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Collection « Caméras subjectives » dirigée par José Moure et Frédéric Sojcher

Couverture : Orson Welles dans F for Fake (Vérités et mensonges), 1973. Droits réservés
Mise en pages : Mélanie Dufour

© Les Impressions Nouvelles – 2015


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INTRODUCTION

Il y a d’une part les documentaristes à qui l’on pose la question : « Quand


est-ce que vous ferez un vrai film ? » Et il y a d’autre part des cinéastes de
fiction à qui l’on demande : « Vous n’avez jamais eu envie de filmer la
réalité ? »
À questions clichés, réponses toutes faites : le documentaire, c’est aussi
du vrai cinéma ; on ne peut pas filmer la réalité, mais seulement notre point
de vue sur le réel ; tout film de fiction est un documentaire sur des acteurs
qui jouent. Le débat est aussi vieux que le cinéma lui-même. Peut-on filmer
le réel ? Peut-on d’ailleurs filmer autre chose que le réel ? Des actualités
reconstituées du cinéma des premiers temps (les frères Lumière comme
Méliès en produisirent) aux longs métrages muets de Flaherty ou de
Schoedsack et Cooper, du néo-réalisme italien aux essais
cinématographiques de Chris Marker, les cinéastes et les commentateurs ont
sans cesse relancé le sujet. Depuis qu’il existe un cinéma d’animation
documentaire, depuis que Claire Simon a postsynchronisé un film pris sur
le vif dans une cour d’école ou qu’Agnès Varda a reconstitué ses bureaux
sur une fausse plage rue Daguerre en y faisant déverser des tonnes de sable,
les repères se sont encore plus brouillés !
Dans cet ouvrage, ont été interrogés huit cinéastes qui ont l’expérience
conjuguée de la fiction et du documentaire. Chacun d’entre eux se penche
avec acuité sur le passage de l’un à l’autre. Le plus frappant est la diversité
des approches, chaque créateur ayant son rapport particulier au réel et à
l’imaginaire. À une exception près, ces interviews ont été menées en public,
dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, par les
étudiants du Master Scénario-Production-Réalisation de l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, qui les ont ensuite transcrites, le tout sous la
supervision de leurs enseignants.
En prenant contact avec Agnès Varda pour lui demander de participer à ce
cycle, nous savions que, souvent, elle décline ce genre d’invitation pour se
consacrer pleinement à son travail. Voici un extrait de ce qu’elle nous a
répondu lorsque nous l’avons approchée, très en amont, pour établir notre
programme : « J’ai toujours peur de prendre des rendez-vous lointains…
Mais le sujet que vous proposez est SUPER. Documentaire et fiction, c’est
vraiment là où je navigue. Alors je dis OUI ! » Dans son intervention,
Agnès Varda rappelle à quel point les frontières sont floues entre les deux
modes d’expression. Elle les distingue cependant de façon évidente : « Avec
la fiction, on imagine et on est l’auteur, le chef de ce qu’on fait, tandis que
dans le documentaire, on est au service du sujet… », ajoutant plus tard : « Il
me semble que l’on peut filmer tout le monde. Il suffit de regarder les gens
avec attention. » Elle relate ainsi une étrange expérience où, animant un
atelier d’étudiants, elle leur a demandé de cadrer des gens avec une caméra
vide, sans pellicule : « Et ils ont vu que la vie se met en scène toute seule si
on attend, si on est observateur. Peut-être même qu’on le suscite. » Elle est
bien là, l’ambiguïté du réalisateur, en documentaire comme en fiction :
filmer ce qui advient devant la caméra, mais aussi le susciter.
Alain Cavalier est également attentif aux représentations d’une réalité qui
se déroule ou qu’il provoque. Son parcours très singulier l’a mené à épurer
son œuvre, en se débarrassant peu à peu de la lourdeur technique du
cinéma, pour tenter de fixer la vie-même et d’en préserver des traces – qu’il
appelle des « preuves ». Il définit ainsi l’évolution de son statut : d’abord,
dans ses films de fiction avec vedettes, il fut « metteur en scène ».
Abandonnant les acteurs connus, puisant ses sujets dans des événements
réels, il se ensuite dit « cinéaste ». Puis, cadrant lui-même son
environnement, il se proclama enfin « filmeur » : « Je ne suis pas un
imaginatif. Si je n’ai pas la certitude que ce que j’entreprends de mettre en
scène s’est réellement passé, ou que je n’ai pas été au milieu de la chose
elle-même, j’ai l’impression d’être un menteur. » Cavalier est filmeur de sa
propre vie, mais cela peut aller jusque dans l’invention d’une fiction avec
un comédien célèbre (Vincent Lindon dans Pater) ! Il a certes conscience
des limites de l’exercice consistant à filmer le réel, mais il accepte cette
incomplétude : « C’est comme quand vous prenez le train. D’abord la
Bourgogne, la Provence, puis vous arrivez à Marseille. Vous n’avez qu’une
vision parcellaire de votre voyage, mais vous en conservez la colonne
vertébrale. C’est comme cela que je me débrouille avec le réel. »
Jean-Pierre et Luc Dardenne, eux, ont commencé par un cinéma du réel,
avec des années de documentaires militants, toutefois imprégnés de
l’expérience théâtrale politisée d’Armand Gatti. Luc Dardenne confie :
« On a arrêté les documentaires parce qu’on les mettait beaucoup en
scène… On ne filmait pas le réel, on n’essayait pas d’être là quand il se
passait un événement, on réorganisait tout. (…) On s’est aussi dit : “Au
moins, avec un film de fiction, si on a envie de filmer quelqu’un qui tue
quelqu’un, on peut.” En documentaire, c’est plus compliqué ! » Ils sont
« passés à la fiction » avec un film qui mettait en abyme le théâtre (Falsch),
puis un second, non dépourvu de qualités, mais qu’aujourd’hui ils regrettent
(Je pense à vous), avant de trouver leur voie avec La Promesse, suivie de la
carrière qu’on sait. Depuis, ils ne sont guère revenus au documentaire, mais
l’expérience originelle de confrontation au réel a nourri tous leurs films
ultérieurs.
L’une des choses les plus intéressantes, dans l’itinéraire de Claire Simon,
est la coexistence du fictionnel et du documentaire, au sein d’un même
projet. Toutes ses fictions sont documentées, et tous ses documentaires sont
mis en scène. Il en résulte des œuvres qui se répondent l’une l’autre
(800 km de différence et Ça brûle), qui jouent sur les deux registres à la fois
(Les Bureaux de Dieu), ou qui font naître plusieurs formes à partir du même
matériau (un long métrage de fiction, un documentaire et un webdoc
tournés à la gare du Nord).
Solveig Anspach, quant à elle, navigue entre réel et imaginaire de façon
naturelle, traque la vérité chez ses acteurs et fait « jouer » des personnes
réelles. Pour que ces deux veines s’enrichissent mutuellement, elle n’hésite
pas à les faire coexister : plutôt que de se filmer elle-même, elle raconte
sous forme de fiction une épreuve qu’elle a vécue (Haut les cœurs !) ;
quelques années auparavant, dans l’un de ses documentaires intitulé
Sandrine à Paris, « il y a des acteurs que j’ai mélangés avec les gens
comme Sandrine, et des scènes écrites, ce qui ne se faisait pas du tout et
qui, déontologiquement, était très mal vu ! Mais j’avais envie d’essayer ça.
Ensuite, j’ai fait la même chose en fiction : j’ai fait jouer des acteurs et des
non-acteurs et j’ai mélangé tout le monde. Je trouve cela intéressant parce
qu’on crée des événements, de l’inattendu, de la surprise ».
Julie Bertuccelli ne mélange pas les genres, mais pratique d’intéressants
allers-retours. Elle a fait son apprentissage comme assistante sur des longs
métrages importants, puis, devenue à son tour cinéaste, a goûté grâce au
documentaire le plaisir de tournages plus directs et plus légers : « Quel
soulagement quand on n’a pas à choisir la couleur du t-shirt, et quel
mouvement doit faire le personnage ! C’est pourquoi le documentaire est
très reposant, même s’il comporte d’autres difficultés. » Ce n’est sans doute
pas un hasard si son premier film de fiction, Depuis qu’Otar est parti,
s’inspire de faits réels, tout en prenant l’imaginaire même comme sujet.
Mais pour elle, les territoires du documentaire et de la fiction sont bien
circonscrits : au premier, le social voire le sociétal, tourné dans son pays,
elle-même à la caméra, avec une volonté citoyenne de sensibilisation ; au
second, l’exploration intime du mental des personnages, la découverte
d’autres pays et d’autres cultures.
Pour finir, la trajectoire de Rithy Panh nous paraît exemplaire sur toutes
les questions qui alimentent l’opposition documentaire/fiction : le débat
éthique et esthétique soulevé par son cinéma alimente la problématique,
relance les enjeux, revient sur les fondamentaux du débat. Les traumatismes
de son histoire personnelle (l’extermination khmère rouge, l’exil) ont nourri
sa reconstruction par le biais du cinéma. Avec la désarmante simplicité qui
le caractérise, il retrace avec nous son cheminement exceptionnel : « Quand
on finit un documentaire, on n’est jamais vraiment en paix ensuite. Les
questions continuent de s’enchaîner sans fin : des questions d’image, de
montage, de narration, de politique plus que d’esthétique. Le choix de la
forme vient en second, c’est la politique qui guide le projet. (…) Quand on
fait une fiction, on est peut-être plus léger, en tout cas, plus libre dans la
création. On s’amuse davantage ! » De ses adaptations de poèmes de
Prévert à ses documentaires minutieusement mis en scène, de ses fictions
inspirées de sources littéraires à ses reconstitutions puisées dans le réel,
Rithy Panh questionne à la fois les paradoxes du monde d’aujourd’hui, les
contradictions du cinéma, les impasses et les espoirs de la création
artistique. Au-delà même de ces questionnements, il nous livre une
passionnante réflexion sur l’intrication du réel et de la fiction, de la vérité et
de la tricherie, du vécu et de l’imaginaire. Sa démarche clôt ainsi de
manière fort appropriée cet ouvrage, en se gardant bien de répondre de
façon définitive à toutes nos interrogations.
N. T. Binh
AGNÈS VARDA

« AIMER CEUX QU’ON FILME »

Vous êtes réalisatrice et artiste plasticienne. Vous avez réalisé votre


premier film en 1956. C’était La Pointe Courte…
Agnès Varda. Il a été tourné en 1954. La date importante, c’est le
tournage. Comme il a eu beaucoup de mal à sortir, il n’est sorti qu’en 1956.
Je choisis toujours de donner la date de tournage.

C’était le premier film de Philippe Noiret, qui a été monté par Alain
Resnais. L’économie de moyens et le tournage en décor naturel avec de
nombreux acteurs non professionnels annonçaient déjà la Nouvelle Vague.
Pendant votre carrière de cinéaste, vous avez tourné des films de tout type,
des fictions, comme Cléo de 5 à 7 (1961) ou Sans toit ni loi (1985), des
documentaires comme Daguerréotypes (1975), mais aussi des films
hybrides qui échappent à ces deux formes, comme par exemple Les Plages
d’Agnès (2008) ou même, dans une certaine mesure, Jacquot de Nantes
(1990). Après une première vie de photographe dans les années 1950, puis
une deuxième vie de cinéaste, vous dites à présent en vivre une troisième, de
vidéaste et d’artiste plasticienne. Cet intérêt pour les arts plastiques était
présent dès vos années de formation, lorsque vous suiviez des cours à
l’École du Louvre en auditrice libre… Et Les Glaneurs et la Glaneuse
(2000) marque un tournant dans votre carrière.
Agnès Varda. C’est presque naturellement et par hasard, à cause de ces
foutues pommes de terre en forme de cœur, que je me suis retrouvée à la
Biennale d’art de Venise.

Comment êtes-vous passée du cinéma aux arts visuels ?


Agnès Varda. Cela s’est presque fait tout seul dans la mesure où, fascinée
par ces patates, je les avais gardées. J’ai fait une sorte de culture de
vieillissement de pommes de terre. J’en ai mis certaines dans des cartons,
donc elles avaient l’air un peu aplaties. J’en ai mis à la cave, en plein soleil.
Je me suis mis à trouver très intéressant et beau que ces patates
commencent à revivre, germent à nouveau, même si elles étaient
immangeables. Donc, très naturellement quand j’ai été invitée à la Biennale,
comme j’avais envie de faire un triptyque, je me suis dit : « Je vais montrer
les patates qui respirent, et tout ce qu’elles font ». Le tapis de patates, c’est
amusant. Le costume de patate, c’était fait pour faire une blague, mais le
tournant était vraiment là, ça s’est produit naturellement. J’ai toujours aimé
l’art contemporain, les installations. Cela se fait depuis vingt à vingt-cinq
ans, rappelez-vous Nam June Paik, Robert Cahen, et cela m’a toujours
impressionné. Ce qui ne veut pas dire que j’ai renoncé au cinéma. Je
mélange. J’ai d’ailleurs fait des tournages depuis, dont Les Plages d’Agnès
(2008), et j’ai fait une série qui s’appelle De ci de là, que j’ai filmée en
vidéo. Mon plaisir est d’avoir tous les outils en main. Je peux faire des
photographies, filmer en 35 mm, en 16 mm, en vidéo, et je peux tout
mélanger. Dans une exposition en ce moment à la galerie Obadia, près du
Centre Pompidou, j’ai justement mis des triptyques composés de
photographies anciennes tirées argentiques, et dont les volets sont des
choses filmées en vidéo. Ce qui me plaît, c’est de mélanger noir et blanc,
passé et présent, pellicule et vidéo. Il n’y a pas de rupture.

Et mélanger documentaire et fiction ?


Agnès Varda. Je ne vois pas de barrière entre tout cela. Plus j’ai fait de
choses et plus j’ai eu d’outils, de moyens dont je peux me servir. C’est
naturellement que je suis passée de la photographie au cinéma, parce que
j’avais envie que ça bouge, et, ensuite, j’ai eu envie que ce soit autrement.
Donc il n’y a pas une décision théorique. Je suis inspirée par les choses. Je
me laisse entraîner ensuite. Le Patatutopia qui a marqué mes débuts dans
les trois dimensions, était pour moi très naturel.

Pour revenir à vos documentaires plus anciens, pouvez-vous nous parler


du court métrage Elsa la rose (1965) ?
Agnès Varda. Il faut dire un mot des circonstances : il y a quelqu’un – je
ne sais pas qui, Pathé peut-être – qui est venu voir Jacques Demy et moi :
« Il faut que vous fassiez deux documentaires : l’un, Elsa racontée par
Aragon et l’autre, Aragon raconté par Elsa. » J’ai dit oui tout de suite. Cela
faisait une boucle de couples d’artistes parlant de couples d’artistes. Je me
suis jetée là-dessus parce que j’aimais beaucoup Aragon et pas mal Elsa. Je
trouvais que c’était une femme extraordinaire. Donc j’ai fait Elsa la rose ;
puis, Jacques s’est débiné. « On les a assez vus dans ton documentaire, c’est
bon… » Mon film est donc un volet d’un diptyque inachevé. C’est Michel
Piccoli qui lisait les poèmes, c’est vrai qu’ils sont difficiles à lire vite. Et
Elsa avait une attitude extraordinaire, parce qu’elle se sentait coupable de
ne pas être restée « la » Elsa qu’il chantait. Dans le film, il y a un moment
intéressant. Aragon entre dans la pièce où se trouve Elsa et il lui dit : « Est-
ce que je te dérange ? » Elle répond : « Pas du tout, je suis en train de
traduire des poèmes russes, et il y a une formule que, peut-être, tu pourrais
m’aider à trouver. » Puis elle se tourne vers moi et me dit : « Ah ce n’est pas
pareil. Quand moi je tape chez lui et que je lui dis : “Est-ce que je te
dérange”, il me dit : “Oui tu me déranges, j’écris un poème à Elsa.” » Je
trouvais cette décomposition en deux magnifique. Elle était l’Elsa des
poèmes et il a écrit des poèmes à Elsa, mais elle ne pouvait pas entrer dans
la pièce. Ils étaient fascinants tous les deux. Ils m’ont fait confiance. J’ai été
beaucoup plus impressionnée par elle que par lui. C’est vraiment un très
grand poète, incroyable inventeur de formes et de rythmes, mais comme
personnalité, elle était très attachante, très belle dans son attitude
admirative, poétique et un peu malheureuse.

Comment choisissez-vous les sujets de vos documentaires ?


Agnès Varda. Là, c’était une commande. La question est de savoir
comment on la traite. On peut faire un film sur n’importe quoi et n’importe
qui. C’est le point de vue qui est important. Il faut avoir un point de vue
pour une fiction et un point de vue pour un documentaire. On peut filmer
n’importe comment quand ça vient, mais le point de vue, là où on se met,
pas la place de la caméra mais l’attitude mentale qu’on a envers un sujet,
fait aussi la qualité ou l’intérêt d’un documentaire ou d’une fiction. Pour
moi, dans les deux cas, la question est : « Où est-ce qu’on se situe par
rapport au sujet ? » J’ai fait des films de commande. Même les films que
j’ai faits sur le tourisme : Ô saisons, ô châteaux (1958) et Du côté de la côte
(id.). Les Dites Cariatides (1984) était aussi une commande. Certes, cela
cesse d’être une commande à partir du moment où cela m’intéresse. Mais
les films m’ont été proposés, pourquoi ne pas le faire ? Il y a des
documentaires qui me sont venus par une rencontre, un choc, une surprise,
qui m’ont fait dire : « Là, il faut le faire ». C’est le cas des Glaneurs par
exemple.
Dans Elsa la rose, on entend un poème d’Aragon sur Elsa, sur lequel vous
mettez des images comme pour une fiction ou une installation : une fleur,
des pétales qui forment le nom d’Elsa… Ce n’est pas seulement du réel,
vous mettez en scène les poèmes.
Agnès Varda. On met quand même en scène, sauf quand on filme du
documentaire dru où vous arrivez chez des gens qui sont en train de
ramasser des patates, et vous filmez des gens ramassant des patates. Mais
dès qu’il n’y a pas une réalité, on peut la recréer par un semblant de mise en
place. Ce n’est même pas de la mise en scène des objets. C’est vrai, il parle
de roses, on pense à des roses, on voit des pétales. Le nom d’Elsa, vous
savez, c’est tous ces poèmes avec « J’écris ton nom ». On se rappelait ce
grand poème de la guerre : J’écris ton nom, Liberté d’Éluard. Il m’a tout de
suite semblé que cela avait du sens.

Dans vos documentaires, vous vous intéressez souvent à des artistes ou à


des œuvres d’art.
Agnès Varda. Vous savez, j’ai réalisé une série pour Arte, c’est la
dernière chose que j’ai faite. Cela s’appelle Agnès de ci de là Varda (2011).
C’est-à-dire que j’ai fait cinq fois 45 minutes à l’occasion de mes voyages
ici et là. Et dans chacun des numéros, je me suis approchée d’un ou d’une
artiste avec beaucoup d’attention. Mais je l’ai fait, de la même façon que je
me suis approchée d’une femme qui vendait du poisson ou qui faisait une
sauce sur un marché du Mexique, ou de gens à Rio qui tapaient sur des
bidons en plastique et qui faisaient de la musique. Je ne fais pas de
différence de niveau. J’ai envie de témoigner de rencontres que j’ai faites.
J’ai eu l’opportunité de rencontrer un artiste comme Boltanski qui avait fait
cette œuvre magnifique au Grand Palais intitulée Personne. C’était une
chose extraordinaire. Il avait essayé de raconter, dans une énorme
exposition, la dépersonnalisation. Il y avait des espèces de boîtes de biscuits
reliées avec des numéros. Puis il y avait une pile énorme de vêtements et un
piège qui essayait de les attraper… En faisant parler Boltanski, en allant
quatre ou cinq fois filmer cette exposition, là, à côté, ailleurs, il m’a semblé
entrer dans l’œuvre avec plus de finesse, plus de compréhension, et la
rendre partageable. J’ai proposé aux gens de comprendre Boltanski ou
Soulages, qui sont des artistes. Mais dans la même série, je m’approche de
gens « de la rue », comme on dit. Ils n’ont pas particulièrement de fonction
ou de raison d’être connus, et je les filme avec la même attention. Mais
c’est vrai que les créateurs me confortent, parce que c’est ma nourriture la
plus agréable. Des artistes, des musées, des expositions… cela me semble
être la plus belle chose que l’on puisse nous proposer comme distraction et
comme aliment spirituel. Mais quand je suis filmeuse, je ne mets pas une
catégorie « chic » ou une autre. Il me semble que l’on peut filmer tout le
monde. Il suffit de regarder les gens avec attention. Je pense que la seule
force que l’on doit apprendre à développer pour le documentaire, c’est
d’aimer qui on filme.

Vous créez aussi des personnages d’artistes ou de créateurs dans vos


fictions.
Agnès Varda. Je suis en train de restaurer L’une chante, l’autre pas
(1977) qui est un film très ancien, mon film féministe ! Et il y a un
personnage de photographe, d’ailleurs inspiré par un photographe que j’ai
connu, qui était vraiment un artiste ; il ne photographiait que des femmes
dans des moments de désespoir ou de panique. Évidemment, il ne vendait
pas ses photos et les modèles ne voulaient pas les acheter non plus ! Il avait
une vitrine quelque part près des quais. Il s’est suicidé. L’artiste suicidaire
est une figure de la littérature et de l’histoire des arts qui m’avait
impressionnée, et je l’avais mis dans ce film. Mais je m’inspirais de
quelqu’un que j’avais connu, en tout cas côtoyé d’un peu loin. La figure de
l’artiste me semble nécessaire à l’ensemble de la société. Je n’ai jamais
approché des scientifiques, ni des gens qui font un travail extraordinaire
comme les médecins ; je n’ai pas cherché de gens qui se sont illustrés dans
le commerce, ni dans la recherche. Il me semble qu’à part les « vrais gens »,
ce sont les artistes que je préfère, c’est vrai… Mais pourquoi pas ?

Aujourd’hui, vous produisez essentiellement des installations visuelles.


Pour vous les notions de documentaire et de fiction restent-elles pertinentes
pour ces œuvres ?
Agnès Varda. C’est une vraie question parce que l’approche est toujours
entre les deux. Si je fais un portrait posé, cela relève de la fiction. Il y a
dans ma dernière exposition la photographie d’une jeune fille qui tient une
tourterelle (datant de 1962), très beau portrait, classique, organisé si vous
voulez. Et comme elle tient une tourterelle, j’ai photographié des
tourterelles qui frémissaient. Cela devient « du documentaire de
tourterelles » autour de cette image de fiction, à travers laquelle je
souhaitais faire un portrait classique et très beau. On a toujours le désir de
faire bien. Cela ne veut pas dire qu’on réussit toujours à « créer de la
beauté », je ne parle pas seulement de la beauté formelle. Même dans un
documentaire, on a ce désir pour que le documentaire soit intéressant à
regarder. On veut qu’il y ait de la beauté, même dans l’approche de gens qui
ne sont pas beaux, qui sont malheureux, qui sont perdus. Celui qui regarde
un documentaire doit découvrir et s’approcher des gens que je propose de
montrer. Il doit se mettre à les aimer, trouver une certaine beauté dans leur
simplicité et dans ce qu’ils disent. De même qu’il y a un plaisir de filmer,
même des choses tristes. L’autre jour, en restaurant Sans toit ni loi, on se
rappelait que le film racontait quand même l’histoire d’une fille vagabonde,
rebelle, perdue, à qui on vole ses affaires. Et le plaisir qu’on avait eu à
tourner était immense. Avec l’équipe, on s’amusait beaucoup. On aimait
faire des plans dramatiques, tourner des choses difficiles. Je me rappelle,
quand elle court à la fin, que l’on avait tous le cœur serré, parce qu’elle
avait pris le risque de se faire mal. Mais dans tout le reste du film, on
s’amuse quand on tourne. Et même quand on tourne la misère du monde, on
est heureux de tourner. Le plaisir de faire, de témoigner, de trouver une
forme que l’on va partager avec les autres est très fort. Il n’est pas
forcément lié au sujet, qui peut être tragique. Vous me demandez si ce que
je fais maintenant est de l’ordre de la fiction ou de la réalité. Je ne sais
pas… C’est toujours mélangé dans mon esprit. Mais il y a une différence :
avec la fiction, on imagine et on est l’auteur, le chef de ce qu’on fait, tandis
que dans le documentaire, on est au service du sujet. Là, il n’y a pas de
doute. On doit être complètement modeste. On est là pour témoigner de ce
que l’on a découvert. Dans Les Glaneurs, même si je me suis permis de
montrer un peu mes cheveux, deux secondes, ou bien de m’amuser avec un
bouchon de caméra – il n’y a pas de mal à avoir un peu de distraction par-ci
par-là –, j’étais au service du sujet. J’ai vraiment été à l’écoute des glaneurs.
Je suis allée à leur rencontre. J’ai attendu quelques fois qu’ils veuillent bien
m’écouter, me parler. Celui qui mange du persil à la fin, c’est
extraordinaire. En l’approchant, j’ai découvert qu’il était bénévole, qu’il
enseignait le français à des Maliens. La découverte des gens prend du
temps. Et c’est le travail documentaire. Vous êtes modeste et vous essayez
que le sujet que vous voulez traiter vous soit révélé peu à peu par la tension,
la patience, l’écoute, l’empathie. Sans toit ni loi est une fiction : même les
entretiens à la fin ont été écrits, préparés ; donc c’est entièrement moi qui
suis responsable de ce film, et j’en suis très contente. Dans Les Glaneurs,
j’ai vraiment essayé de rendre compte de leur situation. Dans d’autres
documentaires que j’ai faits dans ma rue avec des gens qui tenaient des
commerces, on a passé des heures à attendre avec Nurith Aviv pour voir ce
qu’ils disaient. Là, on est au service du sujet, donc l’attitude du filmeur, de
la filmeuse, est pour moi tout à fait différente.

Qu’est-ce qui vous a conduit à passer de la photographie au cinéma ?


Agnès Varda. Je ne sais pas. Je n’ai jamais vraiment compris. Je n’ai
jamais fait d’école de cinéma. Je n’ai jamais été assistante et je n’allais
même pas au cinéma. Quand je rencontre des étudiants ou des jeunes qui
vont voir mes films, des gens de vingt-deux ans qui viennent me voir de
temps en temps, je suis très impressionnée parce qu’à leur âge, je n’avais
rien vu du tout ! Ce que je crois, c’est que j’avais envie de m’approcher
d’une forme plus ouverte que la photographie qui est silencieuse, qui est
pure, mais qui est quand même une œuvre de silence. Je crois que j’avais
envie d’exprimer de la parole, du mouvement, de la musique. L’ensemble
des choses qui composent un film m’attirait. Alors, je ne sais pas très
bien… Je le raconte dans Les Plages d’Agnès : j’ai écrit La Pointe Courte
seule, comme ça, et j’ai rencontré un garçon formidable, Carlos Vilardebo,
qui faisait des courts métrages. Il m’a dit : « Y a qu’à… Pourquoi ne pas le
faire ? » Il a rassemblé un groupe de gens bénévoles. S’il ne m’avait pas dit
cela, le film n’aurait même pas été lancé, parce que je n’avais aucune
relation. Je ne connaissais personne. Le premier jour où j’ai fait mon
premier plan avec Louis Stein à la caméra 35 mm, Carlos qui m’aidait m’a
dit : « Est-ce que tu veux qu’on commence avec des plans généraux, qu’on
établisse un peu le paysage ? » J’ai dit : « Non, je voudrais qu’on
commence avec la scène la plus difficile. » Et le premier tournage qu’on a
fait, c’était cette scène difficile avec cette femme pauvre et ses enfants qui
mangent. Et ce premier jour, lors du premier plan, je sais que je me suis dit :
« Ça y est, je suis cinéaste. » J’ai compris, quand j’ai commencé à tourner
un film que j’avais écrit, que c’était ce que je voulais faire, que j’adorais
cela. Donc, je ne sais pas comment j’ai fait le virage, mais dès que j’ai mis
le doigt dedans, j’étais sûre que je voulais faire ça !

Durant l’hiver 1962-1963, vous partez à Cuba et revenez en France avec


4000 photos. En l’espace de six mois, vous réalisez un montage avec 1500
d’entre elles qui constituent le film Salut les Cubains.
Agnès Varda. Je suis parti en sachant que je n’aurais pas de caméra et j’ai
fait les photographies pour les filmer. Maintenant il y a des moteurs, mais
ça n’existait pas avant. J’avais le même Leica que Cartier-Bresson. Il fallait
armer deux fois entre chaque photo, ce qui fait que même en ayant prévu de
tourner, le rythme était forcément espacé. Avec les moteurs, ils vous font
des photos, c’est presque comme du film, tandis que moi, je ne le pouvais
pas. Mais cela s’adaptait très bien à la musique cubaine, à son rythme
extrêmement sautillant.
Et pour trouver le rythme du film, j’ai choisi ces musiques cubaines. On
les a transférées en optique pour que je puisse compter les images sur une
machine de montage. Quand vous êtes en magnétique vous avez le son,
mais vous ne savez pas comment vous repérer. En son optique, vous pouvez
compter, il y a 24 images par seconde. Après, je mettais les photos. Je
regardais et pour chaque photo, je mettais six images, ou quatre images, etc.
C’est-à-dire que j’ai préparé le montage au banc-titre pour ne pas avoir à
faire de collure, sinon on aurait eu, je ne sais pas, 1500 collures ! Tout a été
préparé très minutieusement. J’avais les photos à la main. J’étais devant la
machine. J’avais une bande et j’écrivais : « Photo numéro tant, huit images.
Photo 246, six images, deux images, etc. »

Comme pour un film d’animation …


Agnès Varda. Oui, un peu en fait. Ensuite, ça a été tourné par un type qui
s’appelle Marquez. Il a tourné ce que j’avais préparé, et à peu de chose près,
il n’y a pas eu de montage après. Il y avait une bande unique, parce que
sinon, on se serait retrouvé avec des collures de trois, quatre, cinq images…
vous imaginez ? Donc, c’est une technique comme une autre, mais ça allait
bien avec la musique cubaine, qui me faisait dire que le socialisme cha-cha-
cha, c’est plus rigolo que le socialisme en Russie ! Car j’avais connu les
deux. Et effectivement, quand on va au début des révolutions, comme ça a
été mon cas à Cuba, il y a un très grand enthousiasme et la découverte de ce
que la révolution apporte. On n’était pas encore entrés dans ce que la
révolution avait de négatif, bien sûr… Donc les gens étaient de fort bonne
humeur. Je me suis promenée un peu partout et j’ai essayé de témoigner de
ce que j’avais vu. Et j’ai vu tout le monde ! Même Fidel Castro que j’ai
attendu patiemment, j’ai une ou deux photographies de lui. J’ai été invitée
par les Cubains à la suite de Chris Marker. Il avait fait Cuba si ! l’année
précédente et il leur avait dit : « Vous devriez inviter une photographe qui
va faire de la pub pour votre pays. » Donc j’ai été invitée par l’école de
cinéma de Cuba, à la Havane. Et j’ai passé au moins deux mois là-bas avec
ce désir de rendre compte. J’ai essayé de raconter ce que j’avais vu et de
l’animer. La séquence du musicien Benny Moré était vraiment drôle. J’ai eu
l’occasion de le rencontrer dans un restaurant. Il fallait le prendre au vol,
parce que, si je lui avais dit « ce serait bien qu’on se retrouve ailleurs », il
ne serait peut-être pas venu. C’était assez difficile. Pareil pour Fidel Castro.
Il était là et on m’a dit : « Vous pouvez le voir. » On était au bord de l’eau, il
y avait des rochers. Il faut en même temps se tenir prêt et avoir envie de
témoigner. Et c’est vrai que j’avais vraiment envie de rendre compte de
cette bonne humeur et de ce travail extraordinaire qui était fait par rapport à
avant, quand La Havane était un bordel pour Américains.

C’est un film que vous n’auriez peut-être pas pu faire si vous aviez eu une
équipe de film. Avoir l’appareil photo devait vous donner une certaine
souplesse…
Agnès Varda. J’avais le Leica, et c’est tout. Quelquefois, c’est même
mieux : on adapte la forme du récit au matériel dont on dispose. Finalement
Pathé qui, à l’époque, montrait des documentaires, avait investi un peu. Le
générique du film, on l’a fait à Saint-Germain-des-Prés où il y avait une
petite exposition cubaine : quelques photos sont très drôles. Tout le monde
avait pris l’appareil. Resnais était là, Joris Ivens, Jacques Demy, Marker…
On a tous fait des photos de qui était là, et ça a servi de générique. J’y ai
pensé ces jours-ci, parce que j’ai retrouvé des photos de Resnais et de
Demy qui filmaient ce truc-là.

On voit bien dans ce film le lien entre photo et cinéma.


Agnès Varda. J’ai aussi réalisé deux films d’après des photographies que
j’avais prises. L’un s’appelait Ulysse, à partir d’une photographie que
j’avais faite en 1954, et que j’ai commentée vingt-huit ans après en faisant
un film sur la photographie. J’ai tourné un autre film récemment sur une
photographie en instantané que j’avais prise sur une terrasse de Le
Corbusier à Marseille. L’instantané me fascine parce que vous attrapez
quelque chose au vol. Souvent, vous ne savez pas quoi, ce n’est pas
organisé ; donc vous ne savez pas qui sont ces gens. Il n’y a pas très
longtemps, quatre ou cinq ans, je crois, j’ai imaginé un scénario de trois ou
quatre minutes qui aurait pu précéder une photographie. J’ai vraiment dans
l’idée que chaque photographie est une image d’un film virtuel qui aurait pu
être fait. Et donc cet instantané est tellement plein de propositions que j’ai
imaginé qui était tel personnage, tel autre, quel était le rapport de celui-ci à
celui-là. C’était très probablement tout à fait faux. Il y a même des écoles
de cinéma qui donnent une photo et qui disent : « Cherchez un autre
scénario possible pour les gens qui étaient là. » Parce que l’on vole l’instant
de gens que l’on ne connaît pas. Et ça, c’est très amusant pour tous ceux qui
ont fait du reportage ou des photographies prises à droite à gauche. C’est de
plus en plus difficile d’ailleurs, parce qu’il y a des problèmes de droit à
l’image. Tous ces grands photographes dont on a beaucoup vu les images,
Cartier-Bresson, Doisneau, Kubelka faisaient des photographies comme ça.
Maintenant les gens sont méfiants. C’est tout juste s’il ne faut pas faire
signer un papier avant qu’ils passent dans la rue. Ça a changé. N’empêche
qu’il y a un mystère de la mise en scène naturelle de ce qui se passe. Très
souvent, je m’installe dans un café et j’attends. C’est vraiment un exercice
intéressant. J’ai d’ailleurs enseigné une fois en Amérique, je ne me souviens
pas dans quelle école, c’était peut-être à Callahan, et j’avais emmené les
étudiants dans un endroit avec une caméra de 16 mm. Ils étaient tout
contents, on allait filmer et ils demandaient si on chargeait la pellicule.
J’avais dit : « Non, non, ce n’est pas la peine. Regardez juste à travers ce
prisme qu’est une caméra, qui est votre cadre, regardez ce que vous pouvez
voir. » Et ils ont vu que la vie se met en scène toute seule si on attend, si on
est observateur. Peut-être même qu’on le suscite. De temps en temps, les
gens se mettent en place, font des gestes… c’est la beauté et le naturel de
l’instantané. Et c’est quelque chose que vous pouvez voir dans n’importe
quel lieu. Vous vous asseyez et vous regardez. Dans une gare, dans un
lavomatic, dans des endroits comme ça où les gens sont calmes, il se passe
des choses extraordinaires. Donc ce projet sur la photographie, c’est aussi le
goût du reportage et du documentaire où on capte quelque chose. On le
capte, on ne le vole pas. On le capte en passant et ça peut servir aussi de
magasin d’idées et de souvenirs pour une fiction. Les fictions, elles, ne sont
pas documentaires, mais elles sont documentées.

Pendant les vingt premières années de votre carrière, vous avez fait des
courts métrages documentaires alors que vous tourniez déjà des long
métrages de fiction…
Agnès Varda. J’ai fait mon premier film, une fiction, en 1954. Il est rare
de commencer par une fiction : en général, on se fait la main sur des
documentaires ou du court métrage. C’est ce que je voulais faire, et je l’ai
fait, mais après, j’étais le bec dans l’eau. Et Alain Resnais qui a fait le
montage de La Pointe Courte, m’a dit : « Si tu veux entrer quelque part
dans le système, il faut accepter des commandes de court métrage. » Donc
je suis entrée dans le monde des producteurs en acceptant de faire des films
sur les châteaux de la Loire et sur la Côte d’Azur. C’était pour essayer
d’exister, si j’ose dire. Puis, dès que j’en ai eu l’occasion, je suis repassée à
la fiction. On ne fait pas un long métrage de fiction en claquant des doigts,
comme ça. Il faut des occasions, il faut trouver l’argent. Si j’ai fait Cléo de
5 à 7, c’est encore par un coup de chance. Georges de Beauregard avait fait
À bout de souffle. C’était très drôle d’ailleurs ; Godard était venu le voir et
lui avait dit : « Vous êtes ruiné, vous avez 30 millions de dettes, dépensez-
en encore 30 et je vais vous faire un succès ». Donc, Beauregard a joué, il a
réemprunté, ils ont fait À bout de souffle qui a été effectivement un succès
faramineux. Beauregard a donc dit à Godard : « Trouvez-moi des gars de
votre âge qui font des films pas chers et qui rapportent. » Alors, Godard lui
a amené Jacques Demy qui a fait Lola. Et comme disait Jacques,
heureusement qu’il a signé Lola avant qu’À bout de souffle ne sorte, car il
aurait peut-être hésité à le faire puisque le film n’a pas marché du tout.
Mais, à ce moment-là, il croyait que ça allait marcher. Beauregard a dit :
« Il me faut encore quelqu’un : je veux une écurie de types qui veulent faire
des films pas chers. » Alors Godard lui a dit : « Moi, j’ai une copine ». Et il
m’a présentée à Beauregard (tout comme il lui avait présenté Jacques Demy
qui a fait Lola). J’avais un projet magnifique en couleur qui se passait à
Venise, à Sète, partout. Il a dit : « Non, non, c’est beaucoup trop cher. Si
vous voulez faire un film pas cher, vous avez tant. » Je ne sais plus
combien, mais c’était risible. Et c’est comme ça que j’ai écrit Cléo de 5 à 7,
qui se passait à Paris. Il n’y a pas trop de décors. J’ai réduit encore, puis je
me suis dit que j’allais le passer en « temps réel ». C’est ainsi que, pour
faire des économies, je suis entrée dans le thème du temps. Par la suite, je
me suis passionnée pour le temps réel, le temps objectif, le temps subjectif :
ce n’est devenu le sujet qu’après. Mais si on m’avait apporté de l’argent et
des propositions, j’aurais fait d’autres longs métrages avant.

Après avoir fait plusieurs longs métrages de fiction, vous avez fait un long
métrage documentaire qui n’était pas une commande : Daguerréotypes.
Agnès Varda. C’est arrivé pour trois raisons. En 1975, j’étais revenue
d’Amérique et on avait sorti, à Paris, Lions Love. C’était un film
hollywoodien qui a été un insuccès total en France. J’étais donc le bec dans
l’eau. Lorsque vous avez un échec, c’est beaucoup plus difficile d’aller
présenter quelque chose. Alors, je faisais des photographies, je travaillais
sur autre chose, ou j’écrivais, je ne sais plus. J’ai fait quand même plusieurs
scénarios qui n’ont pas été acceptés, comme beaucoup d’auteurs. On s’était
rassurés avec Jacques [Demy] : on était allés rendre visite à Jacques Prévert
dont on adorait les scénarios, qui sont si bien écrits et dialogués. Il nous a
dit : « J’ai moi-même écrit un truc, mais je crois que personne n’en veut.
Vous savez, moi je fais au moins quatre ou cinq scénarios complets avant
qu’on en accepte un. » Incroyable ! Cela nous a tout de même donné du
courage de savoir qu’il y a tant de films qu’on écrit et qui ne sont pas
tournés. Et puis, je me souviens que la ZDF en Allemagne m’avait proposé
de faire un film libre. J’avais remarqué une vitrine dans ma rue, « Le
Chardon bleu ». Elle était tenue par un type qui vendait des parfums. Cette
vitrine avait l’air d’avoir cent ans. J’ai appelé ZDF et je leur ai demandé :
« Est-ce que je peux faire un documentaire sur ma rue, parce qu’il y a un
type fascinant. » C’est donc parti avec l’idée qu’il y avait de l’argent de la
ZDF. Et on en a trouvé un peu à Paris aussi. Vous savez, il faut de l’argent,
c’est tout… Dans Daguerréotypes, je me suis approchée de mes voisins, les
commerçants, ceux qui ont leur porte ouverte. C’est-à-dire que ce n’est pas
un documentaire où je suis allée sonner et poser des questions. Je me suis
dit : « Chez les commerçants, puisque tout le monde rentre pour acheter des
choses, ils accepteront peut-être que je rentre avec la caméra et le son. » Et
c’est Nurith Aviv qui filmait de façon formidable. Il y a notamment dans le
film cette femme extraordinaire qui me fascinait. Elle était un peu absente.
Elle aimait beaucoup ma fille et on venait souvent la voir. Elle caressait les
manteaux des gens, elle me prenait les mains. Quand on filmait, je lui
disais : « Cela ne vous dérange pas que je filme ? » Elle ne me répondait
pas. Elle me prenait simplement la main et la caressait, alors j’en déduisais
qu’elle le voulait bien. C’est difficile, dès que les gens ne sont pas tout à fait
d’aplomb ; on est quand même un tout petit peu plus indiscret qu’avec des
gens normaux qui peuvent dire oui ou non. Le mari était d’accord, mais
elle, on ne savait jamais. Elle ne le disait pas. C’est vrai qu’ils étaient
fascinants… Par exemple, tous les jours vers six heures du soir, elle ouvrait
la porte, elle marchait un peu sur le trottoir et puis il l’appelait et elle
rentrait. Elle m’a raconté que quand elle était petite, dans je ne sais plus
quel pays, alors qu’elle était chez son père à la ferme, elle partait sur la
route tous les jours à la tombée du jour. Puis son père l’appelait, elle
rentrait. Ce sont ces choses mystérieuses de la vie des autres qui
m’intéressent. C’est comme si j’étais reconnaissante d’avoir un peu connu
cette femme, d’avoir appris ça d’elle, qui n’était pas très bien mentalement,
mais qui méritait qu’on l’aime, qu’on la connaisse. J’ai vraiment adoré ces
gens. Vous savez qu’ils ont été tellement aimés au travers de mon film, que
deux fois j’ai reçu un mandat de cinquante francs de quelqu’un disant :
« J’ai vu votre film, cette femme est tellement touchante, est-ce que vous
pouvez lui acheter des fleurs et les lui apporter ? » Elle a été aimée par des
gens du monde entier simplement parce qu’elle était si fragile et que je
l’avais approchée avec finesse. Cela fait partie des choses qu’on peut faire
en documentaire.

Écrivez-vous beaucoup vos documentaires ou vous laissez-vous porter par


ce que vous présente le réel ?
Agnès Varda. Non, je n’écris pas beaucoup, mais on doit quand même
trouver de l’argent. Alors pour Les Glaneurs, j’ai écrit la définition du
dictionnaire qu’on voit d’ailleurs dans le film. Qui est-ce qui glane ? On ne
peut plus glaner des blés parce que les machines sont trop performantes,
mais on peut glaner du maïs, des pommes, etc. J’avais fait la liste. Mais
vous ne pouvez pas écrire un documentaire, ou alors vous l’avez déjà
tourné. Quand je vois des ateliers qui s’appellent « écriture documentaire »,
je m’excuse, mais ça me fait un peu rigoler, parce que vous ne pouvez pas
écrire grand-chose de ce que vous allez filmer et que vous ne connaissez
pas encore. Vous pouvez faire une petite enquête. Moi j’ai fait une enquête
par téléphone. J’ai appelé dix agriculteurs qui faisaient les pommes de terre
pour savoir lesquels nous recevraient. J’avais écrit ce que je voulais : aller
dans plusieurs coins de France, surtout pour entendre des accents différents,
du Sud, du Nord, de la Bretagne. Les gens ne parlent pas de la même façon.
Je voulais donner une idée de la France par le son des entretiens. Et ensuite,
vous vous dites : « Voilà, je voudrais les approcher. Qu’est-ce qu’ils
glanent, comment le font-ils ? » Mais vous ne pouvez pas vraiment écrire,
ou alors vous écrivez ce qu’ils vont vous dire… mais vous ne le savez pas !
Donc les documentaires, je les prépare plus que je ne les écris. C’est le plan
de travail. Même pour Sans toit ni loi qui est une fiction, je n’avais écrit que
trois pages. Je disais : « Elle va être décrite par des gens qu’elle va
rencontrer dehors. Qui est-ce qu’on rencontre quand on est dehors ? Les
paysans, les gens qui coupent la vigne, les garagistes, des maçons, des
cantonniers, d’autres vagabonds… Tant qu’on est dehors et qu’on n’a pas
d’accès pour rentrer dans les maisons, on peut faire une liste. Voilà, j’ai
écrit des choses comme ça.
Pour le documentaire, je vais vous donner un autre exemple. J’en ai fait
un sur les peintures murales de Los Angeles. Là, c’est trois mois de
préparation, parce qu’il faut repérer, aller les photographier, les marquer sur
un plan, essayer de trouver ceux qui les ont faites. Donc là, il y a ces trois
mois de repérage des peintures avant de partir tourner. Dans un cas comme
Les Glaneurs, il faut préparer, mais pour faire parler des gens que l’on va
rencontrer.

Sans toit ni loi est donc une fiction qui a été tournée comme un
documentaire ?
Agnès Varda. Oui, j’ai même écrit les témoignages des gens. J’avais fait
un repérage, j’avais vu la ferme, etc. Mais je ne voulais pas écrire trop tôt
les témoignages. Cela dépendait de la façon dont les gens se comporteraient
pendant qu’on serait là. C’est très repéré, mais tout n’a pas été écrit.
Souvent, j’écris au dernier moment, quand je suis sûre de mon coup. Mais
pour chercher de l’argent, il faut écrire de toute façon et faire un effort.

Comment est né Les Plages d’Agnès ?


Agnès Varda. J’ai fait Les Plages d’Agnès en me disant que j’allais avoir
quatre-vingts ans et qu’il fallait marquer le coup. Mais je n’ai pas réussi à le
finir avant mes quatre-vingts ans, puisque mon anniversaire est dans le
film !
Dans les Essais de Montaigne, j’avais lu une phrase formidable, il avait
l’air si sérieux ce Montaigne… Dans un prologue, il dit : « J’ai un certain
âge et je voudrais que ma famille, ceux qui m’ont connu et ceux qui vont
me perdre bientôt, me connaissent un peu mieux. » Je me suis donc dit que
j’allais raconter le travail que j’avais fait et les gens que j’avais connus, qui
m’avaient faite et que j’avais aimés. Une vie se décrit par des rencontres. Je
ne dis pas des choses intimes, mais je raconte les rencontres qui ont été
importantes pour moi, comme Jean Vilar qui a été essentiel, par son choix
de faire un théâtre national populaire, d’amener Brecht en France, etc. J’ai
raconté à tout le monde que d’habitude les peintres, lorsqu’ils font un
autoportrait, prennent un miroir et peignent. Moi j’ai essayé de prendre un
miroir et de le tourner vers les gens. Dès la première scène, je porte le
miroir devant tous ceux qui m’aident et qui m’accompagnent. C’est un jeu
avec le miroir, mais ceux qui sont dans le miroir ce sont plutôt les autres.

Et les plages ?
Agnès Varda. J’ai vécu près des plages. En Belgique, les plages belges.
Puis les plages du Sud. Jacques Demy m’a fait connaître les plages de
l’Atlantique. En Californie, on était à la plage… Alors je me suis dit :
« Non d’un chien ! J’ai vécu quarante ou cinquante ans rue Daguerre, donc
on va y faire une plage ! » On a créé la compétition avec Paris-Plage de
Delanoë ! Je leur ai dit : « Quand vous serez en nettoyage, vous pourrez
venir en déposer chez nous ? » Ils ont accepté ! On a donc installé une plage
devant chez nous avec le bureau. J’ai demandé aux gens de mon bureau
s’ils étaient d’accord et c’était très gentil de leur part d’avoir accepté. C’est
tout Ciné Tamaris à l’œuvre.

Les Plages d’Agnès n’est donc pas un documentaire au sens où vous


laisseriez venir le réel à vous.
Agnès Varda. C’est pour cela que j’ai dit que c’était un film hybride. Ce
n’est pas un vrai documentaire. Le film a été mis dans la catégorie
documentaire, j’ai même gagné un César du meilleur documentaire, mais
c’est plus compliqué que cela. C’était bien de faire une plage à Paris, c’était
rigolo, cela prouve que j’ai une équipe qui entre dans les projets avec bonne
humeur, avec gentillesse. Et j’ai fait une séquence sur la plage où j’ai mis
tous mes prix et ceux de Jacques dans le sable. On a loué une machine pour
faire une énorme tempête et tous les prix ont disparu dans le sable. Vanité.
Tout est vanité.

Pourquoi avoir pris la décision de produire vous-même vos films et de


fonder Ciné Tamaris ?
Agnès Varda. En 1954, il n’y avait aucune possibilité que je propose La
Pointe Courte à qui que ce soit. Je ne connaissais personne, ni banquier, ni
producteur. On a donc créé une société de courts métrages et, comme le
film était long, le CNC ne le reconnaissait pas comme tel. Mais il fallait un
capital plus grand pour faire du long métrage et je n’avais pas l’argent, alors
on a créé une société de courts. On a présenté une version de quarante-cinq
minutes pour avoir un visa de sortie, puis on a remis la suite après. De la
même façon dans L’Opéra Mouffe, il y avait un plan de nu et on ne pouvait
pas montrer le « système pileux » ! C’était une fille à poil, mais à deux
cents mètres. On a enlevé le plan, on est allé chercher le visa de censure et
on a remis le plan. Il faut savoir s’organiser parce que l’administration, ce
n’est pas drôle…

Comment écrivez-vous le personnage d’« Agnès » et comment le mettez-


vous en scène lors du tournage des Plages ?
Agnès Varda. Au commencement, je faisais des courts métrages.
J’écrivais un commentaire et c’était la mode de demander à un acteur de
dire le texte. C’était Danièle Delorme ou Michel Piccoli qui le disaient. Un
jour, je me suis dit : « Mais enfin je parle moi-même, je ne vois pas
pourquoi je ferais dire ça par quelqu’un d’autre. » Donc j’ai commencé à
dire les commentaires de mes propres films. Je trouvais que c’était bien d’y
mettre ma voix. Même au début de Sans toit ni loi, j’ai fait une phrase à
propos du personnage principal. Pour Les Plages d’Agnès, j’étais un peu
obligée d’être dedans. Je remontais dans le temps, je me souvenais, mais
face à la caméra. Ce n’était pas comme s’éloigner vers son passé, c’était
plutôt l’idée de parler aux spectateurs. Je n’ai jamais voulu être actrice, j’ai
même détesté chaque fois qu’on me l’a proposé. Mais là, ce n’est pas pareil,
c’est une sorte d’honnêteté. Je n’aurais pas attendu quatre-vingts ans pour
commencer à jouer si j’avais voulu faire l’actrice. J’étais mieux quand
j’étais jeune, si j’ose dire !

Dans Cléo de 5 à 7, vous avez à la fois utilisé des comédiens


professionnels et non professionnels. Dans la scène du bar, par exemple, il y
a des figurants, mais aussi de vrais clients de bar.
Agnès Varda. Dans cette scène, Cléo met un disque que personne
n’écoute, et la plupart des personnages sont des gens du café. J’ai amené
cinq personnes pour pouvoir les mettre à des endroits stratégiques. Mais
dans l’ensemble, j’ai juste prévenu que je tournais et ils étaient d’accord.
Cela ne dérangeait pas les gens. Quand on tourne dans un café pour des
grosses productions, il y a soixante-dix figurants, et on leur fait faire la
même chose que ce que font ces gens. Mais sinon, tous les films de fiction
ont des scènes qui sont tournées à la volée. Cela dépend des budgets et des
metteurs en scène. Je suis persuadée que beaucoup, comme Pialat,
tournaient parfois avec des gens qui étaient simplement là. Godard n’en
parlons pas. Demy, non. Moi, je trouvais toujours agréable de dire
simplement : « Ça ne vous ennuie pas qu’on tourne dans ce café ? » et de
filmer. Parce que d’abord, les gens sont formidables, ils ont des têtes
incroyables, ils sont tous différents. Pendant les quarante-cinq premières
minutes, Cléo est vue par les autres, par les miroirs, par les gens, par sa
gouvernante qui ne l’écoute pas, mais tout le monde lui parle. Au milieu du
film, elle chante une chanson triste qui ne lui va pas du tout, car c’est une
chanson de mort. Donc elle se fâche, elle sort et dans la deuxième partie du
film, c’est elle qui se met à regarder. C’est pour cela qu’il y a ces séquences
dans le café. Elle croise des gens dans la rue qu’on a vraiment croisés.
Parfois, ils ne se rendaient même pas compte qu’on les filmait. À un
moment, il y a un enterrement qui passe, c’est par hasard aussi. Avec Jean
Rabier et Alain Levent à la caméra, l’enjeu était aussi de capter ces trucs.
Cela faisait partie de la fiction de Cléo. Elle se met à voir ces gens, avec
quoi ils gagnent leur vie, en avalant des grenouilles, en se perçant le bras.
Elle voit tout d’un coup l’autre côté des choses. Sa maladie s’inscrit dans la
vie de beaucoup de gens qui ont tous des soucis, des besoins d’argent. Cela
sert le propos et d’une certaine façon, pendant cette heure et demie où elle
attend ses résultats d’examen, il y a vraiment une évolution entre le côté
« baby doll » et une espèce de femme presque normale, qui est contente de
parler à quelqu’un dans la rue, qui rencontre un soldat.
C’était parfaitement organisé avec ce temps qui est marqué, le temps
mécanique qui est conforme au récit. Des gens ont parfois commencé à voir
le film à cinq heures et ils vérifiaient. Et de cinq à six et demie, c’est exact.
À l’intérieur de ça, il fallait que l’on sente l’évolution des émotions, qu’on
sente que sa peur gonfle et dégonfle. Donc c’était extrêmement préparé, car
il fallait tenir le temps exact. Le dialogue était très précis. À part les gens
dans la rue et le bistrot, c’est complètement une fiction. Tout est structuré,
voulu et précis.

C’est plutôt dans Sans toit ni loi que l’improvisation a été poussée et que
vous vous servez de gens pour entrer dans la fiction.
Agnès Varda. Oui. Par exemple dans la scène terrible où elle est attaquée
par les Paillasse, j’ai reconstitué une fête annuelle qui existe, mais qui
pouvait rentrer dans la fiction. C’est un film sur la saleté. Il n’y a rien de
plus difficile au cinéma que de faire sentir la mauvaise odeur et la saleté.
Donc elle sort de l’eau au début du film et elle se salit de plus en plus.
L’ultime salissure, ce sont ces gens qui lui envoient des saloperies, des
chiffons. À ce moment du film, elle est déjà très fatiguée, très atteinte et elle
a perdu son duvet dans l’incendie. Un duvet qui est vraiment important,
comme son cocon. Elle arrive donc dans cette fête déjà en perte de vitesse.
Ses bottes s’abîment. On est vers la fin du film et tout se détériore. On avait
fait très attention à cela. Depuis le début, par son silence, par sa façon d’être
négative sur tout, c’est elle qui refuse ; mais à partir de ce moment là, ce
sont des choses qui l’agressent. Sandrine disait qu’elle a eu vraiment peur,
parce que même reconstituée, la tenue des Paillasse fait peur. Ils jettent des
trucs, ils sont violents, très grands, très gros. C’est de la fiction. Mais elle
racontait qu’elle avait été prise de panique, alors qu’elle savait que c’était
faux. À un moment, ils attrapent une fille, c’est Patricia Mazuy, la
réalisatrice qui était venue nous aider. On avait essayé de tourner dans le
vrai village. On avait dix minutes, mais ils nous ont massacrés. On s’était
cachés dans une maison, les propriétaires nous avaient dit : « Si c’est trop
grave, venez vous réfugier ici. » On était couverts de boue, de vin… On a
donc reconstitué la fête dans un autre village, en obtenant que quatre ou
cinq des Paillasse viennent s’habiller là. C’était vraiment effrayant, même si
l’on savait que c’était une fiction, et que cela servait la fiction. À partir de
là, elle est agressée, elle perd ses forces, elle se traîne, il y a un chien qui
aboie. Vous savez le sujet, c’était comment aider quelqu’un qui dit non tout
le temps et qui, à force de dire non, s’accule à sa propre solitude. Cette
scène est terrible car à partir de là, comme c’est elle qui est agressée, elle
est battue d’avance et n’arrivera plus à se redresser. On a beaucoup aimé
tourner cette scène. Je n’ai jamais fait de film de violence, de guerre, et
c’est certainement la chose la plus violente que j’ai tournée.

Y-a-t-il une grande part de la fabrication de vos films qui se fait au


montage ? Est-elle est plus importante pour le documentaire que pour la
fiction ?
Agnès Varda. Pour tout ! Le montage est essentiel et interminable avec
moi. Pour Les Plages d’Agnès, il y a six mois de montage, avec deux
monteurs. Les documentaires, c’est très long. Quand je prépare les
commentaires, je recommence souvent. C’est une part essentielle de
l’écriture, de la « cinécriture » : elle commence avec les idées, le scénario,
les choix de tournage, mais ensuite elle se finalise dans le montage qui peut
complètement altérer un propos ou l’enfoncer. J’y attache beaucoup
d’importance et puis, c’est passionnant.

Et dans les fictions, c’est plus court ?


Agnès Varda. Les fictions simples où il y a une histoire qui commence,
qui évolue et qui finit, on les montait en trois mois, emballé, vendu, mixé.
Pour Sans toit ni loi, ce fut un peu plus difficile, car les témoignages
pouvaient se placer à plusieurs moments. C’était beaucoup plus long aussi
pour Jacquot de Nantes, le film sur Jacques Demy… comment faire arriver
les extraits ? Jane B par Agnès V a été très dur à monter également. Dès que
vous êtes dans un prototype de collage, une forme que j’aime énormément
et qui correspond mieux à l’écriture du cinéma d’aujourd’hui, c’est là que le
montage devient difficile. Il faut suivre une espèce de fil qu’on a à
l’intérieur de soi et qui vous fait choisir. Les films simples au montage
suivent le récit, mais moi je ne fais pas tellement de films où on se contente
de suivre le récit !

Comment Alain Resnais s’est-il retrouvé monteur sur La Pointe Courte ?


Agnès Varda. Comme je ne tournais qu’avec des bénévoles, pour le
montage, je cherchais quelqu’un qui le soit également et on m’a parlé d’un
monteur formidable. Il avait déjà réalisé Guernica qui est un beau film, et il
avait fait un court métrage sur Van Gogh en noir et blanc (c’est
extraordinaire de penser Van Gogh en noir et blanc !). On m’a dit : « C’est
un type sympathique et il est de gauche. » Je me suis donc dit que j’allais
lui demander, et qu’il allait certainement comprendre un projet aussi
ambitieux… Je lui ai fait lire le scénario, il m’a dit que c’était passionnant.
Je lui ai alors demandé s’il voulait bien venir voir les rushes. Il a dit : « Je
veux bien », et au bout d’une heure : « J’en ai assez vu. » Je ne pensais pas
qu’il accepterait ! Mais un mois après, il a dit oui. Il l’a fait très
généreusement, en venant tous les jours, sans être payé, il m’a juste
demandé de lui donner de quoi déjeuner. On a pris Anne Sarraute comme
assistante qui était débutante, et grâce à qui j’ai connu sa mère Nathalie. On
travaillait sérieusement, c’était assez long, l’hiver. Et au printemps, il était
fatigué, c’est Henri Colpi qui a fini le montage. Je ne dirai jamais assez, la
reconnaissance que j’ai pour toutes ces personnes : Philippe Noiret,
Resnais. C’était une coopérative, ils avaient des parts, mais le film n’a
jamais rapporté d’argent. Au bout de dix ou quinze ans, j’ai racheté leur
part en la triplant.

Comment voyez-vous le medium vidéo ?


Agnès Varda. La vidéo, c’est un moyen de tourner. C’est plus facile que
le reste d’un point de vue technique. Maintenant tout le monde peut avoir
une caméra et se mettre en automatique. Mais tout dépend de ce que l’on
veut en faire. En tant qu’outil, ça n’a aucun intérêt. Vous pouvez tourner en
16 mm, en vidéo, avec votre iPhone aussi. Il y a même des festivals de
films tournés au téléphone portable. En soi la vidéo, ce n’est rien du tout,
c’est un outil, c’est comme si vous me demandiez ce qu’est un marteau ou
une tenaille.

Tournez-vous dans l’ordre chronologique des scènes ?


Agnès Varda. Dans la plupart des films de fiction ou des documentaires,
il y a un plan de travail qui est assez intelligent. Toutes les scènes qui se
passent dans tel appartement sont groupées parce qu’on loue l’appartement
pour quinze jours. C’est la logique du tournage bien préparé. Pour Cléo de 5
à 7, je ne l’ai pas fait, car je trouvais le film fragile et difficile à interpréter.
Exceptionnellement, on a tourné exactement dans l’ordre du scénario, quitte
à revenir dans des endroits où on était déjà venus, parce que pour Corinne
Marchand, qui est une formidable actrice, c’était un rôle très difficile. Elle
était dans tous les plans et on suivait ses pas : c’est un temps réel, mais c’est
aussi une géographie réelle. Je lui avais dit : « C’est un personnage qui va
aller vers une certaine spiritualité en fin de film, par rapport à la futilité du
début. » On a tourné sept semaines et elle a perdu sept kilos ! Cela se voit à
peine, car c’est une très grande femme, très belle, mais à la fin du film, elle
a une fragilité qui est plus visible, et c’est aussi parce qu’on a tourné dans
l’ordre chronologique. Toutefois, ce n’est pas très pratique : les assistants
savent organiser un plan de travail intelligent et rationnel. Pour le
commentaire, je l’écris en général un petit peu avant le montage, et un peu
pendant le montage.

Dans Les Glaneurs et la Glaneuse, tout à coup, vous filmez votre main,
c’est magnifique, et vous dites : « Voilà, je me regarde. » Voyez-vous la
valeur de ces moments à l’instant où vous les tournez ?
Agnès Varda. La question est de savoir si c’est intéressant. Il y avait le
sujet des glaneurs par nécessité, que j’essayais de bien traiter : ceux qui ont
besoin de manger, qui vont dans les poubelles et qui ramassent par terre.
Puis ceux qui glanent et qui en ont moins besoin, mais qui trouvent ça
pratique. Et enfin, les artistes qui refont quelque chose avec ce qu’ils
glanent. Je racontais un peu des choses de ma vie pour ne pas être une
sociologue pure et dure. Donc je dis que je reviens de voyage. Je défais mes
affaires et je tripote des cartes postales. En même temps, je raconte que j’ai
trouvé un magasin qui vendait des Vermeer et comme je filmais moi-même
la carte postale, la caméra glisse jusqu’à ma main. Tout un coup, je vois que
ma main est pleine de rivières, de petits plis, j’ai l’impression d’avoir une
peau d’éléphant, je la filme et je trouve ça beau. Au montage, j’hésite un
peu… À un autre moment, je me filme dans la glace, avec mes cheveux
blancs. Ce sont des choses que je fais parfois seule, et ça encore j’hésitais.
Et comme je suis maladroite, parfois je laissais ma caméra ouverte. J’avais
une demi-heure du sol d’un café, j’avais vingt minutes des bords de mon
pantalon avec le soulier dans la voiture, j’avais des mètres et des mètres de
caméra qui avait tourné toute seule. Je dis à mon monteur de jeter tout ça.
Un jour, je rentre dans la salle où il montait et je vois le bouchon de ma
caméra. On avait filmé des gens qui glanaient la récolte de vin et on était
revenus à pied jusqu’à nos voitures. Je marchais assez vite et non seulement
la caméra tournait, mais le bouchon pendait. Le bouchon dansait et j’ai
trouvé ça vraiment beau. Idiot peut être car je l’avais laissé ouvert, mais très
amusant, comme une danse. J’avais, ce jour là, envoyé un assistant et je lui
avais dit : « Ramène-moi du jazz d’aujourd’hui », parce que je ne le
connaissais pas très bien. On l’a mis et ça fonctionnait. Ensuite, vers la fin
du montage, j’ai hésité. Est-ce qu’on peut garder cette chose complètement
stupide, du bouchon qui danse ? Est-ce qu’on peut garder la carte postale de
l’autoportrait de Vermeer et de ma main ? Ce qui serait une forme
d’autoportrait… J’ai vraiment hésité longtemps dans les quinze derniers
jours de montage. Je l’enlevais, je le remettais, je me disais que c’était
grotesque. Tout le monde m’a dit que c’était très bien, très joli. Mais j’ai eu
une réponse intéressante à ça. J’ai fait une suite qui s’appelle Deux ans
après et j’ai montré le film à la plupart des gens que j’avais filmés dans Les
Glaneurs. Je l’ai montré à ce type formidable, qui mangeait du persil et qui
enseignait. Il était toujours à la gare Montparnasse, à vendre des petits
journaux. Je le revois, on le filme, et on lui demande : « Dites-moi ce que
vous aviez pensé du film. » Il m’a répondu : « Oui, c’est pas mal comme
documentaire, c’est bien le sujet, mais alors il y a quelque chose qui ne va
pas : je ne sais pas pourquoi vous êtes dedans. Moi, votre vieillesse ne
m’intéresse pas du tout. » C’est intéressant ! Alors j’écoute ce qu’il dit et il
y a une dame qui passe et qui dit : « Oh, ben elle y est quand même pas
beaucoup ! » et il lui répond : « Si, moi je n’ai pas besoin de voir ses mains
et ses cheveux. » La dame répond : « Elle est quand même discrète », et
puis elle passe. C’est rigolo, le débat s’est fait entre une dame que je ne
connaissais pas et lui. Il a mis le doigt sur quelque chose : effectivement, ce
n’était pas le sujet, mais si je me suis permis de laisser un petit bout de
cheveu blanc et une main tout abîmée, c’est parce je me suis dit : « Ça, c’est
l’état dans lequel je suis maintenant » !
ALAIN CAVALIER

« JE N’AI AUCUNE MORALE QUAND JE FILME »

Alain Cavalier, vous faites vos premiers pas dans le milieu du cinéma au
début des années 1960. Après des études d’histoire, vous entrez à l’Idhec,
puis devenez assistant réalisateur de Louis Malle. Vous réalisez ensuite vos
premiers courts puis longs métrages de fiction avec des équipes et des
budgets conséquents. À la recherche de nouveaux dispositifs et grâce aux
évolutions technologiques, vous renoncez plus tard à l’industrie
cinématographique, à ses acteurs connus et à ses appareillages lourds, au
profit de caméras numériques plus petites et légères qui vous ont permis de
réaliser des films seul, sans équipe. Ces films à la dimension artisanale et
aux formes hybrides, presque expérimentales, couvrent des sujets plus
intimes. Entre fiction, documentaire, autobiographie et vidéos de filmeurs,
ces films interrogent l’essence même du cinéma. Alors que la création vidéo
se démocratise et que le cinéma n’est plus nécessairement un art collectif,
votre œuvre interroge la pertinence des catégories classiques de fiction et
de documentaire tant du point de vue de l’écriture, de la réalisation que de
la production.
Alain Cavalier. Ces termes de documentaire et fiction ne me sont pas très
familiers. J’étais jeune quand j’ai tourné Un Américain, mon premier film.
Je me trouvais dans un café parisien, la nuit, quand j’ai vu entrer un homme
qui vendait le New York Herald Tribune. La première édition paraissait aux
alentours de minuit. Je l’ai observé et je me suis dit que j’allais faire mon
premier film avec cet homme-là. Je suis allé le voir sans la moindre idée de
ce que serait le scénario de ce projet. J’attendais simplement de faire mon
premier film. Je l’ai fait parler, j’ai passé un accord avec lui, puis nous
avons décidé de la date du tournage, qui consistait à suivre un peu son
travail. Au dernier moment, sa direction lui a demandé de passer correcteur,
en lui interdisant de faire le vendeur de journaux la nuit. Je n’avais plus de
film ! Je me suis alors dit que j’allais le faire moi-même… Il faut garder
l’envie, même si la personne disparaît. Mais le faire moi-même, ça n’a
finalement pas tenu. Je cherchais quelqu’un et, un jour, en passant devant le
Select à Montparnasse, j’ai vu un type qui lisait le journal, et je me suis dit
qu’il serait parfait pour apparaître dans le film. J’ai fait deux fois le tour du
pâté de maison, parce que c’est quand même difficile de demander cela
d’emblée quand on est si jeune. Il a accepté de le faire, et j’ai fait le film,
partagé entre le choc de la réalité qui vous donne envie de tourner, et cette
réalité qui se transforme tout d’un coup. Vous vous transformez en même
temps qu’elle, et continuez à la travailler, mais d’une autre façon que la
première fois. C’est aussi ce qui arrive aux romanciers, et aux cinéastes qui
font des films de fiction, ils se renseignent un peu. J’ai donc fait le parcours
entier. Ce souci n’est pas documentaire, il s’agit plutôt d’un souci
émotionnel, celui de reproduire ce qui vous a enchanté.

Votre premier long métrage, Le Combat dans l’île (1962), est un film avec
un scénario dit classique. Vous allez par la suite vous détacher
progressivement de la forme scénaristique traditionnelle. Comment votre
rapport au scénario a-t-il évolué tout au long de votre carrière ?
Alain Cavalier. Je n’ai jamais eu de rapport particulier au scénario. Dans
mon deuxième film c’était la même chose, c’est toujours la même chose…
Il y avait un couple qui m’intéressait, je suivais alors ses aventures
conjugales, politiques, financières, etc., quand vint le moment où je me suis
dit que j’allais raconter leur vie. J’avais bien compris que la plupart du
temps, quand on fait un film en s’inspirant de la vie d’une personne et
qu’elle le voit, elle ne s’y reconnaît pas ! J’ai donc tourné Le Combat dans
l’île, qui est, grosso modo, ce que ce couple a vécu. Il s’agissait simplement
de la mise en forme d’une réalité observée de très, très près. C’est la
tradition ! Je n’ai pas été élevé par le cinéma, mais par les livres, et je
faisais exactement comme les écrivains qui s’intéressent à quelque chose,
puis baignent dedans jusqu’à ce que le livre soit terminé. Ils vont voir des
gens, des lieux, se nourrissent de la réalité, et la copient. Je n’ai toujours eu
qu’un seul souci : celui de copier ce que je vois, c’est ce qui m’intéresse.

Vous dites que le choc de la réalité est à l’origine de votre envie de faire
des films, pourquoi refusez-vous l’imaginaire ? Et en quoi ce rapport à la
réalité conditionne-t-il l’écriture de vos scénarios ?
Alain Cavalier. L’imaginaire dans le cinéma, c’est en quelque sorte ce qui
relève du film de genre. Le reste, c’est une réalité, très digérée par les films.
Je ne suis pas un imaginatif. Si je n’ai pas la certitude que ce que
j’entreprends de mettre en scène s’est réellement passé, ou que je n’ai pas
été au milieu de la chose elle-même, j’ai l’impression d’être un menteur. Je
suis d’éducation religieuse, je ne peux donc parler que de ce que je connais.
En général, le cinéma est fondé sur l’observation. À part peut-être dans le
cas des films d’angoisse ou les westerns.

Comment à l’époque de vos premiers films, construisiez-vous l’histoire


que vous alliez raconter à l’écran ? Comment écriviez-vous les dialogues
par exemple ? Est-ce que vous enregistriez ce qu’ils disaient pour le
transposer, est-ce que les personnages prennent une vie autonome lorsque
vous écrivez ?
Alain Cavalier. C’est un problème quand il s’agit d’une vie, que ce soit la
sienne ou celle des personnes qui vous entourent. Par exemple, quand j’ai
fait un film sur Thérèse de Lisieux, j’avais un problème angoissant pour un
cinéaste : celui d’avoir à retracer vingt-quatre ans d’une vie en quatre-vingt-
dix minutes. On peut parler d’observation de la réalité, mais on ne peut pas
parler d’un réalisme absolu du film. Ce n’est pas possible, il y a une telle
distance avec le vécu des personnes… C’est comme quand vous prenez le
train. D’abord la Bourgogne, la Provence, puis vous arrivez à Marseille.
Vous n’avez qu’une vision parcellaire de votre voyage, mais vous en
conservez la colonne vertébrale. C’est comme cela que je me débrouille
avec le réel.
Pour ce qui est des dialogues, au début j’essayais d’imiter les personnes
dont je m’inspirais. Mais quand je ne les avais pas entièrement sous la
main, c’était difficile. Je travaille avec les acteurs, j’écris avec eux. C’est
leur voix, leurs intonations, leurs problèmes, leur grammaire, leurs gestes…
Et petit à petit, je suis allé vers des personnes que je filmais directement
dans la vie. Il n’était donc plus question de mise en forme. Mais
j’appartiens tout de même à une génération qui a été éduquée à la tragédie
grecque, ou encore à Feydeau. Alors aujourd’hui, même dans mes
entreprises sans sujet et sans acteurs, je respecte totalement la mise en
forme. On n’oublie pas cela, même en n’étant plus dans le système des
scénarios très écrits avant le tournage.

Vous dites avoir besoin de parler de la réalité que vous connaissez. Dans
Irène, vous vous appuyez sur des carnets intimes. Sont-ils pour vous le
moyen de donner une preuve de cette réalité ?
Alain Cavalier. Je pense que cette preuve cinématographique est la base
même de notre travail. Effectivement, j’écrivais les carnets d’Irène quand je
vivais avec elle, le spectateur sait que ça a existé. Cela dit, j’aurais aussi pu
reconstituer de faux carnets, mais là c’en est un vrai. Prenons l’exemple des
scènes de sexe dans les films. J’y pense beaucoup, elles m’obsèdent depuis
que je fais des films. Elles m’interrogent sur la façon de filmer les corps
amoureux. Je trouve que toutes celles que j’ai pu voir ne donnent pas la
preuve. Il n’y a pas un geste qui fasse qu’il y ait un corps ému par l’autre, et
cela en raison du fait que c’est toujours l’un sur l’autre, etc… Que le film
soit bon ou mauvais, cela ne change pas, l’exercice reste le même. Il n’y a
donc pas de preuve cinématographique. Quand il y a des morts dans les
fictions cinématographiques, il n’y a pas de preuve non plus. En ayant vu la
veille au journal télévisé de vrais morts, le spectateur se dit que la fiction lui
donne à voir un faux mort. Nous sommes perpétuellement interpellés par ce
que vous appelez la fiction, qui est pour moi le mensonge. Le mensonge
peut être admirable, mais il se trouve qu’il me préoccupe énormément.

Dans Irène, on retrouve une construction proche du polar. Avez-vous


envisagé ce film comme tel, dès l’écriture du scénario ?
Alain Cavalier. Quand j’ai perdu un individu très cher il y a quarante ans,
et qu’il est revenu peupler mes rêves, je me suis demandé pourquoi. J’ai
petit à petit pensé que je devais faire un film là-dessus. Il y a cinquante, cent
films qui ont été faits sur le retour de la morte. Je savais en commençant ce
film, que j’étais dans une espèce de carcan, et que je ne pouvais pas en
sortir. Il y avait ce suspense qui me faisait me demander si j’allais arriver à
la ressusciter, comment elle allait me quitter, et pourquoi elle frappait à la
porte. Le suspense était naturellement installé dans le projet, dans le
propos : qu’est-ce qu’il y avait derrière notre vie difficile ? Enfin, c’était
une enquête de « privé » comme on disait, d’inspecteur de police. J’étais
donc sûr que, malgré la particularité du film, le spectateur pourrait suivre
l’action.

Avez-vous procédé comme si l’enquêteur était tombé sur les carnets


intimes du compagnon de la disparue ?
Alain Cavalier. Absolument, et le problème était d’avoir un suspense
personnel. Les cinéastes ne font qu’exprimer inconsciemment leur suspense
profond, organique. J’avais détruit toutes les photos d’Irène, parce que je ne
voulais conserver de traces d’elle que dans ma tête. Comme je n’avais pas
vu son corps mort, cela me donnait une liberté. Puis j’ai fini par retrouver
trois ou quatre photographies d’Irène, comme par hasard, et je les ai
filmées. Mon suspense reposait sur le fait de me demander si j’allais les
mettre dans le film ou pas. J’étais tenté de parler de cette femme sans
donner son visage, ce qui était aussi une hypothèse de travail. Je créais un
suspense, et les gens se demandaient quand ils la verraient. Puis, je me suis
dit qu’au bout d’une heure, il fallait donner son visage, même si ce n’était
qu’un fragment de la personne. Tout cela a nourri le dispositif
cinématographique du film.

Dans Martin et Léa et René, vous vous inspirez fortement du réel en y


mêlant des éléments de fiction. Quel était pour vous l’intérêt de mettre en
place cette hybridation des genres ? En quoi le réel et la fiction se
nourrissent-ils l’un l’autre ?
Alain Cavalier. Dans la vie, il se passe des choses qui sont quand même
supérieures à ce que l’on voit sur les écrans. Je suis désolé pour le cinéma…
Quelquefois, la personne qu’on voit, le sentiment qu’on voit, le geste qu’on
voit, on ne les a jamais vus au cinéma ! Il y a donc cette recherche de
l’imprévu, de ce qu’on ne peut pas filmer normalement. On installe alors
des dispositifs pour que cet imprévu arrive partiellement, par bouffées.
Dans Martin et Léa, nous voyons un couple qui a vécu quelque chose, et
qui accepte de le rendre au cinéma. Lui étant comédien, elle pas du tout, je
pouvais être sûr qu’à un moment, il se passerait quelque chose qui égalerait
un peu l’émotion qui s’est produite dans la vie.

Le Combat dans l’île était une fiction réalisée en 1962 avec une équipe,
un appareillage lourd et des acteurs connus. En 1986, Thérèse est
également un film de fiction, tourné toujours avec une équipe, mais cette
fois avec un matériel plus léger et des acteurs inconnus. Pater (2011), votre
long métrage le plus récent, est à la fois une fiction sur les relations entre
un Président et son Premier Ministre, et un film sur le film en train de se
faire dans lequel les acteurs tiennent eux-mêmes la caméra. Vous avez
souvent défini votre carrière comme celle d’un « metteur en scène » devenu
« cinéaste », puis « filmeur ». Pouvez-vous nous expliquer le sens qu’ont
pour vous ces termes et cette évolution ?
Alain Cavalier. C’est physique ! Il y a le corps du metteur en scène, et,
quand j’ai commencé, il y avait le corps de la caméra. Il fallait deux
machinistes pour la mettre sur un pied, et il y avait l’acteur devant. Moi
j’étais derrière, puis entre l’acteur et moi, il y avait un buffet Henri II, un
meuble, une sorte de chaise de chantier ! Les acteurs avaient un problème,
ils étaient très valorisés par la caméra, les quatre personnes qui s’en
occupaient, le metteur en scène qui était à côté, et les cinquante personnes
de l’équipe qui étaient autour. C’était un peu comme si les acteurs
donnaient une représentation devant un public. C’est comme cela que j’ai
commencé. Petit à petit, les appareils ont commencé à dégonfler. Le
problème avec les gros appareils, c’est que leur place les fait en quelque
sorte correspondre à la troisième personne du singulier dans les romans. La
caméra est en place, et derrière elle, il n’y a personne, il y a « Il », un
narrateur sans voix, sans aucune forme d’existence. Le cinéaste assure alors
un récit sans prendre part au travail cinématographique. La chance que j’ai
eu dans ma vie, c’est que l’appareillage a diminué, jusqu’à tenir dans ma
main. Je considère que cela a permis que notre outil de travail nous soit
rendu, alors qu’auparavant il appartenait davantage à des techniciens, certes
compétents, mais qui, par rapport à la liberté de travail du réalisateur,
étaient très contraignants. Grâce à la petitesse de l’appareil, on m’a permis
de filmer ce qui m’émeut instantanément. Je suis alors passé du « il » au
« je ». C’est-à-dire que j’ai fait en peu de temps, cette trajectoire que la
littérature a mis des millénaires à parcourir. Je déteste le matériel
cinématographique. Il fallait charger les magasins de pellicule, c’était très
compliqué. La vidéo nous a totalement libérés, et nous a permis dès lors de
travailler comme un écrivain, un peintre, ou un compositeur de musique, en
faisant cela dans notre cuisine, sans argent. C’est énorme pour moi d’avoir
vécu entièrement cette métamorphose. Je suis très heureux de ce nouveau
rapport à la réalité, aux gens que je filme, et à moi-même. C’est beaucoup
plus ouvert, et beaucoup moins technique, sans parler de ce que l’argent
peut abîmer dans le cinéma, les esprits et les corps. Il y avait aussi un autre
problème, celui de la position de mon corps à moi. J’étais derrière la
caméra, mais par exemple, quand j’arrivais le matin avant les acteurs,
j’adorais faire leur parcours : il se couche là, puis il va se laver… Je me
sentais un peu off, je faisais les gestes, de façon à pouvoir les amener à
suivre aussi cela. Le film appartenait aux acteurs. Je trouvais qu’ils avaient
des qualités magnifiques, j’ai filmé des corps glorieux dont la beauté,
l’harmonie même des déplacements à l’intérieur du cadre, les sorties de
cadre, la parole étaient magnifiques. Mais il s’agissait de corps fabriqués
pour le cinéma, conscients de leur pouvoir sur le public et qui jouaient,
projetés sur la salle. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas des acteurs innocents.
Il n’y avait pas d’innocence. Et c’est cette innocence que j’ai essayé de
retrouver petit à petit, depuis que je n’ai plus tourné avec des acteurs
connus, comme avec Catherine Mouchet qui n’avait pas fait de film. C’était
une actrice innocente, qui ne connaissait ni son pouvoir, ni le pouvoir du
cinéma, ni même ce qu’était un cadre. Puis je me suis moi-même introduit
dans le film petit à petit, par la bande sonore d’abord, quand je faisais des
portraits de femmes en une journée. Ensuite je suis entré dans mes films
autobiographiques. J’ai montré de temps en temps ma tête, mais en
respectant la loi du spectacle : montrer sa tête pour une raison précise. La
première fois c’était dans Le Filmeur, j’avais été défoncé par la chirurgie
parce que j’avais eu un cancer du visage, et je me suis filmé à la sortie. J’en
ai profité d’ailleurs pour dire au spectateur combien le maquillage des
traumatismes physiques n’est en général pas très bon ! Et puis j’ai rencontré
Vincent Lindon. Avoir pratiqué les acteurs laisse une sorte de nostalgie
quand même… Je me disais que j’y reviendrais un jour, mais comment ?
On a trouvé un système très simple dans Pater, qui consistait à ce qu’un
cinéaste rencontre un acteur, pour faire un film avec lui. Il y a des
séquences de leur film et des séquences de leur vie, qui donnent à voir
comment ils passent de l’un à l’autre.

Aujourd’hui, vous avez recours à des caméras DV et à du matériel très


léger, comme celui que nous utilisons pour nos films de vacances. Qu’est-ce
qui, selon vous, fait la différence entre ce qui est de l’ordre de l’intime et ce
qui est montrable ?
Alain Cavalier. On est sans foi ni loi quand on filme. Si quelqu’un est en
train de mourir devant vous et que vous avez votre caméra, vous le filmez.
Vous ne le filmez pas seulement pour lui prendre quelque chose, mais aussi
pour garder une trace. Il y a les deux mouvements. Ce n’est pas
automatiquement négatif, ce n’est pas automatiquement égoïste, c’est une
preuve de vie rarissime. En la conservant, vous faites, d’une certaine façon,
quelque chose pour la collectivité. Il ne faut pas me mettre dans une
condition extrême, parce que je sors immédiatement ma caméra. Je n’ai
aucune morale ! La morale intervient au montage, quand on décide de
montrer certaines choses au public. Là, effectivement, interviennent toute
une série de barrières qui ne sont pas seulement présentes chez le cinéaste,
mais aussi chez le spectateur. Il y a certaines choses qui, si vous les
montrez, vont vider la salle et la laisseront vide, car tout le monde saura
qu’il ne faut pas aller voir ce film.
Un jour, j’ai fait un film sur un pays occupé par une armée et par un parti
totalitaire et unique [Libera me]. Il n’y avait pas de dialogues, il y avait des
bruits. J’avais simplement choisi des moments de la vie où on ne parle pas.
Cela a créé une telle angoisse chez le spectateur qu’il n’est pas venu. Ça
s’est su, et il n’est pas venu. Donc la censure du cinéaste, ajoutée à celle du
public, fait que vous avez toujours sur l’écran une vue extrêmement
parcellaire et réduite de la vie. Mais, elle existe quand même. Elle est
stockée depuis cent dix ans, cent vingt ans et ça compte, mais ce n’est pas
toute la vie.

Pouvons-nous dire en quelque sorte que votre expérience d’événements


historiques marquants a contribué à faire de vous un réalisateur-témoin,
avec ce devoir de mémoire dont vous parlez ?
Alain Cavalier. Je suis un enfant du siècle dernier, mon enfance a assisté
aux horreurs entre 1940 et 1945. Je n’ai pas oublié, mais je ne vais pas le
ressasser toute ma vie. J’ai beaucoup traité de politique dans mes films,
surtout dans mes deux premiers. Maintenant, j’ai un tout petit peu arrêté…
Mais par exemple, j’ai fait trois films sur ce que j’appelle les braves. Je suis
allé voir trois personnes qui ont résisté. Quand j’étais jeune, les résistants
étaient mes héros, alors j’ai fait ce film. Et de temps en temps, je fais de
petits films. L’un d’entre eux s’appelle La Mort d’un melon. Je voulais
régler mes comptes avec Pie XII qui n’avait pas ouvert la bouche devant les
horreurs et les millions de morts des guerres européennes. On a quand
même une vie publique, mais je ne fais pas de films politiques, je ne peux
pas baser un film sur une idée ou un combat politique. La vie d’un homme
est toujours très compartimentée : il y a sa vie amoureuse, corporelle,
sentimentale, politique… il faut mélanger tout cela.
Pour en revenir à la taille des caméras et au rapport aux acteurs, si vous
deviez refaire Thérèse aujourd’hui, le mettriez-vous en scène
différemment ?
Alain Cavalier. Aujourd’hui, l’idée ne me viendrait pas de le refaire,
parce qu’elle me tenterait moins qu’à l’époque où j’ai tourné. À cette
époque, je pouvais tomber amoureux de Thérèse, mais aujourd’hui je ne
peux plus tomber amoureux d’elle. Donc la question ne se pose pas. C’est
très humain en fait. Me retrouver en studio maintenant, alors que j’ai fait
deux films entièrement en studio, sans décor, Thérèse et Libera me, ce
serait quand même mortel.

La question était plutôt : si vous n’aviez pas fait Thérèse à l’époque, est-
ce que vous renonceriez aujourd’hui au studio pour tourner dans des
décors naturels ?
Alain Cavalier. Non. J’ai fait des portraits de femmes, par exemple le
portrait d’une rémouleuse, c’est une femme qui aiguise les couteaux dans la
rue et qui dit : « Voilà, je suis là. » Elle était tellement magnifique – parce
que c’est une star cette femme – que je l’ai mise en studio avec sa machine.
Elle raconte des choses sur sa machine, sur sa façon de vivre. C’était
magnifique parce qu’il y avait un décor, une espèce de trompe-l’œil d’un
film de Philip Kaufman, L’insoutenable Légèreté de l’être. Je l’ai mise
devant, et c’était merveilleux ! Le réel, le non-réel, le fabriqué, tout ce qui
n’est pas une porte ouverte ou qui, par le langage, ferme, en somme tout ce
qui est binaire est complètement exclu de ma vie aujourd’hui. Et désormais,
je me sens libre de faire n’importe quoi. Je pourrais même remettre de la
musique dans mes films, alors que cela fait quarante ans que je n’en ai pas
mis : je pourrais un jour avoir une crise de folie, le faire et l’accepter.
Pourquoi pas…

Des films tels Le Filmeur ou Irène font un usage régulier de plans


métaphoriques, notamment sur des objets. Pourquoi filmer le réel pour
s’éloigner du réalisme ?
Alain Cavalier. C’était ma période myope ! Quand j’étais myope, je
regardais les gens de très près. J’avais une attention très grande et les gens
trouvaient que je m’intéressais beaucoup à eux parce que je ne voyais pas
ce qu’il y avait derrière eux, je ne voyais que le visage. Alors j’étais très
attentif aux autres et aux objets. J’ai toujours découpé un tout petit peu la
vaste réalité visuelle en champs opératoires assez restreints. Mais cela reste
quand même réel. Un plan d’ensemble, c’est très difficile à faire. J’ai été
opéré de la cataracte et maintenant j’ai des yeux de lynx. Donc je filme
d’une façon très différente !

Justement, comment expliquez-vous cette réduction progressive du champ


dans vos films ? Vous délaissez les plans larges pour privilégier des plans
plus serrés et la proximité avec les personnes filmées.
Alain Cavalier. Je pense que c’est une vieille éducation religieuse. J’étais
dans un pensionnat religieux pendant très longtemps et le fond de
l’éducation était de faire beaucoup avec rien. La phrase pascalienne réduite
à quinze mots. On ne brode pas. Donc ça m’est resté. C’est une question
d’éducation tout simplement. J’aurais pu vivre dans un milieu
extraordinairement romantique où je me serais déboutonné de partout et
cela aurait été aussi bien ! Mais non, j’ai reçu ça en partage et c’est l’outil
qu’on m’a donné. J’ai essayé de l’améliorer, mais on me l’a donné quand
même.

Libera me s’attache à des gros plans sur des visages et sur des gestes. La
façon de filmer les films de fiction vous a-t-elle ensuite amené à filmer le
réel d’une façon différente ?
Alain Cavalier. Ce sont des problèmes de travail. Vous êtes dans un
studio, vous refusez le décor parce que la tête humaine suffit. En tout cas,
moi, elle me suffit quand je la vois sur l’écran. Cela dégage une telle
énergie que si derrière il y a des reflets, la rue qui passe, l’énergie de la tête
disparaît un petit peu. Comme il s’agissait de gens qui résistaient, qui
combattaient, je voulais que cette énergie soit très, très violente. Il est très
difficile de descendre plus bas que le visage parce qu’à ce moment-là vous
avez du noir tout autour. Alors vous vous acharnez sur le visage humain
sans oublier cette phrase de Baudelaire qui m’a enchanté lorsque j’étais au
collège : « La tyrannie de la face humaine. » Cette tyrannie guette beaucoup
les metteurs en scène parce qu’ils ne filment pratiquement que des corps et
des visages. Mais petit à petit, j’essaie de faire des films où les objets, les
escaliers, les ciels ont autant d’importance que la présence humaine, pour
que ce ne soit pas trop centré sur l’être humain. Pour que ce soit plus vaste.

Devant votre caméra, vous avez fait jouer des rôles à des acteurs
professionnels et à des acteurs non professionnels, vous avez fait jouer leur
propre rôle à des acteurs professionnels et vous avez filmé des anonymes
dans leur vie quotidienne. Quelle différence faites-vous entre direction
d’acteurs, si direction d’acteurs il y a, et captation de moments de vie ?
Alain Cavalier. Je me souviens d’une anecdote. Je tournais un film en
1964, L’Insoumis, dans un studio avec un acteur magnifique à cette époque,
Alain Delon. Il avait 28 ans. Ce que j’aimais, ce n’était pas tant le filmer en
train de suivre l’action, parce que c’était facile : il entre, il s’assoit, il
mange… Mais, je cherchais autre chose. Alors, entre les prises, je le
regardais. Un jour, il s’est mis à hurler devant tout le monde : « Mais
pourquoi tu me regardes comme ça ? » J’étais saisi. Je n’ai aucun esprit de
repartie. Je ne suis pas Sacha Guitry. Mais là, je l’ai eu, et je lui ai dit :
« Parce que je suis payé pour ça ! » C’était un combat de coqs, les films
sont des combats de coqs entre le cinéaste et l’acteur principal, surtout s’il y
a une héroïne, surtout quand on a le même âge. Il n’y a pas de cadeau, c’est
la nature, c’est le poulailler. Finalement, ce qui m’intéressait, c’était lui en
dehors de son travail, pour nourrir le travail de choses qui lui appartenaient
totalement, et non pas ce qu’il avait l’habitude de servir : il savait ce qui
était efficace sur le public.

Vous avez filmé Catherine Deneuve dans La Chamade, et des années plus
tard vous avez fait un montage de plans d’elle dans ce film pour en faire un
court métrage. Pouvez-vous nous expliquer cette démarche ?
Alain Cavalier. Quand il y a une édition DVD, on vous demande toujours
si vous pouvez faire un supplément. Je m’entendais très bien avec Catherine
Deneuve, elle était délicieuse, merveilleuse. Et puis j’ai revu le film et je
me suis dit : « C’est étrange, si je prends tous les plans, enfin les quelques
plans où elle est seule et où on ne voit pas ses partenaires, l’histoire est
aussi bien racontée qu’en cent minutes. » C’est-à-dire qu’en dix minutes, je
raconte aussi bien l’histoire qu’en cent ! Et en plus, on a ce visage de vingt-
quatre ans, intelligent, d’une beauté absolument rare et on a le off de tous
les hommes qui traversent sa vie. Toute l’histoire est là, et le film est bien
meilleur dans cette version raccourcie !

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous mettre en scène, dans un premier


temps par la voix off, pour finalement devenir le personnage de vos films ?
Alain Cavalier. Je pense que les cinéastes ne peuvent pas éviter de rendre
la monnaie. Ils ont filmé les autres, ils les ont charmés, pillés, il y a eu des
échanges magnifiques ou difficiles… En fait, il faut payer. Cette idée m’a
toujours obsédé. J’ai fait un film avec Vincent Lindon comme partenaire. Je
ne le referai pas, mais je l’ai fait une fois avec un acteur. On ne se
considérait pas comme des acteurs ; on parlait puis on allait déjeuner, et aux
moments où on ne se trouvait pas trop stupides, l’un après l’autre, on
prenait notre caméra et on se filmait. Jamais je ne lui ai dit : « Vincent un
peu plus ou un peu moins vite. » On n’était pas dans un travail d’acteur,
mais on se montrait tous les deux dans nos coulisses de travail. C’est
comme cela qu’on pouvait arriver à être un tout petit peu juste.

Pour Pater, vous avez pris un acteur particulier. Filmé dans son propre
personnage de Vincent Lindon, il a des tics nerveux. Aussitôt qu’il
interprète un autre personnage, ses tics disparaissent. Cela témoigne quand
même d’une vraie frontière entre la fiction et le documentaire.
Alain Cavalier. Absolument ! Mais, la seule chose qu’il y a de bien, c’est
de montrer les deux. Si vous ne montrez qu’une partie, si vous le montrez
sans bégayer, vous ne montrez qu’une partie de la vie. Moi, je montre tout.
Ce que je reproche au cinéma, c’est de ne pas tout montrer. J’avais un
copain qui avait fait la guerre et il me disait comment on fait la guerre. On
envoie les troupes pendant trois jours combattre et ensuite une telle peur
s’empare d’eux qu’ils sont incapables de continuer à combattre. Alors on
les met à l’arrière pendant trois semaines. Quand on les a bien fait bouffer
et qu’on leur a donné à boire, ils y retournent. Dans les films qu’est-ce
qu’on voit en une heure trente ? Ils sont tous là, à combattre de la première
à la dernière image, tout cela pour vous offrir un spectacle un peu condensé.
Mais par rapport à ce qui se passe, disons-le, c’est faux. Par exemple, nous
avons un Président de la République, que je trouve par ailleurs, très
sympathique, mais, quand il parle, il est faux. C’est une chose dont on peut
discuter, mais il joue un rôle, alors que le public, aujourd’hui, ne lui
demande que d’être lui-même. Alors que Charles De Gaulle était d’une
autre école, celle de la Comédie-Française… mais il avait une sorte de
légitimité.

Qu’avez-vous ressenti en jouant le rôle du Président de la République


dans Pater ?
Alain Cavalier. Je n’ai pas joué le rôle du Président de la République ! Je
considère qu’un cinéaste pas trop bête et qui a fait des films peut être un
bon Président de la République. C’est tout. Il s’agit de prendre des
décisions simples, d’harmoniser un petit peu ce qui grince, et de choisir le
camp des gens qui sont démunis, plutôt que celui des gens qui ont de
l’argent.

Votre parcours est également atypique en termes de production. Vous êtes


passé de la commande d’une adaptation pour le cinéma en 1968 avec La
Chamade à une forme d’autoproduction de long métrage autobiographique
en 2004 avec Le Filmeur. Entre les deux, vous répondez à la commande
d’une série de courts métrages documentaires pour la télévision avec vos
Portraits…
Alain Cavalier. La grâce du cinéma, c’est que vous pouvez entrer partout
si les gens sentent que vous avez vraiment envie de les filmer, si vous leur
parlez correctement. Ce qui est curieux avec La Matelassière (épisode des
Portraits, 1991) par exemple, c’est que malgré mes nombreuses visites
avant de la filmer, elle pensait que le cinéma c’était magique. Elle a été très
étonnée, presque affolée, par notre travail. Elle ne pensait pas du tout que le
cinéma était un boulot comme le sien. Et pourtant ça l’est. C’est très
artisanal. C’est pour cela que quand vous posez la question de la
production, j’ai envie de dire que l’argent est fatal au cinéma. Il a détruit
beaucoup de chose. La politique est aussi fatale au cinéma. Elle lui a fait
vanter l’Amérique, Hitler, Staline. Le cinéma anime les cerveaux et les
corps et, via le cinéma, la politique fait un travail de sape sur l’esprit
humain. Par mon père qui était au ministère des Finances, je savais
beaucoup de choses sur le rôle de l’argent, et j’ai toujours considéré le
choix du producteur comme plus important que celui des acteurs ou des
sujets. J’ai eu la chance d’avoir de bons rapports, toute ma vie, avec celui
qui mettait un peu d’argent dans mes films. Je n’ai jamais été victime du
système. J’ai fait des films avec de gros budgets parce que cela
m’intéressait. Pour La Chamade par exemple, je connaissais Françoise
Sagan qui avait écrit le livre et, quand elle m’a proposé le manuscrit, je l’ai
tourné avec grand plaisir. Personnellement, j’ai réduit mon budget de film
en film. Je me suis intéressé à toutes les dépenses. Je demandais toutes les
semaines combien on avait dépensé en pellicule, où en était le laboratoire.
J’ai tout surveillé, mais il me fallait quand même un peu d’argent. Alors un
jour j’ai rencontré cet homme [Michel Seydoux] qui avait, et qui a toujours,
de l’argent. Je lui ai dit : « Écoutez, on peut essayer de travailler ensemble.
Je vous promets que vous ne perdrez pas d’argent mais je ne suis pas sûr du
tout que vous en gagnerez. » Le jour où je déjeune avec lui, je lui raconte,
dans les grandes lignes, le film que je veux faire. Il me dit : « D’accord on
fait le film. Cela prendra six mois, un an, deux ans, peu importe, cela n’a
aucune importance. » Et puis, je lui montre, palier par palier. Il a très bon
jugement, il m’aide. Pour le dernier film que j’ai fait, qui est un peu
particulier, je ne lui ai pas montré. Mais je ne lui ai pas demandé d’argent.
Parce que, comme c’est un film particulier, j’avais peur qu’il cale au bout
de quarante minutes et qu’il veuille continuer alors qu’il n’en avait plus le
cœur. J’ai pris tout mon argent pour l’autofinancer. Je lui ai montré, cela lui
a plu et maintenant il rembourse mes notes. Tout tient donc au casting du
producteur. Pour le reste, je ne pense pas qu’il y ait de « situation du cinéma
français » avec des films moyens ou riches. Il y a, en revanche, une censure
du gouvernement, qui se fait à travers l’avance sur recettes et toute une
série de choses. L’avance sur recettes a des avantages, puisqu’elle aide
beaucoup de cinéastes, et que j’en ai moi-même profité, mais c’est quand
même un formidable instrument de surveillance. De l’autre côté, c’est une
politique libérale où la seule question est de savoir si on fait des entrées ou
pas. Il n’y a pas d’autre discours. Votre salaire passe de zéro à cent, à partir
du moment où vous faites des rentrées d’argent. C’est la seule loi, la loi du
spectacle, celle du théâtre, des fauteuils. C’est une loi absolue. Si vous
connaissez ces lois, il faut les détourner. Sinon elles vous tuent. Chacun a sa
méthode pour le faire. Il y en a qui restent dans le système et qui arrivent à
s’y retrouver…

Le Filmeur ou Irène se caractérisent par une fabrication atypique. Ils


utilisent les nouveaux dispositifs que permettent les évolutions
technologiques. N’y a-t-il pas un paradoxe dans le fait qu’ils bénéficient
d’une distribution traditionnelle ? Pourquoi n’essayez-vous pas d’explorer
de nouveaux moyens de diffusion ?
Alain Cavalier. Je bénéficie peut-être du privilège de l’âge. Mes films,
quand ils marchent moyennement, font environ 40 000 entrées. Alors je
calcule ça par rapport aux prix qu’ils coûtent et aux achats des télévisions ;
et j’adapte ces données à leur distribution en salles. En revanche, je
reproche aux générations suivantes, qui ont beaucoup innové sur le matériel
et les techniques de tournage, de n’avoir rien fait pour les salles. Ils n’ont
pas eu d’idées et sont restés sous la dépendance des circuits. Dans les
cinémas d’art et essai de province, les films passent systématiquement à des
heures où il n’y a personne. Personnellement je peux continuer à faire les
films que je fais parce qu’il y a des gens qui viennent à mes rendez-vous.
Quand j’ai fait mon premier film en vidéo, je me suis dit qu’il fallait que
j’invente quelque chose pour le sortir. Heureusement je connaissais le
programmateur du cinéma de la rue Saint-André-des-Arts [Roger
Diamantis] et je le lui ai montré. « Je vais vous prendre votre film pendant
deux semaines ou trois semaines », m’a-t-il dit. Je lui ai répondu que cela
ne m’intéressait pas : « Je veux une durée. Vous savez ce que vous allez
faire ? Vous mettez mon film à 12 h 30, hors permanent. De 12 h 30 à
14 h. » Il l’a mis et, le premier jour, il y avait la queue parce qu’il y avait
une idée de spectacle, et je me considère comme un homme de spectacle.
C’est comme un peintre dans une galerie : si personne ne vient,
automatiquement il arrange les choses, alors que nous, les cinéastes, nous
laissons cela à des propriétaires de fauteuils. Nous avons laissé cela à Pathé
qui s’est très bien occupé de Pater, mais qui ne l’a pas mis dans ses propres
salles. Ils ont essayé de trouver des indépendants. Moi je ne fais pas
fonctionner l’industrie, ni par mes entrées, ni de façon sociale, parce que je
n’ai pas d’équipes. Il y a trente ans, lorsque je sortais mes films, je recevais
la visite des syndicats qui venaient à quatre et me disaient : « Alain, tu n’as
pas assez de monde dans ton équipe. Tu ne fais pas travailler les techniciens
du cinéma. » Je leur répondais, et j’étais très sincère, que je n’avais pas
besoin de plus de monde. Les gens qui travaillaient avec moi étaient payés
normalement et n’étaient pas surchargés. Petit à petit, quand on est arrivés à
la caméra dans la main, il n’y avait plus besoin de personne. Maintenant, je
fais des films seul et ni le CNC, ni le syndicat ne me le reprochent. Il s’est
passé des choses dans l’esprit des cinéastes, il s’est passé des choses dans la
fabrication des films, dans la forme des films, dans le rapport des films avec
le public, parce que maintenant le public sait que, dans certains films, c’est
le cinéaste qui tient la caméra et qu’il se passe des choses dans son corps,
dans la vibration de la caméra. Le cinéaste peut enfin envoyer des messages
personnels.

Aujourd’hui, des sociétés américaines travaillent à la fabrication et à la


commercialisation de lunettes connectées qui permettront, sans doute, de
faire des photos et de la prise de vue. Cela pourrait-il être un nouvel
instrument pour faire des films ? Ou pensez-vous qu’il faudra toujours un
objet entre le réalisateur et ce qu’il filme, comme s’il y avait besoin d’un
médiateur ?
Alain Cavalier. Cela dépend des tempéraments. Moi j’aime bien me
déclarer filmeur devant des gens. C’est certes dangereux parce qu’il y a la
réaction : « Qu’est-ce que tu fous là ? », mais on entre, tout d’un coup, dans
un rapport juste. La personne sait qu’on lui demande d’être filmée et qu’elle
pourra refuser. C’est un jeu que j’ai appris. Avoir le moyen de filmer sans
être vu, ou bien de voir sans être vu, on le fait aussi… C’est le but quand on
est dans le dos d’une personne. Je vais vous raconter le plus beau plan de
ma vie que je ne pourrais jamais publier. Je vais dîner avec une personne
qui m’est très chère, avec laquelle je travaille, et avec des amis. C’est la
nuit, on sort, on rentre, elle monte dans sa voiture et je sens qu’elle a bu. Et
puis, petit à petit, cette ivresse l’envahit totalement. Je la suis et elle ne voit
pas que je la filme. Elle raconte, elle se déshabille, etc. Puis cela se termine
exactement comme sur les photos de nu de Marilyn Monroe. Elle se jette
sur son lit, comme ça… C’est peut être le meilleur plan séquence que j’ai
fait de ma vie. Il est aussi beau que le plan de Zapruder, qui est sûrement le
meilleur cinéaste qu’on ait connu. Il a pris la voiture de Kennedy lorsqu’il
prend une balle dans la tête. C’est le plan absolu et c’est un film qui dure
quarante secondes. Pourquoi le meilleur film de l’histoire ne durerait-il pas
quarante secondes ? C’est aussi un plan très lucratif pour lui, parce qu’il l’a
vendu photogramme par photogramme. Il a eu l’élégance de ne pas vendre
le photogramme où, pendant un seizième de seconde, le cerveau éclate ; le
photogramme est rouge. Je suis obsédé par cela, parce que ça réunit à la fois
une qualité cinématographique absolue et une tragédie absolue en quarante
secondes. Et pourtant, c’est fait par un homme qui n’était pas cinéaste. Cela
prouve bien que le cinéma est dans l’enfance et qu’il va grandir petit à petit.
Il y a encore une infinité de choses à faire.

Est-ce que le plan subjectif est, pour vous, l’absolu du cinéma ?


Alain Cavalier. Non mais quand on est là et qu’il se passe quelque chose,
c’est la réaction la plus rapide que je connaisse pour enregistrer et je trouve
cela formidable !

Vous disiez qu’on n’a pas encore inventé de nouveaux moyens de


distribution mais, aujourd’hui, internet est devenu un moyen de distribution
énorme pour de jeunes cinéastes qui peuvent s’y faire rémunérer. Qu’est-ce
que vous en pensez ?
Alain Cavalier. Je n’en pense que du bien et je vais vous dire une chose,
les petits films que je regarde à longueur de journée sur internet, c’est ça le
cinéma. Une caméra fixe qui voit des gens s’emparer d’une banque, c’est
beaucoup plus intéressant pour moi qu’un film policier. Mais moi, je suis né
et je mourrai dans la salle. Alors je travaille pour la salle. En particulier
aussi pour un acte que je fais depuis mes premiers films : quand un de mes
films sort, je fais quelques villes et je vais à la rencontre du public. Sans
cela, je suis perdu.

Parfois vous les filmez d’ailleurs ?


Alain Cavalier. Parfois oui… J’appartiens à une génération qui est
fasciné par les films internet. Je pourrais envoyer aussi mes films par
internet, mais je ne le fais pas pour l’instant. Cela me viendra peut être juste
avant de trépasser. J’enverrai quelques messages sur internet.

Vous avez dit que vous avez détruit des photos d’Irène pour ne pas laisser
de traces, parce que vous voulez les garder dans votre mémoire. Mais, en
même temps, vous filmez pour laisser des traces. Pourquoi avoir détruit ces
photos ?
Alain Cavalier. J’ai un ami qui a perdu sa femme, et son appartement est
un autel. C’est-à-dire qu’il garde tout en place. Je lui demande si ce n’est
pas étouffant et il me dit : « Non je la vois, comme ça. » Moi, au contraire,
quand elle a disparu, j’ai quitté le lieu, j’ai détruit toute preuve. Je ne
voulais la garder que dans ma tête. C’était la seule façon de la garder
vivante dans ma tête. Et je crois que j’ai eu raison, parce que j’ai pu faire un
film sur elle.

La preuve cinématographique justement, qu’est-ce que c’est ?


Alain Cavalier. Il faut toujours donner un exemple. Je l’ai fait avec le
film de Zapruder. Il a donné la preuve cinématographique que lui, cinéaste
amateur, avait filmé, en un seul plan, un événement historique majeur. Vous
voyez ce que je veux dire ? Si vous avez un acteur qui ouvre une porte, qui
voit sa femme dans les bras d’un autre et qui fait : « Hmmm ! » ou
« Rrrr ! », ce n’est pas une preuve cinématographique. C’est un jeu, un
artifice, mais ce n’est pas une preuve. Pour aller plus loin, je peux dire que
les preuves cinématographiques sont rares comme les preuves d’amour. Je
pense que les gens vivent leur amour comme les cinéastes vivent leur
cinéma. Il y en a qui les vivent pauvrement, il y en a qui sont très excités
par ça et qui en font un travail merveilleux. C’est la même chose pour les
cinéastes : ou bien ils font des films plan-plan ou bien, tout d’un coup, ils
sont un peu illuminés et ils vont plus loin, mais ils apportent toujours une
preuve. Cela ne marche bien que s’il y a des preuves un peu élaborées et
renouvelées.

Ce besoin de renouvellement semble présent tout au long de votre


parcours..
Alain Cavalier. C’est comme les choses de l’amour. Il faut que ça se
renouvelle de temps en temps, sinon on fait des choses qui ne sont pas
habitées. Quand vous voyez comment un cinéaste filme l’amour, les baisers,
les rencontres et le lit même, vous savez tout sur lui. Tout ! Vous pourriez
mettre toutes les scènes de sentiments ou de corps qu’il a filmées, les unes
derrière les autres, ce serait un portrait criant de ce qu’il est réellement,
qu’il ne sait pas, et qu’il livre à travers son film.
JEAN-PIERRE ET LUC DARDENNE

« ON A TOUJOURS BIEN AIMÉ LES CONTRAINTES »

Jean-Pierre et Luc Dardenne, vous avez grandi à Engis, une commune


industrielle près de Liège. Luc, vous entreprenez en 1975 des études de
philosophie à l’UCL, l’Université Catholique de Louvain. Jean-Pierre, vous
suivez des études de théâtre à l’IAD, l’Institut des Arts de Diffusion, où
vous avez comme professeur Armand Gatti, metteur en scène, écrivain,
journaliste, cinéaste qui, dans la lignée de Mai 68, revendique un théâtre
politique et populaire. Avec Luc, vous devenez ses assistants sur des projets
théâtraux. Cette rencontre avec Gatti vous a beaucoup influencés au
moment de faire vos premiers films… Votre cinéma est très ancré dans la
région de Seraing, une ville minière sur les rives de la Meuse qui a subi de
plein fouet la crise de la sidérurgie et la fermeture des hauts fourneaux de
Cockerill. Entre 1978 et 1983, vous réalisez six documentaires ; puis, entre
1987 et 2014, onze films de fiction, dont deux courts métrages. Vous recevez
de nombreux prix, notamment à Cannes avec le Prix du Scénario pour Le
Silence de Lorna, le Grand Prix pour Le Gamin au vélo et deux Palmes
d’or, la première pour Rosetta en 1999 et la seconde pour L’Enfant en
2005.
Vous avez commencé votre carrière par des documentaires. Dans les
années 1970, en parallèle de votre travail avec Armand Gatti, vous filmez
des témoignages et des portraits, que vous avez appelés des « rencontres
vidéo ». Pouvez-vous nous parler de ces rencontres ? En quoi vous ont-elles
menés au documentaire ?
Luc Dardenne. Effectivement, Jean-Pierre avait comme professeur
Armand Gatti à l’IAD. Gatti est revenu en 73 et a embarqué avec lui un
caméraman américain, Ned Burgers, qui travaillait avec le cinéaste Jean-
Pierre Gorin, qui lui-même avait travaillé avec Jean-Luc Godard en 68-
69… Ned Burgers est arrivé avec un enregistreur vidéo qu’on appelait à
l’époque le « Portapak », et des bandes 1/2 pouce, qui duraient plus ou
moins une demi-heure. L’appareil était assez lourd, il faisait environ
soixante centimètres sur quarante, pour une quinzaine de centimètres
d’épaisseur, le tout relié par un câble à une caméra. C’était la première fois
que des gens qui ne travaillaient pas à la télévision pouvaient faire des
images visibles tout de suite, sans passer par le développement de la
pellicule. Armand Gatti a utilisé cela pour interviewer des gens et préparer
ses pièces de théâtre en Belgique, et puis pour faire un petit film à partir
d’une pièce qu’il avait mise en scène. Quand il est parti travailler en
Allemagne, à Berlin ou à Francfort, on s’est dit : « On va faire comme lui. »
Ou plutôt : « On va essayer ! » Je crois qu’en art, au début, on rivalise
toujours avec quelqu’un. En tout cas, on a un modèle, on cherche à faire
comme lui. C’est seulement plus tard qu’on s’en écarte. On a donc acheté
une caméra. On avait rassemblé une partie de l’argent en allant travailler
dans une centrale nucléaire près de chez nous, et on avait été aidés par notre
père pour obtenir un prêt bancaire. C’est ainsi qu’on a commencé à faire
des portraits vidéo. Pour résumer, on allait tourner dans des cités ouvrières.
Ce ne sont pas les mêmes que chez vous en France, où vous avez ce qu’on
appelle les « barres ». Chez nous, les cités, ce sont parfois des pavillons,
parfois des immeubles de quatre ou cinq étages, et parfois quelques tours,
mais c’est plus rare. On allait donc dans ces cités et on avait cette idée
simple : les gens vivent séparés dans leurs maisons, leurs appartements ; on
va essayer de faire en sorte qu’ils se parlent, et qu’ils se parlent de choses
politiques.

Comment faisiez-vous ?
Luc Dardenne. On sonnait chez eux : « Bonjour Madame, bonjour
Monsieur. » On avait quand même une convention du ministère de la
Culture qui agréait notre démarche, parce que nous étions les premiers
vidéastes documentaires du pays. À l’époque, il y avait des vidéastes qui
travaillaient en arts plastiques, qui utilisaient l’écran vidéo comme « toile »
si je puis dire, mais il n’y avait pas de gens, en Belgique, qui faisaient de la
vidéo documentaire. On était d’ailleurs un peu la risée des gens du cinéma
qui ne comprenaient pas l’intérêt de cette image vidéo un peu laiteuse,
grise, qu’on ne peut pas vraiment bien éclairer. On a commencé à faire des
portraits et on disait aux gens : « Si vous êtes d’accord, on voudrait que
vous racontiez un moment dans votre vie où vous vous êtes opposés à
quelque chose que vous considériez comme injuste. » Comme on travaillait
dans une région où le mouvement ouvrier était très important, souvent leurs
réponses étaient liées au travail. Hommes ou femmes. La première grève de
femmes, dans l’Histoire, s’est faite en Belgique et il y a eu un film
d’ailleurs, en Angleterre. C’était à la Fabrique nationale d’armes de Herstal,
en 1967 ou 1968. Et les gens racontaient ! C’est assez étrange. Aujourd’hui
je pense qu’on nous dirait : « Mais qui êtes vous ? Pourquoi ? Comment ?
Donnez-moi un papier. Pourquoi venir chez moi ? » Mais là, c’était plutôt
bon enfant, l’ambiance était bonne, on filmait les gens une vingtaine de
minutes. On les filmait « à la gâchette », comme on dit, parce qu’on n’avait
pas de table de montage. On préparait quand même le tournage, on voyait
les gens, on parlait… Je me souviens du curé de Seraing. Au moment de la
grande grève en Belgique, sept curés s’étaient opposés à l’évêque parce
qu’il avait demandé aux chrétiens et à tous les gens du syndicat lié à la
Démocratie Chrétienne d’arrêter la grève. L’Église avait encore un rôle
important dans la société, c’était en 1960. Mais sept curés ont dit dans leur
église : « Continuez la grève, n’arrêtez pas la grève ! En tout cas,
réfléchissons. » Et le curé qu’on a interrogé, dans le petit film, lit cette lettre
devant nous, la même qu’il avait lue quinze ans plus tôt. Ensuite, le samedi
ou le dimanche, on allait montrer nos films dans un bistrot, dans un garage,
dans une salle paroissiale, dans une maison du peuple, dans les maisons du
Parti Socialiste. Je dois bien avouer que la plupart des gens venaient avant
tout parce qu’ils voulaient se voir à l’écran ! Ils amenaient leurs enfants,
leurs parents parce qu’ils avaient été filmés la veille. Il y avait aussi
quelques curieux. Voilà, on a fait cela pendant deux ou trois ans. On a tout
perdu, parce que les bandes vidéo étaient couvertes d’une graisse animale
pour glisser sur les têtes de lecture du magnétoscope, et la graisse a séché.
Artistiquement, ce n’était rien de particulier, mais enfin c’est quand même
toute une série de témoignages qu’on a perdus…

Vous passez de cet enregistrement d’une parole brute « à la gâchette »


dans vos premières vidéos à un montage très affirmé, comme dans Lorsque
le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois (1979).
Quelle place accordiez-vous à la construction d’un récit, d’une histoire ?
Jean-Pierre Dardenne. Luc parlait tout à l’heure de Gatti. Léon M.
descendit la Meuse pour la première fois est une espèce de copie. Le rôle
important de la voix off, du texte, est très influencé par les documentaires
que Gatti, de son côté, faisait en vidéo. Si vous voulez, pour remonter un
peu en arrière, à nos débuts, on se disait un peu naïvement : « Il n’y a pas
d’histoire des mouvements ouvriers dans notre région. » On avait un peu
raison et on avait beaucoup tort, mais grâce à notre ignorance, finalement,
on a commencé à travailler. C’est cette ignorance qui nous a permis de faire
le film. On avait d’abord fait un premier documentaire sur la résistance
antinazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Léon M. était notre
deuxième. Léon Mazy était un militant qui avait été très actif pendant la
grève de 1960 dont Luc a parlé. On a fait ce film, à la fin des années 1970, à
un moment où étaient beaucoup remis en cause la lutte des classes, l’avenir
du militantisme, tous ces idéaux de société sans classes, de dictature du
prolétariat… Toutes ces choses étaient en train de s’effondrer. Pour
beaucoup, ces concepts avaient déjà disparu, mais à ce moment-là, la
disparition se répandait assez largement. Alors on a voulu raconter l’histoire
de cet homme qui a participé à une grève, qui était un militant ouvrier, qui
rêvait d’une société plus « égalitaire », dirons-nous, et qui a vu que ses
rêves ne s’étaient pas réalisés. Ce voyage sur la Meuse nous permettait de
retraverser toute la grève dans l’espace. Tout au long de sa traversée, à
chaque moment, Léon désigne des endroits ; et la caméra s’y retrouve, avec
un protagoniste des lieux qu’il indique. Parallèlement à cela, on
s’interroge : le futur du militant, c’est quoi ? Cela peut sembler naïf
aujourd’hui, en tout cas c’étaient des questions qui nous intéressaient. Je ne
dirais pas qu’on les avait chevillées au corps, ce ne serait pas vrai, mais il
nous semblait important de les poser. Ce n’est pas non plus que le film
« servait » à quelque chose, on n’a jamais été dans ce genre de pratique, de
démonstration. Même si ces questions étaient présentes, on n’a jamais fait
nos films pour cela. Ce qui nous intéressait, c’était cet homme. On n’aurait
jamais fait le film si on ne l’avait pas rencontré. Cela s’est fait un peu par
hasard, on a vu qu’il était un peu désillusionné, qu’une partie de son histoire
l’avait laissé amer, alors qu’il y avait engagé beaucoup de lui et de ses
années d’ouvrier. Il était en train de construire un bateau pour partir. Dans
nos documentaires, on a toujours eu du mal à s’intéresser vraiment aux
choses qui se passent, c’était difficile pour nous, on n’y arrivait pas. À
l’exception de certains moments, on était toujours dans la construction. On
savait que ce bateau allait nous servir pour le début du film et que ce
voyage allait nous renvoyer à des endroits clés de la grève. On savait que la
voix off, en plus, allait nous aider.
D’une certaine manière, on a continué à faire la même chose. On peut
considérer que nos films de fiction sont aussi des portraits et que, même
dans les interviews « gâchette » dont Luc parlait, les gestes nous ont
toujours beaucoup retenus. Dès qu’on pouvait s’en servir, on essayait d’en
faire des moteurs de nos séquences. Les gestes du travail, on les voit
beaucoup dans Le Fils, mais dans nos autres films aussi. Ils ont beaucoup
d’importance pour nous et, avec les comédiens, c’est d’abord cela qui nous
intéresse. C’est souvent à travers eux qu’on trouve les rythmes de nos
scènes. Si on n’arrive pas, pour une raison ou pour une autre, à avoir les
gestes que nous désirons, on ne botte pas en touche, on ne se dit pas qu’on
s’en fout, qu’on va d’abord filmer les comédiens en train de parler. Non, on
essaie de trouver une solution. Pas pour nous obstiner bêtement, mais parce
que c’est notre manière de trouver une scène. Sans doute aussi parce que
nous avons été, dans notre enfance, notre adolescence et une partie de notre
âge adulte, bercés par tous ces gestes du travail. Maintenant le travail, on ne
le voit plus. À cette époque, on le voyait encore.

Comment appréhendiez-vous la question cadre en documentaire ?


Comment trouver la bonne distance avec vos personnages ? C’est vous
Jean-Pierre qui teniez la caméra…
Jean-Pierre Dardenne. On apprenait en filmant. On n’a pas commencé à
filmer avec des référents suffisamment forts en tête pour se dire : « Untel se
place comme ça, untel de cette façon, si on se met comme ça, on va penser
à… » On filmait simplement. J’essaie de me souvenir de ce qu’on se disait
quand on arrivait dans l’atelier de Léon Mazy. On se disait qu’on allait
laisser la porte ouverte pour faire entrer la lumière, qu’on allait allumer la
petite lampe torche qui était là. Et on essayait de voir ses gestes.
Luc Dardenne. On a utilisé la « paluche » de Jean-Pierre Beauviala,
qu’on tenait à la main. On s’en est par exemple servi pour filmer les vagues
que le bateau faisait, afin de créer une fausse tempête : à un moment donné,
le bateau est soi-disant pris dans une tempête, qui est créée par la caméra.
En fait on s’amusait, comme pour le son, la musique… On ne s’est jamais
autant amusés, je crois, à « faire des trucs ». On ne se posait pas vraiment
de questions. Un type de la télévision a vu ce qu’on faisait et a voulu
diffuser un de nos documentaires, celui sur la Résistance. Le film faisait une
heure, il avait une plage de vingt-trois minutes à nous proposer… On a dit :
« D’accord, allez-y. » Puis il s’est intéressé au suivant et c’est ainsi qu’on a
commencé. Mais on n’avait pas une pensée du cadre, de la distance… On
n’a pas travaillé comme ça. On voulait raconter quelque chose avec,
effectivement, une voix off qui organise un peu le tout. Au début c’était ça.
On s’en est quand même détachés par la suite.
Jean-Pierre Dardenne. On filmait beaucoup, c’était l’intérêt de la vidéo,
avoir beaucoup de choses différentes. Rarement des plans larges, tout
simplement parce qu’on ne pouvait pas en faire dans son garage.
Finalement, on a toujours bien aimé les contraintes, parce qu’on a moins
besoin de choisir ensuite. Et ces contraintes-là, je pense qu’on essaie de les
retrouver dans nos films de fiction. On aime bien voir ce qu’on peut faire
avec les contraintes des lieux dans lesquels on est. On essaie de s’en mettre
le plus possible. Par exemple, dans Le Gamin au vélo, on avait choisi un
autre décor pour le début du film, une grande salle dans laquelle le gamin
est au téléphone et attend que quelqu’un lui réponde. On s’était dit qu’on
devait sortir un peu de nos petits espaces habituels… Surprendre l’équipe et
nous surprendre nous-mêmes, travailler dans un décor plus vaste, avec
plusieurs bureaux, des éducateurs… On avait répété différentes choses, à
différents endroits de la salle. On avait filmé, puisqu’on filme toujours nos
répétitions. Finalement, une semaine avant le tournage, on s’est souvenu
d’un petit bureau qu’on avait vu par hasard avec Luc. Et c’est seulement là
qu’on a pu commencer à penser la mise en scène, la place des corps, l’un
qui disparaît parce que l’autre vient le cacher, le gamin qui passe sous la
table. Quelque chose s’était mis en route. On s’amusait moins dans la
grande salle, je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça.

Donc vous avez besoin du réel des décors pour la fiction ? Vous ne
pourriez pas, par exemple, tourner en studio et reconstituer entièrement un
décor ?
Luc Dardenne. Si, on l’a fait pour La Promesse. On a reconstitué toute la
maison où Igor et son père exploitent et logent les clandestins. C’était une
ancienne industrie pharmaceutique, je crois. Dans tous les cas, on aime bien
demander au décorateur de faire des chicanes, des trucs où l’on est
coincés… Par exemple, Rosetta, quand elle s’accroche aux armoires pour
ne pas sortir de l’usine alors que la police est venue la chercher, on a fait
des chicanes pour que les corps – et la caméra ! – soient obligés de suivre
des parcours heurtés et complexes. Par moment, on est très « resserrés », les
acteurs sont pris dans des décors et des espaces qui les enferment.

Très tôt, en 1975, vous créez votre propre structure de production,


Dérives, que vous envisagez comme un atelier documentaire. Comment
gériez-vous l’équilibre entre création et production ? Est-ce que vous
continuez à produire des documentaires depuis votre passage à la fiction ?
Luc Dardenne. On a eu un statut privilégié : on avait des financements
pour produire nos propres films. À l’époque, on ne devait pas produire ceux
des autres, on n’en avait pas le droit. Donc on a produit six ou sept de nos
documentaires. Et puis on a demandé à produire quelqu’un d’autre, et on a
eu l’autorisation du ministère de la Culture et de l’Audiovisuel. C’était pour
un film de Gatti d’ailleurs, en Irlande du Nord, en 1980. On s’est ensuite
mis à produire d’autres gens, parce qu’ils connaissaient notre travail ou
qu’ils nous avaient aidés ici et là. C’étaient des amis, souvent pour des
premiers films, des documentaires. L’atelier Dérives existe encore, cela
nous intéresse toujours de produire les autres. Un psychanalyste rirait
beaucoup, parce que la jeune femme qui le dirige maintenant s’appelle Julie
Frère, on ne s’en est pas rendus compte tout de suite. On a aussi créé les
Films du Fleuve.

Pourquoi êtes-vous passés du documentaire à la fiction ?


Luc Dardenne. On a arrêté le documentaire parce qu’on les mettait
beaucoup en scène, comme l’a dit mon frère. On ne filmait pas le réel, on
n’essayait pas d’être là quand il se passait un événement, on réorganisait
tout. Donc on plaçait les gens, on leur disait comment marcher, où se
tourner, quoi dire. Je me souviens d’un gars qui nous a demandé : « Je dis
ça pourquoi ? » et on a répondu : « Parce qu’on aimerait bien que tu le
dises… Parce que ça nous arrange pour la structure du scénario ! » On était
pris dans ces questions un peu difficiles, dans ces limites qu’on rencontrait.
On s’énervait quand quelqu’un ne voulait pas faire ce qu’on avait imaginé.
Je dois dire qu’à part le documentaire sur la Pologne et le coup d’État de
Jaruzelski en 1981, où le film était vraiment lié à l’actualité, on sentait que
le documentaire n’était pas vraiment notre chemin. On avait envie de
travailler avec des acteurs, de raconter nos propres histoires, qui venaient
d’ailleurs parfois de ce que les gens qu’on avait filmés nous avaient raconté.
On s’est aussi dit : « Au moins, avec un film de fiction, si on a envie de
filmer quelqu’un qui tue quelqu’un, on peut. » En documentaire, c’est plus
compliqué ! Quand on a fait La Promesse, en 1995, notre « première »
fiction après Falsch et Je pense à vous, on aborde vraiment ce qui nous
intéresse, si je puis dire. C’est-à-dire le meurtre de quelqu’un.

Dans Regarde Jonathan / Jean Louvet, son œuvre (1983), qui est le
dernier documentaire que vous réalisez, vous faites le portrait de l’écrivain
wallon Jean Louvet qui est notamment à l’origine de la troupe du Théâtre
prolétarien. On se rend compte que l’esthétique et les mouvements de
caméra très cinématographiques annoncent votre transition vers la fiction.
Trois ans plus tard, vous réalisez Falsch, votre première fiction, tirée d’une
pièce de René Kalisky qui se situe dans un aéroport de campagne, et que
vous avez tourné dans un lieu unique avec des comédiens constamment
présents sur le plateau, même lorsqu’ils n’apparaissent pas dans le champ.
Dans votre dernier documentaire et dans votre première fiction, vous
explorez donc les rapports entre le théâtre et le cinéma…
Jean-Pierre Dardenne. C’est un peu prétentieux de dire ça, mais nos
premiers liens sont avec le théâtre. Avec Gatti. Je pense qu’on n’a jamais
vraiment quitté le théâtre. Et dans ce documentaire, nous avons fait le
portrait d’un écrivain, Jean Louvet. Son œuvre théâtrale est en partie liée à
l’histoire du mouvement ouvrier. Je ne dirais pas qu’il a fait des pièces
comme nous avons fait des films. Ça n’a rien à voir, mais enfin, son théâtre
est traversé par le mouvement ouvrier, par son histoire et ses utopies. Nous
avions lu les pièces de Louvet, nous les aimions bien et je pense qu’on
arrivait aussi un peu au bout de ce qu’on voulait faire avec nos
documentaires. On s’est dit : « Et si on faisait le portrait de Jean Louvet ? »
C’était beaucoup plus construit que nos précédents documentaires. On était
un peu moins liés aux gestes des personnages que dans nos précédents
films. Si on continue avec Falsch, je pense que le théâtre a été un peu le
document sur lequel nous nous sommes appuyés, comme si nous en faisions
un documentaire. On a pris le texte de Kalisky comme un document. Le
choix de Kalisky est important. Dans le portrait de Jean Louvet, on a essayé
de mettre en scène la parole d’un homme. À travers différentes choses : lui
dans l’écran, puis lui qui parlait dans le train, lui au milieu des écrans
vidéos. On a essayé de mettre en scène la parole d’un écrivain de théâtre. Et
les écrivains de théâtre aiment dire leur texte soit sur scène, soit dans des
endroits publics où ils peuvent parler. C’est de tout ça qu’on est partis, je
pense, en se disant : « On va mettre en scène la voix de Louvet dans des
morceaux de représentation que nous allons installer, et aussi sa voix à lui
dans des décors que nous allons construire, d’une certaine manière. » Ce
qui structurait le film, c’était un peu la même thématique que pour Le
bateau de Léon M., la fin d’une histoire qui avait été portée par le
mouvement ouvrier. C’est ce qu’on a raconté dans nos trois derniers
documentaires : dans Léon M., dans celui qui a suivi et dans celui de
Louvet. Et il y avait les grandes photos aussi. On était dans les archives. On
voulait faire des références au théâtre de Piscator. On a montré le film sur
Louvet à Marc Washburn, qui était responsable de tout le secteur littérature
en Communauté Française de Belgique, et il nous a dit : « Pourquoi ne
feriez-vous pas d’autres portraits d’auteurs ? » On s’est regardés, on s’est
dit : « Oui, peut-être. » On ne savait pas bien ce qu’on voulait faire, et il
nous a littéralement balancé quelques bouquins au-dessus de la table, dont
des pièces de Kalisky que ni Luc ni moi n’avions jamais lues. On a lu ces
pièces et on s’est dit : « Falsch » ! Sans doute aussi parce que ce sont des
histoires de famille, et la manière dont Kalisky en parle nous a bouleversés.
C’est leur histoire vue au travers de l’écriture de Kalisky que nous avons
conservée. C’est une adaptation dans la mesure où nous avons concentré le
texte sur le rapport entre Joe et son père, mais toutes les phrases qui sont
dites dans le film sont de Kalisky. Et puis on s’est trouvés pour la première
fois confrontés à des acteurs. Les acteurs, ça fait peur, donc on s’est mis sur
un travelling tranquille. Voilà.

Vous réalisez ensuite Je pense à vous en 1992, qui marque vraiment votre
entrée dans la fiction, puisque vous êtes les auteurs du scénario original. Le
résultat ne correspondait pas à ce que vous aviez envie de faire, mais
comment cette expérience de tournage vous a-t-elle conduits à mettre au
point la méthode de mise en scène qui s’affirme dès votre film suivant, La
Promesse ?
Luc Dardenne. C’est le moment douloureux et parfois long de notre
histoire, mais je vais être bref. Normalement c’est Jean-Pierre qui répond
toujours à cette question. Le scénario, nous l’avons écrit avec Jean Gruault,
scénariste connu qui a travaillé avec Truffaut, Godard ou Resnais, et qui
nous a appris beaucoup de choses. Et surtout une chose : comment créer un
personnage de fiction. Quand on lui faisait des propositions, il disait : « On
est trop dans le documentaire, ce n’est pas assez fort. Il faut sortir de la
boue, là. » Alors, on essayait. C’était très bien. Une belle expérience.
Comme c’est nous qui avions choisi de faire ce film, je n’accuse pas Jean
Gruault de ne pas avoir écrit un grand scénario. C’est en partie de notre
faute. Je dirais qu’il tient la route, mais il n’a rien d’exceptionnel. On fait le
film avec des acteurs connus et formidables : Robin Renucci, Fabienne
Babe, une actrice russe et plusieurs belges formidables aussi. Mais on n’a
jamais su où mettre la caméra. On n’a jamais su pourquoi on la mettait là
plutôt que là et je crois que mettre en scène, c’est d’abord savoir où vous
mettez la caméra. Même si vous ne savez pas vraiment pourquoi. On ne sait
pas toujours, mais on sent les choses. Là, on a fait un film qui nous a
échappé. On a été des entrepreneurs qui ont fait leur boulot. On a construit
une maison qui tenait plus ou moins, mais on n’a jamais su pourquoi telle
pièce était située là plutôt que là, telle fenêtre là plutôt que là. Voilà
comment on s’est sentis pendant le tournage de ce film. Je dis bien « on
s’est sentis », parce que je ne veux absolument pas que quelqu’un d’autre
que nous porte la responsabilité de ce mauvais film. Mais nous ne savions
pas pourquoi nous faisions ce que nous faisions. Vous voyez, c’est terrible
lorsque vous êtes là, et que vous vous dites : « Mais qu’est-ce que je fous
là ? » Bon, il faut revenir demain parce qu’on s’est engagés, ça coûte cher,
il faut quand même faire le film et le finir. On ne peut pas dire « j’arrête ».
Donc, on a fait ce film qui n’a pas marché auprès du public ni auprès de la
critique évidemment. Voilà, c’était un échec. Mais pour nous, si je puis dire,
forts de cet échec, on s’est dit : « On continue ou on arrête ? » On aimait
faire ce qu’on faisait, mais si personne ne vient voir le film, si ça parle à
peu de gens, si vous vous êtes quand même un peu ennuyés en le faisant…
Alors on s’est dit : « On va voir. On va déjà rembourser les dettes qu’on a
contractées en faisant ce film. » Et en même temps : « Maintenant, on va
faire un autre film, et on ne nous dira pas qu’il faut prendre des acteurs
professionnels ou pas, des gens expérimentés ou pas, qu’il faut mettre la
caméra ou faire des travellings ou pas. On s’en fout. On va d’abord écrire
un scénario qu’on a envie de raconter. » On l’a fait. Il a été accepté, je dois
dire, malgré l’échec du film précédent, par les commissions du film en
France et en Belgique, par Canal +, enfin, par les coproducteurs habituels.
Et quand on a tourné le film, on a dit : « On choisit nos collaborateurs. » Ce
sont des gens qui n’avaient presque jamais fait de fiction pour la plupart.
Sauf l’ingénieur du son, Jean-Pierre Duret. Alain Marcoen, le chef
opérateur, avait peut-être fait un film avec Jean-Claude Riga qui est un
cinéaste belge. Et on a travaillé comme ça. On a cherché ensemble. On a
répété. On s’est préparés. On a engagé Olivier Gourmet qui n’avait jamais
fait de cinéma, mais qui avait fait du théâtre. Jérémie Renier n’avait jamais
tourné, mais c’est normal, il avait quatorze ans. Assita Ouedraogo, on est
allés au Burkina Faso pour la rencontrer. Elle avait déjà joué dans deux
films d’Idrissa Ouedraogo, mais elle était institutrice. On s’est fait
confiance. On a dit à un de nos collaborateurs, parce qu’on faisait des
mouvements de caméra sans travelling : « La machinerie, on s’en fiche, on
ne veut plus de ce truc parce que ça met une distance trop grande entre nous
et les acteurs, on veut être plus près d’eux, les voir. » On a eu un combo
pour visionner ce qu’on filmait. Le directeur photo de Je pense à vous
n’avait pas envie qu’on ait de combo. C’est le moniteur qui vous permet de
voir ce que la caméra enregistre et nous, à deux, nous en avions absolument
besoin. C’est là qu’on regarde le film qu’on est en train de faire, si vous
voulez. Donc, là, on l’a eu. De ce fait, l’équipe technique avait moins de
pouvoir si je puis dire. On avait une base de discussion qu’on n’avait pas
sur Je pense à vous. Un collaborateur nous a dit à un moment donné : « Bon
moi, le point, si je mets mon nom au générique, je voudrais qu’on mette
“dans l’esprit des Dardenne”. » On lui a répondu : « D’accord mon vieux, si
tu as peur pour ta profession, pour ta carrière, qu’on dise que tu fais mal le
point, OK. On ne va pas refaire le plan pour te faire plaisir. » On était
vraiment méchants ! Celui qui ne voulait pas nous suivre, eh bien il nous
quittait. C’est ainsi qu’on a fait ce film assez vite, et on l’a monté avec notre
collaboratrice qui est toujours la même depuis La Promesse. On s’est enfin
amusés en faisant un film ! Il y avait une bonne ambiance, même si c’était
difficile, un peu heurté parfois dans les contacts avec nos amis pour
travailler. Vous sentez quand vous faites quelque chose. Peu importe, ce que
vous faites, que vous étudiiez une matière, que vous écriviez, que vous
répariez une prise de courant, vous sentez que ça devient votre truc. Vous
dites « là, je sens ce qui se passe ». Je touche la matière. Quand on sentait
que l’acteur était mauvais, on n’a jamais eu peur de lui dire : « T’es
mauvais, là, ça ne va pas. On va recommencer, on va faire ça. » En faisant
le film précédent, on ne disait rien. On ne voulait pas vexer les gens. Là,
vraiment, on a senti que cela devenait notre film, notre manière de faire, et
voilà. Chose importante, on a tourné au maximum dans la continuité, pour
savoir où on allait. Par la suite, on s’est rendu compte que pour les acteurs
aussi, c’est bien de tourner dans la continuité. Mais au début, ce n’est pas
pour ça qu’on l’a fait. On l’a fait pour nous, pour sentir vers où on allait, et
si on devait refaire des choses. Dans le film précédent, on n’avait pas pu. Là
on gardait les décors, on y retournait. On a tourné dans un garage deux,
trois fois… On laissait le garage allumé, le plafond technique comme on
dit, puis on revenait. Ça coûte plus cher, on s’en fout. C’est nous qui
produisions, cela aussi, ça change les choses. On s’est dit : on verra bien où
on en est avec les imprévus. On a fini le film, on n’était pas en faillite, et on
avait vraiment fait ce qu’on voulait. On n’a pas laissé non plus l’équipe
technique nous envahir. Quand je dis « l’équipe technique », ce sont des
amis, je n’attaque personne, mais elle imprime un mouvement sur un
plateau, quelle que soit la bonne volonté des gens de collaborer avec vous,
ils sont là, ils sont dix, quinze autour de vous, à vous demander : « Qu’est-
ce qu’on fait ? » On répond : « Dehors. Voilà ce qu’on fait. Tu sors. On
travaille avec les acteurs, et quand on aura fini, on va t’expliquer. Un de
nous deux fera les mouvements de la caméra pour montrer comment elle se
déplace et vous verrez. Ensuite vous éclairerez, vous mettrez vos micros et
vous répéterez avec la caméra et le point. » Et la machinerie est devenue
plus humaine. Certes il faut beaucoup de matériel pour tenir le cadreur,
l’aider à se soulever avec la caméra, à s’asseoir sur un genou, sur des cubes.
Il y a de la machinerie, mais c’est de la machinerie artisanale. Il faut dire
que notre équipe a trouvé des choses, des outils, de nouvelles manières de
travailler pour se déplacer, se baisser, se relever, des systèmes pour
descendre avec la caméra qu’ils ont d’ailleurs utilisés sur d’autres films.
Voilà, c’est comme ça, je crois, que c’est devenu notre film.

À partir de La Promesse, vous avez confié des rôles principaux à des


acteurs non professionnels, en particulier à des adolescents. Comment les
choisissez-vous ?
Jean-Pierre Dardenne. Pourquoi on a choisi Jérémie et pas quelqu’un
d’autre ? Il y a un pari aussi. Ce n’est pas une science exacte. À un moment
donné, vous vous dites : « C’est lui. » Mais avant de le dire, qu’est-ce qu’on
a fait ? Peu de choses finalement. Je pense qu’on filme. On le fait nous-
mêmes. On ne demande pas à quelqu’un d’autre de le faire. On n’a pas vu
tellement de monde pour le rôle d’Igor. Une soixantaine. Et puis,
finalement, il en restait deux. Soixante, puis dix, puis deux. Et puis Jérémie.
Je ne me souviens même plus de ce qu’on lui faisait faire. À un moment
donné, on l’a fait un peu chanter, et puis marcher, se retourner. Des choses
physiques. Et on a senti que, quand on filmait Jérémie et qu’on le comparait
à l’autre que nous avions observé aussi, Jérémie était là. Il savait se taire.
On fait des petites scènes avec Luc ou moi, l’autre tenant la caméra à ce
moment-là. On fait une espèce d’interaction du style : « Tu me mens. Je sais
que tu as volé. Tu me mens et on va voir comment ça va se passer. » Et là,
on a vu que Jérémie avait une grande force. C’est pour ça aussi qu’on a
choisi Morgan Marine, dans Le Fils avec Olivier Gourmet. Ce sont des gens
qui ont une grande capacité de faire exister le silence. Donc, cela veut dire
qu’ils ont une grande capacité à faire exister l’intériorité. C’est ce que
permet le cinéma. Et Jérémie possède cela. Pourquoi, comment, je n’en sais
rien. Mais en tout cas, quand on a travaillé avec lui, on a senti que ce garçon
arrivait à absorber. C’est ça un comédien. Une éponge. L’autre garçon jouait
bien dans les scènes de dialogue, il était fort, mais il n’y avait pas moyen…
Il ne vous laissait pas entrer. Il n’y avait pas d’accès. Peut-être aurait-il fait
un bon comédien de théâtre, mais on n’était pas « absorbés » par lui. Alors
que Jérémie nous laissait de la place, comme une éponge. On a donc fait le
pari que ce gamin pouvait jouer le rôle d’Igor. Il y a une autre chose
formidable qu’on avait remarquée avec lui : ce gars est très physique. On a
senti cela tout de suite, quand il a dû conduire la camionnette tout seul,
alors qu’il avait quatorze ans. Le môme était génial. Sauter de sa mobylette,
monter à l’échafaudage, descendre… Tout chez Jérémie, et c’est ce qui est
formidable, passe par le corps. Il arrive à raconter des choses à travers ses
mouvements.

La question de la transmission est très présente dans votre cinéma,


d’abord à l’écran à travers le rapport entre maître et apprenti, ou entre
père et fils, mais également dans la relation entre comédiens confirmés,
comme Olivier Gourmet, et comédiens non professionnels (Jérémie Renier,
Thomas Doret…). Comment construisez-vous ces relations entre les
acteurs ? Est-ce une manière de chercher la vérité derrière la fiction ?
Luc Dardenne. La transmission n’est pas une valeur positive à tous les
coups. Il y a des familles qui transmettent des choses terribles à leurs
enfants. Ce que nous avons essayé de faire, en tout cas dans La Promesse,
entre Olivier Gourmet et Jérémie Renier, c’était, pour le bien du film, qu’ils
vivent ensemble pendant quinze jours, trois semaines. Olivier lui apprenait
à fumer, avec l’accord de ses parents. On s’est rendu compte qu’il avait déjà
fumé auparavant, mais il ne leur avait pas dit. Jérémie a appris à conduire la
voiture le long du fleuve, Olivier lui a montré plein de choses. Ils vivaient
ensemble toute la journée et on mangeait avec eux le soir. C’était bien,
parce que Gourmet ne lui a jamais appris à jouer, il ne lui a jamais dit « tu
dois dire ça comme ça », jamais. Ils allaient manger ensemble le midi, ils
conduisaient la voiture, ils se promenaient, ils allaient voir les décors
ensemble. Avec nous, ils répétaient, et c’était assez facile. On est un peu
comme des vampires, quand on travaille avec un enfant ou quelqu’un qui
n’a jamais joué. On saisit les moments où lui ne sait pas ce qu’il fait, mais
nous, nous trouvons ça bien. Alors on dit « on recommence », mais jamais
« on recommence parce qu’on a trouvé que ce que tu as fait était très bien ».
On dit « on recommence parce qu’on a eu un problème, et puis on verra
bien », et souvent Jérémie refaisait des choses formidables. À Olivier, en
revanche, on disait : « Tu vas faire un peu comme ci ou comme ça. » Avec
un acteur confirmé comme lui, on parlait. Mais avec Jérémie jamais. Quand
vous jouez, vous n’êtes pas seul, il y a l’autre, et il y a la caméra, d’autant
que notre caméra bouge beaucoup, c’est un vrai personnage. Olivier a
toujours joué avec le gamin, il sentait les choses, il l’amenait à se
rapprocher, il a apporté beaucoup, toujours dans le sens de ce que nous
voulions. Comme Jérémie était très physique, parfois c’est lui qui a fait des
choses auxquelles on ne s’attendait pas. On n’improvise pas, on travaille
tout de suite avec les dialogues tels qu’on les a écrits. Mais lors des
répétitions, on réajuste avec les acteurs. Et Jérémie, une fois, a dit à propos
d’une réplique : « Ça fait un peu “mickey”, ça fait un peu gentil. » On lui a
dit : « Tu as raison Jérémie. » Il a apporté quelques petites choses. Par
exemple, dans la scène où il a cadenassé son père à une chaîne et que celui-
ci lui demande de lui rendre ses lunettes, Jérémie devait lui dire : « Ta
gueule, ta gueule. » Et c’est lui qui a trouvé l’intonation, très fort puis plus
doucement. « Une fois dehors, une fois dedans » nous a-t-il dit. Il était
formidable. Un acteur, c’est quelqu’un qui marche. Il y a plusieurs manières
de marcher, chaque corps a sa démarche. Jérémie était là, il observait
attentivement. Dans La Promesse, comme dans nos autres films, nos
personnages principaux sont des gens qui évoluent sans cesse, qui bougent.
Leur rapport aux autres change, ils ne les utilisent plus comme ils les
utilisaient au départ. Ils deviennent plus respectueux, plus humains. Il y a
donc une modification des personnages. Dans La Promesse, le personnage
de Jérémie découvre que les gens ne sont pas tous exploitables. Ce n’est pas
parce qu’on est étranger qu’on doit payer un loyer faramineux, qu’on doit
ramasser les crasses dans la maison, qu’on peut être transformé en
n’importe quoi. L’être humain se respecte. Il ne fallait pas que nous
filmions le moment où il allait devenir quelqu’un d’autre. Il y avait donc
beaucoup de trajets, nous ne le filmions pas de face, seulement de profil ou
de dos. Il y a un rythme qui s’installe, qui est le rythme de l’intérieur : au
cinéma, c’est le rythme de la démarche. Jérémie avait cette fluidité, une
absence d’intention dans le visage. Par exemple, pour la scène où il repasse
avec sa brouette sur l’endroit où ils ont enterré le corps de l’immigré avec
son père, on ne lui a pas dit de ne pas regarder le sol, il l’a fait
naturellement. C’est cela que l’on recherche chez un acteur, surtout qu’il ne
commence pas à dire ce qu’il pense avec son regard ou en inclinant sa tête,
l’air de dire « c’est terrible, ce qui arrive ». Aujourd’hui, beaucoup
d’acteurs marquent, comme on dit, « onze heures ou quatorze heures » :
souvent ils penchent la tête.

Pouvez-vous nous parler de votre manière de filmer caméra à l’épaule et


de l’effet de réel recherché ? Comment trouvez-vous l’équilibre entre la
minutie de votre mise en scène et la sensation d’imprévisible et de lâcher
prise que l’on peut avoir en voyant vos films ?
Jean-Pierre Dardenne. Nous avons décidé, de manière un peu arbitraire,
d’éliminer au maximum, tout ce qui tend à faire voyager la caméra.
D’ailleurs, nos collaborateurs nous réclament parfois des travellings ou des
grues… En tout cas, nous avons réduit le plus possible la médiation avec ce
que nous filmons, depuis Je pense à vous. La caméra est donc sur l’épaule,
mais notre désir n’a jamais été de dire : « On veut la caméra sur l’épaule
parce qu’on veut que ça bouge dans tous les sens » ! Lorsqu’il y a des
mouvements et des passages d’un personnage à un autre, si à un moment la
caméra est dans le vide, cela fait partie d’un rythme de construction d’un
plan. On essaie dans la mesure du possible de faire le choix du plan-
séquence. C’est peut-être cela qui donne ce sentiment de ce qu’on appelle le
« réel ». Le réel, ce sont des blocs de temps, et on a l’impression que le
temps se déroule là, devant nous. Parfois la caméra ne bouge presque pas,
parfois on suit les personnages. Dans le cas de Rosetta, nous voyons notre
film comme un film de guerre, filmé par des cameramen de guerre. Notre
soldat n’est pas Ryan mais Rosetta. On suit nos soldats, on ne les précède
pas, car on ne sait pas où ils vont. Il nous a fallu du temps pour le découvrir.
Et plus on cache, mieux c’est. Pendant très longtemps on suit quelqu’un
dont on ne voit pas le visage. Nous aimons bien qu’il y ait des accidents
dans le cadre, que l’on puisse montrer ou cacher. Nous avons le sentiment
que le rythme de notre plan vient de là, puisqu’il ne vient pas de différents
axes grâce auxquels nous aurions construit notre scène. Nous avons un
accident que nous mettons en scène à l’intérieur de notre plan-séquence.
Cela permet de ne pas tout régler. Quand Rosetta court dans l’usine, on peut
déterminer l’espace, mais pas la place précise où elle va se trouver. Cela a
d’ailleurs posé des problèmes au pointeur, mais bon, c’est son problème,
même si je comprends que c’est un peu stressant ! Les techniciens, même
s’ils disent toujours qu’ils ont peur, savent faire. Ce genre de scène
demande aussi au cadre, lorsque la comédienne n’est pas exactement à la
même place qu’aux répétitions, de retravailler, de s’adapter à la situation.
On a donc l’impression que tout est répété, mais en même temps que ça se
fait, ça change. Et comme un plan-séquence met du temps, il donne ce
sentiment de lâcher prise.

N’avez-vous jamais eu envie de faire un film séparément ?


Luc Dardenne. Nous avons soixante ans, si c’était le cas, nous l’aurions
déjà fait. On a toujours fait comme ça. C’est comme ça qu’on s’amuse et
qu’on s’angoisse. Je ne sais pas ce que c’est quand on fait un film seul, mais
nous, nous sommes angoissés, nous avons toujours peur. Quel acteur
choisir ? Comment va se passer le premier jour ? Il est vrai qu’on identifie
souvent la création à une seule personne, en cinéma peut-être un peu moins,
mais dans les autres arts oui. Deux peintres qui font le même tableau, ce
n’est peut-être pas aussi évident. Mais le cinéma le permet ; les frères
Lumière en sont peut-être le point de départ. À nos débuts, quand nous
faisions nos petits portraits filmés, Jean-Pierre était à la caméra et moi au
son. Nous avons commencé comme cela, et puis nous avons toujours aimé
travailler ensemble. C’est notre vie. Je ne dis pas que nous sommes un
exemple, il n’est pas nécessaire de travailler à deux, mais c’est notre
manière de faire.

Pourquoi le thème de la filiation est-il si récurrent dans vos films ?


Luc Dardenne. C’est vrai que cela revient souvent, c’est quelque chose
qui semble nous intéresser. Je donnerai un élément de réponse : quand nous
avons écrit La Promesse, nous avons vu que la ville de Seraing, où nous
avions fait nos études, avait complètement changé depuis. C’est une ville
industrielle qui s’écroulait, qui se décomposait ; nous avons vu arriver les
premiers immigrés, clandestins ou non, qui venaient habiter le fond de la
ville où les maisons étaient abandonnées ; nous avons vu arriver aussi des
jeunes types, des affiliés à toutes sortes d’organisations sociales qui erraient
dans les rues avec de la drogue. Aujourd’hui ce n’est pas si étonnant, mais à
l’époque, dans les années 1970, c’était assez nouveau. Donc quand nous
écrivions le scénario, à un moment donné, nous avions l’intention de mettre
un ouvrier plus âgé, qui aurait dit à Igor, le personnage de Jérémie Renier :
« Ton père c’est un con, n’écoute pas ce qu’il dit. » Un homme qui aurait
été exemplaire. Mais pour être dans la situation d’aujourd’hui, il nous
semblait plus juste de dire qu’Igor était seul, et en plus seul contre son père.
C’est seul qu’il doit faire le parcours, personne n’est là pour l’aider, sauf la
jeune immigrée du Burkina Faso. On ne s’y attendrait pas, puisqu’il
méprise les étrangers, mais c’est une étrangère qui devient son appui, qui va
éveiller en lui le respect des êtres humains, qu’il avait plus ou moins perdu
en suivant son père. Cette solitude de la jeunesse, que nous avions
remarquée et sentie, nous avait vraiment frappés.

Vous avez rencontré Denis Freyd lorsque vous présentiez Rosetta au


Festival de Cannes. Une étroite collaboration s’est installée entre vous
puisqu’il a coproduit tous vos films depuis lors. Pour lui « le talent d’un
cinéaste tient aussi dans sa capacité à tenir compte des contraintes
économiques ».
Jean-Pierre Dardenne. C’est vrai que nous sommes des réalisateurs qui
tenons compte des contraintes économiques dans lesquelles nous nous
mettons au départ. Le genre d’histoires que nous écrivons nécessite un
budget déterminé et nous nous organisons pour ne pas en sortir. Quand Luc
dit que nous avons tourné La Promesse rapidement, c’est vrai, mais en
même temps, comme nous l’avons dit, nous avons gardé nos décors tout au
long du film, ce qui coûte plus cher. En échange nous avons tourné sur peu
de semaines, et au lieu de tourner en 35 mm, nous avons tourné en
Super 16. L’intérêt d’être soi-même producteur est de pouvoir mettre de
l’argent, quand on en a, là où l’on pense qu’il est important qu’il soit. Dans
un film, l’argent doit être mis sur le temps de travail. Si on dit que l’on
tourne huit semaines, et qu’il n’est pas possible de tourner neuf semaines,
on se débrouille pour le faire en huit semaines. Car, comme nous sommes
aussi producteurs, s’il y a des problèmes, c’est nous qui allons les porter sur
nos épaules. Jusqu’à présent, nous avons toujours tenu compte des
contraintes. Chaque film est différent.
Luc Dardenne. Nous tournons toujours plus ou moins dans les mêmes
périmètres. On sait où l’on va, on sait que tel décor sera gratuit, on sait qu’à
tel endroit il y a une maison abandonnée. On est en terrain connu. Aux
acteurs, on dit que leur cachet ne dépassera pas telle somme. Denis Freyd
est vraiment un troisième partenaire, dans la manière de parler avec lui,
d’échanger, de lui faire lire les dernières versions du scénario, d’écouter ses
remarques, de retravailler, de lui faire voir les rushes, d’écouter son avis
pour choisir les acteurs. Il participe à l’aventure, tout comme Delphine
Tomson, la productrice exécutive de nos films en Belgique. Nous sommes
deux, mais en fait nous sommes quatre. On a tous un ego, mais quand on
fait un scénario, on ne le fait pas tout seul. Au moins à deux ou à trois.
Quand on fait un film, même si on est les seuls réalisateurs, on ne le fait pas
tout seuls. Il faut reconnaître qu’un acteur ou une actrice, ou un technicien,
apportent beaucoup. Il faut rester à l’écoute. Au début, nous nous disions
qu’il fallait quand même montrer que nous savions, mais maintenant c’est
fini. Si nous avons l’air ridicule devant un acteur, ce n’est pas grave. Nous
répétons longtemps avec les acteurs, et nous créons un climat où chacun
peut proposer des choses. Si un acteur dit : « Tiens, j’ai envie de tomber par
terre », on lui dit : « Vas-y, essaye, on va mettre un tapis, pourquoi pas,
bonne idée. » Et ensuite on verra si c’est une bonne idée. On aime que les
gens osent.
CLAIRE SIMON

« IL FAUT APPRENDRE À CADRER CE QUE L’ON VOIT »

Claire Simon, vous avez, durant tout votre parcours, depuis la fin des
années 1980, alterné fiction et documentaire, parfois en vous inspirant de
sujets voisins (800 km de différence et Ça brûle), en introduisant une
technique de fiction dans le documentaire (la postsynchronisation de
Récréations) ou inversement (la rencontre d’actrices connues avec des non-
professionnelles dans Les Bureaux de Dieu), et en menant de front plusieurs
projets à partir d’un même matériau (documentaire, fiction et web doc pour
Géographie humaine et Gare du Nord, en 2013). Après avoir réalisé vos
premiers courts métrages de fiction, qui sont aujourd’hui introuvables,
qu’est-ce qui vous a menée vers le documentaire ?

Claire Simon. C’était plus rapide, plus libre. Oui c’était cette liberté, que
j’ai découverte aux ateliers Varan, de pouvoir faire un film avec une idée,
simplement. De poursuivre cette idée dans le tournage lui-même, et de
s’ajuster directement au cinéma. Je trouvais qu’il y avait un cinéma de
l’écriture, et qu’il y avait aussi un cinéma direct. C’est la beauté et le drame
du documentaire. Depuis, il y a eu les caméras vidéo, puis les caméras
numériques qui font qu’on peut, effectivement, faire des films
« directement ». Et c’est très important pour moi que le langage soit
directement un langage « cinématographique ». On attend encore beaucoup
d’inventions de ce côté-là. Disons que c’était une grande liberté de me
défaire de l’idée de l’intention, du projet écrit, réécrit.

Dans Moi non ou l’argent de Patricia (1981), vous remplacez, à un


moment, les dialogues des personnages par votre propre voix suite à un
problème technique. Pouvez-vous nous expliquer ce choix d’avoir doublé
les personnages ?
Claire Simon. C’était la fin du film. J’avais l’impression que ce n’était
pas grave. On pouvait avoir, à l’époque en tout cas, au comité du film
ethnographique, l’idée que le documentaire est un prélèvement
pratiquement « sanctifié » du réel. Moi je pense que c’est du cinéma. Si je
n’ai pas le son, je peux le faire. D’ailleurs Récréations (1992) est un film où
j’ai dû refaire le son parce que, dans une cour de récréation, il est presque
imprenable. Si le documentaire m’intéresse, c’est parce que c’est du
cinéma. Je n’avais pas d’a priori sur cette espèce de sanctification du
prélèvement du réel. On était en Super 8, on avait très peu de pellicule, et
j’aimais bien l’idée du muet.

Un documentaire n’est presque jamais postsynchronisé. Là, vous


inaugurez quelque chose qui, justement, transgresse la frontière entre
documentaire et cinéma de fiction.
Claire Simon. Oui. Mais si vous regardez des films du début des années
1960, à part Rouch, Resnais, il n’y a pas forcément du son direct. À partir
du moment où l’on sort de l’idée du prélèvement sacro-saint de la réalité,
on peut absolument faire tout ce que l’on veut. Aujourd’hui, avec le
numérique, on ne peut même plus dire qu’on prélève quelque chose de la
réalité, puisqu’on peut tout modifier !

Dans Scènes de Ménages (1991), comment s’est passé votre travail avec
une actrice professionnelle telle que Miou-Miou ? Y a t-il une différence
entre mettre en scène un acteur professionnel pour une fiction ou filmer un
anonyme pour un documentaire ?
Claire Simon. Oui, bien sûr. J’ai fait parallèlement deux films. Celui-là et
Les Patients (1989), un documentaire sur un médecin, sur son dernier mois
d’exercice. C’était mon premier documentaire. J’ai pu faire Les Patients
parce que je l’ai fait toute seule, vraiment toute seule. Jusqu’à ce que j’ai
fini le tournage, je n’en ai parlé pratiquement à personne. En parallèle,
j’avais écrit ces petites scènes, parce que c’était la mode des programmes
courts sur Canal +. On pouvait éventuellement trouver des financements.
Cela a beaucoup plu à Miou-Miou et elle a joué le jeu. J’ai beaucoup appris
sur la façon de travailler avec une actrice connue. Il faut dire qu’elle était
seule. Ce sont dix travaux ménagers que j’avais considérés comme les dix
travaux d’Hercule : les moments de ménage. Elle était issue d’une famille
pas très favorisée et elle connaissait très bien le ménage. C’était intéressant.
Aujourd’hui je pense que j’ai un travail plus affranchi et plus libre. Elle a
été très généreuse. Il y a des moments où j’étais au cadre et elle me disait :
« Mais c’est tellement plus simple quand c’est toi qui es au cadre ! » Ce fut
important, car c’est le dernier film que je n’ai pas entièrement cadré. Il faut
croire qu’en tout cas, dans mon rapport personnel, quand je filme des gens,
c’est plus simple quand c’est moi qui cadre. Les gens qui sont filmés
sentent cette relation qu’on a, alors qu’il y a des réalisateurs qui diraient :
« Je ne peux pas diriger les acteurs si je cadre. » Pour moi c’est le contraire.

Vous avez continué de cadrer aussi bien vos documentaires que vos films
avec des acteurs ?
Claire Simon. Oui, parce que c’est là que je retrouve une certaine liberté.
Je peux décider au dernier moment, et je suis dans un rapport peut-être plus
« pictural », comme quelqu’un qui peint. Même quand j’ai dit ce que j’allais
faire, j’improvise. On est là plus proche de la peinture que du théâtre.

On dit souvent que le cadreur est la personne la plus proche du metteur


en scène, car c’est son œil. En l’occurrence vous supprimez un
intermédiaire.
Claire Simon. Oui. Je m’étais aperçu qu’il y avait des cadreurs avec qui
j’aimais bien travailler. Mais à chaque fois que je leur disais ce que je
voulais et qu’ensuite je voyais le cadre qu’ils avaient fait, je me disais : « Je
me suis trompée, ce n’est pas possible, ils ne voient pas la même chose que
moi. » Je trouvais qu’un endroit était formidable, je regardais l’image et
cela n’avait rien à voir avec ce que j’avais vu. Donc c’est un travail entre
l’œil et soi, un travail secret en fait, qu’il est très compliqué de verbaliser. Il
y a des gens qui n’ont pas forcément besoin de le verbaliser. Moi je
n’arrivais pas du tout à expliquer ce que je voyais… Il faut apprendre à
cadrer ce que l’on voit. C’est quelque chose entre soi et soi.

Vos premiers films ont été tournés en Super 8, puis vous êtes rapidement
passée à la vidéo, et vous avez aussi travaillé en 35 mm. Ces changements
de format modifient-ils votre façon de filmer ?
Claire Simon. Ce n’est pas tellement une question de format, encore que
le carré est très intéressant. C’est très beau sur les corps. Même si les
formats rectangulaires font plus « cinéma » si vous voulez, le 1:33, sur les
corps, c’est formidable. Mais bon, it’s over. La vidéo m’a beaucoup appris,
car j’ai commencé avec les débuts de la vidéo personnelle. Avec la
pellicule, parce qu’on en a très peu, les plans devaient être totalement
pensés. Avec la vidéo au contraire, on pouvait filmer longtemps et surtout
voir la lumière. Parce qu’en vidéo, dès qu’on voit une image, elle est déjà
faite. Travailler en vidéo m’a beaucoup appris, et notamment à ne pas
couper quand je filme en pellicule. Par exemple quand je faisais
Récréations, je pensais toujours au montage et je me disais : « Je couperai
là, je reprendrai là », mais je ne coupais pas. Et donc finalement cela faisait
des plans. Ensuite, quand j’ai fait Coûte que coûte en pellicule par exemple
(c’était vraiment ma volonté), je faisais des plans de dix minutes.

Pourquoi cette volonté de tourner en pellicule ?


Claire Simon. Pour que ce soit un film qui sorte en salle. Je voulais faire
comprendre que la difficulté d’une petite entreprise était la même que celle
qui était racontée dans les films noirs. Et je voulais qu’on se rende compte
que ce n’était pas pour renseigner le public télévisuel sur des problèmes
économiques ou je ne sais quoi, mais que c’était une histoire, vécue par des
vraies personnes. Si les gens aimaient tellement ces histoires au cinéma, est-
ce qu’ils les aimeraient autant s’ils voyaient la vraie vie de personnages de
films noirs, comme ils pouvaient la voir dans Coûte que Coûte ?

Qu’est-ce qui vous guide dans le choix de vos sujets de personnages ?


Claire Simon. Je reconnais dans la vie quelqu’un et je me dis : « Ah,
voilà quelqu’un, voilà une histoire, voilà un film. » C’est quelqu’un qui me
frappe.

Histoire de Marie (1993) est un documentaire : Marie raconte une


histoire quasi imaginaire. Elle croit avoir vu un homme barbu, et vous le
faites apparaître dans un miroir… S’agit-il d’une fiction à l’intérieur du
documentaire ?
Claire Simon. Je ne sais pas. C’est la logique de l’histoire. Il existe une
nouvelle de Chesterton qui raconte presque la même chose. On voit quelque
chose, parfois on se trompe… Ou en tout cas on a cru voir cette chose, et
donc parce qu’on a cru la voir, elle est vraie. C’est la même chose dans
Sinon oui (1997). Cette fille, on a cru qu’elle était enceinte, et du coup elle
fait en sorte que ce qu’on a cru voir devienne vrai. Je ne me pose pas
tellement la question… Dans Histoire de Marie, j’avais l’impression qu’il
fallait donner toute la puissance à ce qu’elle avait imaginé. Parce que c’est
une femme formidable. Par exemple, cette femme, quand je visite avec elle
la cave, on découvre qu’elle y met une jacinthe, et la cave devient soudain
un monde très beau. Donc lui faire apparaître le barbu dans le miroir, c’était
rendre hommage à sa création à elle. Il me semble très important d’arriver à
saisir quelque chose de la profondeur des histoires des autres. Cela paraît un
peu gentillet, mais ça ne l’est pas. Il y a quelqu’un qui a fait ça
admirablement, il y a très longtemps et dans un autre pays. Il s’appelle
Vittorio De Seta. Alors qu’il était un aristocrate d’une famille de droite, il a
découvert tout d’un coup, en prison pendant la guerre, la culture populaire
avec les gens qui étaient à côté de lui. Il a fait des films magnifiques sur,
justement, la culture du sud de l’Italie : certains mythes, certaines
cérémonies, qui racontent quelque chose d’extrêmement puissant qu’on
peut appeler, au sens le plus noble du terme, une culture populaire.

Comment déterminez-vous le temps et la fréquence que vous allez


consacrer au tournage de chaque documentaire ?
Claire Simon. Cela dépend de l’histoire. Sur Récréations, j’avais prévu
de filmer toutes les récréations. J’ai dû commencer début mai, après les
vacances de Pâques, et je me suis aperçu que c’était trop pour les enfants,
que je sois tout le temps dans la cour, à chaque fois qu’il y a les grandes
récréations. Il y a une grande récréation le matin, et une autre l’après-midi.
Ils ne se sentaient pas libres. La récréation, c’est sacré. Il faut que les
enfants aient vingt minutes de liberté, et c’est leur seule liberté. Donc au
bout de quelques jours, je me suis dit que je ne filmerais que la récréation
du matin. Dans une école maternelle c’est la plus importante, parce que
certains enfants ne viennent pas ou dorment l’après-midi. C’est là que tout
se joue pour tout le monde. Donc j’ai tourné le matin, en HI 8. Mon
tournage ne coûtait pas extrêmement cher. J’étais toute seule.

Sur combien de temps avez-vous filmé ces récréations ?


Claire Simon. De mai à juin. Pas très longtemps. Il ne fallait pas que je
devienne une gêne trop importante. Ce que j’aimais, c’était l’idée qu’à
chaque fois tout le monde arrive dans la cour, et on ne sait pas ce qui va se
passer. Il fallait garder cette idée d’une scène dont personne ne savait ce qui
allait en sortir, pour 150 enfants… Dans Coûte que coûte, l’idée était de
suivre. Une fois que j’ai réussi à décrocher quelque chose qui ressemblait à
un financement – car le premier tournage a été fait pour le décrocher –, j’ai
compris que je n’allais pas rester tout le temps. Cela me paraissait difficile
du point de vue de ma vie personnelle, j’avais un enfant et c’était
compliqué. J’avais l’impression là aussi que j’aurais été trop envahissante,
et que j’aurais eu des rushes à n’en plus finir. J’ai donc écrit un texte où
j’avais à peu près trois issues possibles à l’histoire. C’était une entreprise
qui existait depuis deux, trois mois. La question était de savoir si elle allait
continuer, et comment. Il y avait l’hypothèse optimiste où ils
embaucheraient quelqu’un, où ils arriveraient à rétablir tous les salaires. Il y
avait l’hypothèse où ils se faisaient racheter par une autre entreprise. Et puis
il y avait l’hypothèse noire où ils mettaient la clef sous la porte. On ne
pouvait pas savoir d’avance ce qui allait se passer. J’avais décidé que je
tournerais toutes les fins de mois, à chaque fois qu’arrivaient les échéances.
C’est-à-dire les salaires, les règlements. Je suis allée tourner à chaque fois
la semaine où il faut payer. Et chaque tournage racontait ce que je n’avais
pas vu : les gens le racontaient plus ou moins, ou on le comprenait dans ce
que je filmais. C’est comme ça que j’ai pu en faire la chronique, pendant six
mois. Tout dépend complètement de ce qu’on veut faire. Sur Coûte que
coûte, je tentais de montrer que l’argent écrivait l’histoire, donc
évidemment j’ai filmé les rendez-vous avec l’argent. Dans Récréations,
j’essayais plutôt de saisir comment les enfants essaient d’inventer, de jouer,
et comment ces jeux sont sérieux. Il fallait toujours que j’aie une histoire
complète. J’avais l’impression que la cour était le lieu où les enfants
répétaient ou se préparaient aux grandes histoires de la vie, qu’ils les
essayaient, là, en direct.

Coûte que coûte est le film d’une entreprise de plats cuisinés qui cherche
à être distribuée dans les grandes enseignes. Qu’entendez-vous quand vous
dites qu’il a été tourné comme un film noir ?
Claire Simon. Les films noirs racontent quelque chose du travail. Et
j’avais l’impression que les gens de cette boîte, le patron, les employés,
ressemblaient très fort aux personnages des films américains. D’une
certaine manière, on les adorait quand ils étaient des gangsters, mais si on
les avait vus dans la vraie vie, comme ce que j’allais montrer, il était moins
sûr qu’on trouverait ça aussi glamour. Mon projet était de dire : vous aimez
beaucoup Al Pacino en Tony Montana ; est-ce que vous aimeriez le voir en
vrai ?
Le thème de l’argent revient souvent dans votre filmographie.
Claire Simon. C’est ce après quoi tout le monde court. Donc ça fait les
histoires. C’est souvent caché. Il n’y a qu’à le montrer et suivre le fil de
l’argent. C’est un fil très intéressant. En France on n’en n’a pas la culture.
Aux États-Unis, les gens montrent l’argent très facilement. En France,
personne ne dit combien il gagne. Quand j’ai commencé à faire des films,
on parlait de la crise du scénario. C’est encore le cas. On dit toujours qu’en
France il n’y a pas de bons scénarios. Donc moi je me suis dit qu’au fond,
ce qui écrit nos vies c’est l’argent, donc autant essayer de suivre ce qui écrit
ces histoires. Normalement, on dirait cela de l’amour, vous voyez ?

Vous vous centrez toujours sur un lieu ?


Claire Simon. Oui, c’est vraiment quelque chose qui me plaît beaucoup.
Beaucoup de cinéastes documentaristes le font, même si la mode,
aujourd’hui, est plutôt de suivre des personnages et des événements. Il y a
quelque chose de sacré dans le lieu, depuis la nuit des temps. Les lieux
symbolisent des histoires. J’ai l’impression que, un peu comme si j’étais à
l’OuLiPo, si je choisis un lieu, je vais voir forcément apparaître des milliers
d’histoires, qui sont liées à ce qu’on fait dans ce lieu. C’est ce que je trouve
beau.

Comment les choisissez-vous ? Ce sont des lieux que vous connaissez, ou


que vous allez chercher ?
Claire Simon. Je ne sais pas. C’est très instinctif à chaque fois. Sur Coûte
que coûte, je me suis dit qu’il y avait un film, que je reconnaissais quelque
chose de ma propre vie, de ma propre expérience dans cette petite entreprise
qui ressemblait furieusement à une production de cinéma. Dans
Récréations, la cour est le théâtre de l’humanité, et surtout elle est un lieu
clos de liberté. C’est intéressant comme contradiction.

Le documentaire 800 km de différence (2000) a t-il influencé l’écriture de


Ça Brûle (2006), dont la trame est similaire ?
Claire Simon. Les deux films sont très différents quand même. Pour
800 km, ma fille m’avait raconté ce qui lui était arrivé… D’abord j’ai filmé
la chronique d’été de ces jeunes gens, cette relation entre ma fille et le fils
du boulanger du village dans lequel j’ai grandi. C’était le paradoxe d’arriver
à raconter une histoire d’amour sans jamais la montrer, puisque je ne
pouvais pas la voir, étant la mère de la protagoniste. Je me suis beaucoup
nourrie des histoires que ma fille m’a racontées. Dans Ça Brûle je suis
partie d’une autre histoire vraie, d’une fille qui avait mis le feu à la forêt,
parce que j’avais trouvé cela extraordinaire. C’est un acte de rébellion un
peu suicidaire. Je m’intéresse beaucoup aux feux, parce que j’ai grandi dans
le Var. Le danger du feu, c’est fascinant. En général, les pyromanes sont des
obsédés sexuels un peu âgés ou des types qui veulent se venger, des gens
qui veulent récupérer des terrains… Ce n’est jamais une fille de quinze ans
qui met le feu, c’est ce qui m’avait bouleversée.

Comment s’est déroulé votre travail avec les adolescents dans ce film,
leur laissiez-vous une part d’improvisation ?
Claire Simon. Pour écrire le scénario de Ça Brûle, j’ai quand même
travaillé. J’ai arpenté ce lieu que je connaissais, qui était un autre village
que le mien. Je me suis énormément servi de la topographie pour écrire le
scénario. Je n’avais pas quinze ans moi-même, donc je m’inquiétais un peu
d’arriver à raconter cela. J’ai montré le film 800 km dans un collège, pas
loin. Puis j’ai beaucoup interviewé les enfants, sur l’effet que ça leur faisait.
C’était des 3e, 4e. Et puis, il y a tout ce que j’ai demandé à des jeunes filles,
à des jeunes garçons, de me raconter sur leur vie. J’ai eu des choses très
belles. Ensuite il y a eu la période de casting, où l’on rencontre beaucoup de
gens. Il fallait trouver une jeune fille qui sache monter à cheval et qui soit
libre, puisque une partie du film se passe à cheval. Pendant la période de
casting, il y a beaucoup de choses qui nourrissent le scénario, et je
comprends mieux les personnages. C’était des castings sauvages filmés. La
période du casting est toujours très intéressante : idéalement, il faudrait
commencer par elle, puis écrire le scénario, puis tourner. Par ailleurs dans le
village, j’ai travaillé avec beaucoup de jeunes gens. On a fait des petits
ateliers, pour qu’ils s’habituent à être filmés, à jouer. Ils devenaient de
mieux en mieux. Au début ils étaient un peu gênés, mais ils commençaient
à devenir vraiment formidables. On faisait des jeux, des scénarios… Et puis
on tournait. Ils s’habituaient à jouer et ils commençaient à aimer ça. À ne
pas se jouer eux-mêmes, à jouer quelqu’un d’autre.
Au moment du tournage, il n’y avait plus d’improvisation ?
Claire Simon. Si, un peu, mais ils avaient quand même des textes à dire.
Il y avait beaucoup d’action dans ce film, des moments où le scooter
poursuit le cheval… C’était beaucoup d’improvisations dans ce sens-là :
physiques. J’avais une idée, je savais ce que je voulais que ça raconte. Ce
n’est pas comme si j’avais fait un film sur eux, sur les jeunes gens de ce
village. Il y aurait eu d’autres choses à raconter qui étaient passionnantes.
C’est toujours comme ça, pendant le casting ou les répétitions, on se dit :
« Je ferais mieux d’arrêter, et de faire ce film sur eux, directement, c’est très
intéressant », mais je ne l’ai pas fait. J’ai tourné mon film. Donc d’une
certaine manière, ils ont effectivement fait tout ce que je voulais.

La fiction vous a-t-elle permis de faire ce que vous ne pouviez pas faire
dans le documentaire ?
Claire Simon. Exactement. 800 km est, comme tous les films
documentaires, un film de la place publique. Où se tissent les rapports de
générations, les rapports de savoirs, les rapports avec ce dont on hérite. Il
permet de voir ce qu’est un village, dans la modernité. Tandis que Ça Brûle
raconte l’histoire d’une fille qui vit dans un monde difficile pour elle et qui
se révolte. Donc la place publique, elle la brûle. Elle décide de presque
s’immoler. Ce n’est pas la même histoire fondamentalement. Mais c’est le
même territoire. Il y a toujours cette opposition entre la place publique et ce
que des personnages en font. Le rapport de soi avec le monde. Je pense que
dans un documentaire, parfois on arrive à raconter un tout petit peu le
rapport de tel ou tel personnage avec le monde, mais on est toujours sur la
place publique.

Dans Les Bureaux de Dieu, vous confrontez actrices professionnelles et


non-professionnelles. Pourquoi avoir choisi ce système ?
Claire Simon. Je l’ai choisi après de longues recherches. Je voulais que le
film soit vu par plus de gens qu’un documentaire sur le planning familial,
parce que je voulais qu’on se rende compte de ce qui se passait dans ce lieu.
C’était l’histoire de toutes les femmes, qu’elles soient pauvres ou riches.
Toutes les femmes viennent là. Quand on dit en France le mot « planning
familial », on croit que cela concerne exclusivement les quartiers en
difficulté, comme si on ne faisait l’amour que là ! Je ne pouvais pas filmer
les entretiens comme je l’aurais voulu, parce que c’est un lieu où l’on ne
vient pas pour témoigner : on y vient pour sa propre vie, parce qu’on n’est
pas bien. Il n’y a donc pas moyen d’essayer de convaincre des gens, de leur
dire : « Ce serait bien si je pouvais vous filmer. » C’est antinomique avec la
situation. C’est pourquoi j’ai enregistré leurs voix, et que je me suis dit que
j’allais remettre en scène quelque chose, utiliser, disons, un scénario de
documentaire, c’est-à-dire un travail sur le quotidien d’un lieu, tout ce
qu’on y voit… mais tout en fiction. À partir de choses que j’ai observées et
enregistrées, des archives, du texte, j’ai fait un documentaire papier qui était
le scénario, et que j’ai réalisé ensuite. Dans le fait de prendre des actrices
connues pour jouer le rôle des conseillères, il y avait l’idée de choisir de
vraies professionnelles, c’est-à-dire des grandes actrices. Parce qu’il y a
cela aussi dans le planning : les femmes, les conseillères qui reçoivent, les
médecins, sont des professionnelles. Ce sont en général des femmes libres
qui militent pour la liberté des femmes. Elles ont quelque chose de beau,
elles sont toujours assez rayonnantes. Celles qui viennent consulter,
demander des informations au planning, on les appelle « le public ». On ne
dit pas « les femmes », on dit « le public ». Il était intéressant de confronter
des gens qu’on aurait choisis rôle par rôle, en casting sauvage, et qui
n’étaient pas des actrices, à ces autres femmes. Il s’agissait de recréer dans
la fiction quelque chose qui se passait réellement au planning, et en
particulier le travail d’écoute. J’ai voulu filmer ce que c’est que d’écouter
quelqu’un, des deux côtés, et donc de filmer beaucoup en off, en un seul
plan. Les filles que l’on avait choisies, rôle par rôle, ne savaient pas face à
qui elles se retrouveraient. Car un acteur qui écoute vraiment un autre
acteur, c’est très rare au cinéma. En général, on dit : « Je te fais un plan de
coupe pour l’écoute, et tu ne fais rien. » Sauf que, quand on écoute, on ne
fait pas rien. C’est même énorme, l’écoute. Quand j’avais fait toutes ces
recherches sur le planning, j’étais fascinée par la façon dont l’écoute
dirigeait la parole, tout le temps, sans un mot. C’est ce que j’ai voulu
remettre en scène. La personne qui venait consulter et l’actrice ne s’étaient
jamais rencontrées auparavant. Nathalie Baye entrait, elle disait le nom
dans la salle d’attente, après le clap, il y avait deux filles qui arrivaient, et
on tournait la scène. Ensuite, on faisait d’autres prises. Chacune connaissait
le texte par cœur. Mais il y a forcément, dans une première rencontre entre
deux actrices, la professionnelle et la non-professionnelle, une découverte
de l’autre, une écoute très grande. C’est ce que je voulais, et c’est pour cela
que j’ai imaginé ce système, qui est né de l’impossibilité de tourner un
documentaire tel que j’aurais voulu le faire au planning familial.

Pour Gare du Nord, vous avez conçu, en plus d’une fiction et d’un
documentaire sur le même sujet, un webdoc. Que vous a apporté cette
troisième forme ?
Claire Simon. C’est une forme libre, fragmentaire, qui est comme la gare
avec les lieux et les heures. J’étais très sensible, pendant que je faisais ce
travail, aux espaces et aux temps de la gare. Dans chaque lieu, les heures
changent tout ce qui se passe. Au fil des deux tournages, le documentaire et
la fiction, j’ai tourné beaucoup de choses qui ne sont pas dans les films : des
rencontres que je trouvais belles et passionnantes. Je me disais qu’il serait
intéressant, pour le spectateur internaute aussi, de pouvoir rencontrer des
gens aux heures différentes des cinq lieux de la gare, et ce, sans avoir une
narration qui raconte le rapport d’un ou de quatre personnages au monde.
C’était ça l’idée. Au départ j’avais imaginé trois formes dans lesquelles il
n’y avait pas le webdoc, mais du théâtre. Ce qui était passionnant pour moi
à la gare du Nord, c’était de retrouver la France dans un lieu que l’on
traverse, mais où on voit les autres. En fait, il est assez rare de voir les
autres. Et du coup cela nous plonge dans un état particulier vis-à-vis de
nous-mêmes.

Le webdoc répond-il à un désir de ne jamais terminer un film, puisque


vous pouvez l’enrichir constamment ?
Claire Simon. Oui, sûrement. Mais cela tient aussi au lieu. Tous les lieux
ne sont pas comme ça. Là, c’est l’océan ! C’est constamment d’autres gens,
d’autres histoires, d’autres vies. La gare est ce lieu traversé par tous les
gens, par toutes les vies. C’est une chose qui m’a beaucoup frappée quand
j’ai travaillé, pendant ces années-là, à la gare du Nord. Non seulement les
gens passent, mais même les gens qui y travaillent ne restent pas. Même le
marchand de journaux n’est plus le même, même la dame pipi qui habitait
là, Marie, est partie. C’est un lieu où je sentais très fortement cette idée de
passage sur terre, de turn-over permanent. C’est très fort. Tout passe.
Que préparez-vous maintenant ? Du documentaire, de la fiction, les deux
en même temps ?
Claire Simon. J’essaie de faire des films, mais il ne faut pas en parler.
Pour l’instant, je fais deux films documentaires, parce que la production de
la fiction c’est beaucoup plus long. Mais sur l’un des deux, j’espère faire,
comme dans Gare du Nord, à la fois un documentaire et une fiction.

Voulez-vous poursuivre l’idée du théâtre ?


Claire Simon. Pour Gare du Nord, j’ai renoncé. C’est très long, la
production de théâtre, il faut s’y prendre deux ou trois ans à l’avance. Je
n’ai pas l’énergie de faire tout ce qu’il faut pour arriver à produire. Peut être
ne suis-je pas un bon metteur en scène de théâtre. J’ai fait un spectacle de
théâtre il y a longtemps à la demande de Didier Bezace à Aubervilliers, et
c’était un grand plaisir. Mais alors que j’avais tout écrit à Aubervilliers, là
c’était différent. Ce n’était que des bribes de récits et des dialogues que
j’avais récoltés dans la gare. D’autres histoires que celles qu’il y a dans le
film. Dans les deux films…

Comment appréhendez-vous le montage, puisque généralement lorsqu’on


cadre soi-même, on a envie de tout monter ?
Claire Simon. Vous dites que quand on cadre, on pense que tout est
important ; mais quand on cadre, on choisit tout le temps. On choisit
d’abord ça, puis ça, puis ça. C’est très proche du montage, en fait. Je pense
beaucoup au montage quand je cadre. Tous les cadreurs y pensent,
forcément. Cadrer, c’est choisir, éliminer aussi. Le montage, c’est plus une
composition, mettre des choses face à face. J’ai monté certains de mes
films, mais maintenant j’aime beaucoup travailler avec des monteurs…
alors que je ne suis pas encore prête à lâcher la caméra. Il y a un rapport très
sensuel, direct, physique, au cadre. C’est peut-être pour cela qu’il faut
quelqu’un d’autre au montage !
SOLVEIG ANSPACH

« MES DOCUMENTAIRES SONT FILMÉS COMME DES FICTIONS »

Solveig Anspach, vous êtes née à Heimaey, au large de l’Islande. Votre


mère est islandaise et votre père américain. Vous faites une école allemande
et très jeune vos parents vous font prendre conscience que vous êtes « une
citoyenne du monde ». Vous semblez avoir gardé cela en tête puisque dans
vos films, fictions ou documentaires, vous parlez souvent de personnages ou
d’histoires au carrefour de cultures différentes. Vous avez notamment
réalisé les documentaires Que personne ne bouge et Made in the USA, et
les fictions Haut les cœurs !, Stormy Weather et Lulu femme nue,
actuellement en salle. Après des études de philosophie puis de psychologie
clinique, vous décidez de passer le concours de la Femis : vous faites partie
de la première promotion Femis, qui remplace l’Idhec, aux côtés
notamment d’Emilie Deleuze, Noémie Lvovsky ou Christine Carrière. Mais
contrairement à vos camarades, vous choisissez de tourner directement des
documentaires. Pourquoi d’emblée ce choix ?
Solveig Anspach. Avant de faire cette école de cinéma, je ne connaissais
pas le documentaire, ou très mal. J’avais vu des reportages à la télévision,
mais je n’avais jamais vu de documentaires au cinéma. C’est à la Femis que
j’en ai vu qui m’ont beaucoup frappée, comme par exemple Harlan County
USA de Barbara Kopple, The Thin Blue Line d’Errol Morris, les films de
Frederik Wiseman et je me suis dit : « C’est dingue ! Il y a plus de cinéma
dans ces films-là que dans beaucoup de fictions que j’ai vues jusqu’à
présent. » Donc je me suis mise à en regarder de plus en plus. À l’époque il
n’y avait pas de petites caméras, avec lesquelles on peut maintenant
commencer par faire des petits films dans sa cuisine : soit on intégrait une
école de cinéma, soit on essayait d’être stagiaire sur des films. Comme je
n’avais pas réussi à être stagiaire, je me suis dit : « Il faut que j’intègre
l’école française nationale gratuite de cinéma. » Je suis très tenace. Entre la
deuxième et la troisième fois où j’ai passé le concours, je me suis retrouvée
un peu flottante. J’avais terminé mes études universitaires et je ne savais
pas très bien quoi faire. Je suis allée voir des journaux comme
Cinématographe et L’Autre Journal, et comme on devait rédiger un gros
dossier pour le concours d’entrée de la Femis, je suis dit que je pourrais
peut-être écrire pour ces journaux : ils m’ont mise à l’épreuve de différentes
manières, j’ai écrit pour eux pendant un an, puis quelqu’un que je
connaissais chez Gallimard m’a proposé de travailler sur un projet de livre
qui retracerait la vie de femmes en prison. Cette année-là, j’ai donc passé
beaucoup de temps en correctionnelle, à Fleury-Mérogis et à la prison de
Versailles, où j’ai rencontré et interviewé beaucoup de femmes en prison.
Aussi, quand je me suis retrouvée à la Femis, j’ai eu envie de continuer ce
travail et c’est comme ça que j’ai commencé mes documentaires, avec un
premier film qui s’appelait Par amour, en 16 mm, d’une durée de dix
minutes, sur une jeune femme que j’avais rencontrée en prison, dont je
m’étais tout de suite dit : « C’est une erreur judiciaire ! Cette femme n’a pas
à être là ! » J’avais parlé avec le directeur de la prison, lui avais demandé ce
que cette femme a fait pour y être, et il m’avait juste dit qu’elle avait
assassiné son amant, garçon boucher, d’un coup de carabine. Je me suis dit :
« Quelle histoire ! », et c’est comme ça qu’en première année à la Femis, je
suis retournée voir cette femme, Maria, et lui ai demandé si elle était
d’accord que je fasse un film de dix minutes sur elle, avec elle. Elle m’a
répondu : « D’accord, mais je ne veux pas qu’on me filme. » Je l’ai donc
interviewée et ensuite je suis allée filmer les collègues de travail du garçon
boucher assassiné. Au son, j’avais sa présence à elle, et à l’image, sa
présence à lui. J’ai décidé de faire le film en noir et blanc ; je trouvais que
ce n’était pas la peine qu’il y ait du rouge, du sang, etc. J’ai demandé à
Maria quelles étaient les images du monde qui lui manquaient, de sa cellule.
Elle a choisi trois images : un cerisier en fleurs, la mer et un troupeau de
chevaux. On est allés filmer ces trois séquences, comme des cartes postales,
pour elle ; et elle, elle était en couleur. C’était mon premier documentaire.

Il y a des portraits de femmes dans pratiquement tous vos films : Sandrine


à Paris (1992), Barbara tu n’es pas coupable (1997), Haut les cœurs !
(1999), Back Soon (2006), Lulu femme nue (2014). Ce sont toujours des
femmes très tenaces, guerrières mais aussi fragiles et fragilisées. L’une des
premières, c’est Sandrine, que vous avez suivie dans une série de
documentaires puis dans une fiction, Vizir et Vizirette. Qu’est-ce qui vous a
donné le désir de la suivre aussi longtemps ?
Solveig Anspach. Je crois qu’une sorte de relation s’est instaurée entre
nous, où je suis devenue un peu comme sa grande sœur. Il est vrai que le
documentaire – la fiction aussi, mais moins – pose beaucoup de questions
sur le rapport que l’on établit avec les personnes que l’on filme. Surtout
quand ces personnes sont dans des situations difficiles, parce qu’en général
ce sont des gens qui n’ont jamais été filmés avant, et pendant le tournage ils
sont absolument au centre de l’attention de tous. Ensuite le tournage
s’arrête et, le plus souvent, ils ne vont pas tourner dans un autre film. La
différence, c’est que moi j’ai continué à faire des films avec elle, sur elle. Il
se trouve que ce film, Sandrine à Paris, étant passé à l’époque à la
télévision sur France 3 – ce qui semble impensable aujourd’hui –, elle a été
remarquée par beaucoup de réalisateurs de fiction qui ont voulu la faire
jouer, notamment Bertrand Tavernier qui lui a donné un petit rôle. Il faut
dire qu’au début, quand je faisais du documentaire, je n’arrivais pas à lâcher
les gens après le tournage ! Ils habitaient chez moi, je continuais à m’en
occuper, Sandrine allait en prison et je m’occupais de ses affaires, j’allais au
parloir… Ensuite, on fait plusieurs films. Mais on ne peut pas loger tous les
gens sur lesquels on a fait des documentaires ! Même si on a une maison !
C’est un peu ce que raconte mon film Stormy Weather : comment trouver la
bonne distance avec les gens. Avant de commencer à tourner, il faut bien
expliquer la situation, et être certain qu’ils ont vraiment envie de faire le
film. Cela met du temps. Je suis arrivée à devenir plus claire et à leur
expliquer mieux les choses, sans doute parce que j’étais plus au clair avec
moi-même. En fiction, le problème se pose moins, même quand on filme
des gens qui n’ont pas été filmés auparavant, parce que notamment ils sont
payés à la journée et c’est plus simple.

Avec Sandrine, le passage à la fiction intervient parce que vous l’avez vue
jouer dans des fictions entre-temps ?
Solveig Anspach. Non, elle n’avait encore jamais joué auparavant.
J’avais commencé à écrire Sandrine à Paris quand j’étais à l’école de
cinéma, mais au moment où j’aurais pu tourner le film, elle était en prison.
J’ai donc fait d’abord un documentaire, La Tire, avec une interview d’elle et
une interview du directeur de la prison. Sandrine à Paris est un
documentaire sur sa vie, c’est un portrait mais qui est un peu tourné comme
une fiction. Dans ce film, il y a des acteurs que j’ai mélangés avec les gens
comme Sandrine, et des scènes écrites, ce qui ne se faisait pas du tout et
qui, déontologiquement, était très mal vu ! Mais j’avais envie d’essayer ça.
Ensuite, j’ai fait la même chose en fiction : j’ai fait jouer des acteurs et des
non-acteurs et j’ai mélangé tout le monde. Je trouve cela intéressant parce
qu’on crée des événements, de l’inattendu, de la surprise.

Dans un documentaire, par définition, il y a de la surprise ; en écrivant


davantage les scènes et en les faisant jouer avec des acteurs, c’est l’inverse
qui risquait de se produire, non ?
Solveig Anspach. Pas forcément. Par exemple dans Sandrine à Paris, je
l’interviewais dans un café et j’avais demandé à un comédien, Messaoud
Hattou, de venir draguer Sandrine. J’avais prévenu les membres de l’équipe
qu’il allait se produire des choses auxquelles ils ne seraient pas préparés.
Sandrine ne s’y attendait pas, même si elle avait été prévenue qu’il pourrait
y avoir des choses étranges. Cela a créé de belles choses entre eux et avec
moi aussi. Je trouve que c’est ça, le cinéma : faire en sorte que quelque
chose se passe sur le plateau qui n’était pas prévu ou qui n’était pas
forcément écrit. Dans Queen of Montreuil ou dans Back Soon, il y a
beaucoup de choses de ce genre, en fait.

Comment et à partir de quand savez-vous que votre sujet s’inscrira dans


la fiction ou le documentaire ?
Solveig Anspach. Cela s’est clairement posé au moment de Haut les
cœurs ! Avant ce film, j’avais fait du documentaire, pendant dix ans. Haut
les cœurs !, c’est quelque chose que j’ai vécu. Il y avait des producteurs de
documentaires avec lesquels j’avais travaillé qui m’ont proposé de faire un
documentaire sur ce que j’allais vivre, et de m’aider à le tourner. J’ai
réfléchi pour arriver à la conclusion que je n’avais absolument pas envie de
faire cela. En revanche, j’avais envie d’écrire, de tenir un journal sur tout ce
que j’allais voir, vivre, et les gens que j’allais rencontrer pendant cette
année d’épreuve, puis décider ce que j’en ferais par la suite. Et quand j’en
suis sortie, j’avais envie d’en faire une fiction. C’était le moment pour moi
de faire une fiction, et surtout pas un documentaire. C’est à partir de là que
le choix s’est posé entre la fiction et le documentaire. Auparavant, il ne se
posait pas : je crois aussi que j’avais peur, sans doute, de faire de la fiction.
Peur des acteurs, peut-être aussi. Tandis que là, pour Haut les cœurs !, si les
acteurs me posaient des questions pénibles et nombreuses sur les
personnages – ce qu’ils font souvent –, malgré le fait que je débutais, je
pouvais répondre à leurs questions, je pouvais expliquer chaque situation.
Maintenant que j’ai plus d’expérience et que j’ai vieilli, je suis beaucoup
plus calme par rapport à cela. J’essaie de mettre mon énergie à chaque fois
au bon endroit et, quand les acteurs me posent des questions trop
compliquées, au lieu de mettre mon énergie à essayer d’y répondre, je
réponds franchement que je ne sais pas. Et ça se passe beaucoup mieux.

La construction de vos personnages se fait-elle autant à l’écriture qu’au


tournage avec les acteurs ?
Solveig Anspach. Les scénarios sont très écrits et mon but est de tourner
au moins ce qui est écrit. J’essaie d’obtenir au moins cela. Mais ça ne me
suffit pas. Souvent je dois tourner très vite, et si j’arrive à gagner un peu de
temps, pour la sixième ou septième prise, on va chercher autre chose, on va
faire autrement. Cela ne veut pas dire qu’on va forcément garder cet autre
chose. Mais parfois on le garde parce que c’est magnifique et plus
intéressant que tout ce qui était écrit, parce qu’on est productifs ensemble.
C’est une bonne manière d’entrer dans la séquence suivante à tourner, on a
fait le tour de la question. Je ne peux pas le faire à chaque fois, mais j’ai
toujours ce que j’appelle « la page de gauche » : ce que j’ai envie de faire
en plus. Ce n’est pas toujours moi qui ai forcément l’idée, je peux demander
s’il y a une envie de faire autre chose. Parce que parfois les comédiens
n’osent pas demander une autre prise. L’ingénieur du son demande, s’il
n’est pas content du son ; celle qui fait le point, si elle n’est pas contente, le
demande également. Mais moi, j’aime bien aussi quand l’acteur demande
une nouvelle prise, parce qu’il pense qu’il n’a pas tout donné et qu’il a
envie d’essayer autrement. Et on le fait.

Ce système de la page de gauche est venu dès votre première fiction ?


Solveig Anspach. C’est venu petit à petit, mais je faisais déjà cela en
documentaire. Excepté Made in USA, mes documentaires sont un peu
tournés comme des fictions. Par exemple, Que personne ne bouge ! raconte
l’histoire des braqueuses d’Avignon, ces cinq femmes qui ont braqué sept
banques. C’est tourné en 16 mm, donc limité. Je me souviens qu’une des
braqueuses, Hélène, n’avait pas donné ce qu’elle aurait pu donner pour
qu’on ait de l’empathie pour elle. Je trouvais que c’était très important ;
donc, la veille du dernier jour du tournage, je lui ai dit : « Je pense que ce
que tu as mis dans le film n’est pas suffisant, les gens ne vont pas te
comprendre. Et moi je voudrais que les gens te comprennent. » Il me restait
une boîte, dix minutes donc. Je lui ai proposé de réfléchir dans la nuit, et de
la filmer le lendemain dans un endroit que j’avais choisi. Et ce qu’elle a dit
ce jour-là, c’était vraiment magnifique, elle avait compris. Donc c’était
quelque chose que je faisais déjà en documentaire. D’autant que toutes ces
braqueuses étaient méfiantes avant le film, et m’ont demandé ce qu’il allait
y avoir dedans. J’ai répondu : « Ce que vous voulez y mettre. » On y a
réfléchi ensemble, c’était notre film.

Une autre actrice que vous suivez après Sandrine c’est Didda Jonsdottir,
au travers de trois fictions et un documentaire, donc un peu à l’inverse de
Sandrine. Là encore, pourquoi cette récurrence de l’actrice, et pourquoi lui
avoir confié le même rôle d’Anna dans Back Soon et Queen of Montreuil ?
Solveig Anspach. J’allais tourner Stormy Weather et je cherchais
quelqu’un pour jouer le rôle d’une femme qui ne veut plus parler. On avait
fait un casting à Reykjavik où j’avais vu bon nombre de comédiennes entre
vingt-cinq et quarante-cinq ans. Et à chaque fois, j’avais l’impression de
voir des comédiennes qui jouaient la folie. J’étais embêtée. Il se trouve que
mes études de psychologie m’ont conduite à travailler avec des enfants
autistes ou psychotiques. J’avais donc vraiment envie qu’on y croie. Un
jour, dans un café, désespérée, j’ai vu entrer Didda, et, dès que je l’ai vue,
elle m’a fait une très forte impression. Je me suis dit que peut-être cette
comédienne que je recherchais n’était pas comédienne, mais que cette
femme, c’était elle. Je suis allée la voir. Je me suis présentée et elle aussi.
En islandais, on tutoie les gens. Elle a tapé du poing sur la table, ça m’a
beaucoup impressionnée, en disant : « Je suis poète. » Même aujourd’hui, je
serais incapable de taper sur la table en disant que je suis cinéaste ! Je lui ai
demandé si elle accepterait de passer des essais ; elle m’a même proposé de
jouer nue, une scène très spéciale que l’on a d’ailleurs écrite pour le film,
ensuite. Aux essais, elle a été formidable ; c’était une personnalité, elle ne
faisait pas semblant. On a tourné dans une forêt, à Liège. Il fallait que son
personnage, qui n’a pas parlé depuis très longtemps, croyant s’être perdue
dans cette forêt, crie le prénom de la personne qui s’occupait d’elle. On fait
une première prise et c’était extraordinaire, on avait tous des frissons. Je lui
ai demandé à quoi elle avait pensé quand elle a crié et Didda m’a répondu à
ses enfants, laissés en Islande. Ce sont eux qu’elle a appelés, je trouvais
cela magnifique. C’est aussi ce que ferait une comédienne. Après ce film,
qui est passé à Cannes puis sorti en Islande, Didda a eu le César islandais de
la meilleure actrice pour ce rôle, elle qui n’avait jamais joué auparavant !
Le soir de cette cérémonie, elle portait une blouse transparente et a levé son
trophée en criant : « Vive les petits seins ! » : elle était dans tous les
journaux le lendemain, évidemment. J’aime beaucoup cette femme, je la
trouve exceptionnelle et j’ai eu envie de tourner à nouveau avec elle, parce
que les bonnes choses, dans la vie, il faut les prendre. C’est ainsi qu’avec
Jean-Luc Gaget, avec qui j’écris, on a commencé à écrire Back Soon. Mais
les financements mettant longtemps à arriver, on m’a proposé entre-temps
de faire des portraits pour Arte qui s’appelaient « Visages d’Europe » ; j’ai
proposé de filmer Didda [Bienvenue chez Didda]. Ensuite je lui ai redonné
un rôle dans Queen of Montreuil. On écrit actuellement la suite qui va
s’appeler L’Effet aquatique. Elle aura aussi un rôle dans ce film. C’est
agréable de continuer à travailler avec les gens qu’on aime quand on sait
que cela se passe bien.

De Back Soon à Queen of Montreuil et sans doute de nouveau dans


L’Effet aquatique, c’est toujours le même rôle que vous lui donnez. Elle est
habillée de la même manière et elle a le même prénom…
Solveig Anspach. En fait Stormy Weather était un film, et ensuite on s’est
dit, avec Jean-Luc Gaget, qu’on allait faire une trilogie fauchée, notre Star
Wars à nous ! C’est donc comme une série, ce sont les mêmes personnages.
Si on voit Queen of Montreuil, on n’est pas obligé d’avoir vu Back Soon et
ceux qui n’ont vu ni l’un ni l’autre pourront aller voir L’Effet aquatique.
Mais cette idée de retrouver nos personnages et de continuer le tricot nous
amusait.

Il y a quelqu’un d’autre à qui vous êtes très fidèle, c’est Karin Viard, que
l’on a vue en 1999 dans Haut les cœurs ! et plus récemment dans Lulu
femme nue. Elle incarne deux personnages très différents : le premier,
inspiré de choses que vous avez vécues et le second, très fictionnel, puisque
le film est l’adaptation d’une bande dessinée. Avez-vous travaillé
différemment avec elle dans ces deux films ?
Solveig Anspach. Pour Haut les cœurs !, ce qui était bien, c’est qu’avec
Karin on s’était mises d’accord avant le tournage. Je lui avais dit : « Il y a
autant de manières de vivre la maladie que d’être un être humain. Je ne te
demande absolument pas de m’imiter moi, ce n’est pas intéressant. » Il y
avait le scénario qui était très écrit, elle a fait son propre travail. Elle a
rencontré une amie qui était malade, mais une seule. Ensuite elle a inventé.
C’est-à-dire que pour chaque situation elle a dû se dire : « Mais moi, si
j’étais dans cette situation, comment est-ce que je réagirais ? », ce qui est
exactement la question que l’on se pose quand on écrit un scénario de
fiction, pour chaque personnage. On se dit : « Si j’étais ce personnage,
sachant tout ce que j’ai inventé sur son passé, comment est-ce que je
réagirais ? » Donc finalement, le fait que moi j’aie vécu ce qui arrivait au
personnage n’était pas important. C’est devenu son histoire, une histoire
malheureusement partagée sur la terre par des millions de gens. Mais à
l’époque il n’y avait pas eu beaucoup de films qui s’attaquaient à ce
problème frontalement. Pour Lulu femme nue, adapté d’une bande dessinée,
les personnages sont dans le même esprit que le livre, mais on a changé
beaucoup de choses. Ce que j’ai dit à Karin, et ça l’amuse beaucoup de
raconter ça, c’est que c’est l’histoire d’une femme qui a perdu toutes ses
couleurs. Elle est devenue transparente aux yeux de ses proches, elle s’est
effacée, et elle va faire un tout petit road movie de moins de 50 kilomètres,
rencontrer des gens très hauts en couleurs et retrouver les siennes au fur et à
mesure : retrouver son assurance dans sa démarche, dans sa voix, dans sa
manière d’être dans l’espace… Le rôle était très difficile. D’autant plus
qu’en fiction, le plus souvent, malheureusement, on tourne tout dans le
désordre. Je crois que Karin avait fait des repères dans son scénario, avec
des couleurs. On n’avait pas assez d’argent pour avoir une scripte, alors je
faisais la scripte. C’est aussi le rôle du réalisateur de dire aux comédiens :
« Ce qui se passe avant, on ne l’a pas encore tourné, mais on sera dans cette
tonalité », pour garder la continuité du personnage, de son parcours. Donc
finalement, d’un film à l’autre, la direction d’acteur n’était pas très
différente.

Vous accordez une grande importance aux lieux dans vos films. Il y a tout
d’abord, bien sûr, l’Islande dont vous êtes originaire mais où vous n’avez
pas grandi, et où vous avez tourné vos premiers documentaires. Puis il y a
d’autres lieux, dont vous êtes plus proche actuellement, comme Montreuil
ou Bagnolet… Pourquoi êtes-vous retournée en Islande pour tourner vos
premiers documentaires et comment cette matière documentaire que vous
avez récoltée là-bas vous a-t-elle servi plus tard dans vos fictions ?
Solveig Anspach. D’abord c’est un pays magnifique. C’est un pays qu’on
a envie de filmer parce que c’est un pays de grands espaces qui donne envie
de faire des plans très larges. On a envie de filmer la nature, et on a aussi
envie de filmer les gens qui résistent au vent et au froid, et qui vivent dans
ce lieu un peu fou. C’est l’endroit où je suis née, où j’ai la moitié de ma
famille, un endroit qui me tient à cœur. C’est pourquoi j’ai fait mon film de
promotion là-bas. Je crois aussi que j’avais envie de sortir de Paris, des
appartements haussmanniens, et d’aller filmer la nature. De plus j’aime
beaucoup les langues, je trouve qu’elles font vraiment partie de la bande-
son du film. J’avais envie qu’on entende des langues différentes, des
accents différents, c’est la partition musicale des films. J’aime ce pays et
j’aime les gens là-bas. Ça fait partie de moi.

Dans Queen of Montreuil, vous faites venir Didda l’Islandaise à


Montreuil…
Solveig Anspach. En fait, au départ, on avait écrit une sorte de suite de
Back Soon qui s’appelait Soon Coming et tout se passait en Islande. C’était
pas mal, assez drôle. Et puis il y a eu la crise en Islande et j’ai pensé à ses
réalisateurs qui vont avoir beaucoup de mal à y tourner, tandis que moi, je
peux éventuellement trouver des financements en France. J’ai dit à Jean-
Luc : « On va tout réécrire, cela va se passer à Montreuil, et on n’a qu’à
faire venir les Islandais à Montreuil. » Par la suite, tous mes amis islandais
m’ont dit : « Mais c’est stupide, tu serais venue tourner à la maison, et tu
nous aurais donné du travail à tous ! » Je n’avais pas pensé en ces termes.
On a donc fait en sorte que tout se passe à Montreuil, autour du pâté de
maison où je vis. Au départ de Queen of Montreuil, il n’y avait aucun
financement. Donc mon producteur, Patrick Sobelman d’Agat films m’a
appelée et m’a conseillé d’écrire autre chose. Je comprenais et j’ai voulu
enterrer ce scénario dignement : j’ai proposé qu’on se retrouve avec Patrick,
Jean-Luc Gaget et Florence Loiret-Caille avec un peu de champagne. Car,
finalement dans ce métier, on boit beaucoup de champagne, pour fêter les
bonnes choses et aussi les moins bonnes ! C’était un peu comme un
enterrement solennel. Quatre mois plus tard, Patrick Sobelman m’a appelée
pour me dire de le retrouver à son bureau où m’attendait Robert
Guédiguian, qui fait partie de cette association de producteurs. Ils avaient
un truc à me proposer. En fait, ils n’arrivaient pas à enterrer le scénario, qui
leur restait en tête, et ils m’ont demandé : « Est-ce que tu peux faire le film
avec cinq cent mille euros ? » Je sais que cinq cent mille, c’est beaucoup
d’argent, mais pour faire un long métrage, c’est très peu. J’ai quand même
accepté, et ils m’ont avoué que cet argent venait de leur poche. C’était un
vrai pari ! On a donc retravaillé le scénario pour que tous les lieux de
tournage soient très proches, parce que quand on déplace une équipe en
voiture, même si ce n’est pas loin, on perd beaucoup de temps. L’idée était
qu’on puisse aller à pied d’un lieu à l’autre. On a repensé tout le scénario de
cette manière. Finalement, il y a eu un peu d’argent qui est venu et qui les a
remboursés de ce qu’ils avaient investi. Ce n’était pas facile, mais
intéressant, de penser le scénario en termes de coût et de fatigue pour
l’équipe. Si on doit tourner très vite – le film a été tourné en vingt-cinq
jours –, il faut voir où on met l’énergie. Plus il y a de nuits, plus c’est lourd,
plus c’est fatigant. Il y avait, dans le scénario, une grande fête qui se
déroulait sur la place de la Fraternité, avec une grande quantité de figurants,
et qui devait être tournée sur trois nuits. Tous ces figurants allaient être très
mal payés : pendant une nuit ils allaient être là, la deuxième nuit ils allaient
être moins là, et la troisième nuit il n’y aurait plus personne. On allait avoir
des problèmes de raccords. On allait être épuisés. Donc on a essayé de
raconter la même chose sans cette grande fête. On se demandait si telle
séquence était vraiment utile ou pas, et si elle ne l’était pas, on l’enlevait.
C’était un bon exercice…

Vous vous posez ces questions pour tous les scénarios ?


Solveig Anspach. Pas forcément pour tous les scénarios, mais pour Lulu
femme nue on a eu un peu la même configuration, et donc on a réfléchi en
termes d’énergie. Par exemple, dans la bande dessinée, il y a un moment où
l’adolescente Morgane descend retrouver sa mère, avec ses deux petits
frères. J’avais beaucoup de scènes avec la grande sœur, les deux petits
frères, les frères de Charles, Lulu et Charles. C’est-à-dire six ou sept
personnes. Avec Jean-Luc on s’est dit : « Là il y a une énergie énorme à
déployer. Comment réduire cela ? » On a décidé que Morgane descendrait
seule, et on a pu mettre de l’énergie ailleurs… En ce moment, on écrit un
autre scénario, et il y a deux jours, on a écrit une scène complètement folle :
un gars sur une moto pourchasse une voiture qui elle même suit un camion.
Puis le camion s’arrête, fait un tête-à-queue… En réfléchissant au
découpage, on a estimé qu’il faudrait une semaine de tournage. Et
finalement on a simplifié cette séquence : on raconte la même chose, mais
on n’a plus besoin d’une semaine de tournage. Je trouve donc que cela vaut
la peine de se poser ce type de questions, pour ne pas se retrouver avec tous
ces problèmes au moment du plan de travail et du découpage, face à
l’équipe.

On a remarqué qu’il vous est arrivé plusieurs fois de revenir sur un même
lieu pour faire un documentaire, en Islande, bien sûr, mais aussi dans la
prison de Fleury-Mérogis. Comment naissent ces envies différentes de
documentaires dans un même lieu ?
Solveig Anspach. C’est l’envie de continuer le travail, de poursuivre.
Tout simplement.

Comme avec les gens ?


Solveig Anspach. Oui, comme avec les gens. Exactement.

Et pour ce qui est de la prison de Fleury-Mérogis, comment filme t-on un


lieu clos ?
Solveig Anspach. Ce qui est difficile, c’est de rentrer le soir. Parce qu’on
noue des liens avec les gens. Eux, ils restent, et nous, nous rentrons. Quand
vous entrez dans une prison, le personnel vous explique que les gens que
vous allez rencontrer ont une seule obsession : sortir, ce qui est normal. Ils
vous demandent donc de sortir des choses, de livrer des messages, de
donner des coups de téléphone à des gens, etc. Tout cela est totalement
interdit. Ce sont des relations compliquées, parce que si vous dites non, ils
vous disent : « Eh bien moi, votre film ne m’intéresse pas. » Ils ont un désir
et des envies et vous, vous en avez d’autres. C’est une histoire de confiance,
de relation qui se noue. Comme avec Sandrine, nous avons été proches
pendant au moins dix ans. Ce sont des relations longues.
Dans Sandrine à Paris (1992) et Anne et les tremblements (2010),
respectivement un documentaire et une fiction, vous vous mettez en scène.
Pourquoi avez-vous décidé de passer à l’image, et de prendre la parole
pour expliquer comment vous aviez défendu Sandrine devant le tribunal ?
Solveig Anspach. Parce que je trouvais que je faisais partie de son
histoire, que j’étais intervenue pour elle et que je m’étais occupée d’elle.
Donc j’étais presque un personnage, au même titre que les autres. En plus je
faisais le film, donc cela m’a semblé important. Je n’en avais pas très envie,
mais je crois qu’on a réussi à me convaincre. Dans Anne et les
tremblements, c’est un peu plus pour m’amuser, parce que c’est un court
métrage de fiction. C’est l’histoire d’une amie, Anne Morin qui joue son
propre rôle, qui habite au cinquième étage et le problème c’est que son
immeuble tremble, et donc tout tremble dans son appartement. Comme elle
est très procédurière, elle a découvert qu’il y a un service à la RATP qui
s’appelle « Les bruits et vibrations », et elle s’est mise à envoyer des tonnes
de lettres au directeur de ce service. Elle lui a proposé de venir chez elle
pour expérimenter avec son propre corps les vibrations et les tremblements.
Il est venu chez elle, pour finalement lui expliquer qu’on ne pouvait rien
faire. Anne m’a raconté cette histoire, et je l’ai trouvée totalement
délirante ! J’ai donc écrit un court métrage sur la base de ce qu’elle m’avait
raconté. Je joue un peu l’enquêtrice, et l’ingénieur du son est filmé, parce
qu’il essaie de capter les vibrations. Il y a aussi de vrais et de faux voisins…
C’est un mélange ludique du vrai et du faux, du documentaire et de la
fiction. On s’est beaucoup amusés.

Ce n’était pas de l’improvisation, c’était écrit ?


Solveig Anspach. Très écrit. En ce qui concerne la fiction, depuis
maintenant dix ans, je travaille essentiellement avec Jean-Luc Gaget mais
j’ai d’autres projets à venir, qui ne s’écriront pas forcément avec lui. Étant
très talentueux, il est de plus en plus demandé ! Pour le documentaire,
j’écris beaucoup. Auparavant, je faisais beaucoup d’entretiens avec les
gens, surtout quand je tournais en film, parce qu’on avait peu de pellicule et
il fallait donc que je sache vite où je voulais aller. Ce que j’écris beaucoup
en documentaire, c’est la situation. C’est-à-dire où est-ce que je veux filmer
cette personne, dans quel décor, en train de faire quoi : est-ce qu’elle est
assise, est-ce qu’elle marche, est-ce qu’elle conduit sa voiture ? De quoi on
va parler ? Quels sont les thèmes ? Il y a des choses que je n’aime pas en
documentaire ; je n’aime pas, par exemple – donc j’essaie de ne pas le faire
– quand quelqu’un est toujours filmé d’une certaine manière : le film
avance et on revient tout le temps à ce cadre-là, à ce plan-là. Je trouve que
le film n’avance pas. Ce que j’essaie donc de faire avant de tourner, c’est de
déterminer les thèmes que je voudrais aborder, et je me dis : « Tel thème, je
pense que c’est pas mal dans telle situation, tel autre dans telle autre
situation, peut-être en groupe, peut-être qu’elle sera à Carrefour en train de
faire des courses avec ses enfants… » J’ai envie que ça avance et pas qu’on
ait l’impression d’aller en arrière. Je n’y arrive pas toujours forcément. Ce
sont des questions de style. En documentaire, j’ai envie que le son soit
travaillé, que la bande-son soit riche. Et ce n’est pas parce qu’on fait un
documentaire et qu’on filme des gens qui ne sont pas comédiens qu’ils
doivent être mal filmés, par en dessous, avec leurs trous de narines,
transpirant. Ce n’est pas parce qu’on est dans le réel que ça doit être moche.
J’ai envie qu’on soigne les gens qu’on filme, qu’ils soient beaux ! Souvent,
en amont, je réfléchis avec eux sur la façon dont ils vont être habillés par
exemple. Je vais chez eux, je leur demande de me montrer dans quels
vêtements ils sont à l’aise. On fait des essais. Ce n’est pas très éloigné de la
fiction.

Et inversement, quand vous travaillez avec des acteurs, vous arrive-t-il


d’essayer de retrouver une vérité qui se rapproche du documentaire ?
Solveig Anspach. Oui, c’est exactement ça.

C’est-à-dire moins de maquillage ?…


Solveig Anspach. Oui, et peut-être que les acteurs me donnent, nous
donnent leur part documentaire. Les grands comédiens, les grandes
comédiennes ont un savoir-faire. Pendant que nous, réalisateurs, si on a de
la chance – et j’en ai eu jusqu’à présent –, nous tournons un long métrage
tous les trois ans, eux, pendant ce temps-là, ils vont tourner six longs
métrages dans l’année. Karin Viard en est à son cinquante-troisième film
par exemple. Donc ils ont un savoir-faire, ils savent les choses que le public
aime, et ils le font très facilement ; mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, et
ils le comprennent. Au début, je les laisse faire, je regarde, et ensuite je vais
les voir et je leur dis : « Écoute c’est super, mais maintenant on va procéder
différemment, on va faire beaucoup moins que tout ça. Cela va être
beaucoup plus droit. » Par exemple sur Lulu femme nue, il y a une scène
avec Claude Jansac, dans un garage, qui est assez émouvante. Je suis allée
voir Claude et je lui ai dit : « Claude c’est super, mais je voudrais qu’on
fasse autrement. » Elle m’a répondu : « Mais si c’est super, pourquoi la
refait-on ? » J’ai insisté, en lui demandant de penser à quelqu’un de très
proche qui est mort dernièrement, comme dans son histoire. Elle a accepté
et évidemment c’est cette prise-là qu’on a gardée. Parfois dans les
scénarios, même si je n’aime pas trop le faire, on écrit « elle est sur le point
de pleurer » ou « elle est au bord des larmes »… Karin pour Haut les
cœurs ! et pour Lulu femme nue m’a dit : « Je ne pourrai peut-être pas
pleurer au moment où tu l’as écrit. » Je lui ai répondu : « Ne pleure que si tu
sens que tu as besoin de pleurer. En tant que Lulu, en tant que Karin, en tant
qu’Emma. Mais ne le fabrique pas. » Dans Lulu femme nue, les deux scènes
où Karin craque, c’est la scène d’entretien d’embauche et la scène du
garage, qui n’étaient pas écrites ainsi ! Finalement, c’est quasi
documentaire, parce qu’elle pleure vraiment, elle ne fait pas semblant. Elle
craque vraiment.

Et à ce moment-là, on refait quand même la prise, ou on s’arrête parce


qu’on ne va pas pouvoir reproduire ce moment ?
Solveig Anspach. Non, on ne va pas pouvoir le reproduire. Donc si on
peut, il faut faire en sorte que cela arrive plutôt vers la fin. Mais cela ne se
contrôle pas. Ça arrive quand ça arrive. On aimerait avoir d’autres tailles de
plan, mais en général, cela ne marche pas.

Vous faites souvent intervenir des animaux dans vos films, notamment
dans Queen of Montreuil où il y a une otarie. On dirait une forme
d’intrusion du réel dans la fiction…
Solveig Anspach. C’est à la fois très amusant et très angoissant. Cela
revient à libérer dans la séquence la part documentaire incontrôlable. Par
exemple, dans Queen of Montreuil ce phoque, Fifi, qui est en fait une otarie
– mais on a gardé « phoque » parce que, comme Didda dit souvent « fuck
you », ça faisait une résonance – était dans la salle de bain minuscule où, à
un moment, on devait tous rentrer : les trois comédiens, moi, la cadreuse, la
fille qui faisait le point, le perchman, et les deux dresseurs de Fifi. C’était
génial parce qu’on a filmé comme en documentaire. Du tourné monté.
C’est-à-dire qu’on se mettait dans un axe et qu’on filmait la séquence
jusqu’à ne plus pouvoir, parce que les dresseurs de Fifi lui parlaient
constamment et lui lançaient des poissons. On voyait tomber les poissons
qui entraient dans le champ ! Ou bien, tout à coup, on avait l’épaule de la
pointeuse, ou la perche… Donc on coupait, et on se mettait dans un autre
axe à partir duquel on se disait que c’était montable. Toute la scène a été
tournée ainsi. Il fallait être totalement sur le vif. Et souvent il y avait de
belles choses qui se passaient, comme dans cette autre scène où Florence
Loiret-Caille, qui joue Agathe, est dans la baignoire et que l’otarie se dresse
au-dessus d’elle. C’est l’affiche du film ! À un moment, Florence, et je la
comprends, a eu très peur. Elle en pleurait presque. J’adore quand il se
passe des choses comme ça. C’est très amusant, mais périlleux ! Quand j’ai
récupéré tous les rushes, j’ai été d’abord atterrée. Puis, finalement on a
monté et ça a marché.

En 2011, vous avez fait un web documentaire qui s’appelle La Vie à Sac.
Comment avez-vous appréhendé ce projet qui nécessite, peut-être, une autre
forme de narration ?
Solveig Anspach. C’était la production Capa Entreprises qui m’avait
proposé de le faire. Il s’agissait de filmer un camp rom à Nantes. J’ai
accepté parce que le sujet m’intéressait. Mais c’était difficile parce qu’il y
avait très peu de moyens, par exemple, pas d’ingénieur du son. Il fallait
bidouiller. Isabelle, ma chef opératrice, était toute seule, elle avait sa caméra
avec un micro dessus. Quand je suis sortie de l’école de cinéma, on faisait
des documentaires où on était quatre, parfois cinq : quelqu’un à la caméra,
quelqu’un au son, un assistant, moi. Et au fur et à mesure sont arrivées ces
petites caméras… C’est l’évolution normale. J’avais de plus en plus de
coups de fil de producteurs qui me disaient « On a un super sujet, on
aimerait que tu le fasses, est-ce que tu peux filmer toi-même ? » Mais je
n’avais pas envie, j’avais envie d’avoir une équipe. Y compris une équipe
son. Au bout d’un moment je répondais « Je peux aussi me filmer moi-
même, et puis me regarder toute seule ! » Les équipes, petit à petit, se sont
amenuisées… De toute façon, ces petits caméras, ce n’est pas une bonne ou
une mauvaise chose, elles existent. Mais c’est compliqué, parce que, pour
moi, quand même, faire un film demeure une entreprise d’équipe. On ne fait
pas un film tout seul. Il y a des documentaristes très doués qui filment tout
seul, montent tout seul. Mais en tout cas moi, ma joie, c’est de travailler
avec des gens. Et je n’ai pas envie que ça s’arrête. C’est aussi pour cette
raison que je fais de moins en moins de documentaires, parce qu’il est
compliqué d’obtenir une équipe de quatre personnes et que je n’ai pas envie
de faire un film à deux. En ce moment, je travaille dans la fiction, j’écris
trois films à la fois qui sont à des stades différents ; et je me dis que sur les
trois, peut-être un se fera. L’année dernière, il y en a eu deux qui se sont
faits la même année, mais c’était un concours de circonstances.

Êtes-vous inspirée par la vie quotidienne ?


Solveig Anspach. J’ai l’impression qu’elle m’inspire énormément. En
tout cas les gens. On me demande souvent quels sont les films qui m’ont
inspirée. Il y en a eu. Mais je dis toujours que ce qui me nourrit, ce qui
m’influence, c’est la vie, les gens autour de moi. Cela vient peut-être de
l’école documentaire, je ne sais pas. Je pense que chacun écrit comme il
peut, avec ce qu’il a.

Vos films de fiction partent-ils tous de personnages que vous avez


connus ?
Solveig Anspach. Pas toujours, non. Lulu femme nue est une bande
dessinée, et actuellement on adapte un roman noir de Frédéric Brun des
années 1950.

Comment adaptez-vous une source extérieure ?


Solveig Anspach. Je me pose toujours la question : « Et si j’étais
Lulu ? », « Et si j’étais Charles ? »… C’est ainsi qu’on a écrit les
séquences. En fait, c’est une productrice qui adorait la bande dessinée Lulu
femme nue qui m’a proposé de l’adapter. Elle n’avait pas encore les droits ;
donc j’ai lu la bande dessinée et ensuite on a eu un rendez-vous chez
Gallimard – dont Futuropolis fait partie. C’était une drôle de situation,
parce qu’on s’est retrouvés autour d’une grande table avec beaucoup de
personnes, des stagiaires qui prenaient des notes, et Étienne Davodeau,
l’auteur de la bande dessinée, qui était au bout de la table. On m’a dit : « On
vous écoute. » J’avais l’impression de repasser le grand oral de la Femis, le
bac, le BEPC, enfin d’avoir douze ans à nouveau. J’ai dit à Étienne tout ce
que j’aimais, ce que j’aimais moins et pourquoi je pensais que j’étais « la »
personne qui ferait le mieux ce travail – au cours de la conversation, j’avais
appris qu’il y avait d’autres cinéastes qui étaient auditionnés. Je lui ai
d’abord dit que je laisserais tomber la voix off, l’histoire rapportée par les
amis et la famille parce que j’ai pensé que pour comprendre Lulu et pour
être en empathie avec elle, il fallait être avec Lulu. Les autres n’avaient pas
proposé cela, et c’était assez radical.

Pour revenir au documentaire, comment arrivez-vous à prendre de la


distance avec les gens que vous filmez sans avoir l’impression de profiter
d’eux, de leur prendre quelque chose ?
Solveig Anspach. C’est compliqué. Disons que j’ai évolué. Comme j’ai
fait du documentaire pendant dix ans, j’ai grandi dans ma tête, j’ai réfléchi.
Parfois j’ai fait des choses qui, pour les « purs et durs » du documentaire, ne
se font pas. J’estime que quand je fais un documentaire, sauf pour Made in
USA qui est différent parce que c’était l’histoire d’un cas judiciaire, je ne
suis pas détective privé, je ne suis pas psychanalyste, je ne suis pas à la
recherche de la vérité. Ce que j’essaie de trouver, c’est une relation vraie
avec la personne qui va nous raconter des choses, à moi et à l’équipe. Avec
les braqueuses d’Avignon (Que personne ne bouge !), comme je n’étais pas
à la recherche de la vérité et qu’on filmait des femmes qui étaient en
situation précaire, alors que nous, nous étions payés et nourris, j’ai demandé
à la production de leur payer des cachets, ce qui était une condition
primordiale pour faire le film. C’est une chose qui ne se fait pas du tout en
documentaire ! Car si l’on introduit de l’argent, on peut penser que les gens
vont vous raconter ce que vous voulez entendre, ou dire des mensonges.
Mais dans ce film-là, c’était important. Dans les documentaires, je prépare
les gens à ce qu’est le tournage et l’après. J’explique que, pendant 15 jours,
on va être tout le temps ensemble, qu’ensuite ça va s’arrêter et qu’on sera
moins ensemble. C’est très important. Que ce soit en fiction ou en
documentaire, je refuse que les personnes viennent au montage. Je leur
demande de me faire confiance ; j’assume seule la responsabilité à la fin,
lorsqu’ils verront le film fini. Il m’est arrivé, très souvent en documentaire,
notamment avec Sandrine, qu’elle me confie des choses si intimes que je la
stoppais en lui rappelant qu’elle n’avait pas besoin d’aller jusque-là, que ce
film serait vu par beaucoup de gens. Les spectateurs ne sont pas idiots, ils
peuvent comprendre le off, le hors-champ. On n’a pas toujours besoin de
tout raconter. Des histoires de viol, d’inceste tout ça, ce n’est pas la peine.
C’est moi, toute seule, qui décide de ça, et je peux aussi me tromper. Le
documentaire amène souvent à se poser des questions graves…

Et en fiction alors, quel est votre rapport à la vérité ?


Solveig Anspach. En fiction, c’est plus par rapport au jeu des acteurs. Il
faut éviter le fabriqué, le déjà fait deux cents fois. Il faut que je croie à cette
séquence qu’on est en train de faire, et à ce personnage… au point par
exemple d’avoir envie de le prendre dans mes bras. C’est un peu de cela
qu’il s’agit. C’est le rapport à la vérité.
JULIE BERTUCCELLI

« DANS UN FILM, TOUTE PERSONNE DEVIENT UN PERSONNAGE »

Julie Bertuccelli, vous avez débuté en tant qu’assistante de réalisation


aux côtés de réalisateurs comme Jean-Louis Bertuccelli, votre père, Otar
Iosseliani, Krzysztof Kieslowski ou encore Bertrand Tavernier. À partir de
1993 vous réalisez plusieurs documentaires, et en 2003, vous passez à la
fiction avec Depuis qu’Otar est parti, puis L’Arbre en 2010. En juin 2013,
vous devenez présidente de la Scam, qui défend le statut et les droits
d’auteur dans le documentaire. La Cour de Babel (2014) est votre premier
documentaire distribué en salle de cinéma. Le désir de réaliser, tant en
documentaire qu’en fiction, était-il déjà présent quand vous êtes entrée
dans le métier ?
Julie Bertuccelli. Oui, depuis le début je voulais faire des films, et même
plutôt en tant que cadreuse, mais je ne voulais pas faire d’école comme la
Femis ou l’Insas. J’ai préféré faire une hypokhâgne et une khâgne. J’ai fait
des études de philosophie, j’ai beaucoup aimé cela. Mais après, je me suis
dit que je ne me voyais pas recommencer une école. Cela dit, j’avais peut-
être un peu peur de rater les concours ! Je voulais commencer sur le tas, pas
tant pour gagner ma vie que pour aller voir des plateaux au travail. C’est
vrai que j’avais la chance que mon père soit réalisateur ; j’avais donc déjà
un petit aperçu de la façon dont se passait un film, j’avais des souvenirs
d’enfance. Je savais à quel point c’était un métier dur, et aussi très pratique.
J’avais plutôt envie d’être stagiaire, assistante, de me sentir plus à l’aise
dans ce métier, plutôt que de recommencer des études. Je voyais beaucoup
de films, et j’avais un peu suivi des cours d’analyse comme ceux de Jean
Douchet à la Cinémathèque ou à Jussieu. J’avais en fait surtout envie de
devenir assistante. L’envie de faire des films était certes présente, mais
c’était encore un peu tôt. Je n’avais pas d’idée particulière de film à faire ;
j’étais donc plutôt dans l’exploration du métier. Je ne connaissais pas
réellement le documentaire à vrai dire, j’étais beaucoup plus dans la fiction.
J’ai été assistante de beaucoup de réalisateurs comme Rithy Panh ou
Emmanuel Finkiel qui m’ont fait voyager. Le documentaire est venu petit à
petit, grâce à des projections comme « Documentaire sur grand écran » que
Simone Vannier, qui n’est plus là maintenant, organisait. Par ras-le-bol de
ce métier d’assistante, ou en tout cas des plateaux, de cette énorme
machine, je me suis mise tout d’un coup à faire des documentaires. Par
envie de revenir à une chose plus légère, par passion d’avoir découvert ce
que c’était que le documentaire, et par le hasard aussi d’une formation aux
Ateliers Varan, qui est une sorte d’école formidable. C’est un stage
professionnel de trois mois où on fait une petite initiation à ce qu’est le
documentaire, en tout cas, un certain documentaire, le cinéma du réel. Et
surtout on fait un film. C’est grâce à ce film, qui s’appelait Un Métier
comme un autre, que j’ai été sélectionnée – et j’ai remporté des prix dans
plusieurs festivals. Cela m’a donné l’opportunité d’écrire d’autres projets,
tout en restant assistante pendant un certain temps, parce que ces projets et
ces premiers documentaires ne vous permettent pas de gagner votre vie. J’ai
donc continué jusqu’au jour où mes films ont commencé à prendre le pas
sur le métier d’assistante.

Pour poursuivre sur le métier d’assistant, pensez-vous, comme les frères


Dardenne, que la mise en scène commence par le plan de travail ?
Julie Bertuccelli. Je ne saurais pas dire. J’ai été longtemps assistante, j’ai
fait tellement de plans de travail… Oui, ce qui est sûr, c’est que faire un
film ce n’est pas seulement de la mise en scène, et décider de ce qu’on veut
librement. On est pris dans de multiples contraintes, et notamment des
contraintes de temps. La mise en scène se joue là aussi, dans les choix
qu’on fait, des priorités, du temps dévolu à certaines scènes… J’ai
beaucoup apprécié d’être assistante, ne serait-ce que pour savoir comment
fonctionne une équipe. Sur mon premier long métrage, c’était un peu dur
pour l’assistante, parce que j’avais été moi-même assistante tellement
longtemps que j’avais du mal à m’arracher à cette habitude de tout regarder,
d’être dans les moindres détails, d’être angoissée du moindre mouvement
de figurant ou des minutes qui passent. Il est vrai que c’est un peu un
handicap quand il faut prendre du recul et s’intéresser seulement à ce qu’on
fait. Il est facile, vu l’anxiété générée, de se perdre dans tout ce qui est
autour. Souvent, et c’était mon cas, quand on fait un premier long métrage,
on a beaucoup de mal à parler aux acteurs. C’est un grand classique. Dès
que la prise est finie, on va voir le cadreur, on parle de beaucoup de choses,
mais on ne va pas voir les acteurs, parce que c’est ce qu’il y a de plus dur.
On ne sait pas quoi leur dire, comment le leur dire.
Vous avez été assistante d’Otar Iosseliani et vous avez réalisé un
documentaire, dans le cadre de la collection « Cinéastes de notre temps »,
sur un de ses tournages. Et vous aviez initulé votre premier long métrage de
fiction Depuis qu’Otar est parti, et il y a ensuite ce documentaire. Dans
quelle mesure vous a-t-il influencée ?
Julie Bertuccelli. C’est une rencontre énorme. J’ai fait plusieurs films
avec lui où il m’a emmenée en Géorgie, en Russie, et puis aussi à Paris.
C’est quelqu’un que j’adore, que j’admire, avec qui j’aimais beaucoup
travailler, parce que c’est un réalisateur très particulier, il a vraiment une
poétique, une chorégraphie, quelque chose d’extrêmement attachant. C’est
pour cela que j’ai voulu faire un documentaire sur lui ; je pensais que c’était
vraiment important de le voir au travail. Dans cette collection, la plupart du
temps il y a des interviews, mais, avec lui, je pensais qu’il était primordial
de le voir avec son sifflet, faire ses story-boards, piocher dans tous ces
petits papiers sur le tableau pour avoir des idées de scènes… J’avais aussi
envie de faire partager l’expérience que j’avais eue avec lui. D’ailleurs
j’étais toute seule à l’image et au son, ce que je fais souvent en
documentaire. J’ai parfois un ingénieur du son, mais là, c’était plus simple
que je sois seule. Je continuais un peu à être comme une assistante, je ne
pouvais pas m’empêcher, en même temps que je filmais, de lui suggérer :
« Ah, mais on pourrait demander à untel ! », j’avais des idées de décors et
de lieux. Je ne peux pas m’empêcher, en étant à côté de lui, de vouloir
l’aider à faire son film au mieux. Je pense qu’on sent cette connivence.
C’était très plaisant, et même vraiment passionnant que d’essayer de
retranscrire ce qu’est son travail. En tant qu’assistante, j’avais découvert la
Géorgie et ça a été très important pour moi, parce qu’effectivement, quand
j’ai eu l’idée de mon premier long métrage, c’était une évidence de tourner
là-bas. Nous n’avons pas le même univers, ni la même manière de filmer,
mais effectivement, je me sens proche de beaucoup de ses thèmes.
J’adorerais faire des films comme lui ! Ses scénarios ne ressemblent pas à
des scénarios classiques ; il ne fait presque pas de dialogues, il déteste ça.
Moins il y en a, mieux il se porte. Mais il fait des story-boards très précis.
On le voit dans le documentaire dessiner pendant des heures, faire les
mouvements de caméra, et surtout organiser les mouvements des acteurs.
Cette chorégraphie est essentielle, parce qu’il ne fait pratiquement que des
plans-séquences, des plans larges, jamais de gros plans… Il dessine
beaucoup, mais, comme assistante, je sais qu’ensuite, cela peut changer ; au
moment du tournage il est content d’avoir au moins une base à donner au
chef opérateur et à nous tous pour travailler.

Vous n’avez pas eu de formation technique et vous cadrez vos


documentaires vous-même. Comment l’avez-vous appris ?
Julie Bertuccelli. J’ai appris aux Ateliers Varan. On apprend aussi en
faisant. À l’époque, je voulais être cadreuse et c’est mon père qui m’en
avait dissuadée. C’était un métier très masculin, hiérarchisé, où il fallait être
assistant pendant dix ans. C’était très difficile, il fallait faire des études ; je
n’étais pas très forte en maths et je ne me voyais pas du tout faire l’école
Vaugirard. Le fait d’avoir réalisé mes documentaires et de les cadrer m’a
finalement permis de faire une des choses qui m’intéressaient le plus.

Cadrez-vous parfois vos long métrages ?


Julie Bertuccelli. Non, techniquement c’est beaucoup trop compliqué.
Mais même s’il y a un cadreur qui fait des propositions et qui est très
présent, c’est moi qui décide du plan. En documentaire, comme c’est
instinctif, j’ai le plaisir de faire le cadre toute seule, de ne rien avoir à dire à
personne, de n’être justement que dans l’intuition… et dans les angoisses.
Je ne suis pas une cadreuse professionnelle, il y a donc toujours des
moments où j’ai des loupés. Heureusement que je filme beaucoup pour
qu’il y ait quand même de quoi faire un film ! Mais c’est un plaisir d’avoir
aussi des miracles. Quand on cadre, tout d’un coup on fait un mouvement
au bon moment, on arrive sur quelqu’un qui dit quelque chose. Ce sont des
moments inouïs. Malgré les ratés, il y a une excitation et au moins, je suis
dedans, je ne saurais pas quoi dire à un cadreur si j’étais à côté de lui.

Dans votre documentaire, Iosselliani dit qu’il reste 10 % de ses idées dans
ses films. Est-ce que c’est la même chose pour vous ?
Julie Bertuccelli. Il y a aussi beaucoup de mauvaises idées ! C’est très
dur d’avoir des bonnes idées de film. Après chaque film, c’est toute une
aventure d’avoir une autre idée, à laquelle on va s’attacher pendant quatre
ou cinq ans de sa vie, et d’être sûr que c’est la bonne… Il faut laisser passer
du temps. Il n’y a pas tant d’idées qui se bousculent, en tout cas pour moi.
J’essaie de les mettre à chaque fois dans un film, et ensuite je suis vidée.
J’ai l’impression de repartir à zéro. C’est pourquoi l’alternance
documentaire/fiction est très importante. J’ai l’impression d’être en jachère,
j’ai besoin de moments de pause. Le documentaire non seulement me
nourrit, mais c’est une autre manière de faire des films, avec plus de liberté,
en découvrant le monde, des gens… Je serais incapable d’enchaîner les
films de fiction, j’ai besoin de vivre entre-temps. Faire des films c’est aussi
faire des films sur ce qu’on vit, sur ce qu’on est, et pas dans l’abstraction. Je
suis très admirative des réalisateurs qui font un film par an. Souvent ils
n’écrivent pas eux-mêmes. Moi je n’ai pas d’urgence à tourner des films. Il
y a déjà tellement de films qui se font, je n’ai pas besoin d’en rajouter sur
les étagères ; j’en fais quand une idée vient. Je ne la cherche pas vraiment,
même si à un moment donné les producteurs sont derrière. Les idées
viennent comme elles viennent. J’attends les hasards de la vie et les
rencontres…

À partir de 1993, vous commencez à réaliser des documentaires,


notamment Bienvenue au Grand Magasin, un feuilleton en quatre épisodes
où vous suivez quatre apprenties-vendeuses aux Galeries Lafayette en 1999,
Un Monde en fusion, sur la fusion de trois entreprises en 2006, et La Cour
de Babel cette année, où vous suivez pendant un an des élèves de plusieurs
nationalités entre 11 et 15 ans, dans une classe d’accueil pour apprendre le
français. Très souvent dans vos documentaires, vous vous intéressez à des
thématiques sociales, souvent au monde du travail, alors que dans vos
fictions, vous abordez plutôt des thématiques de la famille, de l’intimité, du
deuil. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce lié à une éthique du
documentaire ?
Julie Bertuccelli. C’est d’abord une envie de regarder le monde, en
abordant des problématiques plus sociales, en choisissant de rester à une
certaine distance de l’intimité de ces personnages et de les voir plutôt dans
leur travail, de ne pas trop aller chez eux. Parce qu’il y a en effet une
certaine éthique à respecter. Les êtres se révèlent beaucoup par la manière
dont ils se représentent dans le monde du travail. Et c’est ce qui
m’intéresse. Alors que la fiction est pour moi le lieu où on peut aller
beaucoup plus loin dans l’intime, dans des histoires de famille, dans des
choses plus psychologiques, sans pour autant que j’aie l’impression de faire
des films « psychologiques ». J’ai senti qu’à un moment donné, j’avais
envie de raconter d’autres choses et que c’était par la fiction que je pouvais
y arriver. En documentaire, dans un film comme La Cour de Babel, je suis
un groupe d’enfants, mais j’ai décidé dès le départ que je n’irais pas chez
eux, même si beaucoup de choses transparaissent, dans leur manière de
s’exprimer, de discuter entre eux. Leurs parents viennent aussi en classe
voir les professeurs, et parlent de leur vie, mais j’avais envie de respecter
ces choses-là. Je trouve qu’en documentaire on va parfois un peu trop loin,
et les gens ne savent pas à quel point ce qu’on filme d’eux leur échappe. Je
n’ai pas non plus de posture éthique absolue là-dessus, parce qu’il y a des
documentaires formidables sur l’intimité de gens, y compris chez ceux qui
font des films sur eux-mêmes. Mais pour moi, c’est en fiction que j’ai
l’impression qu’on peut aller plus loin, différemment… J’ai l’impression
que je suis engagée politiquement, mais je ne fais pas non plus des films
militants avec la volonté d’imposer un discours ou une vision du monde.
J’essaie de laisser la place au spectateur de comprendre ou de réfléchir, de
se poser des questions, de se remettre en question surtout, et de voir que
c’est plus complexe qu’on ne pourrait le penser. Bienvenue au Grand
Magasin, par exemple, c’était quatre fois 26 minutes sur toute la hiérarchie
des Galeries Lafayette, des petites vendeuses jusqu’aux grands patrons, en
passant par le directeur du magasin et les chefs de rayons, à un moment
précis qui était le début des 35 heures. Cela m’intéressait de voir
concrètement comment fonctionne une entreprise comme celle-là, mais
aussi de voir comment chacun, à son niveau de la hiérarchie, le vit avec
humour et distance. En même temps, c’était une commande, enfin une
proposition d’Arte, de faire des feuilletons documentaires, et il y avait
l’idée de faire des épisodes avec l’envie d’aller au suivant. Il y avait toute
une structure narrative assez proche de la fiction, c’était amusant à écrire.
Même si c’est totalement du documentaire, il fallait tisser des liens, raconter
des choses, donner envie de voir la suite. Un Monde en fusion était une
envie de continuer à explorer cette hiérarchie du monde capitaliste, d’aller
voir les grandes entreprises qui fusionnaient, avec cette idée que le
capitalisme semble être pour la concurrence totale, alors qu’il va en fait vers
le monopole : son but, c’est de tuer la concurrence, et cela m’intéressait
beaucoup. J’ai eu beaucoup de difficultés, mais j’ai trouvé quand même
trois sociétés qui ont accepté que je filme leur fusion, même avant que cela
soit officiel. J’étais souvent derrière les portes. Ils parlaient de leur
inquiétude à propos des chiffres, de choses très confidentielles. Mais ils
finissaient par ouvrir leurs portes et je pouvais filmer des moments de
discussion, sur des licenciements ou des réorganisations du travail. Je n’en
revenais pas qu’ils me laissent filmer. C’était très fort d’être chez ces grands
patrons qui sont pris dans des choses qui les dépassent. Je n’étais pas là
pour les diaboliser, mais au contraire pour montrer comment ils rentrent ou
non dans le système, et pour mieux palper ce que sont les fusions
d’entreprises.

Comment le rapport de confiance s’est-il instauré avec les patrons ?


Julie Bertuccelli. Il y a différents niveaux de confiance. Effectivement, il
y a une confiance qui se crée avec les jeunes, dans La Cour de Babel, avec
qui j’ai une affinité évidente : je suis complètement à l’écoute, et s’ils ne
veulent pas que je filme, je ne filme pas. Avec les patrons, c’est une autre
sorte de confiance, ce sont plutôt des négociations qui relèvent de la
production. C’est ainsi que cela s’est passé avec les Galeries Lafayette, qui
est le seul grand magasin qui a accepté que je filme, et ce à un moment très
difficile où il y avait des restructurations dans le milieu des grandes
surfaces. C’est une confiance qui se négocie : on va faire un film dans vos
murs, il y a des choses qui ne vont pas vous plaire. Soit vous nous donnez
accès à beaucoup de choses, soit on ne vient pas. Ce n’est pas un film de
commande qui doit faire votre publicité. Faites-nous confiance, voyez les
films que j’ai faits. C’est une convention qu’on passe ensemble. Je ne peux
pas les forcer, donc il faut bien qu’eux trouvent un intérêt à me laisser
entrer. On leur dit, avec la production, qu’on va quand même parler des
Galeries Lafayette, que ce ne sera pas une publicité, mais qu’ils sortiront
grandis d’avoir eu, non pas la bonté, mais la largeur d’esprit d’ouvrir leurs
portes. On essaie de trouver tous les arguments possibles pour les
convaincre de les filmer, mais sans être coincés dans ce qu’ils veulent bien
nous montrer. Avec les grands patrons, dans Un Monde en fusion, ça a été
très difficile. Jamais personne n’avait pu filmer une fusion. Donc c’était
vraiment une chance inouïe qu’ils acceptent. Je savais que parfois, je serais
derrière la porte. Ce sont eux qui allaient ouvrir, et petit à petit, dans mes
discussions, parfois un peu stratégiques dans la manière dont je parlais avec
eux, j’arrivais à entrer. On établit une confiance parfois un peu truquée,
mais pas tant que ça, parce que j’essaie quand même d’être honnête avec les
gens. Ensuite, on leur dit qu’on va leur montrer le film, mais sans jamais
leur laisser le choix de couper des choses. C’est un deal de départ. Malgré
tout, sur Un Monde un fusion, quelqu’un m’a dit : « Non là, ce plan-là… »
Elle effleurait le genou d’un de ses collègues, et d’un point de vue familial,
c’était trop délicat… Donc je respecte quand même ! J’ai fait en sorte que
ce plan-là soit très écourté. Il faut respecter les gens, d’ailleurs ils signent
des papiers d’autorisation à l’image. S’il y a vraiment quelque chose qui les
gêne, même si c’est leur profil qu’ils n’aiment pas, j’essaie de les
convaincre que leur profil est merveilleux, qu’il sont très beaux et qu’il n’y
a pas de problème !

Comment décidez-vous de votre place ? Quand vous filmez, on sent votre


présence derrière la caméra. Dans Les Galeries, souvent les vendeuses
s’adressent à vous et on sent qu’il y a quelque chose qui se passe. Dans Un
Monde en fusion, vous dites la voix off. Comment se détermine cette place ?
Est-ce un parti pris dès l’écriture ou la trouvez-vous pendant les repérages,
au tournage ?
Julie Bertuccelli. C’est un mélange. Aux galeries Lafayette, il y avait un
rapport beaucoup plus direct avec les vendeuses. Le tournage de mes films
se fait souvent sur de très longues périodes. Six mois minimum, voire un an
de tournage. Donc il y a très vite une relation intense qui se vit avec les
personnages. Je ne fais pas des films sur eux, mais vraiment avec eux. Il y a
aussi le fait que si tout à coup ils veulent s’adresser à moi, ils le font. Ça ne
s’écrit pas, ça se vit au quotidien. Si tout à coup, en tournant, j’ai envie de
les relancer ou si je sens qu’il faut que je pose moi-même une question,
simplement pour dire que je n’ai pas compris et pour que la vendeuse
s’adresse à moi, je le fais. Dans La Cour de Babel, alors que j’avais un
rapport très direct avec les élèves, je suis plutôt en retrait, parce que c’est le
groupe et leurs discussions entre eux ou avec l’enseignante que je filme.
Dans un Un Monde en fusion, à part au tout début du film, il n’y a
pratiquement pas de commentaires. Ce sont leurs réunions qui
m’intéressaient. Mais on n’est jamais totalement en retrait, au milieu des
gens qu’on filme.
Vous dites que sur les documentaires vous avez des tournages très longs.
Comment vous organisez-vous ? Tournez-vous par petites périodes que vous
vous prévoyez à l’avance, ou bien restez-vous sur place, ouverte à des
événements ?
Julie Bertuccelli. On peut prévoir un peu les choses, mais il faut rester
très disponible et se dire que chaque film impose son rythme. J’ai fait un
film sur l’école de la magistrature, La Fabrique des Juges, et j’y ai tourné
pendant presque huit mois. Je filmais trois promotions différentes. Dans ce
cas il faut s’organiser un peu, c’est-à-dire suivre ce qui se passe. À chaque
fois, ce sont des choix de personnages, mais aussi d’événements. Il faut
savoir quel va être le bon moment pour filmer telle simulation de procès, le
premier jour où les étudiants arrivent en stage, vers la fin de l’année aussi…
Donc il y a des choses qu’on arrive à établir. On fait le fameux plan de
travail, qui, en documentaire, est presque plus important qu’en fiction,
même s’il se résume surtout à des choix de lieux et de périodes de tournage.
Les productions aimeraient bien savoir précisément le nombre de jours.
Mais je ne respecte jamais ce nombre de jours. C’est très fluctuant. Comme
je suis moi-même cadreuse, le seul problème c’est qu’il faut payer
l’ingénieur du son, et on ne peut pas avoir des tournages trop extensibles.
De temps en temps, j’essaie de négocier des demi-journées. Je grappille un
peu, et puis je finis toujours par aller filmer toute seule avec un micro sur la
caméra, quand je sens que le budget ne permettra pas que l’on filme plus
longtemps. Il faut donc être ouvert au changement. Sur La Cour de Babel
j’avais une moyenne de tournage de deux jours par semaine. Mais il y a des
semaines où je ne venais pas, parce que rien ne semblait intéressant. Il y a
aussi des moments où il faut prendre du recul, se laisser un peu désirer,
sentir quand on est un peu trop présent et que les gens en ont peut-être
marre qu’on soit là, et puis revenir… Mais tout à coup, on n’est pas là un
jour, et justement il se passe un truc formidable. Dans le film il y a
notamment un moment où une élève s’en va. Je n’étais pas là le matin où
elle a annoncé qu’elle partait deux jours après. J’avais un bon rapport avec
l’enseignante : elle m’appelle dans la minute et me dit : « Catastrophe !
Mariam s’en va ! » Dans l’heure, j’arrive à trouver un ingénieur du son et à
prendre la caméra. Il faut être très réactif.
Dans votre documentaire La Fabrique des Juges, Bernard Renucci est
crédité à vos côtés à l’écriture. Pouvez-vous nous parler de la spécificité de
l’écriture en documentaire ?
Julie Bertuccelli. Oui, c’est très important. Bernard Renucci est un
scénariste, mais il m’aidait surtout à écrire le dossier, celui que l’on
présente à une chaîne pour vendre le film et qui élabore la conception du
film avec le producteur. Il avait une très belle écriture, il savait très bien
présenter les choses, ce qui est très important. Je sais que pour les aides à
l’écriture du CNC, pour les longs métrages documentaires qui sortent en
salle, on est obligé d’écrire un scénario de documentaire, ce que je trouve
totalement ridicule : personne n’est dupe. On sait très bien que c’est pour
donner l’idée du film aux gens qui ne sont peut-être pas capables de
s’imaginer ce que sera le film sur la base d’un dossier… Alors on fait
semblant d’écrire des scènes et des dialogues, qui évidemment seront
différents. Je n’ai jamais fait ça, parce que je n’ai jamais demandé le CNC
pour un documentaire qui sortait en salle. Mais les premiers dossiers qu’on
écrit pour la télévision sont finalement assez proches du film, parce que
c’est là qu’on explique pourquoi, comment… des choses de base qui
donnent un peu le ton du film. Mais rien n’est figé, rien n’est sûr.

Dans ces dossiers il y a ce qu’on appelle la fameuse note d’intention…


Julie Bertuccelli. … qui est une horreur à écrire !

C’est plutôt elle qui explique vraiment la démarche…


Julie Bertuccelli. Oui enfin… Ce sont souvent un peu des poncifs, on dit
toujours un peu les mêmes choses, la manière dont on regardera… Il s’agit
de dire par exemple qu’on est soi-même cadreur, qu’on va prendre du temps
et ne pas faire d’interviews, que ce sera ce genre de situations qu’on filme,
quel est notre regard sur ce sujet… Il y a autant de réalisateurs que de
manières de faire des films. Mais il est vrai aussi que c’est important de se
demander pourquoi on fait ce film : pourquoi moi, et pourquoi maintenant.
Cette question de base est primordiale. Parfois ce sont des choses très
intimes : je veux faire ce film parce que cela fait résonner en moi quelque
chose de très personnel. On a toujours des raisons de faire un film, et c’est
bien de les écrire, ou en tout cas de se les dire, parce que cela influe sur le
film. Et puis on se sent plus légitime, plus fort.
Vous utilisez souvent le terme de « personnage » pour les personnes que
vous filmez dans vos documentaires.
Julie Bertuccelli. Oui, parce qu’effectivement toute personne, dans un
film, devient un personnage. Il n’y a pas grande différence, en ce sens, entre
un documentaire et une fiction, même si ce sont bien sûr des modes de
narration différents. D’ailleurs, heureusement que les gens ne sont pas
totalement eux-mêmes, et qu’on n’a pas entièrement accès à leur être. Ce
serait un chaos terrible ! La vie de quelqu’un est quelque chose de très
complexe, et on est juste dans une certaine image de ce qu’ils veulent bien
donner d’eux, dans une représentation. Moi-même, en les filmant, je les
cadre, je les mets dans une sorte de boîte. Ce n’est évidemment pas eux,
c’est mon regard sur eux. Dans le choix même de la situation que je choisis
de filmer, ce n’est pas eux que je filme, ce sont eux à ce moment-là, dans
cet axe-là de caméra… J’emploie un dispositif qui implique de rester très
longtemps avec les gens, de ne pas faire d’interview, de faire un film avec
eux, qui n’exige pas de raconter subitement leur vie et d’être dans quelque
chose de fabriqué. Je pense qu’on est au plus proche d’une certaine réalité,
mais qu’est-ce que la réalité ? On sait bien que cela n’existe pas. Je ne
prétends pas révéler les gens. J’espère juste donner un point de vue sur une
situation, faire réfléchir les spectateurs et les ouvrir sur un monde auquel ils
n’auraient pas eu accès sans le film. Moi-même, si je ne faisais pas ces
films, je n’y aurais pas accès.

Quand se fait le choix de la voix off ?


Julie Bertuccelli. A priori je ne veux pas de voix off. Même s’il se trouve
qu’au montage, petit à petit, on sent bien qu’il faut des traductions,
vraiment j’en fais très peu. Il y a des films magnifiques qui ont des voix off,
des films historiques où je trouve cela nécessaire. Cela fait partie du mode
de narration d’une certaine école, de tous ces grands réalisateurs que
j’admire beaucoup… C’est presque de la fiction que l’on fait, à mon sens,
lorsqu’on suit ce modèle. Dans mes films, il y a très peu de regards caméra.
On est dans des petites scènes que l’on observe comme dans un film. D’une
certaine manière, on est dans une histoire que l’on raconte avec des
événements, des dialogues. Simplement, ce n’est pas moi qui les écris. Je
les ai choisis, découpés, redécoupés, j’en ai enlevé plein de mots, de
respirations… J’ai triché un peu par moments, parce que le montage c’est
de la tricherie, on est tout le temps en train de refabriquer le film. C’est la
phase-clé du documentaire, parce qu’on accumule des centaines d’heures et
qu’à la fin, il faut faire un film d’une heure et demie : on est donc dans une
nouvelle construction de la réalité. Les scènes de La Cour de Babel sont
tirées de cours qui durent parfois trois heures : au final il en reste deux
minutes. On est dans une contraction du temps qui est, je pense, une vraie
construction narrative. En tout cas, la voix off ce n’est pas quelque chose
qui se décide avant le tournage, sauf pour certains types de film. J’ai fait un
film où il y en avait pas mal, c’était un film historique sur L’abbé Glasberg.
Pour raconter sa vie il y avait beaucoup d’interviews de gens l’ayant connu,
d’historiens, etc. La voix off était nécessaire. C’est un peu dicté par le
genre.

Commencez-vous à monter pendant que vous tournez ?


Julie Bertuccelli. Oui, cela arrive souvent, et c’est très précieux de
pouvoir le faire. Les producteurs n’aiment pas beaucoup, parce que cela
allonge le temps du montage. On prend du temps à monter des scènes qui
peut-être ne resteront pas dans le résultat final. Parce que tant qu’on n’a pas
le recul final de tout ce qui est filmé, il est risqué de passer beaucoup de
temps sur des choses qui, au bout du compte, ne resteront pas. La Cour de
Babel est un film qu’on a fait sans argent du tout. Je voulais d’abord le faire
pour la télévision, parce que je n’avais fait des documentaires que pour la
télévision et je pensais que ce serait plus facile. Finalement, personne n’en
voulait. On a tout de même continué à tourner. La productrice était
d’accord, elle prenait un gros risque. Je n’étais pas payée, mais l’ingénieur
du son et la monteuse devaient, eux, être payés, sans même savoir si le film
serait vendu un jour. Il fallait donc commencer à monter un peu pour
s’assurer que le dispositif auquel j’avais pensé fonctionnait : rester dans la
classe, dans ce cocon, ne pas aller chez les enfants, etc. J’avais des
inquiétudes. Je voulais être sûre que ce n’était pas un dispositif trop raide.
On a donc monté pour voir, et j’ai vite été convaincue qu’effectivement
mon intention de départ était la bonne. Finalement, on a trouvé un
distributeur qui a décidé de le sortir en salle. On a attendu la fin du tournage
pour faire une autre session de montage.
Vous aviez proposé le projet aux chaînes de télévision ?
Julie Bertuccelli. Oui ! Mais peut-être mes dossiers n’étaient-ils pas
assez convaincants… Au bout d’un moment, écrire ces fameux dossiers
c’est très pénible, on n’a plus du tout envie de le faire. Au début, je voulais
passer une année de repérage et écrire un dossier en y réfléchissant
tranquillement. Mais en commençant les repérages, j’ai tout de suite décidé
de commencer à tourner parce que cette enseignante était formidable, que
sa classe était géniale. Il fallait le faire tout de suite, je ne pouvais pas
attendre une année : l’année suivante, ce ne serait plus les mêmes élèves. Je
n’allais pas attendre un an à trépigner. La productrice a accepté que l’on
commence et j’ai dû écrire en cours de tournage, ce qui n’était vraiment pas
une mince affaire, parce qu’on est plutôt préoccupé par ce que l’on filme.
Rédiger le dossier, c’est un retour en arrière, c’est très pénible. Et c’est un
sujet difficile à écrire, parce que cela devient très vite un peu mièvre… On a
été très déçus que les chaînes ne soient pas convaincues. Finalement, Arte
est venue, une fois le montage fini. Ils ont reconnu que c’était un beau
projet. Heureusement en fin de compte que toutes ces chaînes, France
Télévisions par exemple, l’ont refusé, parce qu’ainsi le film peut sortir en
salles et il passera à la télévision après ! Je gagne sur tous les terrains… Il
est certain que sortir un documentaire en salles est un risque. Pour tous les
documentaires que j’avais réalisés auparavant, je trouvais important de les
faire pour la télévision. On la critique beaucoup, mais c’est par elle qu’on
touche le plus de spectateurs. Même si on fait de très petites audiences, cela
représente quand même cinq cent mille, huit cent mille personnes. À côté,
les cinq mille personnes de moyenne au cinéma pour un documentaire, c’est
un peu ridicule. Ce n’est pas que je veuille que mon film soit vu le plus
possible, mais si on a envie de raconter quelque chose, autant que ce récit
soit entendu. Je me disais que c’est important de résister et de faire des
films pour la télévision, et d’arriver à faire que ces films ne soient pas
formatés.

En 2002, vous avez réalisé L’Arbre, votre deuxième fiction, après de


longues années de réalisation documentaire. Le film est situé en Australie,
Depuis qu’Otar est parti, en Géorgie, pourquoi inscrire vos fictions si loin, à
la fois géographiquement et dans l’imaginaire, contrairement à vos
documentaires qui sont très ancrés dans notre réalité ?
Julie Bertuccelli. C’est le hasard, mais finalement je me rends compte
que c’est un bon équilibre pour moi. Filmer la réalité très proche de chez
moi, vraiment au bout de ma rue en documentaire, et aller loin en fiction
pour peut-être parler de choses plus proches de moi mais qui nécessitent
une certaine distance. Il y a aussi des histoires qui se présentent. C’est
d’ailleurs ainsi que je suis passée à la fiction. Depuis qu’Otar est parti est
une histoire vraie qu’une amie m’avait racontée en Géorgie. J’aurais pu en
faire un documentaire, mais c’est une histoire tellement intime d’une
famille, d’une mère et d’une fille qui faisaient des fausses lettres pour
cacher à la grand-mère que son fils était mort, que je ne me voyais
absolument pas filmer cette réalité-là. Cette histoire m’a donné tout d’un
coup une idée de fiction très riche, j’y ai vu beaucoup de choses sur les
rapports familiaux, les liens entre les générations. C’était un bon prétexte
pour moi, et une bonne histoire à inventer. Il y avait des choses à rajouter, à
développer et cela m’excitait beaucoup de le faire en fiction. Il se trouve
que c’est l’histoire de gens qui regardent la France de loin, qui fantasment
la France. J’ai aussi tourné en Géorgie parce qu’Otar Iossellianni m’avait
fait découvrir ce pays et que j’en avais été totalement amoureuse. J’y avais
rencontré beaucoup de techniciens, des gens très bien. L’Arbre est né de la
rencontre avec un livre que j’ai voulu adapter. J’aurais peut-être pu le
tourner en France ou en Europe, mais c’était un livre australien. Il se trouve
que les droits du livre étaient déjà « optionnés » par une productrice
australienne. Je voulais être vraiment sûre qu’elle allait le faire, donc on
s’est renseignés. Elle était en train de faire écrire un scénario, mais elle
n’avait pas de réalisateur, alors j’ai dit à ma productrice française de
l’appeler et de lui dire que j’avais très envie de le faire. Par miracle, elle a
vu mes premiers films et elle a proposé qu’on fasse une coproduction. C’est
très rare ! Je ne connaissais pas ce pays, je n’avais aucun fantasme sur
l’Australie, mais en y allant, j’ai compris pourquoi c’était un livre australien
et qu’il était évident que cette histoire devait se passer là-bas. C’est donc un
peu les hasards qui m’ont conduite à tourner mes fictions loin de la France.
Aller loin me permet de prendre des distances avec le cinéma français. Je ne
me préoccupe pas de comment font les autres, c’est une grande liberté.
C’est un plaisir aussi d’aller dans un pays qu’on ne connaît pas et d’arriver
à le retranscrire le plus justement possible. On retrouve du coup un travail
documentaire en faisant des repérages, pour que dans le moindre choix de
décor, d’objet, de costume, de casting, on soit dans une vraie découverte
d’un pays.

La grande question que pose le documentaire n’est-elle pas celle de la


subjectivité ?
Julie Bertuccelli. Il n’y a aucune objectivité dans rien. Pour moi c’est
toujours du cinéma, que ce soit en fiction ou en documentaire. Il y a certes
différentes manières de faire, mais cela reste subjectif, un regard sur les
choses. En fiction, j’aime aussi beaucoup jouer avec l’improvisation. Faire
travailler des non-professionnels, être à l’affût de tout ce qui se présente
comme accident, les imprévus, comme une tempête qui arrive au mauvais
moment… Toutes ces contraintes sont très riches pour la fiction. Je sais
qu’il y a des réalisateurs qui au contraire, parce qu’ils ont tout préparé, tout
storyboardé, sont paniqués quand la météo n’est pas ce qu’ils attendaient ;
ils veulent tourner autre chose. Moi au contraire je me dis, tiens, là il pleut
ce n’était pas écrit qu’il pleuve, mais ce sera peut-être encore mieux.
J’essaie de m’amuser avec toutes ces contraintes qui ne sont pas faciles à
supporter, mais qui deviennent moteur à invention, à imagination.

Acceptez-vous que l’on emploie le terme de mise en scène pour un


documentaire par exemple ?
Julie Bertuccelli. Oui. C’est une mise en scène différente. On ne
demande pas aux gens de faire tel mouvement et de dire telle chose. Mais le
fait d’être là, de cadrer, de mettre en scène une situation, de décider que
c’est par tel plan qu’on commence, par telle valeur de plan, par telle phrase,
c’est de la mise en scène. D’ailleurs, quel soulagement quand on n’a pas à
choisir la couleur du t-shirt et quels mouvements doit faire le personnage !
C’est pourquoi le documentaire est très reposant, même s’il comporte
d’autres difficultés. On a d’autres choix à faire, qui sont parfois plus
difficiles, parce qu’on court après une certaine réalité, parce qu’on est là,
que les choses se passent devant nous et que, dans la seconde, on doit savoir
quand il faut allumer la caméra, se mettre là, passer par ici…

Inversement, quand, en fiction, vous filmez des acteurs, traquez-vous


l’imprévu, l’émotion, la surprise ?
Julie Bertuccelli. Oui, mais disons que ce n’est pas tant traquer que d’être
à l’écoute de leur jeu, de les regarder et de se demander si c’est la réalité, si
ce n’est pas surjoué. Travailler avec Charlotte Gainsbourg a été un bonheur
parce qu’elle est dans le non-jeu total. Elle est dans une finesse et une
simplicité qui font que très vite, dès la première prise, elle est formidable.
Avec d’autres acteurs, parfois on est obligé de leur demander de parler
normalement, de ne pas prendre un ton, une position, un regard ou je ne sais
quoi. Le cinéma que j’aime faire ou que j’aime regarder, notamment, c’est
une sorte de réalisme qui n’en est pas un. Je ne veux jamais sentir qu’il y a
un acteur et une caméra, même si par convention je sais très bien que c’est
comme ça. Il arrive que les personnes que je filme, les « personnages », se
mettent à jouer un peu pour la caméra, qu’ils veuillent montrer une certaine
image d’eux. Dès qu’ils commencent à cabotiner, je ne filme plus, je fais
comprendre que je ne veux pas qu’on fasse quelque chose pour moi ni pour
la caméra. C’est un jeu qui s’installe avec le temps, puis petit à petit
effectivement on traque. Quand je dis traquer, ce n’est pas voler, ce n’est
pas chercher à leur insu, mais capter quand ils sont eux-mêmes le plus
simplement possible, avec respect et amour pour eux. Parce que c’est vrai
que j’ai beaucoup de mal, en documentaire, à filmer des gens que je n’aime
vraiment pas. Je ne suis pas une journaliste qui vient juste filmer des images
pour illustrer une enquête dont j’ai déjà les réponses ; je suis dans un
processus de découverte, c’est pour cela que je prends du temps et que tous
ces moments-là, je les filme sans objectivité, puisque évidemment ça
n’existe pas, mais en prenant un peu de recul, et sans avoir trop d’a priori.
RITHY PANH

« LE RÉEL N’EXISTE PAS : IL Y A TOUJOURS UNE MISE EN SCÈNE »

Rithy Panh, vous arrivez en France à l’adolescence, venant du Cambodge


après avoir subi la barbarie des Khmers rouges. Les traumatismes que vous
avez vécus dans votre pays parcourent toute votre œuvre. Après des études à
l’Idhec, vous avec réalisé votre premier documentaire en 1989, Site 2, puis
votre premier long métrage de fiction en 1994, Les Gens de la rizière.
Depuis, vous alternez les deux modes, mais en tournant plus de
documentaires que de fictions. Votre démarche est-elle différente quand
vous tournez un documentaire et quand vous réalisez une fiction ?
Rithy Panh. Je ne fais jamais ce que j’ai écrit, même en documentaire !
Quand on fait une fiction, on est peut-être plus léger, en tout cas, plus libre
dans la création. On s’amuse davantage ! Même si le sujet est parfois
compliqué, on construit des décors, on choisit la couleur des murs, on
vieillit les vêtements, on s’échine à faire du vrai avec du faux, on « dirige »
les acteurs (en fait ce n’est pas le bon mot, parce que les acteurs font ce
qu’ils veulent… Je préfère suivre leur personnalité). Un documentaire
apporte plus de questionnements.

Vous voulez dire avant le tournage ?


Rithy Panh. Avant, pendant, après ! Quand on finit un documentaire, on
n’est jamais vraiment en paix ensuite. Les questions continuent de
s’enchaîner sans fin : des questions d’image, de montage, de narration, de
politique plus que d’esthétique. Le choix de la forme vient en second, c’est
la politique qui guide le projet. Mais j’aime bien faire du documentaire et
de la fiction.

Au départ, laquelle des deux formes guidait votre désir de cinéma ?


Rithy Panh. Mon désir était de dire les choses, de pouvoir même les
nommer, et peu importait la forme. Vu l’histoire que j’ai traversée, la forme
documentaire s’est imposée de manière naturelle.

Vous avez quand même fait l’Idhec, l’ancêtre de la Femis ?


Rithy Panh. Oui, et je dois dire qu’à l’Idhec, on parlait très peu de
documentaire ! J’y ai été à la fois très heureux et assez malheureux.
Heureux, parce qu’ils nous donnaient des moyens de travailler que je
n’aurais jamais pu obtenir ailleurs, puisque la seule école qui coûte plus
cher par élève est celle des aviateurs. Sinon, il aurait fallu que je commence
par faire de la régie ou de l’assistanat comme stagiaire… Et malheureux,
parce que je n’arrivais pas à discuter avec les autres élèves qui étaient très
brillants, beaucoup plus avancés que moi, et avaient une culture
cinématographique qui me manquait. Cela me forçait parfois à me
« shooter » à raison de quatre ou cinq films par jour. J’étais plutôt attiré par
le cinéma russe, Tarkovski, Alexeï Guerman ou Paradjanov, et les autres
prônaient plutôt la Nouvelle Vague ou Almodóvar. Devant Alphaville ou Le
Mépris, j’étais largué ! J’avais très envie de documentaire, je voulais me
tester, essayer des choses que je pouvais me permettre de louper. Alors que
l’idée des autres étudiants était plutôt de faire un beau court métrage dans
l’esprit Nouvelle Vague… Moi, si j’avais pu gratter directement la pellicule,
je l’aurais fait. Je faisais de la peinture et j’adorais ça, alors que je ne sais
pas dessiner, n’ayant jamais eu d’apprentissage académique. Je m’inspirais
de Pollock ou de l’Art brut de Lausanne. Je travaillais la matière plus que le
dessin. Je n’avais pas de base, pas de fond technique ni artistique, mais
j’avais l’expérience de la vie, ça oui ! Et une pensée formée par l’éducation
de mon père. Quand j’arrive en France, après les Khmers rouges, je viens
d’un endroit où, pendant quatre ans, il n’y avait rien, pas d’école, pas de
lecture, pas de cinéma, pas de communication… Et tout cet éventail de
possibilités s’ouvrait à moi ! J’ai hésité entre la peinture, le cinéma et même
la menuiserie. J’aimais beaucoup le bois. C’est un métier de taiseux, on
n’est pas obligé de parler ! On lit le bois, on le transforme : en étagère, en
cuiller géante… À partir de la matière, on crée de la forme, on doit y
réfléchir auparavant. J’avais à la fois besoin de penser et d’y mettre les
mains. Un côté démiurge ! La peinture, c’était cher, et je n’avais pas un
sou : il faut acheter les couleurs et il faut avoir l’espace.

Qu’est-ce qui vous a motivé pour passer le concours de l’Idhec ?


Rithy Panh. L’envie de dire des choses, et aussi par « facilité », parce que
je ne parlais et surtout n’écrivais pas bien le français… Donc l’image me
simplifiait quand même la vie, et m’économisait la moitié du chemin ! Dans
mes premiers courts métrages, il n’y a quasiment pas de paroles. C’était
avant l’Idhec. Par exemple, je prenais un poème de Prévert et je filmais Le
Petit Déjeuner : il prend son chapeau et s’en va, etc. On voit les images.
S’inspirer de Prévert, c’est génial, parce que c’est une succession de petites
séquences déjà émouvantes, on voit presque les plans ! C’est ainsi que j’ai
commencé. Je n’avais pas besoin d’ajouter de paroles. Je faisais ces petits
films pour la Maison du cinéma, et les dirigeants me disaient : « C’est
comme du Bresson, ce que tu fais ! » C’était très gentil de leur part, mais je
ne savais pas qui était Bresson. Simplement, mes films étaient aussi
silencieux que les siens, parce que je ne savais pas écrire en langue
française ! Je ne me rendais pas compte de ma chance : cela m’apprenait à
dire en images sans avoir besoin des mots. Le cinéma m’est venu comme
ça : tiens ! si on met un plan derrière un autre, si on fait ce gros plan ici, et
qu’on rattrape là, cela remplace une phrase.

Qu’est-ce que c’était que cette « Maison du cinéma » ?


Rithy Panh. C’était à Grenoble, une sorte de laboratoire, créé par les
socialistes, sous l’impulsion du maire Hubert Dubedout. Godard est venu y
travailler, Jean-Pierre Beauviala y a mis au point ses caméras Aäton, aussi
légères qu’un « chat sur l’épaule ». Moi, je tournais en Super 8, avec les
cartouches de pellicule qu’on envoyait chez Kodak, et qui nous revenaient
développées, le développement était compris dans le prix d’achat.

Comment étaient vos films d’étudiant à l’Idhec ?


Rithy Panh. Ils étaient nuls ! Mais je suis content de les avoir faits.
C’était des fictions, avec des idées un peu adolescentes… Je découvrais
Octavio Paz, René Daumal, René Char, des écrivains un peu maudits, assez
noirs. J’avais eu une histoire difficile, et sans savoir pourquoi, je fonçais
vers des univers aussi compliqués. Ils m’ont tous nourri, par leur manière
de voir la vie, de résister, de rester intègres et d’aller jusqu’au bout coûte
que coûte, tout en créant. Ce sont des gens qui ne concèdent rien. Ils m’ont
formé inconsciemment. Des amis me les ont conseillés, puis j’ai continué
par moi-même. C’est pourquoi je dis que j’ai eu beaucoup de chance. J’ai
filmé beaucoup de leurs poèmes : j’ai été plus influencé par des poètes que
par des cinéastes. Un professeur me disait que j’étais un « existentialiste
poussiéreux », et je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire ! J’avais décidé
de faire un film en n’utilisant que la moitié du cadre, et on m’a dit que
j’aurais dû le tourner en Super 8 plutôt qu’en 16 mm ! Mais certains
m’encourageaient, comme Christian de Chalonge, qui était un pédagogue
extraordinaire, ou le vieux monteur Pierre Gillette qui me disait : « Vas-y !
Ne les écoute pas, ce que tu fais est très bien ! » Je me souviendrai toujours
que de Chalonge m’a dit les yeux dans les yeux : « Mais Rithy, tu dois faire
ce que tu es ! » On était là pour apprendre, pas pour faire des chefs-
d’œuvre, et ce n’était pas grave si on loupait. C’est vraiment le professeur
qui m’a le mieux compris. Il y avait aussi parmi les enseignants le regretté
Patrick Meunier, qui me guidait vers mon chemin personnel.

Votre désir de documentaire était très ancré…


Rithy Panh. Oui, et c’était frustrant, parce que le programme
d’enseignement du documentaire ne durait que trois mois sur les trois ans
d’études ! Mais j’ai eu la chance de rencontrer Frederick Wiseman après
une projection, et je me disais : « C’est incroyable, d’arriver à un résultat
aussi profondément humain, avec une simple caméra ! » En fait, sans le
savoir, j’étais à la recherche de mon humanité perdue. On ne revient pas des
camps d’Auschwitz intact : il faut reconstruire son identité, son humanité,
on a laissé une partie de nous là-bas. Et cela, personne ne peut vous
l’apprendre, il faut que vous le compreniez par vous-même. Quand j’ai vu
Near Death (1989) par exemple, avec sa façon de regarder la mort, même si
ce n’est pas cette mort-là que j’ai côtoyée, quelle leçon ! On continue de se
voir de temps en temps avec Fred, et il m’impressionne toujours autant.

Et après la sortie de l’Idhec ?


Rithy Panh. Je n’avais pas d’argent, il fallait vivre de ce que j’avais
appris. J’avais fait un peu de régie et d’assistanat pendant mes études, mais
ce n’était pas mon truc. En revanche, j’aurais pu devenir producteur si j’en
avais eu l’occasion, cela me tentait autant que la réalisation. D’ailleurs
aujourd’hui, je suis aussi producteur. Je viens même d’apprendre qu’un film
que j’ai produit a gagné le prix Aung San Suu Kyi, en Birmanie, ça me fait
plaisir : Le Dernier Refuge d’Anne-Laure Porée et Guillaume Suon. Ce sont
de jeunes réalisateurs à qui je donne le temps de regarder et d’observer. Un
temps nécessaire que, peut-être, l’industrie ne donne plus beaucoup.
J’essaie de cajoler le film, en leur donnant un ou deux ans de tournage. Un
documentaire, ça se cajole, ça ne vient pas par brutalité. Il y a des cinéastes
qui ont besoin de confrontations violentes. Moi, mes confrontations, ce sont
des braises, pas des flammes : la chaleur de la brûlure est plus lente et peut-
être plus profonde, elle peut réchauffer avant de brûler…

Comment avez-vous réussi à faire votre premier film ?


Rithy Panh. Je n’avais rien et il fallait absolument que je travaille. J’ai
écrit à la terre entière, y compris à Jack Lang et François Mitterrand, pour
présenter mon projet de documentaire sur « Site 2 », le camp de réfugiés
cambodgiens en Thaïlande. Ça devait être bourré de fautes d’orthographe !
La plupart m’ont répondu très gentiment. François Léotard, alors ministre
de la Culture, m’a écrit personnellement : ça se voyait, qu’il avait lui-même
pris la plume ; il m’a dit qu’il allait me soutenir. Mais ce n’était pas lui qui
décidait les chaînes de télévision, même si sa lettre faisait très bien dans le
projet. Personne ne voulait me financer, jusqu’à ce qu’Eckart Stein, de la
ZDF en Allemagne, m’appelle un jour à huit heures du matin, en me
disant : « Je vous donne 120 000 francs ! » Heureusement qu’il lisait le
français ! J’ai eu une chance folle. La vie ne dépend que de choses comme
ça. Ensuite, je suis allé voir Jacques Bidou, qui avait produit des gens que
j’aimais bien. Il était au Parti Communiste, et je me disais : « Tiens, ce
coco-là, ce doit être quelqu’un de bien ! » Il m’a demandé qui m’avait
conseillé de le contacter et j’ai bluffé : « C’est Eckart Stein… » Il venait de
créer une nouvelle société de production, et mon film a été l’un de ses
premiers projets.

Les communistes, à l’époque, n’étaient-ils pas mal à l’aise pour


reconnaître les méfaits des Khmers rouges ?
Rithy Panh. Oui, et même les intellectuels en général, pas seulement les
communistes ! Mais beaucoup de gens, y compris du Parti, m’ont soutenu
et ont compris qu’il fallait en parler. J’ai beaucoup appris de Jacques.
C’était un rédacteur hors pair, il m’a enseigné comment écrire un projet, il
m’accompagnait à la virgule près. Ensemble nous avons décidé de
développer ce qu’on appelait « un regard de l’intérieur ». C’était devenu
notre mot d’ordre.

Comment est-ce venu ?


Rithy Panh. Il me demandait de m’expliquer, il cherchait à savoir ce que
je voulais vraiment faire. Site 2 était un projet assez difficile, parce que les
Thaïlandais ne voulaient pas que j’y tourne : tout le monde pouvait y entrer,
les journalistes américains, les Français… sauf moi ! L’ONU ne voulait pas
de moi non plus. Mais moi, je ne m’en rendais pas compte. J’étais d’une
grande naïveté ! Je squattais littéralement le bureau d’un adjoint de l’ONU,
qui devait se demander ce que je faisais là. Je ne savais pas que je le gênais,
je croyais qu’il m’accueillait ! De même, je suis allé en Thaïlande au
Bureau du Conseil de sécurité nationale pour obtenir l’autorisation de
tournage, et je leur ai demandé : « L’autorisation est arrivée ? » Ils me
répondaient non, et deux jours après j’y retournais, c’était encore non… Au
bout d’un certain temps, je leur ai demandé : « Pourquoi ne voulez-vous pas
que j’y aille ? De toute façon, on est voisins, je vais continuer à revenir ! »
Du coup, ils m’ont donné une autorisation pour seulement trois jours. Et
Jacques a été assez fou pour m’envoyer une équipe de France, ce qui ne se
fait pas, en principe, pour un tournage aussi court ! Un tournage en
pellicule, avec une équipe de trois personnes et moi, dans ce camp de
réfugiés… J’ai encore eu de la chance, parce qu’il m’a envoyé deux
techniciens hors pair : Jacques Bouquin à la caméra, et Jean-Claude
Brisson, grand preneur de son, décédé depuis. Tous deux très engagés, prêts
à se battre pour une cause, c’est ce qui manque un peu maintenant. J’étais
assez culotté à l’époque, je fonctionnais à l’instinct. Sur les trois journées
autorisées, le premier jour, je n’ai pas tourné. J’ai envoyé l’équipe
technique se balader dans le camp avec quatre ou cinq boîtes de film, et je
leur ai dit : « Filmez ce que vous sentez, vous n’avez pas besoin de moi. »
Je sentais que pendant ce temps-là, cela me permettrait de travailler à
chercher mon personnage. En sillonnant le coin, au bout de cinq à six
heures, j’ai trouvé cette dame que j’ai choisie comme protagoniste. Après
mes deux jours de tournage, je suis allé voir le commandant du camp, et je
lui ai dit qu’on avait eu un gros problème de caméra, et il nous a accordé
deux jours supplémentaires ! C’est tellement important, le premier film ! Il
faut que le jeune réalisateur soit bien épaulé, qu’il se sente libre, qu’il
définisse un point de vue… en l’occurrence, le fameux « regard intérieur »,
même si cela devient autre chose par la suite. La manière de trouver la
bonne distance aussi. Tout s’est mis en place comme par miracle. Le
premier plan du film, c’est le premier qu’on a tourné. Jacques Bouquin
avait pour habitude, chaque soir après le tournage, d’écrire sur ce qu’il
faisait, des pages entières, qu’ensuite il jetait. Au dîner, on parlait
énormément. Tout cela a été essentiel. La matrice de tout mon travail est
dans Site 2 : mon regard, ma manière de travailler. À un moment, j’ai
demandé à Jacques de régler la caméra à une autre vitesse, pour obtenir une
image très légèrement ralentie et mieux ressentir la lenteur du camp : le
temps qui passe sans passer. Rien à voir avec le ralenti aux Jeux
olympiques : c’est presque imperceptible, mais il a tout de suite compris ce
que je demandais.

Le « regard intérieur », c’est l’expression de votre subjectivité ?


Rithy Panh. Oui, c’est déjà une manière de « fictionaliser » : ce n’est pas
un enregistrement brut de la réalité, c’est une interprétation. En fait, Site 2
est un film très pensé, ce n’est pas du tout du cinéma direct. Ce sont des
plans-séquences, de presque une boîte chacun. C’est quasiment un ballet.
De même, il y avait un gros travail de son, qu’on ne fait plus maintenant.
Jean-Claude allait chercher, scruter les sons. C’était un amateur de jazz et
par exemple, quand il enregistre la distribution de l’eau, on croirait presque
entendre un steelband. De même à l’image : je disais qu’il fallait filmer la
fragilité ; on entre dans la maison et on voit bien que chez les pauvres, il n’y
a pas de stockage de nourriture. Pas besoin de discours, il suffit de faire un
plan dans la cuisine… Grâce à eux, tout était juste. Il y avait même une
sensualité dans la manière de filmer. Comme on ne pouvait pas se parler
pendant la prise, j’avais dit à Jacques : « Je dessinerai sur ton dos ! », ou je
lui tapotais l’épaule, parce qu’il ne voyait pas tout et qu’il ne comprenait
pas la langue. Mais il comprenait la musique, le rythme, il a fait un
magnifique travail au cadre.

Sur cette première expérience, vous avez appris en faisant.


Rithy Panh. En effet, c’est un peu ça. D’ailleurs, aujourd’hui c’est pareil,
j’apprends toujours en faisant !

À cette époque, aviez-vous déjà des envies de fiction ?


Rithy Panh. Oui, mais je ne savais pas comment m’y prendre. À
commencer par l’écriture du scénario. Mais j’ai très vite eu l’idée d’un film
en rapport avec le riz. Cela vient de l’histoire de mes grands-parents, puis
de la dame de Site 2, dont on a repris le prénom dans Les Gens de la rizière.
En me documentant, je suis tombé sur le livre de Shahnon Ahmad, Le Riz,
et j’ai décidé de l’adapter sans savoir qu’un film en avait déjà été tiré (en
1983). Je n’ai pas de chance, à chaque fois que j’adapte un livre, il l’a déjà
été auparavant. C’est le cas pour Barrage contre le Pacifique d’après Duras,
et pour Gibier d’élevage (2011) d’après Shiku de Kenzaburo Oe,
qu’Oshima avait fait en 1961 avec Le Piège. Je n’ai vu aucune des trois
adaptations précédentes, même si je connaissais au départ l’existence du
Barrage de René Clément.

Comment s’effectue l’écriture de vos scénarios de fiction ?


Rithy Panh. Je raconte l’histoire au scénariste et il fait son boulot ! Je lui
dessine des courbes, je suis très fort pour ça : là ça monte un peu, là ça se
calme, et puis là ça descend… Pendant longtemps, j’ai eu besoin de
visualiser la trajectoire du film ; moins maintenant, avec l’expérience. Mais
quand je forme des jeunes, je leur demande de le faire. Ils font des captures
d’écran, collent leurs séquences au mur et on visualise ensemble. On peut
ainsi déplacer les séquences, en changer l’ordre… On construit le rythme
du film. C’est essentiel. Ensuite, la phase du montage est extraordinaire…
et ce jusqu’au plaisir de la « collure » entre deux plans.

Comment avez-vous abordé votre premier tournage de fiction, Les Gens


de la rizière ?
Rithy Panh. Ce n’est pas par coquetterie, mais je n’ai jamais vraiment
fait la différence entre les tournages de documentaires et de fictions. J’ai
sélectionné de jeunes acteurs non-professionnels. Puis j’ai construit la
maison assez tôt, et pendant la préparation, je les y amenais ; à la fin c’était
quasiment tous les jours. On faisait à manger ensemble, on apprenait à
marcher dans les rizières ; ils étaient déjà dans leurs costumes. Si bien qu’à
un certain moment, ils étaient quasiment comme frère et sœur. La mère était
tout le temps présente, le père de temps en temps, un peu moins parce qu’il
était fonctionnaire, mais il revêtait lui aussi sa tenue de paysan.

Leur avez-vous demandé d’apprendre le texte ?


Rithy Panh. Je ne le voulais pas. Il était surtout important qu’ils
comprennent le film. On dit que les enfants et les animaux sont les plus
difficiles à faire tourner : quand ils ne veulent pas, ils ne veulent pas ! Mais
je restais toujours très calme, et j’ai pratiqué la méthode de l’immersion.
J’ai fait revenir mon duo, Jacques Bouquin et Jean-Claude Brisson, pendant
la préparation ; c’était l’époque où l’on pouvait payer le voyage à un chef
opérateur et attendre la pluie pendant trois semaines ! Jacques était venu en
amont avec sa caméra et quelques bobines, pour faire des essais, se
familiariser avec le décor ; il s’habillait même en sarong dans les rizières !
C’est ma manière de travailler : l’immersion dans une histoire. C’est pour
cela que je mets énormément de temps à faire un film. La réalisation d’un
documentaire me prend un an à un an et demi, au moins.

Est-ce la raison pour laquelle vous faites maintenant plus de


documentaires que de fictions ?
Rithy Panh. Non, au contraire, on trouve de moins en moins d’argent
pour faire les documentaires. C’est dommage, parce que, de fait, la
mémoire de notre époque s’évanouit. Ce qui est compliqué justement, avec
moi, c’est que je prends beaucoup de temps. Il faut vraiment que mes
producteurs aient de l’intérêt, voire de l’amour, pour ce cinéma-là. Je ne
demande pas grand-chose d’autre, je négocie rarement mon salaire, mais
j’exige du temps…

Du temps dès l’écriture ?


Rithy Panh. Non, je ne sais toujours pas écrire ! Mais du temps de
tournage et de montage… Je crains qu’un jour, il y ait un pépin. Le vrai
pépin serait que les producteurs n’acceptent pas le produit final. J’ai
toujours cette peur-là, parce qu’entre l’idée de départ et le film à l’arrivée,
cela n’a souvent rien à voir ! Prenez mon dernier film, L’Image manquante.
C’est parti d’une enquête pour savoir si les Khmers rouges avaient caché ou
détruit une bobine de film. Et cela m’a pris environ deux ans pour arriver à
l’idée des figurines non animées en glaise, alors qu’on tournait depuis un an
et demi, avec déjà des tonnes de rushes, dont je n’ai pas utilisé un seul
morceau au final ! Pour mon prochain film, c’est la même chose : je tourne
pendant des mois, on arrive aux archives… et finalement il n’y aura
quasiment que des images d’archives ! Les choses évoluent dans ma tête,
les réflexions s’accumulent, se mélangent et mènent vers une autre piste…
Mais en même temps, imaginez que j’aille voir une chaîne en disant : « Je
veux faire un film avec des figurines d’argile qui ne bougent pas, qui ne
sont pas en 3D… » Personne ne me donnerait un centime.

Qu’y avait-il dans le dossier que vous présentiez ?


Rithy Panh. Je ne sais pas s’il faut le dire… J’imaginais un dialogue avec
mon chat ! Il me demandait ce que je voulais faire, je lui répondais, il se
moquait de moi… Je ne savais pas que Chris Marker adorait aussi les
chats !

Comme si vous aviez besoin d’une idée de base pour donner l’impulsion
de de départ, quitte à l’abandonner ensuite ?
Rithy Panh. Cela vient peut-être d’une angoisse liée à un projet que, pour
la seule fois de ma vie, j’ai dû réaliser dans les règles : cinquante-deux
minutes, tant de semaines de tournage, tant de montage. C’était Cambodge,
entre guerre et paix (1991). J’ai tellement souffert en l’écrivant que je me
suis dit « plus jamais ça » ! J’avais un beau personnage, que je n’ai pas pu
suivre ; il aurait fallu l’accompagner sur douze mois, et je ne l’ai pas fait.
C’est aussi à partir de ce moment-là que j’ai commencé à filmer moi-même.
Pour pouvoir être plus souple et indépendant financièrement. Pour S 21, la
machine de mort khmère rouge (2002), on a tourné deux ans sans argent
extérieur, simplement grâce aux prix que j’ai gagnés à gauche et à droite.
Les membres de l’équipe étaient payés quatre-vingt-dix dollars par mois ; je
suis entouré de gens qui ont envie de partir avec moi, et qui me disent :
« Pour nourrir ma famille, j’ai besoin de tant de riz, de payer l’électricité, et
on y va ! Quand tu trouveras de l’argent, tu nous paieras ! » La troisième
année, il y a eu un peu d’argent et je les ai augmentés. J’avais acheté une
caméra, l’Ina avait accepté de numériser et de stocker les rushes, c’est tout
ce qu’ils ont engagé comme frais. Ce n’est qu’à la fin que les chaînes sont
venues et ont décidé de coproduire, et qu’on a pu respirer.

N’avez-vous pas de regrets d’avoir dû attendre si longtemps ?


Rithy Panh. Non, au contraire. C’est devenu ma méthode de travail.
Chacun doit trouver la manière de se sentir le plus libre possible. J’ai
toujours pensé que les images ne venaient pas à moi, il faut que j’aille les
chercher. Je ne peux donc pas ordonner au film de venir dans un intervalle
donné de sept semaines : ce sera peut-être en trois semaines, peut-être en
huit mois !

Cette méthode dictée par les événements au départ est devenue un


processus de création ?
Rithy Panh. Je ne l’instaure pas en système. Je me sens bien avec les
gens qui travaillent avec moi. Il n’est jamais inutile, par exemple, d’aller
voir quelque chose en province, et de ne rien ramener. Ce n’est pas grave.
Cela peut ouvrir une nouvelle voie, vous nourrir autrement. Il y a des
endroits où il n’y a pas d’images à filmer, mais beaucoup d’histoires
humaines à écouter. Si elles ne trouvent pas de place dans ce film, elles
serviront peut-être dans un prochain : c’est ainsi qu’un projet en enfante un
autre.

Vous donnez l’impression de mêler sans cesse la préparation, le tournage


et la postproduction…
Rithy Panh. Et même l’écriture ! Quelquefois, le film est fini et je
continue de voir les protagonistes, par exemple d’anciens Khmers rouges.

Est-ce que vous commencez à monter pendant la phase de tournage ?


Rithy Panh. Non, jamais. À un certain moment, on me dit gentiment : « Il
serait peut-être temps de finir ton film… » Je dis « bon d’accord », et je me
mets au montage. Il faut être un petit peu pragmatique, tout de même : cela
fait deux ans qu’on tourne, cela pourrait durer huit ans de plus ! Mais ça
n’empêche pas de faire un autre film à la suite, parce qu’entre-temps, on
n’arrête pas de tourner « dans la tête » ! Des tournages qui s’étalent sur dix
ans comme ceux de Claude Lanzmann, cela n’existe pratiquement plus.
Aucun système économique actuel ne finance de telles entreprises.

Le fait que les projets s’enchaînent et s’emboîtent semble caractéristique


de votre parcours…
Rithy Panh. Oui, je crois sincèrement qu’un film en nourrit un autre, qui
nourrit le suivant, etc. Que ce soit du documentaire ou de la fiction.

Quand vous faites la fiction Un soir après la guerre (1997), il y a des


échos très forts de documentaires précédents…
Rithy Panh. Oui, c’est comme une suite de Cambodge entre guerre et
paix. Il y a même des répliques qui en sont reprises. Cela vient du regret de
n’avoir pas pu passer plus de temps avec le personnage que j’avais
rencontré. Mais je n’allais pas faire un autre documentaire sur le même
sujet. La fiction m’a permis de faire le deuil des regrets du film précédent.

Et Le Barrage contre le Pacifique (2008) ?


Rithy Panh. Ma motivation de départ, c’était le problème de la terre.
J’avais lu le livre il y a longtemps. La colonisation fait partie de mon
histoire. Même si je ne l’ai pas vécue directement, ma mère me l’a racontée.
J’ai même le souvenir de bribes d’anecdotes concernant les Donnadieu (la
famille de Duras), que l’on retrouve dans La Douleur. Ce qui est génial avec
Marguerite Duras, c’est qu’elle a tout inventé et qu’en même temps tout est
vrai !

Cela rejoint votre démarche où le documentaire, la fiction et la poésie


coexistent…
Rithy Panh. Je ne suis pas exactement le cinéaste que j’aurais rêvé d’être,
qui aurait été capable de changer de sujet ou d’époque à chaque film…
Alain Resnais, dans ce sens-là, est unique. Il peut faire aussi bien Mon
oncle d’Amérique que On connaît la chanson ou Mélo, tout en ayant réalisé
Les Statues meurent aussi ! Dès ses débuts, comme par hasard en
compagnie de Marker, il a manifesté un état d’esprit fait de liberté, de
combats, de refus des concessions. Quand je voyais les films de Resnais, ou
d’Imamura, je me disais : « Oh là là ! Comme ils sont jeunes ! » Je suis bien
plus jeune qu’eux, mais je me sens vieux à côté d’eux… Cette liberté est la
marque des très très grands. Il ne sont pas nombreux. Quand je vois leurs
films, cela m’inspire, mais en même temps me déprime, parce que je n’ai
pas la capacité d’être comme eux ! Mais ils m’encouragent à trouver ma
façon à moi d’être libre. Je le répète, la question fondamentale pour moi,
quand je fais un film, c’est d’arriver à me sentir libre.

La possibilité de passer du documentaire à la fiction témoigne d’une


certaine liberté dans votre itinéraire.
Rithy Panh. Oui, mais que j’ai parfois payée cher. Parce que le monde
actuel ne le supporte pas. Les gens disent : « Ah ! Rithy Panh, c’est un
documentariste, pourquoi s’obstine-t-il à vouloir faire des fictions ? » C’est
la rengaine que j’entends de la part des financiers, à chaque fois que je
propose une fiction. J’en ai deux en chantier actuellement, et ce n’est pas
facile, alors que j’ai fait des films de fiction, j’ai aimé les faire et ils ont été
reconnus, avec une sélection à Cannes pour les deux premiers, ce n’est pas
rien ! Alors que quand un cinéaste de fiction se met à faire un
documentaire, personne ne fait de remarque.

En fiction, les contraintes ne sont pas le mêmes…


Rithy Panh. Oui, mais elles peuvent être plus faciles à résoudre qu’en
documentaire. En fiction, si un arbre vous manque, vous le plantez. En
documentaire, les contraintes sont plus compliquées, car elles sont plus
d’ordre moral : si les gens ne parlent pas comme vous le voulez, vous
n’allez pas leur dire de recommencer pour obtenir ce que vous souhaitez
entendre. Est-ce que vous allez vous adapter ? Changer de sujet ? Aller pour
ou contre le personnage ? C’est à vous de choisir. Le rapport est très
passionnel avec ceux que vous filmez. Comment réagir si vous êtes ému par
le personnage, ou au contraire en colère ? En fiction, la poésie peut
apparaître plus facilement, et vous pouvez retoucher, corriger selon votre
imaginaire. En documentaire, pendant que vous tournez, vous devez déjà
monter le film dans votre tête pour parvenir à vos fins. Au début, j’étais un
farouche défenseur du cinéma du réel. Je pense que La Terre des âmes
errantes (2000) était un bon film, qui posait des questions sur la
mondialisation avant l’heure. C’était un projet fou d’être tout près de ces
gens-là pendant si longtemps, de travailler comme eux, etc. Mais plus
j’avance, plus je me dis que le réel à l’écran n’existe pas ! Il y a toujours
une mise en scène : pas dans le sens ou le réalisateur dit « faites-moi ci » ou
« faites-moi ça », mais dans la façon dont vous filmez. Maintenant, tout le
monde le sait. L’important, c’est d’assumer vos choix. Par exemple, si vous
voulez faire un travail de mémoire, avec un film comme S 21, la machine
de mort khmère rouge, si vous allez interviewer une seule fois le
personnage et que vous le montez, vous vous trompez : vous n’enregistrez
que des mensonges, conscients ou non, ou encore par omission. Il y aura
10 % de vrai et 90 % où il vous mène en balade. Alors que faire ? Revenir
une deuxième fois et reposer la question ? Est-ce que c’est interdit ? Est-ce
que l’instantané doit primer ? Cela dépend du film que vous faites. Moi, je
n’hésite pas à poser vingt fois la même question. Et si je ne suis pas content,
je remets ça trois mois plus tard ! Quand il se trompe de mot, je ne l’accepte
pas. Par exemple, il dit : « Dans les camps, à l’époque, les prisonniers
mangeaient du riz. » Mais il y a plusieurs sortes de riz : un potage très clair
avec quelques grains qui nagent, ce n’est pas la même chose qu’un bon bol
de riz parfumé. Si je ne lui demande pas de préciser, dans trente ans, on se
dira : « Ah, ils étaient bien nourris ! De quoi se plaignaient-ils ? » Je
demande qu’il me décrive presque le nombre de grains de riz par cuiller !
Donc je repose la question. Le puriste me reprochera de devenir
manipulateur, directif, policier… Mais je répondrai non, et j’assume ce que
je fais !

Quand vous dites que vous « montez dans votre tête » pendant le
tournage, c’est quelque chose que vous avez appris en le faisant ?
Rithy Panh. Oui, j’ai d’abord appris à mémoriser les rushes. Quand vous
faites un travail sur trois ans, si vous êtes consciencieux, vous devez être
très attentif, et vous exercer à mémoriser les trois cents heures de rushes.
Leur transcription serait monstrueuse et inutile. Et vous ne pouvez pas
passer votre temps à « dérusher » (à visionner ce que vous avez tourné).
Après chaque journée de tournage, j’écris donc des notes succinctes sur tout
ce qui a été filmé. Je termine souvent à 3 heures du matin, mais cela m’aide
aussi à préparer ce qu’on va tourner le lendemain, ou l’année suivante, ou
dans trois mois ! C’est pour cette raison que je « monte dans ma tête ». Là,
le cinéma devient quelque chose de magique. Face à quelqu’un qui débite
des mensonges, vous pouvez mettre le menteur en échec par le montage.

Au montage, vous pouvez aussi créer un mensonge…


Rithy Panh. Exactement, mais alors il faut le dire. Cela cesse alors d’être
un mensonge. C’est un sport cérébral, comme un jeu d’échec, qui demande
de l’entraînement. Quand vous avez un partenaire loyal, ça va, mais si vous
avez un pervers comme Duch, le maître des forges de l’enfer (2011), vous
risquez votre peau dans la partie d’échecs, votre santé mentale. Vous avez
vu comment Eichmann résiste tout seul devant le tribunal ? Il est son propre
avocat, face à tous les juges, le peuple juif et les témoins.

Dans vos stratégies, savez-vous ce que vous cherchez ?


Rithy Panh. Cela dépend de l’autre ; la partie d’échecs se joue à deux. En
revanche, vous pouvez orienter : vous envoyez un assistant chercher tel
document d’archive, contenant un contre-témoignage que vous allez lire à
votre adversaire. Il y a donc le travail psychologique et politique, mais aussi
le planning et l’organisation du tournage : qui va chercher quoi à quel
moment. C’est vrai qu’avec un type comme Duch, je me sens plus comme
un enquêteur de la PJ qu’un intervieweur. Finalement, quand vous voyez le
film, c’est deux plans dans une cabine ! C’est un duel. Duch a aussi ses
dossiers à lui, que nous n’avons pas vus.

Vous aurez le dernier mot, puisque vous êtes le metteur en scène…


Rithy Panh. Je lui avais fait signer un papier auparavant, spécifiant que
c’est moi qui allait monter le film. Je ne l’ai pas pris en traître.

… Ce qui doit le stimuler dans ses tactiques !


Rithy Panh. Oui, il adore ça. Cela m’a presque rendu malade après.
J’étais devenu comme son coach ! Il n’est pas bête. Moi, je ne connais pas
toute l’histoire des Khmers rouges, mais je connais bien le camp S 21, pour
avoir passé trois ans dessus, presque tous les jours. Je sors un truc, il m’en
sort un autre. Il a aussi besoin de tester sa propre stratégie. Et là, le montage
permet de révéler la vérité.

Dans certains films, vous interrogez aussi la notion même de mise en


scène et de cinéma, notamment en filmant les comédiens dans Le Papier ne
peut pas envelopper la braise (2007), ou bien sûr à la recherche du film
perdu de L’Image manquante…
Rithy Panh. Oui, ils sont la suite l’un de l’autre, sur la question de la
représentation. Avec les comédiens, on a touché le sujet d’une façon disons
légère, et L’Image manquante poursuit le propos de manière plus dure. Il
faut rester attentif aux signes que vous envoie la vie. Par exemple, comme
je ne pouvais pas filmer ma maison qui avait été détruite, le sculpteur avait
construit la maquette n’importe comment, sans aucune idée d’échelle. Les
chaises étaient énormes par rapport au lit ! Je lui ai alors dit de me fabriquer
un petit bonhomme avec ses meubles autour, pour garder la bonne échelle.
Et dès que je l’ai vu commencer à sculpter ces figurines, rien qu’en le
voyant toucher les volumes, je me suis dit : « Là, on joue dans la cour des
grands, de Giacometti, de Picasso »… Une révélation ! Cela m’est soudain
apparu évident : il fallait changer tout le film, j’avais trouvé la manière de
filmer les morts ! On a refusé de faire cuire les figurines d’argile, pour
qu’elles redeviennent poussière. Notre film devenait véritablement le
testament de ces âmes. Ce qui rejoignait mon idée de départ : fixer la trace
des âmes errantes.

Comment avez-vous procédé avec les acteurs de théâtre dans Le Papier ne


peut pas envelopper la braise ?
Rithy Panh. Les acteurs jouent tout le temps, même quand on les
interviewe. Ça m’énervait ! Je voulais faire un film sur la place de l’art dans
la cité après la guerre. Mais chez les comédiens, c’est inné, ils jouent, ils ne
sont jamais naturels devant une caméra. Alors je leur ai dit : « Puisque c’est
comme ça, jouez votre histoire comme au théâtre, comme vous vous voyez
vous-mêmes ! » Et c’était parti. Au début, ça les vexait un peu, et puis en
jouant, je les ai vus se mettre à pleurer, comme s’ils revivaient leur
histoire… Je me demandais : « Est-ce que c’est du vrai ou du faux ? »
J’adorais ça. On a tourné pendant huit ou neuf mois, certains sont morts
entre-temps. J’aime quand le cinéma épouse la vie. Et je n’ai peur que
d’une chose : de ne plus pouvoir faire ce cinéma… Surtout maintenant.
Auparavant, je ne me posais pas la question.

Mais vous êtes mieux reconnu aujourd’hui…


Rithy Panh. Ça facilite un peu, mais pas tant que ça. Sur quatre-vingt-dix
chaînes, j’ai un ou deux espaces de diffusion possibles… Le web ne
propose aucun modèle économique pour filmer comme je l’entends. On est
en pleine régression. C’est comme dans la vie, on est à une époque où on va
lyncher un Rom. Qu’on attrape un petit loubard, qu’on lui donne trois
baffes et qu’on l’emmène aux flics, ça paraît encore civilisé… Mais parce
qu’il est Rom, on se permet de le lyncher ? On se croirait dans le Sud des
États-Unis avant les droits civiques ! Alors qu’on croyait être sortis de là.
Pas seulement en France, évidemment. Même en Inde… On vit une époque
où il n’y a plus de leader spirituel. Où est Ghandi ?! On est perdus.

Pour lutter contre cela, vous produisez, vous animez une association…
Rithy Panh. C’est très artisanal. On ne devrait pas être confinés dans une
forme de résistance sans fin. Cela finit par être épuisant, même si on n’a pas
envie de déposer nos caméras.

Vous venez de finir un film d’archives ?


Rithy Panh. Oui, je ne supporte plus les gens comme Zemmour et
Dieudonné… Au début, je pensais que Zemmour n’était qu’un polémiste de
plus. Mais il est devenu presque une institution. On met en face un prétendu
adversaire, censé le contrer, mais qui en fait le renforce et nourrit sa
pensée ! On n’est pas loin des « bienfaits de la colonisation » et de la race
supérieure… Alors j’ai décidé de regarder ces images et de dire ce que j’en
pense. Personnellement. Pas d’un point de vue de spécialiste, ni d’historien,
mais d’être humain.

Sous quelle forme allez-vous le dire ?


Rithy Panh. Je ne sais pas encore ! J’aimerais éviter d’y mettre ma propre
voix off.

Tout passerait par le montage ?


Rithy Panh. C’est mon rêve !
LES COORDINATEURS

N. T. Binh
Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Critique à la revue Positif, sous la
plume de Yann Tobin. Auteur, coauteur ou directeur d’ouvrage notamment de : Mankiewicz
(Rivages, 1988), Lubitsch (avec Christian Viviani, Rivages, 1990), Bergman, le magicien du Nord
(Gallimard, 1993), Typiquement British (avec Philippe Pilard, Centre Pompidou, 2000), Paris au
cinéma (Parigramme, 2003), Sautet par Sautet (avec Dominique Rabourdin, La Martinière,
2005), La Direction d’acteur au cinéma (revue Études théâtrales, Louvain-la-Neuve,
2006), Monuments, stars du 7e art (Le Patrimoine, 2010), Les Magiciens du cinéma : Carné-Prévert-
Trauner (avec Jean-Pierre Jeunet et Philippe Morisson, Les Arènes, 2012). Il est aussi réalisateur de
documentaires et commissaire d’expositions, dernièrement Musique et cinéma, le mariage du siècle ?
à la Cité de la musique (2013), dont il a dirigé le catalogue (Actes Sud/Cité de la musique).

José Moure
Professeur en études cinématographiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a notamment
publié : Vers une esthétique du vide au cinéma (L’Harmattan, 1997), Michelangelo Antonioni,
cinéaste de l’évidement (L’Harmattan, 2001), Le Plaisir du cinéma : analyses et critiques des films
(Klincksieck, 2012), Le cinéma, naissance d’un art – 1895-1920 (avec Daniel Banda, Flammarion,
2008), Le cinéma : l’art d’une civilisation – 1920-1960 (avec Daniel Banda, Flammarion, 2011),
Avant le cinéma : l’œil et l’image (avec Daniel Banda, Armand Colin, 2012) et L’Atelier des
cinéastes : de la Nouvelle Vague à nos jours (avec Claude Schopp et Gaël Pasquier, Klincksieck,
2012), Charlot : histoire d’un mythe (avec Daniel Banda, Flammarion, 2013).
GÉNÉRIQUE

Agnès Varda
Débat coordonné par N. T. Binh et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Bastien Dartois, Ileana Leyva et Martin Veber le 2 avril 2014.
Alain Cavalier
Débat coordonné par N. T. Binh et José Moure
Entretien et transcription : Sarah Rebecca Aliouane,
Adrien Laville et Emmanuelle Moreau le 22 janvier 2014.
Jean-Pierre et Luc Dardenne
Débat coordonné par José Moure et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Julia Delbourg, Jean-Paul Figasso et Baptiste Saint-Dizier le 12 mars
2014.
Claire Simon
Débat coordonné par N. T. Binh et José Moure
Entretien et transcription : Marie-Hélène Durantet,
Louise Pinton et Bruno Sarabia le 5 février 2014.
Solveig Anspach
Débat coordonné par N. T. Binh et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Emma Degoutte, Lou Lurde et Marie Mottet le 5 mars 2014.
Julie Bertuccelli
Débat coordonné par José Moure et Frédéric Sojcher
Entretien et transcription : Hélène Bigot, Marie Heyse et Clémence Pogu le 29 janvier 2014.
Rithy Panh
Entretien et transcription : N. T. Binh le 19 juin 2014.
Une initiative du Master pro Ciné-Sorbonne (scénario, réalisation,
production), de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, avec le soutien de
l’UMR ACTE,
avec la délégation à la Diffusion culturelle de la Bibliothèque nationale de
France
(Jean-Loup Graton, Frédéric Ramires),
la direction des Affaires culturelles et du Développement de la New York
University Paris (Raissa Lahcine)
et le soutien de la Scam.
http://masterprocinesorbonne.univ-paris1.fr/
Martine Solal, gestion des Masters 2 professionnels – UFR 04,
Arts plastiques et sciences de l’art : +33 1 44 07 84 84
DANS LA COLLECTION « CAMÉRAS SUBJECTIVES »
AUX IMPRESSIONS NOUVELLES

CINÉMA ET MUSIQUE :
ACCORDS PARFAITS
Dialogues avec des compositeurs et des cinéastes
coordonné par N. T. Binh, José Moure
et Frédéric Sojcher
Entretiens

MUSIQUES DE FILMS
Nouveaux enjeux
coordonné par N. T. Binh, José Moure
et Séverine Abhervé
Essais

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