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Diva

BEN HARPER
PROTOMARTYR

Turner
THE MILK CARTON KIDS
THE DATSUNS
MAX ROMEO

MES DISQUES A MOI


JACKY

QUEENS OF THE
STONE AGE
ALICE COOPER
PORTUGAL.
•••
THE MAN
ROSS HALFIN &
L 19766 - 671 S - F: 6,90 € - RD

juillet 2023
N°671 / 6,90 €

METALLICA
MensuEL
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MURAT
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Edito

Photo Ullstein Bild/ Getty Images

Ça sent
le bestiaire
Tina Turner à présent.

En disparaissant, c’est plein de trucs qui partent avec elle.


La frénésie des années cinquante et soixante. Mais aussi
les trucs plus plan-plan un peu hurlés mais planétaires des
années quatre-vingt, quatre-vingt-dix. C’est les orchestres
noirs fantastiques et les clips idiots. Avec ventilateur.
Les robes à sequins. A plumes, en meneuse de revue
voyoute. Des musiques de publicités, souvent “The Best”,
des musiques de reportages sportifs, souvent “The Best”...
Des duos avec Mick et David dans les années quatre-vingt.
“Mad Max”… Bref, on l’a compris, des dizaines de Tina en fait.
A chacun la sienne. Mais pour ce qui fut des réactions et
des hommages, des titres, la presse française a donné dans
la métaphore animalière. Pour certains, c’était “La Lionne”,
ses cheveux ?, “La Louve” ou encore “La Tigresse”.
Ces comparaisons n’ont pas manqué pour évoquer sa mort.

S’il n’est pas rare et bien connu que l’utilisation de la


panoplie animalière dans le rock est récurrente et une très
ancienne tradition — vite fait, hein et pour rappel : Aigle,
Corbeau, Scarabée, Tortue, Eléphant, Chien, Ours, Loup,
évidemment ! Chat, Guépard, Vautour... Ok, ok on arrête
là — il est étrange de constater que lorsque c’est une femme,
noire, qui disparaît, les noms d’animaux sortent des tiroirs…
Ou celui de Queen. Une femme morte devient Reine ?

Viendrait-il à l’idée des rédactions d’accoler, au hasard


dans les derniers disparus, au nom de Jeff Beck un qualificatif
bestial, et si oui lequel ? Personne n’a tenté à la mort de Crosby
“Le Morse S’échoue” ou “La Baleine A Sombré”, n’est-ce pas.
Non, avec les hommes on est davantage dans le vibrant,
dans l’hommage.
Grrrrrrr.

Vincent Tannières

JUILLET 2023 R&F 003


Sommaire 671
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Olivier Cachin JACKY 10

In memoriam

Photo Michael Halsband-DR


Pierre Mikaïloff Jean-LOUIS MURAT 14

Tête d’affiche 20 Ben Harper


PROTOMARTYR 16
Eric Delsart

Eric Delsart The Milk CARTON KIDS 18


BEN HARPER 20
Bertrand Bouard

MAX ROMEO 22
Olivier Cachin

The DATSUNS 24
Eric Delsart

En vedette
ELLAH A. THAUN 26
Thomas E. Florin

PORTUGAL. THE MAN 30


Jérôme Soligny

Romain Burrel QUEENS OF THE STONE AGE 34


ALICE COOPER 38
Jérôme Soligny

ROss Halfin 42
Géant Vert

LE LABEL BYG 46
Eric Delsart

www.rocknfolk.com En couverture
Olivier Cachin & Jean-William Thoury TINA TURNER 52
couverture Photo : Jack Robinson/ Hulton Archive/ Getty Images 52 Tina Turner
RUBRIQUES edito 003 Courrier 006 Telegrammes 008 Disque Du Mois 061 Disques 062 Reeditions 070 REHAB’ 074 vinyles 076
DISCOGRAPHISME 078 HIGHWAY 666 REVISITED 080 Qualite France 081 Erudit Rock 082 Et justice pour tous 084 FILM DU MOIS 086
Cinema 087 SERIE du mois 089 IMAGES 090 Bande dessinee 092 LivRes 093 Live 095 PEU DE GENS LE SAVENT 098

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Courrier des lecteurs
”Je n’arrive pas à trouver d’excuse valable
pour une faute de goût capillaire aussi grossière”
Douilles, je me demande avec inquiétude si Pire to pire
ouille, ouille ! je n’ai pas contribué à inventer le Cher R&F, ton édito à base de ChatGPT
Si les éloges suite à l’annonce de mulet au moins dix ans avant que a réussi à me faire lâcher ma lecture.
sa disparition ont été nombreux, cette coupe de cheveux ne devienne Tu nous dis que ce texte est “sans
aucun n’a jamais, en tout cas pas à un élément du look des années âme” et “avec des ficelles un peu
ma connaissance, mentionné ce qui quatre-vingt. Je n’arrive pas à trouver grosses”, mais c’est bien pire, mon
contribuait à inscrire définitivement la d’excuse valable pour une faute de ami ! Toutes ces formulations utilisées
diva Tina Turner dans l’ordre du rock, goût capillaire aussi grossière” (Nick du type “expérience musicale unique”,
au même titre que les Bono, Roger Kent). “Je dois confesser une énorme “pouvoir de la musique à rassembler
Daltrey, Anthony Kiedis, Rod Stewart, honte : mes coupes de cheveux. J’ai les gens”, “célébration de la riche
Keith Richards ou Ozzy Osbourne. Et influencé des milliers de footballeurs histoire de la musique”, “langage
ses cheveux, alors ? Imaginerait-on de deuxième division avec mes universel qui transcende” sont des
Mick Jagger sans cheveux, comme cheveux longs derrière et courts poncifs qui sont un témoignage de
le suggérait un jour Noel Gallagher ? devant” (Bono). “Je ne cherchais notre époque où le “bien-pensant”
Eh bien pour Tina, il me semble que la pas spécialement à imiter les joueurs est érigé en modèle unique afin de ne
règle s’applique aussi... Réparation ? de hockey, ni même les Canadiens : pas effrayer le bourgeois, et donc qui
Par une mise en contexte... Faite c’était juste l’idée que je me faisais vise à booster les pubs et les ventes.
de citations. “C’est un accident qui d’une coupe punk. Je crois que je Tout est génial, tout le monde il est
m’a poussé à acheter ma première m’inspirais de David Bowie et de sa beau, on a la désagréable sensation
perruque. J’étais chez la coiffeuse, période “Pin-Ups” en remplaçant le d’entendre les jurys de The Voice en
et l’esthéticienne a laissé poser le roux par du brun et l’espèce de brosse sourdine, il ne manquait que “Ils nous
Excès de zèle décolorant trop longtemps. Mes sur le devant par une frange (...). Une ont embarqués dans leur univers”.
A propos de Gérard Pont, j’ai un cheveux, épuisés par les traitements, de mes plus grandes réussites, c’est Pouah... On est très, très loin du sexe,
souvenir ému de l’inauguration de la ont commencé à casser et tomber. Pas d’avoir inventé la fameuse coupe de la fureur et de l’énergie présents
plaque à la mémoire de Jean-Louis le choix, il fallait dissimuler les dégâts MacGyver” (Anthony Kiedis). “Même dans notre musique préférée. Et
Foulquier sur le site des Francos, sous une perruque (...). [Mais] comme aujourd’hui, il est encore possible maintenant, une petite expérience :
où on nous avait demandé de venir je ne voulais pas donner l’impression d’entrer chez n’importe quel coiffeur je vais au resto et je veux écrire à un
avec un verre. Le soir, un jeune que je portais un rideau de crins en Angleterre, de demander qu’on ami pour le lui conseiller. Eh bien,
contrôleur SNCF rentre à la Rochelle artificiels, j’ai appris à travailler les vous fasse ‘une Rod’, et il saura je reprends tout cela et ça devient
de sa première journée dans le TGV. perruques pour qu’elles semblent sans plus d’explication ce que une “expérience culinaire unique”,
Ses collègues lui demandent si ça plus naturelles. J’ai commencé par vous souhaitez” (Rod Stewart). “pouvoir de l’art de la cuisine à
s’était bien passé. Le jeune contrôleur effiler les cheveux (...). Ensuite, j’ai “Nous cherchons un guitariste rassembler les gens”, “célébration
répond : “Ouais, cool ! Juste un travaillé les volumes (...). J’achetais peroxydé” (Girl dans “Melody Maker”). de la riche histoire culinaire”,
vieux gars qui remontait sur Paris des cheveux de qualité supérieure ; Rudy Rioddes “langage universel qui transcende”
en première et qui n’avait pas sa à force de les sculpter et de les (y’a même rien à changer ici, c’est
carte Senior. Il m’a raconté qu’il était peigner, je me suis retrouvée avec dingue !). C’est inquiétant, et vous
chanteur. Je ne comprenais rien à ses les plus belles perruques du showbiz. Il est temps pouvez même essayer avec d’autres
explications, il devait être bourré, je On les portait sur scène, puis, après à nouveau... domaines, cela marchera tout autant.
lui ai mis une prune.” Ses collègues, le spectacle, on les lavait et on les Une lettre rédigée il y a quelque L’appauvrissement de la culture est
effondrés : “Il a mis une prune à mettait à sécher ; le lendemain, elles temps évoquait la fin de la FNAC en marche, avec un vocabulaire hyper
Higelin !” Les plus anciens savent étaient prêtes à reprendre du service” comme agitateur depuis belle lurette limité à ces expressions toutes faites
que Higelin était fils de cheminot (Tina Turner). “[Ma manageuse] savait (saperlipopette), ne les voilà-t-il répétées ad nauseam, et où le débat
et amoureux des trains (“Dans La aussi comment gérer mon image. pas avec une nouvelle campagne et la contradiction semblent absents.
Salle D’Attente De La Gare De Nantes”, Elle m’a rapidement fait quitter mon publicitaire où, sur fond de musique BRuno Swiners
“Entre Deux Gares”, “Rendez-Vous accoutrement crasseux que je portais d’un artiste devant payer ses
En Gare D’Angoulême”, etc.). du temps de Black Sabbath. C’était impôts, ils nous disent qu’il est
L’anecdote est authentique, les années quatre-vingt. Il fallait être temps à nouveau ? Mais de quoi, Nouvelle vague
bien sûr, je la tiens de ses collègues ! extravagant (...). Au moins, quand de slalomer entre machines à café Bravo pour le très bon article
Phil (L’Autre) quelqu’un montait sur scène avec et aspirateurs pour nous rendre d’Eric Delsart sur les Lullies !
une tignasse lustrée, il sortait de dans un rayon disques anorexique, Et nos amis des Lullies qui citent
l’ordinaire” (Ozzy Osbourne). “J’ai ou au rayon livres pas plus épais, le même comme influence Périphérique
Proposition commencé à me tartiner de pots et tout en reniflant les encens vendus Est ! Bref, un événement rock’n’roll
Après avoir visionné l’excellente série de pots de Dippity-do, un gel fixant par l’autre enseigne du groupe ! dans Rock&Folk, cela fait du bien !
(“George And Tammy”) consacrée au américain surpuissant. Tant que Ah, mais, stop, allons plutôt chez Sinon la chronique de l’album des
couple mythique George Jones et le public ne réclamait pas trop de le disquaire du coin, tous les jours Lullies à côté de celle de Daho,
Tammy Wynette, je me disais que rappels, une grosse noisette de cette sauf celui du Disquaire Day ! Et merci c’est marrant ! Ok, la nouvelle
ce serait d’actualité de consacrer gomina me conservait la raideur pour tout (il est temps à nouveau, vague du rock’n’roll francophone
au Caruso de la country une story. voulue pendant tout un concert” oui temps à nouveau, d’arrêter est là ! Ne passez pas à côté !
Et au vu de ses 400 références (Roger Daltrey). “J’ai découpé toutes de nous prendre pour des cons !). Blam
discographiques, une disco les photos de Keith Richards que j’ai Seb
sélective serait la bienvenue... pu trouver. Je les ai étudiées un petit
JEan-Philippe Terenne moment, puis j’ai sorti mes instruments
et, à grands coups de cisaille, j’ai fait
Ecrivez à Rock&Folk,
mes adieux à l’ère folk. Après quoi je 12 rue Mozart,
me suis fait un shampoing (...) et j’ai 92587 Clichy cedex
secoué mes cheveux pour les sécher. ou par courriel à rock&folk@
C’était une expérience libératrice” editions-lariviere.com
(Patti Smith). “A revoir ça aujourd’hui, Chaque publié reçoit un CD

006 R&F JUILLET 2023


Télégrammes par Yasmine Aoudi

TONY ALLEN The Arrogants 1974. Ben Harper, Fontaines DC,


Le label Jazz Is Dead annonce John Parish... font partie
la sortie d’un album posthume de la trentaine d’artistes
du batteur nigérian Fela Kuti, en qui s’est prêtée à l’effort.
collaboration avec le producteur Les vingt-trois morceaux
californien Adrian Younge. “Jazz Is seront à écouter le 7 juillet.
Dead 18” sera à écouter le 7 juillet.
FESTIVAL DE NÎMES
THE ARROGANTS Aux Arènes de Nîmes,
Le quatuor garage lillois ouvrira se tiendra du 23 juin au
le show des Who à la Défense 22 juillet la mouture 2023
Aréna le 23 juin. L’occasion du Festival de Nîmes (1997).
de découvrir son second opus Se succéderont sur scène les
“Brainwash”, prévu sous peu. Simply Red, Slipknot, Gojira,
Avatar, The Black Keys, Spoon,
THE BEACH BOYS Placebo, Michel Polnareff,
Le mythique album “Pet Sounds” Arctic Monkeys, Sigur Ros,
va bénéficier d’un nouveau Chilly Gonzales, Louise

Photo DR
son en mix Dolby Atmos. Il a Attaque et bien d’autres…
été confié aux bons soins du
producteur Giles Martin qui a Saint-Julien-en-Genevois cent recettes (à boire ou SERGE GAINSBOURG
supervisé l’opération à partir des (Festival Guitare en Scène) à manger) rock et metal à Le claviériste-arrangeur
bandes analogiques originales et et le 22 à Marciac. concocter soi-même. Alan Hawkshaw et ses
du mix mono original de Wilson. musiciens livrent la version
COGNAC BLUES FESTIVAL DR JOHN 2023 du chef-d’œuvre du père
THE BELMONDOS Du 4 au 9 juillet se tiendra “Dr John: The Montreux de Charlotte “L’Homme A Tête
Le quatuor parisien se défoulera la trentième édition du Years” renferme le meilleur De Chou”. Quarante-cinq ans
au Supersonic de Paris le festival blues à Cognac. Au des performances à Montreux après, et à partir des bandes
24 juin en compagnie de programme : Placebo, Marcus de 1986 à 2012, et du répertoire multipistes enregistrées à
The Soap Opera et Sexores. K, M, Chris Isaak, Buddy du Night Tripper... Déjà Londres en 1976, le nouveau
Guy, Robert Finley, Ayron disponible en CD, vinyle mixage propose un “rééqui-
JOE BONAMASSA Jones, Electric Ladyland... audiophile et numérique. librage des parties vocales et
Le virtuose parcourra les instrumentales”, en gardant
festivals de l’Hexagone en COOK’N ROLL ULTIMATE NICK DRAKE l’esprit d’origine, et sera
juillet. Il sera le 10 à Vienne Conçu par Audrey Basset, “The Endless Coloured Ways à découvrir le 23 juin.
(Théâtre Antique), le 18 préfacé par le guitariste de - The Songs Of Nick Drake”
à Carcassonne (Théâtre Gojira Christian Andreu, est la relecture de standards du GUNS N’ROSES
Jean Deschamps), le 20 à l’ouvrage propose plus de Britannique décédé en novembre Les Américains seront à Paris
le 13 juillet, Axl Rose, Slash
et leurs acolytes joueront
à la Défense Arena.

BUDDY GUY
Le bluesman revient
pour deux rares apparitions
au Cognac Blues Passion
et à l’Olympia (Paris)
le 11 juillet.

HALF JAPANESE
Jad Fair, dernier membre
historique du band,
réactive la formation
américaine de art punk
Half Japanese. Précédé
du single “It’s Ok”, le
vingtième album studio
BLUR “Jump Into Love”, douze
Damon Albarn, Graham titres captés aux quatre coins
Photo Reuben Bastienne-Lewis-DR

Coxon, Alex James et Dave du monde, est un hymne


Rowntree ont dévoilé “The à l’amour. Mixé par le
Narcissist”, premier single fidèle Jason Willett, il sera
des dix titres qui composent à découvrir le 21 juillet.
“The Ballad Of Darren”,
neuvième album du combo JOHNNY HALLYDAY
à découvrir le 21 juillet. Le Harley Davidson Club
Desperados (créé en 1992

008 R&F juillet 2023


VINTAGE TROUBLE
Ty Taylor et ses acolytes défendront leur
nouvel opus, “Heavy Hymnal” (voir
page 66), à Lille au Splendid le 27 juin,
à Vitrolles au Jardin Sonore Festival le
21 juillet et à Saint-Julien-en-Genevois à
Guitare en Scène Festival le 22 juillet.
Photo Steve Lucero-DR

avec le soutien du rocker JIM O’ROURKE renfermant 45 CD, et La rétrospective “Anthology”


disparu) et ses musiciens La BO “Hands That Bind” plus de 800 pistes contenant réunira divers enregistrements
dont Yarol Poupaud, Norbert du long-métrage éponyme démos, prises alternatives, sur près de vingt ans et débutant
Krief... célébreront son 80ème de Kyle Armstrong (2021), inédits, albums live bonus, en 1986, des morceaux
anniversaire à Romilly-sur- réalisée par l’ex-Sonic Youth, faces B livres, carnet de live et notes de pochettes
Seine, dans le cadre du est précédée du simple “A Man’s notes de collection, de Paul Sexton (journaliste
Biker Trophy les 7, 8 Mind Will Play Tricks On Him”, est déjà en vente. musical et auteur). Sortie le
et 9 juillet. Au programme : et verra le jour le 7 juillet. 30 juin, en 2 CD ou 2 LP.
concerts, expo, bourse aux KURT VILE & THE VIOLATORS
disques et aux livres... POINTU FESTIVAL En attendant la réédition de YOU SAID STRANGE
Sur la Presqu’île du Gaou, “Walkin On A Pretty Daze” Le quatuor normand jouera
JANET JACKSON à Six-Fours-Les-Plages, se pour son dixième anniversaire “Thousand Shadows Vol.2”
La cadette de Michael a cédé tiendra la septième édition prévue le 25 août prochain, son dernier-né aux effluves
son coupé Aston Martin du Pointu Festival. The Brian l’ex War On Drugs psychédéliques le 30 juin
V12 Vanquish de 2003 Jonestown Massacre, Kurt investira le Grand Mix de au Horse Field Festival
pour la modeste somme Vile & The Violators, Viagra Tourcoing, le 26 juin. (Curis-au-Mont-d’Or).
de 92 075 dollars. Boys, Kevin Morby, Billy
Nomates, Idles, A Place To VIRGIN SUICIDES ZZ TOP
NORAH JONES Bury Strangers, The Bobby Lees, Le long-métrage de Sofia Inarrêtable depuis la
La fille du sitariste Ravi Lysistrata, Parade se passeront Coppola sorti le 27 septembre disparition du bassiste
Shankar sera à la Seine Musicale le relais du 7 au 9 juillet. 2000, et dont la BO fut confiée au Dusty Hill, le guitariste
(Paris). A ses côtés, Suzanne duo versaillais Air, sera projeté Billy Gibbons jouera sans
Vega le 5 juillet et Mavis TINARIWEN en salles en version restaurée son groupe fétiche pour
Staples le 6 juillet (complet). Les rockers touaregs 4K le 12 juillet prochain. la première fois. Il sera à
se produiront en juin au l’Olympia le 6 juillet prochain
MISS TINY Splendid à Lille le 26, à CHARLIES WATTS accompagné du batteur Matt
Derrière ce patronyme, la Salle Pleyel à Paris le 28, Le label BMG mettra à Sorum (Guns N’Roses) et
se dissimule le producteur et en juillet au Festival l’honneur la face jazz de feu du guitariste Austin Hanks.
de disques anglais Dan Carey Les Suds à Arles le 11 et le batteur des Rolling Stones.
et Benjamin Romans-Hopcraft au Festival Musicalarue
(Warmduscher, Childhood). à Luxey le 29.
Leur premier EP “Den7”
est annoncé pour le 21 juillet FRANKIE VALLI Condoléances
prochain, et est précédé du Le chanteur américain, Kenneth Anger (auteur, acteur et réalisateur américain, “Hollywood
simple “The Beggar”. qui connut son heure Babylone”), Pete Brown (poète, parolier et producteur de musique
de gloire au sein des britannique, Jack Bruce), John Giblin (musicien écossais et musicien
KLAUS NOMI Four Seasons dans les de studio, Simple Minds), Astrud Gilberto (chanteuse brésilienne
Après avoir enfin localisé années soixante et continue de bossa-nova), Bill Lee (compositeur et acteur américain, de
les ayant droits de l’icône, de se produire à travers jazz), Jack Lee (musicien, compositeur et chanteur américain
le label Legacy commémore les Etats d’Amérique de rock, The Nerves), Philippe Marcadé (chanteur et écrivain
sa disparition il y a quarante ans depuis la mi-juin, annonce français, The Senders), Joy McKean (chanteuse, compositrice
en rééditant tout son catalogue. la sortie d’un énorme coffret australienne de country), Jean-Louis Murat, Floyd Newman
Pour la première fois en digital en Super Deluxe Edition (saxophoniste, musicien de studio et compositeur américain de
depuis le 28 avril, et en physique Limitée. “Frankie Valli soul et de rhythm’n’blues), Andy Rourke (musicien britannique,
CD, vinyles, coffret vinyles et And The Four Seasons – The Smiths, Freebass...), Lester Sterling (trompettiste et saxophoniste
cassettes depuis le 16 juin. Working Our Way Back To jamaïcain de ska et reggae, The Skatalites), Tina Turner, Cynthia
You – The Ultimate Collection” Weil (compositrice américaine, The Ronettes, Righteous Brothers).

juillet 2023 R&F 009


Mes disques à moi
“Des vinyles partout dans la maison”

Jacky
Ceux qui regardaient du rock à la télé durant les seventies et les eighties
connaissent Jacky Jakubowicz, le joker foufou, faire-valoir d’Antoine de Caunes
dans Chorus, puis animateur du Club Dorothée et présentateur de Platine 45.
Recueilli par Olivier Cachin - photo william beaucardet
CE QUE L’ON SAIT MOINS, C’EST QU’IL FUT AUSSI, grand professionnel, qui m’a appris le métier. On était complices mais pas
À SES DÉBUTS, ATTACHÉ DE PRESSE POUR SERGE amis, j’avais vingt ans de moins et j’étais à son service. Il sortait tous les
GAINSBOURG, ALAIN BASHUNG, BOB MARLEY ET BIEN soirs, parfois il m’appelait, “Viens, on va dîner ensemble”, et on parlait de
D’AUTRES. Il nous reçoit dans sa petite maison en banlieue la vie. Il m’a amené partout, c’est grâce à lui que j’ai aimé la gastronomie,
mitoyenne de Paris et nous ouvre sa discothèque, avec en bonus il m’a présenté Jacques Dutronc.
des anecdotes pas dégueu, à la Gainsbarre. Alors on peut le
dire : Magnéto, Serge ! R&F : Comment s’est passée la rencontre ?
Jacky : Ça a collé tout de suite. J’ai un souvenir de Jacques à l’époque
de “Merde In France”, il devait passer à Platine 45 et il m’a dit : “J’ai
Rue de Verneuil une idée Jacky, on va aller dans une déchèterie, une vraie, j’en connais
ROCK&FOLK : On est dans votre discothèque personnelle, là… une à cinq kilomètres de Paris. Et je vais la faire visiter comme si c’était
Jacky : Ici, ce sont des coffrets de Johnny que je n’ai jamais ouverts… mon appartement.” Il a fait venir trois mannequins, très belles, il les a
J’ai des vinyles partout dans la maison. Le rangement est très rock’n’roll, mises dans une baignoire remplie de boue. Il a dit : “Voilà Jacky, c’est
quand je cherche un truc, je mets deux heures, mais je le trouve ! Tiens, ma salle de bains, il y a trois gonzesses.” Elles étaient à poil, bon on ne
j’en prends un au hasard… voyait rien, il y avait plein de boue, ça puait. A la fin on est parti sur le
camion poubelle. Un fou furieux, j’adore.
R&F : Aïe, Level 42 ! Et ici Blancmange, Thompson Twins,
Robert Palmer… Les années 1980, en somme.
Jacky : Il y a de tout, y compris les gratuits En marcel et en bermuda
des maisons de disques. J’ai tout gardé. R&F : Justement, vous sortez une compilation de votre émission
Mais j’ai aussi acheté plein de vinyles. Platine 45. Combien de temps a-t-elle duré ?
Les Injectés, tu connais ? Tiens, un Robert Jacky : C’était grâce à Pierre Lescure, en hebdo, et ça a duré six ans.
Gordon, il vient de décéder… J’habite J’ai eu tout le monde, surtout les Français. Il y avait aussi des comédiens,
ici depuis trente-trois ans, j’ai acheté notamment la troupe du Splendid que j’avais connue en 1972, avant le
la maison avec l’argent de la télévision. succès. Coluche, Gérard Lanvin, Martin Lamotte, Thierry Lhermitte,
Paris ne me manque pas, le 13ème arron- Michel Blanc, Josiane Balasko. Je lançais les clips avec eux, Michel
dissement est au bout de la rue ! Blanc était déguisé en fée, des trucs de dingue ! Isabelle Adjani, qui
a beaucoup d’humour, était venue faire
R&F : Quand avez-vous entendu vu “Beau Oui Comme Bowie”, et elle me dit
Gainsbourg pour la première fois ? qu’elle a envie de se déguiser en moi. Elle
Jacky : Je suis arrivé chez Philips en est venue sur le plateau avec mes habits et
1973, à vingt-cinq ans. Le directeur de la des creepers. Et elle m’a dit de m’habiller
promo m’a dit qu’il cherchait un attaché en beauf, du coup j’étais en marcel et
de presse. J’arrive rue de Verneuil, je en bermuda. Mylène Farmer aussi, elle
sonne, c’est Serge qui m’ouvre ! J’étais m’a bien eu. Elle avait un rouge à lèvres
déjà fan. J’ai commencé avec “Vu De très rouge et elle me dit : “Jacky, si tu es
L’Extérieur”, puis “Rock Around The d’accord, à chaque plateau, je t’embrasse :
Bunker”, “L’Homme A Tête De Chou”, “Aux Armes Et Cætera” et sur la joue, le front, le bout du nez”. Je dis oui, il y avait cinq plateaux
“Mauvaises Nouvelles Des Etoiles”. Chez lui ça va devenir un musée, et au cinquième, elle me demande — et ça, elle ne me l’avait pas dit
mais ça l’était déjà. Si tu déplaçais un objet de dix centimètres, il le avant — : “Jacky, est-ce que je peux t’embrasser sur la bouche ?” J’ai dit
remettait à sa place. Il avait l’air déglingué mais de l’intérieur il était oui, et elle l’a fait.
précis, maniaque. Ce qui nous a rapprochés, c’est notre judaïté, il était
ashkénaze comme moi. Il était hyper ponctuel, il ne fallait pas que le R&F : Une autre époque…
journaliste ait dix minutes de retard. Il me demandait toujours de lire Jacky : Oui. Je ne dis pas que c’était mieux avant, mais c’était autre
les articles du journaliste en question pour voir comment il écrivait. Un chose. Il n’y avait pas internet ni les réseaux sociaux. Je ne sais pas si on

010 R&F JUILLET 2023


MES DISQUES A MOI    Jacky

“Peter Gabriel me mettait du vernis


sur les ongles des pieds”
pourrait faire tout ça maintenant. Même Catherine Deneuve ! Quand elle tourner un film avec Robert Enrico, est-ce que vous voulez la remplacer ?”
a sorti son album, j’ai appelé Serge, qui l’avait produite, et je lui ai dit J’ai dit oui. Et je suis resté dix ans.
que j’aimerais bien avoir Catherine dans l’émission, il l’a appelée et ça
s’est fait comme ça. Deneuve, c’est la seule fois où j’ai eu un peu le trac. R&F : Tiens, un album d’Alain Bashung !
C’est une déconneuse, mais il faut avoir Jacky : Je m’en suis occupé au moment
le mode d’emploi. Au début elle est très de “Gaby” et “Vertige De L’Amour”.
distante. Je lui dis : “ – Vous permettez que Comme Serge, il cherchait un attaché de
je te tutoie ? – Non, pour l’instant on va se presse. Avec Alain, ça a été immédiat. On
vouvoyer. – D’accord Catherine, comment aimait la même musique, il avait un super
tu vas ?” Ça l’a déridée, elle s’est marrée, humour, j’adore ce qu’il fait. C’est moi
et on a fait l’interview. J’étais assez proche qui lui ai présenté Gainsbourg pour “Play
de Peter Gabriel, qui a chanté à Platine 45. Blessures”, ils voulaient se connaître. Et
Il n’avait pas d’album à vendre, il est venu son parolier Boris Bergman, c’est mon pote,
pour moi. Il m’a dit “Jacky, j’ai envie de te il m’a écrit “Tétèou”, le single avec Lio.
mettre du vernis sur le bout des ongles”. Donc, pendant qu’on parlait, j’étais Ah, Boris, ce qu’il écrivait, c’était totalement novateur.
pieds nus et Peter Gabriel me mettait du vernis sur les ongles des pieds.
C’était que ça, Platine 45. J’aimais beaucoup Roxy Music avec Brian Eno, R&F : Et il y a eu Bob Marley…
qui était un gros déconneur à l’époque. En 1973 à l’Olympia, je débutais Jacky : Lui, je m’en souviendrai toute ma vie. Il était sympa, il fallait juste
juste, Eno me dit : “Jacky, j’ai la chaude-pisse”. C’était très à la mode... savoir qu’il n’était jamais à l’heure. Il est arrivé à Orly avec un bocal de
Je me suis démerdé, je lui ai trouvé un toubib rue Caumartin qui lui a ganja, à l’époque ils l’ont laissé passer. Je l’ai mis au Hilton et en bas de
fait une piqûre dans les fesses. Ça m’a fait rire parce que, contrairement l’hôtel il y avait un terrain de foot. Il regarde et il me dit : “ J’ai envie de
à Michel Berger qui jouait du piano debout, Eno en jouait assis, mais là, jouer demain, tu peux m’arranger ça ?” Et j’ai organisé le fameux match
il a dû rester debout parce qu’il avait mal au cul ! Quand tu es attaché des Wailers contre les journalistes de rock. Les Wailers ont gagné, ils
de presse, il faut tout faire. jouaient super bien.

R&F : Y compris ramener les filles et la dope ?


Jacky : Ah ben, j’ai dû aller chercher les dealers. J’ai demandé au Rock star insupportable
directeur de la promo comment faire parce que là, il fallait payer en R&F : J’imagine que tous n’étaient pas aussi sympa.
liquide, et je n’allais pas faire une note de frais avec marqué “Stupéfiants” Jacky : Celui que j’aimais beaucoup avant de le rencontrer en 1973,
quand même. Il me répond : “Tu mets ‘Frais divers’ !” Maintenant, même c’est Cat Stevens. Je suis allé le chercher à l’aéroport d’Orly, la voiture
pas en rêve. ne lui plaisait pas, il voulait en changer, j’ai dit non. A l’hôtel, il n’aimait
pas le papier peint, il a fallu le mettre dans une autre chambre. Après, il
voulait une platine pour écouter ses vinyles. On était dimanche, tout était
Premier présentateur muet fermé. J’appelle le PDG et je lui demande quoi faire. Il me dit d’aller rue
R&F : Avant Platine 45, il y a eu Chorus, avec Antoine de Caunes. Jenner, à Phonogram. “Vous dites au gardien que vous venez de ma part,
Jacky : Quand j’étais attaché de presse, je proposais des artistes à vous prenez ma platine dans mon bureau et vous lui donnez.” Cat Stevens
Antoine, et on est devenus potes. Il a fini par me dire : “Viens avec moi était végétarien, mais à l’époque, il n’y avait pas de resto végétarien !
pour présenter Chorus le samedi, au théâtre de l’Empire”. Antoine, je le Depuis, je n’ai jamais réécouté un album de Cat Stevens. C’était le seul
rassurais un peu, c’était ses débuts à la télé. Pendant qu’il parlait, je faisais aussi capricieux, distant… La vraie rock star insupportable.
des grimaces, je lui mettais les doigts dans le nez, dans l’oreille… Je ne
disais rien, j’étais le premier présentateur muet. C’était innovant, on ne R&F : Et les destroy ?
s’en rendait pas compte. Jacky : Ah, Status Quo ! On était à Clermont-Ferrand en tournée, difficile
de trouver un resto. J’en déniche un, j’emmène le groupe et, au milieu
R&F : D’ailleurs, je vois dans votre discothèque “My Aim Is du repas, Francis Rossi se lève, sort son sexe et fait pipi sur la nappe
True”, le premier album d’Elvis Costello, qui avait fait une blanche. Même pas bourré, il trouvait ça drôle. Les New York Dolls, eux,
prestation mémorable à Chorus… dévissaient toutes les portes de l’hôtel en rentrant après minuit. Le patron
Jacky : Justement, je l’ai sorti par riait jaune, mais ça s’arrangeait toujours. Les Flamin’ Groovies aussi, dans
rapport au concert, j’avais pris une claque un restaurant chic, ils ont pris les couteaux pour déchirer les fauteuils…
incroyable. J’adore cet album. A Chorus,
on a eu les Cramps, Joe Jackson, Devo, R&F : Concluons avec la question rituelle : Beatles ou Stones ?
Kraftwerk, Siouxsie & The Banshees, Jacky (sans hésiter) : Beatles. J’aime bien les Stones que j’ai vus en live
tout le monde ! A l’époque, tu appelais avec Brian Jones en 1967 à l’Olympia, mais les Beatles, je suis parti à
le manager et c’était bon. La première Londres à dix-sept ans et je les ai vus en concert au Marquee, et après à
fois que j’ai parlé à la télévision, c’était à Paris, en première partie de Sylvie Vartan. Je suis fan absolu, j’ai tout.
Récré A2. La directrice de l’unité jeunesse Mais je ne les ai jamais rencontrés. Ce sont les seuls dont j’aurais voulu
d’Antenne 2, Jacqueline Joubert, était la un autographe. C’est le drame de ma vie. H
mère d’Antoine de Caunes et regardait Chorus. Elle a dû me trouver
drôle, m’a appelé et m’a dit : “Dorothée s’en va pour deux mercredis, elle va Compilation & double DVD “Platine 45” (Panthéon/ Universal)

012 R&F JUILLET 2023


014 R&F JUILLET 2023
in memoriam

JEAN-LOUIS MURAT
1952-2023 Celui qui n’hésitait pas à avouer son dégoût du présent
à la sortie de “Baby Love” en 2020, laisse une œuvre inachevée, à l’instar
d’Alain Bashung et de Christophe, mais qui compte d’ores et déjà parmi
les plus aventureuses, et par conséquent précieuses, de la pop française.
APRÈS DES DÉBUTS DISCO- je passe mon temps à fermer ma gueule.” Parmi les raisons de ce vrai ou supposé
GRAPHIQUES CONFIDENTIELS, Le mal-être qui sous-tend cette posture retard, quitte à passer pour réac’, il citait
BIEN QUE REMARQUÉS PAR grincheuse s’explique en partie par la le système sur lequel repose l’économie
CERTAINS CRITIQUES, EN 1981, sensation de ne pas être né du bon côté du spectacle vivant : “Je pense que le
JEAN-LOUIS MURAT DOIT PATIEN- de l’océan Atlantique. On se prend à rêver statut d’intermittent est une tragédie.
TER JUSQU’À LA SORTIE DU d’un Murat qui aurait grandi à Tulsa : Avant de bosser avec des gens, je leur
SIMPLE “SI JE DEVAIS MANQUER “Vu le tempérament et la mentalité que demande s’ils sont intermittents. Le coup
DE TOI”, SIX ANS PLUS TARD, j’ai, je pense que j’aurais pu tirer mon de poignard définitif, ça a été ce statut.”
POUR BRISER LE MUR DU SILENCE. épingle du jeu. Je me suis toujours senti S’il se sentait proche d’un Léo Ferré, trop
Celui qu’on a souvent résumé à son comme un poisson dans l’eau quand j’étais rares sont ceux ses contemporains qui
caractère parfois difficile et à ses là-bas avec les musiciens en studio. C’est trouvaient grâce à ses yeux pour ne pas les
origines auvergnates va alors élaborer difficile, dans la chanson française, quand citer : Les Rita Mitsouko et Bashung. Quant
un mode de communication qui, sans dans ton biberon tu as des choses américaines à nos voisins immédiats : “Entre Kraftwerk
être original, s’avérera diablement et que tu chantes en français. La langue et Adriano Celentano, je ne vois pas ce qu’il
efficace, à base de saillies dirigées prenait toujours le pas sur la musique.” y a eu de mieux en Europe, carrément.”
contre les médias, l’industrie du A défaut de suivre les traces de Neil Youg Ces derniers temps, on sentait ce Don
disque et ses collègues chanteuses ou de Tony Joe White, deux de ses héros, Quichotte du Puy-de-Dôme gagné par
et chanteurs, révélant un talent il lui faudra trouver sa place au pays du la nostalgie : “Je me rends compte que
de provocateur hors du commun. Top 50 : “J’ai toujours pensé que la chanson tout ce à quoi j’ai cru comme musique
L’écho de ses sorties fielleuses française était une impasse. Alors j’ai louvoyé depuis que je suis petit, depuis ma
contribuera à rendre son nom beaucoup, jusqu’à ces derniers albums, pour première écoute de Bob Dylan ou des
familier bien au-delà du cercle de essayer de résister. Mais je crois que c’est Rolling Stones, tout ça a vraiment disparu,
ses aficionados, mais n’ira pas sans une position intenable.” Et c’est un duo a été balayé, ça ne correspond plus à ce
quelques dérapages regrettables. enregistré en 1991 avec Mylène Farmer, qui est la réalité du monde. Alors on a
artiste établie de ladite chanson française l’impression d’être un peu décalé.”
s’il en est, qui lui offrira sa plus haute Auteur d’une œuvre ne comprenant
Ses héros incursion dans le Top 50. pas moins de trente-trois albums, en
Ces attaques tous azimuts n’étaient somme comptant les collaborations, les live et
toute qu’une ligne de défense pour cet autres compilations, il semblait vouloir
écorché vif qui déclarait : “J’ai toujours Nostalgie la poursuivre sous la forme d’un journal
été en butte à tout quand je suis arrivé à Comme ses aînés Bashung, Christophe ou intime : “Je commence à avoir envie de
Paris. Je me suis retrouvé rapidement être Manset, Murat dut se livrer à ce numéro faire des disques que je ne sortirai pas,
‘le bougon’, ‘l’Auvergnat’. J’en ai ras le bol d’équilibriste consistant à passer en qui sortiront dans vingt ou trente ans. Je
d’être toujours le Bougnat bougon. Je garde contrebande ses références anglo- pourrais vraiment faire ce que je veux en
de ces quarante dernières années à faire de saxonnes sans tomber dans le piège de donnant une date de sortie. J’en ai parlé
la musique un sentiment très désagréable. la chanson-rock : “Je n’ai pas envie de à mes enfants. Parce qu’on est obligé
C’est affreux.” Cette réputation de ronchon me faire enterrer avec tous ces ringards de faire des œuvres posthumes :
n’était pas usurpée, même si ces dernières de la chanson française pseudo-rock qui le présent est merdique !”
Photo Jean-Loup Sieff-DR

années, il en était arrivé à ce constat : “Un me dégoûtent plus que tout. La chanson Et à propos de postérité, il avait
artiste de province comme moi qui la ramène : française n’a pas suivi le mouvement, elle suggéré : “J’ai l’impression que sur
t’es mort. Je n’ai pas envie de mourir, je est déjà dans la voiture-balai de la musique ma pierre tombale il faudrait inscrire :
ne dis plus rien. Et ça enlève beaucoup internationale. Et comme j’aime être en ‘Chanteur français humilié constamment’.” H
de passion dans ce qu’on fait parce que tête, j’essaie de trouver des façons.” par Pierre Mikaïloff

JUILLET 2023 R&F 015


Tête d’affiche

“On gagne de l’argent


en tournant, pas avec Spotify”

Protomartyr Ils ont troqué la sophistication free jazz de “Ultimate Success Today”
pour une pedal steel. Les Américains ont-ils pour autant pris un tournant country ?
S’IL N’EST AUJOURD’HUI PAS UN “Formal Growth In The Desert” enregistré au
DES GROUPES LES PLUS POPU-
LAIRES DE LA SCÈNE ROCK INTER-
Creem studio Sonic Ranch, près d’El Paso, à quelques
pas de la frontière mexicaine. Un disque de
Depuis quelques mois, Joe Casey
NATIONALE, LE QUATUOR MENÉ collabore régulièrement avec “Creem”, résilience, qui parle de deuil, de croissance
magazine rock iconique de Detroit,
PAR LE CHANTEUR JOE CASEY récemment relancé. “J’apprends à dans la difficulté, et qui reflète le chemin
ET LE GUITARISTE GREG AHEE écrire !, blague-t-il. Au début j’avais émotionnel parcouru par Casey ces dernières
OCCUPE UNE PLACE À PART. C’est appelé ma rubrique ‘Detroit Sucks’ années. “L’album démarre sur ‘Make Way’ qui
en référence à un T-shirt que portait
un groupe influent, dont se réclament Lester Bangs, mais j’aime trop ma ville. parle de l’après-Covid et se termine sur ‘Rain
Idles et Shame, qui a initié depuis Ça s’appelle ‘Greetings From Detroit’. Garden’ qui traite de l’acceptation de soi et de
Detroit le revival post-punk qui secoue J’écris surtout sur des jeunes groupes de l’amour dans sa vie. Ce sont les deux pôles de cet
la scène locale. Il y a beaucoup de bons
depuis quelques années les scènes du combos garage punk en ce moment à album, et au milieu il n’y a pas forcément une
monde entier. Detroit”. Des recommandations ? “Dans histoire linéaire mais une collection d’émotions.
le genre, j’aime beaucoup Toeheads, un
girl group nommé Shadow Show, et aussi Même dans les moments les plus sombres quelque
Day Residue, un groupe art punk .” chose de drôle peut arriver. On peut avoir une
Punchlines journée ennuyeuse et soudain quelque chose
et aphorismes d’extraordinaire ou d’absurde se produit. Il y a
Leader bougon à la plume aiguisée qui nourrit va tourner comme des fous en 2020’. Et puis une chanson qui parle des Detroit Tigers sur cet
ses albums de ses humeurs contraires, entre tout ça nous a été enlevé, déplore Casey. Ne album. Une chanson sur le baseball ! La vie est
colère, résignation et quête d’un bonheur qui pas pouvoir tourner, c’est comme si le disque faite de choses diverses, et j’ai voulu mettre le
semble enfin s’offrir à lui, Joe Casey est un n’existait pas. Et financièrement, c’était dur. plus possible de vie dans l’album.” Sur la forme,
frontman singulier. Moins frontal que Joe On gagne de l’argent en tournant, pas avec le groupe a changé de direction également :
Talbot d’Idles, moins narquois que James Spotify. Ça a été un coup d’arrêt.” Un timing “Greg a toujours ces idées folles. Pour le dernier
Smith de Yard Act, toujours vêtu d’un costume désastreux, à plusieurs égards. “J’ai été très album c’était :‘Je veux mettre des musiciens
sur scène, il ressemble plus à un oncle ivre malade durant l’année 2019 et beaucoup des jazz dessus’ et bien sûr je me suis dit : ‘Quelle
mort qui vocifère à la fin du vin d’honneur qu’à thèmes de cet album parlent de mortalité et de connerie. Ça va être nous, essayant de faire du
une rock star. Ses punchlines saillantes et ses maladie. C’était le mauvais album à sortir au jazz. Ça va être naze.’ Et puis ça a fonctionné.
aphorismes en font un personnage des plus plus fort de la quarantaine alors que les gens Ça sonne comme un disque de Protomartyr,
attachants, d’autant qu’il se livre sans artifices étaient enfermés et s’inquiétaient de leur propre mais avec des musiciens jazz extraordinaires
sur chaque album. “Je parle de ce qui se passe santé.” qui improvisent dessus et ajoutent leur propre
dans ma vie, explique-t-il posément. Entre le truc. Et sur celui-ci, c’était : ‘Je veux mettre de
Covid, le décès de ma mère, les problèmes du la pedal steel partout’ parce qu’il avait composé
monde, j’avais des sujets lourds à l’esprit. Mais Mes funérailles des bandes originales pour des courts-métrages
il y avait aussi le fait que je me suis marié, que Ecouter cet album dans le contexte de pendant la quarantaine et, à force d’écouter
j’ai déménagé. Une nouvelle vie qui a coïncidé confinement a pourtant eu pour beaucoup Ennio Morricone, il est devenu obsédé par
avec le fait que le groupe soit revenu à la vie un effet cathartique, les thèmes abordés l’instrument. A un moment, on s’est demandé
alors qu’on avait presque décidé d’abandonner.” faisant écho aux angoisses de l’époque avec s’il n’allait pas nous écrire des chansons country
Les dernières années n’ont pas été tendres une acuité presque visionnaire. “Je serai et western avec des bruits de coups de fouet. Ces
pour Protomartyr qui a publié en 2020 un heureux d’abandonner mes dons de voyance si idées, passées au filtre Protomartyr, ne se font
album fabuleux au cœur de la pandémie. Avec j’arrête d’avoir raison !, s’amuse le chanteur. pas tellement ressentir au final. On n’en est pas
“Ultimate Success Today”, le groupe proposait La dernière chanson de cet album, ‘Worm encore à porter des chapeaux de cowboy.” H
Photo Trevor Naud-DR

son album le plus abouti, qui devait être celui In Heaven’, parle de mes funérailles. Là, j’ai
du succès, mais qui semble aujourd’hui voué à vraiment commencé à m’inquiéter de savoir Recueilli par Eric Delsart
rester culte. “On avait pris une année de pause à quel point j’étais bon à prédire le futur.” Le Album “Formal Growth In The Desert”
en 2019 pour l’enregistrer et on s’était dit : ‘On présent en tout cas pour Protomartyr, c’est ce (Domino)

016 R&F JUILLET 2023


JUILLET 2023 R&F 017
Tête d’affiche

“En théorie,
un super groupe
formé par
deux ringards”

The Milk
Carton Kids
Le plus beau duo folk/ americana depuis Gillian Welch/ Dave Rawlings,
Mark Olson/ Gary Louris, David Crosby/ Graham Nash, et même
Paul Simon/ Art Garfunkel ? Aussi bien que ça ? Peut-être encore mieux...
LES MILK CARTON KIDS FINISSENT mentaire consacré à la musique du film “Du fond du cœur.” Les bravos fusent. Il gra-
LA CHANSON, UNE DE CELLES DES “Inside Llewyn Davis” des frères Coen, touille sa guitare, poursuit sur sa lancée,
DÉBUTS, AU HASARD “NEW YORK”, pourra en témoigner. l’air de rien : “Franchement, si vous en avez
“MICHIGAN” OU “THE ASH & CLAY”. l’occasion, je ne saurais que trop vous con-
Une de celles de maintenant, au hasard seiller de vous trouver une activité où les gens
“Star Shine”, “Wheels & Levers” Pirouettes sont censés vous applaudir toutes les trois
ou “Running On Sweet Smile”. On Larmes silencieuses. Apnée généralisée. minutes. C’est extrêmement gratifiant.” Les
n’entend pas les mouches voler. Quand Dernière note. Explosion fracassante du public, Anglais appellent ça “la langue dans la
ces deux types chantent, même les le VU-mètre de la console rougit comme une joue” (tongue in cheek), traduction de pince-
mouches retiennent leur souffle. Les pivoine. Sur scène, les deux types saluent. sans-rire. Triomphe. Joey Ryan et Kenneth
deux voix s’accordent, les deux guitares Blasés ? “Jamais, non. Au contraire, ça peut Pattengale sont bons en tout. Les chansons
Photo David McClister-DR

se mélangent, les yeux se mouillent. nous prendre à la gorge. On a eu ça l’autre tristes et les pirouettes pour désamorcer le
Heureusement que les larmes coulent jour à Londres, pour la release party. Kenneth a truc et régénérer l’atmosphère.
sur les joues sans faire de bruit, sinon chialé.” Certaines ovations sont, ainsi, presque Depuis douze ans, le phénomène Milk Carton
ce serait un sacré vacarme. Marcus déstabilisantes. Dans ce cas-là, Joey s’occupe Kids n’a fait que grandir, six, sept disques, des
Mumford, pris sur le fait dans un docu- de tout. “Merci.” Applaudissements nourris. nominations aux Grammy, des aînés (T Bone,

018 R&F JUILLET 2023


Joey Ryan et Kenneth Pattengale

Emmylou, Joe Henry) qui les prennent sous la ressemblance est moins nette. Simon & disque s’intitulant d’ailleurs “Retrospect” (une
leurs ailes, des critiques en pâmoison, dépassant Garfunkel était une superproduction sixties collection de chansons solos réinterprétées
le simple culte d’initiés pour devenir une force grandiose, presque emphatique, les Milk à deux) et le second, “Prologue”, avec leurs
incontournable du… du quoi, au juste ? “Joey Carton Kids sont une miniature du XXIème toutes premières collaborations. “En théorie,
nous décrit comme des néo-traditionnalistes folk, siècle sans enluminure, le reflet tout en un super groupe formé par deux ringards sans
pourquoi pas,” propose la droite de l’écran du sobriété (à de rares exceptions près) de leur aucun succès, ça ne peut pas exister… Pourtant,
chat vidéo. “Jamais dit un truc pareil, ça ne me performance scénique. “Il y a cinq ans, on c’est ce qu’on a fait, embraye Pattengale. Et c’est
serait pas venu à l’idée”, répond la gauche du a fait un disque avec onze musiciens et une sans doute pour cela que l’on ressent l’obligation
tac au tac. “Mais on s’en tape, non ? Quand on tournée dans la foulée… Mais il y a comme de protéger l’intégrité du truc miraculeux sur
me demande, je dis qu’on ressemble à Simon & quelque chose qui se met en travers de notre lequel on est tombé presque par hasard, quand
Garfunkel. C’est approximatif mais au moins, ça route quand on essaie de dépasser notre son, on a commencé à chanter ensemble.” “All
met une image dans la tête des gens.” comme si l’essence de ce que l’on fait, de ce que Of The Time In The World To Kill”, “North
l’on est, venait se rappeler à nous.” L’histoire, Country Ride” ou “Will You Remember
connue, est celle de tous les combos de voix, Me”, les miracles sont là, bien à l’abri, pas
Bruit de saphir celle de l’enfance des frangins Everly ou d’inquiétude à avoir de ce côté-là. Le nouveau
Ecouter “Sparrow” sur le fabuleux “Live From Wilson, celle de l’âge adulte de Stills, Nash et disque s’achève, mais il tourne encore. Bruit
New York City 1967” de Paul et Art donne Crosby quand ils ont harmonisé ensemble pour de saphir qui bute sur les sillons. Frissons.
en effet une assez bonne idée de l’esthétique la première fois, dans la cuisine de Mama Cass Silence. Voilà, ça y est, les mouches peuvent
des Milk Carton Kids, à ceci près qu’ils ont à Los Angeles. Sauf que Ryan et Pattengale ont recommencer à voler. H
tous les deux des guitares, tous les deux des tout fait à l’envers, les carrières solos d’abord, recueilli par Léonard Haddad
grandes chansons et qu’ils mesurent tous les la formation du groupe ensuite, la séparation Album “I Only See The Moon”
deux plus d’un mètre soixante. Sur disque, des biens avant le mariage, leur tout premier (Far Cry Record – Thirty Tigers)

JUILLET 2023 R&F 019


Tête d’affiche

“Je visais haut mais le plafond était bas”

Ben Harper
Inspiré par le “Nebraska” de Bruce Springsteen,
Ben Harper publie un album épuré jusqu’à l’os, son meilleur de longue date.
IL EST 9 HEURES DU MATIN A R&F : Quel regard portez-vous sur vos
LOS ANGELES ET BEN HARPER,
DE L’AUTRE CÔTÉ DE L’ÉCRAN,
Harper’s Bazar trente ans de carrière ?
Ben Harper : Même dans mes rêves les plus
La famille de Ben Harper possède
AVOUE ÊTRE DÉJÀ SUR LE PONT le Folk Music Center, magasin fous, je n’aurais jamais pu concevoir de durer
DEPUIS TROIS HEURES. A-t-il de musique, musée et lutherie, à aussi longtemps, et j’étais pourtant un grand
Claremont, en lisière du désert de
composé de la musique, tâté de sa Mojave, depuis soixante-cinq ans. “J’en rêveur. J’étais ambitieux mais mes ambitions
guitare Weissenborn ? “J’ai fait des ai été propriétaire pendant vingt-huit étaient tempérées par le fait que je me tenais
œufs pour les gamins, tranché des fruits ans, mon fils est la cinquième génération assis pour jouer, en l’occurrence de la lap
à y travailler. Je crois que c’est le plus
et préparé leur déjeuner pour l’école”, vieux magasin de musique familial du steel, et je ne pense pas qu’un joueur de lap
sourit le père de famille de cinquante- pays”, raconte Ben Harper. C’est entre steel se soit jamais dit : “Je vais faire trente ans
trois ans, avant d’expliciter la genèse ses murs qu’il fut repéré, enfant, par de carrière”. Jean-Pierre Plunier, mon mana-
le Français Jean-Pierre Plunier, qui fit
de “Wide Open Light”, un album folk passer ses démos quelques années plus ger, disait que c’était une rare opportunité
rempli d’espaces et de respirations qui tard aux maisons de disques et devint d’enregistrer, qui ne durerait peut-être qu’un
son manager. Le reste est de l’Histoire.
comblera les amateurs de son premier ou deux albums… Et beaucoup des musiciens
effort, “Welcome To The Cruel World”, que j’admirais n’avaient fait qu’une poignée
paru voici presque trente ans. nombre de morceaux que j’avais gardés d’albums, Jimi Hendrix, Robert Johnson,
dans un tiroir depuis une décennie, et pour Bukka White, Mississippi John Hurt... Je visais
lesquels j’attendais le bon moment, les bons donc haut mais le plafond était bas (sourire).
Gospel appariements.
ROCK&FOLK : En quoi “Nebraska”
a-t-il influencé ce disque ? R&F : “One More Change” baigne dans Reggae
Ben Harper : Ce fut une énorme inspiration : le gospel, une musique souvent présente R&F : Vous avez toujours le projet d’en-
la façon dont il sonne, cette sorte de production dans votre univers. D’où cela vient-il ? registrer un album de reggae ?
par omission. Le rappel qu’une voix et une Ben Harper : C’est quelque chose qui Ben Harper : J’ai toujours voulu en faire
guitare suffisent. Je voulais montrer que ça m’intrigue beaucoup. C’est comme si le gospel un, mais je vais prendre mon temps. J’ai
restait pertinent à notre époque où tant de se rappelait à moi, sans que je sache pourquoi. enregistré une chanson avec Ziggy Marley,
musiques reposent sur des productions très Certaines choses doivent rester mystérieuses “Spin It Faster”, basée sur le son traditionnel
denses. On l’a enregistré dans mon sous-sol, pour demeurer sincères, j’imagine. J’ai écrit des Wailers, j’ai beaucoup aimé ça, mais cet
et dans deux autres studios de Los Angeles, “Power Of The Gospel” à vingt-quatre ans, album doit être totalement original ou bien
dans la solitude et l’isolement. On a laissé les je ne sais pas d’où ça venait mais ça m’em- je ne le sortirai pas. J’ai quelques chansons
chansons respirer et briller. portait quelque part. Enfant, j’écoutais le finies… Le titre “Jah Work”, sur “Fight For
Golden Gate Quartet, les Soul Stirrers de Your Mind”, pourrait être le modèle à suivre,
R&F : Parlez-nous des instrumentaux qui Sam Cooke, les Blind Boys Of Alabama, un ce mélange de sonorités acoustiques et de one
ouvrent et referment l’album. peu de Mahalia Jackson, Aretha Franklin, drop (style de batterie propre au reggae où le
Ben Harper : Je voulais saisir un peu de Big Mama Thornton, qui avait du gospel en premier temps n’est pas marqué, ndr). Il faut que
l’esprit de Taj Mahal, ainsi qu’un peu de elle. Mais je n’allais pas écouter ces gens en je parvienne à ce niveau sur dix chansons…
celui de John Fahey ou Leo Kottke, qui ont concerts, mes parents m’emmenaient plutôt Mes albums favoris ? “The Harder They Come”,
si joliment établi des ponts entre les pickers voir Bob Marley, Taj Mahal, Toots And The les deux premiers Toots And The Maytals,
des années 1930 et 1940 et ceux des années Maytals. Mon père avait de la famille à South “Natty Dread”, “Talking Blues”, “Legalize It”,
1960 et 1970. J’ai toujours aimé cette façon Central, à Los Angeles, et quelquefois, alors le premier Bunny Wailer, les enregistrements
de jouer. Je n’avais plus ouvert un album avec qu’on leur rendait visite le week-end, je me des Skatalites. Mais je ne veux pas répéter leur
Photo Michael Halsband-DR

un instrumental depuis le premier, et je n’en faufilais jusqu’à l’église au coin de la rue, tout son non plus, je veux trouver mon reggae. Il
avais jamais terminé un de cette façon. Les seul. Personne là-bas ne me disait rien, les faut une urgence, de l’âme, le reggae n’est pas
titres jouent un rôle de bornes qui m’intéresse gens pensaient que j’étais avec l’une ou l’autre quelque chose de léger, c’est de la sorcellerie. H
car je conçois toujours la musique sous des familles. La chorale était extraordinaire ! recueilli par Bertrand Bouard
forme d’album. Celui-ci compte d’ailleurs Album “Wide Open Light” (Chrysalis/ Modulor)

020 R&F JUILLET 2023


JUILLET 2023 R&F 021
022 R&F JUIN 2023
Photo Franck Blanquin-DR
Tête d’affiche

“Un quatre-pistes dans son cerveau”

MAX ROMEO
Révélé en 1968 avec le single “Wet Dream”, censuré par la BBC
pour ses paroles explicites, le Jamaïcain est entré dans l’histoire du reggae
avec un classique roots produit par le génie Lee “Scratch” Perry, “War Ina Babylon”.
A 78 ANS, CE GÉANT DE LA MUSIQUE et ne produisent rien ! Au moment de la aimait vraiment ce disque. Les Rolling Stones
JAMAÏCAINE SE LANCE DANS SA session, ils sont dans un motel avec des filles, ont un lien privilégié avec la Jamaïque. J’ai
DERNIÈRE TOURNÉE et sort un album ils reviennent quand les musiciens ont joué et passé du temps avec eux, ce sont de bons gars.
dans lequel il reprend quelques-uns de ses disent : “OK, sur les dix instrus que vous avez
classiques, mais aussi “My Way” et des joués, je vais en sortir trois”. Ils laissent les
titres inédits, avec des invités prestigieux musiciens travailler, les chanteurs poser leur Porter le message
dont Julian Marley, Capleton et Marcia voix, et ils mettent leur nom dans les crédits. R&F : Vous auriez pu avoir un impact
Griffiths. Rencontre parisienne avec une Coxsone Dodd, le boss de Studio One, était semblable à celui de Bob Marley après
légende. connu pour ça. Il n’a jamais su écrire une son décès…
foutue note de musique ! Max Romeo : Bob lui-même me l’a dit. J’étais
venu le voir à son hôtel et au moment de partir,
Rester ordinaire R&F : Vous avez travaillé avec Keith alors qu’il ne donnait jamais de poignée de
ROCK&FOLK : Quand avez-vous décidé Richards et les Rolling Stones, comment main — il tendait son poing et le portait au
de devenir chanteur ? cela s’est-il passé ? cœur —, il m’a tenu la main pendant cinq
Max Romeo : Très tôt. J’étais un gamin Max Romeo : Un de mes amis connaissait minutes et m’a dit : “Écoute, celui qui peut
fragile, trop peureux pour voler et trop faible Keith, et je suis allé le voir à New York, au porter le message, c’est toi. Ne les laisse jamais
pour bosser, donc j’ai choisi la facilité. J’aurais studio Electric Lady, pendant les sessions te dire le contraire”. Trois mois plus tard, il
pu être prêcheur ou chanteur, j’ai préféré la de l’album “Emotional Rescue”. Les Stones nous quittait.
musique. n’étaient pas satisfaits de la chanson “Dance”,
et quand je suis entré dans le studio, Keith R&F : Quel est votre souvenir de concert
R&F : Beaucoup d’artistes jamaïcains, a dit : “Oh, voilà Max Romeo, on va pouvoir le plus marquant ?
dont Bob Marley, ont disparu préma- boucler le morceau !” Alors j’ai chanté des Max Romeo : C’était en Israël, je jouais dans
turément. A quoi attribuez-vous votre harmonies vocales dessus. Et comme il a adoré un festival au milieu du désert où, m’a-t-on
longévité ? les chansons de mon album “Holding Out My dit, il n’avait pas plu depuis quatre ans. Et
Max Romeo : Mon secret, c’est ma vie de Love To You”, il a posé des lead guitares sur au moment où je monte sur scène, la pluie
famille. Je ne recherche pas les sensations plusieurs titres. Ce son rock sur mes morceaux, commence à tomber ! Les gens sont restés, et
fortes, je ne me drogue pas, je ne bois pas et c’est Keith ! On a pris des photos qu’on a mises le show était magnifique.
je ne sors pas le soir. Je ne recherche pas le au verso de la pochette pour montrer qu’il
succès commercial comme Bob, ça me va de R&F : Les Jamaïcains produisent-ils
rester ordinaire. C’est comme ça qu’on dure. toujours des disques vinyles ?
Quand on devient une superstar, votre vie ne Samplé 42 fois Max Romeo : C’est fini, les gens gravent
vous appartient plus. Selon le site whosampled.com, le titre des CD de mauvaise qualité, les usines de
mystique de Max Romeo “Chase The vinyles ont fermé. Sauf celle de Tuff Gong,
Devil” a été samplé dans 42 morceaux
R&F : Vous avez travaillé avec Lee par des artistes aussi variés que Jay Z, mais elle presse uniquement des rééditions
Perry, un des plus grands producteurs Cage The Elephant et la Française de Bob Marley.
de reggae, sur l’album mythique “War Tal. Mais le sample le plus fameux
reste celui du groupe électronique The
Ina Babylon”. Prodigy en 1992, dans “Out Of Space”, R&F : Le reggae dancehall digital, ça
Max Romeo : Oui, et à l’époque, on n’avait qui affola les rave-parties de l’époque. vous plaît ?
Outrage ? Scandale ? Pas pour Max
pas le budget pour du gros matos, Lee travaillait Romeo : “Ça m’a fait connaître du Max Romeo : Un mec qui bricole un riddim
avec une console quatre-pistes, et il avait un public techno, ce qui est une bonne avec deux doigts sur son ordinateur, c’est nul.
autre quatre-pistes dans son cerveau, donc ça chose, et je n’en veux aucunement à Et le contenu sexuel me déplaît. La plupart de
Prodigy. Je n’ai été au courant que
en faisait huit, ah ah ! Lee Perry était un génie, quatre ans après la sortie du disque car ces artistes font du blanchiment d’argent sale
il me manque tellement. Lui, il faisait tout : je n’écoute pas de techno. Ça a donné et jouent les caïds, c’est ça la réalité. H
réalisateur, ingénieur du son, coauteur. Pas une nouvelle dimension à mon morceau, Recueilli par Olivier Cachin
et ça m’a rapporté un peu d’argent”.
comme ces escrocs qui se disent producteurs Album “The Romeo Legacy” (Utopia Records)

JUIN 2023 R&F 023


Tête d’affiche

“On a accéléré la bande”

The Datsuns Après une longue absence, le groupe néo-zélandais


revient avec beaucoup d’envie et de projets.
ARRIVÉS EN 2002 DANS LE SILLON qu’il ne voulait plus vraiment continuer
DES WHITE STRIPES, TOUTES GUI- Detroit pour l’instant, donc on n’a plus de batteur
TARES DEHORS ET HYMNES CRÉTINS
EN BANDOULIÈRE (“MF FROM HELL”,
Connection permanent.” De quoi enrayer la machine ?
Bien au contraire. Quelques semaines avant
A quoi tient le succès ? A des rencontres,
IRRÉSISTIBLE), THE DATSUNS des amitiés, comme celle de John Baker, sa venue, le groupe a publié le single “Ugly
ONT DEPUIS LEURS DÉBUTS UNE promoteur de concerts connu pour ses Leather”, annonciateur de choses à venir.
compilations d’obscurités garage néo-
IMAGE DE BOURRINS AU GRAND zélandaises (“Wild Things”) qui leur “Suite au départ de Ben, on s’est dit qu’on
CŒUR ESSENTIELLEMENT DUE A a mis le pied à l’étrier. “Il avait booké pouvait faire des disques différemment. Plus
LEUR CÔTÉ HYBRIDE. Trop lourds plusieurs de nos premiers concerts en besoin de se réunir en Nouvelle-Zélande.
Nouvelle-Zélande. Il a fait venir Guitar
et démonstratifs pour les puristes du Wolf, les 5678s et, en 2000, les White Christian est venu plusieurs fois à Stockholm.
rock garage, trop primitifs pour les fans Stripes. Quand il est devenu tourneur On faisait venir un batteur, on enregistrait
de hard rock chromé, ils incarnent à pour ces derniers, il nous a mis sur et on envoyait à Phil qui nous renvoyait des
leur tournée australienne, et ensuite on
la perfection le rock’n’roll high energy les accompagnés à SXSW, aux USA. trucs. Phil est venu en novembre, il a enregistré
venu des antipodes. De retour en Europe C’était avant notre premier album. beaucoup de choses. Notre nouvel album arrive
Accompagner les White Stripes alors
après une longue absence, les Datsuns qu’ils grandissaient nous a beaucoup bientôt. On a enregistré neuf chansons pour
ont démontré que le temps n’avait pas aidés, et on a gardé des amitiés solides l’instant, mais j’aimerais en mettre en boîte
de prise sur eux. Ça joue serré, ça joue avec des groupes de Detroit comme les sept ou huit de plus. Il y a beaucoup de fuzz,
Von Bondies ou The Dirtbombs.”
vite. Phil Somervell reste une formidable et puis il y a d’autres trucs plus folk. Un disque
machine à riffs, Christian Livingstone rocketfolk en somme ! En juillet, si tout va bien,
un soliste stupéfiant, Dolf De Borst un aux ouvertures folk rock, puis deux opus on va finir l’album avec Adam, qui joue de la
frontman magnétique. Aucune trace lourds mais efficaces (“Headstunts”, “Death batterie avec nous en ce moment. On espère le
de rouille ou d’érosion, le moteur des Rattle Boogie”), avant le formidable tournant sortir en début d’année prochaine et revenir
Datsuns vrombit toujours autant, pour space rock de “Deep Sleep” et “Eye To Eye” tourner dans la foulée”.
le plus grand plaisir des fans qui leur ont où le groupe emmène son boogie sur les terres
réservé un accueil enthousiaste au cours d’Hawkwind. Ce dernier album, publié en 2021,
d’une tournée sold-out. Le constat est marquait un retour aux affaires après un long Fameux
indéniable : des groupes de la génération break pour les Datsuns. Rencontré lors de premier album
du début des années 2000, les Datsuns leur concert à Rennes, le bassiste et chanteur En parallèle de tout ça, le groupe s’apprête
sont ceux qui ont su le mieux maintenir Dolf De Borst nous en a expliqué les causes : aussi à rééditer son fameux premier album.
la flamme. “Cet album nous a pris un temps fou. On a “On voulait le rééditer pour ses vingt ans l’an
commencé à travailler dessus en 2015, et puis dernier, mais on n’arrivait pas à retrouver
ma femme et moi avons eu un enfant, puis les bandes. A l’époque, on était licenciés chez
Production un autre. La vie a pris le pas. J’ai commencé V2, qui ont été vendus en 2007 à Universal.
zeppelinienne à jouer avec les Hellacopters, ce qui m’a pas On leur a demandé les bandes mais ils ne les
Leur trajectoire n’a pourtant pas été linéaire. mal occupé. En 2019, l’album était dans la avaient pas. On a fini par les retrouver mais il
Après leur premier album sorti en 2002 boîte. Le temps de finaliser l’artwork, de faire manquait toujours celle d’une chanson nommée
— devenu un petit classique de rock garage des vidéos, on était début 2020 et la crise est ‘Lady’. On l’avait enregistrée en Nouvelle-
heavy —, le groupe s’est attaché les services arrivée. On a attendu un an avant de se dire : Zélande pour la sortir en 45 tours, et quand
Photo Andy Willsher/ Redferns/ Getty Images

de John-Paul Jones pour son successeur ‘Il est temps maintenant’, mais bien sûr, il ne l’album est arrivé, on a fait cette vieille astuce
“Outta Sight/ Outta Mind”. Un choix qui s’est pas passé grand-chose non plus en 2021. sixties : on voulait qu’elle soit plus rapide, alors
paraissait fûté mais qui n’a malheureusement Cette tournée est l’occasion un peu tardive pour on a accéléré la bande. On n’arrivait pas à
pas donné les fruits espérés, les Datsuns le groupe de présenter l’album sur scène.” retrouver cette version. Du coup, on a raté la
se trouvant engoncés dans une production La situation géographique des membres du date anniversaire. On prend le temps de bien
zeppelinienne qui ne leur seyait guère. Le band n’a rien arrangé non plus. “Je vis à faire les choses. On retravaille l’artwork, on
grand public s’est alors désintéressé du combo, Stockholm, Christian à Tokyo, et Phil habite va ajouter des faces B, les sessions chez John
qui a poursuivi son chemin avec des disques dans une petite ville nommée Thames, en Peel, pour faire quelque chose de spécial”. H
tous recommandables : “Smoke & Mirrors”, Nouvelle-Zélande. Ben (Cole, nda) a décidé Recueilli par Eric Delsart

024 R&F JUILLET 2023


JUILLET 2023 R&F 025
En vedette

“C’était mon rêve : devenir une sorte de


supermuse transsexuelle warholienne”

ELLAH A. THAUN
Dix ans que le quartette de Rouen a une influence occulte sur l’underground français.
Et si, au lieu de dessiner la marge, le groupe tournait en fait la page ?
Recueilli par THOMAS E. Florin
L’HUMAIN N’ÉTAIT PAS FAIT POUR CELA. Après tout. reconnait enfin cette présence déjà croisée chez Jeffrey Lee Pierce
S’il y a un créateur, il nous avait tout juste donné de quoi ou Courtney Love, ou toutes ces autres personnes si pures qu’elles
marcher, monter aux arbres, cueillir, survivre difficilement en devenaient un danger. Alors, quand cette silhouette grandit, la
comme primate de l’ouest du continent africain. Mais il y dingue du groupe explose et, au-dessus du grunge, se déverse sans
avait ce cerveau si plastique, si adaptable, alors il y eut la ordre d’apparition break metal, chansons de crooner, attitude Elvis,
chasse, les outils, le feu, les voyages, les tribus, les langues, les refrain des Beach Boys, couplet de Charles Manson. La porte vient
rythmes, la musique, la peinture, les rituels, les vêtements, les d’être ouverte et c’est une fois passée que l’on voit qu’au-dessus était
maisons, les villages, les ponts, les monnaies, les peuples, les écrit “Exit”.
bateaux, l’écriture, les monuments, les routes, l’expansion,
l’expansion et la domination, les régimes, les rois, la mystique,
leurs histoires et mystères, cette complexité injectée dans Une faille chimique
nos cerveaux à coups d’idées que l’humain avait créées Nathanaëlle Eléonore Hauguel est une grande fille, c’est donc une
ou découvertes, et tout cela nous a transformés. En quoi ? très grande fille qui nous rejoint devant la cathédrale de Rouen. On
3 500 955 années après son apparition, l’humain diffusait marche, très peu, elle nous a amené un cadeau. Dans la seule rue
sur vinyle noir le son de lui-même faisant un bruit étrange, de cette ville où les bâtiments datent du XXIe siècle, Nathanaëlle
un bruit de ferraille qui cahote, une voiture lancée sur les sort le vinyle de “Neuromantique” et nous montre : “La pochette du
routes de terre. Alors l’humain se mit à se comporter lui- premier Ellah A. Thaun était ce visage qui émergeait des flammes
même ainsi : sauvage, cahoteux, en fuite perpétuelle, et la d’une cheminée, une photo inversée que j’ai trouvée dans la rue.” Nous
civilisation se modifia une fois de plus. C’est toujours ainsi : sommes maintenant assis, du lait d’amande est mélangé à du café.
l’humain se retourne vers ses œuvres quand il a reçu un choc “Sur celui-ci, c’est une montagne, retournée également, dont les glaces
ou se sent dans l’impasse et doit changer pour sa survie, et coulent vers le ciel, et pour ‘Arcane Majeur II’, le dernier, c’est une plage
là, aujourd’hui, dans ce moment, dans cette ornière, dans cet traversée par une faille chimique.” Le lait bleuté transforme le noir
ennui, il va falloir que l’humain se tourne vers Ellah A. Thaun. au fond de la tasse en mordoré. “Le feu, la glace, l’eau… Je ne suis
pas très forte en alchimie mais...” On rit : toute matière se transforme,
toute conscience s’altère. C’est ce mouvement que l’on appelle la vie.
La roue du hasard “Mes parents se sont rencontrés sur le maxi de ‘Ceremony’ de New
C’est un groupe comme il en pousse tant dans les caves de la province Order qui, si tu écoutes son mixage, invente en un très court instant le
française, un champignon d’Alice, “et celui-ci te rendra plus petit, shoegaze.” On parle de filtre de reverb qui s’inverse avant de revenir
et celui-ci te rendra grand”, et celui-là te rendra fou ou te fera tout au salon familial. “Nous étions du Havre, mon père était informaticien,
oublier. Alors Ellah A. Thaun, née de la magie et du chaos, fait tourner ma mère tirait les cartes, et dans notre salon, il y avait un poster
la roue du hasard et à son écoute, les gens changent mais ne savent de Psychic TV.” Nathanaëlle vit une enfance heureuse : “Il y avait
jamais en quoi. Certains explosent en sanglots, d’autres produisent ‘Batman’, ‘Chair De Poule’, bientôt Giger et Clive Barker, mes VHS de
trop d’endorphines, un a mangé une ampoule, et qu’importe : la films d’horreur ; puis Korn passait sur MTV” les Smashing Pumpkins,
transformation a lieu car le groupe lui-même s’est transformé. “jusqu’à ‘Marquee Moon’ de Television, où je découvre un groupe de
Ellah A. Thaun pourrait être un groupe de grunge comme il y en a rock à guitares qui tente de tout faire, sauf du rock.”
tant dans les caves de France, mais quand ils montent sur scène, que
la musique prend la place qu’elle réclame, que ces gens prennent la
lumière et que leur aura gonfle de toute leur vie passée, ce que l’on Violence quotidienne
Photo Pascale Cholette-DR

voit, on ne l’a jamais vu. “Elle devenait un ange” dit parfois ce poseur Puis, chacun a eu son moment, son point de non-retour, son champignon
de Nick Cave en parlant de Nina Simone, mais quand la silhouette de magique. “J’avais dix-sept ans, j’étais dans mon lit, légèrement stone,
Nathanaëlle Hauguel s’approche du bord de la scène, cette silhouette je lisais ‘Last Exit To Brooklyn’ de Hubert Selby et est arrivée Tralala,
qui évoquait quelque chose depuis le début du concert, quand elle une prostituée transsexuelle camée. Voilà : j’ai compris ce que je voulais
chante “Sister Sister” ou “Plasticflower” ou “Sign And Wander”, on être.” Nathanaël se sent alors pousser des “l” terminés par un “e”.

026 R&F JUILLET 2023


JUILLET 2023 R&F 027
ELLAH A. THAUN

“J’ai rencontré assez étrangement


Michel Houellebecq”
“C’était mon rêve, devenir une sorte de supermuse transsexuelle – … Qui devient ‘Good Vibration’ des Beach Boys...
warholienne.” A une époque où personne ne sait trop comment cela – … Qui devient ‘Always Is Always Forever’ de Charles Manson...
fonctionne, Nathanaëlle explique à des médecins ce qu’elle veut. “Je – … Une chanson angélique sur la fin des temps.
finis le lycée en partageant la garde-robe de mes copines. J’étais ce
qu’on appelait encore androgyne, et beaucoup de mes professeurs, dans
une institution catholique, pensaient que j’étais une fille. Mais quand La magie du chaos
on devient étudiant, le trait de la sexualité s’épaissit, et l’entre-deux, La transmutation des formes. Tout cela est de la magie. Cette
pour le flirt, les rapports de groupe, n’est plus possible.” Il y aura des transformation de la musique, du groupe, du public, pour aller vers
démarches juridiques, des prescriptions, des opérations. Il y aura une libération. La magie est la méthode qui a imposé le nom du
les hormones, la violence quotidienne, les insultes, les insinuations groupe, Ellah A. Thaun, découvert par la méthode d’écriture occulte
et ces histoires d’horreur qui d’Unica Zürn. “Des années plus
ridiculisent la collection des tard, j’ai découvert que c’était
VHS de l’enfance. Une nuit, une mauvaise orthographe du
on la poursuit dans la rue nom Ella Hatan, une actrice
avec une planche à clous. Des bretteuse américaine d’après la
amis prennent les coups et guerre de Sécession, qui avait
Nathanaëlle s’enfuit, court, part la même cicatrice que moi au-
du Havre et atterrit à Rouen, dessus de la lèvre.” La vie de
chez Aurore, une amie. Nathanaëlle est traversée par
Avant Ellah A. Thaun, il y avait ses grands-“transparents” qui
Valeskja Valcav, avec Aurore lui offrent des cadeaux : “Je
Gosalbo justement. Car leur pratique la magie du chaos, qui
amitié se voit comme le nez est une version DIY de la magie.
au milieu de la figure. Et c’est Pendant douze ans, j’ai sorti un
surtout cela Ellah A. Thaun, album par an en fonction de
une grande histoire d’amour. mon anniversaire, en espérant
Antoine Boyer (guitare) était que ce rituel m’aiderait dans
en couple avec Nathanaëlle qui ma carrière musicale. Douze ans
est amie avec Aurore (clavier) plus tard, je n’avais jamais été
qui vit avec Samuel Antonin aussi bas dans la musique mais
(batterie) et, en sept ans et j’ai rencontré assez étrangement
autant de musiciens, ce groupe Michel Houellebecq.”
s’est réduit à l’essentiel, se resserrant autour de ce noyau, perdant Cette liberté se paye cher. Cette époque exige du sérieux, de l’ordre,
le superflu comme l’on perd son duvet. “Peut-être que cela rend plus la responsabilité, l’authenticité, la traçabilité. Une époque finalement
claire notre musique, la rend plus lisible ?” Il est six heures et l’on qui déteste l’imagination et ceux qui vivent selon leurs caprices. En
fait face à Antoine Boyer. Samuel Antonin est à notre droite, Aurore ce samedi d’avril, Nathanaëlle dit qu’elle et son amie ne peuvent
Gosalbo de l’autre côté de la table, et Nathanaëlle est partie manger faire que deux repas par jour. Tous les membres du groupe ont des
des feuilles de vigne. métiers précaires ou vivent avec le RSA. Cette vie est redevenue une
– Et en sept ans, vous remarquez des changements chez le public ? vie de marginal. Nathanaëlle n’a exercé que des métiers que l’on ne
– Oui : il est plus jeune. met pas sur un CV : cartomancienne, cam-girl, vestiaire d’une boîte
– Et les concerts sont plus longs ? échangiste... “Il y a un gros problème avec le milieu de la musique. Ce
– Ça dépend des concerts : plus avance dans le set, moins la structure milieu où l’on trouve normal de mal te payer mais où on te dit : ‘On
des chansons est définie. vous a glissé un pack de bière au frigo’. Et toutes ces salles où l’on veut
– Dans leur première forme, les chansons de Nathanaëlle sont très folk, absolument protéger ton audition alors qu’il faudrait plutôt protéger
voire country… certaines musiciennes de certains musiciens, et tous les autres de se
– … Et on a toute la latitude pour les arranger collectivement donc… tuer à coups de substances, de folie et de dépression.” Cette époque qui
– … On les enregistre dans une forme et Nathanaëlle reprend ces veut absolument la vérité a oublié cette phrase d’un autre Rouennais :
versions pour les altérer, les couper, les mélanger… “Quand je dis que je suis dans le beau, c’est que je suis dans le vrai”. Il
– … Et nous les repasse, on les transforme à nouveau… y a “Les équations plus exactes, qui pénètrent jusqu’aux fondations de
Photo François Grivelet-DR

– … C’est du cut up en fait... la physique, sont aussi plus belles” du prix Nobel Robert Penrose, et il
– … Oui, c’est du cut up... y a la musique de ce groupe qui, avec le temps, en s’approchant d’une
– … Qui s’est intensifié avec l’arrivée du sampler dans la formation... forme de vérité invisible, s’embellit et délivre quiconque la suit. H
– … On a dû apprendre à jouer ces chansons comme elles sont sur le disque...
– … Comme cette fin où l’on joue ‘Sister Sister’... Album “Arcane Majeur II” (Kids Are LoFi/ Modulor)

028 R&F JUILLET 2023


030 R&F JUILLET 2023
En vedette
“Nous vivons dans un petit monde
à l’intérieur du vaste monde

Portugal.
The Man
Carton planétaire un peu avant le covid, “Feel It Still” a propulsé
le groupe de l’Alaska vers des sphères qu’il n’imaginait pas approcher un jour.
Boostés et résilients comme jamais, John Gourley et sa bande reviennent
avec leur album le plus accompli depuis “In The Mountain In The Cloud” en 2011.
recueilli par Jerome Soligny
ET SI C’ÉTAIT ÇA ÊTRE ROCK EN 2023 ? Savoir chanter pour rien qu’il a changé la musique de Kanye West… Sa manière de
sans logiciel, composer comme un petit chef à la guitare ou jouer les accords, ses renversements sur le clavier… Ça a l’air simple,
au piano, écouter les battements et les moulins de son cœur, mais c’est tellement intéressant.
jouer en live sans bandes ni ordi, et soutenir, en parallèle, des
causes environnementales et humaines. Peut-être pas pour R&F : “Chris Black Changed My Life” n’occulte pas ce qui
sauver la planète ou des gens qui, souvent, ne le méritent pas, se passe dans le monde, mais il donne l’impression de surfer
mais pour que le passage dessus ait servi à quelque chose. John dessus en adressant des pieds de nez à l’adversité.
Gourley, jeune quadra désormais basé à Portland avec femme, John Gourley : Effectivement, il y a toute cette génération, ces jeunes
jolie gamine et copains, coche toutes ces cases. Et on l’a vu à qui on explique que tout est foutu, que la fin est proche. D’un autre
arriver de loin, ce moustachu à l’œil vif, à la voix de rossignol, côté, on vit avec cette impression depuis longtemps et il faut faire avec.
qui se dépense sans compter, qui vit avec son époque et sait Rien qu’au cinéma, il y a un nombre incalculable de films catastrophe
ce qu’il doit au bon vieux temps. On devinait que tôt ou tard, qui évoquent la fin du monde au point que ça pourrait passer pour un
bien décidé et bien entouré comme il l’est, il accoucherait truc cool. Perso, j’ai pris mon pied à en regarder certains…
d’un chef-d’œuvre. C’est chose faite. “Chris Black Changed
My Life” va marquer son histoire, et par chance la nôtre. On R&F : Mais en ce moment, la réalité rattrape la fiction.
sait, depuis février, qu’il sera l’album de 2023. Tout le monde John Gourley : Oui, j’ai des amis qui m’ont demandé : “Bon, tu es prêt
ne sera pas d’accord ? Mais c’est encore mieux ! Rares sont les pour la troisième guerre mondiale ?” Dans ces moments-là, je pense
disques cruciaux du rock qui ont fait l’unanimité à leur sortie. à mon père qui m’a toujours dit : “Ne te fais pas de souci. On prédisait
Le temps est du côté de Portugal. The Man, et donnera raison à des catastrophes quand j’avais ton âge et on est encore là.” Vous savez,
ceux qui ont cru en ce groupe un peu dingue depuis ses débuts, il ne faut pas oublier d’où Portugal. The Man vient, en l’occurrence de
il y a presque vingt ans, lorsque dès le titre d’ouverture du l’Alaska. Lui comme moi avons tiré des leçons de nos origines. On sait
premier album, John posait la question qui tue : “D’où viennent dealer avec certains sentiments, on connaît l’importance de la famille,
les taches des léopards ?” des proches. Avec du soutien, on peut faire face, on peut même donner
des réponses en créant. C’est ce que j’ai appris avec mon ami Chris
Black, décédé…
Proche de la dépression
ROCK&FOLK : Bon, c’est quoi ce disque ? Une explosion R&F : Et qui a donc inspiré l’album…
sensorielle ou bien ? John Gourley : … Il savait regarder à travers moi. Il ne m’aurait
John Gourley : En vérité, tout vient du temps que j’ai passé à jouer jamais dit quelque chose d’insignifiant comme : “Eh mec, c’est cool, tu
Photo Maclay Heriot-DR

avec Jeff Bhasker. Faire de la musique, pour moi, c’est partager quelque as décroché un Grammy !” Il me scrutait, ne parlait pas pour rien…
chose, aller en studio avec des gens vraiment créatifs, capables d’attraper Pendant la pandémie, nous avons été beaucoup à partager l’idée que
ce qui flotte dans l’air… Tout est né de jams avec Jeff. Il faut savoir nous vivons dans un petit monde à l’intérieur du vaste monde et, en
que c’est un maître des synthétiseurs, un véritable sorcier, ce n’est pas dehors de ce petit monde, tout est effrayant.

JUILLET 2023 R&F 031


Photo Maclay Heriot-DR
R&F : On devine que le disque a connu plusieurs moutures, grandi, il y avait un vidéoclub… C’était une petite ville, trois cents
certains titres que vous nous avez fait parvenir en 2020 ou personnes sur un grand territoire. Je vous jure, il y avait un bac pour
2021 ne figurent pas dessus, pas plus que “What, Me Worry?”, les enfants dans lequel le gérant mettait tous les films d’animation
le single que vous avez publié en 2022… et même ceux pour adultes (rires). Et donc j’ai regardé en boucle
John Gourley : Oui, disons qu’à un moment, l’album se met en place “Gandahar” et “Les Maîtres Du Temps” de René Laloux, “Fire And
et on ne s’en rend pas forcément compte. A force d’être en studio, les Ice” de Ralph Bakshi et, dans ma tête, ces images, ces musiques à
choses arrivent… Bon, pour être tout à fait honnête au sujet de ma base de synthétiseurs le plus souvent, c’était les montagnes russes.
manière de procéder, je dois vous avouer que j’adore être confiné dans
mon propre univers. La scène, c’est super, mais c’est aussi synonyme
d’angoisse, d’anxiété. Mon rêve, c’est d’être en studio tout le temps, Bloc de marbre
d’enregistrer tout ce qui me passe par la tête. Faire une chanson par R&F : Sur le plan des collaborateurs, vous faites un peu le
jour, rester dans ce cocon. Mais bon, il faut bien sortir parfois, quitter grand écart : Jeff Bhasker et Asa Taconne de Electric Guest
ce petit endroit que j’ai créé et qui m’est cher (John donne cette d’un côté et, de l’autre, des grands anciens comme Paul
interview depuis son home-studio, entouré de claviers et d’illustrations Williams et Edgar Winter.
accrochées au mur, nda). John Gourley : Vous savez quoi, je me demande si Paul Williams
n’est pas, à l’heure actuelle, mon meilleur ami (rires). J’aime tellement
R&F : En 2011, à l’époque de “In The Mountain In The ce type, il est si poétique lorsqu’il s’exprime. La fin du disque,
Cloud”, votre premier album pour Atlantic, vous disiez avoir “Anxiety:Charity”, a été un moment incroyable. En vérité, il m’a
enregistré bien plus de titres qu’il n’en contient. parlé pour ce titre, rien n’était écrit à l’avance… On était ensemble
John Gourley : C’est un peu pareil avec Jeff, on a eu énormément en studio, et ce passage est arrivé naturellement. Quand on fait venir
de musique à notre disposition et, à un certain stade, on pensait des gens en séance, c’est parce qu’on apprécie leur énergie, mais on ne
que le disque serait très long. Et on s’est retrouvé dans cet endroit sait jamais ce qu’ils vont apporter et moi, je n’ai pas d’idée préconçue.
magique, à la frontière du Mexique… On a tout réécouté et on a C’est un peu comme se retrouver devant un bloc de marbre : je l’attaque
assemblé l’album. OK, cette chanson peut aller là, pas celle-là… au burin, mais pas trop, j’attends que la forme apparaisse toute seule.
“Thunderdome” après “Grim Generation”… Puis, on peut mettre J’aime que quelque chose naisse de rien, que Paul entre dans la pièce
“Dummy”… “Me voilà, j’agite mon drapeau, je n’ai peur de rien.” C’est alors qu’on écoute la chanson “Anxiety:Charity” et qu’il commence à
un pied de nez, façon cartoon, à la fin du monde. Puis “Summer Of attraper des petits morceaux de quelque chose au vol. Je me contente
Love”, “Ghost Town”… Il y a le feu au lac, mais on marche ensemble, de lui tendre un micro et il se met à me parler du fait que tous les
on va la gagner, cette guerre. On accumule les petites victoires, on gens ont peur, que tout le monde ressent une pression intense, et je
est une grande communauté et on espère que les gens et la société sens bien que nous sommes incroyablement connectés.
vont changer.
R&F : L’album comporte des moments si solennels qu’on a
R&F : Euh, et ça marche ? un peu l’impression que vous l’avez fait en pensant qu’il serait
John Gourley : Disons que si on évolue favorablement en tant peut-être le dernier.
qu’individu, c’est déjà pas mal. Bon, je me demande si je ne délire John Gourley : Vous êtes un malin (rires). Je me suis effectivement
pas un peu (rires). dit ça. On n’a pratiquement pas écouté de musique des autres pendant
qu’on enregistrait. En revanche, on a regardé beaucoup d’images,
R&F : Le fait est que cet album semble basé sur un concept. Des des photos de Liam Gallagher, Ian Brown, PJ Harvey, Mazzy Star…
chansons, OK, mais avec quelque chose de philosophique en Evidemment, j’ai écouté beaucoup de musique à partir des années
filigrane… Le disque a un début, une fin et donne l’impression quatre-vingt-dix, ce qui sortait à cette époque-là, mais enfant,
de ricocher les problèmes… j’écoutais les disques de mon père, publiés dans les années soixante.
John Gourley : J’ai toujours aimé les contrastes et c’est dû au fait Je crois bien qu’il n’en possède aucun enregistré après 1971 (rires).
que j’ai regardé énormément de films quand j’étais jeune. Là où j’ai

032 R&F JUILLET 2023


Portugal. The Man

R&F : Vous avez pris énormément de plaisir à faire ce ressentir les choses, de voir en grand. Quand je pense à David Bowie,
nouvel album et il semble aussi avoir été une expérience je le vois dans l’espace en train d’écrire des chansons, quand je pense
particulièrement émouvante. à John Lennon et Paul McCartney, je les imagine en plein trip en train
John Gourley : Oui et pourtant, lorsqu’on crée aujourd’hui, en de chercher des sons.
étant guidé par ses émotions, ça peut être dangereux. On trouve une
belle suite d’accords, qui peut paraître familière, puis on compose R&F : Le covid a fait patiner le monde, a volé des années aux
une mélodie dessus, et ça devient quelque chose d’original. Je dois gens, dont les artistes. L’âge vous fait-il flipper ?
avouer que j’ai trouvé très bien l’attitude de Ed Sheeran qui vient de John Gourley : Pas du tout ! Mon père doit avoir soixante-quinze ans
gagner face aux ayants droit de Marvin Gaye (à cause d’une indéniable aujourd’hui, mais il donne l’impression d’être dans la fleur de l’âge
similitude des grilles harmoniques de “Think Out Loud” et “Let’s Get It depuis qu’il en a soixante !
On”, Sheeran avait menacé d’arrêter la musique s’il perdait ce procès,
nda). Les accords sont à tout le monde et je trouve aberrant que certains R&F : Comme Edgar Winter donc, que vous avez invité sur
essaient de s’approprier leur agencement. Ceux qui cherchent à aller au “Champ”. Comment s’est passée cette rencontre ?
tribunal pour des similitudes pas toujours flagrantes menacent le futur John Gourley : J’ai commencé cette chanson en tournée, à Amsterdam,
de la musique. Les disques de Marvin Gaye ou ceux de David Bowie je crois. Le texte, assez introspectif, est une sorte de réflexion à propos de
sont comme les chapitres d’une histoire que d’autres sont désireux la vie ; il m’est venu en pensant à deux membres de notre équipe technique
de raconter à leur tour. Et ces artistes ne se limitent pas à une suite qui sont évidemment des amis. Et curieusement, en travaillant sur ce
d’accords. Ceux qui viennent après eux peuvent très bien avoir envie morceau, j’avais l’image d’Edgar Winter qui revenait sans cesse… J’avais
d’utiliser les mêmes accords et de continuer à raconter l’histoire. même l’impression d’entendre sa voix dans ma tête. Puis la chanson a
évolué, a pris une autre tournure et, en travaillant dessus, j’y ai retrouvé
des éléments de “Dying To Live” (sur “Edgar Winter’s White Trash”, le
Mick Ronson deuxième album du musicien américain avec

“Tout ça
R&F : Sans même parler de l’aspect ce groupe, nda). Et donc, j’ai suggéré qu’il
financier, le succès de “Woodstock”, et intervienne sur “Champ” et qu’il y chante
surtout de “Feel It Still”, a-t-il changé quelques vers de son morceau. Il déboule en
beaucoup de choses ?
John Gourley : Eh bien, ça m’a énormément est arrivé studio avec son keytar (un synthétiseur avec
une sangle qui se porte comme une guitare,

naturellement,
appris et ça a boosté ma confiance. Pour en nda) autour du cou et il trimballe toute son
revenir à ce que l’on disait, je savais que la expérience avec lui. Pour moi, sa présence
mélodie de “Feel It Still” en rappelait une sur l’album est une sorte d’adoubement, une
des Marvelettes (un choix clairement assumé
puisque les auteurs et compositeurs de “Please sans qu’on manière d’affirmer sa valeur, sa puissance.

force quoi
Mr. Postman” ont été crédités, nda), mais j’ai R&F : Winter a une carrière incroyable
voulu ajouter ma pierre à cet édifice… La et, comme vous, il considère que la
structure de “Feel It Still” est différente car musique est une aventure qui se vit à
elle est plus simple. Mais c’est tout ce dont,
dans ma petite tête, j’avais envie et besoin. On
ne sait pas, quand on entre en studio, qu’on va
que ce soit” plusieurs.
John Gourley : Oui, et il dit que son meilleur
groupe date de quand il vivait pratiquement en
y faire un tube. Cette fois-là, j’ai senti qu’on tenait quelque chose, mais communauté avec ses musiciens. Ça m’a rappelé l’époque, celle de nos
ça m’était déjà arrivé par le passé (rires). De même, nous avions eu un premiers albums, où on était en studio vingt-quatre heures sur vingt-
avant-goût de la sensation qu’on éprouve quand une chanson marche quatre. On dormait par terre et je me réveillais en pleine nuit avec l’envie
avec “So American”, “Sleep Forever” ou “Modern Jesus”. Ce dont je d’écrire quelque chose. Sur “Chris Black Changed My Life”, j’ai retrouvé
suis le plus fier, c’est que tout ça est arrivé naturellement, sans qu’on cet esprit en travaillant, par exemple, uniquement avec Kyle (O’Quin,
force quoi que ce soit. le claviériste de Portugal. The Man, nda) ou juste avec Jeff. D’ailleurs
en faisant le disque, j’ai souvent imaginé David Bowie, Tony Visconti et
R&F : Au fur et à mesure que le disque défile, il prend une Mick Ronson en train de concocter “The Man Who Sold The World”. Il y
autre dimension… Les morceaux perdent en ironie ce qu’ils a des sonorités dessus qui n’ont pu naître que parce qu’ils mettaient tout
gagnent en émotion. en commun. Personne n’avait approché la guitare comme Mick Ronson
John Gourley : Juste avant le confinement, j’ai eu un souci de santé. avant lui. Ça sonnait parfois étrange, mais c’est exactement ce qu’il fallait.
Un problème à la mâchoire. Un médecin m’a demandé quand je me
l’étais cassée. Bien sûr, je n’ai pas su quoi lui répondre car je n’avais pas R&F : Bon, en attendant, le live, c’est pour quand ?
le souvenir de ça. Je suis un gamin de l’Alaska un peu casse-cou, mais John Gourley : Eh bien, aux USA, on a été parmi les premiers à sortir
pas à ce point (rires). Bref, c’était grave et le fait d’avoir donné tous ces du bois après la pandémie et on a vu que pas mal de jeunes groupes
concerts depuis deux décennies n’avait rien arrangé. Toujours est-il que commençaient à sérieusement occuper le terrain. La scène hardcore est
j’ai été opéré et il a fallu stabiliser ma mâchoire pendant des mois… Je en train d’exploser et il y a aussi de jeunes artistes comme Steve Lacy
n’ai pas pu parler correctement pendant près d’un an et demi. J’avais du ou Boygenius… Toujours est-il que je réfléchis actuellement à une
mal à m’alimenter et à un moment, j’ai même craint de ne jamais pouvoir façon différente de présenter Portugal. The Man. Mais ce qui est sûr,
rechanter. Et donc, j’ai enregistré certains titres du disque, notamment c’est que j’ai envie de jouer l’album d’un bout à l’autre, certainement
les derniers, “Plastic Island”, “Doubt” et “Anxiety:Charity” en me dans des endroits comme le Hollywood Bowl, Radio City ou Red Rocks.
tenant la mâchoire. Par endroits, ma voix est plus douce que d’habitude.
R&F : N’oubliez pas qu’on a aussi pas mal de chouettes salles
R&F : L’art de tirer parti des difficultés… pour vous accueillir en France.
John Gourley : Oui, je crois que c’est la même chose pour tous les John Gourley : On sait et on compte bien vous rendre visite
artistes dont les œuvres capturent un moment de leur existence. En prochainement. Vous n’y couperez pas (rires). H
cela, beaucoup de disques sont des concept-albums. J’ai besoin de Album “Chris Black Changed My Life” (Warner)

JUILLET 2023 R&F 033


En vedette

“Plus personne n’ose LE DISQUE A FAILLI NE PAS SORTIR. La promo annulée.


Ajournée sine die. Depuis plusieurs années, Josh Homme et

faire de disque violent” son ex-compagne Brody Dalle (chanteuse et guitariste des

Queens
Distillers) se déchirent dans une bataille judiciaire qui fait
le bonheur de la presse américaine et seulement le sien. Les
enfants du couple, principaux enjeux de cette bagarre, voient
passer les balles. L’histoire rebondit sans cesse, de mesures
d’éloignement en accusations de violences conjugales. Bref,
une sale histoire. Cela explique en partie pourquoi il a fallu

Of The
attendre si longtemps avant que les Queens Of The Stone
Age ne publient ce huitième effort. Autre explication à ces
atermoiements : la fébrilité. “Villains”, leur dernier album,
avait déçu. Trop pop. Trop alambiqué. Amphigourique. Cette
fois, il fallait retrouver le goût du danger.
Enregistré entre le studio de Rick Rubin à Malibu et celui

Stone
de Josh Homme à Burbank, “In Times New Roman…” est
un grand geste rock. Un disque remonté. Vicieux. Inventif.
Antidaté. Parfois même, éprouvant. Le bruit d’un groupe qui
avance en rang serré autour de son imperator dont personne ne
dispute le commandement. D’ailleurs en face, la concurrence
est inexistante. Qui aujourd’hui veut encore jouer avec

Age
l’électricité ? Faire griller les enceintes ? Pas grand monde.
Quand il apparaît sur notre écran, depuis son désert natal,
Josh Homme arbore une élégante barbe Van Dyke désormais
aussi blanche que rousse. Son sourire laisse apercevoir une
incisive en or. “J’ai laissé la vraie dans une bagarre aux
poings.” Nous voilà prévenus. Ni la cinquantaine, ni les
déboires familiaux n’ont apaisé le rockeur. Adorable teigne.
Derrière lui, une ombre passe. “Ça, c’est Jon (Theodore,
Six ans après leur dernier album, ndr), notre batteur. Mais il n’a pas le droit de parler” explique
le frontman, décidément taquin. Depuis Los Angeles, Dean
les Reines du désert reviennent avec Fertita, guitariste touche-à-tout qui a rejoint le groupe en
un disque effrayant. Dix chansons 2007, est aussi en ligne. Mais il n’a pas plus de chance d’en
aussi brutales que tendues, comme placer une. Josh Homme n’est pas loquace, c’est un torrent
ininterrompu de paroles. Un débit de prédicateur qui annonce
crachées à la face du monde. une conversation intense. Ce disque, il y tient. Il veut le
défendre. Heureux hasard, on est là pour ça.
recueilli par Romain Burrel
034 R&F JUILLET 2023
ROCK&FOLK : Commençons par la fin. L’architecture R&F : Le titre de l’album, “In Times New Roman…”, on se
de “Straight Jacket Fitting”, le titre qui clôture l’album, doute bien qu’il ne s’agit pas d’un hommage typographique.
est incroyablement baroque. Neuf minutes de catéchisme C’est quoi l’idée ?
électrique. Une envie de filer un coup de tête dans la structure Josh Homme : J’ai l’impression qu’on est en train de revivre la
immuable des chansons ? Rome Antique avec tout ce que cela suppose d’horreur et de majesté.
Josh Homme : Selon moi, c’est l’emblème de ce nouvel album. Est- Il faudrait rouvrir le Colisée et en faire une version 2.0. Assumer
ce encore une chanson ? C’est presque un court-métrage. La chanson toute cette violence.
n’obéit à aucune règle. Pas de refrain, pas de couplet. Un pur paysage
de guitares et de mots. Avec les gars, on appelle ce genre de titres
nos cuirassés. Des compositions bien lourdes. Sur scène, il faut savoir C’est trop tard
les dégainer au bon moment. Vous ne pouvez pas déployer tous vos R&F : D’où un titre, “Sicily”, avec ces cordes grandioses dignes
navires de guerre, ni aligner les uns trop près des autres. d’un péplum ?
Josh Homme : En général, je n’aime pas trop les cordes. Tout le monde
R&F : C’est une chanson sur l’Apocalypse. La fin du monde, en fout partout. Mais cette chanson est calligulesque. Très sexuelle. Dans
c’est une inquiétude ? le sexe, j’aime le lien étroit entre la domination et la soumission. Je
Josh Homme : Disons que c’est un sermon adressé à la Terre. On est voulais que le morceau reflète ça. Très tôt, on a compris que le disque
tous ensemble sur le Titanic et ça me va. Ce n’est pas nécessairement serait brutal. Et vous en conviendrez avec moi, plus personne n’ose
un truc négatif. Ok, il ne nous reste plus beaucoup de temps avant faire de disque violent. Tout le monde veut sa place dans “le paysage
qu’on ne touche l’eau. Alors on fait quoi ? On danse le tango avant de sonore moderne, linéaire, calibré”. J’avais envie de percer ça avec une
sombrer ? Ou on s’envoie des huîtres et de la vodka au bar ? lame. Mais les guitares sont si lourdes qu’il nous faut un contrepoint.
Jouer avec les contrastes. Comme un orchestre de chambre qui, par
R&F : Ok, mais vous filez la métaphore. Sur “Made To endroits, piraterait notre musique. J’ai appris ça avec Iggy Pop. Quand
Parade”, vous chantez ceux qui “tuent la dernière baleine on bossait sur son album “Post Pop Depression”, j’avais envie que les
sur des yachts en fourrure”. Josh Homme écolo ? cris d’Iggy soient si puissants qu’ils recouvrent tout. Quand il hurle
Josh Homme : Les Queens Of The Stone Age ont un slogan : “TONIIIIGHT !” sur “In The Lobby”, je voulais que sa voix nous crève
“Ignoring The World’s Problems Since 1997”. Il y a assez de tensions les tympans. J’avais repris l’idée pour l’intro de “Villains”. Elle est si
et de peurs dans ce monde pour qu’on n’en rajoute pas. Je ne suis calme que vous vous sentez obligé d’augmenter le volume mais c’est
pas là pour dicter au public ce qu’il doit faire ou penser. Ça ne veut un piège ! Et quand le son explose, vous êtes baisé, c’est trop tard.
pas dire pour autant que je porte sur le monde un regard apathique.
Vous me dites “changement climatique”, je vous réponds “intelligence R&F : Vous avez dû filer des sueurs à l’ingénieur du son…
artificielle”. Et je crois que je n’aime pas trop ça non plus. Nous Josh Homme : Vous ne croyez pas si bien dire. Quand on a poussé
savons tous que nous disposons d’un temps limité. Et c’est un mec les potars dans le rouge, le technicien du studio s’est mis à gueuler :
Photo Andres Neumann-DR

qui a failli crever plusieurs fois mais que la mort n’a jamais réussi à “Je refuse d’être responsable de la destruction des enceintes !” Putain,
coincer qui vous le dit (rires). Je ne suis pas tourmenté par l’idée de mais pourquoi pas ? (Il frappe sur la table) Si on le fait, les gens ne nous
ma propre mortalité. Au contraire, ce qui rend l’existence magnifique, oublieront jamais ! C’est ça notre boulot. Pourquoi la musique ne pourrait
c’est qu’à un moment, ça se termine. Je ne veux pas me contenter de pas être effrayante ? Pourquoi ne pourrait-elle pas nous jouer de sales
laisser défiler les Noël. Je veux tirer profit du temps qui m’est imparti. tours ? Nous prendre à revers ? Moi, c’est ma façon de dire “Je t’aime”.

JUILLET 2023 R&F 035


Queens Of The Stone Age

R&F : La musique, c’est la même émotion qu’au départ ? un lambeau de peau. C’est le prix. Pour rendre ce travail tolérable, il
Josh Homme : Plus ou moins. Je n’ai jamais cherché à rassembler. faut que je romance les choses. Ma musique n’est pas une putain de
Dès le départ, j’ai voulu faire un groupe clivant. D’où le nom “Queens psychothérapie. Mais la ligne est mince, j’en conviens. Je dois à la
Of The Stone Age”. A l’époque, c’était pour décourager les racistes, fois me livrer et ne pas trop me prendre au sérieux. Et c’est pareil pour
les misogynes et les homophobes de se pointer à nos concerts. Mais les gars du groupe. On ne vous demande qu’une seule chose : donner
désormais, ma seule promesse c’est : “On ne vous dira pas ce que vous tout ce que vous avez. J’ai eu mon lot de souffrance et de moments
devez faire. On va baisser les lumières et vous offrir l’opportunité d’être sombres. Dans la vie, j’ai fait pas mal d’erreurs. Si mon expérience
vous-mêmes, personne ne va vous dicter votre conduite ici.” peut permettre à quelques personnes d’éviter de traverser ne serait-ce
que cinq minutes de ce que j’ai vécu, c’est déjà ça de pris.

Seul dans une cellule


“Comme si je dansais à
R&F : L’album précédent était produit par Mark Ronson.
Cette fois vous êtes les seuls maîtres à bord. Un producteur,
c’était une erreur ?
Josh Homme : Travailler avec Mark Ronson était une façon de
bousculer les idées reçues du public sur notre travail. Notre job,
c’est d’être contrariants. Donner vie à des monstres pour terroriser
la normalité. Bosser avec Ronson a été la disruption parfaite pour
nous. Mais on n’avait encore rien publié que tout le monde s’est mis
à gueuler. Mais la vérité, c’est que Mark est un mec adorable et un
musicologue avisé. Un gars qui sait faire danser les foules, et surtout
un super interlocuteur. Il a été aux petits soins avec nous. L’expérience
était intéressante et logique. Mais aujourd’hui, je pense qu’on n’a pas
besoin de quelqu’un pour nous produire.

R&F : De fait, la production sur ce nouvel album est beaucoup


plus directe…
Josh Homme : C’est comme ça que j’aime les choses. Quand je m’en
mêle, il faut que ça soit cru. Pourquoi Creedence Clearwater Revival
sonne toujours aussi génialement des décennies plus tard ? Parce
que leur son était brut, naturel. Quand tu fais ce boulot depuis un
certain temps, tu te rends compte à quel point la notion de perfection
est ridicule. J’aime les fausses notes. J’aime les erreurs. Ça fait des
années que j’essaie de reproduire sur scène des erreurs qu’on peut
entendre sur nos disques !

R&F : Meg White des White Stripes a été traînée dans la boue
parce qu’elle ne jouait pas comme un métronome…
Josh Homme : Mais qui a envie d’une musique qui fasse “clic” ?
Pour l’amour de Dieu, il faut que l’énergie décolle ! On s’en fout
que ça bave, que ça se désaccorde. Les Rolling Stones ont toujours
su tirer profit de leurs erreurs. Quand tu les entends jouer “Honky
Tonk Women”, ça commence avec un tempo précis mais à la fin du
morceau, les mecs déboutonnent leur pantalon (rires) !

R&F : Certes, mais sur ce nouvel album, le riff de “Time And


Place” est digne d’une partie de Tetris. Vous n’avez pas le
droit à l’erreur ! R&F : Le rock sort d’une décennie calamiteuse. Que
Josh Homme : Sur cette chanson, je voulais me tresser une chaise répondez-vous à ceux qui attendent de vous que vous sauviez
en osier. Je les adore. On dirait des trônes. Et puis elles sont super cette musique ?
confortables (rires). Plus sérieusement, je visais l’hypnose. On est Josh Homme : Je les écoute poliment. Mais pour être honnête, ce
cinq. On est solide. On peut se mettre en danger. Vocalement, je me genre de conversation ne m’a jamais intéressé. C’est pas mon boulot.
suis laissé aller. Comme si je dansais à poil dans la cuisine un verre Mon travail est de faire en sorte que la musique soit la plus vraie, la
de vin à la main (rires). plus honnête possible. Le petit cochon qui se tient devant vous essaie
seulement de construire une maison en briques. Un truc qui dure.
R&F : Vous traversez une séparation conflictuelle et J’ai vu ce que cette pression a fait à Nirvana, à Kurt Cobain, à tous
médiatisée. Difficile de ne pas entendre dans “Paper Machete” ces groupes incroyables qui on fait avancer le pendule de la musique.
ou “Emotion Sickness” des paroles adressées à votre ex- Et j’ai compris une chose, une seule chanson peut vous pousser à la
femme… catastrophe. Un hit trop gros. Le rock ? Est-ce encore le sujet ? Si
Josh Homme (Il s’arrête longuement) : Ecoutez, c’est un album sur ça sonne bien, j’en suis. J’ai autant besoin de Serge Gainsbourg et
la vulnérabilité. Il s’agit de dire des trucs difficiles à dire. Jouer des Astrud Gilberto que de Slayer, Ol’ Dirty Bastard ou Otis Redding. Je
choses difficiles à jouer. Pour que mes chansons existent, je m’arrache fais de mon mieux pour dialoguer avec ces gens-là. Je n’ai pas besoin

036 R&F JUILLET 2023


d’être dans le plus gros groupe du monde. Juste le meilleur. Le meilleur spécifique ici. Mais je sais que je ne suis pas un ange.
qu’on puisse être. Je dis souvent aux garçons : “Donnez moi une falaise
de laquelle je puisse me jeter.” R&F : Il y a le gentilhomme avec qui on parle depuis près
d’une heure, et puis l’autre : violent, diront certains. Lequel
R&F : Keith Richards raconte qu’il a entendu le riff de est le vrai Josh Homme ?
“Satisfaction” en dormant. Et vous, elle vous arrive comment Josh Homme : J’aime à croire que je suis un gentil garçon. J’aime les
la musique des Queens Of The Stone Age ? gens. Je n’aime pas trop les foules. Mais si ça dérape, je ne suis jamais
Josh Homme : Gamin, j’entendais des sons dans ma tête. En le dernier à jouer des poings. Sur scène, si je ressens de l’agressivité,
marchant, soudain, une mélodie apparaissait. Faire naître des chansons je ne vais pas rester là planté à encaisser passivement. Ce n’est pas
a toujours été pour moi un besoin viscéral. Sinon, j’exploserais comme mon taf. Je ne bosse pas dans une banque. Jouer dans QOTSA, c’est

poil dans la cuisine un verre de vin à la main”

une énorme poupée gonflable qui aurait trop servi (rires). être un paria parmi les parias. Les ténèbres font partie de la vie. Nos
Dean Fertita : Un jour on était en bagnole et tout d’un coup, la concerts doivent refléter ça. Même si parfois, j’aimerais jouer pour
musique s’est emparée de Josh. Il s’est garé et a écrit la mélodie dans une foule qui comprend un peu mieux le concept d’ironie.
son téléphone. Il était comme possédé.
Josh Homme : Je me souviens d’une des dernières fois où j’ai atterri
au poste de police. Comme je commençais à m’embrouiller avec un Le chiffre trois
autre mec, les flics m’ont collé tout seul dans une cellule. J’étais là, R&F : Pendant longtemps, QOTSA a été une auberge
assis sur le banc à taper du pied et fredonner parce que, à l’intérieur, espagnole. Mais depuis “…Like Clockwork”, la structure du
ça jouait fort (il tape contre sa tête). La flic de garde cette nuit-là est groupe est stable. Vous avez trouvé la bonne formule ?
venue m’engueuler : “Hé. C’est quoi ton problème ? T’es défoncé ?” Josh Homme : J’aime le chiffre trois. C’est le chiffre magique. Un, c’est
Photo Andres Neumann-DR

J’ai répondu: “Non M’dame. On s’ennuie ferme ici. Alors je groove.” un point. Deux, c’est une ligne. Trois, c’est un motif. Je crois que cette
La musique est partout. Y’a qu’à se baisser. trilogie est achevée. Il va falloir qu’on se réinvente. T’en penses quoi Dean ?
Dean Fertita : Eh bien, si le Titanic doit couler, n’ayons pas peur de l’eau.
R&F : Mais qu’aviez-vous fait encore pour vous faire coffrer ? Josh Homme : Exactement. Soyez prêts à nager, motherfuckers. H
Josh Homme : (rires) Peut-être que je devrais éviter d’être trop Album “In Times New Roman…” (Matador)

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038 R&F JUILLET 2023
En vedette

“On vivait sur la route et sur scène”

Alice Cooper
Warner célèbre le demi-siècle de la consécration d’Alice Cooper en rééditant
des versions remastérisées de deux classiques du groupe. Respectivement parus
en novembre 1971 et juin 1972, “Killer” et “School’s Out” allaient scandaliser
l’Amérique et la vieille Europe, puis propulser la formation au faîte des charts.
La mise en scène outrancière des shows donnés à l’époque et les écarts de conduite du
chanteur ont parfois occulté l’exemplarité du songwriting et les arrangements géniaux
de ces deux disques, aussi cruciaux aujourd’hui qu’à l’aube des années soixante-dix.
recueilli par Jerome Soligny
LA SCÈNE DEVAIT VALOIR SON PESANT DE CACA- même public (à qui la débauche de violence ne fait pas peur) que
HUÈTES. Ou de nourriture pour reptiles. Fin juin 1972, un celui du MC5 et des Stooges, terreurs du même coin. Shep Gordon,
camion s’approche de Piccadilly Circus. C’est l’heure de manager convaincu du potentiel commercial du groupe (à condition
pointe et le véhicule, qui roule au pas, finit par s’immobiliser. qu’en studio, un producteur parvienne à canaliser ses débordements
Rapidement, ce carrefour, en plein cœur de Londres, qui et en fasse des atouts), suggère d’enregistrer “Love It To Death” avec
connecte Regent Street, Shaftsbury Avenue et d’autres rues Jack Richardson, alors façonneur du son de The Guess Who. Basé à
plus petites, est englué, congestionné. Des conducteurs Toronto, Richardson est loin d’avoir été séduit par ce qu’il a entendu
klaxonnent, d’autres descendent de leur voiture. Comme les d’Alice Cooper et, persuadé que celui-ci détestera le groupe en live, il
piétons, ils s’agglutinent autour du camion. Sur le plateau dépêche son assistant, Bob Ezrin, à New York. Ezrin assiste au concert,
derrière la cabine, un énorme panneau publicitaire visible des subjugué (et certain que “I’m Eighteen” est un tube en puissance). Sa
deux côtés. Plus exactement, une photo géante, signée Richard vie en sera changée à jamais. Excellent musicien, arrangeur émérite (on
Avedon, d’Alice Cooper, alors chanteur du groupe américain lui doit notamment les enjolivements de “Berlin”, de Lou Reed, et du
du même nom. Alice en noir et blanc, allongé sur le dos dans le premier — le meilleur — Peter Gabriel), il va, purement et simplement,
plus simple appareil, avec un boa en guise de cache-sexe. Effet faire de Furnier et ses acolytes un des groupes les plus remarquables de
bœuf garanti. La presse arrive de partout, shoote et filme le la première moitié des années soixante-dix. Drivés mais pas domptés,
tumulte. Le chauffeur explique à la police que son camion est enthousiastes et inspirés comme peu d’Americains au même moment,
en panne. Mais bien sûr, il ne l’est pas. Sommé de circuler, il Alice Cooper et la formation d’origine vont enregistrer quatre 33 tours
quittera les lieux avec son attelage au bout d’une grosse demi- magistraux avec Bob Ezrin, jusqu’au top décadent “Billion Dollars
heure de confusion. Pas grave, le mal est fait. Le coup de pub Babies”, numéro 1 de chaque côté de l’Atlantique au printemps 1973.
va fonctionner. Le soir même, Alice Cooper fait l’ouverture des Oui, en pleine ère glam, en pleine Bowiemania, que le Coop’ traversera,
journaux télévisés anglais. Le 30 juin, Wembley sera sold-out. un pack de Budweiser coincé sous une aile, un serpent sous l’autre,
comme un vilain vautour. C’est déjà une autre histoire (qui précède celle
d’Alice en solo — sans le groupe, mais toujours avec Ezrin et Gordon)
Vilain petit canard sur laquelle d’autres rééditions nous donneront, à moins qu’on nous
Comme Tom Petty et ses Heartbreakers quelques années plus tard, guillotine avant, l’occasion de revenir. Pour l’heure, et afin d’évoquer
c’est à Los Angeles, ville fantasmée depuis leur province (Phoenix, ces deux disques ébouriffants, le principal intéressé a donné au journal
Arizona), que Vincent Furnier (chant), Michael Bruce (guitare), Glen une interview exclusive de plus.
Buxton (guitare), Dennis Dunaway (Basse) et Neal Smith (batterie) vont
se faire remarquer. Par Frank Zappa, un dingue, comme eux, qui les
signe sur son label. “Pretties For You” et “Easy Action”, dans les bacs Les films d’horreur
en 1969 et l’année suivante, sont deux ovnis totaux, à la fois pop, rock ROCK&FOLK : Avec “Killer” et “School’s Out”, à quel point
et prog, que cette bande de chevelus baptisée Alice Cooper (Furnier avez-vous senti que le groupe enclenchait la vitesse supérieure ?
adoptera légalement le patronyme un peu plus tard) défend sur scène à Alice Cooper : Avec le recul, j’estime que le passage de “Love It
Photo Barrie Wentzell-DR

la moindre occasion. Mais sur la côte Ouest, au crépuscule des années To Death” à “Killer” s’est fait plutôt naturellement. C’est “Love It To
hippies, la musique et l’attitude provocante du groupe, réputé pour Death” qui nous a permis de trouver notre public, alors qu’avec nos deux
vider les salles où il se produit en moins de trois morceaux, rebutent un précédents albums, on était davantage dans la veine des groupes cinglés
max. Alice Cooper décide alors de se replier dans le Michigan (Furnier à la Frank Zappa. Ce disque nous a permis de cerner notre identité
est originaire de Detroit) et va se frotter avec davantage de succès au musicale. Pour ce qui est du look, on l’avait déjà (rires). Quand Bob

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alice cooper

“Alice est un Dennis Dunaway Glen Buxton

méchant arrogant,
capable du pire,
mais avec un sens
de l’humour énorme”
Ezrin est arrivé, il nous a littéralement disséqués, démembrés. Puis il a
remonté le groupe, comme il a pu (rires). A cette époque-là, on entendait
deux mesures des Doors et on savait que c’était les Doors. Idem pour
les Rolling Stones. Grâce à “Love It To Death” et à ce que Bob Ezrin
nous a apporté, les gens ont commencé à reconnaître notre musique.
La punk, celle d’un méchant dans les films, la claire, celle d’un

Photos Barrie Wentzell-DR


R&F : En ce temps-là, la norme était de publier un album crooner… Et donc, au moment d’enregistrer la voix définitive, il a pris
tous les six mois. l’habitude de m’indiquer celle qui, selon lui, correspond le mieux à la
Alice Cooper : Vrai ! C’était l’usine. “Love It To Death” à peine paru, chanson. D’où ces disparités…
on est parti en tournée et, durant les soundchecks, on a écrit la plupart
des chansons qui allaient figurer sur “Killer”. Pareil pour “School’s R&F : C’est une sorte d’instrument au service du personnage
Out”. En vérité, on n’habitait nulle part. On vivait sur la route et sur mouvant que vous êtes sur scène…
scène, on ne se posait jamais. Alice Cooper : C’est ça, comme un acteur. Je vous l’ai déjà dit, mais je
n’ai jamais pensé que j’étais Alice Cooper, je l’incarne, c’est tout. C’est
R&F : “Killer” et “School’s Out” brillent par la qualité de leurs un personnage que nous avons véritablement créé à partir de “Killer”
chansons courtes, sortes de fléchettes rock décochées avec et qui se situe à l’exact opposé de qui je suis. Alice est un méchant
virulence et génie, mais il y en a aussi des plus longues, quasi arrogant, capable du pire, mais avec un sens de l’humour énorme et…
prog-rock, dans l’esprit expérimental de ce que vous faisiez à plutôt noir (rires).
vos débuts. Bob Ezrin aurait pu vous faire raboter ces titres,
les formater pour la radio ? R&F : Vous parlez toujours de lui à la troisième personne ?
Alice Cooper : Ah, c’est drôle que vous fassiez cette remarque car Alice Cooper : On n’a jamais arrêté ! Avec Bob et le groupe, on s’est
en fait, j’avais lu un article qui, en substance, disait : “Alice Cooper est souvent dit des choses comme : “Oh, Alice n’aurait jamais fait ça” ou
un bon groupe pour ce qui est des chansons de trois minutes, mais serait “Voilà un truc dont Alice serait tout à fait capable.” On a défini une
certainement incapable de jouer du prog-rock.” En clair, ça insinuait sorte de cadre dans lequel il pouvait évoluer.
qu’on n’était pas à la hauteur de Yes ou de King Crimson. On s’est donc
réuni et on a fait “Halo Of Flies” avec tous ces changements, toutes
ces parties différentes, juste pour montrer de quoi on était capable. Plus facile pour les serpents
R&F : A l’époque où vous buviez, la distinction était plus
R&F : Et c’est devenu un incontournable de votre répertoire difficile à faire…
qui n’en manque pourtant pas. Alice Cooper : C’est le moins qu’on puisse dire. Il arrivait que je me
Alice Cooper : Oui, la chanson a même cartonné en single aux prenne pour Alice et j’ai bien failli y laisser ma peau. Aujourd’hui,
Pays-Bas ! je vis avec lui, mais pas à sa place. Quand je vais au cinéma, je n’ai
pas de serpent autour du cou. Quand je dîne avec ma femme, je ne
R&F : “Dead Babies”, sur “Killer” également, est une autre suis pas maquillé. Je coexiste avec Alice, c’est déjà beaucoup, et
tranche de vie… Enfin, de mort… j’adore le jouer.
Alice Cooper : Que la presse a associée a du prog alors que dans
notre esprit, c’était un morceau conçu pour la scène, pour y développer R&F : Oui, et le golf est un sport assez difficile comme ça.
le côté théâtral. Vous n’alliez pas, en plus, y jouer avec un serpent autour
du cou !
R&F : C’est une sorte de choc des cultures, ce titre. Alice Cooper : Non, mais le golf m’a sauvé. Quand j’ai arrêté l’alcool
Alice Cooper : Obligé. Bob Ezrin vient de la musique classique, et le reste, il m’a fallu une autre drogue et je l’ai trouvée dans ce
tandis que nous, notre truc à l’époque, c’était “West Side Story”, les sport. Et en plus, je suis devenu plutôt bon ! Quand je ne suis pas en
James Bond et John Barry, les films d’horreur… C’est sûr qu’on a été tournée, j’y joue six jours par semaine.
très influencés par des groupes anglais comme les Yardbirds, mais on
picorait d’autres références à droite et à gauche. R&F : C’est bien mieux que l’inverse : le sport, puis la drogue.
Alice Cooper : C’est certain : on peut mourir à cause de la cocaïne,
R&F : On a le sentiment qu’en tant que vocaliste, vous avez pas à cause du golf (rires).
réellement trouvé votre voix sur “Killer”, mais en fait, vous
avez plusieurs façons de chanter sur le disque. Par exemple, R&F : Bon, et ce serpent, Kachina, sur la couverture de
vous abordez la chanson-titre très différemment de “Under “Killer”, qui en a eu l’idée ?
My Wheels”. Alice Cooper : Eh bien, les gens se disaient qu’avec nous, tout
Alice Cooper : Bob a toujours dit que j’avais trois ou quatre voix ! pouvait arriver et notamment backstage. Il s’est trouvé qu’une fois

040 R&F JUILLET 2023


Michael Bruce Neil Smith Les gamins de quinze ans au début des années soixante-dix et ceux
d’aujourd’hui sont convaincus que “School’s Out” leur est adressée.
C’est sa force. Les uns comme les autres détestent l’école et sont
impatients qu’arrive le jour de la sortie.

R&F : Peu de titres ont cette puissance et, en plus, vous en


avez d’autres…
Alice Cooper : Oui, “I’m Eighteen” peut être classée dans la même
catégorie. Elle a parlé à énormément de gens qui ont eu cet âge. Ne pas
savoir si on est un enfant ou un homme, aimer le chaos, la confusion,
rien n’est plus excitant.

Dans une culotte de fille


R&F : Quelqu’un dont on parle rarement lorsqu’on évoque
Alice Cooper, c’est Shep Gordon, votre manager historique.
Aujourd’hui, les musiciens sont managés par des avocats ou des
incapables, mais Shep est vraiment dans une catégorie à part.
Alice Cooper : Shep et moi avons construit
une fille avait un bébé boa constrictor avec nos carrières sur des mensonges. Je lui ai dit
elle. Un animal de petite taille, pas plus de
soixante centimètres… J’ai fait un pas en
Roadie d’Alice que j’étais chanteur et lui qu’il était manager.
Aucun de nous n’était l’ombre de ça ! En fait,
L’histoire du rock est souvent
arrière en le voyant et tout le monde a eu croustillante lorsqu’elle est contée par Shep ne connaissait rien au rock’n’roll, mais
les jetons. Et aussitôt, l’idée a germé dans ses petites mains. C’est-à-dire des gens il sentait ce qui était susceptible de marcher.
qui y étaient vraiment, qui ont tout vu,
mon esprit : et si Alice se pointait sur scène mais dont le nom s’est perdu au profit Et lui aussi possède un sens de l’humour
avec un serpent trois fois plus long ? Les gens de ceux des musiciens et producteurs, plutôt sombre. Il a vite compris que le Alice
gravés dans le marbre des pochettes
auraient peur, ils seraient sidérés… J’ai donc de disques. Comme Michael Bruce Cooper de “Killer” et de “School’s Out” allait
vaincu ma propre trouille des reptiles, tout ça avant lui, Dennis Dunaway s’est fendu révolter tous les parents du monde et que
pour pouvoir effrayer le public. Le serpent d’une autobiographie hautement ce serait un argument supplémentaire et de
recommandable, prétexte à évoquer
reste un temps fort du spectacle. Justement, notamment les débuts du groupe qui taille pour qu’il plaise à leurs enfants. On est
il est de retour avec nous en tournée, ça faisait les a fait connaître. “Living And allé jusqu’à vendre “School’s Out” dans un
dix ans qu’on ne l’avait pas vu. Touring With Alice Cooper And pupitre d’écolier en carton, et glissé dans une
Other Stories” (Manhattan Book
Group), signé Michael Allen, roadie culotte de fille !
R&F : En revanche, voyager avec dans de son état, ajoute quelques grains
de sel aux balbutiements de la saga.
le monde entier ne va pas être évident… Incité à rassembler ses souvenirs par R&F : Oui, et Shep Gordon a estimé
Alice Cooper : C’est sûr, aux USA, ça passe des fans, Allen est un gars modeste qui que la meilleure façon de créer le buzz
encore. On s’est renseigné pour l’Europe et a longtemps douté qu’ils puissent être autour de l’album était de faire balancer
d’un intérêt quelconque. En vérité,
avec toutes ces nouvelles lois, il va nous falloir son livre est un régal et privilégie les ces fameuses petites culottes en papier
un tas d’autorisations… De la paperasse en faits au détriment des racontars, tout sur la foule depuis un hélicoptère en
perspective. en rappelant que, parallèlement à la vol stationnaire au-dessus du Hollywood
musique, le rock qu’on aime a toujours
été une sacrée aventure humaine. Bowl.
R&F : C’est déjà compliqué pour les Alice Cooper : Exactement, alors qu’il est
êtres humains… strictement interdit de survoler ce lieu ! Vous n’imaginez pas le foin
Alice Cooper : Bah justement, ça devrait être plus facile pour les que ça a fait ! Il ne faut pas oublier qu’une autre grosse influence,
serpents (rires). On ne peut pas leur reprocher leurs orientations à nos débuts, ça a été “Hellzapoppin’ ”, ce film délirant des années
politiques… quarante dans lequel tous les coups du showbiz sont permis. Aucune
retenue ! Le Alice Cooper Group, c’était du vaudeville noir !
R&F : Bon, parlons peu, parlons bien : sur les plans du riff
et des paroles, “School’s Out” ne serait-elle pas la chanson R&F : Avec une fin heureuse. Les gens continuent de sortir
punk ultime ? de vos concerts l’air heureux.
Alice Cooper : Disons que, de temps en temps, un titre devient Alice Cooper : Eh oui ! C’est sexy, drôle, comme un spectacle de
l’étendard d’un groupe. Si on me dit Rolling Stones, “(I Can’t Get cabaret. On tue Alice, mais c’est pour mieux le faire renaître, pour
No) Satisfaction” me vient aussitôt à l’esprit. Pour les Who, c’est que la fête continue !
“My Generation”. Certaines chansons sont à jamais associées à leurs
créateurs. Pour Alice Cooper, c’est “School’s Out”. Un demi-siècle R&F : Et aujourd’hui, vous montez également sur scène avec
plus tard, je reçois quotidiennement des messages envoyés du monde des vampires.
entier à propos de ce morceau. Et même d’endroits où le rock’n’roll Alice Cooper : C’est vrai, c’est dingue. Pourtant, je n’ai jamais
n’est pas exactement bien vu, comme le Moyen-Orient par exemple. désiré faire partie d’un autre groupe. Alice Cooper, c’est un boulot à
C’est devenu un hymne ! Au départ, on trouvait que c’était une bonne temps complet. Mais Hollywood Vampires a décollé et tout le monde
chanson rock, mais on était loin de se douter qu’elle aurait un tel adore ce que nous faisons. On ne s’attendait pas à un tel succès. Et
impact. vous savez pourquoi on tient ? Ça fait déjà sept ans que ça dure et il
n’y a jamais eu l’ombre d’une engueulade. C’est ça qui fait les bons
R&F : A partir de “I’m Eighteen”, et peut-être davantage avec groupes, on adore être ensemble. Il n’y a pas de querelle d’ego, on
“School’s Out”, vous vous êtes adressé à une génération de est là pour le show, pour la musique, et le reste, on s’en cogne. H
fans qui, contre toute attente, n’a pas arrêté de se renouveler.
Alice Cooper : Oui, c’est sûr qu’elle a mis tout le monde d’accord. Album “Killer” et “School’s Out” (Warner)

JUILLET 2023 R&F 041


En vedette
Saisir l’imprévu

ROSS HALFIN Entre deux concerts de Metallica au Stade de France,


la légende britannique de la photo heavy metal peaufine les derniers
réglages au MK2 Bibliothèque avant de rencontrer ses fans
pour une soirée de questions/ réponses autour de son travail.
recueilli par Geant Vert
AVEC UNE SUPERFICIE D’ÉCRAN DE R&F : C’est-à-dire ?
157 M², LE PHOTOGRAPHE TIENT Ross Halfin : Il est possible de modifier
À ÉVITER TOUT FLOU ARTISTIQUE l’apparence d’une scène à l’aide d’un ou plusieurs
AFIN DE NE PAS ÊTRE CONFONDU objets, le choix des vêtements, etc. La photo
AVEC SON COMPATRIOTE FEU DAVID devient composition. Comme un tableau. Sinon,
HAMILTON. Une fois sûr que ses photos j’aime bien le travail de Jean-Pierre Leloir. A
ne seront pas massacrées par la projection, l’époque lointaine où j’essayais d’apprendre le
le photographe découvre dans la loge le français, mon école nous payait des abonnements
premier exemplaire physique en français de à des revues étrangères suivant la langue que
son ouvrage “Metallica - The Black Album nous souhaitions étudier. Comme j’avais choisi
En Noir & Blanc”. Satisfait du travail, il le français, tous les mois, j’allais dans une
accepte de commenter quelques-unes de librairie spécialisée chercher mon exemplaire
ses photos prises entre octobre 1990 à Los de Rock&Folk. Ce que j’aimais, c’était les
Angeles et la fin du Black Album Tour en couvertures en couleur et une impression de
1993, et expliquer son style. bien meilleure qualité que la presse anglaise.

R&F : Comment s’est passée la première


Abonné rencontre avec Metallica ?
à Rock&Folk Ross Halfin : Elle a eu lieu en 1984, à l’initiative
ROCK&FOLK : Quel genre de photographe êtes-vous ? du manager Peter Mensch. C’était un peu avant la sortie de “Ride The
Ross Halfin : Je ne pense pas être quelqu’un de difficile, même si Lightning”. Je me trouvais à Seattle pour un concert de Queensrÿche.
j’ai mon caractère. Quand j’arrive quelque part, je fais en fonction de Peter connaissait et appréciait mon travail sur Iron Maiden et Def
ce qui a été décidé. Si j’ai une heure, je l’utilise entièrement. Si je n’ai Leppard et, avec le renouveau du metal, il recherchait une personne
qu’une minute, je m’en contente. En revanche, si l’heure convenue se capable de photographier cette scène avec un regard neuf.
transforme en deux minutes pour je ne sais quelle raison, là, je peux
être quelqu’un de très difficile.
Des gamins aussi
R&F : Avez-vous eu un modèle pour vous guider à vos débuts ? marrants que stupides
Ross Halfin : Il y en a un plus particulièrement. Un photographe R&F : Qu’est-ce qui vous a le plus accroché chez Metallica ?
irlandais du nom de Fin Costello. Son travail m’a vraiment impressionné Ross Halfin : Leur musique n’avait rien à voir avec le punk, mais
avant même que je ne décide de ma future carrière. C’est le gars qui leur attitude était très similaire. Quand je les ai rencontrés, j’avais
a élevé le niveau de la photographie de concerts en y ajoutant une quelques années de plus au compteur. Et ils m’ont fait l’effet d’une
dimension plus artistique. Il a fait le “Made In Japan” de Deep Purple bande de gamins qui pouvaient être aussi marrants que stupides.
à partir d’une photo prise à Londres, la double, à l’intérieur du “Long C’était ce mix qui les rendait attachants. Le plus mûr était Cliff Burton
Live Rock ‘N’ Roll” de Rainbow, est prise à un concert de Rush. qui essayait d’élever un peu le niveau. Après sa mort, c’est Lars qui
L’inscription sur le drapeau est modifiée à l’aérographe. Même si ses a repris le flambeau.
photos n’avaient rien à voir avec le sujet du disque, leur impact sur
le public a été d’une efficacité incroyable. Pareil pour le live d’Uriah R&F : Si le parallèle entre le nom de l’album et la photographie
Heep. J’adore ce qu’il a fait pour ce groupe, même si leur musique est en noir est blanc est évidente, pouvez-vous néanmoins
Photo Ross Halfin-DR

abominable. Cette façon de photographier différemment est la raison développer ce choix ?


qu’invoque Paul Stanley pour la pochette du premier “Kiss Alive”. Ross Halfin : J’ai pris la décision tout de suite. Le nom “Black Album”
A partir de son travail, j’ai modelé le mien. est arrivé très vite et pour une raison très simple : de tous les clichés
faits jusque-là, seuls ceux en noir et blanc me paraissaient survivre

042 R&F JUILLET 2023


“ C’était dans un stade italien,
à Turin, dans les dernières dates
de la tournée (Stadio delle Alpi,
Turin, 22 juin 1993, ndr) et il s’est
mis à tomber des cordes. Sur cette
photo, j’aime bien l’attitude de
James, stoïque face aux éléments
déchaînés ; et forcément trempé
par la pluie. Malgré le déluge, les
quatre se contrefichaient de la
météo. Ça les a plutôt amusés.

JUILLET 2023 R&F 043
au passage du temps. Il y a un côté intemporel sans la couleur. Avec à la question de savoir si je suis au courant de la manière dont il doit
elle, l’impression de date est omniprésente car la couleur s’attache plus être photographié. Evidemment, je réponds que non. Alors il me l’a
à l’époque et fige l’action. Au contraire du noir et blanc qui préserve expliqué de fond en comble. Les photos étaient merdiques. Quand
l’énergie de l’instant. Regardez n’importe quelle photo noir et blanc le rédac’ chef les a vues, il a demandé des explications à son tour.
de Deep Purple, Led Zeppelin ou Jimi Hendrix. Quels que soient Après les avoir écoutées, il m’a bien fait comprendre que c’était à moi
l’angle et le lieu, le noir et blanc adapte le cliché à la modernité de de garder le contrôle et pas au premier quidam venu. Pour résumer,
l’époque. C’est comme un filtre qui éliminerait le passage du temps quand une personne vous explique les choses dans ce milieu, c’est de
pour ne garder que l’essentiel : une ou des personnes sur lesquelles l’intimidation qui va vous empêcher de faire votre boulot correctement.
le temps n’a pas prise.
R&F : Dans votre livre, vous dites que vous ne prenez des
photos qu’à la fin du concert. Pourquoi ?
Bourrés et sans tatouages Ross Halfin : C’est simple à comprendre. Personne au sein de
R&F : Comment abordez-vous le sujet au moment de le Metallica n’a envie que je sois sur son passage quand il arpente la
photographier ? scène. Les quatre ont besoin de toute leur concentration pendant le
Ross Halfin : En attendant le moment propice du déclenchement, show. Rien ne doit les perturber. Donc j’attends les dernières chansons
je suis dans un coin et j’observe ce qui se passe. Les choses doivent jouées pendant les rappels. Là, ils sont généralement plus détendus,
se passer sans aucune interaction avec qui que ce soit. Si je sens que plus aptes à accepter que j’empiète sur leur territoire. Cette manière de
je risque d’être une gêne pour la personne sur scène, j’évite de la faire me convenait car elle me permettait de penser à ce que je pourrais
photographier. La confiance doit être réciproque. A mes tout débuts, faire, ou pas. Maintenant, les choses sont différentes. Metallica est
je devais faire des photos de Led Zeppelin. C’était pour accompagner devenu une organisation beaucoup trop importante. Chaque rouage
un papier dans “Sounds”. Autant le dire, c’était un gros boulot. A doit être à sa place et il n’y a plus de place pour un électron libre.
peine arrivé, Robert Plant me met le grappin dessus et me soumet

044 R&F JUILLET 2023


Ross hAlfin

“Le noir et blanc


adapte le cliché
à la modernité
de l’époque”
R&F : En quoi les choses ont-elles changé ?
Ross Halfin : Déjà en raison de la présence de GoPro sur la scène,
et même en l’air. C’est terminé l’époque où il était possible de faire
les choses à sa façon sur scène. Même le moment où nous sommes
tous bourrés au Eddie’s Bar. Bourrés et sans tatouages.

R&F : Est-ce bien raisonnable de boire quand on est


photographe ?
Ross Halfin : Oh que non. Un coup, à Nuremberg, j’étais complètement
saoul à essayer de régler les lumières pour une session sous la neige.
Alors que les flocons tombaient, j’avais de plus en plus de mal à
assurer. Et comme tout le monde était ivre, nous n’arrêtions pas
d’éclater de rire. C’était un peu une de nos habitudes de faire les
choses de cette façon. Maintenant, nous avons tous vieilli... Ouais, on
devient plus mature. Les choses deviennent plus dures et compliquées
qu’elles ne devraient l’être.

R&F : Avec l’obligation faite aux photographes de ne travailler


que sur les premières minutes des concerts, les rédactions
ont l’impression de toujours voir les mêmes photos. Un avis ?
Ross Halfin : Mais c’est de votre faute ! C’est vous qui acceptez de
les publier. A partir de là, ne venez pas vous plaindre que les photos
ont toutes le même angle. Je ne me gêne pas pour envoyer promener
toutes les productions qui ne respectent pas mon travail. Quand je me
retrouve face à ce problème, c’est simple, je ne couvre pas l’événement.
Tout le monde devrait faire cela mais personne ne le fait. Au contraire,

“ La tournée des festivals européens s’achevait. On a eu quatre jours


de break après Barcelone. C’est là que j’ai convaincu les quatre d’aller
faire un tour au Eddie’s Bar, le pub que Steve Harris, le bassiste de Iron
tout le monde se plaint ; la presse, les photographes, mais personne
ne fait rien. Quand la production se prend trop au sérieux, je lui
réponds que si mon envie était d’obéir à des ordres à la con, j’irais
Maiden, avait ouvert au Portugal. Une fois sur place, j’ai loué ce van et
j’ai ajouté l’inscription au gaffeur sur le côté, au grand amusement du plutôt m’engager dans l’armée. C’est clair ? H
groupe. C’est même devenu LA photo de presse du ‘Black Album’.
” Livre “Metallica - The Black Album En Noir & Blanc” (Glénat)

“ Cette posture de Lars


était devenue une sorte de
signature pour marquer la
fin des concerts. Maintenant,
c’est le genre de chose qu’il
ne fait plus. Tout comme
recracher l’eau qu’il boit
pendant le concert. Pour une
raison que je ne m’explique
pas, j’aime cette photo où il
se montre comme un ange
déchu. Mais il est loin d’en
Photos Ross Halfin-DR

être un. Il est le bad guy des


quatre. Mais il est aussi celui
qui est le plus près de sa base
de fans. Il les comprend et
ils le comprennent.

JUILLET 2023 R&F 045
En vedette

“On s’était appelé BYG


parce qu’on voyait grand”

BYG
BYG, C’EST AU PREMIER ABORD UN
CHOC ESTHÉTIQUE AVEC LA SÉRIE
“ACTUEL” QUI A FAIT LA LEGENDE
DU LABEL. Des pochettes au design
magnifique qui frappent à première vue :
un cadre blanc avec liseré gris autour d’une
photo, ou un visuel psychédélique, un nom
d’artiste, un titre — tout en minuscules
—, un numéro encadré sous la mention
“Actuel”. Et ce logo triangulaire gris,

Records
surnommé la pyramide du free jazz, qui
rappelle étrangement le logo de Motown.
Un design réalisé par Claude Caudron, qui
influencera de nombreux autres labels (à
l’image de Sacred Bones), pour des disques
à la pointe de l’avant-garde. Du free jazz à
Le magnifique catalogue du plus la musique électronique balbutiante et au
rock progressif le plus aventureux. Durant
mystérieux et expérimental des labels les quelques années de son existence,
français est de retour dans les bacs. BYG portera haut et fort le pavillon de
l’underground libertaire et demeure une des
Photo DR

par Eric Delsart plus belles aventures musicales hexagonales.

046 R&F JUILLET 2023


Le label a été créé en 1967 par un trio d’esthètes : Fernand Borruso, quand j’ai vu un mec avec un camion rempli de disques devant le bureau,
Jean-Luc Young et Jean Georgakarakos, plus connu sous le nom il semblait fournir des disques pour Disc’AZ. C’était Jean Karakos.
de Jean Karakos. Le nom choisi est un acronyme du nom des trois Pendant qu’il faisait ses va-et-vient, j’ai regardé dans le camion, j’ai
protagonistes, dont Karakos dira plus tard, pour un entretien filmé attendu qu’il revienne et on a fait connaissance. Jean a vu ce que je
par la BnF : “On s’était appelé BYG parce qu’on voyait grand.” A produisais, des artistes actuels, des jeunes en devenir, c’était de la
l’époque, Karakos tient un magasin de disques à Bandol, sur la Côte musique du moment, et il s’est intéressé à ça et s’est dit qu’on allait faire
d’Azur. C’est un type gouaillard, qui a le sens des affaires et flaire quelque chose ensemble avec ces nouvelles musiques tendances. Le même
les opportunités. En 1960, à l’âge de vingt ans, il avait fondé le label jour, Jean m’a présenté Fernand Borruso, qui était à la tête de Saravah.
Star Success suite à une rencontre avec des musiciens cubains et Il m’a emmené le voir pour lui montrer ce que je faisais dans la musique.”
tenté — trente ans avant “La Lambada” — de lancer la mode d’une Créé par Pierre Barouh, Saravah est alors un label dédié aux musiques
danse, “La Pachanga”. Un autre label allait suivre, JOC, avec lequel de films, et Borruso est un ami de longue date de Karakos. “On s’est
il allait se lancer dans l’import d’albums blues et folk américains à bien entendu, poursuit Young. On était désormais liés ensemble. C’est
bas prix (Leadbelly, Lightning Hopkins, Cisco Houston) qu’il allait allé vite. Les trois mousquetaires.” Le bouddha qui orne le logo de
écouler dans son réseau de disquaires nommé Pop Shop (à Grenoble, BYG, est inspiré d’une statue que Borruso possède sur son bureau.
Lyon, Aix, Montpellier). Il y distribue le label Everest, qui reprenait Le producteur d’origine tunisienne ne restera pourtant pas longtemps
les disques de la Library Of Congress, et aussi Picwick, mais ronge au sein du label, qu’il quittera de façon amicale au lendemain de mai
son frein : “Les licences, c’était assez frustrant pour quelqu’un qui 1968, pour se consacrer à ses autres projets, notamment d’artistes
aime la musique. Avec BYG, j’ai vraiment commencé à produire”. La qu’il souhaite développer pour Saravah, comme Brigitte Fontaine. De
rencontre en 1967 avec Jean-Luc Young, alors directeur artistique son côté, BYG met un peu de temps avant de produire ses propres
chez Barclay, sera décisive, et fortuite : “J’ai rencontré Jean Karakos artistes. L’affaire JOC s’étant dissolue avec son mariage, Karakos
dans la rue à Paris” nous a confié Young depuis Londres où il réside continue à faire fonctionner son réseau de soldeurs. Les archives de
aujourd’hui. “Je sortais du bureau de Lucien Morisse (alors directeur Riverside (du jazz des années 1920-1940) sont éditées par le BYG
des programmes d’Europe 1 et fondateur du label Disc’AZ – nda) sous la série “Archive Of Jazz”, et le label prend en licence Savoy et
byg records

Photos DR
Archie Shepp et Jean-Luc Young Art Ensemble Of Chicago

publie ainsi des albums de Charlie Parker, John Coltrane et Charles jazz avant-gardiste. Karakos sait que Philippe Constantin, qui désire
Mingus sous le nom de “Jazz Masters Serie”. La première véritable monter un label free-jazz pour EMI, s’y rend pour rencontrer les
production de BYG sera le groupe blues rock français Alan Jack artistes. Il échafaude alors un plan pour accueillir les artistes à la
Civilisation, produit par Giorgio Gomelsky, producteur emblématique sortie de l’aéroport, les héberger à l’hôtel George V grâce à une des
du Swinging London et manager des Yardbirds, qu’il connaissait par combines dont il avait le secret, et les faire signer sur son label. A
l’entremise de Brigitte Guichard (future coordinatrice d’Amougies). l’époque, les artistes de la communauté afro-américaine subissent
Un 45 tours (“Shame On You”), puis un album (“Bluesy Mind”) qui aux Etats-Unis le contrecoup des émeutes de Watts de 1965 qui ont
ne marchent pas vraiment. Karakos l’imputera plus tard aux abus de essaimé partout dans le pays en 1968, et ils se voient fermer beaucoup
LSD du pianiste pour son échec. de portes. La France ayant toujours été un havre de paix pour les
jazzmen noirs, notamment entre les deux guerres, ceux-ci saisissent
l’opportunité de quitter l’Amérique de Nixon. Le coup de génie du
Coup de génie label fut alors d’inviter tous ces artistes — le saxophoniste Archie
Ce n’est que lorsque le label lancera sa série “Actuel” — du nom Shepp, l’Art Ensemble Of Chicago — à enregistrer des morceaux dans
du magazine underground de l’époque — qu’il prendra son essor et le studio parisien Davout durant des sessions marathon (où même
trouvera son identité, son âme free jazz et avant-gardiste. À l’époque, Delcloo participera, tout comme Didier Malherbe, saxophoniste de
“Actuel” se veut le pendant français de l’ “International Times” de Gong) avant de repartir aux Etats-Unis. Il résulte de ces deux mois
Londres ou “Oz” de New York, des magazines de contre-culture aux de furia free jazz des dizaines de disques saisis sur le vif qui forment
idées avant-gardistes marquées à l’extrême gauche. Un fanzine qui le cœur du catalogue jazz de la série “Actuel” de BYG, qui reste
se déplie en accordéon, imprimé et diffusé en indépendant, dont le aujourd’hui la contribution la plus prestigieuse de label à l’histoire de
rédacteur en chef est Claude Delcloo, lui-même batteur de jazz versé la musique. La série “Actuel” — qui comptera en tout 52 références
dans le free. La rencontre avec le musicien sera décisive. C’est ainsi — est alors lancée, avec des pochettes imaginées par Claude Caudron
qu’en juillet 1969, ce dernier et le photographe Jacques Bisceglia, avec des photos magnifiques de Jacques Bisceglia. Entre 1969 et
grands fans de jazz, évoquent devant Karakos le fait qu’ils se rendent 1971 y seront publiés des albums d’artistes avant-gardistes venus
au Festival Pan African d’Alger, où jouent les leaders de la scène de divers horizons : free-jazz (Art Ensemble Of Chicago, Sun Ra

048 R&F JUILLET 2023


Photo courtesy of Christian Rose-DR

Daniel Lalou, Daevid Allen et Didier Malherbe

Ce festival est un des plus mythiques


regroupements de freaks
de la fin des années soixante
& His Solar-Myth Arkestra, Archie Shepp), dans ses bagages. Trois cents musiciens jouent
électronique (Pierre Mariétan et Terry Riley, durant cinq nuits, sous un chapiteau planté
Musica Elettronica Viva), progressif (Daevid dans un champ au milieu de la boue. Parmi
Allen & Gong, Ame Son, Freedom), avec Claude eux, le catalogue Saravah de la série “Actuel”
Delcloo comme entremetteur entre le label et les de BYG, évidemment, tels Gong, Ame Son, Don
artistes de la scène underground. “On pressait Cherry, Archie Shepp, Alan Silva, Art Ensemble
en général entre 2 000 et 4 000 vinyles par titre Of Chicago, Aynsley Dunbar, mais aussi des
et on vendait la quasi-totalité” se remémore pointures tels que les Pretty Things, Zoo,
aujourd’hui Jean-Luc Young. Soft Machine, Caravan, The Nice, Ten Years
After, Captain Beefheart & The Magic Band
et bien sûr Pink Floyd, dont la performance
Festival mythique est restée légendaire, notamment parce que
Frank Zappa participe au morceau “Interstellar
de l’underground Overdrive”. Succès critique, célébré dans
européen Rock&Folk n°35 par Paul Alessandrini dans
Le projet prend de l’ampleur. Le magazine un papier demeuré célèbre nommé “Les Folles
“Actuel” est racheté par BYG, qui décide Nuits d’Amougies”, ce festival est un des plus
de lancer en octobre un festival au nom du mythiques regroupements de freaks de la fin des
magazine qui serait l’équivalent de Monterey et Woodstock, mais en années soixante. Pourtant, on sera loin de l’affluence de Woodstock
Europe continentale. Le début d’une histoire légendaire, mais aussi ou du festival de l’île de Wight qui ont eu lieu l’été précédent et attiré
de galères pour le label. Le festival doit à l’origine avoir lieu à Paris, des centaines de milliers de personnes. En raison de sa délocalisation
aux Halles, mais la crainte d’un déferlement hippie un an à peine tardive et de son choix de site, le festival n’attire que… 80 000
après Mai 68 donne des sueurs froides aux autorités. Des Halles, le personnes. Moment de liberté fantastique, formidable métissage de
festival est délocalisé à Vincennes, puis Saint-Cloud, puis Courtrai, pop et de jazz, instant clef de l’underground européen, l’événement
en Belgique, avant une nouvelle relocalisation à Amougies, petit est un moment de symbiose magnifique et une “expérience humaine
village à proximité de la frontière franco-belge, décidée à peine plus incroyable” selon Young, mais aussi fiasco financier qui met les
d’une semaine avant la date de l’événement, du 24 au 28 octobre comptes de BYG dans le rouge. Le label espère qu’un documentaire
1969. Pour la programmation, le label veut frapper fort et invite Frank réalisé par Jérôme Laperrousaz et Jean-Noël Roy, en deux parties
Zappa qui vient juste de dissoudre la première mouture des Mothers nommées “Amougies Music Power” et “Amougies European Music
Of Invention. Il accepte toutefois de venir en qualité de maître de Revolution” — “Deux films libres sur un festival interdit !” dit la
cérémonie, façon Monsieur Loyal qui interviendrait sur scène avec publicité — (qui seront ensuite rassemblés en un seul film), aidera
certains artistes et emmène Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, l’événement à atteindre la reconnaissance de Woodstock et sauver les

JUILLET 2023 R&F 049


byg records

Photo courtesy of Jean Paul Margnac-DR


Amougies

Le public hippie refuse de payer


les trente francs de droits d’entrée
et prend d’assaut le site

finances, mais ce dernier est retiré de l’affiche pour Band (entre autres) à l’affiche. Un beau programme,
des raisons de droits de certains groupes concernés, pour un festival qui ne se déroule pas comme prévu.
notamment Pink Floyd. Seules quelques salles Le public hippie, venu en nombre, refuse de payer les
parisiennes l’auront diffusé, et aujourd’hui il n’est trente francs de droits d’entrée et prend d’assaut le site
possible de voir ces films que dans un cadre de qui devient impraticable. Quelques artistes jouent,
recherche auprès du CNC. dont Joan Baez, mais le festival tourne court. On ne
sait si ce fiasco est à l’origine de la disparition de BYG,
mais le label continuera à publier des disques dans
Fiasco la collection “Actuel” jusqu’en octobre 1971, avec
Le label poursuit toutefois son aventure, publiant “Camembert Electrique” de Gong comme dernière
des albums d’artistes aussi influents que Sun Ra ou référence, avant de déposer le bilan et de cesser toute
Fontaine & Areski (le sublime “L’Incendie”), et de activité en 1975. Jean-Luc Young part pour Londres,
nouveaux enregistrements sont réalisés au Studio 104 où il fonde Charly, spécialisé dans les rééditions. Jean
de l’ORTF (notamment d’Alan Silva). En 1970, Jean- Karakos lance Tapioca, puis part à New York fonder
François Bizot est nommé rédacteur en chef d’“Actuel” le label punk Celluloid (entre autres aventures). Ils
qui devient un périodique et sort de l’amateurisme ne travailleront plus jamais ensemble. Si Karakos est
éclairé. La même année, BYG tente, pour le lancement du magazine, un décédé en 2017, Young vient de relancer BYG et en réédite aujourd’hui
deuxième festival nommé Popanalia prévu à Biot (près d’Antibes) avec le magnifique catalogue qui demeure, cinquante ans après, plus pertinent
Joan Baez, Pink Floyd, Eric Clapton, Traffic, Kevin Ayers et Plastic Ono que jamais. H

050 R&F JUILLET 2023


052 R&F JUILLET 2023
En couverture

“Le rock’n’roll
convient à

TINA
mon style de voix”

TU RNE R s actes.
Une vie en plusieleusrcoups, la fuite,
La pauvreté, l’amour, e, la gloire mondiale.
la survie, la renaissanccu plusieurs existences
Anna Mae Bullock a vé commun au cœur
avec un dénominateur vier Cachin
de tout, la musique. par Oli
TINA NAÎT LE 26 NOVEMBRE 1939 À BROWNSVILLE I Love You”, la ballade de BB King, qu’elle finit par le convaincre.
(TENNESSEE), DANS UNE FAMILLE PAUVRE QUI “Il était le meilleur. Quand je l’ai rencontré, j’étais en admiration. Je
S’INSTALLE À NUTBUSH. Elle est la plus jeune des me suis donnée à lui.” Anna Mae est d’abord créditée sous le nom de
trois filles de Floyd Richard Bullock, contremaître Little Ann pour le single “Boxtop”, sorti en 1958 sur un mini-label
dans des champs de coton, et de Zelma Priscilla de Saint-Louis, Tune Town Records. Deux ans plus tard, Ike va
Currie. Tina a maintes fois raconté se souvenir d’avoir lui donner son nom de scène en référence au personnage de bande
ramassé le coton, mais déjà la musique est dans sa dessinée “Sheena, Reine De La Jungle”, première héroïne féminine
vie : alors qu’elle est encore une enfant et a déménagé à avoir son propre comic book en 1942.
à Knoxville, elle reprend les chansons des McGuire S’il n’a jamais bénéficié d’une éducation très poussée, Ike ne manquait
Sisters, trois filles de pasteur dont la plus jeune, Phyllis, pas de flair. Deux ans avant son mariage avec Tina, il lui donne son
a quatre ans quand le trio se lance dans la musique. nom, mais ne lui dit pas qu’il a déposé la marque Tina Turner, lui
permettant ainsi d’avoir une autre “TT” en cas de défection de sa
chanteuse. C’est en 1960 que Tina Turner chante sous ce nom pour
Ouragan rock la première fois sur le single “A Fool For Love”, qui grimpera jusqu’à
Tina n’a aucune formation musicale, et elle forge sa voix en écoutant la deuxième place des charts R&B. C’est le début de la Ike & Tina
les chanteurs de l’époque, Ray Charles et Sam Cooke en tête. Elle Turner Revue, un ouragan rock/ R&B d’une redoutable puissance,
chante dans la chorale de son église baptiste à Nutbush, et elle a onze avec les Ikettes en choristes et Tina en vedette. Sa voix est rude. “Je
ans quand sa mère quitte le domicile familial pour fuir la violence n’ai pas une jolie voix, quelquefois elle est même moche, et je n’aime pas
Photo A.B. Bell/ Michael Ochs Archives/ Getty Images

conjugale, un schéma que vivra Tina après son mariage avec Ike. Tina chanter des morceaux mignons. J’aime quand c’est raide, rocailleux.
part vivre avec sa grand-mère quand son père se remarie, multiplie Le rock’n’roll convient à mon style de voix. ”
les petits boulots, puis retourne avec sa mère à Saint-Louis après la
mort de sa grand-mère. C’est là, au Manhattan Club, qu’elle va voir
sur scène les Kings Of Rhythm, le groupe d’Ike Turner, alors qu’elle Adoubée par Janis
est encore mineure. En 1960, Ike & Tina passent par l’Angleterre. Des années plus tard,
Elle est fascinée par ce chanteur guitariste puissant, postule pour Mick Jagger dira à Tina Turner qu’il avait assisté au concert, et qu’il
faire partie de son groupe, mais Ike ne la rappelle pas alors qu’il le avait commencé à danser et à bouger après l’avoir vue sur scène.
lui avait promis. C’est un soir de 1957, quand elle pique le micro du En 1985, les deux légendes chanteront en duo au Live Aid devant
batteur d’Ike pour se lancer dans une version brûlante de “You Know 100 000 spectateurs.

JUILLET 2023 R&F 053


Tina Turner

Ike & Tina Turner, Dallas, 1964

En 1966, à l’invitation de Phil Spector qui les a vus dans un club est un nouveau coup d’éclat : une présence vocale tonitruante de Tina,

Photos Michael Ochs Archives/ Getty Images


de Sunset Boulevard, I&TT sont au programme du “Big TNT Show”, un solo de Moog d’Ike, des cuivres surchauffés et des musiciens au
un film de concert à l’impressionnante distribution : The Byrds, Bo taquet mais non crédités. Il se pourrait, comme l’a affirmé sa veuve
Diddley, Joan Baez, Donovan, les Ronettes, Petula Clark, Lovin’ Gloria Jones lors d’une interview à la BBC en 2007, que Marc Bolan
Spoonful, Roger Miller et David McCallum en MC présentateur du ait joué de la guitare sur ce hit emblématique. Info ou intox ? Quand
show qui ne sait pas encore que son morceau “The Edge”, sorti l’année la légende est plus belle que la réalité, imprimons la légende.
suivante, sera samplé trente-deux ans plus tard par Dr Dre et Snoop
Dogg dans le hit “The Next Episode”. Dans le public du TNT Show,
on reconnaît Ron et Russell Mael (futurs Sparks), Sky Saxon des Un coupon d’essence
Seeds et Frank Zappa. et 36 cents
Après le classique “River Deep-Mountain High”, un des plus fameux La réalité : Tina est une de ces chanteuses qui ont repoussé les limites
exemple du mur de son spectorien, le couple trouve un peu de lumière de la sexualité sur scène, et ceux qui l’ont vue dans les années 1960
médiatique en terre britannique et assure la première partie de la auront du mal à oublier ce qu’elle faisait subir à son micro longiligne
tournée anglaise des Rolling Stones. Ike & Tina font Las Vegas, et lors de son interprétation du single “I’ve Been Loving You Too Long”,
nombreux sont les artistes venus admirer le charisme de la panthère encore un titre qui prend une autre dimension après la rupture.
noire du rock parmi lesquels David Bowie, Elvis Presley, James Brown, Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la carrière solo de Tina
Janis Joplin et Elton John. démarre avant la séparation du couple : “Tina Turns The Country On!”,
Le 23 novembre 1967, Tina, vêtue d’une robe à sequins, est la album de reprises d’artistes country/ folk comme Kris Kristofferson,
première femme (et la première Noire) à apparaître en couverture Bob Dylan et Dolly Parton en 1974 (nominé aux Grammys) et “Acid
de “Rolling Stone”. Elle est adoubée par Janis Joplin qui déclare Queen” dans lequel elle reprend des classiques des Stones, des
à la télévision qu’elle est sa chanteuse préférée. Les tournées se Who et de Led Zeppelin en 1975 sont les premiers exemples de son
succèdent, dont celle des Stones en Amérique (mais Ike & Tina ne travail en tant que tête d’affiche. La chanson “The Acid Queen” était
seront pas à l’affiche de la funeste escale à Altamont en décembre contenue dans la version cinéma de l’opéra rock “Tommy” de Ken
1969). Les albums s’enchaînent, les hits sont là : en janvier 1971, la Russell, où Tina incarnait cette sorcière folle avec toute l’emphase
reprise de “Proud Mary”, écrite deux ans plus tôt par John Fogerty requise par le rôle. Le single de la version solo de Tina sera le dernier
pour Creedence Clearwater Revival, se distingue par sa puissance avant la séparation.
et sa structure bicéphale (première moitié lente, chevaux lâchés Ike a les naseaux plongés dans la poudre blanche et la relation entre
au milieu jusqu’à une fin orgasmique), elle deviendra la chanson les deux artistes devient toxique. Tina en parlera dans sa bio, et le
signature de Tina Turner deuxième période, quand la phrase “Cleaned biopic de 1993 met en scène une dispute/ humiliation dans un diner,
a lot of plates in Memphis” avait pris un autre sens, après les coups et Ike écrasant un gâteau sur le visage de Tina. La vraie histoire : le
l’esclavage mental imposé par Ike. En 1973, “Nutbush City Limits” couple arrive à Dallas pour un gig, une dispute violente éclate durant

054 R&F JUILLET 2023


Ceux qui
l’ont vue
dans les
années
1960
auront
du mal
à oublier
ce qu’elle
faisait subir
Tina Turner et Janis Joplin, New York, 1969
à son micro
le trajet en voiture vers l’hôtel et Tina s’évade, avec en poche un dans d’innombrables shows, invitée régulière à la télé italienne. Elle
coupon d’essence et 36 cents, se réfugiant dans un motel au bord tente un virage disco avec son quatrième album solo “Love Explosion”.
de l’autoroute. La légende, toujours. Trois semaines plus tard, Tina Ce sera un échec.
remplit les papiers du divorce, qui sera finalisé le 29 mars 1978, date
symbolique de sa seconde vie artistique.
Ike Turner, qui a depuis le film “Tina”/ “What’s Love Got To Do With Tournant crucial
It” l’image d’un prédateur brutal et dictatorial, n’a pas toujours été ce Tina ne fait pas que des bons choix : en 1979, elle tourne cinq
tyran domestique incarné avec tant d’emphase par Laurence Fishburne semaines en Afrique du Sud en plein apartheid, expliquant plus tard
dans le long-métrage de Brian Gibson. “On a eu des hauts et des bas, qu’elle était “naïve sur la politique sud-africaine”. En 1981, elle refuse
se souvient Tina en 1988 lors d’une interview avec Joe Smith, CEO “Physical”, qui deviendra un hit mondial pour Olivia Newton-John.
de Capitol Records, mais Ike ne s’arrêtait jamais parce que son rêve Le salut viendra d’Angleterre, plus précisément de Sheffield, où sont
était d’avoir un maximum de chansons dans le Top 10, d’être reconnu basés Ian Craig Marsh et Martin Ware, ex-Human League devenus
dans l’industrie musicale. Il a travaillé dur pour ça, mais il s’est perdu Heaven 17. Pour leur compilation “Music Of Quality And Distinction”,
dans la drogue. Moi, je savais que je devais avoir mon propre groupe sortie sous appellation BEF (British Electric Foundation), ils invitent
et être en solo pour avoir du succès. Et quand des chanteurs soul rock pour des reprises
je suis partie, c’était pareil que d’être dans le de classiques tels que “Anyone Who Had A
groupe d’Ike, mais sans lui. J’ai su vaincre ma Tina Arena Heart” (Sandie Shaw), “Suspicious Minds”
peur de ne pas être assez bonne. C’était une Depuis les premiers shows au (Gary Glitter), “Perfect Day” (Glenn Gregory),
belle époque pour moi parce que je découvrais Manhattan Club d’East Saint Louis “These Boots Are Made For Walking” (Paula
en 1957, Tina a multiplié les concerts
la liberté. Une fois qu’on a fait l’expérience géants, attirant un nombre record de Yates, alors journaliste et femme de Bob
de ce genre d’emprise et qu’on s’en libère, on spectateurs. Mais le plus spectaculaire, Geldof), “The Secret Life Of Arabia” (Billie
apprend la vraie valeur de la liberté. Ce n’était ambiance “Guinness Book”, c’est MacKenzie des Associates)… Et “Ball Of
bien sûr celui qui eut lieu le 16 janvier
pas une époque dure pour moi, c’était le début 1988 au Maracana Stadium. 180 000 Confusion”, le tube psyché des Temptations,
d’une époque magnifique”. spectateurs étaient venus célébrer Tina, par Tina.
vêtue de son iconique minijupe de cuir
Les années suivant la rupture, Tina cache- rouge, soit 5 000 de plus que Frank La vidéo est diffusée sur MTV, la reprise
tonne. Elle n’est pas dans la misère à mendier Sinatra au même endroit en 1980, et fait un carton dans les clubs. BEF enfonce
dans les rues, mais elle acquiert aux États- 4 000 de moins que Paul McCartney en le clou avec la production du single “What’s
1990. Record battu par Roger Waters
Unis un statut de has-been, la chanteuse pour son show “The Wall” à Potsdamer Love Got To Do With It”, déjà enregistré
au passé glorieux désormais condamnée à Platz (Berlin) en juillet 1990 avec par Bucks Fizz. La chanson, co-écrite par
arpenter les petites scènes des cabarets, 350 000 spectateurs venus voir le mur l’Ecossais Graham Lyle et l’Anglo-Australien
(le vrai et celui de Roger) tomber.
jouant dans les clubs à Vegas, apparaissant Terry Britten, sort en mai 1984, quelques

JUILLET 2023 R&F 055


Photo GAB Archive/ Redferns/ Getty Images
Quand Tina Turner
rencontre Phil Spector…
CÔTOYANT IKE & TINA TURNER que les ingénieurs du son Larry Levine et
DANS UN SHOW TÉLÉVISÉ AUQUEL IL Stan Ross réalisent des prouesses, Phil Spector
PARTICIPE, PHIL SPECTOR CRAQUE mène son monde, hurlant ses instructions
POUR LA VOIX DE TINA et, encouragé quand il le faut. Comme Jack Nitzsche,
par son récent succès avec les Righteous il porte des vêtements de chez DeVoss ou
Brothers, imagine un nouveau mariage Beau Gentry, des verres fumés en forme de
entre la puissance soul et sa philosophie de losange, des chemises à manches bouffantes...
production. Un contrat est signé stipulant D’autres personnalités sont venues assister au
qu’Ike Turner ne sera pas impliqué, qu’il miracle. Dennis Hopper, discret, prend des
ne devra même pas approcher du studio ! photos. Mick Jagger, en manteau de vison, sort
toutes les cinq minutes appeler une copine…
Brian Wilson reste en place, béat. Le moment
6252 Santa Monica Blvd historique arrive. Le 7 mars 1966, Tina Turner,
Phil Spector ne cosigne pas les morceaux perruque et bottines, pulvérise l’assistance par
sans prendre part à leur élaboration. Ayant l’incroyable puissance de son interprétation, ou Federico Fellini sont au cinéma.
une idée de chanson pour Tina Turner, aussi bien en ce qui concerne le volume que “River Deep-Mountain High” marque un
il invite chez lui Ellie Greenwich et Jeff l’implication émotionnelle. “Quand j’étais tournant décisif dans la carrière d’Ike &
Barry dont il connaît l’efficacité, paroles petite fille, j’avais une poupée, la seule que Tina Turner désormais en phase avec le
et musique. Une fois le morceau élaboré, il j’aie jamais eue, maintenant je t’aime comme public pop-rock. Il en existe de nombreuses
convoque l’arrangeur Jack Nitzsche à qui, j’ai aimé cette poupée…” Ce texte qui aurait reprises, par les Easybeats, Deep Purple, Eric
s’accompagnant au piano, il le fait entendre. pu paraître discutable prend une dimension Burdon, Bob Seger, les Saints, les Flamin’
Sûr de son fait, il se rend chez les Turner gigantesque, à la limite du tragique. La voix Groovies, Ike & Tina Turner (1974)… Et
et, à la guitare cette fois, fait écouter “River émerge du célèbre mur de son spectorien, des adaptations, “Comme Le Fleuve Aime
Deep-Mountain High”. Tina adore ! ajoutant encore à sa grandiosité. La Mer” par Tina (Tina Banon), dotée d’une
A son habitude, Phil Spector convoque les orchestration superbe de Michel Colombier,
meilleurs musiciens de Los Angeles — troupe
aux contours flous surnommée Wrecking Les Etats-Unis “Combien De Rivières” par Claude François.
Des séances avec Phil Spector émergent
Crew — et, en deux séances de trois heures, devront attendre d’autres merveilles majestueusement chantées
réalise l’essentiel de l’orchestration en même Enthousiaste, Mick Jagger invite Ike et par Tina Turner, “A Love Like Ours”, “Hold
temps que les chœurs (qui sont doublés, voire Tina à participer à une tournée anglaise On Baby”, “I’ll Never Need More Than This”,
triplés pour plus d’épaisseur) et les soufflants. avec les Rolling Stones et les Yardbirds. “Save The Last Dance For Me”, “Every Day
Comme le chant définitif, les cordes Andrew Oldham, producteur des Stones et I Have To Cry”. Elles constituent l’album
viennent ensuite. Présente dès le départ, fan numéro 1 de Spector, paie de sa poche “River Deep-Mountain High” dont les autres
Tina fournit plus qu’une voix témoin, elle une publicité dans “Disc & Music Echo” plages, excellentes dans le style R&B classique,
chante vraiment, poussant les instrumentistes pour aider au lancement de “River Deep- sont la responsabilité d’Ike Turner. Les photos
à donner le meilleur d’eux-mêmes. Mountain High”. Effectivement, la chanson de pochette sont de Dennis Hopper. Le disque
Ce jour-là, Rodney Bingenheimer, pas cartonne en Angleterre (n° 3) mais, publiée sort en Angleterre (versions mono et stéréo),
encore surnommé le Mayor of Sunset Strip, par Philles, le label de Spector, stagne en Australie et en France. Les Etats-Unis
rencontre Brian Wilson à Wallichs Music City. aux Etats-Unis (n° 88). Grande déception devront attendre... Pourtant, John Lennon
Il lui demande : “Sais-tu que Spector est à pour le génial producteur qui, sans vouloir parle de chef-d’œuvre. George Harrison
Gold Star en ce moment ?” La réponse ne entrer dans le débat-marronnier “peut- précise : “C’est un disque parfait du début
se fait pas attendre : “Allons-y !” Quand ils on dissocier l’œuvre de l’auteur”, est à la à la fin. On ne pourrait pas l’améliorer.”
arrivent au 6252 Santa Monica Blvd, tandis musique populaire ce qu’Orson Wells par Jean-William Thoury

056 R&F JUILLET 2023


Tina Turner

mois après la reprise superbe de “Let’s Stay Together”, la scie slow


soul d’Al Green, toujours sous la houlette de BEF. Comme pas mal
de grands succès, “What’s Love…” fut d’abord refusé par quelques
gros noms. Cliff Richard n’en a pas voulu, quant à la chanteuse
philadelphienne Phillys Hyman, qui souhaitait l’interpréter, elle en
fut empêchée par Clive Davis, alors boss d’Arista. Donna Summer
hésita longtemps, mais renonça après deux ans de procrastination.
Fun Fact : la version de Bucks Fizz, enregistrée quelques mois
avant celle de Tina, resta dans les placards du groupe jusqu’en
2000, année où elle figurera en bonus track de la ressortie
CD de l’album “Are You Ready”. On restera poli en disant
que Tina a mangé Bucks Fizz au petit déjeuner.
C’est donc le 1er mai 1984 que la vie de Tina Turner va prendre un
nouveau tournant crucial avec ce succès mondial qui fera d’elle, à
quarante-quatre ans, la chanteuse solo la plus âgée à dominer les charts
Billboard. Deux millions de singles vendus et trois Grammy Awards
pour ces “trois minutes 48 de perfection pop” comme l’écrivit le “Daily
Vault”. Ce premier Top Ten en près de quinze ans est le deuxième
étage de la fusée “Private Dancer”, cinquième album solo enregistré
en deux semaines, le feu vert de Capitol ayant été donné après le
démarrage plus qu’encourageant du single “Let’s Stay Together”.
Culminant à dix millions d’unités vendues, “Private Dancer” est le
plus gros album de Tina, qui renonce à son image sauvage et devient
une diva FM rock, une tendance qui ira en s’accentuant jusqu’à
culminer avec “Foreign Affair” et son single “The Best”, produit par
Dan Hartman.
Le “New York Times” ira jusqu’à considérer que l’album “Private
Dancer”, avec sa production british plus apaisée que celle de ses
précédents disques, était un game changer de l’époque et marquait
“une évolution dans la musique pop soul”. “Sa voix fait fondre le Tina Turner et Mick Jagger
vinyle”, écrit le “Los Angeles Times”. “Une libération personnelle et
une rédemption sonique”, affirme le site “Slant Magazine”. Cette fois,
c’est sûr : la chanteuse synonyme de nostalgie sixties quelques mois
auparavant est devenue un poids lourd de l’industrie. Elle le restera “C’était une belle
époque pour
jusqu’à sa mort.

La suite
est une histoire de chiffres moi parce que
je découvrais
1985 démarre en bombe avec le “Private Dancer Tour” qui durera
onze mois. 177 concerts, dont 60 en Europe et 105 aux USA avec une
incursion derrière le rideau de fer, à Budapest. Avant de se lancer
dans cette tournée du comeback de la décennie, Tina a fait un saut
chez les Kangourous pour devenir Aunty Entity, l’impitoyable amazone
cougar qui règne sur Bartertown dans le troisième chapitre de la saga
la liberté”
dystopique post-apocalyptique réalisée par George Miller, “Mad Max
Beyond Thunderdome”. Pour ce premier gros rôle (elle n’avait qu’une It’s Only Rock & Roll But I Like It”, avec arrachage de la mini-jupe
chanson dans le film “Tommy”), Tina s’investit à fond, notamment en cuir de Tina par un Mick priapique et torse nu, la laissant en body
Photo Paul Natkin/ WireImage/ Getty Images

en se rasant totalement le crâne afin de mieux poser son immense bondage avec bas résille, pour la plus grande joie du public planétaire
perruque. Elle s’en sort en mode hystérique face à un Mel Gibson assistant à ce méga-concert.
imperturbable et signe un nouveau hit single avec la chanson du “Break Every Rule” en 1986 navigue entre le rock policé et la grande
film, “We Don’t Need Another Hero (Thunderdome)”, et en bonus la variété, avec des chansons écrites par David Bowie ou Bryan Adams
chanson d’ouverture “One Of The Living”, confirmant définitivement et des guests comme Phil Collins, l’ex-batteur chauve de Genesis.
qu’elle avait abandonné les rivages du R&B pour s’aventurer dans La suite est une histoire de chiffres, de gros chiffres : cinq millions
l’océan de la pop grand public. Juillet 1985 : Tina participe au Live de copies vendues la première année, douze semaines numéro 1
Aid et retrouve le cri primal des débuts face à un Mick Jagger en en Allemagne, une tournée sponsorisée par Pepsi-Cola battant
remplaçant idéal d’Ike, le couple duettant sur “State Of Shock/ tous les records de rentabilité dans treize pays dont la France et

JUILLET 2023 R&F 057


Tina Turner

Hot Tina
Tina a toujours aimé partager la scène avec ses amis artistes.
En 1975, elle est l’invité de Cher dans “The Cher Show”,
durant lequel les deux chanteuses en robes lamées reprennent
“Shame Shame Shame”. Pour le show “Divas Live 99”, elle
retrouve une nouvelle fois Cher (avec Elton John au piano)
pour “Proud Mary”, qu’elle reprendra à soixante-dix ans
avec Beyoncé. 1981 : Tina rejoint Rod Stewart sur scène à
LA pour “Hot Legs” et “Get Back”, plus Kim Carnes sur
“Stay With Me”. A l’ancienne, Tina est accueillie par Chuck
Berry pour “Rock & Roll Music” à Los Angeles en 1982.
En 1985, c’est avec le Canadien Bryan Adams qu’elle
interprète “It’s Only Love”. Après le duo Live Aid, Tina
retrouve Mick Jagger sur scène pour la reprise du titre de
Robert Palmer, “Addicted To Love”. En 1986, elle chante avec
Eric Clapton “Tearing Us Apart”, sur son album “August”
et sur scène pour le concert du Prince’s Trust. En 1987, elle
chante “634-5798” avec le bluesman Robert Cray. Rejointe
sur scène en 1988 par David Bowie pour un “Tonight”
d’anthologie, avec Tim Cappello, maître sax au look Mad
Max pour le solo, Tina fait chavirer la foule. “I will love
you til I die, I will see you in the sky tonight.” Elle chantera
également “Let’s Dance” avec le Thin White Duke, un medley
de son hit eighties et du classique éponyme de 1962 écrit
Jim Lee et repris par les Ramones. En 1998, c’est avec Eros
Ramazotti qu’elle exécute “Cose Della Vita” et “The Best”.

l’album à atteindre des sommets stratosphériques : six millions de


ventes mondiales, un numéro 1 britannique (une première), six
singles à succès, et bien sûr une tournée (ne jamais croire un artiste
qui annonce sa retraite, un vieux truc qui date de Sarah Bernhardt,
première spécialiste des dernières tournées à répétition) qui va
Tina Turner et David Bowie
battre le record des Rolling Stones en Europe avec quatre millions
de spectateurs.

Tina renonce à
En 1991, l’entrée au Rock And Roll Hall of Fame d’Ike & Tina a lieu
sans elle (on peut comprendre pourquoi), et sans lui (il est en prison),
et c’est Phil Spector qui remplace le duo pour la remise du trophée.

son image sauvage Deux ans plus tard, Tina est vengée de ses années d’humiliation par
Ike avec le film “Tina” (le titre français de “What’s Love Got To Do

et devient une
With It”, “Peu Importe L’Amour” en québécois). Angela Bassett
l’incarne avec conviction tandis que Laurence Fishburne se régale
en monstre marital qui ressemble à un méchant dans un James Bond.

diva FM rock En 1995, Tina chantera, sur une musique de Bono et The Edge, le
thème du 17ème film de 007, “GoldenEye”. Juillet 2000, elle annonce
lors du show à Zurich qu’elle quittera la scène à la fin de la tournée,
pour bien sûr revenir, en mode Sarah Bernhardt, avec le “Tina! 50th
l’Allemagne, avec huit concerts à Munich devant 120 000 fans et Anniversary Tour” de 2008, juste après son numéro aux Grammy
800 000 Teutons au total pour les quarante shows qu’elle y donna Awards en duo avec Beyoncé.
(“L’Allemagne a toujours été spéciale pour moi”, déclara-t-elle). Bouddhiste depuis les seventies, elle rencontre en 2005 le dalaï-lama
Rien que pour cette tournée annoncée comme la dernière (elle en Suisse, où elle s’est installée en 1994, abandonnant sa nationalité
faillit s’appeler “The Last Tour”), soixante millions de dollars sont américaine. En 2016, le diagnostic de son médecin est sans appel :
engrangés, un record mondial d’affluence est atteint pour son show cancer de l’intestin, qu’elle tente de traiter par l’homéopathie.
à Rio (180 000 spectateurs), le tout pour une set-list où les seuls Mauvaise idée. Tina s’inscrit au programme de suicide assisté Exit
souvenirs des années Ike étaient les deux classiques immarcescibles International, mais son mari Erwin Bach lui fait don d’un rein en 2017.
Photo Dave Hogan/Getty Images

“Proud Mary” et “Nutbush City Limits”. Tina meurt le 24 mai 2023 dans sa maison de Küsnacht à l’âge
de 83 ans, quelques années après ses deux fils biologiques, Raymond
Craig et Ronnie, qui épousa Afida Turner en 2007.
Cartons et records Jusqu’au bout, Tina Turner aura incarné à la perfection cette formule
La chenille redémarre en 1990 avec “Foreign Affair”, septième solo de Mae West : “You only live once but if you do it right, once is enough”
et nouveau carton grâce au très radio friendly “The Best”, qui aidera (“On ne vit qu’une fois mais si on fait ça bien, une fois c’est suffisant”). H

058 R&F JUILLET 2023


Disque du Mois
Telecaster tranchante,
voix envoûtante, rythmique racée

RVG
“Brain Worms”
fire records

Ce groupe va devenir énorme. sentant la vieille chaussette, qui Plus près de nous, on évoquera groupes français de l’époque post-
Romy Vager a trop de talent, se rendront tous les ans à Petit Bain Placebo, un autre groupe bourré punk, Suicide Romeo et Modern
de style, de charisme, ça n’est pour s’auto-congratuler au milieu de talent (la voix nasale de Romy Guy, que Vager n’a évidemment
pas possible autrement. Bon, d’une salle vide. Si vous voulez n’étant pas sans évoquer celle de jamais entendus — et les premiers
il faut garder à l’esprit qu’en éviter ça, précipitez-vous sur ce Brian Molko), ou Pulp, carrément... mots crachés : “For a minute now/
1972, quelqu’un a dû écrire la disque. Il est magnifique comme Les meilleurs, quoi. Et la musique ! Let’s not talk about you!” Sur
même chose d’Alex Chilton. On tous ceux qu’on aime depuis Telecaster tranchante, voix “Tambourine”, on ne sait plus si
a vu comment ça a tourné. Donc toujours, à la fois triste et lumineux, envoûtante, rythmique racée, on pense aux guitares de Roger
méfiance. Mais on ne cite pas le agressif et mélodique, touchant et petits contre-chants obsédants McGuinn, de Johnny Marr ou de
leader de Big Star au hasard. En intelligent. Les textes au vitriol de synthé mono, tout ici est Tom Verlaine... Peu importe, on est
écoutant une merveille comme parlent d’amours qui dérapent, avec miraculeux. Dès le premier titre, résolument dans la cour des grands.
“You’re The Reason”, on ne peut un délicieux mélange d’humour et “Common Ground”, on est happé Les Smiths ? Oui, bien sûr, mais en
que penser à “Kanga Roo” ou à de méchanceté. Oui, comme ceux par un vrai son de groupe, un sens mieux, parce que plus accrocheur,
“Holocaust”. Le versant final et de Ray Davies ou de Lou Reed. des mélodies qui tuent et cette plus mélodique. “Brain Worms”,
déliquescent mais superbe de “If you think I’m strange, you voix incroyablement expressive. le titre, déborde d’une énergie
Big Star, donc. Si tout se passe ain’t seen nothing yet!” (“Tropic “Midnight Sun”, plus rageur, est communicative : cette musique
bien, RVG va rétablir le règne Of Cancer”). Il n’y a pas de secret, fabuleux : “Yeah I know/ That talking est à la fois totalement jouissive,
du rock’n’roll inspiré sur toute Romy nous déclarait lors de la to you/ Doesn’t work/ Anymore/ désespérée, rebelle et salutaire.
la planète, faire du XXIème siècle sortie de l’album précédent, il y a So I don’t”. Il y a du Dylan 1965 Il y a longtemps qu’un groupe
une époque formidable, pleine de trois ans : “J’aime plein de choses là-dedans. Pas dans le son, bien ne nous avait pas donné envie
guitares étincelantes et de paroles différentes, comme les Sisters sûr, mais dans l’esprit, dans le d’envoyer de grands coups de
émouvantes. Venger Tom Verlaine, Of Mercy, et beaucoup de trucs sens de la formule vacharde. “It’s pied dans tout ce qui bouge...
Peter Perrett, Alex Chilton et tous des Kinks. J’aime l’écriture de Not Easy” est encore meilleur, avec Le précédent album, “Feral”, était
nos amis. On peut rêver, non ? Si ça chansons intelligente. Je ne dirais toujours cette façon d’accrocher un excellent disque. Celui-ci est un
se passe mal, ce groupe va devenir pas que j’admire des gens, mais l’auditeur dès les premiers accords chef-d’œuvre. On vous aura prévenu.
culte, c’est-à-dire n’intéresser que je reconnais un bon texte quand de guitare carillonnants — qui ✪✪✪✪1/2
quelques rock critics déplumés j’en vois un. Et j’adore Big Star !” évoquent carrément les fantastiques STAN CUESTA

piste aux étoiles JJJJJ incontournable JJJJ excellent JJJ convaincant JJ possible J dans tes rêves

JUILLET 2023 R&F 061


Disques pop rock
Cory Hanson Noel Nicholas Pete
“Western Cum”
Gallagher’s Allbrook International
drag City High Flying “Manganese” Airport
Compagnon de route de Ty Segall, Birds Spinning Top/ Modulor “It Felt Like The End
Of The World”
Cory Hanson, chanteur et guitariste “Council Skies” En une dizaine d’années, Nick Allbrook LITTLE CLOUD RECORDS
SOUR MASH records
de Wand, ni suiveur, ni facile à suivre, s’est construit une image de musicien
mais impossible à lâcher fait partie de Une part non négligeable de l’emploi excentrique débordant d’idées qu’il Construit comme une hésitation entre
ces enfants bâtards de la power pop, du temps de Noel Gallagher consiste balance de façon désordonnée sur des la parodie et le pastiche, le disque
du grunge et de la lo-fi, mais à une à raconter des craques aux micros albums psychédéliques volontiers barrés. s’ouvre magistralement sur “Sea Of
époque où la bâtardisation est célébrée qu’on lui tend. Mais s’il lui arrive de dire C’est en particulier le cas avec Pond, Eyes”, avec des tourneries vocales à
comme la seule authenticité possible. n’importe quoi sur de nombreux sujets son groupe principal qu’il mène depuis la Paul Banks. Voici un titre qu’Interpol
Hanson sera donc tout le contraire d’un (sur le jazz par exemple : “Quatre gars 2009 au gré de ses inspirations dans essaie péniblement d’écrire depuis
traditionaliste, mais pas davantage un sur scène qui jouent chacun un morceau un formidable kaléidoscope d’influences dix ans. Ce nouvel album de Peter
touche-à-tout post-moderne. Pas le différent, dans des tonalités différentes, qui vont du rock progressif au krautrock Holmström, fruit de nombreuses
genre d’artiste qui peut changer d’un sur un tempo différent”. Et l’on prétend en passant par le disco. S’il touche collaborations, montre une capacité
disque à l’autre sans jamais que ça que Liam est l’idiot de la famille !, c’est parfois au génie, Allbrook s’éparpille d’analyse extraordinaire de ce qui fait la
n’ait l’air d’un exercice de style mais surtout au sujet de sa carrière solo et se perd parfois dans des choix de magie d’un groupe. “Commercial Eyez”,
au contraire d’une vision qui s’affine, qu’il radote le plus volontiers, répétant production (trop ?) audacieux. C’est véritable cri d’amour à Skinny Puppy,
s’étend, s’épanouit et ne connaît que depuis dix ans à chaque sortie qu’il en cela que “Manganese” diffère de fait du pied sous la table à “Tormentor”,
très peu de limites. Le paradigme de s’agit de “certaines des meilleures ses autres productions : sous son nom issu du chef-d’œuvre “Too Dark Park”.
base reste guitaristique. Après les chansons qu’il ait jamais écrites”, propre, Allbrook décide ici de laisser Ici, les choses sont beaucoup moins
splendeurs de “Pale Horse Rider” là où, à quelques exceptions près, sa parler les mélodies en ne les enrobant effrayantes mais on retrouve de nom-
il y a trois ans, un disque qui trouvait production hésite entre bonne grosse que d’un discret vernis new wave. breux éléments indus sur la plupart des
pop mainstream gentiment pompière morceaux. Rachel Goswell de Slowdive
(“Chasing Yesterday”, tellement mauvais chante sur le superbe “Next Of Kin” et
qu’on en réhabiliterait presque “Be Here l’impressionnant “Fluid Flex”. La basse
Now”) et expérimentation pas toujours hypnotique est comme une ancre dans
concluante (“Who Built The Moon”), avec le ressac de textures dont on ne ressort
en prime des textes faisant rimer “Magic pas indemne. Le titre suivant, “The
Love” avec “Stars Above”. Cette fois Watermark”, claque méchamment sur
pourtant, on peut le croire sur parole. la tête avec son côté Underworld vintage
Bien que les arrangements de cordes à peine planqué et assez jouissif. On
de Rosie Danvers y soient pour beaucoup, croit d’abord entendre un titre inédit de
les morceaux les moins chargés (“Pretty TV On The Radio aux premiers vers de
Boy”, bien servie par la guitare de Johnny “Out Past The Razor Wire (Sigh, Sigh,
Marr, “Easy Now”, la plus Oasis du lot) Sigh)” ou “The Thoughts You Won’t
prouvent qu’ils n’ont rien de cache-misère. Think”, chanson la plus pop de l’opus.

le point d’équilibre entre “Either/ Or” Synthétiseurs, batteries numériques


d’Elliott Smith, “Mutations” de Beck et lignes de basse proéminentes
et une imagerie cow-boy du désert, viennent appuyer des chansons pop
le western revient ici avec plus de... directes qui dépassent rarement les
sève disons, pour euphémiser poliment quatre minutes. L’ensemble se révèle
le titre de l’album. Hanson a “ressorti d’une beauté et d’une élégance rares,
les guitares”, comme on dit quand il y de l’ouverture “Commodore” qu’on se
a des riffs et de la distorsion à la place surprend à siffloter dès la deuxième
(ou en plus) des jolies ballades, mais écoute, aux ballades introspectives telles
le paysage majestueux est toujours là, que “The Endless Jetty” ou “Babbel” qui
désert et vallées en survol, croisant se taillent la part du lion dans cet album
doubles guitares planantes à la Thin au romantisme exacerbé. “Manganese”
Lizzy (donc à la Wilco de “Sky Blue est un disque où Allbrook cesse de se
Sky”), reliefs accidentés (“Housefly”), cacher et affiche ses émotions à cœur
gouffres film noir (“Ghost Ship”), Sur “Council Skies”, au rythme ouvert. L’inspiration derrière la plupart La batterie semble toujours légèrement
vents tièdes du soir (“Twins”) et vaguement bossa nova, Gallagher des chansons ici est la disparition d’une passée au papier de verre pour enlever
une hypothèse de prog-sudiste montre qu’il sait toujours construire un amie proche qu’il évoque dans des la brillance et ne laisser aucune couleur
presque épuisante, quand les plages vrai titre pop sans repomper ses influences textes qui traitent le sujet de la maladie criarde. “Tic Tac”, merveilleusement
se mettent à déployer leurs vagues habituelles. La voix est étonnamment et du cancer en particulier. Produites chantée, dessine un paradis virtuel
instrumentales sur cinq, six, voire supportable, beaucoup moins geignarde avec finesse (certaines instrumentations post-fin du monde. On pourrait presque
dix minutes (“Driving Through que par le passé (“Dead To The World”, sont sublimes), “Jackie”, “Manganese”, y voir la princesse délivrée par le célèbre
Heaven”). Un clash/ crash des très belle ballade avec accordéon et “Vale The Chord” sont des hommages plombier moustachu. “Tout est illusion/
réalités bien résumé lorsque le glockenspiel). Si le Mancunien retombe magnifiques sur lesquelles Allbrook Personne ne peut m’attraper/ Je ne suis
tonnerre hardcore de “Persuasion parfois dans ses travers — “We’re Gonna fait preuve d’une classe immense. pas ici” (“No Blindfold”, en français
Architecture” s’efface soudain sans Get There In The End”, inévitable morceau JJJJ dans le texte). Le fabuleux grand final
prévenir pour laisser place à une Covid qui s’enfonce dans le sirop jusqu’au Eric Delsart instrumental “Il Canto Della Polena”,
éclaircie de cosmic country bucolique. cou —, ce quatrième disque s’avère emprunte, fort heureusement, davantage
✪✪J1/2 autrement plus excitant qu’une à Steve Reich qu’au “Number 9” des
Léonard haddad hypothétique reformation d’Oasis. Scarabées, et clôt l’album avec maestria.
JJJ1/2 ✪✪✪✪
Vianney G. BRIAG MARUANI

062 R&F JUILLET 2023


Queens Of King Gizzard
Geese And The Lizard Rancid
“3D Country”
Partisan RECORDS
The Stone Age Wizard “Tomorrow Never Comes”
epitaph
“In Times New Roman”
Matador/ Beggars
“PetroDragonic Apocalypse;
Qui aurait cru que ce “3D Country” Or, Dawn Of Eternal Night: S’il est possible d’apprendre de
éclipserait à ce point son prédé- Sur la pochette du nouvel album An Annihilation Of Planet ses parents, il est aussi possible
cesseur ? On craignait un album des Queens Of The Stone Age, un Earth And The Beginning d’apprendre à partir de sa propre
pour happy few, férus de math rock personnage à moitié loup-garou Of Merciless Damnation” expérience. C’est ce qu’a fait Rancid
Flightless
ésotérique comme d’autres le sont de est ceint de bras de monstres. Sur pour mettre en boîte la pile d’énergie
théologie médiévale, à la virtuosité un “Villains”, c’était un diable qui posait ses A peine a-t-on fini de digérer les trois positive qu’est son dixième album.
peu vaine, comme le deuxième Black mains sur le visage de Josh Homme et (copieux) albums que King Gizzard a Loin d’être un retour aux sources
Midi. Mais les jeunes New-Yorkais de sur le précédent, “ ...Like Clockwork”, sortis au mois d’octobre dernier que orchestré par un quelconque marketing
Geese ne sont pas seulement érudits un vampire qui embrassait un revoici déjà le groupe avec une nouvelle ou une crise d’adolescence sur le tard,
(en interview, ils sortent des phrases personnage féminin. Cela fait désormais proposition. Comme toujours avec eux, “Tomorrow Never Comes” est le résultat
du genre : “Quand j’avais onze ans, trois albums qu’il file la métaphore : le jeu est le même : quel genre musical d’une réflexion adulte sur un monde en
j’ai découvert Todd Rundgren”), mais Josh Homme lutte contre ses démons. exploreront-ils cette fois-ci ? Si l’album pleine déliquescence. Pour faire passer
également ambitieux et lucides. Mais ceux-ci sont cette fois d’une nature polka n’a pas encore été annoncé et le discours, Rancid utilise une méthode
Autant “Projector” était sérieux, autant sentimentale. “In Times New Roman” est que le groupe ne semble pas (encore ?) qui fonctionne : des titres simples
ce nouvel album est une pure et un disque de deuil et de tourments. Perte s’intéresser au soft rock ou à la cold wave, et efficaces, des textes sculptés dans
réjouissante couillonnade. S’il fallait de proches (Mark Lanegan, membre son incroyable versatilité n’interdit pas ces du slogan massif facile à capter même
monter une rivalité en épingle (“Black occasionnel du cirque QOTSA), divorce, options. Avec son titre formidablement idiot au plus profond du pit, des rythmiques
Midi/ Geese : la guerre des nerds”), on violence, manipulation. Sa séparation et sa pochette dessinée, on s’attendait à musclées qui vont de A à Z sans passer
pourrait dire qu’il s’agit de la réponse avec Brody Dalle fait les choux gras des élans progressifs mais c’est du côté par la case orchestration et, surtout,
américaine à “Hellfire”, à ceci près que de la presse à scandale qui se plaît à metal que le groupe vient à nouveau puiser une puissance de frappe signée Brett
dresser un portrait lamentable des deux Gurewitz qui laisse peu de chance
musiciens. La douleur, la rancœur, au groupe de succéder à Bono pour
habitent les chansons de l’album. Il le Prix Nobel de la Paix. En moins
règne une tension qui s’exprime sur des d’une demi-heure et seize morceaux,
morceaux sombres (“Sicily”) où la seule le groupe envoie un sacré coup de
fantaisie porte sur des titres en forme genou positif dans les gencives de
de mots-valises, comme “Obscenery”, son public. Le seul point négatif de
contraction de “obscene” et “scenery” l’album est qu’il est tellement réussi
(paysage), ou “Emotion Sickness”, qu’il est impossible de ne pas tendre
jeu de mots sur l’expression “motion l’autre joue. Exit le ska, reggae et
sickness” (mal des transports, qui compagnie, et place à un punk rock où
devient ici “mal des émotions”). Homme tout est dit en deux minutes, voire moins.
propose un album à la production Pour porter le message, la voix de Tim
brute où les chansons sont souvent Armstrong est l’antithèse de Farinelli.

les bases n’en sont pas les mêmes. l’inspiration pour son vingt-quatrième
L’album s’ouvre sur “2122”, sorte de album (oui). En 2018, “Infest The Rats
country rock dégénéré au chant pseudo- Nest” les avait déjà vus verser dans le
macho parodique, avant un virage thrash avec brio. A l’époque, le projet
vers un bordel assez indescriptible. avait été pour le groupe d’oser se frotter
La méthode générale pourrait être à la musique de son adolescence, qu’il
résumée comme suit : prendre un regardait avec une certaine révérence.
genre et le saccager. Le titre éponyme, L’expérience leur a tellement plu qu’ils
digne du meilleur de Twin Peaks, et remettent ça avec un disque qui puise son
“I See Myself” se présentent comme inspiration encore une fois chez Overkill et
une caricature de soft-rock suave, Metallica (“Super Cell”, “Converge”) mais
chantée avec la même outrance par un se montre plus aventureux. Ça joue vite,
Cameron Winter qui s’en donne à cœur c’est puissant, Stu Mackenzie utilise sa
joie, “Undoer” débute jazzo-déglingo voix de poitrine la plus angineuse. C’est
avant de se conclure sur des hurlements construites sur des riffs alambiqués et du heavy metal à l’ancienne, mais c’est Ce n’est plus du chant mais de
de putois, tandis que “St Elmo” est des textes à la colère froide (“Emotion aussi indubitablement un disque de King la menace physique brillamment
une chanson de saloon à la basse Sickness”, “Negative Space”). S’il envoie Gizzard. Ce qui est manifeste à l’écoute secondée par les organes de Lars
proéminente et aux paroles maniaques des titres nerveux comme “What The de cet album, c’est que les membres du Fredericksen et Matt Freeman pour
(“Omala, let’s make love to cancer”, Peephole Say” et “Papier Machete”, groupe aiment sincèrement cette musique des chœurs de footballeurs qui donnent
etc.). L’excellente “Crusades”, seul assez typique de ce qu’on attend d’un et ne sont pas dans le pastiche. L’album envie de tout casser. “Show up on the
morceau à rappeler leurs origines new- disque des Queens, le groupe fait incorpore des éléments thrash mais line, get ready to fight, Run the streets
yorkaises, fait figure à côté de sommet montre d’une certaine sophistication, s’échappe dans des plans progressifs and seize the night”, depuis la réforme
de normalité. Rien de naturel là-dedans, comme sur “Obscenery”, à l’étonnant typiques du groupe (comme sur “Motor des retraites, c’est exactement ce que
mais tout cet artifice se sublime pourtant break de violons, ou le formidable single Spirit” qui se transforme à mi-chemin la jeunesse veut entendre. Meilleur
dans le pur plaisir du jeu. Un peu à la “Carnavoyeur” où Homme croone une en jam cosmique). C’est ce qui en fait titre : tous. On peut passer à côté
manière du mémorable “Cave World” de ses mélodies les plus poignantes la beauté. Pas besoin d’être amateur de sa vie mais pas de cet album.
des Viagra Boys l’année dernière, ce “3D sur un lit de cordes soyeuses. Un bijou de musiques extrêmes pour apprécier JJJJ
Country” ouvre une voie pour l’avenir. noir pour un disque majeur du groupe. ce disque qui devrait ouvrir les portes Geant Vert
JJJJ JJJJ du heavy metal à de nombreux fans.
Vianney G. Eric Delsart JJJ1/2
Eric Delsart

JUILLET 2023 R&F 063


Disques pop rock
Grian Chatten Squid Meshell Portugal.
“Chaos For The Fly”
partisan records
“O Monolith”
warp records
Ndegeocello The Man
“The Omnichord Real Book” “Chris Black Changed My Life”
Blue Note Records/ Universal ATLANTIC
Alex Turner, Miles Kane ou encore Assis sur un corn-flake, attendant
Peter Doherty avaient montré que les qu’un bus arrive, tant de bonne musique Première signature de Madonna quand Après leur tube insensé de 2017
rockers les plus turbulents peuvent passe devant nos yeux, très originale, elle lança son label Maverick au siècle — tiré d’un album costaud, mais que
rêver de mélodies nacrées et de très travaillée, mais l’on se demande dernier, Meshell est désormais une ce succès a quelque peu occulté —,
fastueuses orchestrations. Il semble parfois ce que ça change. Squid sort artiste Blue Note, mais son nouvel les Alaskiens, libres dans leur caboche,
que ce soit aussi le cas de Grian un deuxième album avec l’idée de album n’est pas pour autant du jazz concernés par les troubles, mais bien
Chatten, meneur des Irlandais post- se dépasser, de se transformer, classique, loin de là. Dès les premières décidés à ne pas subir le sort que
punk de Fontaines DC. C’est en se de se transcender. Avant, c’est mesures de “Georgia Ave” (featuring réservent les décisionnaires de tous
promenant dans le décor grisâtre du passé et “O Monolith”, cet album Josh Johnson) rythmées par une boîte poils, sont de retour avec une neuvième
de Stoney Beach, station balnéaire du dépassement, montre que chaque à rythmes à l’ancienne, on retrouve galette pop rock sans filet, en lévitation
désenchantée située au nord de Dublin, mue est un goulot d’étranglement. Il l’originalité de Meshell, artiste exigeante magnétique, à l’image de la voix de
que notre fella a trouvé l’inspiration. Il y a des merveilles ici. “Siphon Song”, qu’on n’avait pas entendue depuis 2018, John Gourley, leader naturel. Plaquée
a dès lors saisi sa guitare acoustique sa suite d’accords que n’auraient année de sortie de son album de reprises comme ses accords introductifs,
pour coucher quelques ébauches, reniés ni Malkmus ni Bermann, et “Ventriloquism”. Ici, les compositions “Heavy Games” démarre classique,
enluminées ensuite avec son mentor cette fin, ces chœurs avant que l’on sont originales, et Meshell fait partie puis “Grim Generation” groove, à la
Dan Carey, chargé de donner vie aux ne dépasse le mur du son. “After The de ces artistes qui ont profité de la Stax, jusqu’au refrain, scotchant et
sons entendus lorsque son regard Flash”, sa deuxième partie en envol, pandémie pour se plonger dans le gospel. “Thunderdome”, ludique dans
se perdait dans l’écume. L’éminent les basses qui rampent sous la terre, son. “Ce fut une belle période pour son agencement, profite d’une mélodie
producteur s’en tire à merveille : il offre et en point d’orgue qui donne pour moi” déclare-t-elle, et la teneur de et d’arrangements aux petits oignons
à ces neuf compositions mélancoliques horizon la dissonance, le désordre et ces dix-huit compositions accueillant que Black Thought (Tariq chez Jimmy
la déliquescence. Il y a le groove de Fallon) pimente grave. “Dummy”,
“Undergrowth” et son solo no-wave à pour ricaner sombre, “Summer
plusieurs instruments, mais il y a bien Of Luv”, magistralement produite
des horreurs également. Squid aime par Jeff Bhasker et “Ghost Town”
être lyrique, Squid aime être violent, — qui enfonce le même clou au
mais sans nécessité. Quelle nécessité ? milieu du front — préparent le ciel
Où est la nécessité ? Quel est-ce groupe pour le bouquet final (le disque est court,
dont le problème semble si compliqué mais dense). “Time’s A Fantasy”, puis
alors qu’il pourrait être très simple ? “Doubt”, prêchent le faux et récoltent
Un manque d’humour ? Une faiblesse le vrai. Gourley, comme si Wings avait
de goût dans les mélodies, de bossé avec Phil Spector, s’y vide l’âme
discernement sur ce qui est lourd et à la petite cuillère, mais moins que dans
ce qui est fort ? Un chanteur parfois “Champ”, sorte de kermesse volante
mauvais ? Tout comme Crack Cloud au ralenti, transcendée par ce singe

un écrin parfait, fait d’arrangements de multiples invités le confirme, qu’il


baroques sublimes (cordes, cuivres), s’agisse de l’instrumental “Omnipuss”
de claviers délicats, de rythmiques ou du très réussi “Gatsby”, sur lequel
discrètement synthétiques. “The Score” on entend Joan As Police Woman et
est une ouverture minimaliste qui donne Cory Henry. Si l’on perçoit parfois de
le ton de l’album, tout entier teinté la tristesse dans les chansons de cet
d’un spleen tenace qui inonde aussi album brillant, c’est aussi parce qu’il
l’émouvante “All Of The People” ou la a été conçu après la mort des parents
planante “East Coast Bed”. Les violons de Meshell, qui confie porter en elle le
s’invitent dès “Last Time Every Time blues de sa mère. “Elle m’a transmis
Forever”, bâtie sur une ligne de basse sa douleur”, explique-t-elle. Les
lugubre. “Fairflies” est d’une splendeur mélodies sont aériennes, des pianos
rare, ode à la solitude au refrain mélancoliques (“The Fifth Dimension”
mémorable qui s’achève sur un air avec le trio vocal The Hawplates)
gitan. Puis Grian entonne, en duo avec à qui il fait parfois penser, Squid côtoient des guitares acoustiques en hiver d’Edgar (Winter). Comme
sa compagne Georgie Jesson, la plus semble avoir une envie énorme, et (“Call The Tune”), on passe d’un tempo les dernières minutes de “Abbey
apaisée “Bob’s Casino”, ornée d’une tombe d’aussi haut qu’il vise. Ils ont lent à des accélérations soudaines, le Road” (oui, carrément), celles qui
joviale trompette. Enfin, “Season For raison : les grands groupes n’ont pas tout enrobé dans des arrangements clôturent ce chef-d’œuvre sont épiques.
Pain”, qui rappelle un peu Kurt Cobain, été que de la musique, ils ont eu un élégants qui font de ce disque un “Anxiety:Clarity”, la pièce (re)montée,
est une chanson de rupture pleine impact culturel énorme. Mais quelle bel exemple de musique mutante, ni met le feu à tous les chandeliers
d’acrimonie, s’achevant sur un motif serait une société dessinée selon la vraiment jazz ni complètement soul, à et Paul Williams, qui croit aussi
de piano obsédant. Loin de son registre musique de Squid ? Oh, monolithe... la croisée des genres. “The Omnichord en PTM, y va de son speech de
habituel, Grian Chatten se révèle comme JJJ Real Book” est le nouveau témoignage prophète savant. Ode à la fin
un songwriter au talent éblouissant. Thomas E. Florin musical d’une femme libre qui sait allier d’un monde par des gamins venus
Au point d’éclipser Fontaines DC ? instruments et machines pour provoquer du froid, la chanson réchauffe
JJJJ l’émotion sans jamais oublier le groove. le corps, le cœur et des larmes
JONATHAN WITT JJJ que, du coup, on peine à ravaler.
Olivier Cachin ✪✪✪✪J
Jerome Soligny

064 R&F JUILLET 2023


Matthew Swans
Logan Vasquez “The Beggar”
mute/ pias
“As All Get Out”
Nine Mile RecordS
Une écoute rapide et on se dit
Le type fait comme on fait au XXIème que l’affaire est pliée : un premier
siècle. Il se multiplie. Il joue en groupe morceau, “Paradise Is Mine”, de
(Delta Spirit), en side project, il fait des près de dix minutes, qui tourne
EP, des singles, des featurings, il est toujours pareil, sur lequel le mec
partout. A chaque fois, on le reconnaît chante légèrement faux, avec une
à sa façon toute personnelle de gueuler étonnante absence de sens mélodique.
mélodique, oxymore qui fait souvent le On nous dit : “Attention, groupe
charme du bon rock’n’roll. Le revoilà en mythique, post-punk, expérimental”.
mode solo, avec son nom savoureux, Genre d’argument censé nous clouer le
quelque part entre Ritchie Valens pour bec. On nous dit aussi : “Les textes !”
la touche latino, Bruce Springsteen pour A tout ceci, on a envie de répondre :
le geste prolo sombre aux confins de la “Bof”. On apprend des mots anglais
ville et Neil Young pour la guitare cheval rares, ça c’est sûr. Mais sinon... Scènes
fou. Commencé lo-fi, l’aventure Delta horribles, apocalyptiques, comme dans
Spirit avait tourné power pop furibarde. “Los Angeles: City Of Death” — par
Depuis, MLV a touché les sommets au ailleurs le seul titre relativement court,
moins trois fois, avec groupe (“Into The les autres font tous entre six et onze
Wide”, 2014), sans (“Solicitor Returns”, minutes. Le flow de Michael Gira est
2015) ou au sein de Middle Brother sans imagination, monolithique, presque
ânonné... Fatigant, pour tout dire. Il faut
faire une pause entre chaque morceau,
pour sauver sa peau. Ça sonne parfois
comme des Doors un peu ratés. Avec
un Jim Morrison hors service. Qui répète
les mêmes litanies obsédantes, proches
de la transe, lentes, longues. Et puis...
Le doute s’installe. Et si c’était beau ?
Hiératique, apparemment immobile,
mais justement, hallucinatoire,
enveloppant. En fait, c’est un peu
la messe. Noire, certes. On écoute
l’album précédent. C’est pareil. Celui
d’avant. Idem. Continuité conceptuelle,

(une coloc magistrale avec les leaders


de Dawes et Deer Tick en 2011)
hurlant à chaque fois sa musique
comme si sa vie en dépendait, ce qui
est probablement le cas. Le nouveau
prolonge le cours d’une carrière de
soldat rock à la fois épique et humble,
glorieuse mais sans grade, glorieuse car
sans grade. On retrouve les mélopées
acoustiques tartinées d’écho et de
mellotron comme dans un disque
de folk pastorale de 1974 (“Shawna”),
les power ballads (“Long Lines Of
Lovers”) dignes de l’autre “Wish
You Were Here”, celui de Badfinger aurait dit Frank Zappa. Par contre,
(encore 1974), une lennonerie funk par rapport aux Swans des débuts,
baveuse nommée “Holiday” très champions du bruit, de la violence,
“Walls And Bridges” (1974 toujours), des batteries enclumes et des textes
du Mott... 1974 (“Can You Turn Me hurlés, tout est beaucoup plus calme,
Up”), du potache Nilsson (“I Found harmonieux, presque joli. Le fameux
A Reason”, tout droit sorti de “Pussy gant de velours... Si on avait fait écouter
Cats,” un disque de devinez quand), ce disque à un fan des Swans en 1983, il
les rythmes castagnettes (le fulgurant aurait probablement eu un haut-le-cœur.
“Untouchable” d’ouverture), un quasi- Mais aujourd’hui, il continue à soutenir
remake de son quasi-tube “California” ce groupe — reformé — qui n’a plus
(“Over It”) et une pépite de pathos rien à voir avec sa première incarnation.
élégant (“Recognize”) qui vaut à elle Les fans sont des gens étonnants.
seule une demi-étoile supplémentaire ✪✪✪
à la fin de cette chronique. STAN CUESTA
✪✪✪J
Léonard haddad

JUILLET 2023 R&F 065


Disques classic rock
Bob Dylan Gov’t Mule Vintage Ben Harper
“Shadow Kingdom”
columbia/ sony Music
“Peace… Like A River”
Concord
Trouble “Wide Open Light”
Chrysalis / modulor
“Heavy Hymnal”
cooking vinyl
Rendons grâce au ciel, nous vivons On imagine combien l’ordre des Dans la foisonnante discographie de
en même temps que Bob Dylan. En morceaux de ce long album (plus Depuis sa formation en 2010 à Ben Harper, il nous est arrivé à plus
2021, pour fêter ses quatre-vingts de soixante-seize minutes) a dû Los Angeles, et l’autoproduction d’une reprise de perdre le fil… surtout
printemps, il enregistre un concert occasionner des maux de tête à cette année-là de “The Bomb Shelter lorsque celui-ci reliait une guitare à un
filmé diffusé... quarante-huit heures Warren Haynes, le leader de la Mule. Sessions”, Vintage Trouble, managé amplificateur. En rocker, Harper n’a
sur une plateforme ! Aujourd’hui, Lequel a fini par trancher : placer en par Doc McGhee, renforce sa bonne jamais convaincu. “Wide Open Light”
il sort ce qui n’en est pas vraiment ouverture les titres les plus ambitieux. réputation en multipliant les premières est d’une tout autre trempe, comme
la BO : aucun crédit, tout aurait été Les moins évidents, aussi. Autant parties prestigieuses (Rolling Stones la continuation de ses deux premiers
rejoué en studio, etc. Ça n’a aucune prévenir le fan rassuré par le précédent inclus), les passages dans les grands albums parus au milieu des années
importance, le résultat est fantastique. épisode dédié au blues (celui-ci fut festivals (Coachella, etc.) et les plus 1990, avant le virage électrique du
Le Grand Homme décide ici de ne pas enregistré au cours des mêmes fameux shows télévisés (Jools, Jay troisième qui lui permit d’asseoir sa
réinterpréter ses titres les plus connus et sessions) : ce douzième album Leno)... Même les publicitaires les notoriété dans son pays, les Etats-Unis,
c’est passionnant. La période couverte part dans une tout autre direction. adorent ! En 2015, Don Was produit quand le blues folk des débuts avait
est la meilleure — il le sait. De “Bringing Déroutante. On peine un peu, avouons- “1 Hopeful Rd.” pour Blue Note. essentiellement conquis la France.
It All Back Home” (1965), il joue “It’s le, à retrouver ses petits dans le premier Après s’être chargé de “Juke Joint Tout ici est acoustique, et il est difficile
All Over Now, Baby Blue”. De “Highway morceau, “Same As It Ever Was”, puis le Gems” (2021), le groupe au personnel de ne pas penser que c’est dans ce
61 Revisited” (1965) : “Tombstone troisième, “Made My Peace”, plombés multiracial inchangé rejoint le label contexte que le talent de l’homme de
Blues” (lent, épuré, un couplet en en outre par leur lourdeur mélodique. britannique Cooking Vinyl. Dans “Heavy Claremont, Californie, s’épanouit le
moins), “Queen Jane Approximately” Entre les deux, “Shake Our Way Out”, Hymnal”, Ty Taylor (chant), Nalle Colt plus. L’album s’ouvre et se termine
(superbe) et “Just Like Tom Thumb’s avec Billy Gibbons, s’apparente à un (guitare), Rick Barrio Dill (basse) par deux instrumentaux de toute
boogie débonnaire plus immédiat, beauté, le premier faisant la part belle
mais pas si simple non plus. Passé à son fingerpicking, le second, tout en
son premier tiers, “Peace... Like A tressaillements, évoquant une ville de
River” est un album bien plus direct, l’Ouest où voletteraient les tumbleweeds
qui compte de nombreuses réussites : poussés par les vents. Entre les deux,
“Dreaming Out Loud” et “Just Across Harper hisse son songwriting à un
The River”, imbibés de soul/ funk niveau qu’on ne soupçonnait pas :
graissé par les cuivres, les ballades la pureté mélodique de “Wide Open
“Your Only Friend” et “Gone Too Long”, Light”, un “Trying Not To Fall In Love
“Head Full Of Thunder” et “After The With You” ressuscitant Nina Simone, où
Storm” poussés par leurs excellents il s’accompagne au piano, le duo très
riffs, “The River Only Flows One Way”, Everly Brothers “Yard Sale” avec son
où Billy Bob Thornton psalmodie tel Tom pote Jack Johnson, “One More Change”
Waits. La section rythmique est toujours et ses chœurs gospel qui transcendent

Blues”. De “Blonde On Blonde” (1966) : et Richard Danielson (batterie) restent


“Pledging My Time” et “Most Likely fidèles à une approche mariant soul,
You Go Your Way (And I’ll Go Mine)”. rock et pop grâce à un chanteur
Rien que ça, c’est merveilleux. Plus costaud, un couple basse/ batterie
“The Wicked Messenger” et “I’ll Be acéré, des interventions inventives,
Your Baby Tonight”, extraits de “John des chœurs omniprésents... Bien que
Wesley Harding” (1967), aujourd’hui pourvues de mélodies, la majorité des
considéré à sa juste valeur. Ajoutons compositions se caractérisent par un
“To Be Alone With You” (“Nashville rythme nerveux. Sur un riff clair, se
Skyline”, 1969), “Forever Young” greffent la voix, la guitare et/ ou un
(“Planet Waves”, 1974), et “What clavier, et des ingrédients choisis
Was It You Wanted” (“Oh Mercy”, 1989), pour enrichir une production qui
presque incongru mais totalement à reste sobre, fuzz et wah-wah (solos
la hauteur des classiques précédents. de “You Already Know”, “Feelin’ On”) ;
Le tout sans batterie, avec beaucoup aussi souple, Warren Haynes toujours chœurs soul (“Not The One”) ; voix en finesse le refrain, “Giving Ghosts”,
d’accordéon, de mandoline, de guitares aussi juste dans ses interventions de de Lady Blackbird (“The Love That où la guitare slide double la mélodie
et d’harmonica, dans une ambiance de guitare. Gov’t Mule s’est formé voici Once Lingered”) ; claquements de à la manière des blues ancestraux...
cantina bringuebalante à la “Pat Garrett”, presque trente ans. La façon dont le mains (“Baby What You Do”) ; effet La plupart des chansons reposent sur
que vient renforcer l’instrumental inédit groupe n’a cessé d’élargir son spectre de cordes (“Alright Alright”) ; bruits de le duo guitare acoustique/ voix, mais
final, “Sierra’s Theme”. Les tempos sont est en soi un accomplissement. Et conversations (“Repeating History”)... Harper s’autorise les enluminures,
ralentis, les textes (souvent modifiés) même si cette expansion produit ici Chaque fois le but est atteint. Bien que une guitare slide, hispanique,
mis en valeur et Dylan chante bien ! une œuvre déconcertante de prime les paroles reflètent souvent les tensions une contrebasse, une section
Enfin et surtout, deux titres rares, abord (une paire de morceaux aurait sociales, récentes ou anciennes, chez rythmique sur “Love After Love”...
“When I Paint My Masterpiece” et dû être retranchée), l’ambition de la Vintage Trouble, l’élégance dans la Un travail d’orfèvre pour un album
“Watching The River Flow”, initialement démarche, après tant d’années, est à présentation — les quatre sont qui a tout d’un aboutissement.
enregistrés en 1971 avec un groupe porter à son crédit, indubitablement. toujours tirés à quatre épingles ! — ✪✪✪J
incroyable dirigé par Leon Russell, ✪✪✪1/2 n’est pas un gimmick publicitaire, Bertrand Bouard
livrés ici en version brute, terrassante. Bertrand Bouard mais bien le reflet d’une manière
✪✪✪✪ d’envisager l’art et la vie.
STAN CUESTA ✪✪J
Jean-William THOURY

066 R&F JUILLET 2023


Hollywood Lucinda Motörhead Jason Isbell
Vampires Williams “Live In Montreux And The
“Live In Rio” “Stories From Jazz Festival ‘07” 400 Unit
earmusic A Rock’n’Roll Heart” bmg “Weathervanes”
Highway 20 records/ thirty tigers southeastern/ thirty tigers
Depuis son arrivée sur Terre, Johnny Depuis sa disparition en 2015, Lemmy
Depp a le rock’n’roll chevillé au corps. Nul autre titre n’aurait pu mieux Kilmister manque au paysage. Afin Assez peu connu en Europe et en
Après des débuts bien galères en tant convenir à cet album rageur de de se rappeler une époque bénie où France, Jason Isbell a vu sa notoriété
que guitariste, il est obligé de passer par Lucinda Williams. Alors que celle-ci les abus étaient tous les bienvenus, la exploser aux Etats-Unis au cours de
la case cinéma pour se faire connaître. publie également une autobiographie vénérable institution suisse qu’est le la dernière décennie. Son précédent
En 2015, il fait partie des joyeux élus pleine d’indiscrétions, “Don’t Tell Festival de Jazz de Montreux vient de album a fait l’objet d’un documentaire
qui démarrent le supergroupe Hollywood Anybody The Secrets I Told You” faire très fort en ouvrant les archives HBO, et l’homme s’est récemment
Vampires en compagnie de Joe Perry (Crown), on mesure à quel point de Claude Nobs. L’objet du délit est vu offrir un rôle dans le nouveau film
et d’Alice Cooper. Entouré d’une paire cette fabuleuse songwriter s’impose l’intégralité du concert donné par de Martin Scorsese, “Killers Of The
de Guns N’ Roses à la rythmique et comme une conteuse de premier Motörhead le 7 juillet 2007 alors que Flower Moon”. C’est d’ailleurs sur ce
d’une kyrielle d’invités célèbres, le trio plan. Des histoires rock’n’roll, voilà le cuirassé venait de s’ancrer sur les tournage, entre deux scènes, dans sa
donne dans la reprise-hommage aux des décennies qu’elle en écrit en rives du lac Léman. Déjà bien rodé par caravane, qu’Isbell a composé plusieurs
ex-gloires du rock et consorts vaincus chansons. Autant son précédent opus, un peu plus de huit mois de tournée, le chansons de ce “Weathervanes”, dont
par l’alcoolisme. Si deux albums et “Good Souls Better Angels”, pouvait trio affiche une forme éblouissante pour “King Of Oklahoma”, si caractéristique
quelques concerts arrivent à concrétiser lasser par un engagement trop évident laminer le public. Point fort de ce disque, de son approche : guitares tendues,
le projet, ce dernier est rapidement ou téléphoné, autant “Stories from A un mixage puissant avec une définition voire orageuses, déclamation dense
plombé par la vie privée de l’immense Rock’n’Roll Heart” ravit par son entrain du son monumental qui rend justice à et pointe de lyrisme sur le refrain.
Jack Sparrow qui connaît un divorce et son efficacité. Une incroyable énergie la bande à Lemmy. Pour le contenu, Son groupe, The 400 Unit, à la mise
difficile avec l’actrice Amber Heard, que personne n’attendait traverse tout c’est un panachage de titres choisis en son subtile, décuple la puissance
l’album, coproduit par Tom Overby, son d’évocation d’une écriture ciselée
mari-manager qui veille de près sur sa qui raconte les déchirements intimes
protégée. Après un terrible accident en d’une certaine Amérique, celle du
2020 qui l’empêche encore à ce jour de sud-est rural. Difficile, à ce stade,
rejouer de la guitare, Lucinda Williams de ne pas songer à un certain Boss
revient en force entourée d’invités du New Jersey, lequel n’est pas Tony
prestigieux : Bruce Springsteen et Soprano... Si Jason Isbell — également
Patti Scialfa qui illuminent les très engagé politiquement, et également
puissants “My New York Comeback” marié à sa choriste, Amanda Shires —
et “Rock’n’Roll Heart”, Angel Olsen, se différencie de Bruce Springsteen,
Margo Price, Buddy Miller, Tommy dont il est un héritier de plus en plus
Stinson des Replacements et aussi Steve évident, c’est dans les racines, qui
Ferrone, le batteur des Heartbreakers. lorgnent ici, pour partie, plutôt vers
“Stolen Moments” rend d’ailleurs la country. Pour le reste, Neil Young

et alors que la planète rock a profité des au hasard des précédents albums.
différents confinements pour enregistrer, Tournée “Kiss Of Death” oblige, trois
l’acteur-guitariste a, lui, consacré titres sont joués avec “Sword Of
l’intégralité de son temps libre à Glory”, “One Night Stand” et le très
plaider sa cause devant un tribunal hardcore-metal “Be My Baby” qui
californien. Une fois ce préambule peut être considéré comme le plus
terminé, il est possible de comprendre bel hommage rendu à un marteau-
pourquoi le nouvel enregistrement des pneumatique. Des tendres années
Hollywood Vampires est un concert du début, seul cinq titres ont survécu
enregistré à Rio de Janeiro le 24 avec “Overkill”, “Metropolis”, “Stay
septembre 2015. On y retrouve donc Clean”, “Ace Of Spades” et la face
la fine équipe pour un show très looké B “Over The Top”. Peu enclin à la
années quatre-vingt (grebo, Lords Of nostalgie, ce live s’attache surtout
The New Church...). A l’exception à survoler l’ensemble d’une carrière
de “Raise The Dead”, le disque est hommage à Tom Petty qui avait fait déjà bien remplie. Si la set-list est ou Tom Petty viennent à l’esprit,
uniquement composé de reprises appel à Lucinda pour ouvrir ses tout plutôt classique, le moment de avec aussi quelques surprises, comme
d’Alice Cooper et l’ensemble se derniers concerts à l’Hollywood Bowl bonheur du fan collectionneur sera le refrain très Cure de “Save The World”.
défend plutôt bien malgré l’absence en 2017. L’intéressée a toujours la version jamais enregistrée en studio On pourra déplorer une gravité de ton
d’un contenu vraiment inédit. Notons refusé les expressions passe-partout de “Rosalie”, un titre de Bob Seger qui rend cet album déconseillé pour
quand même des moments plus d’americana et d’alt-country, dans popularisé par Thin Lizzy. Le moment bambocher et oublier la marche du
inspirés que d’autres, comme ce lesquelles elle ne s’est jamais est aussi l’occasion pour Lemmy de monde ; l’avant-dernier morceau,
“Cold Turkey”, où le groupe chante reconnue — à raison puisque le rendre un vibrant hommage au bassiste “This Ain’t It”, rencontre entre les
des lendemains pas forcément au top. spectre de sa musique recouvre et chanteur Phil Lynott, un de ses héros. Stones et Skynyrd, fait ainsi regretter
JJJ différents territoires. Cet album Avec ce titre inédit enfin officialisé, la rareté d’un rock plus léger dans
Geant Vert en constitue une preuve manifeste c’est aussi l’occasion d’oublier le lequel Isbell sait aussi exceller.
et confirme que Lucinda Williams a bootleg enregistré à Dublin en 2006. Pour le reste, un must d’americana
encore quelques secrets à nous confier. JJJ1/2 panoramique et consciente.
JJJJ Geant Vert ✪✪✪J
Charles ficat Bertrand Bouard

JUILLET 2023 R&F 067


Disques français
Solomon Pico French Boutik Christine Pascal
“Undercover”
cosmic jive records
“Ce Je Ne Sais Quoi”
milano
And The Queens Comelade, Ramon Prats,
“Paranoïa, Angels, True Love”
La pop made in France se porte bien. C’était en 1964, ils se tapaient because Lee Ranaldo
On ne parle pas ici des caciques de dessus pour des options vitales : BSA Cette superproduction indique-t-elle “Velvet Serenade”
Staubgold
la variétoche qui se revendiquent du ou Lambretta ? Le temps a passé et, que Chris — Redcar a succombé à la
disco (en se brêlant lamentablement aujourd’hui, fort heureusement, tous folie des grandeurs ou témoigne-t- Au départ, il y a cette somme
les crayons dans les influences et les roulent côte à côte en direction de elle d’une volonté de se ressourcer incontournable sur le Velvet
références), mais de jeunes artistes Brighton. Là, ils peuvent parler de leur en arpentant d’autres territoires ? Underground, “Linger On”, publiée
qui, comme Later scruté il y a peu, font passion commune, la musique... En annonçant “le second volet d’un l’année dernière, signée par Ignacio
du neuf avec de l’ancien. Oh, ça n’est Tout de même, chacun des deux styles geste opératique”, en alignant sur près Julia, rédacteur en chef de “Ruta 66”,
pas véritablement un truc d’aujourd’hui véhicule toujours une certaine idée de quatre-vingt-quinze minutes vingt fleuron de la presse rock espagnole.
puisqu’en 2000, Phoenix — qui est de ce qu’il faut pour avoir la classe, morceaux répartis en trois ensembles, Pour sa sortie, Julia a l’idée d’un concert
forcément le mètre étalon de la nouvelle le style. French Boutik a choisi son en déclinant le concept d’un processus et du flair, contacte Comelade, pense
garde —, déboulait avec son excellent camp : mods ! Constitué de musiciens de deuil articulé autour de l’expérience initialement à Thurston Moore, dont le
“United” : un premier album moderne français — Serge Hoffman (guitare, autobiographique de la perte d’un label, Ecstatic Peace!, publie l’ouvrage,
réalisé par des gamins inspirés qui chant), Jean-Marc Joannès (basse), amour et de sa mère, il est évident invite le batteur de jazz crossover
savaient ce qu’ils devaient à leurs Gilles François (batterie) — avec un qu’il n’a pas sacrifié à la facilité. Ramon Prats. Moore indisponible,
prédécesseurs. Solomon Pico s’inscrit organiste britannique, Toby Kinder Le virage anglophone amorcé c’est Lee Ranaldo, alors en tournée
dans cette tradition de groupes (parfois (ex-Gene Drayton Unit) et une précédemment est maintenant européenne, qui officiera. Ultimatum
des one-man bands...) qui considèrent chanteuse venue de San Francisco, acté, puisque, à part quelques de Comelade : une seule date. Le
que composer de chouettes mélodies Gabriela Giacoman, le groupe parisien bribes révélatrices (“Qu’est-ce que choix des titres est établi, Lee apporte
sur des suites d’accords les moins déjà responsable de “Front Pop” (2016) tu veux que je te dise en français ?”), une composition, “Lou’s Blues”, on
et “L’Ame De Paris” (2019), tourne organise une répétition, et le trio joue
intensément outre-Manche tandis que finalement en avril 2022, à Banyoles
sort son troisième album. Le choix du près de Gérone. Il a pour le moins
titre général, “Ce Je Ne Sais Quoi”, le duende, dès l’ouverture sur “All
est symptomatique, l’expression Tomorrow’s Parties” où le piano de
faisant partie de celles que les Comelade évoque l’impressionnisme
anglophones connaissent en français d’un Keith Jarrett avant de tourner
dans le texte. Le mariage des deux motorik sur un “What Goes On”
cultures... Même si, musicalement, frénétique. Climax époustouflant sur
French Boutik a su dépasser le stade “I’m Waiting For The Man”, drainant
de l’admiration béate des inspirateurs subtilement l’héritage de Sonic Youth,
(toute une galaxie, évidemment), suivi d’une version ahurissante du
Serge Hoffman, principal signataire, complexe “Ocean”, précédant le final
conserve l’idée que ses chansons, en apesanteur sur “Femme Fatale”.

banales possible, jouées avec de vrais un seul titre (“Aimer, Puis Vivre”) renoue
instruments, reste une belle initiative. avec cette appétence pour la chanson
Des musiciens pour qui arranger une décalée qui avait assuré la réussite
chanson tient de l’orfèvrerie et qui, de son premier album et lui permet
bien qu’influencés par les maîtres d’exorciser sa solitude (“Tu me l’as
d’avant, essaient de tirer leur épingle promis que je ne serai jamais seul/
du jeu en y allant de leur touche Et pourtant je suis seul”). Dommage
personnelle. Or donc, si on apprécie quand on constate alors combien il a
tout ça, il n’est pas facile de résister le sens de la formule qui fait
aux onze titres de cet Antoine qui mouche : “Et j’irai partout où mon
bosse avec ses copains (dont un cœur chavire”. Mais ce changement
batteur qui l’a aidé pour le mixage) linguistique correspond à une volonté
et propose une pop grand-angle de s’internationaliser et d’aller au
défendue en anglais (il a sévi outre- bout de ses rêves, tout comme la
Manche par le passé), ouverte sur comme celles de Ray Davies, doivent collaboration artistique avec Mike Devant le résultat, décision est prise
un avenir qu’il sait certainement refléter le monde dans lequel il vit, Dean (Beyoncé, Lana Del Rey) ou, illico de graver cette unique prestation.
compliqué. Truffées de détails sans oublier ce qu’il convient d’ironie : pour trois duos, la participation Raph Dumas, vieil acolyte de Comelade,
jouissifs (les lignes de basse, les “Premier De Cordée” (philippique de Madonna, notamment sur le très assure le mastering, avant de confier
touches de synthé sur “Joanna”), anti-Macron qui avait préalablement réussi “Angels Crying In My Bed” où ce bijou à l’excellent label allemand
d’une musicalité plus qu’honorable, inspiré “Le Mac”), “Au Flamingo”, son récitatif succède à la performance Staubgold (To Rococo Rot, Vivien
“Dream On”, “Save Me”, “Underwater” “L’Humanité”, “Samsung Partout”... vocale cristalline de Chris — Redcar. Goldman, Flying Lizards), dirigé par
ou “Here We Are”, à défaut d’être des Produit par Andy Lewis, ancien DJ Ce dernier délaisse totalement Markus Detmer, qui en 2003 a pris
tubes de l’été pour des programmateurs du Blow Up, l’album charme par sa l’option dance pleine de peps ses quartiers à Perpignan. Exit toute
radio souvent frappés d’hypoacousie, vivacité et la permanente recherche qui le vit triompher, il calme le nostalgie, c’est un chef-d’œuvre !
seront très certainement ceux du nôtre. d’un break, un pont ou une sonorité jeu et privilégie rythmes lents et ✪✪✪J
✪✪✪J (comme un solo de flûte par Suzanne mid tempo, au risque d’engendrer la ALEXANDRE BRETON
Jerome Soligny Shields) pouvant enrichir les morceaux. lassitude malgré des atmosphères
✪✪✪ prégnantes (“Big Eye”) et des
Jean-William THOURY moments exquis (“True Love”).
JJJ
H.M.

068 R&F JUILLET 2023


Marlow Rider La Caravane
“Cryptogenèse”
Bullit
Passe
“Hôtel Karavan”
budde music/ SONy
Du rockabilly qu’il adore et connaît
à fond, Tony Marlow conserve Pour célébrer ses vingt ans, La
l’instrument emblématique, la Caravane Passe offre, en guise de
contrebasse, pour entreprendre une gâteau d’anniversaire, un album qui
aventure à la Mountain, Blue Cheer, revisite des chansons puisées dans sa
James Gang, BBA, etc. Adolescent, il consistante discographie (dont le plus
a aimé et joué cette musique. Power réussi, “Nomadic Spirit”, est également
trio sur une base heavy blues tendance le plus récent). Mais bien plus qu’un de
psyché, Marlow Rider s’annonce avec ces best of avec invités de circonstance,
“First Ride” (Rock Paradise, 2021) c’est l’occasion pour le quintette
et enfonce le clou avec un deuxième d’affirmer son ancrage cosmopolite
album dans les mêmes teintes. Tony en réunissant une flopée de musiciens
Marlow (chant, guitare), Amine Leroy dont il se sent proche : des chanteuses,
(contrebasse) et feu Fred Kolinski des chanteurs et des musiciens
(batterie) ne reculent devant rien, originaires du Brésil, de Hongrie,
allant jusqu’à convoquer les grands du Cameroun, d’Algérie ou de Turquie,
esprits, les prophètes du genre, mais aussi des Français adeptes de
Cream et Jimi Hendrix Experience, la même ouverture multiculturelle,
en interprétant “Sunshine Of Your de Sanseverino à Tryo en passant
Love” et “Highway Chile”... Gonflé ? par La Rue Ketanou ou Mouss
& Hakim et la figure tutélaire du
regretté Rachid Taha. Malgré une
longueur excessive sans doute due
à une volonté trop démonstrative, la
réussite de l’entreprise réside dans
le constat qu’il n’y a rien d’artificiel
dans ces collaborations pléthoriques :
en proposant de nouvelles versions,
elles mettent en évidence l’authenticité
d’une démarche qui prône un melting-
pot musical fédérateur puisant avec
une joie de vivre communicative
aussi bien dans le hip-hop que
dans le rock, les rengaines populo,

Certes ! L’hommage prend la forme


de l’évocation avec “Hard Drivin’
Rock’n’Roll”, à la Led Zeppelin énervé.
Si la première moitié est en anglais,
l’album a la noble particularité de
présenter toute une face en français,
ce qui incite Tony Marlow à se révéler
de manière encore plus personnelle.
Sans jamais utiliser le mot concept,
disons que les textes des six morceaux
évoquent sa trajectoire, de la Belgique
à la Corse (“Le Grand Voyage”), les
premiers concerts (“Pielza Eden”), la
montée à la capitale (“De Bruit Et De
Fureur”), les nuits agitées (“Eclectic”), les airs tziganes, le jazz manouche ou
l’amour (“Comme Un Cran D’Arrêt” les rythmiques africaines. Elles affirment
avec la complice Alicia F.), le deuil le talent d’un groupe qui s’est bâti un
(“Le Temps Efface Les Blessures”). répertoire digne de ce nom grâce à sa
Autre rocker de Montreuil, Seb le musicalité exigeante et à un chanteur
Bison (patron du label Bullit) assure enjôleur. En parant les morceaux de
la production, au studio Cargo, avec bravoure de nouvelles résonances
tout le talent nécessaire à la réussite grâce à des envolées musicales
de l’entreprise, partageant une philo- enthousiasmantes, elles soulignent
sophie que souligne par ailleurs une la force de chansons où les textes
pochette signée Tristam De4. habiles sont boostés par des mélodies
✪✪✪ imparables, comme “Frog Fiesta”
Jean-William THOURY (avec la fanfare Ekrem Mamutovic
Orkestar), “Baba” (avec Rachid Taha),
ou “J’Bivouak” (avec Mehdi Nassouli).
JJJ
H.M.

JUILLET 2023 R&F 069


Réédition du mois

européaniste (voir son album solo, “Euroman de l’époque, assure les chœurs de “Paradise” avec
Cometh”), Hugh Cornwell, après l’expérience la chanteuse de Polyphonic Size que Burnel avait
de “Cruel Garden”, dans lequel il fricotait avec produite, l’intro de “All Roads Lead To Rome”
le jazz manouche de Django Reinhardt, souhaitait est directement empruntée à celle de “Chercher
donner plus de place aux guitares acoustiques, si Le Garçon” de Taxi Girl, la mélodie de “Midnight
possible espagnoles, Burnel jouant de la basse de Summer Dream”, magnifique, a été trouvée par
manière beaucoup moins agressive que ce à quoi le bassiste, et Cornwell, comme sur tout le reste
il nous avait habitués. Par-dessus quoi allaient se de l’album d’ailleurs, y chante à merveille. “Let’s
télescoper les synthés d’un Dave Greenfield très Tango In Paris” (l’amour du chanteur pour les jeux
inspiré, et la batterie électronique de Jet Black, de mots ne l’a heureusement jamais perdu) semble
une première pour le groupe. L’album devait être échappée d’un “Barry Lyndon” new wave, et le
épuré, intimiste, calme. La raison est peut-être disque s’achève avec deux beautés, “Blue Sister”,
plus simple : Cornwell et Burnel fumaient alors dont Cornwell est très fier car elle le fait penser aux
beaucoup d’héroïne, qui n’est pas exactement Doors, et “Never Say Goodbye”. Cette splendeur
une drogue excitante. D’où ces morceaux durant du début des années quatre-vingt ressort avec
lesquels on peut presque les visualiser piquer du les mêmes bonus que la réédition de 2001, mais
nez. Dans un livre d’entretiens avec un journaliste pour ceux qui ne l’ont pas, le son est parfait pour
avec lequel il détaille l’intégralité du répertoire du mettre en exergue un mélange inédit de froideur

The Stranglers groupe jusqu’à son départ, Cornwell spécifie que


durant l’enregistrement de l’album, chaque membre
des Stranglers était très amoureux. “Feline” est par
(les synthés, les batteries) et de chaleur (les
guitares acoustiques, la basse). Après cela,
les Stranglers allaient connaître d’autres succès,
“feline” conséquent un disque assez rêveur et romantique. mais plus rien ne sera jamais aussi fort qu’avant.
BMG (Import Gibert Joseph) La petite amie du bassiste, Anna von Stern,
piquée à un célèbre journaliste de rock français Nicolas Ungemuth

Plus rien ne sera jamais


C’est donc il y a quarante ans. Les Stranglers
vivaient la fin d’une extraordinaire période de
créativité. Il y eut les deux premiers albums,
punk, mais pas comme les autres disques punk,
puis le disque pivot “Black And White”, le suivant,
extraordinaire, “The Raven”, prenant encore plus
aussi fort qu’avant
ses distances avec les origines de 1977, ensuite
“The Gospel According To The Meninblack”,
grand album incompris, et finalement “La Folie”,
sauvé par deux tubes sortis en single à l’époque,
“Golden Brown” et “Strange Litte Girl”. Auréolés de
ce succès, les Stranglers pouvaient changer de label
et signer chez CBS, la maison des Clash, l’une des
grandes majors de l’époque. Qu’allaient-ils faire ?
Un album sidérant, qui n’avait une fois de plus rien
à voir avec ce qu’ils avaient pu faire au préalable.
En 1983, “Feline” a été un choc. Beaucoup l’ont
adoré — le disque a connu un succès inespéré en
France où on n’a pas toujours mauvais goût —,
d’autres n’ont rien compris et se sont sentis trahis.
Ce fut le cas du punk parisien “Fuck”, qui s’est fait
démonter à La Mutualité par Burnel après l’avoir
provoqué depuis le début du concert. Etre punk
en 1983, franchement, quelle idée, aussi ? Les
Stranglers, donc, avaient pour habitude, comme
Photo Paul Natkin/ Getty Images

les plus grands, de ne jamais faire deux fois le même


disque. Mais avec “Feline”, la surprise fut encore
plus grande qu’avec “The Gospel According To The
Meninblack”. Le concept, car les Stranglers, même
en déconnant, étaient très conceptuels, était de se
pencher sur la Méditerranée après avoir abordé The Stranglers, Chicago, avril 1983
les pays nordiques. Burnel était en plein trip

070 R&F JUILLET 2023


Rééditions par Nicolas Ungemuth

Vénéré par beaucoup de gens de goût


“Slip Inside This House”) sont de 1971 le frustrait. Seuls les amateurs
évidemment au rendez-vous, mais pourront dire s’il est meilleur ou non
ce sont les morceaux de “Bull Of The que l’original. Pour le reste, “A Space In
Woods”, débarrassés des parties de Time” est assez sympathique, mais au
cuivres dont le groupe ne voulait pas, rayon chansons, c’est un peu la pénurie.
qui prennent enfin leur envol. On y
entend un Roky méconnu, tendre,
grand chanteur délicat qui n’envoie pas
la purée comme sur les deux premiers
Chris Spedding
“The RAK YEARS”
albums, sur des compositions plus Cherry Red (Import Gibert Joseph)
nuancées. Excellent travail (et bel objet)
pour un groupe qui a été vénéré par Lorsqu’on parle de guitar heroes anglais
beaucoup de gens de bon goût, des des années soixante-dix, Chris Spedding,
Cramps aux Jesus And Mary Chain. l’antithèse d’Alvin Lee, s’impose
comme l’un des plus grands.

Ten Years After


“a space in time”
Chrysalis (Import Gibert Joseph)

Il y a forcément des lecteurs de


Rock&Folk qui trouvent Ten Years
After épatant, donc signalons cette
réédition d’un album intéressant car
truffé de guitare acoustique, contenant
le morceau “I’d Love To Change The
World” devenu un petit classique. Chris
Kimsey, proche d’Alvin Lee, a réalisé un

13th Floor extraordinaire. Ceux qui l’ont conçue


sont des connaisseurs et ont choisi
nouveau mix de l’album puisque celui

Elevators une version stéréo (car le groupe a


enregistré en stéréo) lorsqu’elle est
“13th of the best”
Charly (Import Gibert Joseph) meilleure que la mono, et inversement.
En ce qui concerne “May The Circle
Il faut saluer la maison Charly. Le Remain Unbroken”, chef-d’œuvre de
label, longtemps notoirement pourri, Roky fermant le bal du dernier album,
a effectué une mue spectaculaire au “Bull Of The Woods”, ils sont allés
début des années quatre-vingt-dix chercher un mix destiné à un single,
et s’est lancé dans des rééditions mais jamais sorti. Plus clair, légèrement
rivalisant avec le meilleur de Light In plus rapide, il livre une somme de
The Attic. Il faut entendre, par exemple, détails sonores prouvant que, des
les nouvelles versions des disques des années avant les Spacement 3,
Small Faces, supervisées et validées les Elevators avaient tout inventé.
par le seul survivant du groupe, Kenney Comment ces gens ont-ils pu concevoir
Jones. Et puis il y a eu le catalogue pareille musique dès les premiers mois
des 13th Floor Elevators. Le premier de 1966, cela reste un mystère. Il y a
album, puis un coffret réunissant les bien sûr la violence du garage américain,
quatre, sachant que le troisième est un mais aussi ce psychédélisme ultra
faux live et que pour le dernier, il n’y a précurseur (Jefferson Airplane et le
que trois titres incluant Roky Erickson. Grateful Dead n’allaient sortir leurs
Il ne s’agit donc plus de morceaux des premiers vrais albums qu’un an plus
Elevators. Mais ces deux rééditions tard) qui ne ressemble à aucun autre. Ni
sorties en édition limitée sont devenues à celui à la mode en Californie, ni à celui
chères ou introuvables. Pour ceux qui des Beatles de “Revolver”. Les grands
souhaitent découvrir le groupe texan classiques du groupe (“You’re Gonna Miss
dans des conditions optimales, il faut Me”, “Roller Coaster”, “Reverberation
opter pour cette compilation proprement (Doubt)”, “I’ve Got Levitation”,

JUILLET 2023 R&F 071


Rééditions
D’abord, il avait un goût exquis lorsqu’il tout le reste ? Peu importe, une chose
faisait sonner sa guitare. Ensuite, le est sûre : on parle d’une immense
mercenaire a été employé par les compositrice, depuis ses débuts.
meilleurs, à qui il a monnayé tout son La collection de Ace, régulièrement
savoir-faire, et il n’était pas mince. Le excellente, dédiée aux reprises de
beau gosse toujours chic s’est exprimé songwriters anormalement doués,
sur les albums de Brian Eno, John Cale montre une fois de plus la grandeur
ou Bryan Ferry, entre autres. C’est de cette petite femme. “I Will Always
un CV impressionnant, d’autant que Love You”, que Whitney Houston a
ses employeurs sortaient alors leurs envoyé en haut des charts mondiaux
meilleurs albums. Spedding s’était pendant près de deux ans, a été repris
lancé dans l’aventure solo dès le par plus de 250 musiciens. C’est ici
début des années soixante-dix, mais Linda Ronstadt qui s’en charge, et c’est
lui-même affirme que c’est en 1976 très bien. “Jolene” a eu l’honneur de
qu’il est passé aux choses sérieuses. deux cents versions, ce sont les White
Ses deux premiers albums, “Chris Stripe en live qui revisitent ce morceau
Spedding” et “Hurt”, sont plutôt étrange pour l’anthologie en question.
réjouissants, avec une esthétique néo Ce qui reste étonnant, en dehors des
fifties un brin glam, une bonne voix, mélodies, c’est son talent de parolière
et une modestie guitaristique tout très singulier pour une chanteuse de
à son honneur (sauf sur le morceau country. Dans “Coat Of Many Colours”,
très novelty “Guitar Jamboree” qui l’une de ses réussites majeures, elle
n’a par ailleurs aucun intérêt). Le raconte comment, enfant, sa mère
problème de ces grands musiciens lui cousait des manteaux à partir de
de studio, c’est que généralement, différents chiffons, et comment les
ils ne savent pas vraiment composer. enfants se moquaient d’elle lorsqu’elle
C’est le cas de Spedding, qui s’en sort allait à l’école. Dans “Down From Dover”
pas mal tout de même au début, mais (dynamité par Nancy et Lee, mais
qui se casse la gueule avec “Guitar reprise pour Ace par deux anciens
Graffiti” (bizarre disque incluant des Mekons), elle raconte l’histoire d’une
titres live) et “I’m Not Like Everybody femme qui s’est fait engrosser par
Else”, un peu déprimant, comme en un homme qui a disparu. La famille
atteste le morceau très amer “Musical a honte, la bâtarde sera mort-née.
Press”. Pour fanatiques seulement. Tremble, Nick Cave... Le reste de
la compilation aligne du beau monde :
Porter Wagoner, bien sûr, Betty Lavette

A Way (pour un album impeccablement titré


“I’ve Got My Own Hell To Raise”), Merle
To Make A Living Haggard qui était fou amoureux de Dolly
mais n’est jamais parvenu à la faire
“the dolly parton songbook”
Ace (Import Gibert Joseph) tomber dans ses rets, Buck Owens,
les Everly Brothers ou Glen Campbell
Chez Dolly Parton, on ne sait trop ce qui qui livre une version magistrale
est vrai. Les cheveux ? Ce qu’il y a sous de “Light Of Clear Blue Mountain”.
la chemise ? Et aujourd’hui, à peu près Une sacrée femme, cette Dolly.

072 R&F JUILLET 2023


Calexico et ressort en belle version, avec un CD live
qui montre que sur scène aussi, Burns et
“feast of wire”
City Slang (Import Gibert Joseph) Convertino n’étaient pas des débutants.

Quand on a fait partie de l’un des meilleurs


groupes américains pendant une dizaine
d’années, il y a peu de chances qu’on The Mamas
se mette à faire n’importe quoi par la
suite. Joey Burns et John Convertino,
& The Papas
“cass, john, Michelle, dennie”
au sein de Giant Sand, ont participé à Sundazed (Import Gibert Joseph)
une série d’albums impressionnants
(“Storm”, “Rant”, “Swerve”, “Center Le deuxième album des Mamans et des
Of The Univers”, entre autres) ainsi qu’à Papas est naturellement adorable mais
l’excellent projet parallèle plus country, manque de tubes comme “Monday
The Band Of Blacky Ranchette. Un jour, ils Monday” ou “California Dreamin’”.
ont décidé d’abandonner leur collaboration En fait, il manque de grandes chansons
avec le fantasque Howe Gelb ; peut-être tout court, et la reprise intéressante de
son amour du chaos musical les avait-il “Dancing In The Street” des Vandellas
lassés, personne ne sait vraiment. Giant par une Mama Cass très en forme ne
Sand sans Burns et Convertino est devenu réussit pas à changer le constat malgré
nettement moins passionnant, mais Burns les musiciens de la Wrecking Crew
et Convertino sans Gelb ont montré qu’ils (Hal Blaine, Tommy Tedesco, etc.) et la
pouvaient voler de leurs propres ailes, avec production de Lou Adler, grand manitou de
beaucoup de talent. Le projet Calexico a la pop locale en ces années-là. En réalité,
donc été monté, avec un premier album ces Californiens aux voix exquises n’ont
sorti en 1997, et un premier chef-d’œuvre jamais été un groupe à albums, et il serait
un an plus tard, “Black Light”. La presse grand temps de rééditer le coffret de trois
est tombée à genoux, Jean-Louis Murat CD (une longbox, pour ceux qui causent
a voulu travailler avec eux. On comprend le jargon) sorti il y a bien longtemps et
pourquoi. Burns et son acolyte ont eu devenu introuvable. C’est l’idéal pour
une idée parfaitement inédite. Mélanger avoir le meilleur, et pas le superflu. o
leur rock démantibulé (la spécialité de
Giant Sand, toujours équilibriste) à des
influences venues de chez Morricone,
du jazz des films noirs des années
quarante, et des orchestres mariachi qu’ils
connaissaient par cœur puisqu’ils venaient
de Tucson, à une centaine de kilomètres
de la frontière mexicaine. Le mélange s’est
révélé fantastique, et les deux hommes
aussi bons compositeurs que leur ancien
patron. Les disques de Calexico n’ont
jamais déçu, mais en 2003, le groupe
a sorti l’un de ses meilleurs, “Feast Of
Wire”. Cette beauté fête ses vingt ans

JUILLET 2023 R&F 073


Réhab’ par Benoit Sabatier

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains


albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ?
Place à la défense.

“Les journalistes se sont mis à penser


qu’ils auraient l’air plus cool en me dégommant”

Ray Dorset
“COLD BLUE EXCURSION”
Dawn/ Pye

PEUT-ON TIRER LA TRONCHE SI L’ON DÉCROCHE UN DES PLUS sur le même billet que Procol Harum, Black Sabbath, Badfinger, Rod
GROS HITS DE TOUS LES TEMPS ? Ray Dorset a la réponse : c’est oui. Stewart et les Faces, la tête d’affiche, c’est eux. Ray devrait prendre
Quand il est interrogé au sujet de “In The Summertime”, chanson composée des vacances, mais non : le voilà élaborant un projet solo. “Cold Blue
pour son groupe Mungo Jerry, troisième single le plus vendu au monde, Excursion” sort alors que Mungo Jerry écume l’Asie et l’Océanie. Le
30 millions de copies écoulées, numéro un dans vingt-six pays, le chanteur chanteur a enregistré son propre album ? Le public n’en a cure, il réclame
oublie toutes les règles de courtoisie. Obtenir un succès aussi pharaonique “In The Summertime”. Les journalistes se font un malin plaisir à traiter
dès leur premier morceau, en 1970, était-ce un encouragement ou une le disque par-dessus la jambe. Ils écoutent déjà rarement les produits
malédiction ? Réponse : “Je déteste qu’ils chroniquent, alors un Mungo
cette question. Si vous possédez un Jerry, encore moins, et encore encore
minimum d’intelligence, répondez-y moins le caprice solo du clown à rouf-
vous-même”. A chaque concert, vous laquettes — pas la peine de jeter une
devez chanter “In The Summertime”, y oreille là-dessus, on sait d’avance à
a-t-il une lassitude ? “Vous avez réussi quoi ça ressemble : du Joe Cocker
à poser une question encore plus débile, pour enfants, du Johnny Winter
chapeau”. Dorset hait les journalistes, et d’opérette, Creedence Clearwater
il y a de quoi : contrairement au public, version anglaise, naze et nulle. Sauf
les scribouillards ont toujours méprisé que non. Tout faux. On a ici affaire à
son groupe — trop rustaud, jouasse, un surdoué de la trempe des Ronnie
plouc, aucune imagination, aucune grâce. Lane ou Steve Winwood. “Cold
Même leur nom, Mungo Jerry, pioché Blue Excursion” écrabouille tous
dans un poème de T. S. Eliot, leur vaut les disques de Mungo Jerry — la
des sarcasmes. Le plus condamnable genèse de l’affaire étant antérieure au
étant l’incroyable succès de ce morceau groupe. Ray répond à une petite an-
débile célébrant l’été, “Quand le temps nonce, “Recherche formation dans le
est beau, tu as des femmes/ Tu as des style The Doors et Love”, s’en va audi-
femmes dans la tête/ Prends un verre, tionner, joue un de ses morceaux, “Cold
ta voiture, pars en virée”, et son refrain Blue Excursion”. Il est embauché
pas prise de tête, “Sing along with avec trois collègues, ce sera le début
us/ Dee-dee-dee, dee-dee/ Dah-dah- de l’aventure Mungo Jerry. Mais
dah, dah-dah/ Yeah we’re hap-happy”. Dorset estime que cette compo,
Allô, Shakespeare ? La musique, au “Cold Blue Excursion”, et plusieurs
diapason : pas du Stravinsky — du rock chansons qu’il crée au fur et à me-
basique avec des rebuts de blues, sure, ne conviennent pas au style
skiffle, boogie, swamp, ragtime. Alors bonne franquette pratiqué par ses
que Kraftwerk sort son premier album, voilà ces péquenauds provoquer collaborateurs : il se les met de côté. Solo, il peut laisser exploser sa
une véritable Mungomania avec de la feelgood musique au ras des créativité. Pop baroque, rhythm’n’blues orchestral, folk exubérant, gospel
pâquerettes. “Mes pieds n’ont pas eu le temps de toucher le sol. Je n’avais romantique, mélodies épiques, cordes et cuivres hypnotiques, flûtes de
Photo David Warner Ellis/ Redferns/ Getty Images

jamais quitté le Royaume-Uni, je prenais désormais l’avion tous les deux chambre, arrangements panoramiques, c’est un émerveillement d’un bout
jours. Nous étions invités à dîner, reçus dans les meilleurs clubs, mangions et à l’autre — avec comme points d’orgue “Nightime” et “Because I Want
buvions gratuitement autant que nous le voulions. Des gens qui auparavant You”. Jamais Arthur Lee n’a pu accomplir une telle échappée solo, avec
me snobaient soudainement se présentaient comme mes meilleurs amis.” un tel souffle. Furieux de cette incartade, et profitant de sa déconfiture
Deux mois plus tard : “Les journalistes se sont mis à penser qu’ils auraient commerciale, les membres de Mungo Jerry tentent de virer leur leader-
l’air plus cool en nous dégommant, et les querelles au sein du groupe ont compositeur. Malheureusement, le coup d’Etat échoue — ce sont eux
commencé de tout bousiller.” Ray Dorset n’est pas seulement le frontman, qui se retrouvent éjectés. “Cold Blue Excursion” reste l’unique album
chanteur, guitariste, multi-instrumentiste, le visage de Mungo Jerry, avec solo de Ray Dorset. C’est rageant — la seule bonne raison pour qu’il tire
afro et rouflaquettes impressionnantes : c’est en plus lui qui fournit, sur la tronche. H
leurs trois albums sortis en 1970 et 1971, l’essentiel des compositions.
Dont “Baby Jump”, autre single numéro un en Angleterre. En live, Première parution : janvier 1972

074 R&F juillet 2023


juin 2023 R&F 075
Vinyles par Eric Delsart

Clin d’œil au plus célèbre des lupanars parisiens


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.
Backwards”, tubes certifiés, le reste meilleurs représentants du genre ? aujourd’hui (le chanteur-guitariste
Rééditions de l’album frappe encore aujourd’hui
par sa créativité et ses prises de
Après “Can’t Buy A Thrill” en fin
d’année dernière, c’est le deuxième
Ian Kay a aujourd’hui son excellent
projet solo, la bassiste Zaza Sharps
Tame Impala risque. Cette réédition propose sur
un troisième disque des extraits de
album du duo new-yorkais sorti en
1973 qui revient sous divers formats,
joue dans les formidables Jack Cades),
son unique album bénéficie d’une
“Lonerism” sessions un peu bordéliques, ainsi que allant du CD au vinyle jusqu’au magnifique réédition avec pochette
Modular
les démos de deux morceaux inédits délire audiophile (et dispendieux) alternative (à rabats !) et titres bonus
Il y a dix ans sortait le deuxième album nommés “Retina Show” (qui sonne du label Analogue Productions. Pour (dont une belle reprise de “You Ain’t
d’un musicien australien en exil à comme du Pond) et “Sidetracked l’édition vinyle simple, on a droit à Tuff” des Uniques). Un disque à
Paris. “Lonerism”, ode à la solitude Soundtrack” (un morceau prometteur une remasterisation à partir des connaître pour ses reprises stylées
conçue dans le confinement d’un qu’on aurait aimé voir Parker bandes originales supervisée par d’obscurités sixties (“Up There” de
appartement du 14e arrondissement développer). Par contre, gros regret : Donald Fagen himself. C’est encore The Scoundrels, “Got To Have Your
où Kevin Parker entassait instruments, le single “Led Zeppelin”/ “Beverly un disque de pop, certes saupoudrée Lovin’” de Oscar & The Majestics).
amplis et machines diverses dans Lauren” livré dans certaines versions de jazz (notamment sur les soli),
un grand tourbillon créatif, est tout du pressage original de “Lonerism” où les mélodies sont reines et
simplement un des disques rock les
plus importants du XXIème siècle.
ne figure pas dans ce coffret. Au prix
auquel sort l’objet (plus de 60 euros
l’exécution impressionnante (“Your
Gold Teeth”, “Pearl Of The Quarter”).
Les Abranis
Influent de par sa conception — il en général), c’est dommage.
“Amazigh Freedom
montrait qu’on pouvait très bien faire
Rock 1973-1983”
Bongo Joe
de chez soi un album aux ambitions
The Missing Souls
soniques folles, ouvrant la voie à un
âge d’or du home studio —, il reste
Steely Dan “The Missing Souls” Le label suisse Bongo Joe, connu
notamment pour ses compilations
un des opus les plus emblématiques du
“Countdown To Ecstasy” Dangerhouse Skylab
de trésors tropicaux (de “Soul
Geffen/ Ume
renouveau de la musique psychédélique En 2016, avec leur premier album Sega Sa!” à Alain Peters) et ses
de ces dernières années, un disque Des Lemon Twigs à Drugdealer, éponyme, The Missing Souls avaient découvertes d’artistes psychédéliques
majeur, beau et influent. Si on a trop le soft rock a le vent en poupe en mis du baume au cœur à tous les turcs (Altın Gün, Derya Yıldırım
entendu désormais les classiques ce moment, alors quoi de mieux amateurs de rock garage et soul & Grup S,ims,ek) propose un focus
“Elephant” et “Feels Like We Only Go que de remonter à la source avec les vintage. Si le groupe n’existe plus sur Les Abranis, groupe algérien

Photo Bruno Berbessou


des années 70-80. Exilé en France
après l’indépendance du pays qui,
dans un élan nationaliste, voyait
Nouveautés
d’un mauvais œil la musique rock,
surtout chantée en kabyle, le groupe Hayden Besswood
a publié quatre albums entre 1977
“Colors And Vows”
Requiem Pour Un Twister/ Wax Buyers Club
et 1983, dont sont tirés les morceaux
rassemblés ici. Le mélange de rock Pour son premier album solitaire, le
et de chaabi proposé par les Abranis Nantais Quentin Le Gorrec s’est créé
sonne formidablement minimaliste un alter ego nommé Hayden Besswood,
sur les premiers morceaux avec son avec lequel il monte dans son coin des
clavier lumineux (“Athedjaladde”), puis cathédrales psychédéliques faites
prend des détours funky (“Akoudar”) maison. Multi-instrumentiste, il joue
et même reggae (“Avehri”). Quelques de tout ici, excepté la batterie, et crée
titres, tel le superbe “Id Ed Was”, un univers riche où claviers et blip-
sonnent étonnamment actuels. blips synthétiques donnent un côté
space à des compositions planantes.
Quelque part entre Jim Noir, Lemon
Jelly et Air des débuts, “Colors And
“Rendez-vous Chic Vows” est un bel album de pop
Vol. 1 – Champagne aérienne où les mélodies restent
Party Au Chabanais” en tête (“Wastin Time Inside”).
Le Pop Club

Derrière ce nom en forme de clin


d’œil au plus célèbre des lupanars
parisiens se cache une magnifique
Wendy Martinez
compilation de morceaux instrumentaux
“Rivages Du Monde
des années soixante et soixante-dix.
Flottant”
Le Pop Club/ Belka
L’accent est ici porté sur les grooves
suaves construits autour de guitares Après un beau premier EP (“La
fuzz, orgues Farfisa et cuivres rutilants. Chevauchée Electrique”), l’album de
Si on ignorait qu’Al Kooper savait être Wendy Martinez était très attendu. Cette
sexy (“Soul Hoedown”), on apprécie chanteuse lyonnaise, qui est une des
de voir les fabuleux Polonais Niebiesko vocalistes du groupe psychédélique
Czarni être mis à l’honneur (“Nocny Gloria, propose un album plus éthéré
Alarm”) et on savoure quelques belles et lumineux que son autre projet,
découvertes comme Libre Esprit Moteur davantage dominé par les guitares.
(“Clubman Round-Up”) et Manzanilla Portées par des synthétiseurs discrets
(“Without Reason Or Rhyme”). On et une basse élastique, les mélodies
attend le volume 2 avec impatience. douces de Wendy Martinez mettent
en lumière sa voix feutrée, entre
pop rêveuse (“Le Grand Soir”) et
Wampas escapades orientalisantes (“Qu’as-
Tu Tu”), pour un album magnifique.
“Chauds, Sales
Et Humides”
“Singles 88-91”
Smap

Deuxième album des Wampas,


45 tours
“Chauds, Sales Et Humides” voyait
en 1988 le groupe mené par Didier
Parade
Wampas prendre ses distances avec
“It All Went Bad
le psychobilly de ses débuts, abandon-
Somehow”
Lollipop
nant la contrebasse pour une basse
électrique, et disant symboliquement Le morceau “Electric Fear” était un
adieu au mouvement (“Les Psychos des plus marquants de l’indispensable
Tournaient”). Certes, les influences compilation “Nuits Blanches” sortie en
sont toujours là (“Snuff”, “Quivoron”), fin d’année dernière. Bonne pioche, le
grâce notamment au jeu de guitare de morceau figure en ouverture du deuxième
Marc Police, mais l’avenir du groupe EP des Marseillais (quand même riche
s’annonçait plus punk. Comme son nom de sept morceaux) qui dévoile un groupe
l’indique, “Singles 88-91” rassemble qui a la bonne (et trop rare) idée de
des titres de la même époque, tel réveiller les fantômes du rock indie des
l’inénarrable “Touche Pipi”, mais aussi années 2000. Post-punk sur la forme,
les envolées surf de (“Surfin’ Colombey”) mais pop sur le fond, à l’image de
et des reprises fun (“Je Suis Un Voyou” “Summer Sunset” qui sonne comme un
de Coluche et “La Seule”, adaptation titre des Paddingtons, “It All Went Bad
de “She’s The One” des Ramones). Somehow” est une belle surprise. o

JUILLET 2023 R&F 077


Discographisme_68
par Patrick Boudet

de la pochette à un attrape-nigaud procurant


On ne juge pas un livre à sa couverture. au consommateur du plaisir (le mot est écrit
Et un album ? Chaque mois, notre en capitales), dont la recherche, si précieuse
spécialiste retrace l’histoire visuelle pour l’homme, est difficilement maîtrisable.
Le texte souligne que l’objectif de ce plaisir
d’un disque, célèbre ou non. est avant tout de faire gagner de l’argent à la
maison de disques, puis au groupe, renvoyant
l’acte artistique à sa plus triviale condition :
faire des bénéfices. Puis le consommateur,
déjà malmené dans son intégrité, est désigné
comme une “victime” et peut vérifier le piège
dans lequel il s’enlise en poursuivant ou
pas la lecture de ce texte. C’est l’injonction
paradoxale (le “double bind”, cher à l’école
de Palo Alto), soit le lecteur cesse sa lecture
(“Si vous avez l’esprit libre, vous devriez arrêter
de lire maintenant”) et, de fait, il obéit à
l’ordre intimé par le texte ; soit il succombe
au charme de l’entreprise analytique et saisit
les intentions manipulatrices cachées dans
l’esthétisme d’une pochette (“Comment
fonctionne un bon design commercial”).
Cette aliénante prise de conscience est
l’ultime argument commercial puisque,
après tout, l’auditeur est défini d’abord
comme un consommateur de produits
et que ce disque n’est qu’un produit.
Donc, la logique veut qu’il finisse
par l’acheter au moins pour la pochette,
car concernant la musique, le propos
stipule que décrire la musique relève
de la prérogative de l’auditeur, raison
pour laquelle il se doit d’acheter l’album.

L’analyse se prolonge au verso de l’album et


sur les macarons centraux du vinyle avec la

“Go 2”
même sagacité interprétative de la production
décorative d’une pochette de disque, nourrie
cette fois-ci d’informations techniques comme
le nom des musiciens, celui des techniciens,
XTC le numéro de l’album au catalogue Virgin…

Le lettrage utilisé est celui d’une machine


Première parution : octobre 1978
à écrire. Simple, dépouillé de toute volonté
ornementale, il fait penser bien évidemment

L ’arrivée du punk a bousculé


les lignes du business musical.
Et les labels importants, après une longue
dans leur clip de “This Is Pop” où un boucher
découpe des vinyles pour les vendre.
à celui des tracts politiques des années
soixante. Mais le choix des lettres blanches
sur fond noir évite le parallèle évident et
période d’hésitation, se sont rués sur tout Il est clair que formuler une telle requête attendu avec le billet de propagande.
ce qui leur semblait punk, new wave… auprès de l’acteur majeur de la conception
enfin, différent. Aussi, XTC (comprendre de pochette des années soixante-dix et du roi Quant au titre “Go 2”, il ne correspond à
“ecstasy”) a pu profiter de cette oppor- du marketing est surprenant. Car Hipgnosis aucun morceau sur l’album. C’est a priori
tunité en enregistrant son LP “White est le créateur de pochettes classieuses et une référence au jeu asiatique de stratégie,
Music” (1978) pour Virgin Records. conceptuelles qui ont marqué les rétines le Go, où des pions noirs affrontent des
comme “Electric Warrior” de T. Rex, blancs sur une planche quadrillée. Et
Presque tout sur cette première pochette “Houses Of The Holy” de Led Zeppelin, le 2 indique qu’il s’agit du second album.
respire la posture punk. Les membres ne “The Lamb Lies Down On Broadway” de Mais “Go 2” signifie en anglais “aller
jouent bien évidemment pas le jeu des Genesis, “Venus And Mars” des Wings… vers quelque chose” ou “vers quelque part”,
jeunes gens sages : corps tordus, regards et de presque toutes celles de Pink Floyd. définissant une proposition programmatique
dissociés, look vestimentaire noir et blanc du groupe et l’ensemble de sa production :
sur fond aussi noir et blanc. Serait-ce la Storm Thorgerson prend cette commande musique, paroles, textes et images.
pochette rêvée par Blondie pour “Parallel pour un vrai challenge qui va lui
Lines” qui sortira huit mois plus tard ? permettre de renouer avec l’essence Aussi, on a bien compris qu’afficher les règles
de la révolution des années soixante, induites de manipulation du consommateur
Devant cet amas de signes prêtant allégeance avant qu’elle ne soit récupérée et ne les annule pas, bien au contraire. Mais
à la cause moderne, Andy Partridge a des devienne un pur produit de consommation. elle pose XTC comme un groupe intellectuel
désirs de distinction pour la pochette du revisitant la pop et ses attributs, dont son
second album. Les poses anticonformistes Il imagine alors une pochette recouverte image qui participa amplement à son succès.
ou référentielles, les illustrations trash ou d’un simple texte décrivant scrupuleusement En effet, le rock aurait-il eu cette force de
à slogan ne l’inspirent pas, surtout elles son travail de designer et les pièges tendus pénétration auprès de la jeunesse sans les
finissent par sombrer également dans un pour inciter l’auditeur à acheter un disque. magazines, les émissions de télévision, les
conformisme pathétique. Aussi, Partridge D’abord factuel, “Ceci est une pochette de films et les pochettes, véritables vitrines
demande à Hipgnosis une pochette qui disque. (…) Nous espérons attirer votre des groupes ? Finalement, l’extase
serait l’antithèse absolue du produit ciblé attention et vous encourager à le choisir”, promise par XTC n’est pas seulement
commercialement. Idée déjà à l’œuvre le texte devient cynique, assimilant l’art musicale, elle est aussi intellectuelle. o

078 R&F JUIN 2023


Highway 666
revisited par Jonathan Witt

Groupes hard rock, groupes cultes Angel Witch). Le quartette cloue “Boy
Meets Girl”, morceau freakbeat à la guitare
très acide. Après un court intermède au sein
de At Last The 1958 Rock And Roll Show,
Anderson auditionne parmi trente autres
chevelus afin de devenir le chanteur et
(second) guitariste du Keef Hartley Band,
où il passe finalement trois années intenses,
de 1968 à 1971. Il y dévoile un timbre
puissant, rocailleux, et de vrais talents
de compositeur. Cinq albums plus tard,
des divergences musicales se font sentir
avec Keef Hartley, et l’Ecossais quitte
ses partenaires, en bons termes. Il se voit
immédiatement proposer un contrat comme
artiste solo chez Deram. Sa première
livraison est “Bright City” en 1971, sur
laquelle il est épaulé par quelques vieilles
connaissances comme Gary Thain et Peter
Dines — tous deux ex-collègues du Keef
Hartley Band — ainsi que Mike Weaver
et Eric Dillon, passé par Fat Mattress.
Roy Thomas Baker officie comme ingénieur
du son. “Bright City” est une agréable galette
qui démarre avec le splendide mid-tempo
“Alice Mercy (To Whom It May Concern)”,
qui rappelle un peu Neil Young, puis passe
du folk progressif avec flûtiau (“Shadows
’Cross My Wall”) à une pop ultra-mélodieuse
et finement ouvragée (“Grey Broken Morning”
et ses violons, “The Age Of Progress”).
Anderson bande les muscles sur l’ébou-
riffante “Nothing In This World” et son
riff syncopé, ainsi que sur les huit minutes
de “High Tide, High Water”, serties
Le gamin passe à la six-cordes d’un long solo virevoltant. Miller avait
cependant suffisamment de chansons
dans sa manche pour garnir deux opus et,
dès l’année suivante, il retourne en studio

Miller
accompagné de Weaver, Dines et Dillon,
ainsi que du bassiste James Leverton (ex-
Fat Mattress également). L’alchimie est
telle — la rythmique est remarquablement

Anderson
puissante — qu’il décide de fonder un
vrai groupe du nom de Hemlock, étonnant
quintette à deux claviéristes, et de publier
le disque, au départ prévu en solo, sous cette
étiquette. Plus varié et enlevé, ce très bon
HéROS DE L’OMBRE DU BLUES guère surprenantes : Elvis Presley, Eddie long format propose du R&B lourd (“Just
ROCK BRITANNIQUE, MILLER Cochran, Gene Vincent, Chuck Berry, et An Old Friend”, “Monopoly”), un boogie
ANDERSON PEUT SE TARGUER bien sûr le skiffle, très à la mode en ces tonitruant (“Mister Horizontal”). Plusieurs
D’AVOIR EU PLUSIEURS CARRIÈ- temps pré-Beatles. En 1965, il intègre son ballades, dans le registre folk primesautier
RES. Principale force créatrice du premier attelage sérieux, The Voice, avec (“Fool’s Gold”), du country-rock planant
Keef Hartley Band après des débuts lequel il décoche un an plus tard un premier (“Garden Of Life”) ou de la soul (“Broken
au sein de combos garage rock auteurs single garage rock dévastateur : “Train To Dreams”) témoignent d’un éclectisme
de singles viscéraux, il a aussi usiné Disaster”. Le combo décampe pour Londres. réjouissant. On y remarque la magnifique
deux opus passionnants, tombés dans C’est là que Miller rejoint The Scenery, dans et dylanienne “Young Man’s Prayer”, ainsi
l’oubli depuis bien longtemps. Il est lequel il côtoie Ian Hunter — alors à la que “Ship To Nowhere”, démarquage à peine
temps de les remettre à l’honneur. basse — et Mitch Mitchell, juste avant voilé du “We’re Going Wrong” de Cream.
qu’il ne croise le chemin d’un certain Le grand public reste de marbre. La troupe
Nous voici à Houston. Non, pas la cité protégé de Chas Chandler... The Scenery s’envole ensuite pour les Etats-Unis, afin
tentaculaire du Texas, mais le bucolique est le groupe résident des studios Regent de jouer en première partie de Savoy Brown
village écossais, à vingt-cinq kilomètres Sound et, à ce titre, est embauché pour et Uriah Heep. Elle y est promue comme
de Glasgow. Miller, comme mû par une accompagner David McWilliams, le futur “Miller Anderson With Hemlock”, ce qui
volonté supérieure, se taille une paire de auteur de “The Days Of Pearly Spencer”, provoque quelques remous. La séparation
baguettes dès ses cinq ans. Il cogne sur tout pour une tournée qui passe par le prestigieux est officialisée après une ultime tournée,
ce qui lui tombe sous la main, exaspérant Royal Albert Hall. Suite à un autre simple cette fois en Angleterre. En effet, Harry
ses voisins : bidons, pots de peinture, (“To Make A Man Cry”, dont la face B, Simmonds, manager de Hemlock, a
portes… Son père, harmoniciste, lui prête “Thread Of Time”, garage rock surpuissant, offert à Anderson, Leverton et Dillon
donc son instrument fétiche et l’initie au est à couper le souffle), Anderson s’associe de rallier son frère Kim, pilier de
blues ainsi qu’au rock’n’roll. Le gamin à Paper Blitz Tissue, où il sympathise avec Savoy Brown, pour son nouveau
passe à la six-cordes acoustique et apprend un Bill Bruford alors novice et au style jazz projet tourné vers le boogie.
la technique de la slide, mais aussi la guitare particulier — et qui finira remplacé par Dave Mais ceci est, déjà, une autre histoire... o
hawaïenne. Ses premières amours ne sont Dufort (futur batteur de Kevin Ayers et…
Qualité France par H.M.

L’influence de Georges Brassens et de Lou Reed


Parfois, la joie de découvrir des pépites autoproduites le dispute à la colère de savoir
ces réussites condamnées à une diffusion confidentielle. Et puis on se console en espérant
que ce ne soit qu’une première étape, en se persuadant que la notoriété n’a jamais été
synonyme de qualité et en se souvenant que le but même de cette rubrique est de donner
un coup de projecteur sur ceux qui évoluent en marge du système commercial,
comme les huit sélectionnés du mois parmi les trente-six parvenus à la rédaction.

Il est des disques qui, comme celui Achille Au Cœur Léger (de Fondé en 2000 par un Américain d’origine Originaire de Dinard, Poésie
de Richard Allen, relèvent de Paris) a déjà sorti deux singles avant arménienne qui s’est installé en nos Chevalier évolue en solo dans
l’évidence dès la première écoute. ce premier EP où il donne toute la contrées et y a rencontré sa partenaire le domaine de la chanson électronique
Lumineux et mélancolique, cet album mesure de son projet atypique et révèle musicale, le duo normand Deleyaman et n’a pas eu froid aux yeux en adoptant
égrène des chansons folk acoustiques un univers à la hauteur du nom qu’il s’est illustré dans une veine musicale à ce patronyme. Elle évolue seule en
sans prétention qui puisent leur force s’est choisi. Certains le rapprochent de la croisée des cultures, proche parfois de scène en s’appuyant sur les sons
dans des mélodies limpides, et un mini- Feu! Chatterton ou de Benjamin Biolay Dead Can Dance, qui a d’ailleurs repris concoctés par le talentueux James
malisme mettant en évidence la douceur avec lesquels il n’a en commun que l’un de ses titres. Ce nouvel essai, placé Eleganz, qui a produit et arrangé son
du chant et la fluidité de la guitare. le goût de textes francophones bien sous le signe de la poésie, célèbre un premier album en compagnie d’un autre
Né dans le centre de l’Angleterre, ce ciselés et d’une pop propice à toutes les lieu où l’Américain Henry Wadsworth musicien rennais. Cet environnement
chanteur-guitariste-auteur-compositeur ouvertures. Et d’ailleurs, il revendique Longfellow a conçu l’une de ses œuvres, electro pop plein de réminiscences
installé à Amiens depuis l’âge de quatre plutôt en un pied-de-nez l’influence et fait aussi appel à d’autres poètes des années quatre-vingt (comme les
ans mène sa barque en solo depuis de Georges Brassens et de Lou Reed. (comme Verlaine) pour certains textes. délicieux “Ma Poésie” et “L’Annonce”)
une décennie, sans faire de vagues Sa voix grave insuffle un charme Les six musiciens additionnels (sax, est parfaitement adapté à sa voix
mais avec détermination. Il en est conquérant à ses chansons romantiques flûte, duduk, oud) donnent des couleurs fragile mais intense et à ses textes
déjà à son troisième album et ce qu’il qui étonnent et séduisent par leur chatoyantes à ces ballades intemporelles mélancoliques (“Vague Et Bleu”) qui
fait mériterait de ne pas rester sous impact mélodique et textuel légèrement et aériennes chantées par deux voix célèbrent l’amour avec délicatesse
les radars (“Just Songs”, Take Easy, décalé (“Achille Au Cœur Léger”, délicates (“The Sudbury Inn”, TTO (“Appelez-moi Poésie”, Label ZRP,
facebook.com/richardalleninsong). facebook.com/achilleaucoeurleger). Records, facebook.com/deleyaman). facebook.com/PoesieChevalier).

Venu de Grenoble, Holy Bones Une fois n’est pas coutume, les Dead Pas moins de quinze musiciens dans Formé en 2013, le trio parisien Storm
évolue depuis plus de dix ans sous la Sexy ont débuté aux Etats-Unis en le big band B.R.E.T.O.N.S. qui Orchestra n’adopte sa formule
houlette de son chanteur-leader François 2000, avant de regagner leurs pénates regroupe des membres d’une flopée de actuelle que quatre ans plus tard en
Magnol qui, après une formation en trio français pour s’illustrer avec un album formations du cru (Kervegans, Digresk, allant sur les traces de Muse et Royal
sur le premier album, a opté pour le de reprises et convoler avec Indochine. EV, Soldat Louis, Armens) réunis pour faire Blood. Victime de la pandémie de 2020
quintette sur le second. Evoluant entre Malgré quelques années de flottement, retentir haut et fort la musique celtique. au moment de la sortie de son second
indie folk et americana, ce nouvel essai le trio a poursuivi sa route et s’est réactivé Dopé par une profusion de chanteurs EP, il transforme ce handicap en atout
se présente comme un road trip cette année en travaillant un nouvel EP et d’instruments (guitares, batteries, grâce à un nombre impressionnant
d’inspiration cinématographique, et en publiant ce best of qui inclut de cornemuse, flûtes traversières, bombarde, d’écoutes en ligne. Concocté dans la
délaissant pour la première fois l’anglais nombreux remixes inédits. Marqués accordéon), l’album exauce les promesses foulée, son premier album (anglophone)
à l’occasion d’une chanson en espagnol par la new wave, il sait dépoter un electro que laisse présager l’événement scénique : a été longuement mûri et dévoile la
et une autre en français. Au diapason rock tonique et dansant, que ce soit avec il revisite avec fougue des airs traditionnels palette de ses possibilités, entre
d’une voix classieuse et troublante, ses propres compositions ou à travers bretons, écossais ou irlandais mélangés à flambées portées par des riffs rentre-
les morceaux impressionnent par quelques emprunts, souvent anglophones des titres empruntés aux groupes respectifs dedans et pauses où il calme le jeu
leur esthétisme tout en délicatesse (Johnny Thunders), parfois francophones et même à AC/DC (“It’s A Long Way To sans jamais délaisser son appétence
et leur souci mélodique (“Alma Perdida”, comme la reprise d’un morceau de The Top”) pour affirmer sa connexion pour un son percutant (“What A Time
Holy Bones Production / Alpine Records, Daniel Darc (“In Nomine Corpus”, Chancy rock (“B.R.E.T.O.N.S”, Aztec Musique, To Be Alive”, Storm Orchestra,
facebook.com/holybonesgrenoble). Publishing, facebook.com/deadsexyinc). bretons-legroupe.com, distribution Pias). stormorchestra.com). o

JUILLET 2023 R&F 081


Erudit rock par Philippe Thieyre

Amanda Lear en cuir noir


Sous toutes ses formes, “Stranded” (1973), “Country en 1971, optant pour le glam rock, de registre l’année suivante, Brian
le GLAM ROCK connaît Life” (1974), “Siren” (1975), portant des costumes les plus Connolly, chant, Steve Priest, basse,
une formidable expansion puis, après quatre années dévolues flashy possible, chaque musicien Andy Scott, guitare, et Mick Tucker,
entre 1972 et 1974, les aux projets personnels, délaissant le ayant un look bien à lui, cette fois, batterie, ont peaufiné un glam rock
artistes trustant les hit- glam pour le pop rock, “Manifesto” c’est un succès avec d’abord à influence hard rock et power
parades et le nombre de (1979), “Flesh + Blood” (1980) les chansons “Coz I Love You”, pop, “Sweet Fanny Adams”
formations s’en réclamant et “Avalon” (1982), un multiple numéro 1, et “Look Wot You Dun”, (1974), “Desolation Boulevard”
explose. Certaines d’entre disque de platine, y compris aux numéro 4 en 1971, puis l’album et les 45 tours de 1973, “Block
elles ont commencé leur USA, avant la séparation en 1983. “Slayed?” numéro 1 en 1972. De Buster!”, “Hell Raiser”, “Ballroom
carrière parfois bien Originaires de la région industrielle 1971 à 1976, Slade place dix-sept Blitz” formidable morceau glam
avant de se convertir. des Midlands, le Black County, le titres dans le Top 20 britannique, rock percutant, incisif, signé
DEUXIÈME PARTIE guitariste Dave Hill, le batteur Don dont six numéro 1 et cinq albums, Nicky Chinn et Mike Chapman.
Powell, tous deux des Vendors et dont deux numéro 1. Leur succès Derniers gros succès en 1978
En 1972 et 1973, une pléthore le chanteur et guitariste Noddy se tarit à partir de 1977. avant plusieurs reformations
de groupes et d’artistes arrivent sur Holder des Mavericks forment Les sorties de disques glam, sous différentes formes.
la scène glam rock, se distinguant les N Betweens avec le bassiste singles et albums font la joie des hit- Hello, dont l’origine remonte
par leurs options pop, rock’n’roll, Jim Lea, sortant plusieurs 45 tours parades britanniques et européens, en à 1969, sort un peu tardivement
cabaret, hard rock et art rock. British beat entre 1965 et 1967, particulier pour les formations inspi- “Keeps Us Off The Streets” (1976)
Après un essai infructueux en dont “You Better Run” et “Security” rées par la bubblegum music comme incluant deux Top 10, une reprise
1970, pour remplacer le chanteur produits par Kim Fowley. Sous le Bay City Rollers, “Rollin’” (1974), des Exciters, “Tell Him” (1974)
Greg Lake dans King Crimson, nom d’Ambrose Slade, ils sortent Mud, “Mud Rock” (1974), ou les et un titre de Russ Ballard, “New
Bryan Ferry décide de créer son en 1969 l’album “Beginnings”, Rubettes, “Wear It’s’At” (1974). York Groove” (1975). Les Arrows
propre groupe, Roxy, puis Roxy un patchwork de styles, entre Plus intéressant et important ont enregistré un seul album,
Music, avec le bassiste Graham compositions originales et reprises, musicalement, Sweet a été fondé “First Hit” (1976), un glam plutôt
Simpson, son condisciple d’une entre pop, rock, psychédélisme et à Londres en 1968 et a gravé quatre pop, dans lequel ne figure ni leur
école d’art de Newcastle. Le soul, entre Frank Zappa, Marvin 45 tours oubliés avant de rencontrer seul Top 10, “Touch Too Much”
duo cherche un organiste, mais Gaye, Steppenwolf, Beatles et le duo de compositeurs Nicky Chinn de Chinn et Chapman, ni une
recrute un saxophoniste, Andy Ted Nugent. Le nom est raccourci et Mike Chapman et de décrocher composition du chanteur Alan
Mackay, qui parraine Brian Eno, en Slade pour un album hard rock deux premiers hits en 1971, “Funny Merrill et du guitariste Jake Hooker,
synthétiseur et bidouillages et un look skinhead, “Play It Loud” Funny” et “Co-Co”, dans un style “I Love Rock’n’Roll”, reprise avec
sonores. Sont également cooptés (1970). Nouvel échec. Mais bubblegum pop. Changement succès par Joan Jett en 1981.
le percussionniste Dexter Loyd et le
guitariste Roger Bunn, auteur d’un Slade
singulier disque psychédélique,
“Peace Of Mind” (1970) qui partira
à l’été 1971, cédant sa place au Sweet
guitariste de Nice, David O’List.
En 1972, avant l’enregistrement
du premier album en mars, Loyd
et O’List sont respectivement
remplacés par Paul Thompson
et Phil Manzanera. Sorti en juin,
produit par Peter Sinfield, le parolier
de King Crimson, “Roxy Music” est
un succès immédiat au Royaume-
Uni avec un mélange unique d’art
rock, influencé par le prog et le
krautrock, de sophistication et de
glam rock dont Roxy Music possède
tous les codes vestimentaires et
musicaux, “Re-make/Re-model”,
“Ladytron”, “The Bob (Medley)”
ou le long “If There Is Something”.
La photo de couverture glamour,
avec le mannequin Kari-Ann Muller,
sera une constante des productions
du groupe. Sur la version US est
ajoutée “Virginia Plain”, chanson
d’abord parue en 45 tours qui a
Photos Michael Putland/ Getty Images

atteint la quatrième place des charts


UK avec Rik Kenton qui entame la
valse des bassistes. En mars 1973,
“For Your Pleasure” amplifie encore
le succès public et critique. Après
le départ de Brian Eno, les disques
suivants vont se construire autour
du trio Ferry, Manzanera et Mackay,

082 R&F JUILLET 2023


Après des débuts dans le circuit Harvey Ellison et John Rossall et
folk, fin 1972, Steve Harley forme
Cockney Rebel avec le violoniste
se produira de façon autonome.
Gadd, sous le nom de Paul Raven,
Top 5
Jean-Paul Crocker, le bassiste enregistre un premier 45-tours pop ROXY MUSIC
Paul Jeffreys, le batteur Stuart en 1960 à l’âge de quinze ans, “Too “For Your Pleasure” (1973)
Elliott et Milton Reame-James aux Proud”, qui passe inaperçu comme Avec John Porter à la basse et une
pochette iconique, Amanda Lear en
claviers. Leur style mêle glam et les six suivants. Sa rencontre avec cuir noir tenant en laisse une panthère
art rock à une esthétique cabaret, le producteur et compositeur Mike noire, “For Your Pleasure” surpasse
“The Human Menagerie” (1973), Leander en 1968 et l’apparition du encore “Roxy Music” qui était pourtant
“The Psychomodo” (1974) coproduit glam rock vont changer sa destinée. un remarquable début. Le groupe a pu
passer plus de temps aux AIR Studios
par Alan Parsons, qui entre dans le Il adopte alors le pseudo de Gary fondés par George Martin pour peaufiner
Top 10. Malgré ce succès, à Glitter. Dès sa parution en mars chaque détail de l’album. Les huit titres
l’exception de Stuart Elliott, Harley 1972, la chanson “Rock And Roll écrits par Bryan Ferry possèdent tous
modifie totalement le groupe qui Part 2” intègre le Top 5 dans une originalité propre quel que soit le tempo, “Do The Strand”,
un des morceaux emblématiques de Roxy Music, “Editions Of You”,
prend l’appellation de Steve Harley plusieurs pays dont la France. “Strictly Confidential”, “In Every Dream Home A Heartache”. Le
& Cockney Rebel pour les trois De 1972 à 1975, il cumule trois synthé VCS3 et les loops de Brian Eno sont omniprésents, ajoutant
albums suivants, “The Best Years numéro 1 dont “I’m The Leader une forte tonalité krautrock, “The Bogus Man”, “For Your Pleasure”.
Of Our Lives” (1975), “Timeless Of The Gang (I Am !)” auxquels
SLADE
Flight” (1976), “Love’s A Prima s’ajoute un comeback dans les “Slayed?” (1972)
Donna” (1976) avant de se produire années quatre-vingt, “Another Produit par Chas Chandler, sorti en
sous le seul nom de Steve Harley. Rock And Roll Christmas”. A partir novembre 1972, “Slayed?” est l’album
Paul Francis Gadd a été un des de 1997, il doit faire face à plusieurs de Slade le plus populaire, restant trente-
quatre semaines dans les charts. Il contient
chanteurs les plus populaires du accusations de pédopornographie, deux hits, “Gudbuy T’Jane” et “Mama
glam rock avec vingt millions de de pédophilie et de plusieurs viols Weer All Crazee Now”, dont l’écriture
disques vendus. Sa réputation sur des mineures. Condamné à est caractéristique du parler populaire
du Black County. Les compositions
s’est d’abord forgée sur scène plusieurs reprises, il passera de sont majoritairement signées Jim Lea et
grâce à des shows flamboyants, nombreuses années en prison. Noddy Holder. Les dix morceaux, dont
où il est accompagné par le Glitter Libéré en février 2023, il y retourne “Move Over” de Janis Joplin, sont concis, dominés par les guitares et
Band qui comprend notamment, le en mars. De son côté, Pete Phipps la voix aiguë de Holder sur des rythmes soutenus et accrocheurs.
batteur Pete Phipps, le guitariste relancera le Glitter Band après des SWEET
Gerry Shephard et les saxophonistes passages dans XTC et Denim. o “Desolation Boulevard” (1974)
“Desolation Boulevard” est un grand
album de glam rock proche du hard rock
annonciateur à la fois du metal, “Turn
It Down”, “Breakdown”, du power pop,
“The Six Teens”, et du punk, “Fox On The
Run”, “My Generation”. Sortie en 1975, la
version US propose un montage différent
en ajoutant “The Ballroom Blitz”, des titres
de “Sweet Fanny Adams” et en supprimant
notamment “The Man With The Golden
Arm” au trop long solo de batterie, “My Generation” et “Turn It Down”.

COCKNEY REBEL
“The Human Menagerie” (1973)
Sous la direction de Steve Harley, chanteur
et compositeur à la culture littéraire,
Cockney Rebel enregistre “The Human
Menagerie” aux AIR Studios. Musicalement,
sans guitariste, chose assez rare dans
le glam, s’appuyant sur les claviers
et le violon électrique, l’album est à
la fois éclectique, abordant différents
styles de la ballade folk au rock et aux
gigues, “Crazy Raver”, et théâtral,
cabaret, “Muriel The Actor”. Un glam rock singulier, parfois
sombre et épique avec orchestre classique et chœurs, “Sebastian”,
“Death Trip”. Le sujet de “Mirror Freak” est Marc Bolan.

GARY GLITTER
“Glitter” (1972)
“Glitter” est réparti entre des compositions
du duo Glitter et Mike Leander, les hits
“Rock And Roll Part 1”, “Rock And
Roll Part 2”, “I Didn’t Know I Loved
You (Till I Saw You Rock And Roll)”
et autres “Rock On!”, et des reprises
rock’n’roll, R&B et blues, “School
Day”, “Donna”, “The Wanderer” et un
“Baby, Please Don’t Go” convaincant.
Les chansons fonctionnent sur le même
mode, une rythmique carrée pour soutenir des riffs de saxophone et
des interventions de guitares tranchantes, des chœurs venant s’ajouter
à un ensemble survolté. Pour sa part, Gary Glitter compense un certain
manque d’expressivité de sa voix par une énergie communicative.

JUILLET 2023 R&F 083


084 R&F JUILLET 2023
Photo Avalon/ Getty Images
Et justice pour tous par FABRICE EPSTEIN

Crimes, affaires de mœurs, de plagiat ou de gros sous...


Les rockers aussi ont droit à leur chronique judiciaire.

Affaire numéro 41
e Egotrade
Gered Mankowitz contr

Le salaire de vapeur
AVEC LUI, LES SUJETS NE MANQUENT PAS.
Le plus naturel et simple, c’eût été de raconter
des deux boutiques et qui détournent à
l’évidence sa photographie originale, la cigarette
Le tribunal de Paris s’appuie sur la jurisprudence
de la Cour de Justice de l’Union Européenne :
la lente succession, les querelles entre père, fils d’Hendrix ayant été remplacée par une cigarette “Une création intellectuelle est propre à son auteur
léonin, et demi-sœur, les jugements, les arrêts, électronique. Au début des années 1990, le lorsqu’elle reflète la personnalité de celui-ci” et
les injonctions de faire ou de ne pas faire. Et photographe a cédé à une société l’ensemble de “s’agissant d’une photographie de portrait, l’auteur
peut-être, au détour des explications juridiques, ses droits patrimoniaux de ses photos. Celle-ci pourra effectuer ses libres choix et créatifs de
permettre aux lecteurs de comprendre pourquoi réitère par lettre les menaces formulées par plusieurs manières et à différents moments lors de
il faut un guide pour se promener au travers l’artiste. Mais Egotrade fait mine de ne rien sa réalisation”, au regard de la pose, du cadrage,
des sentiers de la discographie posthume du comprendre. Le photographe et la société qui de l’atmosphère, de l’angle de vue, du tirage du
guitariste. Ou bien évoquer Toronto, l’escale jouit du droit de la photographie d’Hendrix cliché, etc. C’est à travers ces choix que l’auteur
musicale qui aurait pu envoyer notre héros saisissent le tribunal de grande instance de d’une photographie de portrait est en mesure
en prison, le procès de la star et les juges Paris, considérant que les agissements de la d’imprimer “sa touche personnelle” à l’œuvre
dociles qui se rangent du côté des conseils société Egotrade sont constitutifs de contrefaçon. créée, sa personnalité en somme ! Et les juges
du chanteur : ce n’est pas Jimi mais un ou Désormais, la représentation est obligatoire. considèrent que l’auteur de la photographie a été
une autre qui a introduit dans ses bagages une Egotrade a un problème, elle prend un avocat. incapable de montrer en quoi la photographie
drogue qu’habituellement il ne consommait pas. d’Hendrix porte son empreinte. Pour eux, le
A cette époque, au seuil des années 1970, A Paris, le 30 mars 2015, les avocats du cadrage, le noir et blanc, le décor clair destiné à
l’enfer était encore un ou une autre. photographe, titulaire du droit moral, et de la mettre en valeur le sujet sont banals. Ils enfoncent
société, détentrice des droits patrimoniaux, le clou : d’une part, le photographe ne met pas
Non, ici, il est question d’une photographie, semblent dérouler leur convaincante la société Egotrade en mesure de débattre de
qui fait débat devant les juridictions françaises. démonstration. Le photographe précise : l’originalité de la photographie ; d’autre part, la
Le litige se joue dans les termes suivants. cette photo est rare, elle capte, fugacement, photographie ne présente pas d’originalité et ne
En 2013 est créée Egotrade, une société de vente les contrastes de l’artiste ; la noirceur de ses constitue donc pas une œuvre protégeable de
de cigarettes électroniques et d’accessoires. Exit sentiments épouse l’ironie du sourire. Mais l’esprit. Pas de contrefaçon ! Le photographe et
les bars-tabacs, aujourd’hui il faut entreprendre l’impression d’ensemble, l’ambivalence et les la société qui l’accompagnent n’auront pas pris
dans la cigarette électronique. Egotrade contradictions de la légende, s’explique, selon l’Eurostar pour rien, leurs demandes sont jugées
fonctionne avec deux boutiques physiques, lui, par des choix esthétiques assumés : “La irrecevables. Les commentateurs sont abasourdis.
dans les premier et sixième arrondissements lumière, les contrastes, le cadrage étroit de la
de Paris, aussi via son site internet egotabaco. photographie sur les lignes et les angles droits Ils font appel. La Cour d’appel de Paris use d’une
com. La cigarette électronique a fait son entrée du buste et des bras.” L’œuvre est originale. tout autre approche. Pour elle, la personnalité
sur le marché européen en 2005. Au début Copiée et détournée, elle ne peut que subir les transparaît au travers des éléments suivants : c’est
des années 2010, c’est encore le Far West, foudres de la contrefaçon, et dès lors exposer bien Gered Mankowitz qui a guidé et dirigé la
pas ou peu de réglementation, les concurrents les auteurs du méfait à la condamnation à séance photo, a choisi d’utiliser le noir et blanc
pullulent, le marché est presque saturé. Il des dommages et intérêts, conséquents, ainsi afin de donner plus de contenance à son modèle,
faut tirer son épingle du jeu. Egotrade a une qu’au retrait des affiches. La société Egotrade a fait le choix d’un certain appareil doublé d’un
idée, ne prend pas d’avocat et la matérialise avance plusieurs arguments : elle relève qu’un certain objectif, a dicté le cadrage, l’angle de
en détournant l’image d’un fumeur célèbre. certain nombre de faits qui lui sont reprochés vue, choisi le décor. Ces éléments, conjugués à la
Désormais, Jimi Hendrix, guitariste, chanteur, ont été “commis” avant son immatriculation, notoriété du photographe, traduisent l’expression
chantre de la fin des années 1960, fume une et que par conséquent elle ne peut en être de sa personnalité. Egotrade est condamnée,
cigarette électronique. C’est une photographie comptable. De manière générale, elle insiste et les montants sont élevés. Ironie de l’affaire :
célèbre qui est ici détournée par Egotrade : sur l’absence de preuves invoquées par la partie Egotrade est en liquidation judiciaire. Et il
“Un portrait noir et blanc en plan taille de adverse, notamment l’absence d’originalité de la est peu probable qu’elle se soit acquittée des
face, Hendrix expirant avec un demi-sourire photographie. Enfin, elle se retranche derrière sommes accordées par la Cour d’appel de Paris.
et les yeux mi-clos une bouffée de la cigarette l’exception de parodie, aucune confusion Peu importe, l’honneur du photographe est sauf
qu’il tient dans sa main gauche, sa main droite n’est possible entre les deux reproductions. et les principes du droit d’auteur sauvegardés.
soutenant son bras gauche au niveau de son
coude.” Les juristes s’entourent de précision. Mais les juges parisiens prennent les parties La Cour d’appel, en renversant le premier
Le problème, c’est qu’Egotrade, opportunément, de court. Sans s’intéresser au fond, ils relèvent jugement, rend-elle un hommage indirect
n’a pas demandé à l’auteur de la photo une que la société Egotrade n’a pas été en mesure à la sortie d’un autre grand photographe,
quelconque autorisation. Elle est l’œuvre de de pouvoir débattre avec les demandeurs de Richard Avedon : “Un portrait n’est pas une
Gered Mankowitz, fils d’un écrivain anglais l’originalité de la photographie. Les juges ressemblance. Dès lors qu’une émotion ou
célèbre, et photographe émérite du Swinging rappellent qu’il appartient à celui qui se qu’un fait est traduit en photo, il cesse d’être un
London. Les iconiques photos qui ornent prévaut d’un droit d’auteur dont l’existence est fait pour devenir une opinion. L’inexactitude
“December’s Children (And Everybody’s)” ou contestée de définir et expliciter les contours n’existe pas en photographie. Toutes les
“Between The Buttons” des Rolling Stones, c’est de l’originalité. Et ce n’est pas au juge de faire photos sont exactes. Aucune d’elles n’est la
lui. Les Français préfèrent éviter l’Anglais. Peu ce travail. Aussi, c’est la seule façon d’assurer vérité” ? Est-ce à dire que par principe une
importe, par l’intermédiaire de ses avocats, il la contradiction ; si votre adversaire ne sait pas photographie exprime la personnalité de
met en demeure la société de retirer fissa les contre quoi il se bat, il ne peut y avoir de procès. son auteur. C’est certainement ce que pense
affiches publicitaires placardées en devanture Mais qu’est-ce que l’originalité ? Apple, pas forcément les tribunaux… o

JUILLET 2023 R&F 085


Le film du mois
par Christophe Lemaire

Trafic de hasch
et de VHS pornos

Rheingold
De Fatih Akin
Cela fait plus d’une vingtaine d’années que Fatih Akin réalise
des films profondément bienfaisants. Que ce soit à travers sa trilogie
sur l’amour (“Head On”, “De L’Autre Côté”, “The Cut”) ou son délire gastrono-
mique autour du thème du savoir vivre ensemble, le cinéaste turquo/ allemand
jongle avec toutes les strates des sentiments humains. Mélancolie, humour frontal
(ou en demi-teintes), cool attitude, drame déviant et pas de travers compris.
Comme un maelstrom. Ce qu’est — voire devrait être — un être humain
avec toutes ses failles, ses ambitions, ses contradictions et ses désirs. Fatih
Akin, donc, a toujours su manier une certaine légèreté compatissante envers ses
personnages. Quelque chose qui fait du bien à l’âme. Ce qui ne l’a pas empêché
de plonger ensuite dans la noirceur absolue dans ses derniers travaux. Voir “In
The Fade” (2017) où Diane Kruger part dans une longue croisade vengeresse
suite à la mort de son mari et de son fils tués dans un attentat terroriste, comme
si on assistait à une version crue et réaliste de “Un Justicier Dans La Ville”. Ce
rôle a valu un prix d’interprétation à Cannes pour Diane Kruger, venant prouver
au passage que Fatih Akin est l’un des meilleurs directeurs d’acteurs-trices du
cinéma européen. Puis arrive le choc “Golden Glove” (2019) qui, pour le coup,
semble contredire tous les films qu’Akin a signés jusque-là. Un changement
de registre total pour raconter de façon hyper poisseuse et ultra dérangeante le
quotidien meurtrier d’un authentique serial-killer ayant dézingué des prostituées
dans le Hambourg des années soixante-dix. Un film tellement sulfureux (et
bardé d’un humour très très noir) qu’il est sorti en catimini dans une seule
salle parisienne et n’est quasiment jamais diffusé sur le câble. Mais heureu-
sement récupérable en Blu-ray Collector chez Extralucid Films. Toujours en
mode “coups de pompe dans le bas-ventre”, Fatih Akin continue sa bifurcation
dans cette nouvelle voie de provocation et de violence, mais en version plus
rock’n’roll que franchement sombre. Et pour cause puisqu’il enjolive le biopic
consacré à Giwar Hajabi, rappeur kurdo-iranien plus connu sous le surnom
de Xatar et qui, à travers ses multiples labels, a également produit des albums
de musicien hip-hop plus ou moins populaires comme Sero El Mero, SSIO et
Schwesta Ewa. Or Giwar Hajabi n’a pas eu un parcours de tout repos, comme
il le détaille dans son autobiographie inédite en France et intitulée, dans sa
traduction allemande : “Tout Ou Rien, Comme On Dit, Le Monde Est A Toi”.
Car en 2009, alors âgé de vingt-huit ans, il vole avec deux complices 1,7 million
d’euros dans un camion avant de s’enfuir en Irak. La raison de ce braquage est
mise en images par Fatih Akin d’une manière à la fois pulsionnelle et empathique.
On suit donc la progression de ce petit vaurien engoncé dans la voyoucratie plus
ou moins malgré lui. Avec trafic de hasch et de VHS pornos piratées, perte de
cargaison de coke, acquittement compliqué d’une grosse dette envers la mafia
turque et, enfin, passage en taule purificateur puisque c’est derrière les barreaux
que Giwar va commencer à composer sa musique qui lui amènera enfin gloire
et noblesse. Contrairement aux films de sa première période plutôt portés sur le
sentimentalisme discret, Akin se lance avec “Rheingold” dans l’ambitieux et le
grandiloquent. Dans le genre biopic-bad guys, on est finalement assez proche
du “Scarface“ de Brian De Palma. Avec frime chic, pétage de plombs, rixe avec
coups de poing salvateurs, filouterie à tous les étages et rédemption quand l’art
de la musique remplace progressivement les bas instincts. Une double ascension
allant du pire (de petit dealer à gros trafiquant) au meilleur (de taulard à la petite
semaine à légende du rap allemand), le tout raconté dans une saga immersive de
deux heures et vingt minutes emmenée par un acteur de génie, Emilio Sakraya
(découvert dans la série “Tribes Of Europa” sur Netflix) qui, au niveau de jeu et du
comportement physique gère incroyablement les trente ans de temporalité de son
personnage. Alors que l’acteur n’a que vingt-cinq ans (en salles le 28 juin) ! o
Cinéma par Christophe Lemaire

Enfer urbain

Zillion

Zillion ravagé du ciboulot, d’une énergie aussi qui, après avoir déniché un monceau Du pur défouloir méga absurde. Surtout
Il y a sept ans, on découvrait le cinéaste contagieuse qu’un long tour de 2h18 d’or dans les roches de Laponie, quand le vieil homme au faciès aussi
belge Robin Pront avec “Les Ardennes”, sur le plus grand roller coaster protège sa découverte d’une bande buriné qu’un iguane millénaire survit à
thriller social dont le mix entre drame du monde (actuellement en salles). de nazis furibards voulant s’approprier toutes les agressions destructrices des
et humour à froid faisait pencher la le précieux métal. Soit, pour résumer en Allemands à son encontre, les balles,
balance stylistique du côté des frères Sisu : De L’Or Et Du Sang une ligne, un kamikaze de soixante ans les explosions et même une pendaison
Coen. Mais avec ce “Zillion”, on frise Grosse série B guerrière scandinave, dur à cuire contre une bande de Teutons n’ayant aucun effet sur son corps peu
l’ambiance “La Fièvre Du Samedi Soir”, “Sisu” est totalement éclatant. Du aussi vicelards que des soldats du chétif. Comme s’il était l’incarnation
vu qu’une bonne partie de l’action se moins si on ne prend pas au sérieux groupe Wagner. A l’écran, c’est de d’une version christique et vengeresse
déroule dans un immense night-club ce personnage d’orpailleur vagabond la BD live en version action non-stop. de “Rambo” (actuellement en salles).
créé et géré de façon mafieuse par un
jeune geek. Mais le mélange fiévreux
entre argent propre (à 10%) et argent
sale (à 90%) finit par avoir raison de
sa santé mentale, sachant que ses
nombreux passages à tabac par la
concurrence, sa passion destructrice
pour Miss Belgique, les nombreuses
envolées de coke et son envie tenace
d’un pouvoir éternel ne vont pas
arranger son quotidien. Le tout rythmé
par l’ambiance du lieu, avec techno
en boucle, pluie de paillettes, clients
douteux, alcool à flot et spectacles
lasers, retourne aussi le cerveau de
ceux qui pénètrent dans cet enfer festif
au goût de paradis larvé. Le night-club
“Zillion” a réellement existé. Et était,
dans la seconde moitié des années
quatre-vingt-dix, l’équivalent du Palace
à Paris ou du Studio 54 à New York.
Idem pour le personnage de Frank
Verstraeten, big boss du lieu qui, si on
se fie au film, était aussi frondeur que
n’importe quel bad guy excité dans un Sisu : De L’Or Et Du Sang
polar de Martin Scorsese. Un biopic

JUILLET 2023 R&F 087


Farang

Farang à la place “Chonchon, Le Plus Mignon


Depuis son “Frontière(s)” en 2007, un Des Cochons”, film d’animation
film d’horreur rentre dedans à l’hystérie destiné aux moins de deux ans
on ne peut plus gore, le Frenchie Xavier et demi qui sort en salles ce
Gens est devenu un bon représentant même jour (en salles le 28 juin) !
du cinéma populaire décontracté où
sa mise en avant de la violence et de Limbo
l’action renvoie à sa propre cinéphilie A l’instar des polars survitaminés made
passionnée du cinéma de genre. Et in Hong Kong des années 80/ 90,
surtout asiatique, si on se fie à son “Limbo” se veut plus sombre et
“Farang”, série B pleine de testosté- plus désespéré, voire bougrement
rone tournée en mode “The Raid” et nihiliste. Probablement parce
“The Raid 2”, diptyque culte de films que depuis les bons vieux polars
de baston badass indonésiens. Dans opératiques de John Woo, la ville est
“Farang”, Sam, un détenu en pleine revenue à la Chine, plombant du coup
réinsertion, doit fuir en Thaïlande suite l’ambiance qui va désormais plus à
à une rixe. Mais une fois sur place, la violence sèche et réaliste qu’aux
les choses ne s’arrangent pas pour gunfights décontractés à l’esprit
lui. C’est bien pour le spectateur, ravi pop (voir “Limbo” de Soi Cheang).
d’assister à des bastons sauvages loin Une immersion malaisante dans les
d’un simple bourre pif comme celui bas-fonds pouilleux de Hong Kong où
donné par Lino Ventura à Bernard Blier un flic rodé aux enquêtes glauques
dans “Les Tontons Flingueurs”. Tourné et son jeune supérieur hiérarchique
à Phuket et à Bangkok, “Farang” tentent de retrouver un tueur de
(expression usitée par certains femmes. Un serial killer psychotique
Asiatiques pour dénommer les à la signature singulière puisqu’il
Occidentaux) mixe exotisme sablonneux tranche systématiquement la main
et bagarres pleines d’adrénaline. Dont gauche de ses victimes. “Limbo”
une dans un ascenseur, d’une sauvagerie confronte ses personnages (flics,
si monumentale qu’elle renvoie à assassin, victimes) dans les tréfonds
certaines séquences ultra-violentes d’un enfer urbain magnifiquement
de l’incroyable série british “Gangs photographié dans un noir et blanc
Of London” (disponible en ce moment cristallin. Comme si ce thriller
sur Canal +) dont, justement, Gens désespéré mutait progressivement
est l’un des coréalisateurs. Après, il en un film d’horreur quasi expres-
est toujours possible d’aller voir sionniste (en salles le 12 juillet). o

Limbo

088 R&F JUILLET 2023


Série du mois par Christophe Lemaire

Luden :
Les Rois Du Quartier Rouge

Un mac à la ramasse
En s’attaquant aux six épisodes de “Luden”, les entre la fin des années soixante-dix et le début des
cinéphages coquins de plus de cinquante ans
ne pourront pas s’empêcher d’être un peu
années quatre-vingt. Ou comment un proxénète à Reform
School Girls
la tignasse peroxydée fonde avec deux amis et une
nostalgiques de l’âge d’or du cinéma érotique prostituée à la cinquantaine avenante un simili bordel
teuton, étant donné qu’au début des glorieuses au look de cabaret rococo. Histoire que la clientèle (Extralucid Films)
seventies, tout comme en France, l’Allemagne se sente plus à l’aise pour pratiquer des parties de Mis en boîte au
produisait en masse des films olé olé, plus grivois gambettes en l’air. Avec néanmoins un gros souci milieu des années
que hard et plus canailles que franchement porno. à la clé pour eux, quand les proxénètes d’en face, quatre-vingt,
C’était le bon vieux temps de “C’Est La Queue Du Chat installés depuis un bail, voient d’un mauvais “Reform School Girls”
Qui M’Electrise”, “Rapports Intimes Au Collège De œil l’arrivée de ces nouveaux entremetteurs à de Tom DeSimone
Jeunes Filles”, “Bibi La Dévoreuse”, “Tiens Ta Bougie l’attitude plus cool et libertaire. Si “Luden” place (ex-stakhanoviste
Droite” et autre “Les Fantaisies Amoureuses De son histoire (réelle) dans le contexte historique de l’âge d’or du
Siegfried”. Des coquineries pelliculées qui baignaient de l’époque (règlements de compte et petits porno gay) est
dans une sexualité décomplexée et post-soixante- arrangements entre proxénètes, arrivée du sida, l’exemple parfait
huitarde. Et qui pouvait laisser croire que le cul pour coke à profusion, criminalité expansive), la série se du WIP, contraction de Women In Prison,
le cul n’amenait aucune complication particulière. focalise principalement sur la destinée de plusieurs un sous-genre du cinéma d’exploitation
Pour le coup, les films érotiques dramatico-tragiques personnages : un mac à la ramasse rêvant de devenir provo où agressions verbales, taulardes
se faisaient plus rares, histoire de ne pas faire baisser boxeur, une prostituée rodée au tapin qui finit par sexy vierges et innocentes, grimaces de
la libido du spectateur mâle. Qui a dû rester très gagner son statut de mère maquerelle, une love story haine et matonnes lesbiennes prennent
circonspect, pour prendre un exemple, face au très compliquée entre un souteneur et l’une de ses filles, le pas sur des ersatz de scénario où finesse
déviant “La Marquise De Sade” (1971), une bizarrerie une adolescente à la recherche de sa mère devenue et poésie ne sont définitivement plus de ce
bien oubliée de l’histoire du cinéma cochon qui retrace péripatéticienne dans le quartier rouge... Certes, monde. Sorti naguère en VHS sous le titre
le parcours vicelard d’un aristocrate décadent pratiquant visuellement, “Luden” n’est pas aussi explosif ni “Les Anges Du Mal 2”, “Reform School
de nombreuses orgies en s’inspirant de tableaux fêtard que “Zillion” (voir rubrique Cinéma) et préfère Girls” surjoue tellement avec les codes
de Jérôme Bosch. Un véritable fait divers recréé à jouer la carte de l’intime. En s’attachant aux émois de ce genre joyeusement bâtard que le film
l’écran façon psyché par un certain Kurt Nachman, tour à tour chaleureux, agressifs et traumatiques de se regarde comme sa propre auto-parodie.
connu en son temps pour avoir monté des spectacles ses personnages dont le plus touchant est celui de Surtout quand apparaît Sybil Danning,
sulfureux durant la période du Troisième Reich. “La la putain quinquagénaire magnifiquement interprété starlette du cinéma bis européen à la
Marquise De Sade” fait donc partie d’un sous-genre par Jeanette Hain, grande actrice de cinéma et de poitrine imposante en directrice de prison
nommé “le cinéma sexuel psychopathique”. Auquel télévision en Allemagne. Quant à “La Marquise De au look de soldatesse de la Waffen-SS.
on pourrait rattacher aisément “Luden”, immersion Sade”, il est disponible uniquement en VOD sur le Inutile de préciser qu’on se marre.
crue et réaliste dans le quartier chaud de Hambourg site Filmotv (en diffusion sur Amazon Prime)... o

juillet 2023 R&F 089


Images
par JErôme Soligny

Streaming/ DVD/ Blu-ray

Une sorte d’antilogie


“Song Exploder”
Netflix
Alors voilà. Au risque de ne pas se faire davantage d’amis, on va mettre les pieds
dans le plat. Mieux vaut prévenir que guérir. C’est la mode, depuis quelques
années, chez des éditeurs qu’on ne nommera pas, de publier des livres dont
les auteurs prétendent “expliquer les chansons”. D’une vedette du rock, d’un
groupe mastoc. Forcément, ces gens-là, désireux de vendre du papier, tapent
chez les plus célèbres. Aucun de ces ouvrages n’est consacré à l’œuvre de
David Werner ou Wasted Youth. Les bouquins en cause, gros généralement,
épluchent celle de Queen, des Beatles, de Prince. A partir de quoi ? Eh bien,
principalement de ce qu’on trouve sur Internet, après avoir tapé le nom de
l’artiste et celui d’une de ses chansons. Certains auteurs, les plus malins,
possèdent des livres sur leur sujet, dont ils paraphrasent les passages
qui leur plaisent et qui correspondent à leur propos. Selon la qualité des
bouquins “source”, on retrouve dans ces livres “explicatifs” les mêmes
erreurs que presque partout et, çà et là, quelques faits avérés venant le
plus souvent de la bouche des intéressés, via une bribe d’interview chopée
sur le Web ou en pillant allègrement des articles de presse dans lesquels
des musiciens se sont confiés à des journalistes qui, eux, les ont eus en face
d’eux, leur ont tendu le micro et ont dûment rapporté leurs propos. Qu’on ne se
méprenne pas, cette tribune n’est pas un règlement de comptes (on ne connaît
pas ces gens). Un biographe qui, en 2023, décide de s’attaquer à la vie de
Napoléon ou de Miles Davis a très peu de chance de les avoir rencontrés, eux
et/ou leurs proches. Mais il y a historiens et historiens. Et ceux qui pompent
Wikipédia — cette pseudo-encyclopédie libre (!) nourrie par des “contributeurs”
qui eux-mêmes pillent sans vergogne des livres ou des articles de presse au nom
d’une liberté d’informer de nos fesses — ne méritent pas d’être appelés ainsi.
Ce préambule a pour but de faire comprendre pourquoi le travail (là, c’en
est vraiment un...) de Hrishikesh Hirway est remarquable. Depuis 2014, ce
musicien américain complet (il sévit notamment au sein de The One AM
Radio, avec qui il a publié quatre albums d’ambient pop) anime le podcast
“Song Exploder” dont le propos affiché (malgré le jeu de mots du titre, histoire
d’éviter le mot “explorer”) est, non pas d’expliquer les chansons, mais de faire
réagir leur(s) créateur(s). Ainsi, au lieu d’un imbroglio d’informations provenant
de sources multiples et souvent douteuses, Hirway en propose qui tombent
directement de la bouche des intéressés. “Song Exploder” est disponible
sur le réseau Radiotopia, et les épisodes durent une quinzaine de minutes.
Logiquement, on conseillera aux lecteurs de ce journal d’écouter en priorité

090 R&F JUILLET 2023


ceux consacrés à des chansons de Panic! At The Disco, Peaches, Franz
Ferdinand, Cheap Trick, Sparks, Cat Stevens, Bon Iver, Fleetwood Mac,
Cat Power ou Arcade Fire. Mais sincèrement, aucun de ces près de deux cent
cinquante épisodes n’est dispensable. Et surtout pas celui consacré à John
Lennon. Bien sûr, Hrishikesh Hirway ne l’a pas interviewé — il n’avait pas
deux ans lorsque le fondateur des Beatles a été assassiné —, mais son podcast
a une si bonne réputation, et notamment auprès des musiciens les plus illustres
et leurs ayants droit, que l’estate de John l’a contacté directement en 2021.
Des interviews à propos de sa chanson “God” venaient d’être retrouvées dans
les archives et l’estate a souhaité mettre à la disposition de Hirway ce trésor
dont il a fait un épisode posthume, le seul à ce jour. Pour que les choses
soient bien claires, on précise que son objet n’est pas, à proprement parler,
de tenter d’expliquer les morceaux choisis, mais plutôt d’évoquer leurs origines
et leur confection. Expliquer sous-entend de pouvoir faire comprendre le sens,
mais comme le savent tous les auteurs et compositeurs, beaucoup de ce qui
constitue une chanson est lié à leur sensibilité, à la chance (pour ne pas
écrire au hasard), à la façon dont ils recyclent une idée, un thème, une
image ou un sentiment après les avoir digérés, et donc à l’agencement,
parfois miraculeux, de notes et/ ou de mots. On n’explique pas un premier
jet, pas plus que tous les vers d’un texte, et encore moins les accords ou
mélodies qui apparaissent sous les doigts, qui jaillissent entre les lèvres.
On ne dissèque pas le talent, on l’admire, on le respecte. Certes, il est
intéressant de rappeler le contexte, les intentions premières lorsqu’il y
en a, de raconter ce dont on se souvient de l’élaboration de l’œuvre, mais
le verbe “expliquer” avec l’art comme complément d’objet direct est une sorte
d’antilogie. Et donc, ce qui nous intéresse ici, c’est que Hrishikesh Hirway
propose désormais une adaptation aux écrans de son podcast dont huit épisodes
sont d’ores et déjà disponibles sur Netflix. Evidemment, ceux-là aussi sont tous
à déguster, mais on aiguillera vers ceux consacrés à “3 Hour Drive”, fruit de la
collaboration de Alicia Keys et l’Anglais Sampha (qui a travaillé, entre autres,
avec Kendrick Lamar et Kanye West) et “When You Were Young” de The
Killers, qui doit beaucoup à son riff (une ligne de guitare plus exactement).
Pour vibrer encore plus fort, ce sont les propos de Trent Reznor et
Michael Stipe qu’il convient d’écouter. L’un et l’autre parlent avec
passion et émotion de l’un de leurs chefs-d’œuvre respectifs et
indéniables (“Hurt” et “Losing My Religion”), et de l’impact que
ces morceaux ont eu sur la carrière de leur groupe et sur leur destin.
Des choses de la vie, sous forme d’injection lente par intraveineuse
mentale et sentimentale, qui, il n’y a pas à tortiller, ne s’expliquent pas. o

JUILLET 2023 R&F 091


Bande dessinée par Géant Vert

Transformer
la Warzone en Lovezone
Avec “Judee Sill” (Dupuis), le duo espagnol Juan Díaz Canales (scénario) et Jesus Alonso
Iglesias (dessin) propose un roman graphique sur une chanteuse qui aura tout raté ou presque
dans sa carrière. A la différence de Janis Joplin et d’Amy Winehouse, la chanteuse californienne
va overdoser seule et dans l’indifférence générale après avoir balancé sa carrière aux orties. Née
d’un couple désuni, Judee découvre très vite les joies de la délinquance juvénile, la drogue, les
braquages et la prison. Après une période de rémission où elle se met à la musique, elle développe
un style vocal très personnel où elle entremêle folk, cantates de Bach et glorification du Sauveur.
Après deux albums remarqués par la critique mais peu par le public, elle disparaît du paysage
musical. A partir de quelques rares interviews données au début des années soixante-dix,
d’un documentaire de 2022 et d’un peu d’imagination, Canales réitère la tragédie en jouant
sur les zones d’ombre de la jeune femme. Ainsi, il remet en doute son suicide même. “Judee
Sill” est une BD dont la narration particulière joue à saute-mouton entre différentes époques
et personnages réels ou fictifs. Si les auteurs ressuscitent une artiste, cette dernière a tout
fait de son vivant pour ne jamais obtenir sa rédemption. A lire en
écoutant “Judy Was A Punk Jesus Freak” par Aaron Lee Tasjan.

A partir de thèmes maintes fois rebattus par Hollywood, les séries


télé et la littérature, le scénariste canadien Jeff Lemire signe avec
“Little Monsters T1” (Urban Comics) une histoire originale
dont le premier volet va en étonner plus d’un. Dans un monde
dévasté par une guerre qui a éradiqué une bonne partie de la
population, un groupe d’enfants tue le temps de différentes façons
en attendant l’arrivée d’un hypothétique Ancien supposé améliorer
leur situation. Si l’une du groupe tague des murs en couleurs qui
n’existent plus, d’autres aiment jouer à chat, lire des livres ou
déprimer en attendant le ragoût de rat qui va ponctuer la journée.
Seule règle à respecter : rentrer à la planque avant la tombée de
la nuit. Mélange équilibré de survivalisme, postapocalyptique
et fantastique, cette série magistralement dessinée par Dustin
Nguyen soulève aussi une question intéressante. Ainsi, le
personnage de Lucas, sorte de Kurt Cobain lunatique, passe
son temps à composer des chansons à la guitare acoustique,
qu’il oublie aussitôt jouées. On n’y pense pas, mais c’est vrai
qu’il n’y aura plus d’électricité une fois éteint le feu nucléaire.

Style musical vilipendé par les bonnes mœurs, le metal


est régulièrement mis au pilori pour tout un tas de raisons.
Pourtant, à la lecture des BD qui lui sont consacrées, c’est
plutôt un univers rigolo plus proche de Frank Margerin que de l’ultra-violence de “BRZRKR” imaginé par
l’acteur Keanu Reeves et le scénariste Matt Kindt. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir “Hellfest
Metal Love” (HellMoute) et “Metal Maniax - 1+2=666” (Lapin), deux BD résolument
hilarantes sur l’univers du metal. Coéditée avec le Hellfest, “Hellfest Metal Love” est le second volet
concocté par le trio Jorge Berstein, Fabrice Hodecent et Pixel Vengeur. Ce coup-ci, Barbara, Nounours
et Mike ont décidé de transformer la Warzone en Lovezone pour en faire un site de rencontres. Si
l’idée peut paraître inenvisageable dans la réalité, elle n’en demeure pas moins monstrueusement
drôle sur le papier. Qui n’a jamais rêvé de voir un groupe hurler “Born to kiss” au lieu de “Born to
kill” ? Comme toutes les BD réussites, cet hommage à l’amour clouté est accompagné d’une série
de QR codes pour écouter différentes playlists soniques. Fans de metal depuis leur plus jeune âge,
le dessinateur Slo et le scénariste Fef se sont associés dans “Metal Maniax” pour réaliser cette
sorte de Guide Michelin métallique. Ouvrage non-exempt de vacheries, il détaille tout ce qu’il faut
savoir pour ne pas confondre les styles tout en distillant les conseils de séduction pour les âmes
seules, et en expliquant pourquoi il ne faut pas écouter Defenestrator quand on garde un chat. o

Le gros plan du Géant


Glenn Danzig peut être fier de lui. En créant Danzig l’auteur de “Detroit Metal City” se déchaîne dans une
et le Horror Punk Rock, il a influencé le mangaka histoire où un monstre vorace assiège un lycée. Coincés
Kiminori Wakasugi, dont l’un des protagonistes de sa dans l’école, sept élèves ont trouvé la solution pour
nouvelle série “Who’s Next” (Delcourt/ Tonkam) survivre : sacrifier tous leurs condisciples les plus faibles.
arbore fièrement un T-shirt du groupe dans une Problème : ils sont à court de têtes plates et le monstre
histoire de compétition estudiantine où la survie de réclame son steak d’humain. Débordant d’inventivité
l’espèce dans son intégralité est le cadet des soucis pour se débarrasser des inutiles, ce petit chef-d’œuvre
de tous les participants. Derrière un titre bien rock, d’humour noir passe la morale au rouleau compresseur.

092 R&F juillet 2023


Livres
par Agnes Léglise

“La revanche des underdogs”

Ma Rainey, après avoir appris la chanson, la chanta ensuite sur


scène. Frappée de son succès, elle s’en inspira et
nous jette la première rolling stone parce que, oui, que
l’on croit aimer ça ou pas, les musiques électroniques
Le Blues Est Une Femme baptisa le genre nouveau du nom de “Blues”. Pas ont conquis nos oreilles, elles sont partout dans les
Frédéric Adrian sûr que les choses se soient exactement passées charts, les pubs et toute la pop culture, mais le plus
Ampelos comme ça, cependant ses contemporains ne lui dingue, comme l’écrivait joliment “Mixmag” en 1997,
On va essayer de pas radoter hein mais vraiment, contestaient pas le titre, et l’immense Bessie Smith, c’est qu’elles sont venues de chez nous : “Cent ans
ces hordes de vautours qui publient à tour de bras sa pote — elle a payé sa caution pour la libérer de merde comme Michèle Torr, Johnny Hallyday ou
des livres sur des groupes dont on connaît déjà tout après une trop folle nuit de fête — disait d’elle Indochine (The Cure en débile) et, depuis un an, tout
— nous, journalistes comme vous, lecteurs attentifs qu’elle était la plus ancienne chanteuse de blues. d’un coup, un son fantastique avec du génie dans les
et passionnés, sinon vous ne seriez pas là — et Hélas, les enregistrements de l’époque ne rendent mélodies et un chic original qui plongent soudainement
dont chaque minute de la carrière, chaque note pas, techniquement, justice à sa voix, et c’est sans le reste du monde dans l’ombre.” Bref, une révolution
de musique, chaque mot ont déjà été sur-analysés, doute une des raisons de l’oubli relatif dans lequel française animée par une poignée d’enthousiastes
mâchés et remâchés pour finir aussi suçotés qu’une elle est tombée, malgré sa centaine de titres dont dont le célèbre Pedro Winter, fondateur du label
moule dans les poubelles de Léon de Bruxelles, elle avait par ailleurs écrit ou coécrit près d’un tiers. Ed Banger et principal sujet du livre de Julia Pialat
on comprend pas bien la logique. A part quelques Oubliée, certes, du grand public et de la critique “Ed Banger Records, Une Histoire Des Musiques
borderline maniaques, qui, parmi ceux que le sujet jazz sexiste et snob, “trop noire, trop grosse, trop Electroniques Françaises”. Et à la lire, une grande
intéresse un tant soit peu, ignore encore quoi que démonstrative, trop libre, à la fois trop primitive et partie de ce qu’on aime — aimait ? — dans le rock
ce soit sur son groupe préféré ? En 2023, avec trop commerciale” mais inspirant The Animals ou y est aussi : les bandes de potes, la démerde, l’envie
internet ? Pourquoi nous raconter ce qu’on sait déjà ? Cindy Lauper et célébrée par Bob Dylan, James de changements, “la revanche des underdogs” et une
C’est pourtant pas comme si le rock et son grand Baldwin ou Allen Ginsberg, la Femme au Collier d’Or liberté musicale totale. Simon Napier-Bell, le grand
frère le blues ne regorgeaient pas de personnages — longtemps avant les rappeurs bling bling, elle, manager british des années soixante à quatre-vingt,
et d’histoires extraordinaires parfois complètement elle portait un collier de dollars en or, simple, efficace — dit que chaque mouvement musical s’accompagne
méconnues. Ma Rainey par exemple, dont Frédéric mérite largement cette jolie biographie où Adrian, d’une drogue dédiée alors que Pialat nous rappelle que
Adrian peint la vie et la carrière dans son “Ma Rainey, comme toujours absolument maître de son sujet, si le sociologue américain Richard A Peterson impute
Le Blues Est Une Femme” et dont presque personne nous déroule le paysage rarement décrit du showbiz l’avènement du rock à la création de la télévision
ici ne connaissait l’existence avant le récent film balbutiant du début du XXème siècle, dans un Sud et des postes radio, la French Touch est, elle, la
Netflix de Viola Davis qui lui rend hommage, “Le raciste où deux mondes cohabitaient sans se ren- résultante du home studio ou “studio à la maison”,
Blues De Ma Rainey”. Car si son nom et sa musique contrer et où peu d’artistes noirs n’étaient pas deux thèses aussi valables que pas contradictoires
sont presque inconnus en France, les Américains exploités. Ma Rainey sut endosser les mille casquettes mais oui, sans aucun doute, la magique capacité
savent très bien le rôle déterminant dans l’histoire de son métier de chanteuse, patronne de troupes, de de faire de la musique chez soi a libéré une immense
de la musique de cette pionnière du blues dont elle théâtres, d’orchestres, a chanté avec les plus grands, créativité et d’extraordinaires possibilités impensables
fut, sinon vraiment l’inventrice comme le dit sa Bessie Smith, Louis Armstrong ou Sydney Bechet jusque-là. “On doit faire des disques comme on vit
légende, tout du moins une des toutes premières et par son prisme, c’est toute une époque qui nous sa vie” disait le producteur Rick Rubin, et cette jolie
et plus populaires stars du genre. Née en 1886 en apparaît, riche, complexe et tout à fait passionnante. formule s’applique parfaitement à Pedro Winter et
Géorgie, au cœur de l’Amérique la plus raciste, la sa bande d’allumés futés dont le parcours incroyable
jeunesse de Gertrude Pridgett n’est guère connue, mérite largement ce récit. Daft Punk, Boombass,
on sait qu’elle se produisait adolescente sur les Ed Banger Records, DJ Mehdi, Phoenix, Pharrell Williams, Quentin Dupieux
scènes du coin, mais c’est après son mariage avec Une Histoire Des Musiques (Mr Ozio) Justice, Romain Gavras et même Kanye West
un musicien, Pa Rainey, qu’elle adopta son nom de Electroniques Françaises — généralement ridicule évidemment — nous montrent
scène et, ensemble, ils commencèrent un numéro Julia Pialat ici comment faire de la musique autrement, et c’est
de vaudeville/ minstrel/ music-hall où très vite, la Séguier forcément intéressant. Touffu, parfois un poil ampoulé,
voix de Ma Rainey leur assura engagements et Alors, oui, bien sûr, l’électro, c’est pas trop le truc des le livre est bourré de noms inconnus des fans de
cachets. Elle a raconté avoir un jour entendu une amateurs de rock en général, mais que celui qui n’a rock mais pour une fois qu’on n’est pas des gros
chanteuse se lamenter du départ d’un homme et, jamais esquissé quelques dad moves sur du Daft Punk ringards, instruisons-nous et profitons-en. o

JUILLET 2023 R&F 093


Festival

Levitation
France
27 et 28 mai, Chabada (Angers)
En passant de trois à deux jours, le festival a resserré
sa programmation pour le meilleur, avec une affiche
rock’n’roll et psychédélique qui a tenu ses promesses.

Zia fait le show


C’est sous une chaleur écrasante qu’a eu lieu
la dixième édition du festival psychédélique
angevin. Pour cet anniversaire, les choses
ont commencé sous de bons auspices avec
le trio krautrock électronique Meule, à
deux batteurs face à face sur une même
grosse caisse. Alors que le public s’amasse
désespérément dans les coins à l’ombre, les
Anglaises Lambrini Girls créent le premier
moment rock’n’roll avec un set erratique
mais fun durant lequel la chanteuse
invective les spectateurs et finit par jeter
sa robe dans le public. La suite sera plus
calme avec le set vaporeux d’Ulrika Spacek
et l’univers feutré de Forever Pavot. Alors que
Cloud Nothings semble lancé pour réveiller le
public, leur passage sera affecté par un acte
de malveillance qui coupe le son durant de
longues minutes. Heureusement, tout sera
rétabli pour Altin Gün qui fait danser
le public avec ses merveilleux grooves
anatoliens pour le meilleur concert du
samedi. The Psychotic Monks mettront un
terme à la soirée avec leur noise agressive
pour un concert clivant qui alimentera les
discussions le lendemain. Le dimanche
sera la meilleure journée des deux avec
les formidables Sylvie et leur douceur façon
Laurel Canyon, puis Triptides, étonnamment
funky, et les toujours excellents Tramhaus.
Grand moment ensuite avec Acid Dad, groupe
psychédélique new-yorkais délicieusement
heavy, avant Clamm à la brutalité punk tout
australienne et Porridge Radio qui emporte
les cœurs avec ses chansons à fleur de peau.
Arrivent alors les Dandy Warhols, dont on
s’interrogeait sur la capacité à embraser la
soirée. Leur concert sera une célébration
de la qualité de leur répertoire, avec des
versions hautement psychédéliques de titres
tels que “Boys Better” et les inévitables
“Bohemian Like You” et “We Used To
Be Friends”. Courtney Taylor, plus en voix
que dernièrement, fait le job, mais c’est la
claviériste Zia McCabe qui fait le show sur
scène. Les têtes d’affiche auront été à la
Photo Mickael Liblin-DR

hauteur ! Tandis que Madmadmad faisait


entrer la fête dans la nuit et l’électro, on se
disait qu’on avait assisté à une belle édition,
à la programmation pointue et rock’n’roll.
Eric Delsart Zia McCabe, The Dandy Warhols

95 R&F novembre 2020


Absolutely live par Matthieu Vatin

Héroïques frangins
A Different Kind
Festival
13 mai, Château de Quenet (Conches)
Olivier Rocabois ouvre la deuxième
édition de l’ADK, mission sur
mesure puisque, avec sa pop arty
gorgée d’harmonies et sa bonne
humeur, il installe l’atmosphère
idéale d’une fin d’après-midi pleine
de promesses. Et elles arrivent
avec Johan Asherton, sa voix grave
et sa folk élégante, aux accents de
violon venant pimenter la sauce.
On change d’ambiance avec Brisa
Roché et un set léger à base de
covers entre copines. La nuit tombe.
La température avec, mais pas la
qualité. Grant-Lee Phillips seul avec
une guitare nous embarque avec
ses compositions hypnotiques et
prépare le terrain à la tête d’affiche,
les Raveonettes, dont c’est l’unique

Photo Michela Cuccagna


date en France. Le duo danois joue
son premier EP, “Whip It On”, dont
il fête le vingtième anniversaire Bruce Springsteen
et noie le public sous des strobes & The E Street Band
et un cocktail enivrant de ping-
pong vocal, de shoegaze et de rock
garage. Une poignée d’anciens Metallica vingtaine de ses standards lieu et place de Kate Bush la
titres concluent un set intense et 17 mai, Stade De France (Saint-Denis) épurés mis en valeur par sa révélation de la soirée, la brillante
une journée de festival à l’affiche Placée au beau milieu du Stade voix douce au timbre souple violoncelliste Ayanna Witter-
pointue qui mérite d’attirer un peu de France, la scène circulaire et mélancolique. L’homme au Johnson. Un doigt d’honneur
plus de monde l’an prochain. surplombée par huit tourelles physique de nounours reprend en 3D sur les écrans pendant
ISabelle Chelley d’écrans géants est immense. En “Ribbon Of Darkness” de son “Road To Joy”, un “Big Time”
son cœur, le snake pit accueille héros Gordon Lightfoot, dédicace qui fait boum et un final martial
Bruce Springsteen les quelque 1 200 privilégiés
qui peuvent croiser le regard
“In A Flash” à Jeff Buckley et
Elliot Smith ou bouleverse avec
mais intimiste avec “Biko”.
Olivier Cachin
& The E Street Band des Four Horsemen. Il fait “Flower Boxes”, un poignant
13 mai, Paris La Défense encore jour lorsque ces derniers hommage à un anonyme homme
Arena (Nanterre) débarquent sur “For Whom à tout faire décédé soudainement The Lemon Twigs
Alors qu’il nous avait habitués à The Bell Tolls”, introduction avec qui Ron s’était lié d’amitié. 25 mai, Trianon (Paris)
des concerts-fleuves où il donnait parfaite d’une set-list réfléchie Admirable conteur, le natif Quatre ans après son dernier
l’impression de ne vouloir quitter avec soin, où grands classiques de St Catharines, d’humeur passage, le groupe de Michael et
ni la scène, ni le public, Bruce (“Nothing Else Matters”, “Sad bucolique, agrémente chaque Brian D’Addario a encore changé.
Springsteen mène désormais un But True”) côtoient nouveautés titre d’une anecdote ou d’un On y découvre Reza Matin à
show de deux heures quarante (“Sleepwalk My Life Away”, souvenir sans jamais agacer la batterie (puis à la guitare)
tambour battant. Fini les requests, “Screaming Suicide”) et pépites un public révérencieux qui et Danny Ayala, de retour, à la
les set-lists surprenantes, l’invitée jouissives en live (“Orion”, absorbe toutes les mélodies basse, au clavier et aux chœurs.
sur “Dancing In The Dark”. Tout “Master Of Puppets”). Un show à la fausse simplicité mais à Les quatre jouent des titres de
est millimétré au détail près. Sans solide, mais pas encore tout à l’évidence pure, avec adoration. “Everything Harmony” et tout le
doute la voix a-t-elle perdu de fait rodé en ce début de tournée, MAtthieu Vatin monde semble ébahi. Michael,
sa puissance depuis la tournée toutefois mieux appréhendé par qui en faisait parfois beaucoup,
précédente, mais en gladiateur le groupe le second soir. C’est est d’une retenue remarquable,
expérimenté il sait y faire pour James Hetfield, qui résume sans Peter Gabriel au diapason de son grand frère
contenter le public d’une salle doute le mieux cette double 23 mai, Accor Arena (Paris) Brian, désormais équipé d’une
aussi vaste : des titres poignants date parisienne : “Ils sont vieux, Ça commence comme un feu de Gretsch 12-cordes. Tout est
hantés par la mort alternent avec mais ils assurent encore !”. camp scout avec les musiciens parfait, magnifique, mélange
les classiques “Backstreets”, Clara LEmaire assis en rond après un speech de maîtrise et de fraîcheur. Ce
“Badlands” ou “Born To Run”. de Peter sur une météorite, ça se répertoire, d’ailleurs, commence à
Donnant une coloration soul, poursuit par un show hi-tech et être dense, on y remarque une fine
pas moins de dix-sept musiciens Ron Sexsmith organique à la fois, avec un groupe reprise de “I’ve Got Something,
accompagnent le Boss — pas de 22 mai, New Morning (Paris) majoritairement jeune tournant On My Mind” de Left Banke et
Patti à l’horizon. Une mention Pour la date parisienne et sur le beat martial du fidèle Manu l’absence de “These Words”.
spéciale à Jake Clemons au défendre “The Vivian Line”, le Katché (“Votre Parisien préféré !”) Michael se lance dans deux titres
saxophone qui fait honneur à son Canadien a investi le club de rythmant des titres récents comme acoustiques sublimes au rappel
oncle Clarence. Le fidèle E Street jazz et opté pour la formule en “Panopticom” ou “I/O” ou des de cette soirée parfaite, démarrée
Band se montre à la hauteur de solo à la guitare ou au piano. classiques comme “Solsbury avec les excellentes Tchotchke,
son meneur, un extraordinaire L’occasion de découvrir une dix- Hill” et “Sledgehammer”, qui trio de New-Yorkaises dont le
performer qui aujourd’hui septième réussite dans la longue concluent la première partie. premier album a été produit
prend soin de se ménager. carrière de ce brillant songwriter Après l’entracte, grande version par les héroïques frangins.
Charles fIcat mais aussi de réentendre une de “Don’t Give Up” avec en basile farkas

096 R&F JUILLET 2023


John Fogerty Alexander, abdomen tagué au
31 mai, Seine Musicale rouge à lèvres noir, bondit micro
(Boulogne-Billancourt) en main dans une foule extatique
En première partie, Hearty Har, le qui le porte en triomphe, avant un
groupe de Shane et Tyler Fogerty, dernier acte totalement stoogien
nous replonge dans ce que devait (“I Wanna Be Your Slave”,
être l’ambiance de la baie de San “In/ Out”, “Cheap Blonde”).
Francisco dans les sixties, garage Comment se fait-il qu’avec autant
rock teinté de psychédélisme. d’excellents titres et une telle
Fort heureusement, leur géniteur intensité scénique, les Burnin’
a eu l’excellente idée d’en faire Jacks n’aient pas davantage
son backing band, ce qui nous percé ? Le mystère reste entier.
vaut de retrouver le Fogerty Jonathan Witt
qu’on aime, se lançant dans de
fertiles impros, notamment sur
“Keep On Chooglin’”, et laissant Le Tigre
ses accompagnateurs s’exprimer. 11 juin, Trianon (Paris)
Alors qu’il déroule son répertoire, Un incendie féministe. Une
puisé, hormis quatre titres issus rébellion queer. Voilà à quoi
d’albums solos, dans le catalogue ressemble la reformation de
de Creedence, on réalise à quel Le Tigre en 2023. Le triangle
point ces mélodies sont gravées américain — dont les idées
dans la mémoire collective, son semblaient si révolutionnaires
seul rival en la matière étant Paul au tournant des années 2000 —
McCartney. Dix-huit morceaux plus n’a rien perdu de sa radicalité.
tard, le rappel, “Rockin’ All Over Seulement aujourd’hui, l’époque
The World” suivi de “Proud Mary”, est plus attentive à sa colère
arrive trop vite, beaucoup trop vite. (contre le capitalisme, les violences
Pierre Mikaïloff sexuelles, les homophobes...). C’est
cette fièvre que Johanna Fateman,
JD Samson et Kathleen Hanna sont
Steve Earle venues inoculer à un Trianon plein
2 juin, Café De La Danse (Paris) comme une huître. Dans la fosse,
Un colossal songwriter, un repenti des filles de tous les âges dansent.
de la seringue et un acteur de Slamment. Ce soir, c’est leur soir.
“The Wire” étaient réunis sur la Qu’importe si les riot grrrls se
scène du Café De La Danse ce prennent parfois les pieds dans
2 juin. Cette trinité n’occupait les câbles “On The Verge”, “Hot
toutefois qu’une place réduite, Topic” ou “Deceptacon” mordent
puisqu’un même crâne se trouve encore jusqu’au sang. Ces synthés
sous toutes ses casquettes, celui criards, ces giclées de guitare,
de Steve Earle, venu ce soir sans cette fureur intacte, certains
ses Dukes. Malgré son répertoire appellent ça de l’electro. Nous,
immense, Earle trouve tout de on appelle ça une leçon de rock.
même le moyen de faire de la Romain Burrel
place à d’autres : pas de Townes
Van Zandt, mais du Jerry Jeff
Walker (“Mr Bojangles”, à Galen Ayers
tomber), un morceau de son fils & Paul Simonon
disparu (“Harlem River Blues”), 11 juin, Maroquinerie (Paris)
et même du Shane MacGowan (“Je En cette belle soirée de dimanche,
chante ses chansons pour qu’on les il y avait deux catégories de gens
comprenne, parce que quand c’est impatients dans le quartier :
lui, on n’entrave rien !”). Moment ceux pressés de voir le premier
particulièrement saisissant : la concert parisien de Galen Ayers
litanie des noms des vingt-neuf et Paul Simonon, et ceux encore
mineurs tués lors du désastre de plus nombreux à attendre la pluie
l’Upper Big Branch à la fin de la après une semaine de canicule
protest-song “It’s About Blood”. casse-bonbons. Comme le nouveau
Vianney G. duo glamour britannique ne fait
pas les choses à moitié, c’est sous
une pluie battante qu’a été donné
The Burnin’ Jacks le coup d’envoi d’une prestation
3 juin, Boule Noire (Paris) aussi enthousiasmante que
Si, ce soir, Leo Messi faisait ses rafraîchissante dans l’ensemble.
adieux à la capitale, l’émotion Entouré par les ex-membres de Big
était bien du côté de Pigalle : les Audio Dynamique, Leo Williams
Burnin’ Jacks, chevaleresque à la basse et Dan Donovan aux
quintette francilien, tiraient leur claviers, le set a consisté à
révérence après quatorze ans de reproduire l’album tout en essayant
rock’n’roll échevelé. Nos chers de garder la note juste. Ce qui n’est
gandins, parfois rejoints par pas chose facile quand on chante à
d’anciens membres, ont célébré deux voix. Malgré quelques petits
un copieux répertoire : des perles pédalages dans la semoule, la
aux effluves sixties (“My Baby’s salle complète, d’où émergeaient
Straight”, “Waiting For The Day”), quelques porteurs de T-shirts
un intermède honky-tonk (“Baby du Clash ravis de la reprise de
Please Turn Round”), puis le “Guns Of Brixton”, n’a pas eu
thermomètre monte sévèrement à l’air de regretter d’être venue.
partir de “Bad Reputation”. Syd Géant Vert

JUILLET 2023 R&F 097


“LOUNA’S INTRO”, de Domi & JD Beck que BFM, avec un actionnaire à la fortune
(Apeshit-UMG Recordings), “A Memory That indexée sur le cours du charbon (écologie
Isn’t Yours”, de Louis Cole (Brainfeeder), bien ordonnée commence par soi-même).
“Any Time Of Day” des Lemon Twigs
(Captured Tracks) : c’est la musique au comble Dans Libération, justement, “Roadies et
de l’enchantement, avec des changements techniciens : l’armée des ombres derrière la scène”,
de tonalité insolents qui pulvérisent toute un excellent article d’Olivier Pernot, donne la
la production en mode automatique. parole aux travailleurs essentiels du spectacle,
manutentionnaires, monteurs d’échafaudages ou
“Je ne sais pas trop qui a décidé que le rock’n’roll de ponts lumière. L’inflation du prix des billets
était une histoire de mecs à boots, à chapeau, et la mousson d’argent public qui se déverse sur
à bagues à tête de mort” : “Tuer Nos Pères Et certains organisateurs n’ont pas profité à tout
Puis Renaître”, par Adrien Durand (Le Gospel, le monde, avec des conditions qui évoquent
12 €), le livre le plus stimulant depuis des lustres le BTP des années soixante. Isabelle Farina :
sur le rock et la société d’aujourd’hui. Entre “Les roads n’ont jamais de loges, et encore
pensées, souvenirs, choses vues, instantanés (au moins de chambres d’hôtel. Nous n’avons même
niveau du vécu, comme on disait vilainement pas de douche à disposition, et souvent des repas
naguère), l’auteur, qui connaît l’industrie a minima. Et il faut apporter son propre matériel,
musicale de l’intérieur, raconte la vedette ses gants, son casque, ses chaussures de sécurité,
déclinante, triste patachon qui continue de son marteau. Certains producteurs nous donnent
maltraiter son admirateur-tourneur, ou ce une prime outillage : un euro par jour. Pas plus.”
spectateur qui fait tomber le mur d’enceintes
du concert sans instruments d’un performeur “Comme la météorite/ Qui pénètre l’atmosphère/
bidon, avec cette justification : “Je n’aimais Se déshabille sans fin/ J’aimerais perdre des plumes/
pas la musique donc j’ai voulu l’arrêter”. Des atours qui freinent l’air/ Pour n’être plus
qu’essentiel/ Et aller droit dans la cible” : Arthur
Il y a aujourd’hui chaque année en France Navellou n’a pas seulement une des voix les plus
8 000 festivals de musique, et un paquet de grosses incroyables qu’il m’ait été donné d’enregistrer,
machines bien huilées (dont quelques combinards, il publie un nouveau recueil de poèmes,
à la manœuvre sur l’impôt streaming, abuseurs de “Tenir Debout” (Le Castor Astral, 9,90 €).
bénévoles et d’aides publiques). Ça n’a pas toujours
été le cas, pour des raisons précédemment évoquées Des plumes, Ari Boulogne n’a cessé d’en perdre.
ici, notamment l’acharnement de grand-bourgeois Il y a un peu plus d’un an, j’étais allé le voir, à la
maoïstes qui, en prônant la gratuité de la “musique demande d’Andrew Loog Oldham, qui n’arrivait
pour le peuple” et la resquille généralisée, coulaient pas à le joindre. Je ne suis pas certain que les
des organisateurs, amateurs passionnés (et souvent modeux qui se piquent de bohème rock auraient
authentiques prolétaires, eux), qui trimaient ensuite apprécié la déco minimaliste du gourbi : un
des années pour rembourser les dettes. C’est à canapé en ruine, la télé bloquée sur une chaîne
partir du festival Elixir, été 1979 dans le Finistère, d’info, ambiance “Panique A Needle Park”
que les choses ont commencé à évoluer. Créé à — tanière de sniper à Sarajevo. Derrière la porte,
l’initiative de deux jeunes agriculteurs, Jean-Paul des hurlements. “Il arrive” : sa compagne et son
et Pierre Billant, et de Gérard Pont, libraire à Brest fils tentaient de maintenir une impression de
(cf. “Mes Disques A Moi” du mois dernier), Elixir normalité. Les cris continuaient. Ambiance
a été le premier grand rassemblement sur le de tristesse, de souffrance et de misère. Après
territoire national qui s’est bien terminé. “Le vingt-cinq minutes, il avait déboulé, efflanqué,
Jour Où Les Clash Sont Venus Chez Nous”, de agité, en très mauvaise santé, jeune vieillard
Gérard Pont et Olivier Polard (GM Éditions, 35 €), claudiquant. Comment faire pour l’aider ? Sa
raconte l’itinéraire de passionnés qui ont ensuite mère, Nico, avait signé des chansons célèbres,
essaimé aux Vieilles Charrues (Jean-Philippe les royautés n’avaient pas l’air de lui parvenir.
Quignon) ou aux Transmusicales (Jean-Louis Je laissai mon numéro, c’est toujours plus facile
Brossard), avec une iconographie superbe. de se démener pour les autres auprès de la Sacem,
des maisons de disques et des Organismes de gestion
Le collectif Speak To Me, qui rassemble des collective que de le faire pour soi. Il n’a pas rappelé.
passionnés de Pink Floyd, publie “1969 Tous Partout, on me répondait qu’il s’agissait d’un
Azimuts” (15 € chez Parallèles et au Souffle cas désespéré. Désespéré, c’est le mot.
Continu, en VPC à editions-stm.fr) : tout sur PF
et son époque cette année-là, avec des articles qui Téo Laverre, lui, n’était pas désespéré. Il allait
pourraient apprendre bien des choses aux membres avoir 27 ans. Il étudiait la musicologie à Lyon
du groupe eux-mêmes, du mystérieux Azimuth et travaillait dans une épicerie solidaire. Didier,
Co-ordinator (un panoramique sur 4 canaux son père : “Il est décédé le 25 mars, certainement
avec deux joysticks, utilisé pour mettre le son en des suites d’un coma diabétique. Il a été retrouvé
espace), aux masters perdus de “More”. Il manque chez lui à la suite de nos appels téléphoniques aux
juste, au chapitre sur le Festival d’Amougies, une pompiers et à la police. Son diabète de type 1 s’est
page sur la façon dont le groupe et son manager déclenché il y a trois ans et demi. C’est une maladie
Steve O’Rourke ont planté pendant quarante exigeante, qui demande un suivi précis, attentif et
ans la sortie du film de Jérôme Laperrousaz et sérieux. C’était difficile pour Téo, il voulait vivre
Jean-Noël Roy. Pour le prochain millésime ? comme les autres jeunes. Il vivait seul, éloigné
de sa famille, dans un logement pour étudiant.
“Elle avait déjà remarqué ce nouveau tic qui Il était guitariste, un bon guitariste de rock. Il
consistait à mettre ‘mon’ devant un prénom jouait beaucoup, au sein de plusieurs groupes.
masculin. Partout des ‘mon Cyril’, ‘mon Théo’, Sa passion était la musique, le rock, le metal et
‘mon Thomas’, parfois c’était le doublé, le billet Gojira. Il me disait toujours qu’il aurait souhaité
direct vers le jardin d’enfants : mon + un surnom. vivre dans les années 70, les années des grands
‘Mon Titi’, ‘mon Franssou’, ‘mon Patoche’. Sans groupes tels les Who, Led Zeppelin, Pink Floyd.
parler de l’italianisation du prénom, un grand Lorsqu’il était jeune ado, je l’avais emmené voir
classique du trentenaire qui se rêvait en bras Deep Purple pour son premier concert, puis
droit de Don Corleone…” : quelques artistes Alice Cooper, Saxon… Récemment, c’est lui
parviennent à nous donner l’impression, en qui m’avait fait découvrir Dream Theater.
concert, d’être encore meilleurs que la dernière C’était une belle personne, très aimante et solidaire
fois. A chaque livre, Jean-Pierre Montal met la de beaucoup de causes humanitaires. Il avait fait
barre un cran au-dessus. Construction, sensibilité, le choix de devenir végétarien pour s’opposer au
vision, “Leur Chamade” (Séguier, 20 €) est un développement des élevages intensifs et contre
Roman de Grande Hauteur, 33 étages en surplomb la cruauté que l’on fait subir aux animaux.
des normes. Montal sort aussi “Soudain La Pluie”, Beaucoup de jeunes artistes résident dans
Photo Bruno Berbessou

avec son groupe Les Mercuriales, du très bon son quartier des pentes. Mais ce sont pour
post-rock contre-cool. Quand je pense que la la grande majorité des jeunes sans argent,
rédaction de Libé avait refusé de déménager des jeunes éprouvés par la dureté de la vie.”
porte de Bagnolet dans ces tours sublimes, “So long I’ve been trying to match” :
maintenant ils crèchent dans le même immeuble Gojira, “L’Enfant Sauvage”. o

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