécu près des plages. En Belgique, les plages belges.
Puis les plages du Sud. Jacques Demy m’a fait connaître les plages de
l’Atlantique. En Californie, on était à la plage… Alors je me suis dit :
« Non d’un chien ! J’ai vécu quarante ou cinquante ans rue Daguerre, donc
on va y faire une plage ! » On a créé la compétition avec Paris-Plage de
Delanoë ! Je leur ai dit : « Quand vous serez en nettoyage, vous pourrez
venir en déposer chez nous ? » Ils ont accepté ! On a donc installé une plage
devant chez nous avec le bureau. J’ai demandé aux gens de mon bureau
s’ils étaient d’accord et c’était très gentil de leur part d’avoir accepté. C’est
tout Ciné Tamaris à l’œuvre.
C’est plutôt dans Sans toit ni loi que l’improvisation a été poussée et que
vous vous servez de gens pour entrer dans la fiction.
Agnès Varda. Oui. Par exemple dans la scène terrible où elle est attaquée
par les Paillasse, j’ai reconstitué une fête annuelle qui existe, mais qui
pouvait rentrer dans la fiction. C’est un film sur la saleté. Il n’y a rien de
plus difficile au cinéma que de faire sentir la mauvaise odeur et la saleté.
Donc elle sort de l’eau au début du film et elle se salit de plus en plus.
L’ultime salissure, ce sont ces gens qui lui envoient des saloperies, des
chiffons. À ce moment du film, elle est déjà très fatiguée, très atteinte et elle
a perdu son duvet dans l’incendie. Un duvet qui est vraiment important,
comme son cocon. Elle arrive donc dans cette fête déjà en perte de vitesse.
Ses bottes s’abîment. On est vers la fin du film et tout se détériore. On avait
fait très attention à cela. Depuis le début, par son silence, par sa façon d’être
négative sur tout, c’est elle qui refuse ; mais à partir de ce moment là, ce
sont des choses qui l’agressent. Sandrine disait qu’elle a eu vraiment peur,
parce que même reconstituée, la tenue des Paillasse fait peur. Ils jettent des
trucs, ils sont violents, très grands, très gros. C’est de la fiction. Mais elle
racontait qu’elle avait été prise de panique, alors qu’elle savait que c’était
faux. À un moment, ils attrapent une fille, c’est Patricia Mazuy, la
réalisatrice qui était venue nous aider. On avait essayé de tourner dans le
vrai village. On avait dix minutes, mais ils nous ont massacrés. On s’était
cachés dans une maison, les propriétaires nous avaient dit : « Si c’est trop
grave, venez vous réfugier ici. » On était couverts de boue, de vin… On a
donc reconstitué la fête dans un autre village, en obtenant que quatre ou
cinq des Paillasse viennent s’habiller là. C’était vraiment effrayant, même si
l’on savait que c’était une fiction, et que cela servait la fiction. À partir de
là, elle est agressée, elle perd ses forces, elle se traîne, il y a un chien qui
aboie. Vous savez le sujet, c’était comment aider quelqu’un qui dit non tout
le temps et qui, à force de dire non, s’accule à sa propre solitude. Cette
scène est terrible car à partir de là, comme c’est elle qui est agressée, elle
est battue d’avance et n’arrivera plus à se redresser. On a beaucoup aimé
tourner cette scène. Je n’ai jamais fait de film de violence, de guerre, et
c’est certainement la chose la plus violente que j’ai tournée.
Dans Les Glaneurs et la Glaneuse, tout à coup, vous filmez votre main,
c’est magnifique, et vous dites : « Voilà, je me regarde. » Voyez-vous la
valeur de ces moments à l’instant où vous les tournez ?
Agnès Varda. La question est de savoir si c’est intéressant. Il y avait le
sujet des glaneurs par nécessité, que j’essayais de bien traiter : ceux qui ont
besoin de manger, qui vont dans les poubelles et qui ramassent par terre.
Puis ceux qui glanent et qui en ont moins besoin, mais qui trouvent ça
pratique. Et enfin, les artistes qui refont quelque chose avec ce qu’ils
glanent. Je racontais un peu des choses de ma vie pour ne pas être une
sociologue pure et dure. Donc je dis que je reviens de voyage. Je défais mes
affaires et je tripote des cartes postales. En même temps, je raconte que j’ai
trouvé un magasin qui vendait des Vermeer et comme je filmais moi-même
la carte postale, la caméra glisse jusqu’à ma main. Tout un coup, je vois que
ma main est pleine de rivières, de petits plis, j’ai l’impression d’avoir une
peau d’éléphant, je la filme et je trouve ça beau. Au montage, j’hésite un
peu… À un autre moment, je me filme dans la glace, avec mes cheveux
blancs. Ce sont des choses que je fais parfois seule, et ça encore j’hésitais.
Et comme je suis maladroite, parfois je laissais ma caméra ouverte. J’avais
une demi-heure du sol d’un café, j’avais vingt minutes des bords de mon
pantalon avec le soulier dans la voiture, j’avais des mètres et des mètres de
caméra qui avait tourné toute seule. Je dis à mon monteur de jeter tout ça.
Un jour, je rentre dans la salle où il montait et je vois le bouchon de ma
caméra. On avait filmé des gens qui glanaient la récolte de vin et on était
revenus à pied jusqu’à nos voitures. Je marchais assez vite et non seulement
la caméra tournait, mais le bouchon pendait. Le bouchon dansait et j’ai
trouvé ça vraiment beau. Idiot peut être car je l’avais laissé ouvert, mais très
amusant, comme une danse. J’avais, ce jour là, envoyé un assistant et je lui
avais dit : « Ramène-moi du jazz d’aujourd’hui », parce que je ne le
connaissais pas très bien. On l’a mis et ça fonctionnait. Ensuite, vers la fin
du montage, j’ai hésité. Est-ce qu’on peut garder cette chose complètement
stupide, du bouchon qui danse ? Est-ce qu’on peut garder la carte postale de
l’autoportrait de Vermeer et de ma main ? Ce qui serait une forme
d’autoportrait… J’ai vraiment hésité longtemps dans les quinze derniers
jours de montage. Je l’enlevais, je le remettais, je me disais que c’était
grotesque. Tout le monde m’a dit que c’était très bien, très joli. Mais j’ai eu
une réponse intéressante à ça. J’ai fait une suite qui s’appelle Deux ans
après et j’ai montré le film à la plupart des gens que j’avais filmés dans Les
Glaneurs. Je l’ai montré à ce type formidable, qui mangeait du persil et qui
enseignait. Il était toujours à la gare Montparnasse, à vendre des petits
journaux. Je le revois, on le filme, et on lui demande : « Dites-moi ce que
vous aviez pensé du film. » Il m’a répondu : « Oui, c’est pas mal comme
documentaire, c’est bien le sujet, mais alors il y a quelque chose qui ne va
pas : je ne sais pas pourquoi vous êtes dedans. Moi, votre vieillesse ne
m’intéresse pas du tout. » C’est intéressant ! Alors j’écoute ce qu’il dit et il
y a une dame qui passe et qui dit : « Oh, ben elle y est quand même pas
beaucoup ! » et il lui répond : « Si, moi je n’ai pas besoin de voir ses mains
et ses cheveux. » La dame répond : « Elle est quand même discrète », et
puis elle passe. C’est rigolo, le débat s’est fait entre une dame que je ne
connaissais pas et lui. Il a mis le doigt sur quelque chose : effectivement, ce
n’était pas le sujet, mais si je me suis permis de laisser un petit bout de
cheveu blanc et une main tout abîmée, c’est parce je me suis dit : « Ça, c’est
l’état dans lequel je suis maintenant » !
ALAIN CAVALIER
Alain Cavalier, vous faites vos premiers pas dans le milieu du cinéma au
début des années 1960. Après des études d’histoire, vous entrez à l’Idhec,
puis devenez assistant réalisateur de Louis Malle. Vous réalisez ensuite vos
premiers courts puis longs métrages de fiction avec des équipes et des
budgets conséquents. À la recherche de nouveaux dispositifs et grâce aux
évolutions technologiques, vous renoncez plus tard à l’industrie
cinématographique, à ses acteurs connus et à ses appareillages lourds, au
profit de caméras numériques plus petites et légères qui vous ont permis de
réaliser des films seul, sans équipe. Ces films à la dimension artisanale et
aux formes hybrides, presque expérimentales, couvrent des sujets plus
intimes. Entre fiction, documentaire, autobiographie et vidéos de filmeurs,
ces films interrogent l’essence même du cinéma. Alors que la création vidéo
se démocratise et que le cinéma n’est plus nécessairement un art collectif,
votre œuvre interroge la pertinence des catégories classiques de fiction et
de documentaire tant du point de vue de l’écriture, de la réalisation que de
la production.
Alain Cavalier. Ces termes de documentaire et fiction ne me sont pas très
familiers. J’étais jeune quand j’ai tourné Un Américain, mon premier film.
Je me trouvais dans un café parisien, la nuit, quand j’ai vu entrer un homme
qui vendait le New York Herald Tribune. La première édition paraissait aux
alentours de minuit. Je l’ai observé et je me suis dit que j’allais faire mon
premier film avec cet homme-là. Je suis allé le voir sans la moindre idée de
ce que serait le scénario de ce projet. J’attendais simplement de faire mon
premier film. Je l’ai fait parler, j’ai passé un accord avec lui, puis nous
avons décidé de la date du tournage, qui consistait à suivre un peu son
travail. Au dernier moment, sa direction lui a demandé de passer correcteur,
en lui interdisant de faire le vendeur de journaux la nuit. Je n’avais plus de
film ! Je me suis alors dit que j’allais le faire moi-même… Il faut garder
l’envie, même si la personne disparaît. Mais le faire moi-même, ça n’a
finalement pas tenu. Je cherchais quelqu’un et, un jour, en passant devant le
Select à Montparnasse, j’ai vu un type qui lisait le journal, et je me suis dit
qu’il serait parfait pour apparaître dans le film. J’ai fait deux fois le tour du
pâté de maison, parce que c’est quand même difficile de demander cela
d’emblée quand on est si jeune. Il a accepté de le faire, et j’ai fait le film,
partagé entre le choc de la réalité qui vous donne envie de tourner, et cette
réalité qui se transforme tout d’un coup. Vous vous transformez en même
temps qu’elle, et continuez à la travailler, mais d’une autre façon que la
première fois. C’est aussi ce qui arrive aux romanciers, et aux cinéastes qui
font des films de fiction, ils se renseignent un peu. J’ai donc fait le parcours
entier. Ce souci n’est pas documentaire, il s’agit plutôt d’un souci
émotionnel, celui de reproduire ce qui vous a enchanté.
Votre premier long métrage, Le Combat dans l’île (1962), est un film avec
un scénario dit classique. Vous allez par la suite vous détacher
progressivement de la forme scénaristique traditionnelle. Comment votre
rapport au scénario a-t-il évolué tout au long de votre carrière ?
Alain Cavalier. Je n’ai jamais eu de rapport particulier au scénario. Dans
mon deuxième film c’était la même chose, c’est toujours la même chose…
Il y avait un couple qui m’intéressait, je suivais alors ses aventures
conjugales, politiques, financières, etc., quand vint le moment où je me suis
dit que j’allais raconter leur vie. J’avais bien compris que la plupart du
temps, quand on fait un film en s’inspirant de la vie d’une personne et
qu’elle le voit, elle ne s’y reconnaît pas ! J’ai donc tourné Le Combat dans
l’île, qui est, grosso modo, ce que ce couple a vécu. Il s’agissait simplement
de la mise en forme d’une réalité observée de très, très près. C’est la
tradition ! Je n’ai pas été élevé par le cinéma, mais par les livres, et je
faisais exactement comme les écrivains qui s’intéressent à quelque chose,
puis baignent dedans jusqu’à ce que le livre soit terminé. Ils vont voir des
gens, des lieux, se nourrissent de la réalité, et la copient. Je n’ai toujours eu
qu’un seul souci : celui de copier ce que je vois, c’est ce qui m’intéresse.
Vous dites que le choc de la réalité est à l’origine de votre envie de faire
des films, pourquoi refusez-vous l’imaginaire ? Et en quoi ce rapport à la
réalité conditionne-t-il l’écriture de vos scénarios ?
Alain Cavalier. L’imaginaire dans le cinéma, c’est en quelque sorte ce qui
relève du film de genre. Le reste, c’est une réalité, très digérée par les films.
Je ne suis pas un imaginatif. Si je n’ai pas la certitude que ce que
j’entreprends de mettre en scène s’est réellement passé, ou que je n’ai pas
été au milieu de la chose elle-même, j’ai l’impression d’être un menteur. Je
suis d’éducation religieuse, je ne peux donc parler que de ce que je connais.
En général, le cinéma est fondé sur l’observation. À part peut-être dans le
cas des films d’angoisse ou les westerns.
Vous dites avoir besoin de parler de la réalité que vous connaissez. Dans
Irène, vous vous appuyez sur des carnets intimes. Sont-ils pour vous le
moyen de donner une preuve de cette réalité ?
Alain Cavalier. Je pense que cette preuve cinématographique est la base
même de notre travail. Effectivement, j’écrivais les carnets d’Irène quand je
vivais avec elle, le spectateur sait que ça a existé. Cela dit, j’aurais aussi pu
reconstituer de faux carnets, mais là c’en est un vrai. Prenons l’exemple des
scènes de sexe dans les films. J’y pense beaucoup, elles m’obsèdent depuis
que je fais des films. Elles m’interrogent sur la façon de filmer les corps
amoureux. Je trouve que toutes celles que j’ai pu voir ne donnent pas la
preuve. Il n’y a pas un geste qui fasse qu’il y ait un corps ému par l’autre, et
cela en raison du fait que c’est toujours l’un sur l’autre, etc… Que le film
soit bon ou mauvais, cela ne change pas, l’exercice reste le même. Il n’y a
donc pas de preuve cinématographique. Quand il y a des morts dans les
fictions cinématographiques, il n’y a pas de preuve non plus. En ayant vu la
veille au journal télévisé de vrais morts, le spectateur se dit que la fiction lui
donne à voir un faux mort. Nous sommes perpétuellement interpellés par ce
que vous appelez la fiction, qui est pour moi le mensonge. Le mensonge
peut être admirable, mais il se trouve qu’il me préoccupe énormément.
Le Combat dans l’île était une fiction réalisée en 1962 avec une équipe,
un appareillage lourd et des acteurs connus. En 1986, Thérèse est
également un film de fiction, tourné toujours avec une équipe, mais cette
fois avec un matériel plus léger et des acteurs inconnus. Pater (2011), votre
long métrage le plus récent, est à la fois une fiction sur les relations entre
un Président et son Premier Ministre, et un film sur le film en train de se
faire dans lequel les acteurs tiennent eux-mêmes la caméra. Vous avez
souvent défini votre carrière comme celle d’un « metteur en scène » devenu
« cinéaste », puis « filmeur ». Pouvez-vous nous expliquer le sens qu’ont
pour vous ces termes et cette évolution ?
Alain Cavalier. C’est physique ! Il y a le corps du metteur en scène, et,
quand j’ai commencé, il y avait le corps de la caméra. Il fallait deux
machinistes pour la mettre sur un pied, et il y avait l’acteur devant. Moi
j’étais derrière, puis entre l’acteur et moi, il y avait un buffet Henri II, un
meuble, une sorte de chaise de chantier ! Les acteurs avaient un problème,
ils étaient très valorisés par la caméra, les quatre personnes qui s’en
occupaient, le metteur en scène qui était à côté, et les cinquante personnes
de l’équipe qui étaient autour. C’était un peu comme si les acteurs
donnaient une représentation devant un public. C’est comme cela que j’ai
commencé. Petit à petit, les appareils ont commencé à dégonfler. Le
problème avec les gros appareils, c’est que leur place les fait en quelque
sorte correspondre à la troisième personne du singulier dans les romans. La
caméra est en place, et derrière elle, il n’y a personne, il y a « Il », un
narrateur sans voix, sans aucune forme d’existence. Le cinéaste assure alors
un récit sans prendre part au travail cinématographique. La chance que j’ai
eu dans ma vie, c’est que l’appareillage a diminué, jusqu’à tenir dans ma
main. Je considère que cela a permis que notre outil de travail nous soit
rendu, alors qu’auparavant il appartenait davantage à des techniciens, certes
compétents, mais qui, par rapport à la liberté de travail du réalisateur,
étaient très contraignants. Grâce à la petitesse de l’appareil, on m’a permis
de filmer ce qui m’émeut instantanément. Je suis alors passé du « il » au
« je ». C’est-à-dire que j’ai fait en peu de temps, cette trajectoire que la
littérature a mis des millénaires à parcourir. Je déteste le matériel
cinématographique. Il fallait charger les magasins de pellicule, c’était très
compliqué. La vidéo nous a totalement libérés, et nous a permis dès lors de
travailler comme un écrivain, un peintre, ou un compositeur de musique, en
faisant cela dans notre cuisine, sans argent. C’est énorme pour moi d’avoir
vécu entièrement cette métamorphose. Je suis très heureux de ce nouveau
rapport à la réalité, aux gens que je filme, et à moi-même. C’est beaucoup
plus ouvert, et beaucoup moins technique, sans parler de ce que l’argent
peut abîmer dans le cinéma, les esprits et les corps. Il y avait aussi un autre
problème, celui de la position de mon corps à moi. J’étais derrière la
caméra, mais par exemple, quand j’arrivais le matin avant les acteurs,
j’adorais faire leur parcours : il se couche là, puis il va se laver… Je me
sentais un peu off, je faisais les gestes, de façon à pouvoir les amener à
suivre aussi cela. Le film appartenait aux acteurs. Je trouvais qu’ils avaient
des qualités magnifiques, j’ai filmé des corps glorieux dont la beauté,
l’harmonie même des déplacements à l’intérieur du cadre, les sorties de
cadre, la parole étaient magnifiques. Mais il s’agissait de corps fabriqués
pour le cinéma, conscients de leur pouvoir sur le public et qui jouaient,
projetés sur la salle. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas des acteurs innocents.
Il n’y avait pas d’innocence. Et c’est cette innocence que j’ai essayé de
retrouver petit à petit, depuis que je n’ai plus tourné avec des acteurs
connus, comme avec Catherine Mouchet qui n’avait pas fait de film. C’était
une actrice innocente, qui ne connaissait ni son pouvoir, ni le pouvoir du
cinéma, ni même ce qu’était un cadre. Puis je me suis moi-même introduit
dans le film petit à petit, par la bande sonore d’abord, quand je faisais des
portraits de femmes en une journée. Ensuite je suis entré dans mes films
autobiographiques. J’ai montré de temps en temps ma tête, mais en
respectant la loi du spectacle : montrer sa tête pour une raison précise. La
première fois c’était dans Le Filmeur, j’avais été défoncé par la chirurgie
parce que j’avais eu un cancer du visage, et je me suis filmé à la sortie. J’en
ai profité d’ailleurs pour dire au spectateur combien le maquillage des
traumatismes physiques n’est en général pas très bon ! Et puis j’ai rencontré
Vincent Lindon. Avoir pratiqué les acteurs laisse une sorte de nostalgie
quand même… Je me disais que j’y reviendrais un jour, mais comment ?
On a trouvé un système très simple dans Pater, qui consistait à ce qu’un
cinéaste rencontre un acteur, pour faire un film avec lui. Il y a des
séquences de leur film et des séquences de leur vie, qui donnent à voir
comment ils passent de l’un à l’autre.
La question était plutôt : si vous n’aviez pas fait Thérèse à l’époque, est-
ce que vous renonceriez aujourd’hui au studio pour tourner dans des
décors naturels ?
Alain Cavalier. Non. J’ai fait des portraits de femmes, par exemple le
portrait d’une rémouleuse, c’est une femme qui aiguise les couteaux dans la
rue et qui dit : « Voilà, je suis là. » Elle était tellement magnifique – parce
que c’est une star cette femme – que je l’ai mise en studio avec sa machine.
Elle raconte des choses sur sa machine, sur sa façon de vivre. C’était
magnifique parce qu’il y avait un décor, une espèce de trompe-l’œil d’un
film de Philip Kaufman, L’insoutenable Légèreté de l’être. Je l’ai mise
devant, et c’était merveilleux ! Le réel, le non-réel, le fabriqué, tout ce qui
n’est pas une porte ouverte ou qui, par le langage, ferme, en somme tout ce
qui est binaire est complètement exclu de ma vie aujourd’hui. Et désormais,
je me sens libre de faire n’importe quoi. Je pourrais même remettre de la
musique dans mes films, alors que cela fait quarante ans que je n’en ai pas
mis : je pourrais un jour avoir une crise de folie, le faire et l’accepter.
Pourquoi pas…
Libera me s’attache à des gros plans sur des visages et sur des gestes. La
façon de filmer les films de fiction vous a-t-elle ensuite amené à filmer le
réel d’une façon différente ?
Alain Cavalier. Ce sont des problèmes de travail. Vous êtes dans un
studio, vous refusez le décor parce que la tête humaine suffit. En tout cas,
moi, elle me suffit quand je la vois sur l’écran. Cela dégage une telle
énergie que si derrière il y a des reflets, la rue qui passe, l’énergie de la tête
disparaît un petit peu. Comme il s’agissait de gens qui résistaient, qui
combattaient, je voulais que cette énergie soit très, très violente. Il est très
difficile de descendre plus bas que le visage parce qu’à ce moment-là vous
avez du noir tout autour. Alors vous vous acharnez sur le visage humain
sans oublier cette phrase de Baudelaire qui m’a enchanté lorsque j’étais au
collège : « La tyrannie de la face humaine. » Cette tyrannie guette beaucoup
les metteurs en scène parce qu’ils ne filment pratiquement que des corps et
des visages. Mais petit à petit, j’essaie de faire des films où les objets, les
escaliers, les ciels ont autant d’importance que la présence humaine, pour
que ce ne soit pas trop centré sur l’être humain. Pour que ce soit plus vaste.
Devant votre caméra, vous avez fait jouer des rôles à des acteurs
professionnels et à des acteurs non professionnels, vous avez fait jouer leur
propre rôle à des acteurs professionnels et vous avez filmé des anonymes
dans leur vie quotidienne. Quelle différence faites-vous entre direction
d’acteurs, si direction d’acteurs il y a, et captation de moments de vie ?
Alain Cavalier. Je me souviens d’une anecdote. Je tournais un film en
1964, L’Insoumis, dans un studio avec un acteur magnifique à cette époque,
Alain Delon. Il avait 28 ans. Ce que j’aimais, ce n’était pas tant le filmer en
train de suivre l’action, parce que c’était facile : il entre, il s’assoit, il
mange… Mais, je cherchais autre chose. Alors, entre les prises, je le
regardais. Un jour, il s’est mis à hurler devant tout le monde : « Mais
pourquoi tu me regardes comme ça ? » J’étais saisi. Je n’ai aucun esprit de
repartie. Je ne suis pas Sacha Guitry. Mais là, je l’ai eu, et je lui ai dit :
« Parce que je suis payé pour ça ! » C’était un combat de coqs, les films
sont des combats de coqs entre le cinéaste et l’acteur principal, surtout s’il y
a une héroïne, surtout quand on a le même âge. Il n’y a pas de cadeau, c’est
la nature, c’est le poulailler. Finalement, ce qui m’intéressait, c’était lui en
dehors de son travail, pour nourrir le travail de choses qui lui appartenaient
totalement, et non pas ce qu’il avait l’habitude de servir : il savait ce qui
était efficace sur le public.
Vous avez filmé Catherine Deneuve dans La Chamade, et des années plus
tard vous avez fait un montage de plans d’elle dans ce film pour en faire un
court métrage. Pouvez-vous nous expliquer cette démarche ?
Alain Cavalier. Quand il y a une édition DVD, on vous demande toujours
si vous pouvez faire un supplément. Je m’entendais très bien avec Catherine
Deneuve, elle était délicieuse, merveilleuse. Et puis j’ai revu le film et je
me suis dit : « C’est étrange, si je prends tous les plans, enfin les quelques
plans où elle est seule et où on ne voit pas ses partenaires, l’histoire est
aussi bien racontée qu’en cent minutes. » C’est-à-dire qu’en dix minutes, je
raconte aussi bien l’histoire qu’en cent ! Et en plus, on a ce visage de vingt-
quatre ans, intelligent, d’une beauté absolument rare et on a le off de tous
les hommes qui traversent sa vie. Toute l’histoire est là, et le film est bien
meilleur dans cette version raccourcie !
Pour Pater, vous avez pris un acteur particulier. Filmé dans son propre
personnage de Vincent Lindon, il a des tics nerveux. Aussitôt qu’il
interprète un autre personnage, ses tics disparaissent. Cela témoigne quand
même d’une vraie frontière entre la fiction et le documentaire.
Alain Cavalier. Absolument ! Mais, la seule chose qu’il y a de bien, c’est
de montrer les deux. Si vous ne montrez qu’une partie, si vous le montrez
sans bégayer, vous ne montrez qu’une partie de la vie. Moi, je montre tout.
Ce que je reproche au cinéma, c’est de ne pas tout montrer. J’avais un
copain qui avait fait la guerre et il me disait comment on fait la guerre. On
envoie les troupes pendant trois jours combattre et ensuite une telle peur
s’empare d’eux qu’ils sont incapables de continuer à combattre. Alors on
les met à l’arrière pendant trois semaines. Quand on les a bien fait bouffer
et qu’on leur a donné à boire, ils y retournent. Dans les films qu’est-ce
qu’on voit en une heure trente ? Ils sont tous là, à combattre de la première
à la dernière image, tout cela pour vous offrir un spectacle un peu condensé.
Mais par rapport à ce qui se passe, disons-le, c’est faux. Par exemple, nous
avons un Président de la République, que je trouve par ailleurs, très
sympathique, mais, quand il parle, il est faux. C’est une chose dont on peut
discuter, mais il joue un rôle, alors que le public, aujourd’hui, ne lui
demande que d’être lui-même. Alors que Charles De Gaulle était d’une
autre école, celle de la Comédie-Française… mais il avait une sorte de
légitimité.
Vous avez dit que vous avez détruit des photos d’Irène pour ne pas laisser
de traces, parce que vous voulez les garder dans votre mémoire. Mais, en
même temps, vous filmez pour laisser des traces. Pourquoi avoir détruit ces
photos ?
Alain Cavalier. J’ai un ami qui a perdu sa femme, et son appartement est
un autel. C’est-à-dire qu’il garde tout en place. Je lui demande si ce n’est
pas étouffant et il me dit : « Non je la vois, comme ça. » Moi, au contraire,
quand elle a disparu, j’ai quitté le lieu, j’ai détruit toute preuve. Je ne
voulais la garder que dans ma tête. C’était la seule façon de la garder
vivante dans ma tête. Et je crois que j’ai eu raison, parce que j’ai pu faire un
film sur elle.
Comment faisiez-vous ?
Luc Dardenne. On sonnait chez eux : « Bonjour Madame, bonjour
Monsieur. » On avait quand même une convention du ministère de la
Culture qui agréait notre démarche, parce que nous étions les premiers
vidéastes documentaires du pays. À l’époque, il y avait des vidéastes qui
travaillaient en arts plastiques, qui utilisaient l’écran vidéo comme « toile »
si je puis dire, mais il n’y avait pas de gens, en Belgique, qui faisaient de la
vidéo documentaire. On était d’ailleurs un peu la risée des gens du cinéma
qui ne comprenaient pas l’intérêt de cette image vidéo un peu laiteuse,
grise, qu’on ne peut pas vraiment bien éclairer. On a commencé à faire des
portraits et on disait aux gens : « Si vous êtes d’accord, on voudrait que
vous racontiez un moment dans votre vie où vous vous êtes opposés à
quelque chose que vous considériez comme injuste. » Comme on travaillait
dans une région où le mouvement ouvrier était très important, souvent leurs
réponses étaient liées au travail. Hommes ou femmes. La première grève de
femmes, dans l’Histoire, s’est faite en Belgique et il y a eu un film
d’ailleurs, en Angleterre. C’était à la Fabrique nationale d’armes de Herstal,
en 1967 ou 1968. Et les gens racontaient ! C’est assez étrange. Aujourd’hui
je pense qu’on nous dirait : « Mais qui êtes vous ? Pourquoi ? Comment ?
Donnez-moi un papier. Pourquoi venir chez moi ? » Mais là, c’était plutôt
bon enfant, l’ambiance était bonne, on filmait les gens une vingtaine de
minutes. On les filmait « à la gâchette », comme on dit, parce qu’on n’avait
pas de table de montage. On préparait quand même le tournage, on voyait
les gens, on parlait… Je me souviens du curé de Seraing. Au moment de la
grande grève en Belgique, sept curés s’étaient opposés à l’évêque parce
qu’il avait demandé aux chrétiens et à tous les gens du syndicat lié à la
Démocratie Chrétienne d’arrêter la grève. L’Église avait encore un rôle
important dans la société, c’était en 1960. Mais sept curés ont dit dans leur
église : « Continuez la grève, n’arrêtez pas la grève ! En tout cas,
réfléchissons. » Et le curé qu’on a interrogé, dans le petit film, lit cette lettre
devant nous, la même qu’il avait lue quinze ans plus tôt. Ensuite, le samedi
ou le dimanche, on allait montrer nos films dans un bistrot, dans un garage,
dans une salle paroissiale, dans une maison du peuple, dans les maisons du
Parti Socialiste. Je dois bien avouer que la plupart des gens venaient avant
tout parce qu’ils voulaient se voir à l’écran ! Ils amenaient leurs enfants,
leurs parents parce qu’ils avaient été filmés la veille. Il y avait aussi
quelques curieux. Voilà, on a fait cela pendant deux ou trois ans. On a tout
perdu, parce que les bandes vidéo étaient couvertes d’une graisse animale
pour glisser sur les têtes de lecture du magnétoscope, et la graisse a séché.
Artistiquement, ce n’était rien de particulier, mais enfin c’est quand même
toute une série de témoignages qu’on a perdus…
Donc vous avez besoin du réel des décors pour la fiction ? Vous ne
pourriez pas, par exemple, tourner en studio et reconstituer entièrement un
décor ?
Luc Dardenne. Si, on l’a fait pour La Promesse. On a reconstitué toute la
maison où Igor et son père exploitent et logent les clandestins. C’était une
ancienne industrie pharmaceutique, je crois. Dans tous les cas, on aime bien
demander au décorateur de faire des chicanes, des trucs où l’on est
coincés… Par exemple, Rosetta, quand elle s’accroche aux armoires pour
ne pas sortir de l’usine alors que la police est venue la chercher, on a fait
des chicanes pour que les corps – et la caméra ! – soient obligés de suivre
des parcours heurtés et complexes. Par moment, on est très « resserrés », les
acteurs sont pris dans des décors et des espaces qui les enferment.
Dans Regarde Jonathan / Jean Louvet, son œuvre (1983), qui est le
dernier documentaire que vous réalisez, vous faites le portrait de l’écrivain
wallon Jean Louvet qui est notamment à l’origine de la troupe du Théâtre
prolétarien. On se rend compte que l’esthétique et les mouvements de
caméra très cinématographiques annoncent votre transition vers la fiction.
Trois ans plus tard, vous réalisez Falsch, votre première fiction, tirée d’une
pièce de René Kalisky qui se situe dans un aéroport de campagne, et que
vous avez tourné dans un lieu unique avec des comédiens constamment
présents sur le plateau, même lorsqu’ils n’apparaissent pas dans le champ.
Dans votre dernier documentaire et dans votre première fiction, vous
explorez donc les rapports entre le théâtre et le cinéma…
Jean-Pierre Dardenne. C’est un peu prétentieux de dire ça, mais nos
premiers liens sont avec le théâtre. Avec Gatti. Je pense qu’on n’a jamais
vraiment quitté le théâtre. Et dans ce documentaire, nous avons fait le
portrait d’un écrivain, Jean Louvet. Son œuvre théâtrale est en partie liée à
l’histoire du mouvement ouvrier. Je ne dirais pas qu’il a fait des pièces
comme nous avons fait des films. Ça n’a rien à voir, mais enfin, son théâtre
est traversé par le mouvement ouvrier, par son histoire et ses utopies. Nous
avions lu les pièces de Louvet, nous les aimions bien et je pense qu’on
arrivait aussi un peu au bout de ce qu’on voulait faire avec nos
documentaires. On s’est dit : « Et si on faisait le portrait de Jean Louvet ? »
C’était beaucoup plus construit que nos précédents documentaires. On était
un peu moins liés aux gestes des personnages que dans nos précédents
films. Si on continue avec Falsch, je pense que le théâtre a été un peu le
document sur lequel nous nous sommes appuyés, comme si nous en faisions
un documentaire. On a pris le texte de Kalisky comme un document. Le
choix de Kalisky est important. Dans le portrait de Jean Louvet, on a essayé
de mettre en scène la parole d’un homme. À travers différentes choses : lui
dans l’écran, puis lui qui parlait dans le train, lui au milieu des écrans
vidéos. On a essayé de mettre en scène la parole d’un écrivain de théâtre. Et
les écrivains de théâtre aiment dire leur texte soit sur scène, soit dans des
endroits publics où ils peuvent parler. C’est de tout ça qu’on est partis, je
pense, en se disant : « On va mettre en scène la voix de Louvet dans des
morceaux de représentation que nous allons installer, et aussi sa voix à lui
dans des décors que nous allons construire, d’une certaine manière. » Ce
qui structurait le film, c’était un peu la même thématique que pour Le
bateau de Léon M., la fin d’une histoire qui avait été portée par le
mouvement ouvrier. C’est ce qu’on a raconté dans nos trois derniers
documentaires : dans Léon M., dans celui qui a suivi et dans celui de
Louvet. Et il y avait les grandes photos aussi. On était dans les archives. On
voulait faire des références au théâtre de Piscator. On a montré le film sur
Louvet à Marc Washburn, qui était responsable de tout le secteur littérature
en Communauté Française de Belgique, et il nous a dit : « Pourquoi ne
feriez-vous pas d’autres portraits d’auteurs ? » On s’est regardés, on s’est
dit : « Oui, peut-être. » On ne savait pas bien ce qu’on voulait faire, et il
nous a littéralement balancé quelques bouquins au-dessus de la table, dont
des pièces de Kalisky que ni Luc ni moi n’avions jamais lues. On a lu ces
pièces et on s’est dit : « Falsch » ! Sans doute aussi parce que ce sont des
histoires de famille, et la manière dont Kalisky en parle nous a bouleversés.
C’est leur histoire vue au travers de l’écriture de Kalisky que nous avons
conservée. C’est une adaptation dans la mesure où nous avons concentré le
texte sur le rapport entre Joe et son père, mais toutes les phrases qui sont
dites dans le film sont de Kalisky. Et puis on s’est trouvés pour la première
fois confrontés à des acteurs. Les acteurs, ça fait peur, donc on s’est mis sur
un travelling tranquille. Voilà.
Vous réalisez ensuite Je pense à vous en 1992, qui marque vraiment votre
entrée dans la fiction, puisque vous êtes les auteurs du scénario original. Le
résultat ne correspondait pas à ce que vous aviez envie de faire, mais
comment cette expérience de tournage vous a-t-elle conduits à mettre au
point la méthode de mise en scène qui s’affirme dès votre film suivant, La
Promesse ?
Luc Dardenne. C’est le moment douloureux et parfois long de notre
histoire, mais je vais être bref. Normalement c’est Jean-Pierre qui répond
toujours à cette question. Le scénario, nous l’avons écrit avec Jean Gruault,
scénariste connu qui a travaillé avec Truffaut, Godard ou Resnais, et qui
nous a appris beaucoup de choses. Et surtout une chose : comment créer un
personnage de fiction. Quand on lui faisait des propositions, il disait : « On
est trop dans le documentaire, ce n’est pas assez fort. Il faut sortir de la
boue, là. » Alors, on essayait. C’était très bien. Une belle expérience.
Comme c’est nous qui avions choisi de faire ce film, je n’accuse pas Jean
Gruault de ne pas avoir écrit un grand scénario. C’est en partie de notre
faute. Je dirais qu’il tient la route, mais il n’a rien d’exceptionnel. On fait le
film avec des acteurs connus et formidables : Robin Renucci, Fabienne
Babe, une actrice russe et plusieurs belges formidables aussi. Mais on n’a
jamais su où mettre la caméra. On n’a jamais su pourquoi on la mettait là
plutôt que là et je crois que mettre en scène, c’est d’abord savoir où vous
mettez la caméra. Même si vous ne savez pas vraiment pourquoi. On ne sait
pas toujours, mais on sent les choses. Là, on a fait un film qui nous a
échappé. On a été des entrepreneurs qui ont fait leur boulot. On a construit
une maison qui tenait plus ou moins, mais on n’a jamais su pourquoi telle
pièce était située là plutôt que là, telle fenêtre là plutôt que là. Voilà
comment on s’est sentis pendant le tournage de ce film. Je dis bien « on
s’est sentis », parce que je ne veux absolument pas que quelqu’un d’autre
que nous porte la responsabilité de ce mauvais film. Mais nous ne savions
pas pourquoi nous faisions ce que nous faisions. Vous voyez, c’est terrible
lorsque vous êtes là, et que vous vous dites : « Mais qu’est-ce que je fous
là ? » Bon, il faut revenir demain parce qu’on s’est engagés, ça coûte cher,
il faut quand même faire le film et le finir. On ne peut pas dire « j’arrête ».
Donc, on a fait ce film qui n’a pas marché auprès du public ni auprès de la
critique évidemment. Voilà, c’était un échec. Mais pour nous, si je puis dire,
forts de cet échec, on s’est dit : « On continue ou on arrête ? » On aimait
faire ce qu’on faisait, mais si personne ne vient voir le film, si ça parle à
peu de gens, si vous vous êtes quand même un peu ennuyés en le faisant…
Alors on s’est dit : « On va voir. On va déjà rembourser les dettes qu’on a
contractées en faisant ce film. » Et en même temps : « Maintenant, on va
faire un autre film, et on ne nous dira pas qu’il faut prendre des acteurs
professionnels ou pas, des gens expérimentés ou pas, qu’il faut mettre la
caméra ou faire des travellings ou pas. On s’en fout. On va d’abord écrire
un scénario qu’on a envie de raconter. » On l’a fait. Il a été accepté, je dois
dire, malgré l’échec du film précédent, par les commissions du film en
France et en Belgique, par Canal +, enfin, par les coproducteurs habituels.
Et quand on a tourné le film, on a dit : « On choisit nos collaborateurs. » Ce
sont des gens qui n’avaient presque jamais fait de fiction pour la plupart.
Sauf l’ingénieur du son, Jean-Pierre Duret. Alain Marcoen, le chef
opérateur, avait peut-être fait un film avec Jean-Claude Riga qui est un
cinéaste belge. Et on a travaillé comme ça. On a cherché ensemble. On a
répété. On s’est préparés. On a engagé Olivier Gourmet qui n’avait jamais
fait de cinéma, mais qui avait fait du théâtre. Jérémie Renier n’avait jamais
tourné, mais c’est normal, il avait quatorze ans. Assita Ouedraogo, on est
allés au Burkina Faso pour la rencontrer. Elle avait déjà joué dans deux
films d’Idrissa Ouedraogo, mais elle était institutrice. On s’est fait
confiance. On a dit à un de nos collaborateurs, parce qu’on faisait des
mouvements de caméra sans travelling : « La machinerie, on s’en fiche, on
ne veut plus de ce truc parce que ça met une distance trop grande entre nous
et les acteurs, on veut être plus près d’eux, les voir. » On a eu un combo
pour visionner ce qu’on filmait. Le directeur photo de Je pense à vous
n’avait pas envie qu’on ait de combo. C’est le moniteur qui vous permet de
voir ce que la caméra enregistre et nous, à deux, nous en avions absolument
besoin. C’est là qu’on regarde le film qu’on est en train de faire, si vous
voulez. Donc, là, on l’a eu. De ce fait, l’équipe technique avait moins de
pouvoir si je puis dire. On avait une base de discussion qu’on n’avait pas
sur Je pense à vous. Un collaborateur nous a dit à un moment donné : « Bon
moi, le point, si je mets mon nom au générique, je voudrais qu’on mette
“dans l’esprit des Dardenne”. » On lui a répondu : « D’accord mon vieux, si
tu as peur pour ta profession, pour ta carrière, qu’on dise que tu fais mal le
point, OK. On ne va pas refaire le plan pour te faire plaisir. » On était
vraiment méchants ! Celui qui ne voulait pas nous suivre, eh bien il nous
quittait. C’est ainsi qu’on a fait ce film assez vite, et on l’a monté avec notre
collaboratrice qui est toujours la même depuis La Promesse. On s’est enfin
amusés en faisant un film ! Il y avait une bonne ambiance, même si c’était
difficile, un peu heurté parfois dans les contacts avec nos amis pour
travailler. Vous sentez quand vous faites quelque chose. Peu importe, ce que
vous faites, que vous étudiiez une matière, que vous écriviez, que vous
répariez une prise de courant, vous sentez que ça devient votre truc. Vous
dites « là, je sens ce qui se passe ». Je touche la matière. Quand on sentait
que l’acteur était mauvais, on n’a jamais eu peur de lui dire : « T’es
mauvais, là, ça ne va pas. On va recommencer, on va faire ça. » En faisant
le film précédent, on ne disait rien. On ne voulait pas vexer les gens. Là,
vraiment, on a senti que cela devenait notre film, notre manière de faire, et
voilà. Chose importante, on a tourné au maximum dans la continuité, pour
savoir où on allait. Par la suite, on s’est rendu compte que pour les acteurs
aussi, c’est bien de tourner dans la continuité. Mais au début, ce n’est pas
pour ça qu’on l’a fait. On l’a fait pour nous, pour sentir vers où on allait, et
si on devait refaire des choses. Dans le film précédent, on n’avait pas pu. Là
on gardait les décors, on y retournait. On a tourné dans un garage deux,
trois fois… On laissait le garage allumé, le plafond technique comme on
dit, puis on revenait. Ça coûte plus cher, on s’en fout. C’est nous qui
produisions, cela aussi, ça change les choses. On s’est dit : on verra bien où
on en est avec les imprévus. On a fini le film, on n’était pas en faillite, et on
avait vraiment fait ce qu’on voulait. On n’a pas laissé non plus l’équipe
technique nous envahir. Quand je dis « l’équipe technique », ce sont des
amis, je n’attaque personne, mais elle imprime un mouvement sur un
plateau, quelle que soit la bonne volonté des gens de collaborer avec vous,
ils sont là, ils sont dix, quinze autour de vous, à vous demander : « Qu’est-
ce qu’on fait ? » On répond : « Dehors. Voilà ce qu’on fait. Tu sors. On
travaille avec les acteurs, et quand on aura fini, on va t’expliquer. Un de
nous deux fera les mouvements de la caméra pour montrer comment elle se
déplace et vous verrez. Ensuite vous éclairerez, vous mettrez vos micros et
vous répéterez avec la caméra et le point. » Et la machinerie est devenue
plus humaine. Certes il faut beaucoup de matériel pour tenir le cadreur,
l’aider à se soulever avec la caméra, à s’asseoir sur un genou, sur des cubes.
Il y a de la machinerie, mais c’est de la machinerie artisanale. Il faut dire
que notre équipe a trouvé des choses, des outils, de nouvelles manières de
travailler pour se déplacer, se baisser, se relever, des systèmes pour
descendre avec la caméra qu’ils ont d’ailleurs utilisés sur d’autres films.
Voilà, c’est comme ça, je crois, que c’est devenu notre film.
Claire Simon, vous avez, durant tout votre parcours, depuis la fin des
années 1980, alterné fiction et documentaire, parfois en vous inspirant de
sujets voisins (800 km de différence et Ça brûle), en introduisant une
technique de fiction dans le documentaire (la postsynchronisation de
Récréations) ou inversement (la rencontre d’actrices connues avec des non-
professionnelles dans Les Bureaux de Dieu), et en menant de front plusieurs
projets à partir d’un même matériau (documentaire, fiction et web doc pour
Géographie humaine et Gare du Nord, en 2013). Après avoir réalisé vos
premiers courts métrages de fiction, qui sont aujourd’hui introuvables,
qu’est-ce qui vous a menée vers le documentaire ?
Claire Simon. C’était plus rapide, plus libre. Oui c’était cette liberté, que
j’ai découverte aux ateliers Varan, de pouvoir faire un film avec une idée,
simplement. De poursuivre cette idée dans le tournage lui-même, et de
s’ajuster directement au cinéma. Je trouvais qu’il y avait un cinéma de
l’écriture, et qu’il y avait aussi un cinéma direct. C’est la beauté et le drame
du documentaire. Depuis, il y a eu les caméras vidéo, puis les caméras
numériques qui font qu’on peut, effectivement, faire des films
« directement ». Et c’est très important pour moi que le langage soit
directement un langage « cinématographique ». On attend encore beaucoup
d’inventions de ce côté-là. Disons que c’était une grande liberté de me
défaire de l’idée de l’intention, du projet écrit, réécrit.
Dans Scènes de Ménages (1991), comment s’est passé votre travail avec
une actrice professionnelle telle que Miou-Miou ? Y a t-il une différence
entre mettre en scène un acteur professionnel pour une fiction ou filmer un
anonyme pour un documentaire ?
Claire Simon. Oui, bien sûr. J’ai fait parallèlement deux films. Celui-là et
Les Patients (1989), un documentaire sur un médecin, sur son dernier mois
d’exercice. C’était mon premier documentaire. J’ai pu faire Les Patients
parce que je l’ai fait toute seule, vraiment toute seule. Jusqu’à ce que j’ai
fini le tournage, je n’en ai parlé pratiquement à personne. En parallèle,
j’avais écrit ces petites scènes, parce que c’était la mode des programmes
courts sur Canal +. On pouvait éventuellement trouver des financements.
Cela a beaucoup plu à Miou-Miou et elle a joué le jeu. J’ai beaucoup appris
sur la façon de travailler avec une actrice connue. Il faut dire qu’elle était
seule. Ce sont dix travaux ménagers que j’avais considérés comme les dix
travaux d’Hercule : les moments de ménage. Elle était issue d’une famille
pas très favorisée et elle connaissait très bien le ménage. C’était intéressant.
Aujourd’hui je pense que j’ai un travail plus affranchi et plus libre. Elle a
été très généreuse. Il y a des moments où j’étais au cadre et elle me disait :
« Mais c’est tellement plus simple quand c’est toi qui es au cadre ! » Ce fut
important, car c’est le dernier film que je n’ai pas entièrement cadré. Il faut
croire qu’en tout cas, dans mon rapport personnel, quand je filme des gens,
c’est plus simple quand c’est moi qui cadre. Les gens qui sont filmés
sentent cette relation qu’on a, alors qu’il y a des réalisateurs qui diraient :
« Je ne peux pas diriger les acteurs si je cadre. » Pour moi c’est le contraire.
Vous avez continué de cadrer aussi bien vos documentaires que vos films
avec des acteurs ?
Claire Simon. Oui, parce que c’est là que je retrouve une certaine liberté.
Je peux décider au dernier moment, et je suis dans un rapport peut-être plus
« pictural », comme quelqu’un qui peint. Même quand j’ai dit ce que j’allais
faire, j’improvise. On est là plus proche de la peinture que du théâtre.
Vos premiers films ont été tournés en Super 8, puis vous êtes rapidement
passée à la vidéo, et vous avez aussi travaillé en 35 mm. Ces changements
de format modifient-ils votre façon de filmer ?
Claire Simon. Ce n’est pas tellement une question de format, encore que
le carré est très intéressant. C’est très beau sur les corps. Même si les
formats rectangulaires font plus « cinéma » si vous voulez, le 1:33, sur les
corps, c’est formidable. Mais bon, it’s over. La vidéo m’a beaucoup appris,
car j’ai commencé avec les débuts de la vidéo personnelle. Avec la
pellicule, parce qu’on en a très peu, les plans devaient être totalement
pensés. Avec la vidéo au contraire, on pouvait filmer longtemps et surtout
voir la lumière. Parce qu’en vidéo, dès qu’on voit une image, elle est déjà
faite. Travailler en vidéo m’a beaucoup appris, et notamment à ne pas
couper quand je filme en pellicule. Par exemple quand je faisais
Récréations, je pensais toujours au montage et je me disais : « Je couperai
là, je reprendrai là », mais je ne coupais pas. Et donc finalement cela faisait
des plans. Ensuite, quand j’ai fait Coûte que coûte en pellicule par exemple
(c’était vraiment ma volonté), je faisais des plans de dix minutes.
Coûte que coûte est le film d’une entreprise de plats cuisinés qui cherche
à être distribuée dans les grandes enseignes. Qu’entendez-vous quand vous
dites qu’il a été tourné comme un film noir ?
Claire Simon. Les films noirs racontent quelque chose du travail. Et
j’avais l’impression que les gens de cette boîte, le patron, les employés,
ressemblaient très fort aux personnages des films américains. D’une
certaine manière, on les adorait quand ils étaient des gangsters, mais si on
les avait vus dans la vraie vie, comme ce que j’allais montrer, il était moins
sûr qu’on trouverait ça aussi glamour. Mon projet était de dire : vous aimez
beaucoup Al Pacino en Tony Montana ; est-ce que vous aimeriez le voir en
vrai ?
Le thème de l’argent revient souvent dans votre filmographie.
Claire Simon. C’est ce après quoi tout le monde court. Donc ça fait les
histoires. C’est souvent caché. Il n’y a qu’à le montrer et suivre le fil de
l’argent. C’est un fil très intéressant. En France on n’en n’a pas la culture.
Aux États-Unis, les gens montrent l’argent très facilement. En France,
personne ne dit combien il gagne. Quand j’ai commencé à faire des films,
on parlait de la crise du scénario. C’est encore le cas. On dit toujours qu’en
France il n’y a pas de bons scénarios. Donc moi je me suis dit qu’au fond,
ce qui écrit nos vies c’est l’argent, donc autant essayer de suivre ce qui écrit
ces histoires. Normalement, on dirait cela de l’amour, vous voyez ?
Comment s’est déroulé votre travail avec les adolescents dans ce film,
leur laissiez-vous une part d’improvisation ?
Claire Simon. Pour écrire le scénario de Ça Brûle, j’ai quand même
travaillé. J’ai arpenté ce lieu que je connaissais, qui était un autre village
que le mien. Je me suis énormément servi de la topographie pour écrire le
scénario. Je n’avais pas quinze ans moi-même, donc je m’inquiétais un peu
d’arriver à raconter cela. J’ai montré le film 800 km dans un collège, pas
loin. Puis j’ai beaucoup interviewé les enfants, sur l’effet que ça leur faisait.
C’était des 3e, 4e. Et puis, il y a tout ce que j’ai demandé à des jeunes filles,
à des jeunes garçons, de me raconter sur leur vie. J’ai eu des choses très
belles. Ensuite il y a eu la période de casting, où l’on rencontre beaucoup de
gens. Il fallait trouver une jeune fille qui sache monter à cheval et qui soit
libre, puisque une partie du film se passe à cheval. Pendant la période de
casting, il y a beaucoup de choses qui nourrissent le scénario, et je
comprends mieux les personnages. C’était des castings sauvages filmés. La
période du casting est toujours très intéressante : idéalement, il faudrait
commencer par elle, puis écrire le scénario, puis tourner. Par ailleurs dans le
village, j’ai travaillé avec beaucoup de jeunes gens. On a fait des petits
ateliers, pour qu’ils s’habituent à être filmés, à jouer. Ils devenaient de
mieux en mieux. Au début ils étaient un peu gênés, mais ils commençaient
à devenir vraiment formidables. On faisait des jeux, des scénarios… Et puis
on tournait. Ils s’habituaient à jouer et ils commençaient à aimer ça. À ne
pas se jouer eux-mêmes, à jouer quelqu’un d’autre.
Au moment du tournage, il n’y avait plus d’improvisation ?
Claire Simon. Si, un peu, mais ils avaient quand même des textes à dire.
Il y avait beaucoup d’action dans ce film, des moments où le scooter
poursuit le cheval… C’était beaucoup d’improvisations dans ce sens-là :
physiques. J’avais une idée, je savais ce que je voulais que ça raconte. Ce
n’est pas comme si j’avais fait un film sur eux, sur les jeunes gens de ce
village. Il y aurait eu d’autres choses à raconter qui étaient passionnantes.
C’est toujours comme ça, pendant le casting ou les répétitions, on se dit :
« Je ferais mieux d’arrêter, et de faire ce film sur eux, directement, c’est très
intéressant », mais je ne l’ai pas fait. J’ai tourné mon film. Donc d’une
certaine manière, ils ont effectivement fait tout ce que je voulais.
La fiction vous a-t-elle permis de faire ce que vous ne pouviez pas faire
dans le documentaire ?
Claire Simon. Exactement. 800 km est, comme tous les films
documentaires, un film de la place publique. Où se tissent les rapports de
générations, les rapports de savoirs, les rapports avec ce dont on hérite. Il
permet de voir ce qu’est un village, dans la modernité. Tandis que Ça Brûle
raconte l’histoire d’une fille qui vit dans un monde difficile pour elle et qui
se révolte. Donc la place publique, elle la brûle. Elle décide de presque
s’immoler. Ce n’est pas la même histoire fondamentalement. Mais c’est le
même territoire. Il y a toujours cette opposition entre la place publique et ce
que des personnages en font. Le rapport de soi avec le monde. Je pense que
dans un documentaire, parfois on arrive à raconter un tout petit peu le
rapport de tel ou tel personnage avec le monde, mais on est toujours sur la
place publique.
Pour Gare du Nord, vous avez conçu, en plus d’une fiction et d’un
documentaire sur le même sujet, un webdoc. Que vous a apporté cette
troisième forme ?
Claire Simon. C’est une forme libre, fragmentaire, qui est comme la gare
avec les lieux et les heures. J’étais très sensible, pendant que je faisais ce
travail, aux espaces et aux temps de la gare. Dans chaque lieu, les heures
changent tout ce qui se passe. Au fil des deux tournages, le documentaire et
la fiction, j’ai tourné beaucoup de choses qui ne sont pas dans les films : des
rencontres que je trouvais belles et passionnantes. Je me disais qu’il serait
intéressant, pour le spectateur internaute aussi, de pouvoir rencontrer des
gens aux heures différentes des cinq lieux de la gare, et ce, sans avoir une
narration qui raconte le rapport d’un ou de quatre personnages au monde.
C’était ça l’idée. Au départ j’avais imaginé trois formes dans lesquelles il
n’y avait pas le webdoc, mais du théâtre. Ce qui était passionnant pour moi
à la gare du Nord, c’était de retrouver la France dans un lieu que l’on
traverse, mais où on voit les autres. En fait, il est assez rare de voir les
autres. Et du coup cela nous plonge dans un état particulier vis-à-vis de
nous-mêmes.
Avec Sandrine, le passage à la fiction intervient parce que vous l’avez vue
jouer dans des fictions entre-temps ?
Solveig Anspach. Non, elle n’avait encore jamais joué auparavant.
J’avais commencé à écrire Sandrine à Paris quand j’étais à l’école de
cinéma, mais au moment où j’aurais pu tourner le film, elle était en prison.
J’ai donc fait d’abord un documentaire, La Tire, avec une interview d’elle et
une interview du directeur de la prison. Sandrine à Paris est un
documentaire sur sa vie, c’est un portrait mais qui est un peu tourné comme
une fiction. Dans ce film, il y a des acteurs que j’ai mélangés avec les gens
comme Sandrine, et des scènes écrites, ce qui ne se faisait pas du tout et
qui, déontologiquement, était très mal vu ! Mais j’avais envie d’essayer ça.
Ensuite, j’ai fait la même chose en fiction : j’ai fait jouer des acteurs et des
non-acteurs et j’ai mélangé tout le monde. Je trouve cela intéressant parce
qu’on crée des événements, de l’inattendu, de la surprise.
Une autre actrice que vous suivez après Sandrine c’est Didda Jonsdottir,
au travers de trois fictions et un documentaire, donc un peu à l’inverse de
Sandrine. Là encore, pourquoi cette récurrence de l’actrice, et pourquoi lui
avoir confié le même rôle d’Anna dans Back Soon et Queen of Montreuil ?
Solveig Anspach. J’allais tourner Stormy Weather et je cherchais
quelqu’un pour jouer le rôle d’une femme qui ne veut plus parler. On avait
fait un casting à Reykjavik où j’avais vu bon nombre de comédiennes entre
vingt-cinq et quarante-cinq ans. Et à chaque fois, j’avais l’impression de
voir des comédiennes qui jouaient la folie. J’étais embêtée. Il se trouve que
mes études de psychologie m’ont conduite à travailler avec des enfants
autistes ou psychotiques. J’avais donc vraiment envie qu’on y croie. Un
jour, dans un café, désespérée, j’ai vu entrer Didda, et, dès que je l’ai vue,
elle m’a fait une très forte impression. Je me suis dit que peut-être cette
comédienne que je recherchais n’était pas comédienne, mais que cette
femme, c’était elle. Je suis allée la voir. Je me suis présentée et elle aussi.
En islandais, on tutoie les gens. Elle a tapé du poing sur la table, ça m’a
beaucoup impressionnée, en disant : « Je suis poète. » Même aujourd’hui, je
serais incapable de taper sur la table en disant que je suis cinéaste ! Je lui ai
demandé si elle accepterait de passer des essais ; elle m’a même proposé de
jouer nue, une scène très spéciale que l’on a d’ailleurs écrite pour le film,
ensuite. Aux essais, elle a été formidable ; c’était une personnalité, elle ne
faisait pas semblant. On a tourné dans une forêt, à Liège. Il fallait que son
personnage, qui n’a pas parlé depuis très longtemps, croyant s’être perdue
dans cette forêt, crie le prénom de la personne qui s’occupait d’elle. On fait
une première prise et c’était extraordinaire, on avait tous des frissons. Je lui
ai demandé à quoi elle avait pensé quand elle a crié et Didda m’a répondu à
ses enfants, laissés en Islande. Ce sont eux qu’elle a appelés, je trouvais
cela magnifique. C’est aussi ce que ferait une comédienne. Après ce film,
qui est passé à Cannes puis sorti en Islande, Didda a eu le César islandais de
la meilleure actrice pour ce rôle, elle qui n’avait jamais joué auparavant !
Le soir de cette cérémonie, elle portait une blouse transparente et a levé son
trophée en criant : « Vive les petits seins ! » : elle était dans tous les
journaux le lendemain, évidemment. J’aime beaucoup cette femme, je la
trouve exceptionnelle et j’ai eu envie de tourner à nouveau avec elle, parce
que les bonnes choses, dans la vie, il faut les prendre. C’est ainsi qu’avec
Jean-Luc Gaget, avec qui j’écris, on a commencé à écrire Back Soon. Mais
les financements mettant longtemps à arriver, on m’a proposé entre-temps
de faire des portraits pour Arte qui s’appelaient « Visages d’Europe » ; j’ai
proposé de filmer Didda [Bienvenue chez Didda]. Ensuite je lui ai redonné
un rôle dans Queen of Montreuil. On écrit actuellement la suite qui va
s’appeler L’Effet aquatique. Elle aura aussi un rôle dans ce film. C’est
agréable de continuer à travailler avec les gens qu’on aime quand on sait
que cela se passe bien.
Il y a quelqu’un d’autre à qui vous êtes très fidèle, c’est Karin Viard, que
l’on a vue en 1999 dans Haut les cœurs ! et plus récemment dans Lulu
femme nue. Elle incarne deux personnages très différents : le premier,
inspiré de choses que vous avez vécues et le second, très fictionnel, puisque
le film est l’adaptation d’une bande dessinée. Avez-vous travaillé
différemment avec elle dans ces deux films ?
Solveig Anspach. Pour Haut les cœurs !, ce qui était bien, c’est qu’avec
Karin on s’était mises d’accord avant le tournage. Je lui avais dit : « Il y a
autant de manières de vivre la maladie que d’être un être humain. Je ne te
demande absolument pas de m’imiter moi, ce n’est pas intéressant. » Il y
avait le scénario qui était très écrit, elle a fait son propre travail. Elle a
rencontré une amie qui était malade, mais une seule. Ensuite elle a inventé.
C’est-à-dire que pour chaque situation elle a dû se dire : « Mais moi, si
j’étais dans cette situation, comment est-ce que je réagirais ? », ce qui est
exactement la question que l’on se pose quand on écrit un scénario de
fiction, pour chaque personnage. On se dit : « Si j’étais ce personnage,
sachant tout ce que j’ai inventé sur son passé, comment est-ce que je
réagirais ? » Donc finalement, le fait que moi j’aie vécu ce qui arrivait au
personnage n’était pas important. C’est devenu son histoire, une histoire
malheureusement partagée sur la terre par des millions de gens. Mais à
l’époque il n’y avait pas eu beaucoup de films qui s’attaquaient à ce
problème frontalement. Pour Lulu femme nue, adapté d’une bande dessinée,
les personnages sont dans le même esprit que le livre, mais on a changé
beaucoup de choses. Ce que j’ai dit à Karin, et ça l’amuse beaucoup de
raconter ça, c’est que c’est l’histoire d’une femme qui a perdu toutes ses
couleurs. Elle est devenue transparente aux yeux de ses proches, elle s’est
effacée, et elle va faire un tout petit road movie de moins de 50 kilomètres,
rencontrer des gens très hauts en couleurs et retrouver les siennes au fur et à
mesure : retrouver son assurance dans sa démarche, dans sa voix, dans sa
manière d’être dans l’espace… Le rôle était très difficile. D’autant plus
qu’en fiction, le plus souvent, malheureusement, on tourne tout dans le
désordre. Je crois que Karin avait fait des repères dans son scénario, avec
des couleurs. On n’avait pas assez d’argent pour avoir une scripte, alors je
faisais la scripte. C’est aussi le rôle du réalisateur de dire aux comédiens :
« Ce qui se passe avant, on ne l’a pas encore tourné, mais on sera dans cette
tonalité », pour garder la continuité du personnage, de son parcours. Donc
finalement, d’un film à l’autre, la direction d’acteur n’était pas très
différente.
Vous accordez une grande importance aux lieux dans vos films. Il y a tout
d’abord, bien sûr, l’Islande dont vous êtes originaire mais où vous n’avez
pas grandi, et où vous avez tourné vos premiers documentaires. Puis il y a
d’autres lieux, dont vous êtes plus proche actuellement, comme Montreuil
ou Bagnolet… Pourquoi êtes-vous retournée en Islande pour tourner vos
premiers documentaires et comment cette matière documentaire que vous
avez récoltée là-bas vous a-t-elle servi plus tard dans vos fictions ?
Solveig Anspach. D’abord c’est un pays magnifique. C’est un pays qu’on
a envie de filmer parce que c’est un pays de grands espaces qui donne envie
de faire des plans très larges. On a envie de filmer la nature, et on a aussi
envie de filmer les gens qui résistent au vent et au froid, et qui vivent dans
ce lieu un peu fou. C’est l’endroit où je suis née, où j’ai la moitié de ma
famille, un endroit qui me tient à cœur. C’est pourquoi j’ai fait mon film de
promotion là-bas. Je crois aussi que j’avais envie de sortir de Paris, des
appartements haussmanniens, et d’aller filmer la nature. De plus j’aime
beaucoup les langues, je trouve qu’elles font vraiment partie de la bande-
son du film. J’avais envie qu’on entende des langues différentes, des
accents différents, c’est la partition musicale des films. J’aime ce pays et
j’aime les gens là-bas. Ça fait partie de moi.
On a remarqué qu’il vous est arrivé plusieurs fois de revenir sur un même
lieu pour faire un documentaire, en Islande, bien sûr, mais aussi dans la
prison de Fleury-Mérogis. Comment naissent ces envies différentes de
documentaires dans un même lieu ?
Solveig Anspach. C’est l’envie de continuer le travail, de poursuivre.
Tout simplement.
Vous faites souvent intervenir des animaux dans vos films, notamment
dans Queen of Montreuil où il y a une otarie. On dirait une forme
d’intrusion du réel dans la fiction…
Solveig Anspach. C’est à la fois très amusant et très angoissant. Cela
revient à libérer dans la séquence la part documentaire incontrôlable. Par
exemple, dans Queen of Montreuil ce phoque, Fifi, qui est en fait une otarie
– mais on a gardé « phoque » parce que, comme Didda dit souvent « fuck
you », ça faisait une résonance – était dans la salle de bain minuscule où, à
un moment, on devait tous rentrer : les trois comédiens, moi, la cadreuse, la
fille qui faisait le point, le perchman, et les deux dresseurs de Fifi. C’était
génial parce qu’on a filmé comme en documentaire. Du tourné monté.
C’est-à-dire qu’on se mettait dans un axe et qu’on filmait la séquence
jusqu’à ne plus pouvoir, parce que les dresseurs de Fifi lui parlaient
constamment et lui lançaient des poissons. On voyait tomber les poissons
qui entraient dans le champ ! Ou bien, tout à coup, on avait l’épaule de la
pointeuse, ou la perche… Donc on coupait, et on se mettait dans un autre
axe à partir duquel on se disait que c’était montable. Toute la scène a été
tournée ainsi. Il fallait être totalement sur le vif. Et souvent il y avait de
belles choses qui se passaient, comme dans cette autre scène où Florence
Loiret-Caille, qui joue Agathe, est dans la baignoire et que l’otarie se dresse
au-dessus d’elle. C’est l’affiche du film ! À un moment, Florence, et je la
comprends, a eu très peur. Elle en pleurait presque. J’adore quand il se
passe des choses comme ça. C’est très amusant, mais périlleux ! Quand j’ai
récupéré tous les rushes, j’ai été d’abord atterrée. Puis, finalement on a
monté et ça a marché.
En 2011, vous avez fait un web documentaire qui s’appelle La Vie à Sac.
Comment avez-vous appréhendé ce projet qui nécessite, peut-être, une autre
forme de narration ?
Solveig Anspach. C’était la production Capa Entreprises qui m’avait
proposé de le faire. Il s’agissait de filmer un camp rom à Nantes. J’ai
accepté parce que le sujet m’intéressait. Mais c’était difficile parce qu’il y
avait très peu de moyens, par exemple, pas d’ingénieur du son. Il fallait
bidouiller. Isabelle, ma chef opératrice, était toute seule, elle avait sa caméra
avec un micro dessus. Quand je suis sortie de l’école de cinéma, on faisait
des documentaires où on était quatre, parfois cinq : quelqu’un à la caméra,
quelqu’un au son, un assistant, moi. Et au fur et à mesure sont arrivées ces
petites caméras… C’est l’évolution normale. J’avais de plus en plus de
coups de fil de producteurs qui me disaient « On a un super sujet, on
aimerait que tu le fasses, est-ce que tu peux filmer toi-même ? » Mais je
n’avais pas envie, j’avais envie d’avoir une équipe. Y compris une équipe
son. Au bout d’un moment je répondais « Je peux aussi me filmer moi-
même, et puis me regarder toute seule ! » Les équipes, petit à petit, se sont
amenuisées… De toute façon, ces petits caméras, ce n’est pas une bonne ou
une mauvaise chose, elles existent. Mais c’est compliqué, parce que, pour
moi, quand même, faire un film demeure une entreprise d’équipe. On ne fait
pas un film tout seul. Il y a des documentaristes très doués qui filment tout
seul, montent tout seul. Mais en tout cas moi, ma joie, c’est de travailler
avec des gens. Et je n’ai pas envie que ça s’arrête. C’est aussi pour cette
raison que je fais de moins en moins de documentaires, parce qu’il est
compliqué d’obtenir une équipe de quatre personnes et que je n’ai pas envie
de faire un film à deux. En ce moment, je travaille dans la fiction, j’écris
trois films à la fois qui sont à des stades différents ; et je me dis que sur les
trois, peut-être un se fera. L’année dernière, il y en a eu deux qui se sont
faits la même année, mais c’était un concours de circonstances.
Dans votre documentaire, Iosselliani dit qu’il reste 10 % de ses idées dans
ses films. Est-ce que c’est la même chose pour vous ?
Julie Bertuccelli. Il y a aussi beaucoup de mauvaises idées ! C’est très
dur d’avoir des bonnes idées de film. Après chaque film, c’est toute une
aventure d’avoir une autre idée, à laquelle on va s’attacher pendant quatre
ou cinq ans de sa vie, et d’être sûr que c’est la bonne… Il faut laisser passer
du temps. Il n’y a pas tant d’idées qui se bousculent, en tout cas pour moi.
J’essaie de les mettre à chaque fois dans un film, et ensuite je suis vidée.
J’ai l’impression de repartir à zéro. C’est pourquoi l’alternance
documentaire/fiction est très importante. J’ai l’impression d’être en jachère,
j’ai besoin de moments de pause. Le documentaire non seulement me
nourrit, mais c’est une autre manière de faire des films, avec plus de liberté,
en découvrant le monde, des gens… Je serais incapable d’enchaîner les
films de fiction, j’ai besoin de vivre entre-temps. Faire des films c’est aussi
faire des films sur ce qu’on vit, sur ce qu’on est, et pas dans l’abstraction. Je
suis très admirative des réalisateurs qui font un film par an. Souvent ils
n’écrivent pas eux-mêmes. Moi je n’ai pas d’urgence à tourner des films. Il
y a déjà tellement de films qui se font, je n’ai pas besoin d’en rajouter sur
les étagères ; j’en fais quand une idée vient. Je ne la cherche pas vraiment,
même si à un moment donné les producteurs sont derrière. Les idées
viennent comme elles viennent. J’attends les hasards de la vie et les
rencontres…
Comme si vous aviez besoin d’une idée de base pour donner l’impulsion
de de départ, quitte à l’abandonner ensuite ?
Rithy Panh. Cela vient peut-être d’une angoisse liée à un projet que, pour
la seule fois de ma vie, j’ai dû réaliser dans les règles : cinquante-deux
minutes, tant de semaines de tournage, tant de montage. C’était Cambodge,
entre guerre et paix (1991). J’ai tellement souffert en l’écrivant que je me
suis dit « plus jamais ça » ! J’avais un beau personnage, que je n’ai pas pu
suivre ; il aurait fallu l’accompagner sur douze mois, et je ne l’ai pas fait.
C’est aussi à partir de ce moment-là que j’ai commencé à filmer moi-même.
Pour pouvoir être plus souple et indépendant financièrement. Pour S 21, la
machine de mort khmère rouge (2002), on a tourné deux ans sans argent
extérieur, simplement grâce aux prix que j’ai gagnés à gauche et à droite.
Les membres de l’équipe étaient payés quatre-vingt-dix dollars par mois ; je
suis entouré de gens qui ont envie de partir avec moi, et qui me disent :
« Pour nourrir ma famille, j’ai besoin de tant de riz, de payer l’électricité, et
on y va ! Quand tu trouveras de l’argent, tu nous paieras ! » La troisième
année, il y a eu un peu d’argent et je les ai augmentés. J’avais acheté une
caméra, l’Ina avait accepté de numériser et de stocker les rushes, c’est tout
ce qu’ils ont engagé comme frais. Ce n’est qu’à la fin que les chaînes sont
venues et ont décidé de coproduire, et qu’on a pu respirer.
Quand vous dites que vous « montez dans votre tête » pendant le
tournage, c’est quelque chose que vous avez appris en le faisant ?
Rithy Panh. Oui, j’ai d’abord appris à mémoriser les rushes. Quand vous
faites un travail sur trois ans, si vous êtes consciencieux, vous devez être
très attentif, et vous exercer à mémoriser les trois cents heures de rushes.
Leur transcription serait monstrueuse et inutile. Et vous ne pouvez pas
passer votre temps à « dérusher » (à visionner ce que vous avez tourné).
Après chaque journée de tournage, j’écris donc des notes succinctes sur tout
ce qui a été filmé. Je termine souvent à 3 heures du matin, mais cela m’aide
aussi à préparer ce qu’on va tourner le lendemain, ou l’année suivante, ou
dans trois mois ! C’est pour cette raison que je « monte dans ma tête ». Là,
le cinéma devient quelque chose de magique. Face à quelqu’un qui débite
des mensonges, vous pouvez mettre le menteur en échec par le montage.
Pour lutter contre cela, vous produisez, vous animez une association…
Rithy Panh. C’est très artisanal. On ne devrait pas être confinés dans une
forme de résistance sans fin. Cela finit par être épuisant, même si on n’a pas
envie de déposer nos caméras.
N. T. Binh
Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Critique à la revue Positif, sous la
plume de Yann Tobin. Auteur, coauteur ou directeur d’ouvrage notamment de : Mankiewicz
(Rivages, 1988), Lubitsch (avec Christian Viviani, Rivages, 1990), Bergman, le magicien du Nord
(Gallimard, 1993), Typiquement British (avec Philippe Pilard, Centre Pompidou, 2000), Paris au
cinéma (Parigramme, 2003), Sautet par Sautet (avec Dominique Rabourdin, La Martinière,
2005), La Direction d’acteur au cinéma (revue Études théâtrales, Louvain-la-Neuve,
2006), Monuments, stars du 7e art (Le Patrimoine, 2010), Les Magiciens du cinéma : Carné-Prévert-
Trauner (avec Jean-Pierre Jeunet et Philippe Morisson, Les Arènes, 2012). Il est aussi réalisateur de
documentaires et commissaire d’expositions, dernièrement Musique et cinéma, le mariage du siècle ?
à la Cité de la musique (2013), dont il a dirigé le catalogue (Actes Sud/Cité de la musique).
José Moure
Professeur en études cinématographiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a notamment
publié : Vers une esthétique du vide au cinéma (L’Harmattan, 1997), Michelangelo Antonioni,
cinéaste de l’évidement (L’Harmattan, 2001), Le Plaisir du cinéma : analyses et critiques des films
(Klincksieck, 2012), Le cinéma, naissance d’un art – 1895-1920 (avec Daniel Banda, Flammarion,
2008), Le cinéma : l’art d’une civilisation – 1920-1960 (avec Daniel Banda, Flammarion, 2011),
Avant le cinéma : l’œil et l’image (avec Daniel Banda, Armand Colin, 2012) et L’Atelier des
cinéastes : de la Nouvelle Vague à nos jours (avec Claude Schopp et Gaël Pasquier, Klincksieck,
2012), Charlot : histoire d’un mythe (avec Daniel Banda, Flammarion, 2013).
GÉNÉRIQUE
Agnès Varda
Débat coordonné par N. T. Binh et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Bastien Dartois, Ileana Leyva et Martin Veber le 2 avril 2014.
Alain Cavalier
Débat coordonné par N. T. Binh et José Moure
Entretien et transcription : Sarah Rebecca Aliouane,
Adrien Laville et Emmanuelle Moreau le 22 janvier 2014.
Jean-Pierre et Luc Dardenne
Débat coordonné par José Moure et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Julia Delbourg, Jean-Paul Figasso et Baptiste Saint-Dizier le 12 mars
2014.
Claire Simon
Débat coordonné par N. T. Binh et José Moure
Entretien et transcription : Marie-Hélène Durantet,
Louise Pinton et Bruno Sarabia le 5 février 2014.
Solveig Anspach
Débat coordonné par N. T. Binh et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Emma Degoutte, Lou Lurde et Marie Mottet le 5 mars 2014.
Julie Bertuccelli
Débat coordonné par José Moure et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Hélène Bigot, Marie Heyse et Clémence Pogu le 29 janvier 2014.
Rithy Panh
Entretien et transcription : N. T. Binh le 19 juin 2014.
Une initiative du Master pro Ciné-Sorbonne (scénario, réalisation,
production), de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, avec le soutien de
l’UMR ACTE,
avec la délégation à la Diffusion culturelle de la Bibliothèque nationale de
France
(Jean-Loup Graton, Frédéric Ramires),
la direction des Affaires culturelles et du Développement de la New York
University Paris (Raissa Lahcine)
et le soutien de la Scam.
http://masterprocinesorbonne.univ-paris1.fr/
Martine Solal, gestion des Masters 2 professionnels – UFR 04,
Arts plastiques et sciences de l’art : +33 1 44 07 84 84
DANS LA COLLECTION « CAMÉRAS SUBJECTIVES »
AUX IMPRESSIONS NOUVELLES
CINÉMA ET MUSIQUE :
ACCORDS PARFAITS
Dialogues avec des compositeurs et des cinéastes
coordonné par N. T. Binh, José Moure
et Frédéric Sojcher
Entretiens
MUSIQUES DE FILMS
Nouveaux enjeux
coordonné par N. T. Binh, José Moure
et Séverine Abhervé
Essais