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JANVIER 2024

N°677 / 6,90 €
MENSUEL
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ALLEMAGNE 9.90 €
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SUISSE 11,70 CHF
PORTUGAL CONT 7,90 €
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ILE MAURICE 7,80 €
L 19766 - 677 S - F: 6,90 € - RD
Edito

Shanta Claus

Le sourire
déglingué
Pas envie de rire. Chaque année c’est la même chose…
A ce moment de vœux et de souhaits, d’espoir en
quelque sorte, pan, un mort. Cette fois, c’est deux !
C’était idem l’année dernière. Avec Wilko. Le premier
d’une série de guitaristes mais de chanteuses aussi.

Shane MacGowan, donc…


Un mec qu’on a aimé comme un pote. Sans le connaître.
Le fait qu’il soit vivant suffisait. Et une vie plutôt rock.
Dans ce vieux sens du terme. Excès, excès et excès, pour
faire vite. Mais talent également. Enorme. Gosse irlandais
frondeur et insolent. Meilleur client des pubs de Londres
et d’ailleurs, et bénédiction pour les prothésistes dentaires.
Même s’il ne rendit riche qu’une seule de ces deux professions.

Et puis Tai-Luc…
Devenu bouquiniste, il est peut-être mort de devoir débarrasser
ses caisses du quai de Gesvres. Ordres de la Mairie de Paris.
Oust ! Les Jeux olympiques, hein ! Anne Hidalgo coupable ?

C’est aussi ce moment de regarder en arrière. Pas un bilan,


non, seulement regarder si ce 2023 fut un bon cru. Si ce fut
si terrible que ça, pire du coup que 2022 ? Une année rock ?
Une bonne année ? Clairement pour la paix, non. Pour l’économie
et tous ces trucs éreintants, non plus. IA, CRS 8, 49.3, Cop 28…
Emeutes. Féminicides, crimes sexuels. Gérard Depardieu.
Epizootie. Nouveaux mots dans le dictionnaire : complosphère,
mégenrer, greenwashing, mégabassine, grossophobie. Nouveaux
noms aussi : Stromae, IAM… Sécheresses et inondations.
Soleil en été, pluie en automne et neige en hiver. C’est quoi ce
dérèglement climatique !? Fentanyl, drogue du zombie des villes.
Glyphosate, drogue de l’agriculteur des campagnes ?

Mais pour notre musique ? Que faudra-t-il retenir de cette année


Photo Andy Soloman/ UCG/ Universal Images Group: Getty Images

écoulée ? Se souvenir de ceux qui ont disparu, bien sûr, mais


aussi des disques que nous réécouterons et ceux qui finiront
chez le soldeur. Quid des liens d’écoute ou de téléchargement
devenus si vite obsolètes ? Qui restera ? Qui sont les groupes
d’aujourd’hui et ceux de demain ? Les meilleurs concerts
et ceux dont on ne garde comme souvenir qu’une céphalée
carabinée ou un T-shirt moche ? Les bonnes interviews,
les meilleurs vinyles, les grandes rééditions, les espoirs…
Bref. Pas un bilan, donc.
Juste le film d’une année qui s’achève.

Osera-t-on souhaiter que 2024 soit meilleure que 2023 ?

VINCENT TANNIÈRES

JANVIER 2024 R&F 003


Sommaire 677
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Thomas E. Florin ADRIEN DURAND 10
In memoriam
Géant Vert TAI-LUC 14
Tête d’affiche
Romain Burrel SLEATER-KINNEY 16
MADNESS 18

Photo Anton-Corbijn-DR
Géant Vert

Bertrand Bouard DYLAN LEBLANC 20


JIM JONES ALL STARS 22
42 Nirvana
Géant Vert

Jérome Soligny DHANI HARRISON 24


En vedette
Thomas E. Florin KURT VILE 26
Jérôme Soligny FREDERIC LO 30
REM 34
Stan Cuesta

Ce numéro
comprend
un flyer
Basile Farkas NINO FERRER 38
“Offres Noël”
NIRVANA 42
Photo Clare Muller/ PYMCA/ Avalon/ Getty Images

déposé sur Eric Delsart


une partie de
la diffusion
abonnés.

www.rocknfolk.com
En couverture
Vianney G. 2023 ANNÉE ROCK ? 46
La vie en rock
Patrick Eudeline SHANE MacGOWAN 56
COUVERTURE : GRAPHISME FRANCK LORIOU
TOUTES PHOTOS : GETTY IMAGES - IGGY POP : DALLE - HOWLIN JAWS : MURIEL DELEPONT
SIMONON/ AYERS, LEMON TWIGS, PRETENDERS, ROLLING STONES : DR 56 Shane MacGowan
RUBRIQUES EDITO 003 COURRIER 006 TELEGRAMMES 008 DISQUE DU MOIS 061 DISQUES 062 REEDITIONS 070 REHAB’ 074 VINYLES 076
DISCOGRAPHISME 078 HIGHWAY 666 REVISITED 080 QUALITE FRANCE 081 ERUDIT ROCK 082 ET JUSTICE POUR TOUS 084 FILM DU MOIS 086
CINEMA 087 SERIE DU MOIS 089 IMAGES 090 BANDE DESSINEE 092 LIVRES 093 LIVE 094 PEU DE GENS LE SAVENT 098

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Courrier des lecteurs

La provocation on aime bien ça


Pas d’accord ! Qualité France Très chers artistes
Thomas E. Florin dans son article Mettre en couverture Howlin’ Jaws et Et si un jour on parlait money, hein...
sur les Rolling Stones paru dans le consacrer un article à une sélection de Clapton, c’est 800 000 euros aux
dernier numéro (article bien écrit 50 jeunes groupes français, je vous Arènes de Nîmes cet été. Les Stones,
au demeurant) trouve le dernier dis bravo et... enfin ! Enfin, parce c’était 1 million chacun soit Jagger,
album des Stones mal produit. que les groupes rock français sont Keith et Ron, engagé en tant que
Personnellement, je trouve la trop rares dans vos pages et depuis membre du groupe permanent
production d’Andrew Watt excellente. l’arrêt du regretté fanzine “Abus depuis peu ; pour 2024, c’est passé
C’est simple, il est arrivé à faire sonner Dangereux”, notre scène hexagonale à 5 millions pour les trois. Iggy, il me
un groupe d’octogénaires comme n’est pas assez mise en avant dans semble qu’à Istres, il demandait à
des trentenaires hyper-testéronés, la presse spécialisée alors que tant l’époque 36 000 euros comme cachet.
ce n’était pas gagné d’avance. de bons et même excellents groupes Après, c’est un choix et je préfère les
JEAN-PHILIPPE la composent. C’est au milieu des voir là qu’à trimer au New Morning ou,
années quatre-vingt que j’ai découvert comme un soir, Mick Taylor aviné
et côtoyé cette scène alors en pleine à l’Espace Julien à Marseille.
Pas d’accord ébullition grâce à Daniel qui tenait un STEVE LIPIARSKI
du tout ! bar concert fabuleux à côté de Saint-
Un mot sur l’article affligeant Brieuc, Le Barracuda. Tous les grands
de cynisme sur la sortie du nouvel noms de l’époque y sont passés, qu’ils Fièvre adolescente
album des Rolling Stones. Attendu soient de la scène alternative ou pas. Je me baladais sur l’avenue.
Pierres ou huître ? avec impatience par bon nombre de C’était chaud, sale et humide mais Quand me vint une vision parmi les
Devinette et injustice. Deux fans, nous en sommes pratiquement bon Dieu que c’était bon ! A l’époque, magazines... La sulfureuse et toujours
mastodontes de la Rock Music avec tous agréablement surpris. Bien sûr les lieux pour faire jouer les groupes jolie Chrissie assise en tailleur, l’air
un point commun : ils ont enfin sorti que les guitares sont gonflées à bloc, florissaient partout, notamment rebelle et qui ose me toiser. Mon Dieu :
un album studio avec de nouveaux la production trop carrée et moins chez nous en Bretagne, le bonheur. c’est Rock&Folk que j’avais perdu
morceaux plus de dix-huit ans après “bancale” que les grands disques Avec les copains, nous avons ensuite de vue depuis... arf... 35-40 ans
leur précédent. Ah, ah, mais quels sont d’antan. Bien sûr que Steve Jordan programmé ces groupes dans notre (j’en ai 53). A l’époque, je le fauchais
ces deux groupes en fait ? D’un côté n’est pas Charlie Watts. Et pourtant, club de jeunes ou en salle des fêtes. à mon grand frangin quand il rentrait
The Rolling Stones dont la parution compte tenu de l’âge des trois Les Thugs, Kid Pharaon, City Kids, de ses études le week-end. C’était au
de “Hackney Diamonds” justifie une survivants, ce disque est un miracle. Blue Valentines, Thompson Rollets, temps où la new wave et la pop rock
énième couverture ainsi que huit Les trois Stones jouent et chantent Dominic Sonic, Cherokees, No Man’s nous régalaient. Je ne pigeais sans
pages dans mon magazine préféré. impeccablement bien. Cette fois, ils Land, Drive Blind, Lonely Games, doute pas grand-chose aux articles
De l’autre côté Blue Öyster Cult dont y ont mis du cœur. Alors, respectons Forguette Mi Note, Les Rats, et critiques truffés de périphrases
la parution de l’excellent “The Symbol au moins cela. Mick et Keith ont Les Gunners, Cyclope, King Size, et d’allusions à prendre à différents
Remains” fin 2020 s’est résumée à expliqué qu’ils voulaient retrouver Les Locataires, Mr Moonlight... sont degrés. Mais je m’accrochais, lisais,
une simple chronique dans Disques l’âme des Stones, mais avec un venus jouer chez nous, accompagnés relisais, m’imprégnais. Et tenant pour
Classic Rock. J’ai acheté le double son plus moderne. A mon avis, le de quelques pointures internationales dit ce qui était analysé et disséqué. Le
disque vinyle dès sa sortie, et je vais pari est réussi. Pas de sample ni telles The Troggs, The Fleshtones papier glacé de la couverture entre les
certainement en faire de même pour de synthétiseur. Tout est joué en et autres Vibrators. Puis les lieux mains, le feuilletant avant de passer en
“Hackney Diamonds”. Pourtant, vu direct. Et, non, le dernier morceau, ont baissé pavillon, contraints par caisse, j’ai eu la résurgence de cette
la qualité de la musique du premier joué live par Mick et Keith autour le voisinage, les normes de sécurité, adolescence, certes pas facile, mais
nommé, je sais déjà lequel des deux d’un micro, n’est pas anecdotique. les soucis financiers, et beaucoup incroyablement bien accompagnée
va prendre davantage la poussière ! Alors merci à Andrew Watt d’avoir d’associations ont également par Rock&Folk. Merci d’avoir existé
Alors deux poids, deux mesures ? donné un grand coup de pied au cul lâché l’affaire. Les gros festivals et d’exister encore. Chut... silence...
JEAN-LOUIS RAMOND aux trois protagonistes pour enfin ont alors occupé le paysage ; je me (re)plonge dedans.
sortir un disque à la fois totalement quelques activistes ont poursuivi LAURENT
inattendu, et digne des Stones. comme le Mondo Bizarro à Rennes
En rouge et bleu COLIN ARMSTRONG ou le Galion à Lorient, mais le Covid
Ah, ces compilations rouges et bleues finira par avoir raison de la pugnacité Moitié-moitié
de notre groupe chéri... Cela doit faire de leurs patrons. Aujourd’hui il y a Une face Beatles et une face Rolling
trente-cinq ans que je ne les ai pas A la lettre près une scène rock française qui a Stones, indiscutablement la meilleure
écoutées mais elles représentent J’apprends dans les condoléances besoin de lieux pour s’exprimer réponse à la grande question... !
tellement pour moi. On ne peut qu’avoir du numéro 676 de Rock&Folk et d’une presse pour les soutenir RINGA STORR
une affection toute particulière pour le décès de Rigo Star. Du coup, afin de ramener des jeunes dans
ces deux disques, car comme je m’inquiète pour Paul McCartey... les bistrots et salles de concerts,
beaucoup de (futurs) passionnés, ANTOINE pas seulement pour quelques
c’est avec eux que j’ai découvert groupes post-punk anglo-saxons Ecrivez à Rock&Folk,
un groupe qui ne me quittera plus ou quelques trop rares groupes 12 rue Mozart,
jamais. Ils ont représenté ma porte Si hexagonaux. Et cette scène a besoin 92587 Clichy cedex
d’entrée dans leur discographie Si Shane MacGowan était né du soutien et de la mise en forme ou par courriel à rock&folk@
avec leurs différents albums qui en Italie, il ne serait pas chanteur, en lumière d’un magazine comme editions-lariviere.com
continuent à me faire vibrer ! il ne serait pas célèbre. Il serait vivant. le vôtre. Alors bravo, enfin et encore ! Chaque publié reçoit un CD
BRUNO SWINERS PATRICK MOALIC FABRICE

006 R&F JANVIER 2024


Télégrammes PAR YASMINE AOUDI

AIR ANNA CALVI FRANK CARTER NICK CAVE


En amont d’une série de concerts La multi-instrumentiste & THE RATTLESNAKES “The Death Of Bunny
prévue en Europe à partir du poursuit sa contribution Précédé du single “Man Of Munro”, deuxième ouvrage
24 février prochain, le duo aux bandes originales The Hour”, le nouvel album de l’Australien paru en 2009,
versaillais a dévoilé son “Moon consacrées à la série “Dark Rainbow” des Anglais sera adapté pour la télévision.
Safari” (1998) en Dolby Atmos. britannique de BBC One. originaires de Hertfordshire Matt Smith interprétera le rôle
“Peaky Blinders Season est prévu le 26 janvier. Ils principal et le produira avec
BEACH BOYS 5 & 6”, la double BO, est l’interpréteront le 24 février l’aide d’Isabella Eklöf, sous le
“Beach Boys By Beach espérée pour le 26 janvier. à Paris, au Bataclan. regard attentif de l’auteur. Le
Boys” est le premier livre début du tournage est prévu au
officiel (édition limitée à printemps prochain. En amont,
500 exemplaires) signés par les “Australian Carnage — Live
membres du groupe, et attendu At The Sydney Opera House” est
courant 2024. Il comprendra des paru le 1er décembre en version
interviews des protagonistes et digitale dix-huit titres ou vinyle
autres contributeurs de renom huit titres série limitée.
(Bob Dylan…), des photos rares
et emblématiques de leurs débuts CULT
à leur renommée mondiale. Pierre angulaire du combo rock
britannique emmené par Ian
BJÖRK Astbury, “Electric”, paru en 1987
Ode à la perte et au deuil, et produit par Rick Rubin, a été
“Fossora”, le onzième disque réédité en vinyle standard et en
studio (2022) de l’Islandaise vinyle bleu en édition limitée.
bénéficie d’une réédition
en Boxset Deluxe en édition dUTRONC & dUTRONC
limitée. Elle contient versions Alors que les nouvelles ne
alternatives de chansons, photos, sont pas bonnes pour Françoise
partition, livret, carnet de notes Hardy, Jacques et Thomas ont
et... une écharpe en soie. réuni leurs meilleurs moments
dans “Dutronc & Dutronc La
BLUE ÖYSTER CULT Tournée Générale !”. Disponible
En 2022, les Américains en double LP, CD livres, maxi
ont célébré le cinquantenaire 45 tours 2 titres, et digital.
de leurs prouesses live lors de
trois concerts à guichets fermés EELS
au Sony Hall de New York. Précédé du doucereux single
Le bien nommé “50th inédit de Noël “Christmas, Why
Anniversary Live – First Night” You Gotta Do Me Like This”,
Photo DR

renfermant l’intégralité de les californiens reviennent avec


la première date est proposé Anna Calvi une nouvelle compilation.
en 2 CD, 2 CD/ DVD, 2 CD/
BD, 3 LP… Déjà en vente.

CHATEAU d’HEROUVILLE
France 5 diffusera le
documentaire, “Le Château
D’Hérouville, Une Folie Rock
Française”, le 19 janvier.
L’épopée du studio
d’enregistrement résidentiel
à l’initiative du compositeur
Michel Magne, qui accueilli
dans les années 70 nombreuses
stars (Iggy Pop, David Bowie,
Pink Floyd, Nino Ferrer…).

dAVId BOWIE
Les pages manuscrites des
paroles de “Rock N’Roll
Suicide” et “Suffragette City”
écrites par l’icône disparue en
2016 ont trouvé acquéreur pour
la modique somme de 89 000 £
lors d’une vente aux enchères.

ARTHUR BROWN
Le chanteur de rock
Photo Harvey Waller-DR

britannique a reçu pour


la seconde fois le Legend
Award au Hard Rock
Hell Prog XII à Great
Yarmouth (Royaume-Uni) Arthur Brown
le 8 novembre dernier.

008 R&F JANVIER 2024


“Eels So Good: Essential
Eels Vol 2” contient vingt
titres, le meilleur de sept
albums studio (2007-2020),
trois inédits. Disponible
en CD, 2 LP ou digital.

dAVE EVANS
“Elephantasia”, l’opus folk
datant de 1972 du regretté
Australien d’origine britannique
parti en avril 2021, bénéficie
d’une réédition en CD et vinyle.

BILLY IdOL
Live capté en avril dernier au
barrage Hoover sur le fleuve
Colorado, “Billy Idol – State
Line: Live At The Hoover Dam”
a fait l’objet d’un film disponible
en DVD ou Blu-ray. Avec Alison
Photo Marieke Macklon-DR

Mosshart (The Kills), Steve


Jones (ex-guitariste des Sex
Pistols) ou encore Tony Kanal
(No Doubt) en invités spéciaux.

JASON ISBELL Bill Ryder-Jones


ANd THE 400 UNIT
Le bassiste Jimbo Hart a LEd ZEPPELIN BILL RYdER-JONES (pour la version automatique).
officialisé sa rupture avec Les éditions Petit A Petit Cinq ans après “Yawn”, A l’arrière, l’emblématique
les 400 Unit. Cofondateur du publieront le 10 janvier prochain “Iechyd Da” (prononcer “yak- scorpion du groupe est gravé.
combo, il prend un congé pour “Led Zeppelin : En Bande ih dah”) le cinquième opus
se consacrer à sa santé mentale Dessinée”. Retour en images de l’ancien guitariste de The TY SEGALL
et régler d’anciens traumatismes. et en couleur sur 160 pages Coral est attendu le 12 janvier. Le work addict californien
sur “l’empreinte sur l’histoire a concocté un nouvel opus :
KISS de la musique populaire SOUNdGARdEN “Three Bells”, quinze chansons,
Un fan de 56 ans et son moderne” du mythique groupe. Le batteur Matt Cameron paraîtra le 26 janvier prochain.
épouse ont trouvé la mort dans a avoué dans un podcast
un accident de voiture en se TEd NUGENT Vinyl Guide que le différend SMASHING PUMPKINS
rendant à Ottawa (Canada) pour Face à la prolifération de opposant le groupe à la veuve Les Citrouilles se sont fendues
assister à un concert de Kiss supers-porcs (cochons sauvages) de Hugh Cornwell, Vicky, d’un chant inédit de Noël,
annulé plus tôt dans la journée envahissant l’Amérique depuis n’est toujours pas réglé. “Evergreen”, et d’une version
en raison de la grippe du leader le Canada, le guitariste de revisitée de “Silver Bells”
Paul Stanley. Leur Bentley hard rock américain, ardent STONE TEMPLE PILOTS de Bing Crosby pour Disney.
a percuté de plein fouet un chasseur, se posant en“Mère Dénoncé par sa moitié Jenn,
véhicule sur le Rainbow Bridge. Teresa”, a émis l’idée sur Fox le guitariste Dean DeLeo a été SPINAL TAP
News de les abattre depuis un appréhendé pour conduite en état Le réalisateur Rob Reiner
hélicoptère et de redistribuer d’ivresse et violences conjugales. a révélé que le tournage de
dancing la viande aux sans-abris.
SCORPIONS
la suite de “This Is Spinal Tap”
débuterait en février prochain,
in the street PULP
Dans le cadre de sa tournée de
En mémoire de la chute du Mur
de Berlin le 9 novembre 1989,
avec les protagonistes du film
de 1984. Paul McCartney,
Le 8 janvier prochain,
à l’initiative de Jérôme retrouvailles, lors d’un concert les hard-rockers se sont associés Elton John et Garth Brooks
Gourmet, maire du XIIIème à Mexico, le combo britannique avec la maison horlogère allongeront la liste des invités.
arrondissement, Paris sera a dévoilé “Background Noise”, Col&MacArthur pour créer
officiellement dotée d’une rue nouveau morceau du leader “Wind Of Change”, une montre VILLAGERS
david Bowie. L’artère, toujours Jarvis Cocker dédicacé à sa (en édition limitée à 1989 Le singer-songwriter Conor
en construction, est située rive petite amie. Annonciateur exemplaires pour la version O’Brien et l’Irlandaise
gauche — dans un quartier d’un futur microsillon ? automatique) et numérotée Lisa Hannigan ont accordé
qui abrite déjà les places contenant en incrustation leurs voix pour revisiter un
Keith Haring et Jean-Michel AXL ROSE un fragment du Mur, et classique de Noël de 1941 :
Basquiat — et débutera Sheila Kennedy, ancien une corde de leurs guitares “The Little Drummer Boy”.
au numéro 61 de l’avenue mannequin de Penthouse,

Condoléances
Pierre-Mendès-France. Jérôme poursuit en justice le leader
Soligny a été sollicité par la de Guns N’Roses pour : Chad Allan (musicien et chanteur canadien
Ville de Paris pour organiser agression sexuelle présumée de rock, soft rock et country rock, cofondateur des Guess Who, Bachman-
cette journée avec la Mairie du en 1989, lors d’une fête Turner Overdrive), Buzy (auteure, compositrice et interprète française),
XIIIème. George Underwood dans un hôtel new-yorkais. Charlie dominici (chanteur américain de metal progressif, The Dream
et Geoff MacCormack, L’avocat du chanteur réfute Theater), Claude Fléouter (journaliste, producteur et réalisateur français,
les deux amis d’enfance de les accusations, qu’il qualifie fondateur des Victoires De La Musique, coproducteur de “L’Ile Aux
David Bowie restés proches de “réclamations fictives”. Enfants”), Jeffrey Foskett (chanteur et guitariste américain, Beach Boys),
de lui jusqu’à la fin de sa Myles Goodwyn (chanteur, auteur-compositeur et guitariste canadien,
vie, dévoileront la plaque. QUEEN April Wine), Jean Knight (chanteuse américaine de soul, “Mr Big Stuff”),
Quelques Français qui l’ont Pendant le week-end du denny Laine (guitariste britannique de rock, Moody Blues, Wings), Tai Luc,
bien connu, des journalistes 18 au 21 janvier sera projeté Shane MacGowan, Michel Sardaby (compositeur et pianiste français de jazz),
et des fans seront conviés exclusivement dans les salles John “Rambo” Stevens (ami fidèle et manager britannique de John Lydon),
en fin de journée à la mairie Imax “Queen Rock Montreal”, Karl Tremblay (chanteur québécois, Cowboys Fringants), Goerdie Walker
pour une rencontre informelle concert emblématique capté (guitariste britannique de post-punk, Killing Joke), Chiba Yusuke (musicien,
au son de ses chansons. en novembre 1981 au Forum chanteur et compositeur japonais de garage rock, Thee Michelle Gun
de Montréal (imax.com/queen). Elephant…), Benjamin Zephaniah (écrivain et poète anglais, rasta et dub).

JANVIER 2024 R&F 009


Mes disques à moi

“A la question Stones ou Beatles,


je suis obligé de répondre : ni l’un ni l’autre”

ADRIEN DURAND
Musicien, programmateur, attaché de presse, journaliste, auteur d’essais
et désormais romancier, ce touche-à-tout connaît l’industrie musicale
sous toutes ses coutures et porte un regard singulier sur ce milieu, tout
en gardant un rapport viscéral avec ce qui compte : la musique.
RECUEILLI PAR THOMAS E. FLORIN - PHOTOS WILLIAM BEAUCARDET
SON LIVRE EST NOIR COMME LA MUSIQUE QU’IL cette période étrange : le deuil de Kurt Cobain. Moi, je n’écoutais
ÉCOUTE. Pourtant, Adrien Durand a su se trouver où était pas Nirvana à 7 ans, mais on sentait ce flottement dans l’air avec
la lumière : attaché de presse du meilleur festival de France un trône à prendre et les prétendants qui tentaient leur chance.
(Villette Sonique), rédacteur en chef adjoint du meilleur C’était une époque plombée, située entre deux guerres en Irak, on
webzine musical du pays (“Noisey”), il fête ce mois-ci le parlait tout le temps de sida aux enfants et les stars qu’on voyait à
premier anniversaire de ce qui pourrait bien devenir la la télé se suicidaient où faisaient des overdoses… Nos parents nous
meilleure maison d’édition rattachée de près ou de loin à inculquaient des idéaux hippies et racontaient leur Mai 68, le tout
la musique au monde (Le Gospel). Ce Nick Hornby hypra depuis nos lotissements de banlieue pavillonnaire. Tout cela créait
mélancolique, auteur de “Tuer Nos Pères” et “Je N’Aime une ambiance de regrets et donnait naissance à des personnages
Que La Musique Triste”, sortait en septembre dernier son comme Trent Reznor. “The Downward Spiral”, pour moi, incarne
premier roman : “Cold Wave”. Un anniversaire, un premier cette noirceur, ce nihilisme qui semblait être la seule solution pour
roman, deux bonnes occasions de discuter autour d’un jus se sortir d’un marasme quotidien.
d’orange glacé.
R&F : On écoutait de la musique chez vous ?
Adrien Durand : Surtout de la chanson à texte, que j’ai toujours
Une époque plombée rejetée. Je n’aime pas la musique qui se prend trop au sérieux. Puis
ROCK&FOLK : Premier disque acheté ? mes parents écoutaient beaucoup les Beatles, mais c’est un groupe
Adrien Durand : Le premier disque que je n’aime pas du tout. Donc à la question Stones ou Beatles, je
que j’ai acheté en étant conscient de le suis obligé de répondre : ni l’un ni l’autre. On écoutait “Harvest”
faire, c’était le single de Beck, “Loser”, qui était un peu le disque familial et Neil Young était très présent à
en CD deux titres. Une chanson qui m’a l’époque, avec la BO de “Dead Man” ou “Mirror Ball”, l’album avec
suivi, puisque j’ai intitulé un livre “Je Pearl Jam. Mais rapidement, ce qui m’a attiré, c’était des choses
Suis Un Loser Baby” où je racontais beaucoup moins… professionnelles.
notamment l’histoire de Carl Stephenson
qui a co-écrit ce morceau puis est devenu R&F : C’est-à-dire ?
fou et a lancé toutes ses machines dans Adrien Durand : L’esthétique slacker, lo fi avec Sebadoh ou
la baie de Santa Monica. Dinosaur Jr. : des groupes qui avaient plus d’humour et de recul,
beaucoup moins le côté rock star tête de noeud de certains artistes dont
R&F : Comment découvriez-vous la musique à l’époque ? on a parlé avant. La BO du film “Kids” de Larry Clark m’a beaucoup
Adrien Durand : Beaucoup par hasard. Par exemple, j’ai découvert ouvert à cela aussi. C’était un film sur le skate mais dessus, au lieu du
Rage Against The Machine parce qu’un soir ma sœur revenait de punk à roulettes habituel, il y avait Daniel Johnston, Folk Implosion...
soirée, il pleuvait et quelqu’un lui avait Ça nous disait : “Oui, tu peux faire du
prêté un bonnet avec le nom du groupe skate sans n’être jamais monté sur une
imprimé dessus. Ça pouvait être aussi planche ; oui, tu peux monter un groupe
bête que ça. Puis la télévision jouait un sans n’avoir jamais joué de guitare”.
rôle très important. C’est par les clips
que j’ai acheté “Mellon Collie And R&F : Les films étaient donc des pas-
The Infinite Sadness” des Smashing serelles vers la musique ?
Pumpkins, un album qui a beaucoup Adrien Durand : Oui, ils participaient
compté. Vers 1995 ou 1996, il y avait à une ambiance générale. On découvrait

010 R&F JANVIER 2024


JANVIER 2024 R&F 011
“Les toilettes de bar
sont associées pour
moi à ‘True Colors’
de Cyndi Lauper”
les films de Gregg Araki en écoutant “Monster” de REM. Où Michael
Stipe assumait peut-être plus son homosexualité. C’était le côté
gothique fluo, gender fluid de ces années. Personnellement, j’associe
les Deftones au film “Donnie Darko” parce que les premiers m’ont fait
découvrir Depeche Mode et Duran Duran alors que dans le second,
il y a Tears For Fears.

Etat émotionnel
R&F : Chez “Noisey” vous vous moquiez énormément de
tout le folklore qu’il y a autour des rock stars, la culture
rock en général ?
Adrien Durand : Oui. Pour moi, c’est un peu comme le catch :
tout cela est une construction. Les groupies, les boas à plumes, les
bagouses, c’est pas mon truc. Je viens de la classe moyenne plutôt
basse, donc cette mondanité, le côté “J’ai un avion avec mon nom
pour faire la bise au dalaï-lama”… A vrai dire, cela fait maintenant
trois ans que je me demande pourquoi j’aime la musique, c’est devenu
le sujet de plusieurs de mes livres. Ce que j’ai découvert, c’est que
mon rapport est beaucoup plus direct : la musique elle-même, les
chansons, m’arrache à la réalité en créant une sorte de bulle autour de
moi. C’est cela que j’ai essayé d’explorer dans mon livre “Je N’Aime
Que La Musique Triste”.

R&F : Comment ça marche ?


Adrien Durand : La musique me met dans un certain état émotionnel.
Je me suis rendu compte de cela à force de voyager seul. Certaines
chansons devenaient mes compagnons encyclopédiste avec toutes ses listes
parce qu’elles se trouvaient là où du type “les trois plus grands albums
j’allais. Par exemple, les toilettes de de la house de Chicago” où quelqu’un
bar sont associées pour moi à “True nous impose à l’avance une lecture d’un
Colors” de Cyndi Lauper, parce que album que l’on n’a jamais entendu.
je l’entendais toujours quand je faisais Je veux passer par un rapport direct,
la queue pour aller aux toilettes. Puis, personnel, émotionnel. Ça a été cela
il y a des disques qui sont un peu ma passerelle vers la cold wave : tous
comme une maison : “I Could Live In les groupes slowcore, tout comme des
Hope” de Low par exemple, qui est très artistes électroniques du milieu des
enveloppant, ou l’album de Grouper, années 2010 que j’aimais beaucoup — Helena Hauff ou Daniel
“The Man Who Died In His Boat”, une Avery — en parlaient. Alors, quand j’écoute les Cure ou Bauhaus pour
musique minimale qui a un fort pouvoir la première fois, je retrouve tout ce que j’aime : de la musique bricolée,
d’évocation. pas trop de virtuosité, le tout extrêmement assumé dans ses intentions.
Un état d’esprit qu’on peut retrouver dans toutes les musiques, comme
R&F : Comme la cold wave, qui est dans “World Of Echo” d’Arthur Russell par exemple.
au cœur de votre premier roman.
Adrien Durand : Mais c’est par les R&F : Donc, si on résume : slacker adolescent, slowcore
groupes que je viens de citer que j’en adulte… Que s’est-il passé entre les deux ?
suis venu à écouter de la cold wave. Longtemps, la cold wave était Adrien Durand : A la fin des années 2000, il y a une période
pour moi la musique des gens plus âgés. Mais j’ai arrêté d’écouter que j’ai trouvée très pénible, c’était l’époque des crossovers : rap
de la musique par mouvement ou par genre, je suis sorti du côté et metal, jungle et metal... A l’époque, j’écoutais beaucoup Tricky,

012 R&F JANVIER 2024


MES DISQUES A MOI
ADrIEn DUrAnD

ouvert à Fugazi, Arab On Radar, et tous


ces groupes qui faisaient des morceaux de
45 secondes déguisés en mouches géantes,
comme The Locust… Puis j’ai commencé
à travailler pour Villette Sonique et là,
Etienne Blanchot, le programmateur, m’a
fait découvrir énormément de groupes.

R&F : Comme à tout le monde. Villette


Sonique a été le meilleur festival qui
alliait défrichage et groupe culte dans
les années 2000.
Adrien Durand : Etienne faisait venir
des microgroupes pour une seule date,
arrivait à avoir des affiches de gens hors
tournée. C’est comme ça que j’ai découvert
les Liars par exemple. Je n’ai pas du tout
aimé le revival rock des années 2000, cela
reprenait des codes qui me dérangeaient.
Alors, quand les Liars, qui étaient associés à tout cela, arrivent avec “Drum’s
Not Dead”, un disque sans guitare, personnellement, j’ai trouvé ça génial.

City Of Shit
R&F : Des souvenirs de concert particulier ?
Adrien Durand : Jay Reatard à Montréal
peu de temps avant sa mort. Il a joué vingt
minutes, la salle était à un étage d’un
immeuble, j’ai vraiment cru que le sol
allait s’effondrer. C’est étrange la fin de
la carrière de Jay Reatard : peu de temps
après, j’étais en Louisiane dans une ville
que les habitants surnomment City Of
Shit, ce qui en dit long sur l’ambiance
qui y règne. Le gros truc, c’était que Jay
Reatard venait de virer son groupe et qu’il organisait des auditions.
Tous les musiciens de la ville voulaient tenter le coup car ils étaient
persuadés qu’ils allaient être le next big thing. Et c’est vrai que “Blood
Visions” est un album à part. Tellement intense qu’on avait l’impression
que le disque allait se balancer tout seul contre les murs...
qui me semble avoir bien mieux vieilli
qu’un groupe comme Massive Attack. R&F : Pourquoi avoir appelé votre
Personnellement, je pense que dès que maison d’édition Le Gospel ? Vous
la musique ressemble à un pitch, c’est écoutez du gospel ?
très mauvais signe. C’est terrible, parce Adrien Durand : Ah ah ah, non, pas
que c’est ce que l’on demande au groupe spécialement. Je crois surtout que j’ai
aujourd’hui. “Pitchez-moi votre projet un rapport assez mystique aux choses.
en deux minutes.” Je suis persuadé que J’aime cette idée d’une musique qui
la professionnalisation tue en partie la élève, mais qui devient une bulle en
musique. même temps. Les disques récents que
j’écoute sont comme ça : le dernier album de Tirzah, “trip9love… ???”,
une chanteuse anglaise qui fait une sorte de shoegaze un peu trip hop,
Déguisés assez fantomatique… Quand on met ça, on a l’impression d’être
en mouches géantes légèrement défoncé, suffisamment pour que la réalité s’éloigne.
R&F : Que ce soit par vos textes ou même quand vous étiez atta-
ché de presse pour Villette Sonique, vous semblez toujours du R&F : Quel album emporteriez-vous sur une île déserte ?
côté de l’underground. Adrien Durand : “The Moon And The Melodies” de Harold Budd et
Adrien Durand : Ça a commencé quand j’avais un groupe. On organisait les Cocteau Twins. Je suis très fan des deux, c’est un disque comme
des concerts et, à cette époque, la plupart des formations faisaient deux un palais des glaces, fabuleux, le genre d’album qui crée le même
dates où ils retournaient la salle puis ils disparaissaient à tout jamais. Je flottement que les drogues. Et c’est très compliqué pour moi d’écouter
trouvais ça beau, ce côté gratuit. C’était l’époque du post hardcore, où le un autre disque derrière ça. H
groupe qui a fait la transition pour moi, ça a été At The Drive-In, qui m’a Livre “Cold Wave” (Le Nouvel Attila)

JANVIER 2024 R&F 013


014 R&F JANVIER 2024
in memoriam

TAI-LUC 1958-2023
Fer de lance d’une génération spontanée poussée sur les cendres du punk 77,
La Souris Déglinguée reste dans l’inconscient collectif l’exemple parfait
du groupe dont les parents ne souhaitaient pas voir leurs enfants à leurs concerts.
PAR UNE NUIT DE DÉCEMBRE, et Marc Zermati, un voyage à Londres le couperet tombe vite.
TAI-LUC, MÉGAPHONE ET pour découvrir les Jam et un autre à San Exit la Souris et bonjour tristesse.
FIGURE DE PROUE DE CE COMBO Francisco pour un prétexte familial qui se Loin de la musique, Tai-Luc se retrouve
LYSERGIQUE, A BOUCLÉ SON transforme en exploration du punk local seul devant son ordinateur. Derrière,
PAQUETAGE DANS LA PLUS grâce au charisme de Penelope Houston, comme ultime public, un mur de livres
PARFAITE TRADITION DU 1ER R.I. chanteuse des Avengers, il rentre en principalement érigé avec des ouvrages
PICARDIE, le régiment où il était France avec le fervent désir d’avoir lui sur l’Asie du Sud-Est dont la plupart lui
radio et où il a appris à maîtriser la aussi ses quinze minutes de gloire sur ont servi de guides dans sa longue quête
phonie, un moyen de communication la première scène qui s’offrira à lui. identitaire pour réussir à cerner qui il était
comme un autre. Retour sur une Avec des copains de lycée, il crée vraiment. Dans sa nouvelle solitude de
époque définitivement révolue La Souris Déglinguée, un quatuor de paria imposée par un monde de la musique
en quelques points essentiels. rock’n’roll speed au répertoire déjà à l’amour versatile, regrette-t-il de n’avoir
polémique dès le concert du lycée jamais ouvert des ouvrages aux titres
Rabelais, en décembre 1978. évocateurs rédigés par Roger Peyrefitte ou
Poésie urbaine L’ironie du titre “Nuremberg Blues”, Pierre Choderlos de Laclos ? Dommage. Car
Pour les gens qui l’ont approché un qui parle de l’évasion du SS Herbert à trop laisser la main droite n’en faire qu’à
peu, Tai-Luc était d’un abord facile malgré Kappler, passe mal auprès de certains sa guise, bien souvent la main gauche finit
une expression faciale digne d’un bouddha élèves. Peu réceptif aux remarques, Tai- sous le marteau comme l’écrirait l’ami qui
taiseux. Produit de la banlieue parisienne, Luc dessine des faucilles et des marteaux s’en est allé, ulcéré de ne point être écouté.
il est élevé par sa mère Jacqueline, un des à la craie jaune sur les tableaux portatifs Entouré de ses amis de papier, Tai-Luc se
personnages les plus importants dans le qui délimitent les loges. Déjà, une certaine refait une vie en commençant par remplir
devenir du musicien. Militante très engagée distanciation envers les récriminations un dossier pour devenir bouquiniste sur les
à gauche, elle élève son fils en prenant soin de la plèbe pointait à l’horizon. quais de Seine, à Paris. La démarche n’est
à ce qu’il sache faire très rapidement la pas si simple. S’il est accepté, il faut encore
différence entre les mots prolétariat et savoir où il aura droit d’ouvrir ses quatre
bourgeoisie. A ceux-là s’y ajoute très Bonjour tristesse boîtes d’une couleur verte tirant plus vers le
rapidement un troisième : révolution ; Des années LSD, l’histoire retiendra un sapin que vers celle d’un bomber. Mais quel
car c’est le maître-mot de tous les foyers premier album extraordinaire à la gloire que soit l’endroit, le paysage ne pourra pas
œuvrant pour la lutte des classes, un de la zone et de toute la voyoucratie qui être moche. Finalement, le quai de Gesvres
fondement sociétal désormais caduque la pavoise. Devant cette carte de visite lui tend les bras pour un nouveau départ
et remplacé par le droit à un train de rédigée à la chaîne de vélo, les plus anciens très vite chamboulé par une catastrophe
vie confortable pour tous. Comme tous se souviennent encore du grand bruit fait sanitaire. De ces années de nouvel enfer-
les adolescents rebelles, il découvre les par les portes du succès quand elles se mement, Tai-Luc en sort difficilement.
New York Dolls et le Velvet Underground. sont refermées dès les premières mesures Diminué par des décennies à marteler
Si les frasques en platform boots des de “Rock’N’Roll Vengeance”. Ensuite, le pavé, à vivre sa vie de rebelle, il paye la
premiers le marquent, ce sont les textes malgré un sens de l’innovation et de la facture tout en faisant un boulot d’arpenteur
de Lou Reed qui lui font découvrir une prise de risque au-dessus de la moyenne, de bitume aussi merveilleux que pénible.
forme de poésie urbaine qui parle de sujets le musicien n’arrivera jamais à imposer
nettement plus visuels que les textes de ses albums, qu’ils soient d’obédience rap Dans ton dernier contact, tu me présentais
Photo Touchard Heyman/ Dalle

Victor Hugo ou Baudelaire appris en cours. ou tournés vers l’Asie. De fil en aiguille, tes condoléances pour mon père. Merci.
Des trottoirs de Vélizy au lycée de Versailles, d’absence de concerts en désillusions Parlons-en mais plus tard, là-haut, devant
Tai-Luc s’ennuie ferme sur les bancs du encore et encore, Tai-Luc se prend les une tasse de thé ; je viendrai avec le mien,
bahut alors que l’été de la haine commence pieds dans son personnage et fréquente car je suis désolé de te le dire, j’ai toujours
à pointer son nez. Entre la découverte les mauvaises personnes. Dans un monde trouvé ton thé chinois dégueulasse. H
de l’Open Market de Jacques Dauty où les juges sont les réseaux sociaux, GEANT VERT

JANVIER 2024 R&F 015


Tête d’affiche
“Quelle idée à la con !”

SLEATER-KINNEY Le duo culte est de retour avec un album aux guitares féroces.
Réponse viscérale au deuil et à l’horreur de l’époque.
QUICONQUE AYANT PRÊTÉ OREILLE R&F : “I Don’t Feel Right” est un des “Crusader”. Il y a des vies de personnes qui
À LEURS ALBUMS — OU, MIEUX, joyaux du disque. De l’anxiété pure sur sont écrasées, contre lesquelles on légifère. En
LES AYANT VUS FERRAILLER SUR une mélodie trépidante. Ce contraste, ce moment aux Etats-Unis, des lois sont prises
SCÈNE — SAIT QUE LES SLEATER- c’est un peu la marque de fabrique des contre le progrès social. Cette chanson existe
KINNEY SONT UNE DES MACHINES Beach Boys… pour dire qu’on est solidaires des personnes
DU ROCK DES ANNÉES 2000. Trente Corin Tucker : On vient du punk mais on visées dans ces textes mais aussi pour pointer
ans après leurs débuts en pleine fièvre a toujours été attirées par des gens comme l’hypocrisie de ces politiciens qui s’en prennent
riot grrrl, le duo originaire de l’Etat de les Beach Boys ou Tom Petty. Il y a cette aux plus vulnérables. C’est un cri de ralliement
Washington publie un onzième album dissonance entre des paroles sombres et une pour surmonter toute cette négativité.
politique, rouge et teigneux. Anatomie musique entraînante qui est une combinaison
magistrale d’un monde qui part en torche, vraiment intéressante. Les textes parlent de R&F : Pas une seule chanson de l’album
“Little Rope” est également marqué par léthargie mais la musique te botte le cul. ne dépasse les quatre minutes…
le deuil. Pendant son écriture, la mère et Jamais je n’aurais pu écrire un truc pareil à nos Corin Tucker : Le paramètre de la durée est
le beau-père de Carrie Brownstein sont débuts. Cette arrogance qu’était la nôtre à vingt essentiel. “Ok, on a 3 minutes 30. Un couplet,
décédés dans un accident de voiture en ans, on l’a perdue. On pensait tout savoir. Avoir un refrain, un pont. Comment on en tire le
Italie. C’est sa complice, Corin Tucker, compris dans quel sens le monde tournait. Mais meilleur ?” On est toujours prêtes à tester des
qui a reçu le coup de fil des autorités. c’était du flan. A quelques rares moments dans trucs nouveaux. On est vraiment persuadées
Depuis plusieurs jours, l’ambassade la vie, tu touches le sol. Mais la plupart du que si on devient prévisibles, on va perdre
américaine tentait en vain de joindre temps, tu fais comme tout le monde : tu pédales notre public.
Brownstein et sa sœur. Un numéro était dans le chaos.
répertorié comme le contact d’urgence R&F : Sleater-Kinney est né en 1994.
de Brownstein : celui de Tucker. C’est A l’époque, la guitare était une évidence.
dire si leurs vies sont entrelacées. Deux Un cri de ralliement Ça veut dire quoi être un groupe de rock
options s’offraient alors à la musicienne : R&F : “Crusader” est la chanson la à l’heure où le hip-hop domine les charts
s’écrouler ou transcender la douleur. plus évidemment politique de l’album. et la culture ?
S’adresse-t-elle à Ron DeSantis, le Carrie Brownstein : Il y a des tas de
gouverneur républicain de Floride en formations à guitares qui m’excitent en ce
Pédaler dans le chaos guerre contre le progressisme ? moment : Palehound, Blondshell… La guitare,
ROCK&FOLK : L’album s’ouvre avec Carrie Brownstein : Oui et non. Il y a beau- c’est le langage de Sleater-Kinney. J’adore
une bourrasque intitulée “Hell”. C’est coup de désespoir dans une chanson comme comme la distorsion exprime le désordre,
l’endroit où vous étiez lorsque vous la vulgarité. Lorsque Corin et moi jouons
travailliez sur le disque ? ensemble, il y a des imperfections, de la
Carrie Brownstein : Je crois qu’ici, on Etat rock’n’roll dissonance et je trouve ça beau. Ce disque, on
voulait surtout explorer notre relation à la Situé à l’extrême nord-ouest des l’a vraiment écrit ensemble à Portland, l’une en
violence. Créer une chanson qui refléterait Etats-Unis, l’Etat de Washington peut face de l’autre. Et je crois que ça se sent. C’était
l’état du monde. On vit une époque très revendiquer le titre d’Etat le plus moins vrai sur nos deux précédents albums.
rock’n’roll des Etats-Unis. Si Seattle a
sombre, non ? Mais c’est vrai que lorsqu’on vu naître Jimi Hendrix, elle a surtout
enregistrait, je traversais une période émo- généré des dizaines de groupes grunge R&F : Avant de nous quitter, c’est le
qui ont retourné la planète (Nirvana,
tionnellement très difficile… Mudhoney, Pearl Jam, Mother Love moment de régler quelques comptes.
Bone, Soundgarden, Melvins, Alice In On a visité votre ville natale, Olympia.
R&F : La musique aide ? Chains…). Cent kilomètres au sud, la Histoire de comprendre comment des
petite ville d’Olympia (capitale d’Etat) a
Carrie Brownstein : Elle m’a aidée à été le berceau du mouvement riot grrrl groupes comme Bikini Kill, Bratmobile
traverser le deuil. Elle a donné une place au avec Bikini Kill, Bangs, Bratmobile ou le vôtre ont pu y naître. On a rarement
puis Sleater-Kinney. Beth Ditto y a
chagrin. Travailler sur le disque a été une aussi formé le groupe Gossip. A mi- connu ville aussi rasoir…
Photo Chris Hornbecker-DR

façon pour moi de garder la tête hors de l’eau. chemin entre ces deux villes, on trouve Carrie Brownstein : Pardon mais quelle idée
Jouer de la guitare, utiliser mes mains, ma Tacoma, cité des Sonics et des Wailers, à la con (rires) ! Il n’y a absolument rien à faire
les plus féroces des groupes garage
voix, c’est une chorégraphie que je maîtrise. des années soixante, et plus à l’est là-bas ! A part monter un groupe de rock… H
Tandis que la mort de ma mère était un évé- Ellensburg, ville de Mark Lanegan et RECUEILLI PAR ROMAIN BURREL
ses Screaming Trees. Qui dit mieux ?
nement totalement incompréhensible. Album “Little Rope” (Loma Vista/ Universal)

016 R&F JANVIER 2024


JANVIER 2024 R&F 017
Tête d’affiche

“La vision que j’en ai eue


était proche du syndrome
de Gilles de la Tourette”

MADNESS
Les parrains du ska britannique célèbrent l’absurdité
du monde dans un album enregistré en autarcie.
DE SES LOINTAINS DÉBUTS DU ROCK&FOLK : Comment s’est déroulée C’était hallucinant. Pour cette raison, je
CÔTÉ DE CAMDEN TOWN, MADNESS l’élaboration du disque ? tiens à préciser que ce n’est pas du tout un
S’ ES S A I E À U N S TYL E MO INS Suggs : Nous avons attendu que la situation lockdown-album ; pendant ces deux années,
ÉNERGIVORE AVEC UN NOUVEL revienne à la normale. Je n’ai pas trop apprécié j’ai fait tout sauf de la musique. Comment
ALBUM À LA FABRICATION AUSSI ces deux années de pandémie. C’était un peu voulez-vous penser à ce genre de chose quand
EXPÉRIMENTALE QUE BIEN VUE. comme dans la série “Le Prisonnier” : le cadre tout autour de vous tourne à l’affrontement ?
De passage près de la place de la est agréable mais vous n’êtes pas libre de faire De toute ma vie, je n’avais pas connu une
République, les deux frontmen Mike ce que vous voulez. situation aussi proche de la prison. C’était
Barson et Graham “Suggs” McPherson Mike Barson : Nul. Tous ces gens qui déconcertant.
ont bien voulu se renvoyer la balle tournaient en rond en s’accusant mutuellement Suggs : J’ai peut-être eu une ou deux idées
autour d’un micro pour éclairer leur pour une question de vaccination. J’en suis pendant le confinement, mais elles devaient
fan-club hexagonal. même arrivé aux mains avec mon propre frère. tourner autour de la situation. Une fois
redevenu libre, je me suis mis à écrire des Mike Barson : Ça a chamboulé nos projets, R&F : D’où vous est venue cette réfé-
choses plus marrantes, plus réelles, plus mais nous avions eu le temps d’aménager rence au théâtre de l’absurde ?
ancrées dans la vraie vie. Pas dans ce moment et d’apprécier le lieu. Une fois la situation Suggs : C’est une idée de Mike. Le titre
pour le moins bizarre. revenue à la normale, nous avons demandé un vient d’un livre d’un critique britannique
Mike Barson : J’ai entendu ce mec, Elton coup de main à Matt Glasbey pour qu’il nous qui commentait différents auteurs comme
John, qui racontait comment il avait enregistré assiste tout au long du processus. Samuel Beckett ou Eugène Ionesco, dont
son album pendant le confinement. J’ai trouvé Suggs : Même si le résultat final résume les les pièces n’hésitaient pas à bousculer les
ça ahurissant et j’ai essayé d’imaginer le envies des six membres de Madness, Matt formes traditionnelles du théâtre. L’album
type chez lui devant son micro en train de était là pour veiller à ce que nous ne partions est presque conceptuel avec une succession
gesticuler. Je ne devrais pas dire cela mais pas dans toutes les directions. de chansons qui sont autant de petites
la vision que j’en ai eue était proche du Mike Barson : Oui. Et j’ajouterai que l’idée saynètes parfois séparées par des interludes
syndrome de Gilles de la Tourette. de produire son premier disque avec la de présentation. Nous n’avions jamais fait
Suggs : Donc, pour résumer, c’est un album à présence d’un vrai producteur dans le studio cela auparavant.
mettre dans la catégorie after-lockdown, c’est est vraiment excellente (rires). Mike Barson : Après cette période de confi-
compris (rires) ? nement, tout était absurde : les gens, les actes,
R&F : Pourquoi ce choix d’un studio la vie. Le mot était juste parfait pour décrire
non professionnel ? de manière abstraite des gens bizarres dans
Des gens bizarres Suggs : L’idée d’être chez nous nous confor- un monde étrange. En fait, c’était de l’art
R&F : C’est votre premier album en tant tait. Au début, il y a eu quelques soucis avec abstrait sans le mot art à l’intérieur.
que producteur. Qu’en pensez-vous ? les prises de son. Au bout d’un moment, nous
Suggs : Il faut remettre les choses dans avons fini par trouver comment passer au- R&F : Un mot sur votre quasi-demi-
le contexte. En 2019, le problème était dessus de ces problèmes techniques. siècle dans l’industrie du disque ?
la dispersion des différents membres du Mike Barson : Nous avions vu ce documen- Mike Barson : Pour résumer les choses, je
groupe. Il fallait trouver une solution afin taire sur les Beatles en train d’enregistrer ne sais pas si nous avons passé ces cinquante
d’améliorer notre façon de travailler. Nous l’album “Let It Be” et nous en sommes ins- ans dans cette soi-disant industrie, mais en
avons alors eu l’idée de louer un grand local pirés. Passé cela, quand nous sommes arrivés revanche, qu’est-ce qu’on s’est marré à faire ce
industriel à Cricklewood, où nous pourrions à Cricklewood, toutes les chansons avaient que nous avions envie de faire : de la musique.
entreposer le matériel et répéter. Très vite, déjà été écrites. On a un peu fait comme Suggs : Tant que nous serons créatifs, nous
nous avons ajouté l’idée d’en faire un studio d’habitude, beaucoup de discussions pour ferons partie intégrante de cette industrie. H
d’enregistrement. Et c’est là que le covid savoir où se trouver la place de tous dans les
Photo DR

RECUEILLI PAR GEANT VERT


a débarqué. titres retenus. Album “C’Est La Vie” (BMG)
020 R&F JANVIER 2024
Tête d’affiche

“Gamin, je voulais être gangster”

DYLAN LEBLANC
Une voix habitée, un son à mi-chemin de Laurel Canyon et de Tulsa
et des chansons étincelantes inspirées par un narco mexicain…
Dylan LeBlanc a signé l’un des plus intrigants et des plus beaux albums de l’année 2023.
DYLAN LEBLANC DEVAIT AVOIR UNE par le trafic de drogue. “J’ai grandi entouré vers seize, dix-sept ans. Puis deux premiers
DOUZAINE D’ANNÉES. Lui et son père de gens qui ressemblaient beaucoup à Coyote. albums la vingtaine venue, aux ventes confi-
résidaient à Muscle Shoals, en Alabama, Gamin, je voulais d’ailleurs être un gangster, dentielles. Un troisième en 2016. Il tourne à la
bourgade rurale bien connue des ama- je trouvais ça trop cool. Pas mal de mes amis dure, dix spectateurs, puis cinquante, cent.
teurs de soul pour ses studios légendaires, menaient ce genre d’existence, et certains ne sont Parvient à s’éloigner des bouteilles et de
notamment ceux de Fame Recordings. plus là aujourd’hui. Je ne faisais pas vraiment la fumette qui lui ont longtemps servi de
Son père, guitariste et songwriter, s’y ren- partie de ce milieu, mais je me suis retrouvé mêlé béquilles. L’horizon se dégage vraiment à la
dait tous les jours, rejoint par son fils à à des situations dangereuses, avec des flingues faveur d’un deal avec le label ATO, qui lui
la sortie de l’école, qui y traînait jusqu’à sortis, des trucs vraiment flippants...” offre des moyens plus confortables pour le
minuit, dormait parfois sur place. quatrième, “Renegade” (2019).
Placardée sur un mur, une photo d’une Dylan passe ses premières années au côté de
chanteuse passée par les lieux, longue sa mère pétrie de religion et de son beau-père,
chevelure brune, visage de vestale, et connaît une scolarité difficile, kleptomane Musiciens d’élite
silhouette courbée sur un piano, fascinait à ses heures perdues, qui sont nombreuses. Cajun du côté de son père, Dylan a vécu
jusqu’à l’obsession le jeune adolescent. Finalement confié à James, le paternel, il quelque temps à La Nouvelle-Orléans, une
“Je passais des heures à bloquer sur la quitte la Louisiane pour l’Alabama, troque son ville dangereuse qui le fascine. Mais il est
photo de Bobbie Gentry, se souvient école délabrée contre une école privée dont le revenu habiter dans les environs de Muscle
Dylan aujourd’hui. C’est probablement directeur goûte les châtiments corporels. Mais Shoals, pour des raisons pratiques. “Ma fiancée
la première fois de ma vie que je suis Bobbie Gentry et la musique lui ouvrent des et ma fille habitent en Norvège, je suis souvent
tombée amoureux.” Tout à sa passade perspectives et lui permettent de flirter avec fourré là-bas ou en tournée, l’idée est donc
platonique, le jeune homme s’immerge autre chose que la délinquance. Des premiers de trouver un endroit pas cher où laisser mes
dans la musique de la southern belle, et groupes, dans lesquels il joue de la guitare, des affaires. Et il n’y a rien à faire le soir, c’est
notamment le morceau qui fit sa gloire premières chansons, une voix haute, singulière, donc l’endroit idéal pour composer.” C’est dans
en 1967, “Ode To Billy Joe”. “J’adorais qu’il apprivoise. Et, à travers la fréquentation les studios Fame, où tout avait commencé
sa façon de raconter l’histoire, mais aussi des studios Fame, des conseils de vénérables pour lui, qu’il a enregistré “Coyote”. Visuel
la production, les cordes, son phrasé. piliers des lieux, le propriétaire Rick Hall au point de plonger l’auditeur dans un film
Cette chanson est l’une des principales ou le pianiste Spooner Oldham, lequel lui dès ses premières notes, l’album baigne dans
raisons pour lesquelles j’ai voulu devenir recommande d’écrire tous les jours, seule façon un son organique, équidistant de Laurel
songwriter”, dit-il. de s’améliorer. Avec la complicité de l’ingénieur Canyon et de Tulsa, dont Dylan dit qu’il lui
du son de Fame, Ben Tanner, futur Alabama fut justement inspiré par le “Naturally” de
Shakes, il enregistre des premières démos JJ Cale, le “Sensitive Kind” du même homme
Des flingues lui donnant l’envie d’une section de cordes
Nous sommes en novembre 2023 et le décisive. Les guitares, souvent en open
jeune adolescent transi d’amour pour une tuning, sont une splendeur, jouées par Dylan
mystérieuse chanteuse du passé est devenu
Alabama chic et par son père James, qui a cosigné plusieurs
Légendaire claviériste de la soul sudiste
un compositeur éblouissant de trente-trois (l’orgue de “When A Man Loves A titres. Le jeune homme a produit l’album lui-
ans qui vient de publier l’un des plus beaux Woman” !), Spooner Oldham, même, pas tant par volonté de contrôle que
80 printemps, a enregistré et joué
disques de l’année, “Coyote”. L’album raconte aux côtés de la Terre entière depuis pour pouvoir financer le cachet de musiciens
le périple d’un narco mexicain, Coyote, sur la fin des années 1960, d’Aretha d’élite de Nashville. Dylan LeBlanc joue donc
Franklin jusqu’à Neil Young ou Cat
le sol américain. Le thème peut paraître Power. Il est aussi un compositeur beaucoup, et en a conscience : après des
singulier, mais Dylan LeBlanc admet vite que responsable avec son complice Dan années de vaches maigres, il brûle de voir
le personnage, solitaire aux abois cherchant Penn de merveilles telles que “I’m sa carrière franchir enfin un palier, et même
Your Puppet” ou “Cry Like A Baby”.
une voie vers la rédemption, lui ressemble Dylan LeBlanc, qui le côtoie depuis une plusieurs. Lui a fait sa part du boulot. H
comme deux gouttes d’eau. L’inspiration, elle, vingtaine d’années, cite “A Woman
Left Lonely” comme sa préférée, ce
lui vient d’une jeunesse passée pour partie à
Photo DR

qui est loin d’être un mauvais choix. RECUEILLI PAR BERTRAND BOUARD
Shreveport, une ville de Louisiane dévastée Album “Coyote” (ATO)

JANVIER 2024 R&F 021


Tête d’affiche
“J’ai sniffé les cendres de Stiv Bators”

JIM JONES
ALL STARS
De Thee Hypnotics à Jim Jones All Stars, le phénix de High Wycombe n’arrête pas
de renaître de ses cendres chaque fois que le sort, qu’il soit funeste ou pandémique,
s’acharne sur sa destinée de performer né pour brûler son trop-plein d’énergie sur scène.
EN PLEINE TOURNÉE EUROPÉENNE, Se taper un rail de cendres, ce n’était pas R&F : Quel est votre truc pour faire un
LE PRÊCHEUR DU ROCK A MARCHÉ franchement une bonne idée mais on l’a fait. bon concert ?
SUR LES EAUX DE LA SEINE avant Et on a beaucoup pleuré (rires). Jim Jones : Tout est dans la bonne set-list.
de nous accorder quelques minutes de On ne peut pas espérer avoir du résultat si les
son temps sur le cuir centenaire d’une R&F : D’accord... Qu’est-il arrivé à Jim titres sont choisis n’importe comment. Avec la
brasserie de la gare du Nord. Jones And The Righteous Mind ? set-list adéquate, chaque concert devient une
Jim Jones : Un putain de bon groupe. Mais, mine d’expérience à exploiter pour le suivant.
malheureusement, la pandémie a eu sa peau Ensuite, il faut transposer tout ça en studio pour
Comme comme celle de pas mal d’autres groupes. en faire un disque le plus remuant possible.
un moteur V12 Depuis le début, je passe plus de temps à
ROCK&FOLK : Depuis vos débuts, une jouer que de rester à la maison. Pareil pour
chose ne change jamais groupe après mes potes. Quand on s’est retrouvé chacun Mon ami
groupe, c’est la débauche d’énergie à seul dans son coin à ne rien faire, il a Vincent Hanon
chaque concert. Comment faites-vous ? fallu se débrouiller pour vivre. Alors nous R&F : Comment vous êtes-vous retrouvé à
Jim Jones : Je ne l’explique pas. C’est sommes tous passés à autre chose. La vie enregistrer “Ain’t No Peril” à Memphis ?
comme cela que je vis la musique. Au contact passe rapidement. Et nous ne sommes pas Jim Jones : A l’époque où Thee Hypnotics
du public, j’ai envie de sortir tout ce que j’ai des personnes particulièrement sages et tournait avec Placebo du côté de Seattle, nous
en moi : mes influences, ma façon de voir et patientes. Les concerts m’ont manqué à un avons croisé ce gars du label qui habitait
faire les choses. C’est organique au point que point inimaginable. Tacoma. On a sympathisé et gardé le contact.
je me pose la question de savoir si tout cela Et là, il nous appelle pour nous proposer un
n’a pas un rapport avec le jour où j’ai sniffé R&F : Pourquoi ? séjour à Memphis. Pour sonner Deep South, la
les cendres de Stiv Bators... Jim Jones : J’ai un besoin urgent de faire nouvelle ne pouvait que mieux tomber. C’était
ma musique devant un public. Une fois que comme un pèlerinage à La Mecque avec visite
R&F : Pardon ? je suis derrière le micro, ce n’est plus un du studio de Sam Philips et tout ce que des
Jim Jones : Je l’avais croisé à l’époque des simple concert. Je vois les choses comme touristes peuvent bien faire à Memphis.
Lords Of The New Church et nous avions une sorte de prêche dans une église. A partir
sympathisé. A l’annonce de sa mort, je suis de là, il n’est pas question que j’interrompe R&F : Dans cet album, le groupe déterre
allé au Père-Lachaise avec le guitariste mon sermon pour boire un peu d’eau ou encore une belle pépite du passé. Parlez-
de Thee Hypnotics. Après la cérémonie, tout tirer un coup entre deux chansons. Je dois nous de ce “Troglodyte”.
le monde s’est rendu du côté du Louvre, là escalader la montagne pour me rendre à Jim Jones : En dépit du succès incroyable
où il vivait avec sa copine Caroline. Une fois son sommet sans faire la moindre pause. qu’a été ce titre de Jimmy Castor en 1972,
sur place, elle nous a expliqué que le souhait Interrompre le rythme d’un concert pour se ce monument funk-soul déjanté est tombé
de Stiv était de se faire sniffer par ses proches reposer quelques instants, c’est accepter de dans l’oubli. C’est Louis, le frère de mon
s’il devait lui arriver malheur. Elle a alors perdre toute l’énergie accumulée au fil des ami journaliste Vincent Hanon, qui nous l’a
déversé le contenu de l’urne sur un grand chansons. C’est cette accumulation de titres fait redécouvrir un jour où il nous servait de
miroir et nous avons fait partie des personnes qui me rend performant. Quand je monte un chauffeur pendant une tournée. Le gars possède
qui ont souhaité respecter sa volonté. Bon, groupe, je ne le vois pas comme une réunion une collection de disques invraisemblable.
c’était courageux de notre part mais je dois de personnes mais comme un assemblage L’enregister a été une bonne façon de se
Photo Jeff Pitcher-DR

avouer que je ne m’attendais pas à une d’expériences diverses mises ensemble rappeler Vincent, une personne qui, désormais,
réaction aussi violente de mon organisme. pour fonctionner comme un moteur V12. Au nous manque quand nous passons en France.H
C’était super douloureux, mon corps a très moindre changement de pièce, la mécanique RECUEILLI PAR GEANT VERT
mal réagi à ce geste un peu surréaliste. n’est plus la même. Album “Ain’t No Peril” (Ako-Lite Records)

022 R&F JANVIER 2024


JANVIER 2024 R&F 023
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Tête d’affiche

“Je parle aux arbres”

DHANI HARRISON
La voix, le regard, ce ton de sage… Dhani est bien le fils de George.
La parution de “Innerstanding” est prétexte à un échange à propos de l’état de la musique
en Angleterre en 2023, de Air et, oui, de “Now And Then” des Beatles.
A PEINE L’A-T-ON FÉLICITÉ POUR R&F : Comme beaucoup de musiciens A mes concerts, on a joué mes deux albums
LA QUALITÉ DE SON NOUVEAU de krautrock des années soixante-dix, dans l’ordre des chansons. Ça demande un
DISQUE, EN INSISTANT SUR LE FAIT vous vivez désormais dans la forêt. boulot considérable et il faut que le public
QU’IL SORT DES SENTIERS BATTUS Dhani Harrison : Oui, dans un hameau ! A joue le jeu. A la fin, on aurait pu recommencer
DE LA POP, QUE LA CONVERSATION Los Angeles, tout le monde bosse sans arrêt, au début car le dernier morceau du set est au
DÉMARRE. Non pas l’interview car ici on prend le temps de faire les choses bien. même tempo et dans la même tonalité que
aucune des questions préparées ne sera La pandémie nous a indiqué une autre voie, le premier.
utilisée. Dhani Harrison, qui admet une autre manière de communiquer et d’appré-
d’emblée qu’il a un mal fou à écrire des hender la vie. Sincèrement, l’homme n’a pas R&F : Une histoire sans fin…
chansons conventionnelles, a le débit facile besoin de l’intelligence artificielle, il a la Dhani Harrison : Oui, et d’ailleurs,
mais parle pour dire des choses. Ça fait vraie au fond de lui et doit l’utiliser à bon quand je travaillais sur l’album, j’ai revu
la différence. escient. Nikola Tesla a dit que les idées émer- “Interstellar” de Christopher Nolan. Ce film
geaient de la solitude et je partage ce point et ce réalisateur ont eu beaucoup d’influence
de vue. Moi, je vis avec mon chien, je marche sur moi. “Interstellar” est une sorte de boucle,
De la colère dans la forêt et je parle aux arbres… on peut commencer le film où on veut, aller
ROCK&FOLK : Alors, ce deuxième jusqu’à la fin, presser “Play” à nouveau et le
album ? R&F : Exprimez-vous ce que vous res- regarder jusqu’à l’endroit où on a commencé.
Dhani Harrison : Disons que je suis plutôt sentez à l’égard du monde dans vos C’est ce à quoi j’aspire également, faire de la
égoïste, je fais avant tout de la musique pour textes ? musique non-linéaire.
moi-même… J’ai grandi dans les années quatre- Dhani Harrison : Oui, ils couvrent pas mal
vingt-dix et passé pas mal de temps à Bristol, de terrain. On y trouve de la colère, surtout R&F : Bon, on n’est pas autorisé à vous
à Londres, et je trouve que cette décennie était envers ceux qui rognent les libertés, qui en parler, mais ce single des Beatles ?
fascinante. Des groupes comme Primus ont été pratiquent la discrimination à l’égard des gens Dhani Harrison : Disons qu’il touche tout
numéro 1, Tricky, Massive Attack vendaient des qui ne rentrent dans aucun moule, ce que je le monde, mais de façon différente. Person-
disques… Cette scène m’a inspiré… considère comme un fléau. Mais je crois en de nellement, j’ai fini par m’habituer à la perte de
meilleurs lendemains. Les gens qui travaillent mon père, à l’idée qu’il n’était plus là. Depuis
R&F : Et aujourd’hui ? sur eux-mêmes et dégagent quelque chose de vingt-deux ans, j’ai appris à dealer avec ça.
Dhani Harrison : Il y en a une nouvelle… positif sont plus difficiles à manipuler. Alors, franchement, je suis très content que le
Blur invite Jockstrap, il y a des groupes comme disque soit numéro 1, mais pour moi c’est dur
Sleaford Mods, Idles, The Smile, des gens car ce n’est pas mon père qui joue la guitare
comme Four Tet, c’est de la musique intel- Une sorte de boucle dessus, enfin il fait un peu de rythmique, mais
ligente et aussi très cinématographique. J’ai R&F : Pour la sortie de “Innerstanding”, pas la lead… J’ai échangé avec Peter Jackson
quitté Los Angeles en 2020 et j’ai le sentiment vous avez joué à Londres. au moment où il a eu l’idée de la fin du clip et,
que Londres et même Paris, où j’ai passé un Dhani Harrison : Oui, pour la première même si ça m’émeut à chaque fois, je lui ai dit
peu de temps, comprennent ce que je fais. fois en fait. que ce que je voulais voir, c’est le début, pas
Vous avez des groupes comme Air… la fin. Que “Now And Then” soit leur dernier
R&F : Quelques musiciens célèbres, qui titre ou pas n’a pas beaucoup de sens pour
R&F : On en a surtout un. pourraient se produire dans des grandes moi, les Beatles sont éternels. H
Photo Josh Giroux-DR

Dhani Harrison : “10 000 Hertz Legend” est salles, préfèrent les petits clubs, quitte
un de mes albums préférés, il m’a énormément à ne pas gagner beaucoup d’argent… RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY
influencé. Je suis impatient de voir le duo Dhani Harrison : Oui, c’est parfait pour Album “Innerstanding”
en concert ! donner ce que j’appelle un “nerdy” show ! (H.O.T. Records/ BMG)

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En vedette

“Le moment parfait”

KURT VILEEn s’offrant la liberté de laisser parler les guitares et d’étirer ses chansons
durant des sessions d’enregistrement décontractées, le chanteur
de Philadelphie a publié un des albums les plus fascinants de sa carrière.
RECUEILLI PAR THOMAS E. FLORIN
NATUREL. UN ADJECTIF BEAUCOUP UTILISÉ POUR LA à l’âge de 44 ans. Kurt Vile n’évoquera cette disparition
NOURRITURE ET LE MAQUILLAGE DE NOS JOURS. Il y a qu’une seule fois lors de cette longue conversation sur la
un demi-siècle, il était très à la mode pour la musique. C’était musique, ses filles, les plages et la guitare électrique utilisée
ce que recherchait l’époque : le talent naturel, une production comme une navette spatiale.
naturelle, un jeu naturel. La nature revenait au galop et cela
a donné quelques chefs-d’œuvre : “Naturally” de JJ Cale,
“On The Beach” de Neil Young. Deux œuvres de jeunes Un type vraiment sauvage
trentenaires assez matures pour ne plus rien forcer, ne plus ROCK&FOLK : Comment tout cela a-t-il commencé ?
rien démontrer, seulement laisser faire les choses. Et c’est ici Kurt Vile : En septembre 2019, nous étions à Stinson Beach, juste
que Kurt Vile semble se trouver. Avec dix ans de plus, certes, à l’extérieur de San Francisco, en studio, et on avait la vue sur la
mais tout est paradoxalement plus lent à l’époque de la 5G. plage. J’étais en tournée avec Cate Le Bon, j’adore traîner avec elle,
Et “Beach On A Moon”, ce disque, appelé alternativement et elle a produit Deerhunter, beaucoup d’albums en fait, plus les
EP ou compilation, est court. Un album court avec des siens qui sont excellents. Elle est aussi très amie avec l’une de mes
chansons longues. Cinq à huit minutes pour la plupart. En meilleures amies : la batteuse Stella Mozgawa. Puis, j’étais obsédé par
littérature, on appelle ce genre d’œuvre un machin. Kurt la musique de Chris Cohen : il a fait trois albums qui pour moi sont
Vile vient donc de sortir un sublime machin, peut-être le plus des chefs-d’œuvre. On venait de jouer dans un festival de bluegrass
Photo Lance Bangs-DR

beau machin de sa carrière, parce qu’il est hanté de toutes à San Francisco et je savais que c’était le moment parfait pour
parts. Ce n’est malheureusement pas une image, le disque enregistrer car nous sortions d’une grosse tournée. J’ai ramené
étant dédié à Rob Laakso, guitariste des Violators (nom du Rob Laakso avec moi et on s’est retrouvé avec Cate, Stella et Chris.
backing band de Kurt Vile), mort brutalement d’un cancer Adam Langellotti nous a rejoints : il allait construire mon home studio,

026 R&F JANVIER 2024


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KUrt VIlE

donc je trouvais que c’était une bonne idée de travailler avec lui, où on peut nicher des mélodies. On avait fait ce genre de chose dans
et on a fini cet album ensemble deux ans plus tard. C’est ça qui est la chanson “Goldtone”, le dernier morceau de mon album “Wakin
beau avec ce disque : quand je l’écoute, je vois deux époques de ma On A Pretty Daze”. Rob Laakso avait joué beaucoup de Fender VI
vie se superposer. dessus. Mais je pense qu’on n’avait pas essayé ce registre depuis.
Donc, quand je suis rentrée à la maison, j’ai acheté exactement la
R&F : Il y a une chanson un peu centrale, qui résume tout même guitare qu’Erik Paparozzi, elle n’est pas très chère et en plus
l’esprit de l’album — elle lui donne même son nom : c’est elle a un vibrato : donc tu es à la fois dans l’espace et dans l’océan !
“Back To Moon Beach” ? C’est exactement “Nager dans le ciel”. (“Swiming In The Sky”, paroles
Kurt Vile : “Back To Moon Beach” est une autoréférence à l’une de “Back To Moon Beach”, ndr).
de mes chansons, “Beach On The Moon” qui est sur l’album “God Is
Saying This To You…” sorti en 2009. Enregistrer cette suite à Stinson
Beach, qui est vraiment une très belle plage, très psychédélique, c’est Ode à la liberté américaine
mélanger avec le fait d’être perdu dans sa guitare, de jouer une ligne R&F : Le ciel, l’océan… vous rattachez chaque son à un
mélodique et avoir l’impression d’être envoyé dans l’espace. C’est ce élément. Vous avez aussi fait une chanson sur la forêt, qui
que Neil Young m’a dit, la seule fois où j’ai eu une conversation avec est franchement la plus déprimante de l’album ?
lui : “Avec un instrument, on peut quitter la Terre quand on veut”. C’est Kurt Vile : C’est certain que si on se concentre sur les paroles de
le côté magique de la chose : on est assis sur sa chaise, on pense à ses “Like A Wounded Bird Trying To Fly”, oui, c’est très déprimant. Mais
amis, ce que l’on va devenir, et en même temps, on est très loin. Pour moi je n’y pense pas de cette manière. Cette phrase, elle vient de ma
terminer la chanson, j’ai ajouté d’autres paroles et invité d’autres amis fille, Awilda. Elle est tout le temps en train de lire, alors ma femme
à jouer dessus, bien plus tard, et on a fait ça chez moi. lui fait faire un peu de yoga. Pour un certain mouvement, Awilda lui a
dit : “Ah oui : comme un oiseau blessé qui essayerait de s’envoler”. Peu
R&F : Vous avez deux types de chansons : celles composées à de temps après, on est allé camper, j’ai décidé de mettre sa phrase
la guitare et d’autres au piano, comme l’excellente “Another dans ma chanson et Awilda m’a dit : “OK, mais assure-toi de bien me
Good Year For The Roses” ? créditer alors”. Ah, ah, ah ! C’est pour ça que je la cite à la fin de la
Kurt Vile : J’ai commencé à écrire avec cet instrument vers 2015–2016. chanson, parce que plus personne ne lit les notes de pochette. Donc
J’étais complètement obsédé par George Jones à l’époque, j’avais lu pour moi, ce n’est pas déprimant : mes enfants sont dans cette chanson,
son autobiographie et beaucoup d’autres livres sur lui, et quelqu’un les bois, quelques oiseaux, une guitare acoustique, mes parents…
m’a parlé de sa chanson “A Good Year For The Roses”, une chanson
qui est devenue pour moi l’une des meilleures R&F : Mais il y a cette thématique que toute
du répertoire country. George Jones était un cette joie, tous ces moments de beauté
type vraiment sauvage. Quand on lit son Le Bon compte seront perdus. C’est aussi le thème de “Tom
Petty’s Gone” ?
autobiographie, c’est comme lire “Hellfire” sur Cate Le Bon est de tous les bons coups
Jerry Lee Lewis : on se rend compte à quel en ce moment : après “Several Songs Kurt Vile : Oui. J’ai écrit celle-là le jour de sa
About Fire” d’Andrew Savage,
point ces types étaient de parfait antihéros. la musicienne galloise joue sur “Back mort. J’en avais fait une démo la nuit même et
A Stinson Beach, j’ai joué cette chanson parce To Moon Beach” de Kurt Vile, soit j’ai joué cette démo à l’envers qui est devenue
que j’avais les paroles, il y a un piano dans les deux derniers disques du mois de le morceau “Palace Of OKV In Reverse” sur
Rock&Folk. Productrice recherchée,
le studio, tout cela était très bien structuré elle a récemment travaillé sur les l’album “(Watch My Moves)”. Puis il y a eu la
et est ressorti de cette session un peu pop. albums de Devendra Banhart (“Flying strophe sur Bob Dylan… Son couplet parle de
Puis, je suis rentré de Philadelphie et j’ai Wig”) et de Wilco (“Cousin”) publiés en cette chose amusante quand on voit quelqu’un
fin d’année 2023. Avant cela, elle avait
ajouté ces guitares barytons, deux différents publié en 2022 le magnifique “Pompeii”, qu’on admire, et comment on agit de manière
types de guitares qui font un contre-chant disque solo synthétique sur lequel elle étrange. Et tout cela m’a amené à DCB, David
joue de quasiment tous les instruments.
avec le piano, et j’ai trouvé que c’était très Berman des Silver Jews. J’avais ces quelques
accrocheur. Comme je chante la même ligne phrases en tête depuis ses funérailles. J’ai
mélodique que le piano, ça imprime vraiment cette mélodie dans le passé des années avec tout cela mais j’avais peur, peur de parler
cerveau. On a ajouté quelques autres guitares explosives, énormément de Bob Dylan comme cela, aussi ouvertement. Puis mon ami, Rob,
de guitares en fait, et c’était terminé. Rob Laakso, est mort, donc j’ai décidé de sortir cette chanson sur
laquelle il joue. Et la chanson ne s’appelle pas : “Tom Petty Est
R&F : Il y a beaucoup de guitares barytons sur cet album, Parti”. Elle s’appelle “Tom Petty Est Parti, Mais Dites-Lui Que Je
ce qui lui donne ce côté mélancolique. Le Cherche”. Ce qui montre que rien n’est jamais entièrement perdu.
Kurt Vile : L’année dernière, j’étais en Australie et j’ai vu Cat Power
en concert. Erik Paparozzi, l’un de ses musiciens, joue des claviers R&F : Oui, c’est votre propos sur l’héritage de la musique
pendant la plupart du set mais, d’un coup, le temps d’une chanson, américaine, une sorte de filiation, non ?
il sort cette guitare baryton Westwood complètement noire, qu’il joue Kurt Vile : J’imagine que cela traverse les générations. La poésie
avec un son clair, sans aucun effet. Et ce registre, ce son, ce sont des de David Berman est pour moi aussi importante que celle de Bob.
fréquences que l’on n’utilise pas souvent. Parce qu’on a la basse, J’ai grandi quand sortaient les disques des Silvers Jews et beaucoup
les aigus de la guitare, mais entre les deux, il y a tout cet espace de gens sont d’accord sur le fait que… cela a été déterminant.

028 R&F JANVIER 2024


“Je ne sais pas si
vous avez souvent
l’occasion de rouler
des joints au volant
par chez vous”
C’est pour cela que son suicide est si difficile à accepter : il n’était
pas monté sur scène depuis dix ans, il était très stressé, mais qui
sait, s’il avait attendu ne serait-ce que deux semaines, il serait parti
en tournée, entouré de jeunes musiciens, beaucoup de gens étaient
heureux de le voir… Il avait tellement peur, mais peut-être que tout
cela l’aurait soulagé.

R&F : Comme pour illustrer cette grande conversation


entre les chansons, vous avez glissé votre reprise de Wilco,
“Passenger Side” dans cet album ?
Kurt Vile : “Passenger Side”, nous l’avons enregistré avec Adam
Langellotti alors que nous étions en tournée avec Dinosaur Jr. pour un
tribute à Wilco organisé par “Uncut”. Je suis tellement heureux que le
groupe m’ait autorisé à la mettre sur ce disque. J’ai grandi avec cette
chanson. Mon cousin était dingue de Wilco. Il était dans mon groupe,
on la jouait déjà sur scène, et je me souviens de les voir en concert,
adolescent, quand ils chantent : “Roules-en un autre pour la route :
tu es la seule personne sobre que je connaisse”, c’est hilarant pour un
gamin, ça renvoyait à “Albuquerque” de Neil Young : “Ils disent que
Sante Fe n’est qu’à 19 miles. J’ai le temps d’en rouler un et de louer
une voiture.” C’est un peu une sorte d’ode à la liberté américaine. Je
ne sais pas si vous avez souvent l’occasion de rouler des joints au
volant par chez vous…

R&F : Le pays est trop petit, puis on ne peut plus aller nulle
part avec un plein à cinq dollars comme dans la chanson.
Mais vos meilleures paroles à vous sur cet album, elles sont
dans “Blues Come For Some”, non ?
Kurt Vile : “Anathema, agate-eyed beauty, Valium is ephemera to
me now where I’m at, drink the diamond stream, slip into a dream.”
Oui, j’en suis assez fier. Ces chansons viennent à force de rester au
piano à la maison, et elles viennent lentement parce que je ne suis
pas aussi à l’aise avec cet instrument qu’une guitare. Cette chanson
avait besoin de trouver sa place sur un disque. Elle était faite pour
être le milieu d’une face B. Et voilà : elle est le milieu de cette face B.
C’est la chanson préférée de ma fille, qui, comme je l’ai dit, a quelque
Photo Adam Wallacavage-DR

chose avec la poésie. Très tôt dans sa vie, elle a lu l’anthologie des
paroles de Bob Dylan, donc j’ai l’impression que cette chanson a bien
un petit quelque chose de particulier. H

Album “Back To Moon Beach” (Verve)


030 R&F JANVIER 2024
En vedette

“C’était Daniel...”

FRÉDÉRIC LO
A l’heure où paraît “Cœur Sacré”, son disque hommage à Daniel Darc
en compagnie, notamment, de la crème de la pop française (Daho, Medeiros,
Birkin…), le compositeur-producteur s’est confié comme rarement à un journal.
Comment son chemin de musicien aussi discret que prisé
l’a-t-il mené à l’ex-chanteur de Taxi Girl et à “Crèvecœur” ?
RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY
GRANDIR À NOGENT-SUR-MARNE DANS LES ANNÉES Ce décor, en préambule à un échange marathon, c’est Frédéric
1960/ 70. Avoir une sœur aînée fan des Rolling Stones, du Lo lui-même qui le plante. Lorsqu’il se lancera véritablement
Velvet Underground, qui a acheté “Aladdin Sane” le jour de sa dans la musique, en groupe puis en solo, il va croiser souvent
sortie… Une sœur dont le petit ami était Alain Weiss, qui écrivait Daniel Darc. Les nuits parisiennes, tout ça. Il y avait encore
à “Best”, puis au “Monde”. Une sœur vraiment Stones alors de la fumée, des cendriers. Daniel pas toujours en forme.
que lui, futur mélodiste de talent, sera vraiment plus Beatles. Ça grouillait dans sa tête, ses veines et autour de lui. Laurent
Un tour par le conservatoire pour maîtriser le contrepoint et Sinclair, de Taxi Girl, va jouer des claviers pour Eléonora, le
la composition. Et, bien sûr, des concerts, plein de concerts groupe de Fred. Une nuit, ils squatteront le studio de Canal+
où, dans le public, il voyait Pacadis, Riberolles ou Constantin… et seront pris les mains sur la SSL. Plus de peur que de mal.
Toute une époque. Une ère de quelque chose. Et donc un Cette collaboration ne fera pas long feu, Eléonora non plus.
premier concert de Taxi Girl, des gars qui paraissaient plus doués La faute à des labels qui promettaient, puis capotaient. Un
que les autres, mais un poil violents… Evidemment, le Pavillon grand classique du rock français. Le vécu, pas celui des
Baltard, Joe Jackson, Marquis de Sade et The Jam en 1983. livres. A la fin des années 1980, New Rose rééditera Taxi
Photo Richard Dumas-DR

Un pote y a perdu une dent. Et encore Taxi Girl. Au Théâtre Girl et Eléonora va jouer en première partie du groupe au
de l’Empire pour un tournage de “Chorus”, l’émission musicale New Morning. Mais Darc sera en boucle : il demandera dix
incontournable. Et très vite une attirance pour les underdogs, fois à Fred s’il a un harmonica et finira par lui piquer sa wah-
pas les meilleurs instrumentistes, mais des types qui avaient wah. Pour la revendre. Il faisait le même plan à Mirwais, le
quelque chose en plus. Robert Smith, The Cure, c’était fou. Taxi Girl qui a décroché la Lune.

JANVIER 2024 R&F 031


ROCK&FOLK : Vous revoyez Daniel sur scène au milieu
des années 90…
Frédéric Lo : Oui, c’est sa période “Nijinsky”. Il a quelque chose
de fascinant, mais c’est déjà ma limite. Il est en chute libre, un peu
fracassé. Moi, malgré tous les freaks que j’ai fréquentés, je n’ai jamais
été bluffé par la dope. Je ne suis pas un compagnon de défonce. Quand
mon groupe s’arrête, je décide de faire un vrai métier. Mais avec mes
démos, je décroche un deal chez Universal. J’ai le cul entre deux
chaises : je ne fais pas de la variété, mais pas du rock non plus. Mon
premier album, “La Marne Bleue”, me vaut de bonnes critiques, mais
pour le deuxième, je veux un réalisateur car je me rends compte de
mes limites. Je choisis Blanc-Francard qui est au creux de la vague,
mais qui vient de monter son studio. Ça se passe hyper-bien, mais le
disque ne va pas marcher. Universal me rend mon contrat et la fille
que j’aime me largue. Une très bonne année (rires) !

R&F : Bientôt, une lueur au bout du tunnel : on vous sollicite


pour écrire un titre pour Dani que le duo avec Etienne Daho,
“Comme Un Boomerang”, vient de relancer…
Frédéric Lo : Ça me parle aussitôt ! Et puis, ça faisait trois-quatre ans
que je voyais un type déambuler dans ma rue, un voisin en somme :

Photo Richard Dumas-DR


c’était Daniel. Je me souviens de lui à vélo, un bandeau sur la tête
comme un poilu de la guerre 14-18, avec une tache de sang. Parfois,
il était vautré dans le caniveau ! Il devait prendre aussi des médocs…
Je me disais : “C’est quand même dingue, ce mec qui a eu cette carrière,
ce talent, qu’il ne fasse rien !” Un jour, je sors de chez moi et je percute
quelqu’un : Daniel ! Il ne me remet pas, mais je lui propose d’aller
manger un morceau. Là, il me teste, veut savoir ce que j’écoute et,
au bout du compte, il me prend pour un peu moins con que ce qu’il “On a dit de
pensait (rires). Je lui propose d’écrire le texte du morceau pour Dani
qui ne s’appelle pas encore “Rouge Rose”. Il accepte et dit qu’il va
me rappeler, ce qu’il ne fait pas. Mais je vais le recroiser au Franprix
‘Crèvecoeur’ que c’était
près de chez nous. Il achetait trois 8.6, et moi du lait.
un chef-d’oeuvre.
R&F : Vous allez ensuite chez lui ?
Frédéric Lo : Oui, sa mère lui avait payé un studio et il vivait d’une
pension d’invalidité. Sans elle, il aurait été à la rue. Mais chez lui,
Mais pour moi,
c’est le bruit et l’odeur ! A chaque pas, on écrase quatre disques
ou cinq livres, le chaos total. La photo intérieure de la pochette de
un chef-d’oeuvre, c’est
“Crèvecœur”, on l’a prise là. Et il me fait le show : il a un pistolet, il
joue à la roulette russe. Il me sort des gants avec du plomb dedans, des
poings américains. La totale ! Je vois bien qu’il est dingo, mais c’est un
la ‘Messe En Si Mineur’
jeu. Il me bizute ! Et après avoir critiqué ma guitare, en entendant la
chanson que je lui propose, il me prend au sérieux. Comme c’était pour
c’est ‘Pet Sounds’,
Dani, j’avais pensé à Gainsbourg. Les couplets, c’est un peu un mix
entre “La Javanaise” et “Sunday Morning”. Le lendemain, c’est lui
qui est venu chez moi, mais je n’étais pas tranquille. Quand j’allais
‘Abbey Road’...”
aux toilettes, je craignais qu’il me pique un truc. Mon studio était dans disaient qu’ils étaient plus amis avec lui que moi, je leur répondais :
une pièce et on a enregistré “Rouge Rose” très vite. Dani a adoré le “Nous, on a juste bossé ensemble pendant huit ans.”
titre. Et peu de temps après, alors qu’il avait plus ou moins tiré un
trait sur sa carrière d’artiste, Daniel m’a demandé tout timidement R&F : Quand vous commencez à réellement travailler sur
qu’on refasse des chansons pour d’autres. Je lui ai répondu qu’on “Crèvecœur”, c’est sans label ?
devrait plutôt en faire pour lui. Bon, il a bien essayé de me taper du Frédéric Lo : Sans rien. Et pendant un an, on va bosser tous les
fric, j’ai dû lui expliquer : “Moi, je suis la personne qui va te rapporter jours. Daniel disait qu’il écrivait un roman, mais ça n’était pas vrai.
de l’argent, donc tu ne lui en empruntes pas, tu la laisses tranquille. Il avait toujours un carnet où il griffonnait des trucs, mais de façon
Tu attends que ça arrive” (rires). obsessionnelle. Il trouvait une phrase super, mais il la répétait
sur cinq pages. On lui avait diagnostiqué une phobie sociale…
C’était un enfant battu.
Madonna
R&F : Etiez-vous proches ? R&F : Daniel a-t-il livré les textes facilement ?
Frédéric Lo : Quand je voyais des fans qui me disaient qu’ils étaient Frédéric Lo : Hum, j’ai été patient. Parfois, j’ai fait un travail
super amis avec Daniel, j’étais sceptique parce qu’il pouvait vous faire d’éditeur. Comme il écrivait tout chez moi, je pouvais lui dire : “Cette
croire qu’il était votre meilleur pote et aussi balancer sur la person- phrase, tu ne peux pas l’utiliser, tu l’as déjà mise dans telle chanson.”
ne avec qui il venait de passer huit heures. Donc, les mecs qui me Il m’est arrivé de compléter des paroles. Ce titre qu’on cite tout le

032 R&F JANVIER 2024


FréDérIc lO

temps comme étant celui qui abrite les plus belles phrases de Daniel, R&F : Après “Crèvecœur” en 2004 et “Amours Suprêmes”
c’est moi qui l’ai écrit. Mais il était fort : il pouvait pondre un texte quatre ans plus tard, vous continuez à travailler ensemble ?
en deux minutes ou mettre six mois pour ne pas en terminer un autre ! Frédéric Lo : Oui, mais là il est ingérable. Pour les textes, c’est la
Et on a parfois fait appel aux bons vieux cut-ups. Nos maîtres, c’était cata. C’est le début de l’iPhone, il prétend que je ne lui ai pas envoyé
David Bowie ou Lou Reed. Il y avait déjà ça dans l’écriture de Daniel de musiques. Je lui montre sur son téléphone tous les messages, à
à l’époque de “Cherchez Le Garçon”, ce truc un peu vrillé, hyper- telle date, il suffit d’appuyer sur “Play”, etc. Il pouvait avoir un côté
poétique, cru, limite dangereux. branleur, avec un ego énorme. Il disait : “On raconte que je suis un
génie ! Quel dommage que je ne travaille pas plus !” A un moment, je
R&F : Vous écoutiez quoi pendant l’élaboration de l’album ? lui ai fait : “Oh, rassure-moi, tu ne l’as pas cru, hein ?” Et finalement,
Frédéric Lo : Le premier de Day One. J’adorais ce côté un peu il meurt en 2013. Quinze jours avant son décès, alors qu’on s’était
hybride, le retour des boîtes, la french touch… J’avais bien aimé les perdus de vue, il m’a demandé qu’on retravaille ensemble. Il n’était
Comateens, la TR-606, Kraftwerk… Je vais mélanger tout ça avec pas content de l’album qu’il venait d’enregistrer, “Chapelle Sixtine”.
une guitare acoustique… Et aussi coacher Daniel pour qu’il chante Le truc flippant, avec tout le respect que je lui dois parce que c’était un
moins. Il aurait voulu être Iggy Pop mais il n’avait pas la voix pour mec brillant, c’est qu’il a vieilli super vite. Quand il meurt, il n’a que
ça. A mi-chemin, on se retrouve avec six ou sept chansons qui nous cinquante-trois ans, et on a l’impression qu’il en a soixante-dix-huit.
plaisent et là, il manque de mourir, comme il est mort d’ailleurs, Quand je le rencontre, il en a quarante et un, le temps où on a bossé
d’une hémorragie stomacale. Je vais le voir à l’hôpital et il me dit : ensemble, il en a pris vingt-cinq ans. Dans la tête, pareil.
“Si je meurs, sors-le !” Il était vraiment fragile, mais heureusement,
il s’en tire. R&F : Vous étiez toujours liés contractuellement ?
Frédéric Lo : Je suis resté son éditeur, mais le contrat de production,
R&F : Comment ça se passe avec les maisons de disques je l’ai déchiré. Il ne me devait plus rien. J’ai bien essayé de relancer
lorsque vous commencez à démarcher ? sa machine… On était fasciné par New York, mais il n’y était jamais
Frédéric Lo : Je suis assez surpris que les labels indés adorent tous allé. Les mecs comme lui, ça ne bouge pas. Je lui ai dit : “On passe
et qu’aucun ne me rappelle (rires). Ça ne le fait pas avec Pias, encore deux ou trois semaines au Chelsea Hotel et on bosse là-bas. Dès qu’on
moins avec Le Village Vert… En fait, ce sont les majors qui vont se a deux-trois chansons, on réserve un petit studio. On est tous les deux
manifester. Sony et Mercury. Le truc le plus dingue, c’est que chez fans de Suicide, je vais choper les coordonnées de Martin Rev… Comme
Mercury, c’est le directeur artistique qui m’avait signé qui me rappelle, ça, plutôt que de me regarder en disant que tu n’arrives plus à rien,
et c’est le boss qui m’avait viré qui veut nous signer (rires). Il y a aussi on continue l’histoire et on avance…” Mais ça lui a fait peur. Il était
un truc magique à cette époque, c’est que Mirwais vient de travailler plus à l’aise dans son arrondissement. C’était un type excessif…
avec Madonna. Et Daniel bavait sur lui. Un jour, je lui fais : “Arrête Je dois les attirer, Peter est comme ça aussi.
d’être con à ce point-là ! C’est ton pote, tu pourrais être content pour
lui ! Et tu sais, par ricochet, ça peut être intéressant pour toi si je dis
aux labels : ‘Mais oui, Taxi Girl, c’était le groupe de Mirwais ! Vous Chef-d’œuvre
savez : Madonna, “Music”, quatorze millions d’albums vendus’ (rires)”. R&F : Il subsiste une part de mystère dans cette collaboration,
ce qui la rend encore plus belle.
Frédéric Lo : Beaucoup de gens ne comprennent pas comment j’ai
Chelsea Hotel fait pour travailler avec Daniel. Mais c’est comme ce projet d’aller
R&F : La presse et le public vont adorer “Crèvecœur” à New York… Je suis plus aventureux que lui qui stagnait dans
Frédéric Lo : Et pourtant, on se demandait si ça allait plaire aux la défonce. C’était un peu le paradoxe : il était libre et, à la fois,
gens. On avait une copine aux “Inrocks” qui a tout de suite aimé… La enchaîné. On n’est jamais allé au Chelsea Hotel et, peu après la sortie
rédaction, pareil… Finalement, j’ai signé en licence. J’ai monté mon de “La Taille De Mon Ame”, l’album qu’il a publié en 2011, il s’est
label pour signer Daniel et je suis resté propriétaire du master. J’étais rendu compte que les médias m’appréciaient. J’ai fait “Les Chansons
total dans le rouge à la banque, mais Universal a lâché une très grosse D’Amour” et le disque avec Eicher… Je ne suis pas show off, ni ultra-
avance. “Qu’est-ce qu’on fait ce soir, chérie, on va au restaurant ?”. présent, je suis là et je fais mon job, c’est tout. Et Daniel ne trouvera
rien de mieux à faire que ce qu’il avait fait avec Mirwais, c’est-à-dire
R&F : Daniel devait être ravi… baver sur moi en promo pour des raisons à la con, et notamment que
Frédéric Lo : Oui et on a tellement fait de promo à ce moment-là, j’avais tenu à ce qu’on enregistre avec des musiciens d’Elvis Costello !
on était collés au siège ! Il était hyper heureux mais en revanche, ça Ses derniers albums, il les fera avec Laurent Marimbert qui a un CV
a changé dès qu’on a commencé à bosser sur “Amours Suprêmes”, plutôt lunaire, les 2B3, la Star Academy… C’est un bon musicien,
l’album suivant. On a eu davantage de moyens et lui, d’un coup, il mais merde, c’était Daniel quoi !
s’est retrouvé avec mille potes. Il arrivait aux séances trois heures
en retard, une bouteille de whisky à cent cinquante euros à la main. R&F : Que retenez-vous de lui et de “Crèvecœur”, aujourd’hui
Il a cramé toute son avance et a dû changer de pharmacien… élevé au rang de classique ?
Frédéric Lo : A sa mort, il y a eu quatre ou cinq bios. Pas un seul de
R&F : La rançon du succès… ces biographes n’a songé à m’appeler (rires). J’ai trouvé ça génial. Je
Frédéric Lo : Ouais et il n’arrivait plus à écrire… Il était total bourré ne connais même pas celui qui est devenu le biographe officiel (rires).
ou surexcité… Ça a été le début de la fin. Daniel, avant et pendant On a dit de “Crèvecœur” que c’était un chef-d’œuvre. Mais pour moi,
“Crèvecœur”, était une sorte de héros underground… Et d’un coup, un chef-d’œuvre, c’est la “Messe En Si Mineur” de Bach, c’est “Pet
bam ! Tout le monde s’est mis à l’adorer. J’ai vécu ça aussi, en moins Sounds”, “Abbey Road”, “Hunky Dory”… Il aura fallu que Daniel
frontal, avec Peter Doherty. Un jour, un pote m’a dit : “Ben c’est bizarre, meure pour que je sois en paix avec cette idée. De lui, je retiens les
tout baigne pour toi et on a l’impression que ça ne va pas”. J’ai bien bons moments. Sur scène, je l’ai adoré, même si, trois fois sur cinq,
vu qu’il ne comprenait pas… Daniel a commencé à faire des plans il n’était pas en état d’assurer. Ça me rendait dingue et j’avais envie
pourris en promo, il s’embrouillait même avec les chauffeurs de taxi. de lui balancer la guitare dans la gueule. H
Avec lui, ça pouvait virer à la baston comme un rien. Album “Cœur Sacré” (Virgin)

JANVIER 2024 R&F 033


En vedette
“Tu commences petit, tu deviens gros,
et puis tu redeviens petit !”

REM
Le groupe d’Athens poursuit la réédition de son catalogue, chaque album ressortant
en version augmentée pour son 25ème anniversaire. Voici “Up”, de 1998, un
album charnière à réécouter d’urgence, prétexte à un entretien avec Mike Mills.
RECUEILLI PAR STAN CUESTA
DE 1980 À 2011, REM A MENÉ UNE CARRIÈRE PRESQUE R&F : Vous étiez un groupe très uni. Avez-vous pensé à tout
PARFAITE. C’était notamment l’avis de l’un de ses plus arrêter ?
grands fans, Kurt Cobain, qui le tenait pour un exemple Mike Mills : Ça aurait pu arriver. Nous avons eu un passage très
d’intégrité dans le monde pourri du rock mainstream — le difficile, à essayer de nous ajuster au fait de ne plus être que trois.
groupe a ainsi toujours signé ses chansons collectivement, D’autres groupes auraient pris du temps pour se réorganiser mais ce
un fait très rare. Il venait de l’indie rock et a connu une n’est pas notre genre, nous avions déjà planifié un disque et nous
progression régulière de son audience grâce aux college avons décidé d’aller de l’avant. Je suis heureux que nous l’ayons fait
radios, avant d’obtenir un succès mondial — et d’y résister. parce que ça a donné “Up”, un super disque.
Cobain avait d’ailleurs des projets communs avec Michael
Stipe, dans un style acoustique proche de celui de “Automatic R&F : Le plus facile aurait été d’embaucher un nouveau
For The People”, le chef-d’œuvre de REM, dernier disque batteur...
qu’il écoutera avant de mettre fin à ses jours... Michael Stipe ! Mike Mills : Je n’ai jamais voulu remplacer Bill. Nous avions déjà
Quel chanteur ! Dire que le gars ne fait plus rien ou presque le projet de faire de “Up”, une sorte de disque très mécanique,
depuis dix ans... A ses côtés Peter Buck, le guitariste dingue électronique. Peter achetait des claviers vintage et des boîtes à rythmes
de musique que nous avions interviewé à Melbourne début depuis un moment, c’était la direction dans laquelle nous allions. Il
1995, pour le lancement de la tournée “Monster”, quand n’y avait aucune raison d’essayer d’intégrer un nouveau batteur à ce
REM faisait la Une de Rock&Folk ; Mike Mills, bassiste, moment-là.
pianiste, le musicien le plus classique, l’arme secrète du
groupe, et Bill Berry, le batteur, qui jettera l’éponge en R&F : On a dit que Michael et vous étiez les plus impliqués
1997. L’année suivante, REM réduit à un trio publiera un dans ce disque, que Peter s’était un peu mis en retrait...
album étonnant, ce très beau “Up”, pièce maîtresse d’une Mike Mills : Ce n’est pas un disque de grosses guitares. Donc il n’y
discographie chatoyante et incroyablement variée, alternant avait pas autant de choses à faire pour Peter que sur certains autres
disques pop, expérimentaux et bruitistes. (long silence). En plus, Michael et moi travaillons différemment de
Peter. Peter et Bill pouvaient compter l’un sur l’autre. Une fois Bill
parti... cet équilibre était rompu. Et Peter n’avait pas envie de traîner
Un passage très difficile au mixage à ce moment-là donc, en ce sens, il n’était pas aussi présent.
Rock & Folk : Quels sont vos albums préférés ? Mais il a fait beaucoup de choses sur cet album, il a écrit plein de
Mike Mills : Vous savez, je ne les écoute pas vraiment pour le plaisir, chansons au piano, il en joue sur “Lotus”. Il est partout sur le disque,
je suis trop critique... Les quatre dont je suis le plus fier sont “Murmur”, mais pas de sa façon traditionnelle.
“Automatic”, “Up” et probablement “Accelerate”.

R&F : Vous auriez dit qu’après “Automatic For The People”, Hommage à Brian Wilson
le groupe aurait dû s’arrêter... L’album était tellement bon ! R&F : L’hommage aux Beach Boys, “At My Most Beautiful”,
Mike Mills : Oh, non, je n’ai pas pu dire ça ! Il était très bon et j’en est excellent.
suis très fier mais... Il n’y avait aucune raison de laisser tomber à ce Mike Mills : Peter et moi sommes de grands fans, mais quand j’ai écrit
moment-là. cette partie de piano, je ne pensais pas à eux. Après l’avoir écrite, je me
suis dit : “Wow, ça ressemble à quelque chose que les Beach Boys auraient
R&F : Que s’est-il passé avec Bill Berry ? pu faire !” Et donc, nous avons décidé d’aller dans ce sens à fond, d’en
Photo Craft Recordings-DR

Mike Mills : Il n’aimait rien dans le fait de tourner, à part les concerts. faire un hommage à Brian Wilson. Les chœurs, le piano, la ligne de
Il ne voulait plus voyager, parler à des gens qu’il ne connaissait pas... basse, tout est très Beach Boys. Et comme c’était un disque où il n’y
Donc il a décidé de déclarer forfait. C’était très courageux. J’étais triste avait plus de règles, Michael, qui n’avait jamais écrit une simple chanson
pour le groupe mais j’étais content pour Bill, parce que c’est ce dont il d’amour, a décidé d’en faire une, et elle est vraiment belle. J’aimerais
avait besoin pour être heureux, et c’est ce qui compte. savoir si Brian l’a entendue, j’adorerais savoir ce qu’il en pense.

034 R&F JANVIER 2024


JANVIER 2024 R&F 035
R&F : Les chansons de “Up” sur le CD bonus live, “Party vendre plus de disques que le précédent à chaque fois. Même si ça
Of Five”, sont beaucoup plus rock que les versions studio. nous est arrivé pendant longtemps...
Mike Mills : C’est naturel. Les disques sont une chose et les concerts
une autre. En live, nous aimons nous lâcher (il parle toujours au présent, R&F : Les rééditions permettent de réhabiliter certains
ndr). Nous ne voulons pas que les gens restent assis tranquillement albums...
à écouter la beauté de nos chansons, à part peut-être pour une ou Mike Mills : Le passage du temps peut aider à apprécier des choses
deux d’entre elles, mais qu’ils soient debout et qu’ils s’éclatent. qu’on n’avait pas trop aimées. Les gens n’ont pas aimé “Monster”
“Walk Unafraid” est devenue vraiment rock en live, super fun à parce que c’était un tournant radical par rapport à “Automatic”, mais
jouer. Même chose pour les chansons de “Around The Sun”, sur quand ils le réécoutent vingt ans plus tard, ils font : “Oh, ce n’est pas
scène, elles acquièrent une vie propre et deviennent quelque chose si mal, vu dans son propre contexte”. Je pense que la même chose va
de complètement différent. se passer avec “Up”. Quand ils l’ont comparé avec le précédent, les
gens ont fait : “Ce n’est pas un disque de REM, je n’aime pas ça !”
R&F : “Up” n’a pas été un énorme succès, comparé aux Mais vingt-cinq ans plus tard, quand on n’essaie plus de le comparer
précédents... à autre chose, on peut avoir un point de vue différent.
Mike Mills : Il n’a pas mal marché, mais il y a une courbe dans la
carrière d’un groupe : tu commences petit, tu deviens gros et puis tu R&F : Pour les précédentes rééditions, vous aviez exhumé
redeviens petit ! Ça arrive à tout le monde... Nous avons plus ou moins des démos, des inédits...
atteint le sommet avec “Out Of Time”, “Automatic For The People” Mike Mills : Nous avons choisi de ne pas le faire cette fois-ci. Nous
et “Monster”, mais les goûts musicaux changent, les fans vieillissent, ne voulions pas mettre toujours le même genre de bonus. Il était temps
les jeunes veulent un groupe avec lequel ils ont grandi, pas un groupe d’essayer quelque chose de différent, puisque “Up” était un disque
avec lequel leurs parents ont grandi. C’est comme ça, on ne peut pas tellement différent.

“Les jeunes veulent un groupe


avec lequel ils ont grandi, pas un groupe
avec lequel leurs parents ont grandi”
rEM
R&F : Le CD live bonus est super.... Pouvez-vous nous R&F : Que faites-vous en ce moment ?
expliquer ce qu’est “Party Of Five” ? Mike Mills : J’ai écrit un concerto pour violon, groupe de rock et
Mike Mills : C’était une série pour jeunes adultes, à propos de gamins dont orchestre à cordes ! Nous le jouons avec Chuck Leavell, des Rolling
les parents étaient morts je crois... Je ne l’ai pas tellement regardée, pour Stones et des Allman Brothers, au piano, et Bobby McDuffie au violon.
être honnête ! Mais ça a cartonné chez les jeunes. Ils nous ont contactés... Et bien sûr, je joue avec Peter dans le Baseball Project. Et je vais enfin
Peter et moi avons toujours aimé voir des groupes à la télévision et dans aller en studio pour enregistrer des démos et voir ce que ça donne.
des films. Comme cette série américaine, “The Munsters”, dans laquelle
jouent les Standells, ou ce film, “Diary Of A Mad Housewife”, avec Alice R&F : Et les autres ?
Cooper et son groupe. Alors nous avons dit : “Ok, nous pouvons assumer Mike Mills : Michael va sortir un disque, je pense. Et Peter trois ! Peter
ce genre de chose qui combine télévision et rock’n’roll”. est très occupé, comme toujours, il joue avec un nombre incroyable
de gens. Bill travaille avec un groupe local, il l’aide à démarrer, il
fait un peu de musique, mais pas beaucoup.
Toujours amis
R&F : Pourquoi avez-vous dissous le groupe ? R&F : Vous vous voyez toujours ?
Mike Mills : C’était le moment. Nous avions touché le fond avec Mike Mills : Oh oui ! La semaine dernière, le groupe était au complet
“Around The Sun”, puis nous étions revenus en force avec deux super avec Micky Dolenz (The Monkees! ndr), qui fait des reprises de REM...
albums. L’industrie du disque avait complètement changé. Notre Nous sommes toujours amis et en contact. H
contrat avec Warner. se terminait. Nous nous sommes demandé si
nous voulions signer un nouveau contrat ou sortir des disques nous-
mêmes. Et pourquoi pas faire quelque chose qui n’avait jamais été Album “Up (25th Anniversary Edition)” (Craft Recordings/ Universal)
fait : se serrer la main et s’en aller en restant amis ?

REM de beauté
La discographie studio du groupe peut se découper en trois périodes de cinq albums chacune : chez IRS,
chez Warner, puis en trio... Mike Mills : “Amusant. Je savais pour les cinq premiers avec IRS, ils formaient
une sorte d’ensemble. Mais je n’avais pas réalisé qu’ensuite, c’était cinq avec Bill et cinq sans lui...”

IRS Warner Trio


“Murmur” (1983) “Green” (1988) “Up” (1998)
“C’était tout simplement notre “Nous avons aimé faire ce “Le plus grand changement,
premier disque et il forme disque. Nous commencions à pour un groupe, est de perdre
un tout très homogène.” échanger nos instruments, à un de ses membres, donc nous
jouer de la mandoline... Et il avons fait de notre mieux et
“Reckoning” (1984) contient une de mes chansons réalisé un disque... unique.
“Nous l’avons appelé comme favorites, ‘Orange Crush’...” Qui ne sonne comme personne
ça (le jugement, ndr) parce que d’autre, REM compris ! C’était
nous étions conscients de ce “Out Of Time” (1991) intéressant, et je suis très fier
qu’en Amérique on nomme le “Nous avons travaillé dans le studio de ce que nous avons fait.”
‘sophomore jinx’ (la malédiction de Prince à Minneapolis et nous
de la deuxième année d’étude) : avons eu un hit vraiment immense “Reveal” (2001)
si ton premier disque est bien qui nous a rendus célèbres dans “Probablement le disque de
accueilli, le deuxième ne le sera le monde entier, ce qui était... REM le plus sous-estimé. Je
pas ! Mais nous avions tellement intéressant. Entendre ‘Losing pense que c’est l’un de nos plus
de chansons qu’il s’est avéré être My Religion’ dans la jungle au beaux, un disque d’été. Avec
un très bon album, bien reçu.” Paraguay, était assez génial. C’était un peu de chance, les gens le
un disque enthousiasmant.” reconsidèreront quand le temps
“Fables Of sera venu de le rééditer.”
The Reconstruction” (1985) “Automatic
produit par le mythique Joe Boyd For The People” (1992) “Around The Sun” (2004)
(Pink Floyd, Fairport Convention, etc.) “Probablement notre meilleur “Un disque malheureux
“Il a été fait dans des conditions en termes d’intensité de la parce qu’il contient de super
difficiles : l’Angleterre, son première à la dernière chanson.” chansons, mais nous avons fait
climat, un studio bizarre et l’erreur de tourner au milieu de
froid, rien de bon à manger “Monster” (1994) l’enregistrement. Quand nous
(rires). Il sonne très différemment “L’un de nos grands virages, qui sommes revenus, nous n’étions
des autres mais c’est le n’a pas été apprécié à sa juste plus sûrs du genre de disque que
disque préféré de beaucoup valeur à l’époque mais qui était nous étions en train de faire...
de gens que je respecte... exactement ce que nous voulions Donc il est très flou. Mais écoutez
Donc j’en suis très fier.” qu’il soit, sexy et bruyant... Et le live à Dublin [‘Live’ (2007)],
après un long break, nous sommes les chansons provenant de cet
“Lifes Rich Pageant” (1986) repartis sur la route, une tournée album sont super. Nous ne les
“Très rock, nous nous sommes merveilleuse. Même si certains sont avons simplement pas réalisées
bien amusés à le faire.” tombés malades, moi inclus, nous comme il le fallait en studio.”
nous sommes bien marrés à jouer
“Document” (1987) du rock partout dans le monde...” “Accelerate” (2008)
Photo Craft Recordings-DR

“Notre premier avec Scott “Un disque avec lequel nous


Litt, le début d’une super “New sommes revenus en force.
association. Notre premier Adventures In Hi-Fi” (1996) Nous avons fait autant de
hit, aussi, ‘The One I Love’, “Un disque étrange, littéralement bruit que nous pouvions”
un bon single... C’est sympa, fait sur la route, aux balances.
mais nous avons toujours Il part dans tous les sens, ce “Collapse Into Now” (2011)
fait des disques sans n’est pas un album cohérent, “Un très beau disque d’adieu.”
penser aux hits.” mais c’est un excellent disque.” SC
038 R&F JANVIER 2024
En vedette

Un être contradictoire

NINO
FERRER
Trois compilations tentent de rafraîchir le répertoire du chanteur franco-italien.
Que retenir hormis les quelques tubes ? De jolies choses çà et là,
dans une carrière et une vie à l’évolution acerbe.
PAR BASILE FARKAS
NINO FERRER S’EST DONNÉ LA MORT D’UN COUP DE Pour ce qui concerne l’œuvre, le corpus est aussi considérable
FUSIL DANS LE CŒUR LE 13 AOÛT 1998 À SAINT-CYPRIEN, (seize albums en français, deux en italien, une foultitude d’EP) que
un village du Lot situé dans ce Quercy blanc riche en truffe changeant. En plus de trente ans de carrière, l’homme a donné dans
noire où le chanteur s’était installé à la fin des années 1970. La beaucoup de styles : jazz, chanson, rythm’n’blues, rock, prog, bossa
postérité a souvent des raccourcis cruels. L’opinion courante nova, funk, pop, comptine... Pourtant, sur les presque 200 chansons
résume la plupart du temps Nino Ferrer en une idée : il a vécu qu’il a publiées, peu sont restées de véritables tubes : “Mirza”,
le succès de ses tubes rigolos comme une malédiction et aurait “Le Téléfon”, “Les Cornichons”, éventuellement “Oh ! Hé ! Hein ! Bon !”
voulu qu’on écoute ses œuvres plus profondes, dont “Le Sud” pour la catégorie R&B fantaisiste et, dans un registre plus grave,
est le seul exemple de réussite commerciale. C’est un peu “La Rua Madureira”, “La Maison Près De La Fontaine” et, bien sûr,
court. Avant de parler musique, il s’agit de dire que, durant “Le Sud”, ballade définitive sur l’été, ce temps qui dure longtemps et
les soixante-quatre ans moins deux jours de son existence suinte la mélancolie. L’une des plus belles chansons en français qui
torturée et tortueuse, le chanteur blond a été beaucoup de soit. Après ce dernier immense succès en 1975, sa cote dégringolera
choses. Pêle-mêle : expatrié en Nouvelle-Calédonie, italien, dans les hit-parades. Pour ne rien arranger, sa discographie, comme
français, romain, parisien, aspirant archéologue, vedette souvent chez les musiciens à cheval sur plusieurs époques et labels,
flamboyante, paria du showbiz, acteur, châtelain lotois, est assez désordonnée. Elle a même été rééditée avec des modifications
éleveur de chevaux, écologiste, collectionneur de bolides, qui ne font qu’amplifier la confusion. Un exemple : son premier
Photo Mondadori/ Getty Images

humaniste, misanthrope, colérique, érotomane libertaire album “Enregistrement Public” (1966), un vrai-faux live, a depuis
parfois très embarrassant, peintre surréaliste malheureux... été renommé “Nino Ferrer” avec un tracklisting différent, des titres
Un être contradictoire qu’une récente chanson de Bob Dylan en plus, d’autres en moins... Sans doute pour ordonner un peu les
résumerait assez bien : Nino Ferrer contenait des multitudes, choses, Universal vient de publier trois compilations thématiques (voir
mais des multitudes qui ne se voulaient pas forcément du encadré) : “Nino Rebel”, “Nino Groovy”, “Nino Dandy”. L’idée est
bien entre elles. intéressante : 60 titres éditorialisés et bien choisis pour aborder l’œuvre

JANVIER 2024 R&F 039


Une version
française crédible
de la musique de
Wilson Pickett
d’Agostino Arturo Maria Ferrari. De ses débuts discographiques en
1963 aux albums délaissés sortis sous François Mitterrand, c’est une
somme où l’on découvre dans les interstices des titres moins connus,
quelquefois splendides, souvent pas du tout. Un droit d’inventaire
(©Lionel Jospin) s’impose.

Fiction tragique
L’arrivée du succès fin 1965 avec “Mirza” est un premier décalage.
Ferrer est plus vieux que les chanteurs qu’on voit dans “Salut Les
Copains” (sauf Hugues Aufray), il arrivera d’ailleurs trop en retard à
la fameuse séance photo de groupe du magazine en avril 1966 pour
y figurer. Il est né à Gênes en 1934 et sa famille arrive en France
en 1947. Jeune étudiant romantique, féru de jazz et de chanson rive
gauche, il pratique la musique sérieusement à partir de 1953. D’abord
au banjo, puis à la contrebasse, Nino (diminutif d’Agostino) joue de la
musique New Orleans à Paris avec un ami, Richard Bennett, et des
musiciens qui deviendront les Dixie Cats. Ces années sont formatrices.
Le jazz fait encore audience, son groupe court le cachet un peu partout,
notamment dans les bals de grandes écoles. Au début des années
1960, l’affaire se professionnalise pour de bon : les Cats (nommés
à l’époque RB RB) acceptent de sonner plus rock pour tourner en
première partie des Chaussettes Noires. Ils accompagnent ensuite
Nancy Holloway, chanteuse de jazz américaine qui fait carrière en
France. Mis en confiance par Holloway qui l’autorise à prendre le
micro, Nino, excellent à la basse électrique, se mue en chanteur. Il
comprend logiquement l’importance du rhythm’n’blues qui débarque,
mais le musicien blond sort d’abord, à partir de 1963, des EP dont les
chansons (“Pour Oublier Qu’On S’Est Aimé”, “Un An D’Amour...”) “Oui Mais Ta Mère N’Est Pas D’Accord” ou “Le Blues Antibourgeois”
ont une teneur tragique qui ne trouve pas audience. qui a surtout le problème d’être anticonsentement), on recense aussi
En revanche, la France gaullienne rigole sur “Mirza” et les tubes qui quelques pétaradantes réussites, “Je Vends Des Robes”, “Madame
suivent. La période est faste, on l’invite régulièrement à la télévision, Robert”. Plus intéressant encore, il rencontre Daniel Beretta sur le
Fernand Raynaud parodie “Oh! Hé! Hein! Bon”... Ses 45 tours sont tournage d’“Un Eté Sauvage” en Corse, et dans la Bentley qui les
aussi truculents que du Boby Lapointe, parfois trop, à la différence près emmène sur le plateau écrit le texte superbe d’une bossa-nova dont
que Ferrer y révèle de vrais talents de shouter sur des instrumentaux Beretta gratouille la musique : “La Rua Madureira”, première grande
qui sonnent magnifiquement. Ferrer et ses excellents musiciens (dont chanson, une fiction tragique qui parle d’un crash aérien. Nino, pour la
Bernard Estardy à l’orgue) ont des centaines de concerts dans les pattes musique du film de Marcel Camus, a également composé un morceau
et savent jouer le R&B américain avec un groove et une précision que à la mode carioca, “Oerythia”, moins inspirée mais qui change du
personne n’a en France. L’intention est noble : donner une version sillon rhythm’n’blues (plus ou moins) comique rémunérateur, mais
française crédible de la musique de Wilson Pickett ou James Brown, dont Ferrer commence à se lasser.
dont il traduit dignement le “It’s A Man’s Man’s Man’s World” en “Si
Tu M’Aimes Encore”, rare cas d’adaptation chez lui, exercice très
fréquent chez ses collègues hexagonaux. James Brown, qui est nommé Grand déballage
dans “Je Veux Être Noir”, déclaration d’amour à la culture afro- psychanalytique
américaine sincère mais maladroite (Manu Dibango, un temps organiste La décennie 1970 coïncide avec un changement de vision. Après l’échec
pour Ferrer, en fait un instrumental jerk en 1967, Michel Leeb reprend d’un album d’originaux en italien, “Ratts & Roll’s” (1971), Ferrer délaisse
malheureusement le titre en 2015). Cette période de la fin des sixties sa première patrie pour Paris, où Eddy Barclay paie de quoi réenregistrer
est faste musicalement. Alors que certaines chansons passeraient une version de l’album en français : cela donne “Métronomie”, premier
difficilement aujourd’hui (“Les Petites Jeunes Filles De Bonne album réellement conçu comme tel, avec une dizaine de musiciens
Famille”, “Mamadou Mémé”, “Mao Et Moa” et son intro en mandarin, chevelus et habiles, réalisé en toute liberté avec longs instrumentaux

040 R&F JANVIER 2024


nInO FErrEr

plus ciselées et joliment produites avec wah-wah et cordes synthétiques


déliquescentes. Elles sont chantées en anglais, pourquoi pas ? Echec
complet, élégant mais retentissant. La pochette hurle un message plus
clair : Nino veut qu’on lui demande ce que pense sa femme Kinou
de la pochette où il pose avec une Radiah nue enlacée à son côté. Il
réenregistre finalement “South”, la chanson d’ouverture, en français, et
c’est le miracle. “Le Sud”, en plus de marcher en France, s’exporte en
Europe, y compris dans ses versions espagnole et italienne. Mais Ferrer
a détesté ces séances à CBE, près de la porte de Clignancourt, avec
Bernard Estardy, brillantissime aussi derrière la console. Le tube,
produit à la manière de Phil Spector sur “All Things Must Pass”, est
somptueux, mais le chanteur n’apprécie pas la présence d’un contre-
pouvoir en studio. Ainsi débute la vraie autarcie pour celui qui fait
aménager un studio dans la cave de sa villa de Rueil-Malmaison.
L’idée est séduisante — jammer en toute liberté après le cognac —
mais engendrera des albums où manque quelqu’un pour serrer les
boulons. Le premier de la liste est “Suite En Œuf” (1975). L’ingénieur
du son, Patrick Orieux, assure l’intendance et Nino décide de tout. Il
veut un autre grand single avec “Alcina De Jesus” et c’est un four.
La musique est réussie, le texte un désastre : Nino, tel Nadine de
Rothschild, parle à la troisième personne de sa femme de ménage
portugaise qui s’émerveille devant le récit qu’il lui fait de la révolution
des Œillets. Autres écueils : du mauvais prog rock, une chanson pour
le nouveau-né, une pochette affreuse... Le disque suivant porte un titre
ironique mais hélas descriptif, “Véritables
Variétés Verdâtres” (1977), qui part dans
Compilations tous les styles, du hard rock au dixieland, et
a pour seule cohérence l’inspiration, assez
qui sont... faible. CBS lâche l’affaire. Quoi de mieux pour
L’idée était bonne : classer en trois thèmes
l’œuvre protéiforme de Nino Ferrer. se relancer qu’un disque enregistré dans le
Cela donne trois doubles compilations Sud-Ouest, “Blanat” (1979), essentiellement
intitulées “Nino Groovy”, anglophone et toujours invendable. Le grand
“Nino Rebel” et “Nino Dandy”.
Les pochettes sont signées Loustal public l’ignore, la presse rock se moque, il
et le tracklisting, impeccable, fait un décide de rendre les coups. Rock&Folk ? Pour
travail de curation précieux pour qui
n’aurait pas le courage de trier le bon lui une “revue horrible et nauséabonde pour
grain parmi les presque 200 titres l’extension de la musique en France” apprend-
du Franco-Italien. Seul problème, on dans “Un Homme Libre” (Le Mot Et Le
le premier disque de chacune des
compilations est le même pour les trois Reste), une biographie que lui consacre Henry
volumes (un best of réglementaire), Chartier. Le département du Lot lui a plu au
ce qui est fatalement frustrant ou
redondant selon qu’on achète un seul moins, il s’y installe mais retrouve l’antre
volume ou les trois. Un coffret quatre parisien d’Estardy pour tenter de raccrocher
riches en solos d’orgue baveux, beaucoup de disques eût été plus pratique... un peu le succès. “La Carmencita” (1980)
bavardage à la mode “Hair” mais de jolies le voit reprendre d’anciens titres sur fond
chansons : “Enfants De La Patrie”, “Cannabis” de rock vaguement discoïde. C’est le grand
et “La Maison Près De La Fontaine”. Pour la déballage psychanalytique auquel personne
seconde fois, texte et mélodie atteignent une ne veut assister. Il met des bruits de fusil
émotion plus belle et profonde. Le thème : une dans “Prélude A La Mort De Mirza” et ressort
rumination à la Ray Davies sur le progrès qui un “Petite Lili” au texte pédophile à peine
pollue et menace la vie rurale et contemplative voilé, “Petite Lili”, qu’il chante en anglais
à laquelle semble aspirer le Génois. Cette dernière chanson cartonne à la télé française aux “Rendez-Vous Du Dimanche” et dédie à
en single mais éclipse les ventes de l’album. Ce qui permet d’enchaîner Roman Polanski... Personne ne s’offusque, c’est pire : tout le monde
sur un autre, plus sec et musclé par les guitares de Mickey Finn, s’en cogne. “Rock N’Roll Cowboy” (1983), pochette de Margerin, est
musicien anglais qui jouera de longues années avec lui. “Nino Ferrer & moins passible de prison et à peine meilleur créativement. Il y a des
Leggs” (1973) renferme quelques réussites bien tenues “L’Angleterre”, boîtes à rythmes, du piano électrique avec du chorus et aucun original
“Moby Dick” avec parties de cordes arrangées par Jean-Claude valable. “13è Album” (1986) est un désastre teinté de synthé DX7,
Vannier, “Je Vais Te Dire Adieu” où Nino hésite vocalement entre “La Désabusion” presque aussi mauvais, mais avec les claviers de 1993.
délicatesse et soul à grosses soupapes en français, quand ce n’est L’année suivante, il réassemble un long-format avec des chutes du
dans la langue de Joe Cocker (“Listen To The Master”). L’album pâtit précédent, “La Vie Chez Les Automobiles” (1994), la pochette permet
Photo Patrick Bertrand-DR

d’une tendance à l’autocomplaisance, dans les paroles ou ces tics de découvrir le peintre Nino Ferrer. Son ultime disque est un album
musicaux de l’époque (solo de violon électrique !). En langage simple : live, “Concert Chez Harry” (1995), anecdotique mais plus digne
il n’y a aucun single. Barclay coupe le robinet et Ferrer part vendre après deux décennies où le panache s’est transformé en obstination,
à CBS un album enregistré à Londres qu’il finit par cosigner avec puis en irrémédiable amertume. H
une chanteuse américaine, Radiah Frye. Les chansons sont douces, Compilations “Nino Groovy”, “Nino Rebel”, “Nino Dandy” (Universal)

JANVIER 2024 R&F 041


En vedette

Le groupe de la génération X

NIRVANA Il y a trente ans sortait “In Utero”,


ultime album studio de Nirvana et pièce majeure de sa mythologie.

DEPUIS SA SORTIE EN 1993, “IN UTERO” EST PRÉSENTÉ


PAR ERIC DELSART
De quoi faire dire à certains que cette fois-ci, le rock était mort pour de
COMME L’ALBUM DE NIRVANA OÙ KURT COBAIN A bon. Pourtant, un an plus tard, “Nevermind” allait changer la donne.
REPRIS LE CONTRÔLE DE LA DESTINÉE DU GROUPE La raison d’un tel succès ? L’album est empli de chansons en phase
APRÈS UN “NEVERMIND” QU’IL VOYAIT COMME UN avec leur époque, cette angoisse fin de siècle transformée en énergie
COMPROMIS. C’est, depuis trente ans, le récit officiel qui brute par un trio de punk-rockers. Et un tube absolu avec “Smells
vaut dans certains cercles à Butch Vig (producteur qui a fait Like Teen Spirit”. Les sujets qu’abordait Cobain dans ses chansons,
de “Nevermind” l’album radio-friendly qui a propulsé Nirvana comme le mal-être, l’aliénation, le déclassement, résonnaient avec les
sur le toit du monde) un certain dénigrement et à Steve Albini angoisses de la jeunesse de l’époque. Les mélodies étaient immédiates,
d’être proclamé sauveur et garant de la vision artistique les chansons des hymnes pop sertis dans un écrin rock avec habileté.
de Kurt Cobain. Trente ans après sa “Nevermind” fut un classique instantané,
sortie, “In Utero” reste un disque clef écoulé aujourd’hui à trente millions d’unités,
de l’histoire du groupe, son grand geste qui a remis le rock indépendant au centre
héroïque pour certains. Attendu avec de l’échiquier et ouvert la porte des majors à
impatience — et appréhension — par l’underground. Kurt Cobain — bien malgré
les fans comme peu d’albums depuis, lui — devint l’icône qu’une génération, saou-
le troisième album du trio clôt l’œuvre lée par ses parents baby boomers, attendait.
studio de Nirvana de façon idéale car Un mec torturé, fragile, beau, talentueux, au
le groupe s’y montre plus extrême et charisme fou. Un guide pour une certaine
intransigeant que jamais. Un disque sans jeunesse désabusée que les crétins vulgaires
concession qui a cimenté la réputation et prétentieux en Spandex laissaient de
du groupe comme incorruptible et marbre. Le défenseur de l’underground, qui
fidèle à ses convictions. mettait ses influences à l’honneur et rendait
justice à ses idoles. Combien de personnes
ont-elles acheté “Hi, How Are You?” de
Une jeunesse Daniel Johnston parce que Kurt Cobain avait
désabusée porté un T-shirt à l’effigie de cet album ?
“ ‘Nevermind’, c’est trop clean, moi je préfère Combien d’adolescents ont découvert David
‘In Utero’ parce que c’est le vrai son du Bowie grâce à la reprise de “The Man Who
groupe que désirait Kurt.” Voici le genre de débat qu’on pouvait Sold The World” lors du fameux concert MTV ? Difficile aujourd’hui de
entendre dans les cours de récré au milieu des années 1990, et qu’on parler de Kurt Cobain avec un œil neuf tant son œuvre a été décryptée,
entend encore parfois des quadragénaires tenir quand on évoque le analysée en profondeur. Le détail de ses derniers jours a fait l’objet
groupe de leur adolescence. Car Nirvana, pour les mômes nés entre de plusieurs documentaires volontiers conspirationnistes et d’un
1975 et 1980, était LE groupe d’une génération baptisée X. Il faut film qui l’évoque de façon romancée (“Last Days” de Gus Van Sant).
rappeler à quel point “Nevermind” fut un séisme en 1991. Le son Ses journaux personnels ont été publiés, faisant totalement fi de son
Photo Jesse Frohman-DR

de l’underground triomphant face aux grosses machines aseptisées, intimité, mettant à nu ses pensées les plus personnelles, dans la quête
l’avènement de musiciens intelligents, sensibles et militants (pour de cette même question, encore et encore : pourquoi s’est-il suicidé ?
le féminisme, contre toutes formes d’intolérance) face aux lourdaux La perte de Kurt Cobain fut un traumatisme aussi grand que celles
célébrant drogues, violence et petites pépées. En 1990, aucun album de Jimi Hendrix, Jim Morrison ou John Lennon le furent. Un drame
de rock n’avait atteint la première place des charts aux Etats-Unis. dont le rock ne s’est jamais remis.

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JANVIER 2024 R&F 043
Dans ce XXIème siècle qui, après deux décennies, n’a pas encore vu stipulant que Love avait avoué avoir consommé de l’héroïne durant

Photo Anton Corbijn-DR


éclore de véritable icône rock (Pete Doherty ? On y a cru cinq minutes. sa grossesse. Les tourments n’allaient pas s’arrêter. Tout le monde
Jack White ? Trop businessman. Alex Turner ? Trop intelligent pour son voulait se goinfrer sur le dos de la bête, à commencer par la presse
propre bien. Ty Segall ? L’ascenseur de sa gloire est en panne. Kevin à scandales qui se délectait des troubles de Kurt avec la drogue ou
Parker ? Allons bon…), la réédition de “In Utero” est l’occasion de nous le groupe britannique des sixties Nirvana qui obtint opportunément
rappeler que Kurt Cobain est la dernière rock star à avoir fait l’una- une large somme en échange des droits d’utilisation de son nom.
nimité. Le seul mec de nature à rassembler rockers et métalleux Pire encore, une querelle interne entre les trois membres du groupe
(ce que même Dave Grohl, malgré toute la sympathie qu’on lui porte, (Krist Novoselic, Dave Grohl et Kurt Cobain) concernant les royalties
ne parvient pas à faire). mit le fragile équilibre à mal. Dans ce contexte étrange, DGC publia
“Incesticide”, compilation d’inédits, raretés et de faces B en décembre
1992, pour faire patienter les foules et flinguer le marché parallèle.
“In Utero” Sous-division de Geffen, c’est le label qu’avait choisi Cobain au
versus “Nevermind” moment de signer sur une major car c’était celui sur lequel Sonic
C’est ainsi que Cobain portait cette croix et se trouvait, en 1992, face à Youth avait publié son album “Goo”. L’occasion de rappeler que
cette question impossible : comment faire quand votre deuxième album, “Nevermind” n’est pas sorti sur un petit label indépendant et que toute
contre toute attente, devient un phénomène qui bouscule tous les codes la mystique autour du fait que Kurt Cobain vivait mal son succès doit
de l’industrie ? Faire un break. Le succès, et surtout la célébrité, avaient être remise en cause par le fait qu’à l’origine ce succès était désiré.
affecté les membres du groupe, en particulier Cobain. L’année 1992 Personne ne fait des disques pour ne pas vendre. Mais personne ne
fut ainsi consacrée par le groupe à prendre du recul, se remettre d’aplomb. pouvait non plus anticiper la déflagration que serait “Nevermind”.
Ce fut aussi l’année où Cobain et sa femme Courtney Love — chanteuse C’est ainsi que, comme un mécanisme d’autopréservation, le groupe
de Hole s’il fallait le préciser, avec qui il formait le couple le plus sulfu- commença à faire circuler l’idée en interview que son prochain album
reux de la planète rock — allaient accueillir leur fille Frances Bean, serait inaudible, ultra-violent, anticommercial au possible. Interviewé
dont la garde leur fut aussitôt retirée suite à un article de “Vanity Fair” par la presse britannique à l’été 1992, Cobain annonçait vouloir entrer

044 R&F JANVIER 2024


nIrVAnA

Un modèle dont
l’influence est
toujours palpable
dans la scène
underground
actuelle
un album plus conforme à sa véritable identité. Pourtant, l’approche
directe de Steve Albini n’a jamais vraiment séduit le label (rien d’éton-
nant) ni le groupe lui-même, qui demandera plus tard à Scott Litt
(producteur historique de REM qui venait de faire le très classieux
“Automatic For The People”) de remixer les morceaux “All Apologies”,
“Heart-Shaped Box” et “Pennyroyal Tea” pour leur sortie en single.
Au-delà de ces considérations sonores, “In Utero” reste un geste
artistique d’une puissance folle. A une époque où on ne pouvait écouter
les CD qu’en préécoute dans les boutiques, mettre en ouverture deux
morceaux aussi lourds et dissonants que “Serve The Servants” et
“Scentless Apprentice” était une façon de tester les limites de leurs
nouveaux fans. On était loin de “Nevermind” s’ouvrant sur son
morceau le plus bankable. Mais après cette déflagration (et l’ironique
ligne d’ouverture de l’album où Cobain chante “Teenage angst has
paid off well/ Now I’m bored and old”), c’est l’enchaînement de tubes :
“Heart-Shaped Box”, “Rape Me”, “Dumb”, “Pennyroyal Tea”, “All
Apologies”, morceaux à la mélancolie tenace où le chanteur semble
exorciser ses tourments dans des refrains hurlés. “In Utero” montre
Kurt Cobain à son meilleur en tant que songwriter et nous rappelle
qu’il était avant tout un fan des Beatles qui jouait une musique puisant
autant son inspiration chez Black Sabbath et Black Flag que chez Neil
Young, un auteur qui avait compris que la noirceur du blues était bien
plus fascinante et profonde que n’importe quel numéro de croque-
mitaine de pacotille. C’est ce qui fait la beauté du disque, qui est empli
en studio dès septembre, avec les producteur Jack Endino (qui avait de grandes chansons, interprétées avec ferveur et une émotion à fleur
enregistré “Bleach”, l’abrasif premier album du groupe) et Steve Albini de peau. Car Cobain n’avait que faire des postures, il était en mission.
(que Cobain admirait pour son travail avec les Pixies et les Breeders) Mystique, il écrivait des chansons sur une guitare déglinguée, une
comme possibles choix. Deux producteurs pas vraiment connus pour Stella Harmony H912 de la fin des années soixante, une réplique cheap
leur approche pop polie. de la guitare de Leadbelly qu’il avait achetée à un mont-de-piété en
1989. Elle n’avait plus que cinq de ses douze cordes originales, n’avait
plus de Mi aigu et ne restait accordée que grâce à du chatterton qui main-
Sur une guitare déglinguée tenait les chevilles en place. On peut l’entendre sur des titres tels que
Après des premières sessions infructueuses en octobre 1992 avec “Polly” et “Something In The Way”, sur les home-recordings de
Endino, le groupe se rendit au studio Pachyderm à Cannon Falls, dans Cobain du documentaire “Kurt Cobain: Montage Of Heck”, et même
la froideur du Minnesota, pour enregistrer avec le compétent Albini. en fantomatique repisse sonore sur quelques passages calmes de “In
Un endroit que Krist Novoselic comparera plus tard à un goulag (“Il y Utero” (“Dumb”, “All Apologies”), Cobain ayant enregistré les prises
avait de la neige à l’extérieur, on ne pouvait aller nulle part. On a juste témoin avec son fétiche désaccordé. C’est sans doute cette approche
travaillé” confiera-t-il au journaliste américain Gillian G. Gaar), bien loin romantique et cette absence de filtre au moment de mettre ses émotions
du confort du studio glamour de Sound City à Los Angeles, où Nirvana à nu qui lui a valu tous ces tourments. C’est aussi ce qui fait de “In Utero”
avait enregistré “Nevermind”. On a souvent dit qu’Albini avait été le moment pivot de la carrière de Nirvana, celui où le groupe s’est
choisi pour produire Nirvana parce que le groupe avait mal vécu la façon affiché plus que jamais comme saint patron des freaks et des weirdos.
dont celui-ci sonnait. C’est une des raisons pour lesquelles “In Utero” Coincé entre les deux disques les plus emblématiques du trio
a souvent été opposé à “Nevermind”, comme s’il fallait choisir un camp. — “Nevermind” et le “MTV Unplugged In New York” (une tout autre
Entre un disque taillé pour les charts, très produit, trop aux yeux de histoire), c’est un modèle de disque rock dont l’influence est toujours
certains, et son successeur plus brutal. A en croire certains, le groupe palpable dans la scène underground actuelle, d’où on espère plus que
aurait été manipulé par une major pour produire une musique grand jamais voir émerger d’autres héros. H
public et s’était émancipé de ce joug pour sortir avec “In Utero” Album “In Utero” (Sub Pop/ Universal)

JANVIER 2024 R&F 045


En couverture

2023
ANNÉE
L’ÉDITO DU PREMIER NUMÉRO DE L’ANNÉE DERNIÈRE
SE LIVRAIT À UN PRONOSTIC ASSEZ TÉMÉRAIRE :
“ET SI 2023 ÉTAIT MIEUX QUE 2022 ?”. Douze mois après,
force est de reconnaître que l’expérience est moyennement
concluante. La plupart des artistes que l’on voit défiler devant
nous s’accordent à trouver les temps légèrement angoissants.
On les comprend. Mais face à la crasse ambiante, le rock (au
sens extensible qui a toujours été le sien ici) reste, lorsqu’il
est fidèle à lui-même, une incomparable école de liberté et
quelque chose comme un phare dans la nuit de l’époque.

Piñata humaine
et vodka au bar
Soixante ans de carrière pour les Rolling Stones, “ça en fait du trimestre !”
s’amuse Vincent Tannières, notre rédacteur en chef. Pas faux ; mais
il est vrai aussi qu’on imagine difficilement Mick Jagger s’époumoner
au cul d’un camion-poubelle à six heures du matin. Le sujet fut en
tout cas matière à quelques notables interventions musicales, celle
par exemple de Pascal Bouaziz et de son groupe Bruit Noir — respon-
sables par ailleurs de ce qui est peut-être l’album le plus kamikaze de
l’année — sur le très beau morceau à la Manset qu’est “Communiste”,
dans lequel il espère qu’un nouveau virus emporte “tous les
retraités partis à 60 ans et qui votent maintenant pour la retraite à
65 ans” et rêve d’un monde où “la saloperie aura perdu à jamais”.

046 R&F JANVIER 2024


Retour des Rolling Stones
et des Beatles, article 49-3,
Intelligence Artificielle
et fin du monde :

ÉE ROCK
tentative de synthèse. PAR VIANNEY G.

On danse le tango
avant de sombrer ?
On les aura Pascal, on les aura. Patrick Moalic, l’un des deux Glimmer
Twins officieux du courrier des lecteurs (avec Phil l’Autre, présent de
janvier à décembre !), propose “49.3” comme titre du prochain album
de Trust ; c’était bien vu, mais la bande à Bonvoisin s’est fait griller
la politesse par le groupe Dalle Béton, avec son bien nommé “49.3”,
incluant un feat en talk-over de Lizzie Borne (“Sur le fondement de
l’article 49 alinéa 3 de la Constitution”, etc.). On aura aussi entendu
Father John Misty (impérial lors de son passage à Pleyel) et Morrissey,
entre autres, exprimer leur soutien aux grévistes français.
L’actualité n’aura jamais été aussi littéralement brûlante qu’en cette
année. Des pages du magazine se dégageaient au fil des mois comme
une légère odeur de roussi, que ce soit chez Pascal Comelade et les
Limiñanas (la gainsbourienne “Fin Du Monde”) ou chez Sqürl, le
groupe de Jim Jarmusch (même thème, en version anglaise, avec
“The End Of The World”). Josh Homme, interrogé sur ce point par
Romain Burrel (logique après tout, c’est le maître d’œuvre des “Desert
Sessions”), résume l’alternative à sa manière toute personnelle : “On
est tous ensemble sur le Titanic et ça me va. Ok, il ne nous reste plus
beaucoup de temps avant qu’on ne touche l’eau. Alors on fait quoi ?

JANVIER 2024 R&F 047


Se souvient-on que Keith Richards était
des “most likely to die”
On danse le tango avant de sombrer ? Ou on s’envoie des huîtres et de la
vodka au bar ?”. Avant de conclure par cet encourageant conseil final :
“Soyez prêts à nager, motherfuckers”. Dans le genre encourageant, Beatles vs Stones :
Damon Albarn n’est pas mauvais non plus : “Il y a forcément des gens
qui vont s’en sortir, mais pas tous… (rires)”. dernier round
C’était la surprise du mois de novembre : un nouveau disque des
La dystopie à venir, c’est aussi le lendemain de la machine. Réponse Rolling Stones et un nouveau simple des Beatles dans les bacs,
laconique de Keith Richards lorsqu’on lui demande ce qu’il pense presque en concurrence frontale. Si l’opposition “Angry”/ “Now
des musiciens qui utilisent l’intelligence artificielle : “C’est bien And Then” pâlit face aux joutes de jadis, telle celle de “Satisfaction”/
“Help” de l’été 1965 (notons qu’à l’époque les faux ennemis
simple : soit on joue avec des jouets, soit on est vrai. J’ai choisi mon faisaient en sorte de ne jamais s’affronter frontalement dans les
camp depuis un bail”. Même constat en plus développé chez Nick charts, espaçant leurs sorties de quelques semaines), le retour de
Cave : “ChatGPT pourra peut-être bientôt créer une chanson qui sera, cet antagonisme légendaire, soixante ans après la sortie de leur
collaboration “I Wanna Be Your Man”, n’a pas manqué de sel.
à première vue, indiscernable d’un original, mais ce sera toujours

048 R&F JANVIER 2024


2023 AnnéE rOcK ?

Le classic rock
On le sait, les nouvelles générations de fans redécouvrent les
classiques les unes après les autres, mais les années 1960 et 1970
se taillent la part du lion de ce qu’on nomme classic rock au
point d’étouffer leurs successeurs. Ce qui soulève la question :
à partir de combien de décennies de carrière devient-on un
groupe classic rock ? Les récentes reformations de groupes
britpop (Blur, Supergrass, Pulp…) ont touché leurs fans mais
intéressent peu le grand public qui préfère aller voir des tribute
bands de Pink Floyd. Difficile pour les générations antérieures
et postérieures d’exister en dehors de cet âge d’or du rock.

une parodie, une sorte de burlesque. Ce qui fait une grande chanson
n’est pas sa ressemblance avec une œuvre reconnaissable. Ecrire une
bonne chanson n’est pas du mimétisme, ni de la réplication, ni du
pastiche, c’est le contraire”. L’écoute de la version de “God Only
Knows” chanté par les Beatles grâce à l’IA tend à leur donner raison.
Rubrique “modèle Amish” de nouveau : France 3 nous apprenait
récemment qu’Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition
énergétique, adooore les Clash (“Pour retrouver de l’énergie, ‘London
Calling’, c’est extraordinaire. C’est un cri de gauche !”). Difficile de
savoir ce que Joe Strummer en aurait pensé, mais l’on se souvient
que lorsque David Cameron (ancien Premier ministre britannique
ayant donné un sens radicalement nouveau à l’expression “copains
comme cochons”) avait déclaré son amour pour les Smiths, Morrissey
avait répliqué qu’il lui interdisait de les aimer. David Lisnard (qui
ça ?) lui aussi croit en son destin : “Le Monde” nous informe que
lors de sa rentrée politique, “ce grand amateur de rock est arrivé sur
scène au son de ‘I’m Free’ des Who”. “Either Way I Lose” de Nina
Photo Steve Gullick-DR

Simone n’aurait-elle pas mieux fait l’affaire ? Autre interrogation :


Izïa Higelin est-elle sortie de l’arc républicain ? Lors de son passage
au festival Les Nuits Guitares de Beaulieu-sur-Mer, la chanteuse,
dans une inspiration quoi qu’on en pense indéniablement rock,
s’est lancée dans une longue tirade antimacroniste impliquant

numéro un sur la liste


il y a déjà cinquante ans ?
“une piñata humaine géante” et “d’énormes battes avec des clous Le foie qu’est pas droit, Vincent Furnier (Alice Cooper) a connu aussi,
au bout comme dans ‘Orange Mécanique’.” On raconte que le petit et pas qu’un peu (“Ces disques du black-out, je les adore, mais je ne
Benjamin Duhamel en a fait dans son pot et que Nathalie Saint- m’en souviens pas”), avant de devenir aujourd’hui le plus improbable
Cricq a dû être hospitalisée d’urgence, tandis qu’une enquête pour des role models : “Le golf m’a sauvé. Quand j’ai arrêté l’alcool et le
“provocation publique à commettre un crime ou un délit” a été ouverte reste, il m’a fallu une autre drogue et je l’ai trouvée dans ce sport”. En
par le parquet de Nice. (Le prix de la raffarinade va cette année à Ben matière de sobriété, à l’impossible nul n’est tenu, n’est-ce pas Margo
Harper, visité par le fantôme de Jacques Chirac : “Je visais haut mais le Price : “Toujours écouter les champignons. Ce sont les champignons
plafond était bas”.) La politique est décidément plus marrante quand qui m’ont dit d’arrêter la picole. J’ai aussi arrêté la clope et la cocaïne.
c’est Captain Sensible des Damned, et fondateur en 2006 du Blah! Mais pas la weed. Faut pas déconner.” A tout seigneur, tout honneur,
Party, qui s’en empare : “A la base, c’était une blague. J’ai eu la surprise difficile de ne pas terminer cette rubrique “Bien-être & Santé” avec
de voir que des gens s’inscrivaient. Je me suis demandé pourquoi on me le Brestois Miossec : “La première joie de l’arrêt de l’alcool, c’est
faisait confiance, à moi qui ne suis qu’un guitariste punk alcoolique”. d’avoir des matins qui ne sont pas embrumés. C’est la première joie de

JANVIER 2024 R&F 049


Kundera avait raison sur
l’alcoolique qui arrête de boire. Et, c’est bête à dire, faire les choses
qu’on ne faisait pas avant.”

Nécropole dérisoire
Un lecteur fait remarquer dans le numéro de mars, il est vrai
particulièrement fertile en la matière, que “la rubrique In Memoriam est
devenue (malheureusement) une rubrique bien vivante car mensuelle”.
Guitaristes, chanteurs, bassistes : où êtes-vous ? David Crosby ? —
Mort. Jeff Beck ? — Mort. Tom Verlaine ? — Mort. (Nous offrons
le dernier album des Greta Van Fleet aux lecteurs ayant identifié
le plagiat). Auront également traversé l’Achéron cette année, par
ordre de disparition : Jet Black, Wilko Johnson, Paul Alessandrini,

Le prix du vinyle
C’est un fait : depuis que le vinyle remplit à nouveau les rayons
des boutiques, son prix a enflé jusqu’à atteindre un degré absurde.
“Hackney Diamonds” des Stones en version standard ? 32 €
en moyenne, et plus du double si on souhaite que le disque soit
coloré. Les best of rouge et bleu des Beatles en triple vinyle ?
On dépasse allègrement les 60 €. Qui en est responsable ? La
hausse du prix des matières premières d’une part, les contraintes
Photo Reg Lancaster/ Getty Images

liées à la pandémie d’une autre, mais aussi un arrangement


passé entre les trois grosses majors en 2021 afin d’augmenter
de manière significative les tarifs. Une opération dénoncée à
l’époque par le Gredin (Groupement des Disquaires Indépendants
Nationaux) et dont on sent aujourd’hui les effets. Sont-ils en
train de tuer la poule aux œufs d’or ? Les amateurs de musique
se lamentent et les disquaires sont plus en danger que jamais
en raison de la baisse de fréquentation liée à cette inflation.

050 R&F JANVIER 2024


2023 AnnéE rOcK ?

au moins un point, le rock est une extase


Angelo Badalamenti, Terry Hall (“clown blanc d’une musique bicolore”,
trouvaille signée Olivier Cachin), Jim Stewart, Vivienne Westwood,
Burt Bacharach, David Crosby, Dave de De La Soul, Ryu-ichi Sakamoto La réédition
(Bertrand Burgalat évoquait à cette occasion la beauté de la musique
composée pour la cérémonie d’ouverture des Jeux de Barcelone permanente
Imaginez un film de science-fiction où un héros voyageant dans
en 1992 ; c’était effectivement autre chose que Jean Dujardin en
le temps arriverait de 1974. Il ne manquerait pas de s’émerveiller
Superdupont), Harry Belafonte, Kenneth Anger, Jean-Louis Murat devant les innovations technologiques d’aujourd’hui, mais il
(“Si Je Devais Manquer De Toi”, toujours superbe), Tina Turner, Cormac ne se trouverait pas vraiment dépaysé en arrivant au rayon
McCarthy, Sinéad O’Connor (qui résumait ainsi sa rencontre avec disques d’une Fnac, entre les coffrets vinyles de Pink Floyd,
les rééditions des Beatles, Bowie et Steely Dan. Pas un mois ne
Prince : “Il m’a dit qu’il n’aimait pas m’entendre dire des grossièretés en se déroule sans qu’il n’y ait des rééditions-événements, dans
interview, je lui ai répondu d’aller se faire foutre !”), Robbie Robertson, des cycles d’anniversaires qui se répètent, si bien qu’on peut
aujourd’hui comparer les rééditions entre elles (les bonus du
Sixto Rodriguez, Jacques Rozier, Dwight Twilley, Shane MacGowan, 20ème anniversaire, les inédits du 30ème, les live du 40ème…).
Taï-Luc… Et Jane Birkin, peut-être la plus déchirante de toutes.

Rien d’autre à faire que réécouter, parmi tant d’autres, “Max”,


“Ta Sentinelle” ou sa reprise d’ “Alice”, et rester inconsolables.
Pete Townshend, cité par Patrick Eudeline, assurait que “les accords
violents du rock n’ont sauvé la vie de personne”. Peut-être ; mais tous
ceux-là, il les aura au moins sauvés de l’oubli.
Se souvient-on que Keith Richards était numéro un sur la liste des
“most likely to die” il y a déjà cinquante ans ? Hors catégorie les Rolling
Stones, en couverture du magazine pour la quarante-quatrième fois
(oui), et déjà morts neuf fois selon le décompte d’Eric Delsart. Voire
une dixième avec “Hackney Diamonds” ? Certains semblaient y croire
à ce nouvel album. Verdict ? Beaucoup d’immondices (“Mess It Up”,
le refrain d’ “Angry”, “Whole Wide World”, et cette pochette !), une
production qui a valu à juste titre à Andrew Watt d’être qualifié de
“criminel contre l’humanité”, et trois titres à sauver — c’est déjà ça
après tout — (“Dreamy Skies”, “Tell Me Straight”, “Live By The
Sword”). Pour sa défense, on ne peut accuser Watt de détournement
de seniors : Jagger, toujours aussi désespérément soucieux de rester
à la page, voulait le son d’aujourd’hui, il l’a eu. Mais, comme l’écrit
Thomas E. Florin, “que ‘Hackney Diamonds’ soit bon ou mauvais, au
fond, importe si peu : il est dans la logique des albums du groupe, et
de ce côté-ci, l’importance des disques va plutôt déclinant. Mais à la
fin du film, le héros gagne toujours”. Levons un dernier mystère sur
l’identité de l’amateur de bonne chère présent aux côtés de Jagger
lors de la sauterie versaillaise organisée pour la venue de Charles III
en France : il s’agit de ce bon vieux Gérard Larcher, président du
Sénat à vie, avec lequel le lippu a paraît-il longuement parlé du
Val-de-Loire.
Rock&Folk ne se sera jamais entretenu avec Milan Kundera. Et pour
cause, l’écrivain franco-tchèque (pas relu depuis des lustres) écrivait
sur le rock le même genre de conneries superficielles qu’Adorno sur le
jazz quelques décennies plus tôt : “La musique appelée (couramment
et vaguement) rock inonde l’ambiance sonore de la vie quotidienne
depuis vingt ans ; elle s’est emparée du monde au moment même où le
XXème siècle, avec dégoût, vomit son Histoire ; une question me hante :
cette coïncidence est-elle fortuite ? Ou bien y a-t-il un sens caché dans
cette rencontre des procès finals du siècle et de l’extase du rock ? Dans
le hurlement extatique, le siècle veut-il s’oublier ? Oublier ses utopies
sombrées dans l’horreur ? Oublier son art ? Un art qui par sa subtilité,

JANVIER 2024 R&F 051


052 R&F JANVIER 2024
2023 AnnéE rOcK ?

par sa vaine complexité, irrite les peuples, offense la sainte Démocratie ?” qui précise cependant : “Je suis chrétien, ok. Mais les chrétiens, je peux
(extrait de son essai “Les Testaments Trahis”). Kundera avait raison vous dire que je ne crois pas eux”. Pas non plus spécialement praticien
sur au moins un point, le rock est une extase. du death growl, Brian Wilson affirme : “Je crois que la musique est la voix
de Dieu”. Même opinion, en version nettement trollesque, pour Cameron
Winter, leader surdoué des New-Yorkais de Geese : “Je commence ma
Entre Dieu et diable journée avec une prière. Je parle à Jésus et il me donne des idées. Et puis je
Février 2023, numéro 666, nombre de la bête : impossible de faire m’assois, j’écoute de la musique et, au bout d’un moment, je me dis : ‘Hey,
l’impasse. Deux approches possibles, celle des démystificateurs et je peux faire ça moi aussi’.” Parmi les choses qu’il détestait le plus dans
celle des mythographes, celle qui hausse les épaules et rétablit les la vie, Lemmy citait quant à lui au moment de la sortie d’“Orgasmatron”
“faits” et celle qui se laisse emporter par son propre délire “et défie (réhabilité par Benoît Sabatier dans le numéro de novembre 2023),
la lisse temporalité de l’Histoire”. S’il est vrai, comme l’écrit également
Alexandre Breton, que le motif a vite dérivé vers la pantomime (Ozzy
Osbourne confesse ainsi dans son autobiographie : “Je peux honnêtement
dire qu’on n’a jamais pris ces histoires de magie noire au sérieux, ne Le streaming
serait-ce qu’une seconde. On aimait juste leur côté théâtral. Même mon
dabe a fini par entrer en jeu : il m’a fait une fantastique croix en métal
pendant une de ses pauses thé à l’usine”), d’autres ne plaisantent pas sur
en question
Si le vinyle reste le support préféré des romantiques et le CD
le sujet ; les boucheries entre black métalleux norvégiens font passer les celui des audiophiles, le streaming est désormais — de loin — le
moyen de consommation le plus répandu. Le service est pratique :
règlements de comptes entre rappeurs pour des batailles de polochons. on peut se promener avec 100 millions d’albums dans sa poche
Eric Delsart rappelle ainsi que, lorsqu’en 1991, Dead, chanteur du en permanence et se créer des playlists personnalisées. Seul
problème : les musiciens ne touchent que des miettes de millions
groupe Mayhem, se suicide, son guitariste Euronymous photographie la de streams (3 000 € pour un million environ !), et certains gros
dépouille, fait un ragoût avec le cerveau de son comparse et confectionne artistes ont recours à l’achat (illégal) de streams afin de booster
des colliers avec les os de son crâne, avant d’être lui-même assassiné leurs audiences. Deezer perd de l’argent et le leader du marché
Spotify vient de licencier 20% de ses effectifs, preuve que le modèle
deux ans plus tard par le leader de Burzum. On n’est pas dans “Astérix économique ne fonctionne pas vraiment. A qui profite le crime ?
Et Les Vikings”. En face, dans le camp divin, on retrouve T Bone Burnett,

L’histoire du rock est aussi celle de sa mort


sans cesse annoncée et toujours repoussée
Photo Mark Seliger-DR

JANVIER 2024 R&F 053


2023 AnnéE rOcK ?

“les gens à l’église qui jutent dans leur pantalon en communiquant avec
Jésus-Christ”. Dieu, la Musique et le Sexe, rien d’incompatible pour
Dolly Parton qui, dans un entretien qui fera date, expliquait à Thomas
E. Florin qu’elle avait volé son look à l’unique prostituée de son village
natal : “Je la trouvais sublime. Tout le monde disait qu’elle était trash
alors, j’ai décidé d’être cela plus grande : trash”. Pour d’autres enfin,
c’est le rock lui-même qui s’est fait dogme et religion, comme pour
Henri-Paul Tortosa, enterré aux côtés de sa Gibson.

Notre jeunesse
Qu’en est-il de l’état de notre musique en 2023 ? Vieille préoccupation
pour nous autres, gens de rock : Nicolas Ungemuth rappelle que les
Rubinoos chantaient “Rock And Roll Is Dead (And We Don’t Care)”
en 1977. Le dernier édito de l’année en est persuadé, “le rock souffle
bientôt ses 70 bougies mais refuse de vieillir comme il refuse de mourir”.
Ou alors il n’en finit pas de ne pas vouloir crever, tant l’histoire du rock
est aussi celle de sa mort sans cesse annoncée et toujours repoussée.
Encore faut-il savoir de quoi l’on parle : Wreckless Eric a raison lorsqu’il
soutient que cette musique n’a jamais consisté à porter “une ceinture
cloutée et un bandana avec des têtes de mort”, de même qu’Adrien Durand
qui, dans “Tuer Nos Pères Et Puis Renaître” (voir la chronique d’Agnès
Léglise dans le numéro d’août), ironise sur “ceux qui ont confondu le
déguisement avec la réalité” (suivez notre regard…). Mieux que des
promesses, 2023 aura apporté quelques flamboyantes confirmations
de ce constat. S’il faut des preuves à certains, en voici une liste d’une
grosse douzaine, volontairement subjectives : “Every Day Is The Worst
Day Of My Life” des Lemon Twigs, “St. Elmo” de Geese, “Dernier Soir”
des Lullies, “National Team” de Hotel Lux, “I Thought I Understood” de
The Underground Youth, “Autumn Term” de PJ Harvey, “To The Crush”
d’En Attendant Ana, “Rocking Machine” de Dick Russo, “West End
Girls” (reprise d’un classique des Pet Shop Boys) des Sleaford Mods,

Ni vieux jeunes, ni jeunes vieux,


ni la déploration geignarde et nihiliste
du “c’était mieux avant”
La précarisation
“When I Was Young” de Robert Forster, “Hate” de Dylan LeBlanc,
“Stops” de Timber Timbre. Telle est toujours notre ligne de conduite : ni

des artistes
vieux jeunes, ni jeunes vieux, ni la déploration geignarde et nihiliste du
“c’était mieux avant”, ni l’arrogance du présent — nihiliste elle aussi —,
2023 : année galère pour les groupes. Si les concerts ont repris ni les courbettes à l’égard des dinosaures, ni la célébration aveugle de la
comme au temps d’avant la pandémie, les coûts ont explosé au jeunesse pour elle-même, notion par ailleurs toute relative ; Lee Fields
point que les artistes jouent quasiment à perte. Aujourd’hui, une (72 ans) et Steve Earle (68 ans), vus il y a quelques mois à Pleyel et
tournée entière peut être remise en question par l’annulation
d’une grosse date lucrative et avec le Brexit, aller au Royaume- au Café de la Danse, nous ont fait nous sentir tout aussi vivants que
Uni est un défi logistique et financier. Ne pas s’étonner de voir les Lemon Twigs, Geese ou Hotel Lux. Seule la vitalité — qui n’a pas
de fait moins d’Anglais venir en France. Si on ajoute à cela d’âge — nous importe. A ce titre, le récent dossier sur les 50 groupes
les rémunérations scandaleuses proposées par les plateformes
de streaming, le seul moyen de gagner de l’argent pour des de rock français pour 2024 est à la fois célébration d’un bouillonnement
groupes de taille respectable reste le merchandising. Pas de déjà présent et pari sur l’avenir, pari sur le fait que, pour finir sur les
bol, certaines salles continuent de prendre un pourcentage
sur les ventes. En 2023, vivre de son art est un combat. mots de Dan Auerbach, “ça n’est qu’une question de temps avant que
quelque chose d’énorme nous tombe dessus”. H

054 R&F NOVEMBRE 2022


056 R&F JANVIER 2024
La vie en rock

Un Rod Stewart punk

SHANE
MacGOWAN
Poète débraillé connu autant pour ses excès que pour sa plume
magnifique, Shane MacGowan incarnait l’âme irlandaise du punk.
Le chanteur des Pogues nous a quittés à l’âge de 65 ans.
Souvenirs d’une figure légendaire de l’après-punk londonien.
PAR PATRICK EUDELINE
CELA SE PASSAIT AU VORTEX, club punk de Wardour Plus tard, après les groupes, ce joyeux buveur, bien atteint,
Street qui avait remplacé l’historique Roxy. Nous étions en se mit à chanter “Milord” de Piaf que le DJ (ce n’était pas Don
1978 et, déjà, le punk avait évolué. De la stricte bourrinade Letts, DJ du Roxy et pourtant présent en tant qu’ombre du Joe ;
ramonesque des origines, nous étions passés à autre chose. trop occupé, déjà, par sa croisade reggae et son documentaire
Le punk explosait mais déjà les punks des origines étaient sur le Clash pour faire encore DJ) passait sur la sono (oui, les
ailleurs. Du reste, alors que nous remontions Wardour choses changeaient en 1978 : Costello et Mink DeVille, Stray
Street pour nous rendre au Vortex, notre petite bande Cats, le ska, la power pop, tout ça fomentait dans l’ombre ; de
(Asphalt, Octavio... cinq ou six personnes) s’était grands talents naissaient, après l’implosion originale) pour faire
faite arrêter par les bobbies. Moins bienveillants qu’à plaisir à une éphémère Slits et future Mo-dette présente dans
l’accoutumée, et ce qu’ils nous dirent, ce fût un... la salle, Kate Korris. Une amie de Shane. Enfin, tout est relatif.
“- French Hell’s Angels ? Where are you goin’?” Quelque temps plus tard, elle devait plus ou moins lui arracher
Parce que nous étions sapés... en rockers ? l’oreille. Certains disent que c’est une autre Mo-dette, Jane
Crockford. Va savoir. Et ceci dit : les Mod-ettes étaient un sacré
Des groupes que nous vîmes ce soir, groupe. En tous les cas, il avait une intouchable voix, le lascar.
je ne me souviens vraiment que de deux. Un Rod Stewart punk ! On n’avait pas ça au catalogue. Son grave
Warsaw (en fait, je crois qu’ils s’appellent déjà Joy Division défaut — pendant la plus grande partie de sa carrière — était
depuis quelques mois mais le nom de Warsaw est déjà un de s’évanouir au bout d’un moment tant il avait bu. Mais enfin...
peu connu, c’est compliqué) avec un improbable chanteur. Depuis Jim Morrison, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat.
J’avais apprécié sa folie psychiatrique, détesté ceux qui J’ai vu vingt concerts des Pogues peut-être. Jamais assisté à
l’accompagnaient. On sait ce qu’il advint de ce Ian Curtis et ça. J’ai dû y aller les mauvais soirs ou les mauvaises tournées.
puis de sa bande. Et puis un groupe... glam punk. Le nom ? Va savoir. Quand le groupe oscillait entre excellent et génial.
Pfou ! Vous me forcez à fouiller. Je me souviens d’eux mais pas
du nom. Mais c’était glam ! Il n’y a pas d’autre mot. Cheveux Il est irlandais, Shane, jusqu’au bout des
rallongés, peroxydés, du glitter, Gibson Les Paul avec solos... ongles. Bourré, il me serrera dans ses bras et se mettra
Jamais un tel groupe n’aurait été concevable six mois avant. à pleurer parce que j’avais cité Rory Gallagher. Et puis, je
Photo Lisa Haun/ Michael Ochs Archives/ Getty Images

Et puis au bar... Don Letts et Strummer en visite éclair, deux m’appelais Patrick, cela me rendait la vie compliquée avec
futurs Pretenders et un jeune mec que je ne connaissais pas. certains Anglais, en ces seventies marquées par l’IRA, mais
Avec le perfecto de rigueur. Bon look et satané buveur. Avec m’assurait plein de copains irlandais, évidemment. Patrick
Asphalt, avance Pathé Marconi dans les poches, comme Strummer, Head-line. Qu’ils disent. Ou un truc du genre. Irlandais ! Mais un
on dut lui offrir une quinzaine de Guinness. Joe avait eu le temps Irlandais déraciné puisque né dans le Kent. Vite revenu au pays
de nous dire : “C’est Shane”. Il chante bien mais boit trop. Il avait avec sa mère, il fut, l’enfance achevée, arraché de la terre promise,
un fanzine, “Bondage”, et un groupe, The Nipple Erectors. Ou le comté de Tipperary, et grandit dans le sud de l’Angleterre, ses
The Nips, ça dépendait. On a le même dentiste. Enfin plutôt, deux parents irlandais n’arrêtant pas de déménager. Londres,
on a la même adresse mais on n’y va jamais. Il n’y a que John Brighton... Son père lit des livres et écoute de vraies musiques.
(Lydon/ Rotten) qui a osé affronter. Shane dit qu’il n’a pas de Sa mère est chanteuse, danseuse traditionnelle et comble les
blé à perdre en conneries. Mais il devrait quand même. trous de la marmite en faisant le mannequin à Dublin.

JANVIER 2024 R&F 057


lA VIE En rOcK ShAnE MacGOwAn

Grandir dans le culte de la campagne irlandaise,


de la musique celtique et de Jésus-Christ
Avant 1976 et le choc Pistols, il aime
Rod Stewart, David Bowie et Mott. Comme
tous les punks (enfin les quelques punks) de son âge, en somme !
Avec, en plus, cette solide culture et origine celtique qui ne
demande qu’à s’exprimer mais ne le sait pas encore. Et puis
il devient Shane O’Hooligan, ne rate aucun concert même s’il
ne fait pas partie directement de la bande du Bromley Contingent.
En fait, il est plutôt Clash que Pistols... Sa première fiancée future
Mo-dette le mord. Ça fait un premier titre dans la presse :
“Cannibalism at Clash gig”. Ce sont ses grands débuts !
Le rockabilly, le ska, le rythm’n’blues… sont de bien belles
musiques ! Mais importées. Un punk qui chante local avec ses
racines propres... C’est aussi formidable qu’un Helno qui fait
revivre notre héritage avec ses Négresses Vertes. Berthe Sylva,
l’accordéon. Dans les deux cas, ce ne sont pas les chansons
qui manquent, ni les recettes pour en fabriquer de nouvelles.
En 1982, Shane s’entoure d’une bande de bravaches tout aussi
compétents et cultivés que les gens qui entourent Specials,
Costello ou le Style Council. L’ère des vrais musiciens est revenue !

Pogue Mahone ? C’est le vrai nom et ça veut dire en


anglo-irlandais : “Embrasse mon cul”. L’abréviation, comme
souvent, n’était pas une mauvaise idée. Shane a rassemblé
Photo Steve Rapport/ Getty Images

des vieux copains issus d’un groupe quelque peu éphémère.


The Millwall Chainsaws. Il y a son alter ego Spider (Peter Stacy qui
maîtrise la mini-flûte irlandaise) et un roi du banjo, Jem Finer. Un
accordéoniste et la bassiste Caitlin O’Riordan qui devait bientôt
les quitter pour épouser Elvis Costello. Ils reprennent des
classiques, composent et font la première partie de Clash. Leur
premier album, “Red Roses For Me”, sort en 1984 et ne dépasse
que de peu la centième place. Manque sans doute Philip Chevron.
Bien chouette famille, somme toute. Qui le fait grandir dans le culte Guitariste... Avec lui et la bienveillance de Costello, c’est soudain
de la campagne irlandaise, de la musique celtique du meilleur cru l’album du miracle : “Rum Sodomy & The Lash”. Miracle ? En
(rappelons qu’à part les Dubliners et le renouveau de folk anglais fait, non. C’est mérité. Le timing, le talent, un tube renversant,
à partir de 1969, celle-ci se fait encore rare, même si le grand un son nouveau bien que réinventé, tout est là. Et le titre est
Rod reprend sur son premier chef-d’œuvre solo “Dirty Old Town”, emprunté à Winston Churchill qui n’aimait guère la marine.
l’absolu classique, bien que londonien d’origine) et de Jésus-Christ. Avec eux, j’ai tourné en France. Dans le bus, le vin blanc circulait
Au point que, petit, Shane rêve de devenir prêtre ! Un seul défaut gravement. Je trouvais, en vérité, Shane fatigué et atone. Ne se
peut-être : dans cette famille, ils sont tous profondément alcoo- souvenant pas que nous avions parlé quinze fois en quelques
liques et, dès l’âge de 5 ans, Shane boit comme un trou. De jours de nos dents pareillement pourries. Dans le bus, il dormait
retour en Angleterre, il va à l’école à Tunbrige Wells, dans le Kent. le plus souvent. Jusqu’au moment de monter sur scène. Et là, c’était
C’est un peu le Vichy anglais, avec source thermale et cure. Tout y magnifique et, désolé de le dire, parfaitement pro. Le merveilleux
va un peu trop bien... Jusqu’à obtenir en 1971 une bourse pour la duo de Shane avec Kirsty MacColl, “Fairytale Of New York”,
Westminster School, à Londres. Une école de musique. Hélas, il se sera hélas le dernier feu. Un énorme tube. Mais il n’y a plus de
fait choper avec de la dope. De l’herbe probablement. Une vétille. Pogues. Ils ont viré Shane ! Et Caitlin est partie. Un peu comme
Et est donc expulsé en seconde année. Une péripétie qui, en cette les Négresses Vertes sans Helno, que peut-il rester ? Bon, Shane
année 1974, aurait pu arriver, franchement, à n’importe qui. forme The Popes, il y a reformation tardive, mais... ce n’est plus
ça. En 2015, Shane se brise le bassin et se déplace désormais
Si on excepte son enfance irlandaise et en chaise roulante. Il épouse son amour de toujours Victoria.
que l’on fait les comptes, c’est à Londres que le jeune Une photo à arracher des larmes est sortie sur Facebook et ailleurs,
Irlandais aura passé la majeure partie de sa vie. D’où cet accent du via Victoria. Sur son lit d’hôpital. Puis il meurt deux jours après.
nord de la ville, mâtiné de cockney et de maniérismes inconscients Il était né en 1957. A peine le temps de l’admettre qu’on apprenait
chopés à ses idoles ! Des Anglais qui font semblant d’être Ricains le départ de Tai-Luc. Jean Claude Brialy avait enterré Jacques
(Mick Jagger, Eric Burdon), de vrais Irlandais (MacColl, Rory Chazot de ces mots : je suis la Mère-Lachaise. Tout le monde
Gallagher...), Rod Stewart ou Steve Marriott. Un sacré mélange. avait compris que le trait d’esprit cachait l’insondable tristesse. H

058 R&F JANVIER 2024


Se souvenir des Pogues
C’est un enfer de sélectionner les plus belles chansons des Pogues tant elles sont nombreuses lorsqu’elles sont
chantées par Shane MacGowan, qui n’était pas toujours seul responsable de ces classiques : il faut saluer le talent
de Jem Finer, souvent auteur de la musique. Mais c’est bien MacGowan qui fait tout décoller. Les Pogues sans
lui ont moins d’intérêt (comme ses Popes à lui, sans les Pogues, ne sont pas franchement brillants). Voici donc
le meilleur d’un songwriter qu’on aurait tort de faire passer pour un unique auteur de chansons à boire, masqué
derrière son folklore d’ivrogne aux dents pourries. MacGowan, c’était bien plus que ça. PAR NICOLAS UNGEMUTH

“Summer In Siam” de l’un des plus beaux morceaux “Yeah, Yeah, Yeah, Yeah, Yeah” “Turkish Song Of The Damned”
“When it’s summer in Siam, des Pogues, c’est encore une valse. Les Pogues rendent hommage à Quand les Pogues se lançaient dans
and the moon is full of rainbows”… “I’m not singing for the future/ la northern soul qu’ils ont toujours les influences méditerranéennes
Pas de couplet, de pont ni de I’m not dreaming of the past/ I’m not adorée. Surprenant, mais parfait. ou orientales, le résultat était
refrain. Juste une mélodie qui talking of the first time/ I never think invariablement génial. Ce
tourne en boucle. Quelques notes about the last”. Un grand classique. “The Sunnyside Of The Street” qui a donné quelques idées
de piano, un saxophone, une harpe C’est sur “Hell’s Ditch”, à leurs clones français, les
divine. Un pur moment de beauté. “Misty Morning Albert Bridge” merveilleusement produit par Négresses Vertes. L’original
Le héros rêve à son amour. Joe Strummer, que se trouve est nettement plus intéressant.
“Thousands Are Sailing” “I awoke subcon and alone in a cette joyeuse cavalcade
La grande émigration des Irlandais faraway place/ The sun fell cold à l’optimisme viscéral. “Night Train To Lorca”
fuyant la misère pour les Etats- upon my face, the cracks in the La joie y est contagieuse, Dans la même veine exotique, avec
Unis. “Thousands are sailing/ ceiling felt hell/ Turned to the l’énergie décapante. trompettes espagnoles et guitare
Across the western ocean/ Where the wall, pulled the sheets around flamenco. Ces gens savaient varier
hand of opportunity/ Draws tickets my head/ Tried to sleep, dream “Lullaby Of London” les registres avec un rare bonheur.
in a lottery.” L’un des grands my way, back to you again.” Sur “If I Should Fell From
chefs-d’œuvre du groupe. Sublime, et une valse à nouveau. Grace With God”, l’un des “The Body Of An American”
meilleurs albums des Pogues, Elvis Costello aura produit
“Fairytale Of New York” “The Old Main Drag” cette splendeur qu’on peut deux merveilles, le premier
Un loser exprime son amour Dans l’enfer de la prostitution écouter cent fois. Shane Specials et cet album des Pogues,
à sa dulcinée. Laquelle l’envoie masculine. “I’ve been shat on y est fantastique. “Rum Sodomy And The Lash”
paître. “I could have been and spat on and raped and abused/ (une citation de Churchill
someone”, dit-il. “Well so I know that I’m dying and I wish “God Help Me” décrivant la marine anglaise).
Invité sur un album des
Photo Steve Rapport/ Getty Images

could anyone”, répond l’intéressée I could beg/ For some money to take Un festival de musique irlandaise
Kirsty MacColl. Cette chanson me from the old main drag”. L’une Jesus And Mary Chain chahutée juste ce qu’il faut.
de Noël, l’une des plus belles des chansons les plus poignantes (“Stoned And Dethroned”),
du monde, est devenue un au répertoire du groupe. MacGowan, plus que jamais, “A Pair Of Brown Eyes”
classique de la diaspora semble au bout du rouleau : Encore l’une des ballades
irlandaise. Et c’est une valse. “London You’re A Lady” “God help me through this day/ dont MacGowan avait le
Merveille tirée de “Peace And I’m blind can’t see the way/ God secret, et comme à chaque
“A Rainy Night In Soho” Love”. MacGowan, légèrement please help me through this day/ fois, il y raconte une histoire.
Nick Cave l’a interprétée aux chancelant, y est encore plus I just can’t take it, anymore.” Elle est tragique. Son génie
funérailles du chanteur. Il s’agit touchant que d’habitude. Sa voix porte le tout avec grâce. narratif était sans équivalent.
Disque du Mois

Emotion rare

Harp
“ALBION”
BELLA UNION/ PIAS

En 1999, cinq étudiants en célèbre orateur de la Grèce antique, et d’attente, la sortie de l’album et malgré des intitulés tels
musique à l’université du Antiphon a défendu l’oligarchie “Albion”. Le bassiste originel que “Daughters Of Albion”,
North Texas fondent Midlake, contre la démocratie. Une pique de Midlake, Paul Alexander, “Throne Of Amber”, les paroles
abandonnant le jazz-funk de à l’adresse de leur ancien leader et le guitariste de Hollow Hand, des chansons n’ont rien de
leurs débuts au profit d’un mix de pour son autoritarisme et son peu Max Kinghorn-Mills, apportent moyenâgeux mais proposent
folk-rock et de pop lo-fi avec une d’enthousiasme pour une gestion leur contribution à un disque une suite de réflexions sur le
touche de psychédélisme. En 2004 collective et la scène. Quand conçu et réalisé chez lui par monde à partir, entre autres,
sort “Bamnan And Silvercork” en 2022, avec “For The Sake Of Smith qui joue de tous les de la musique et des livres qui
dont Tim Smith, le chanteur Bethel Woods”, Midlake retrouve instruments, claviers, guitare ont inspiré Tim Smith. Ainsi,
soliste et guitariste, a composé la magie de “The Trials Of Van acoustique, flûte, synthés ana- “Daughters Of Albion” est tiré
tous les titres. Sous sa direction, Occupanther” et de “The Courage logiques. “The Pleasant Grey”, d’un poème de William Blake
Midlake poursuit avec deux Of Others”, toujours peu de nou- un des deux courts instrumentaux, et “Throne Of Amber” du cycle
chefs-d’œuvre, “The Trials Of Van velles de Tim Smith à part des l’autre étant “Moon”, est une intro- des “Chronicles Of Amber” de
Occupanther” en 2006, incluant collaborations sur un ou deux duction tout en douceur à “I Am Roger Zelazny. “Seven Long
“Roscoe”, leur seul succès, et titres avec Lost Horizons, The Seed” qui donne la tonalité Suns”, un titre prévu pour le
“The Courage Of Others” en 2010 Cascadeur et une chanson, de “Albion”. Son folk rock onirique quatrième album jamais terminé
avec une pochette inspirée par “Chrystals”, de 1’38’’ pour crée une atmosphère encore plus de Midlake, est une évocation de
“Andreï Roublev”, le film mystique attester de la réalité de Harp. mélancolique, fantasmagorique ses relations amoureuses. Les
de Andreï Tarkovski. A la surprise Ce duo est formé de Tim Smith, que les productions de Midlake somptueux “Country Cathedral
générale, en novembre 2012, habillé en barde moyenâgeux, dont l’ombre plane toutefois sur Drive”, “Shining Spires”, “Silver
le perfectionniste Tim Smith compositeur de tous les titres, et la majorité des morceaux, entre Wings” et “A Fountain” complètent
quitte Midlake pour créer Harp, de sa femme Kathi Zung, batterie la redécouverte du chant singulier, un disque magnifique, homogène,
emportant une grande partie électronique et coproduction. parfois dédoublé, de Smith et les sans concession, hors du temps
de ses compositions. Après son D’emblée, Tim Smith réussit entrelacs des guitares acoustiques et des modes. “Albion” symbolise
départ, le guitariste Eric Pulido le à transmettre une émotion rare et électriques, des claviers et aussi la renaissance d’un musicien
remplace au chant. Un an plus tard, par la grâce et la pureté de son de percussions discrètes. unique qui a failli se perdre.
en novembre 2013, Midlake sort chant. Surtout, “Chrystals” annonce A l’exception de “Herstmonceux”, JJJJ
l’excellent “Antiphon”. Sophiste et enfin, après onze ans d’incertitude nom d’un château fort anglais, PHILIPPE THIEYRE

pISTE AUX éTOILES JJJJJ INCONTOURNABLE JJJJ EXCELLENT JJJ CONVAINCANT JJ POSSIBLE J DANS TES RÊVES

JANVIER 2024 R&F 061


Disques pop rock
Jonathan Rado Phil Seymour Mock Media The Faithful
“For Who The Bell Tolls For” “Live On The Sunset Strip” “Mock Media II” “A Tribute To Marianne Faithfull”
WESTERN VINYL/ MODULOR SUNSET BLVD RECORDS/ GAMC MEAT MACHINE/ BIGWAX IN THE Q RECORDS

Aura-t-on un jour droit à un nouvel Depuis une dizaine d’années, Sunset Leur truc, c’est le guérillero. Ils ont Après avoir survécu à tout, sauf une
album de Foxygen ? Le duo formé Blvd exhume les enregistrements aussi ce romantisme, un peu héroïque, du guerre nucléaire, Marianne Faithfull
par Jonathan Rado et Sam France n’a bien en studio qu’en concert de phil combattant révolutionnaire, le genre a perdu sa voix et son souffle après
jamais vraiment réussi à confirmer les Seymour. Septième volume de la série, de moustachu à habiter une jungle. un Covid long au printemps 2020.
espoirs placés en lui par l’immense ce live saisi au mythique Whisky A Go Go Pour preuve : les Mock Media sont Pour qu’elle paie ses frais médicaux, une
réussite de “We Are The 21st Century de Los Angeles le 12 mars 1981 dévoile surtout à l’aise en marcel et torse bande de fidèles a décidé de reprendre
Ambassadors Of Peace & Magic”. La un artiste au sommet de ses capacités. nu. Issue de la cuisse de Crack Cloud son répertoire. Et on entend déjà les
faute à une inconstance chronique et Echappé du Dwight Twilley Band, avec — signé sur leur label Meat Machine —, hurlements de ceux qui ont vécu la
à la personnalité volatile de Sam France, qui il enregistra deux albums en tant on sait que le collectif de Vancouver a période rock caritatif des eighties :
chanteur aussi excentrique qu’erratique. que batteur, le virtuose sort son premier toujours eu ce fantasme du guerrier les bons sentiments ne font pas de
Entre les albums livrés quasiment à album solo en janvier 1981 : intitulé vertueux. Chez Mock Media, cela a bonne musique. Mais un bon casting
l’état de démos (“... And Star Power”) sobrement “Phil Seymour”, le disque rencontré une obsession particulière et un répertoire assorti, si. Dans le cas
et les délires pop orchestrés façon comporte les excellents “Precious pour Le Clash. Ils auraient beau le précis, un détail saute aux oreilles :
Broadway (“Hang”), la trajectoire du To Me” et “Love You So Much” renier, peut-être même n’ont-ils jamais les admiratrices de lady Marianne
groupe a sérieusement déraillé au point qu’on retrouve sur ce live. Tout le entendu une note du groupe magique, sont plutôt des pétroleuses à la voix
que le groupe a annoncé sa dissolution show témoigne d’un Phil Seymour rien à faire : l’influence de seconde travaillée à la clope que des femmes-
en 2022. Jonathan Rado n’a pas pour énergique, brillant, inspiré, où éclate sa main, cela existe aussi. Mock Media fleurs éthérées. Parfait donc pour des
autant baissé pavillon. Depuis des réputation de “prince de la power pop”. a donc indéniablement quelque chose chansons qui parlent de cul, de came
années, il semble s’épanouir dans Les reprises étincellent : deux titres en du Clash de la deuxième période : et de plongées dans la folie. Comme le
l’accompagnement et la découverte hommage à Elvis Presley “Tryin’ To Get la voix, les harmonies, le métissage duo héroïque Shirley Manson & Peaches
To You” et “(You’re So Square) Baby sur “Why D’Ya Do It” en mode electro-
I Don’t Care” ; la chanson composée clash crasseux. Ou celui entre Cat Power
par John Prine et Phil Spector “If You et Iggy Pop, rien que l’Iguane et ses
Don’t Want My Love” ; “Bony Moronie” interventions de vieux sage au timbre de
de Larry Williams et le célèbre “Baby velours. Donita Sparks jubile d’humour
Come Back” des Equals. Flanqué de grinçant sur un “Sliding Through Life
son complice du Dwight Twilley Band, On Charm” à l’arrangement ébouriffant.
Bill Pitcock IV, à la lead guitar, Seymour Même coup de cœur pour “Sex With
délivre son répertoire romantique avec Strangers” qui se mue en morceau
une fougue telle qu’on croirait qu’il groovy avec flûte de Pan de synthèse
met sa vie en jeu. Un second album et autres étrangetés. A la première
solo suivra en 1982 sans rencontrer écoute, “Broken English” par Joan As
le succès, puis Seymour intégrera Police Woman déroute un peu. Pas assez
en 1984 les Textones de Carla Olson, rugueux, se dit-on avant de succomber

de jeunes artistes qu’il produit (comme punk/ rythmes exotiques, l’attitude,


ses protégés les Lemon Twigs ou Weyes exotica donc mais anticoloniale ; viril...
Blood) mais aussi dans une carrière mais que ça dégoûte. “Louis Won’t
solo qu’il aborde avant tout comme Break”, le refrain de “Madness”
un nouveau terrain de jeu. S’il a publié (excellent rock), “Reason”, “Rambo”
un album en 2013 (“Law Order”) avant (une chanson sur Rambo, LE film de
ce “For Who The Bell Tolls For”, il offre guerre antimilitariste !), jusqu’à cette
régulièrement des morceaux, voire des introduction, “ILL”. Voilà : This Is Radio
disques entiers, sur sa page Bandcamp Clash. Mais contrairement à bien
(notamment des reprises intégrales du des groupes modernes qui tentent
premier album de Paul McCartney et de de recréer une époque de toutes
“Born To Run” de Bruce Springsteen). pièces, Mock Media est encore très
Avec ce deuxième album, il semble XXème siècle : tout cela est digéré,
que l’affaire soit sérieuse : dès les réécrit, réinterprété et se lie avec
premières notes de piano et les chœurs mais brièvement, car un lymphome le contemporain. Et c’est dans ce à son minimalisme, avec ce clavier
du morceau-titre, on sait qu’on a affaire sera vite détecté et le contraindra décalage, entre ce qu’ils aiment et lancinant et cette voix étranglée, au
à un disque touché par la grâce. Inspiré à quitter le groupe afin de se faire ce qu’ils sont, que se situe la faille. bord de la crise. Il y a très peu, voire
par la perte de deux amis chers (le soigner. Il s’éteint le 17 août 1993 Leur révolution n’est qu’un gimmick, aucun raté ici, juste deux ou trois
musicien Richard Swift et l’illustrateur à l’âge de quarante et un ans. Ange un assaisonnement pour un disque titres moins marquants que les
Danny Lacy), le disque propose sept foudroyé aussitôt reconnaissable de plus. Qu’attendons-nous d’un autres, ce qui en fait une rareté dans
chansons très différentes les unes des par ses maillots rayés, Seymour groupe de ce type si ce n’est qu’il ce genre d’exercice. D’ailleurs, une fois
autres qui évoquent souvent Brian Eno laisse une œuvre d’une grande transforme notre monde en une pâte écarté le côté caritatif du disque, on a
période “Before And After Science” sensibilité. L’illustration magique et le remodèle pour le changer à tout l’impression d’écouter, par moments,
(“Blue Moon”) avec en exergue un titre de la pochette, signée Cyril Jordan jamais ? Les Mock Media, eux, font de une lettre d’amour à une icône de
d’une évidence pop folle, l’irrésistible (Flamin’ Groovies), dans le sillage la musique. D’où l’étrange impression la part de sa famille spirituelle.
“Easier” et un instrumental élégiaque, d’un Hopper, reflète cette grâce. de vacuité qui émane de cet album. JJJJ
le superbe “Yer Funeral” qui clôt l’album. JJJJ JJJ ISABELLE CHELLEY
JJJJ CHARLES FICAT THOMAS E. FLORIN
ERIC DELSART

062 R&F JANVIER 2024


Peter Gabriel Ghost Woman
“i/o” “Hindsight Is 50/50”
REAL WORLD FULL TIME HOBBY/ BOOGIE DRUGSTORE

On devrait détester peter Gabriel. Il a Drôle d’impression à l’écoute de ce


été le chanteur de Genesis, habillé en nouvel album de Ghost Woman, que son
robe, maquillé en clown blanc, avec leader Evan Uschenko proclame comme
un masque de renard. Il jouait de la celui où son groupe a enfin trouvé son
flûte traversière comme l’affreux de identité sonore, comme si ses deux
Jethro Tull. Son plus gros tube ? Une albums précédents n’étaient que des
rengaine insipide en duo avec Kate tâtonnements. Pourtant, on ne peut pas
Bush. Il a été de tous les combats dire que les fantastiques “Ghost Woman”
politiquement corrects aux côtés et “Anne, If” (tous deux sortis en 2022)
des insupportables Sting, U2 et étaient des erreurs de jeunesse, bien
autres. Il est devenu vieux, gros et au contraire. Ghost Woman s’y montrait
moche. Oui mais. On l’aime. Pendant comme l’un des derniers héritiers d’un
cinq ans, avec “The Lamb Lies Down rock psychédélique lo-fi aux mélodies
On Broadway” et ses trois premiers accrocheuses et aux guitares western.
albums solos, il a été à l’avant-garde “Hindsight Is 50/50”, malheureusement
du rock le plus inspiré. Ses amis et serait-on tenté de dire, voit le groupe
collaborateurs s’appellent Brian Eno s’orienter dans une direction nouvelle
(encore présent ici), Robert Fripp et qui doit plus aux envolées des Black
consorts. Il a créé le studio et le label Angels (“Alright Alright”) et aux sonorités
Real World, responsables de disques lourdes et sombres de groupes tels que
Black Rebel Motorcycle Club ou
Psychic Ills. Dès les premières
notes de l’ouverture noisy “Bonehead”,
il apparaît qu’Uschenko a troqué ses
chemises à fleurs pour des habits plus
austères. Les mélodies pop ont laissé
place à des atmosphères oppressantes
(“Ottessa”), des influences krautrock
(“Yoko”) et post-punk (“Wormfeast”)
émergent. Non pas que ce soit mauvais,
car tout cela fonctionne très bien,
mais cette personnalité singulière qui
faisait de Ghost Woman un groupe
à chérir s’est diluée dans un rock

de world music fabuleux. Et quel


chanteur ! Une sorte de Stevie Winwood
en plus émouvant — “Sledgehammer”,
le hit que Winwood n’a jamais eu —
capable de nous renverser en chantant
n’importe quoi. Et il ne s’en prive pas.
On retrouve toutes ces contradictions
sur ce nouvel album, attendu depuis
plus de vingt ans... Tout y est énorme,
surproduit, joué par les fidèles Manu
Katché, Tony Levin et David Rhodes
assistés de chorales et orchestres
symphoniques divers. L’inspiration
est à la limite du prêchi-prêcha. La
modernité plus si moderne : un titre psychédélique assez générique et
dévoilé tous les mois pendant un an, bien plus convenu. Est-ce lié au fait
deux mixages de l’album pour le prix que la batteuse et percussionniste
d’un — un “lumineux” réalisé par Ille van Dessel, compagne du chanteur
Mark “Spike” Stent, l’autre “sombre” canadien, représente désormais 50%
par Tchad Blake, sans qu’on voie de Ghost Woman ? On peut l’imaginer.
vraiment la différence. Ennuyeux Ghost Woman, projet pop personnel,
et boursouflé ? Oui mais. Sur est désormais un duo psychédélique
“Panopticom”, le titre d’ouverture, avec d’autres aspirations. Un nouveau
le meilleur (si vous ne l’aimez pas, groupe naît avec cet album, et un autre,
laissez tomber), on retrouve les qu’on aimait beaucoup, disparaît. Pas
voix ensorcelantes de Peter, sa sûr que le jeu en vaille la chandelle.
force mélodique et expressive. JJJ
Ailleurs un peu aussi (“And Still”). ERIC DELSART
Il lui sera beaucoup pardonné.
JJJ
STAN CUESTA

JANVIER 2024 R&F 063


Disques pop rock
Various Artists AcidSitter
“Moping In Style – “Make Acid Great Again”
A Tribute To Adam Green” INTERSTELLAR SMOKE RECORDS
CAPITANE/ BOOGIE DRUGSTORE
Comme nombre de ses voisins d’Europe
Au tournant du XXIème siècle, parmi de l’Est, la pologne reste bien une
l’effervescence de groupes new-yorkais contrée bien mésestimée en matière
désireux de remettre le rock au goût de rock’n’roll. Pourtant, depuis
du jour, figuraient les Moldy Peaches, Czerwony Gitary et Polanie au cours
équipage hirsute et irrévérencieux qui des sixties, en passant par Czesław
célébrait les drogues dures sur des Niemen, Test, Nurt ou bien encore
chansons lo-fi enjouées. Le Robin des Breakout, les références désormais fort
Bois du groupe, Adam Green, partit cotées abondent. Aujourd’hui, c’est en
ensuite se lancer en solo pour une matière de metal lourd et de stoner que
carrière où chaque album défiait la le pays excelle, avec des gangs comme
logique du précédent. D’abord versé Behemoth, Belzebong, Dopelord ou
dans un folk lo-fi et acoustique (on Weedpecker. Basé à Cracovie, AcidSitter
disait alors antifolk), le musicien a est une sorte de supergroupe local qui a
peu à peu enrichi sa musique d’arran- pour particularité de compter dans ses
gements de plus en plus feutrés et s’est rangs un guitariste japonais, Tetsuya
découvert crooner, toujours en gardant Nara, qui a élu domicile dans l’ancienne
une plume corrosive où l’humour le capitale des rois polonais. Son slogan :
plus grinçant croisait une poésie “Si Roky Erickson était encore vivant,
urbaine en phase avec son époque. il nous aurait aimés”. Se vérifie-t-il à
l’écoute de ce premier album au titre
évocateur ? Dès “Comets”, la réponse
est positive, assurément : on remarque
le timbre chétif de Rafał Klimczak, qui
rappelle celui de l’auteur de “You’re
Gonna Miss Me”, la guitare hallucinée
de Nara, experte du tremolo et du larsen,
ainsi qu’une rythmique solide — sans
cruche électrique — qui prend ensuite
son essor sur la syncopée “It’s Fine”,
dotée d’un curieux refrain grunge.
Dans un autre genre, “The Healing
Journey” est un morceau planant,
apaisé. La surréaliste “Sweet Dreams”

Signe que cet ancien boy wonder est


aujourd’hui une forme d’institution,
cette compilation voit vingt-six musiciens
reprendre des chansons de Green, chacun
s’appropriant la chose à sa manière.
On retrouve ici beaucoup des amis
du chanteur (Devendra Banhart, Turner
Cody, The Libertines, Ben Kweller, Sean
Lennon, Herman Dune, compagnons
de tournée) ainsi que d’autres qu’on
n’imaginait pas forcément croiser
ici (Lou Barlow, Father John Misty,
The Lemonheads, The Cribs, Hubert
Lenoir, Vincent Delerm). On s’amuse
de constater que personne n’a osé est nettement plus trippante, bouil-
s’attaquer à “No Legs”, “Who’s Got lonnante, tout comme la furieuse et
The Crack” ou “Downloading Porn With définitive reprise de “Roller Coaster”
Davo”, chansons les plus outrancières (13th Floor Elevators), sommet qui
de l’artiste, mais on a droit à quelques prépare l’auditeur transi aux sept
belles surprises comme la reprise de minutes lysergiques de “Staywatch”.
“Baby’s Gonna Die Tonight” par Lemon Une conclusion musclée pour
Twigs, “Musical Ladders” aérienne par une roborative démonstration de
Father John Misty, “Drugs” version psychédélisme violent, qui devrait
rap louche par Kyp Malone, “Birthday contribuer à replacer la patrie
Mambo” par Rodrigo Amarante. Un de Lech Wałe,sa sur la carte
bel hommage, pour un artiste dont de la musique binaire actuelle.
l’œuvre mériterait d’être reconsidérée. JJJJ
JJJ JONATHAN WITT
ERIC DELSART

064 R&F JANVIER 2024


Oslo Tapes Creeper
“Staring At The Sun “Sanguivore”
Before Goin’ Blind ” SPINEFARM
PEYOTE
Malgré sa spectaculaire ascension,
Après “Oslo Tapes” en 2013, “Tango force est de constater que Ghost n’a
Kalashnikov” en 2015 et “Or”, un début pas engendré beaucoup d’émules au
de notoriété en 2021, “Staring At cours des dernières années. Dans la
The Sun Before Goin’ Blind” est foulée, certains ont bien misé sur la
le quatrième album d’Oslo Tapes, la carte de l’anonymat (Uncle Acid And
formation italienne de Marco Campitelli, The Deadbeats, GOAT...), mais peu ont
chanteur et multiinstrumentiste. Pour tenté celle du grand guignol horrifique.
son premier projet, Marigold, Campitelli Formé à Southampton en 2014, Creeper
avait déjà à ses côtés Amory Cambuzat a très vite été repéré pour son punk
comme guitariste, producteur et radiophonique sous patronage David
arrangeur. Auparavant, ce dernier Bowie, ainsi qu’une certaine appétence
avait créé Ulan Bator en 1993 avant pour les concept-albums dont le son
d’intégrer Faust et FaUSt, une des trois demeurait trop propre pour séduire
subdivisions de la formation allemande les véritables amateurs de rock’n’roll.
avec Jean-Hervé Peron. A la section Il a fallu que Ian Miles, guitariste et
rythmique, Mario Spada, basse, et cofondateur du groupe (en compagnie
Davide Di Virgilio, batterie, s’ajoutent du sémillant vocaliste Will Gould),
toujours des invités, notamment pour cet sombre dans une grave dépression
album, Frederico Sergente, percussions, accompagnée d’accès schizophréniques
pour que le ton se fasse plus grave et
le son plus lourd. “Sanguivore” narre
donc l’histoire d’une renaissance sous
l’angle du conte vampirique. Pour la
façonner, Will et Ian, fanatiques de
Jim Steinman, ont fait appel au
producteur Tom Dagelty (Royal
Blood, Pixies) qui comme eux voue
un culte au célèbre “Bat Out Of Hell”
de Meat Loaf. Preuve d’une ambition
nouvelle, ce troisième opus s’élance
sur les neuf minutes opératiques de
“Further Than Forever” — on pense à
Queen. Puis le quintette gainé de cuir

de Zippo, un groupe de metal, Nicola


Amici, guitares, synthés, Dahm Cipolla
de Mono. Dès “Gravity” en ouverture,
on est plongé dans un maelstrom de
sonorités d’où émergent la mélodie
et les voix, d’abord sur un rythme
lent avant de prendre de l’ampleur et
d’exploser sur le lyrique “Ethereal Song”
et le motorik “Dejaneu”. L’influence du
krautrock est omniprésente, sans en être
une pâle copie ou un hommage, celle
de Faust bien sûr, mais les rythmes
des percussions évoquent plutôt Can,
“Reject Yr Regret”, “Middle Ground”,
et Neu!, “Dejaneu”, le sombre “Staring aligne les pépites de heavy metal
At The Sun Before Goin’ Blind” en final. eighties tendance gothique (“Cry
Les voix placées en retrait et les To Heaven”, “Sacred Blasphemy”,
arabesques de synthés et de guitares “Teenage Sacrifice”), aux rugissantes
donnent à “Like A Metamorphosis” guitares. Il y démontre, comme sur la
et “Somnambulist’s Daydream” grandiloquente “The Ballad Of Spook
une coloration entre psychédélisme et & Mercy“ ou l’envoûtante “Black
rock progressif à la manière d’Ash Ra Heaven”, une aptitude particulière à
Tempel. “Staring At The Sun Before trousser des refrains aussi accrocheurs
Goin’ Blind” appartient à cette catégorie qu’ensorcelants. Au final, un très bon
de disques qui, au-delà, ou à cause, disque à l’étrange pouvoir de séduction,
de la superposition des sonorités et qui devrait propulser Creeper sur l’orbite
des vibrations demandent un peu d’un probable succès populaire.
de temps pour être appréciés. JJJJ
JJJ1/2 JONATHAN WITT
PHILIPPE THIEYRE

JANVIER 2024 R&F 065


Disques classic rock
Various Artists Neil Young Burn Bobby Keys
“Warren Haynes Presents:
The Benefit Concert volume 20”
“Before And After”
REPRISE
On The Bayou “Lover’s Rockin’ -
The Lost Album”
“A Heavy Underground Tribute”
EVIL TEEN RECORDS/ MASCOT LABEL GROUP LE CHANT DU MONDE/ PIAS
RIPPLE
Est-il encore possible que Neil Young
Voilà trente-cinq ans que Warren Haynes avec sa discographie pléthorique arrive Voici un tribut à Creedence Clearwater Un “album perdu” de Bobby Keys,
organise chaque année, dans les premiers à surprendre et à émouvoir ? Il faut Revival généreux (32 titres). La force tiens donc. Intrigant, d’autant que
jours de décembre, une “Xmas jam” dans croire que oui puisque ce “Before intrinsèque des chansons de John la discographie du saxophoniste des
sa ville natale d’Asheville, en Caroline And After” constitue un ensemble Fogerty (leader de CCR) favorise une Stones, disparu en 2014, ne compte
du Nord. Plutôt dévolu à la scène locale d’une incroyable intensité. La tournée appropriation par des groupes réunis par qu’une seule ligne, l’instrumental “Bobby
en ses premières éditions, l’événement solo de l’été 2023 offrait un avant-goût un label stoner-sludge. Les classiques Keys” (1972). Les circonstances ayant
(à but caritatif) s’est transformé en un de l’album qui comporte treize titres, — “Lodi” (agréablement respecté par mené à celui-ci, également instrumental
raout voyant convoler des sommités dont douze reprises de son propre Jakethehawk), “Bad Moon Rising” à un titre près, restent mystérieuses,
du pays entier à mesure que son catalogue et un inédit “If You Got Love”, (méconnaissable par High Priestess), à commencer par les dates d’enre-
instigateur s’imposait comme une composé à l’époque de “Trans”. Il ne “Who’ll Stop The Rain” (probablement gistrement. Les notes de pochette
figure clé du rock américain, officiant s’agit pas de ses compositions les plus une pluie de dolmens pour les parlent de la fin des années 1970,
à une époque en même temps dans emblématiques : ici nul “Ohio”, “Heart Stonebirds), etc. — sont là, certains sans plus de précision, ce que
les Allman Brothers, le Dead ressuscité Of Gold” ou “Hey Hey, My My”, mais deux fois (“Run Through The Jungle”, corrobore le son. On connaît en
et sa propre formation, Gov’t Mule. plutôt des titres moins connus, hormis “Fortunate Son”, “Sinister Purpose”). revanche l’instigateur du projet, le
Cette édition enregistrée en 2018, “Comes A Time”. Le choix s’étend sur Option étonnante, vu la richesse des producteur jamaïcain Clive Hunt, les
pour le 20ème anniversaire, disponible six décennies. Trois morceaux remontent originaux, sont aussi retenus plusieurs studios (deux aux Etats-Unis et deux en
en différents supports (4 doubles à l’époque de Buffalo Springfield : morceaux à l’époque repris par CCR Jamaïque) et les musiciens, jamaïcains
vinyles, 2 CD/1 DVD, 3 CD/2 Blu Ray), “Burned”, “On The Way Home” et — dont “Suzy Q” en version doom par pour la plupart, avec quelques pointures
propose une affiche digne d’un festival le fondateur “Mr Soul”. Les autres Suzie Bravo... Parfois, le choix se révèle anglo-saxonnes (Steve Cropper, Donald
plages proviennent de “Mirror Ball” Dunn, Nicky Hopkins...). Ron Wood
(“I’m The Ocean”), de “Sleep With tient la guitare sur quelques titres, mais
Angels” (“A Dream That Can Last” et Keith Richards n’est pas là. La plupart
“My Heart”), de “Are You Passionate?” des titres s’apparentent au reggae,
(“When I Hold You In My Arms”), de quelques-uns à un rhythm’n’blues
“Ragged Glory” (le sublime “Mother musclé. Un grand nombre de reprises
Earth”) et même du récent et puissant au programme, dont l’une salue
“Barn” (“Don’t Forget Love”) où le l’influence manifeste du bonhomme,
Loner rappelle de n’oublier l’amour son compatriote texan King Curtis
ni “quand l’orage arrive et que les (“Soul Serenade”). Egalement au
lumières s’éteignent”, ni “quand menu, le “Honky Tonk” de Bill Doggett,
les pluies laissent place au soleil”. Le que le jeune Bobby dût interpréter
traitement acoustique de l’ensemble des dizaines de fois sur le circuit
à la guitare, au piano ou à l’orgue, des clubs en ses jeunes années,

de premier ordre, forcément hétéroclite. pointu. “Gloomy” reçoit de Cortez un


Les premiers artistes ne sont pas les traitement heavy, approche qui convient
plus passionnants et il faut attendre une également aux paroles de “Effigy” (Qui
paire de chansons de Jim James (dont le brûle ?) par Curse The Son. Doublestone
fabuleux “State Of The Art (A.E.I.O.U.)”) bouscule “Pagan Baby” à coups de
pour tendre l’oreille. Plus loin, les deux wah-wah mais garde le doublement
reprises de Joe Bonamassa, toujours du tempo. La Chinga balance “Sweet
plus convaincant en interprète, sont Hitchhiker” en pur hard rock’n’roll. Dans
une bonne surprise (“Spanish Boots” “Sailor’s Lament”, les Espagnols de
de Jeff Beck, “Tea For One” de Kabbalah restent fidèles aux chœurs
Led Zeppelin). Passons sur le délire tout en imaginant une musique lente et
progressif de Dave Grohl, 36 minutes (!) lourde, sombre, angoissante. Le rapport
dont on n’a pas pu venir à bout, pour entre le chant, angélique, et la densité
arriver au cœur des festivités : un des instruments poursuit la politique
set de Gov’t Mule renforcé par Grohl avec un accompagnement ponctuel popularisée par Vanilla Fudge en 1967. une relecture de “(Sittin’ On) The Dock Of
dont les poignets d’airain sont parfaits à l’harmonica, confère une majesté Alors que les Hazytones conservent The Bay” frisant la musique d’ascenseur,
pour les roulements mitraillette d’un à cet ensemble imaginé d’un seul la couleur blues classique de “Night une version pas vilaine du “99 ½” de
medley “Rockin In The Free World”/ tenant, comme un long titre en continu. Time Is The Right Time”, End Of Age Wilson Pickett, une autre pas mal de
“Machine Gun” faisant feu de tout bois. La voix intacte renforce ce climat de réinvente “Ramble Tamble”. Bien “Johnny Too Bad”. Saxophoniste doté
Des choses inégales derrière avant recueillement. En partenariat avec qu’adoptant des approches diverses, d’un son puissant, charnu, Keys était un
le final, trois chansons de Pink Floyd le vétéran Lou Adler et le fidèle la plupart de ces formations montrent soliste sans grande imagination, collant
par la Mule, “Us And Them” (avec Niko Bolas, Neil Young signe un un goût prononcé pour les batteries à la mélodie tel un jeune nageur restant
Jim James), “Any Colour You Like” album d’une profonde intimité où, costaudes et les guitares distordues à portée du rivage (on imagine qu’il ne
et “Comfortably Numb”, dont Haynes revisitant son répertoire en de nouveaux (dans ce domaine, malgré son nom, passait pas ses loisirs dans les traités
assume le chant et le solo final avec arrangements, il peaufine son image Fuzz Evil n’est pas la plus extrême). d’harmonie). A cet égard, le titre final,
son naturel habituel, musicien capable pour la postérité et montre avec éclat Elles ont en tout cas le mérite de chanté (remarquablement) par un certain
d’incarner n’importe quelle chanson qu’il faut encore compter avec lui. souligner la puissance du répertoire, Jerri Williams, est le meilleur, preuve que
comme si elle avait été écrite pour lui. JJJJ son universalité, voire son immortalité. le sax de Bobby ne valait pas une voix
JJJ1/2 CHARLES FICAT JJ à lui seul. Pas déplaisant pour autant.
BERTRAND BOUARD JEAN-WILLIAM THOURY JJJ
BERTRAND BOUARD

066 R&F JANVIER 2024


Peter Hammill Various Artists
“In A Foreign Town/ “Heavenly Cream :
Out Of Water 2023” An Acoustic Tribute To Cream”
CHERRY RED RECORDS QUARTO VALLEY RECORDS

A côté de Peter Hammill, Peter Gabriel, La pochette d’un gris funèbre


c’est Patrick Topaloff. Fini de rire. La ne pourrait être moins engageante.
comparaison n’est pas gratuite. Tous Surtout pour un hommage à un groupe
deux ont été les très sérieux chanteurs- qui signa l’une des plus chatoyantes des
leaders de groupes dits progressifs, sixties (“Disraeli Gears”). Et le concept
Genesis et Van Der Graaf Generator, interroge : un tribute acoustique à
avant de se lancer dans des carrières Cream, trio anglais entré dans l’Histoire
solos aventureuses, notamment avec pour avoir posé les jalons d’un rock
Robert Fripp. Mais l’un a été abonné maousse ? On feuillette le livret,
au succès grand public, l’autre aux tiens, trois des protagonistes ont passé
audiences confidentielles... On était l’arme à gauche depuis, le guitariste
nombreux à avoir du mal avec Van Der Bernie Marsden, et surtout Ginger
Graaf. Sa musique était originale, mais Baker et Pete Brown, qui fut le parolier
complexe, peu séduisante ; la voix de de Cream. Ce dernier avait écrit les
Hammill, étonnante mais dure, à la notes de pochette qui précisent que ces
limite de l’hystérie. Pourtant il a reçu enregistrements furent les derniers du
sur le tard le soutien — pas si étonnant, démentiel batteur. On retrouve son
finalement — de John Lydon, qui le swing inimitable sur quatre titres,
citait comme une influence majeure cocotte-minute constamment sur le
point d’exploser. Pete Brown, lui, chante,
et plutôt très bien, dont “Theme From
An Imaginary Western”, une splendeur
du premier album de Jack Bruce.
Le reste du casting est curieux, pas
inintéressant : Paul Rodgers sur un titre,
Joe Bonamassa sur trois (qui déroge à
la consigne acoustique sur “Sunshine
Of Your Love”), le saxophoniste Pee
Wee Ellis, le bluesman Bobby Rush,
le guitariste Clem Clempson ou le fils
de Jack Bruce, Malcom, au four et au
moulin (clavier, basse, guitares...). La
prise de son est excellente, la musique

avec Can et Captain Beefheart. Ensuite,


la carrière solo de Peter Hammill a été
difficile à suivre. Il a publié environ
un million de disques. Ici, il s’agit de
deux albums, sortis en 1988 et 1990,
dont il trouvait le son daté — on était
à l’époque en plein avènement des
synthés DX7 et autres horreurs — et
qu’il a voulu réenregistrer, considérant
que les chansons en valaient la peine.
Démarche louable, dont feraient bien
de s’inspirer quelques artistes ayant
produit des horreurs dans les eighties
— “Born In The USA” sans la caisse
claire pachydermique ? Evidemment, respire. Et, révélation, les chansons,
on est allé écouter les originaux — dans cette configuration, tiennent
à nos risques et périls. Effectivement, formidablement la route, modèles de
ils sont inaudibles. Sauf que... Ces malice et d’inventivité (“We’re Going
nouvelles versions ne sont pas si Wrong”, “I Feel Free”, “White Room”,
différentes ! Au-delà du propos, assez “Deserted Cities Of The Heart”...).
politique mais un peu lourdingue, le Façon de souligner que ce n’est pas
chant est toujours aussi martial, tant pour avoir poussé les potards
déclamatoire, et les arrangements... que Cream importe. Mais parce
Si Hammill pense leur avoir donné un que Messieurs Clapton, Baker et
son contemporain, il est à côté de la Bruce (surtout ce dernier en fait)
plaque. Ou alors il a cinquante ans créèrent des chansons à nulles
d’avance et c’est nous qui n’avons autres pareilles. Quand les amplis
rien compris. On va dire ça. se taisent, les mélodies demeurent.
JJ JJJ
STAN CUESTA BERTRAND BOUARD

JANVIER 2024 R&F 067


Disques français
Jane Birkin Pascal Gaëtan Roussel Pop Crimes
“Oh ! Pardon Tu Dormais… Comelade “Eclectique” “Gathered Together”
Le Live” Marie Limiñana CLAP HANDS PRODUCTIONS/ PLAY TWO HOWLIN’ BANANA/ LES DISQUES DU PARADIS/
PANTHEON/ UNIVERSAL
Lionel Limiñana Depuis son émouvant travail avec Alain SAFE IN THE RAIN/ MODULOR

Cet album posthume restitue l’un “Boom Boom” Bashung, le leader de Louise Attaque Les jeunes gens de Pop Crimes,
BECAUSE
des derniers tours de piste live de Jane a multiplié les rencontres. Le principe comme tant d’autres d’une génération
Birkin : malgré sa santé défaillante (qui Ce sont tout simplement les meilleurs. de cet album basé sur des duos allait aux familles souvent disloquées,
écourta la tournée), mais avec une voix Pascal Comelade est le meilleur compo- donc de soi. Les premiers titres sont considèrent leurs potes comme des
intacte, elle avait tenu à célébrer avec siteur de musique instrumentale — tous des inédits et “On Ne Pleure Pas Dans frères et sœurs de sang. C’est le cas
son public son récent album studio genres confondus — d’ici et d’ailleurs. L’Eau”, partagé avec M, constitue de Romain Meaulard, cofondateur d’En
en l’incluant à un répertoire scénique Marie et Lionel Limiñana sont à la tête du une introduction haut de gamme Attendant Ana, dont il s’est éclipsé dans
renouvelé dans lequel elle intégrait, meilleur groupe de rock — on a du mal que vient conforter le chatoyant “Crois- l’acrimonie alors que ses six-cordes
pour un vibrant hommage, la reprise de à dire “français” tellement c’est plus que Moi” avec Adeline Lovo ou le troublant nerveuses venaient de bousculer les
quatre extraits de “L’Histoire De Melody ça — d’aujourd’hui. Tous trois multiplient “Promenade” avec Bertrand Belin : chansons d’un excellent opus, “Lost
Nelson”, l’album culte de son pygmalion les projets les plus divers dans une ex- beauté et complémentarité des voix, And Found”, produit par Nicolas Pommé
Serge Gainsbourg. Poussée par une plosion créatrice permanente. Comelade envols mélodiques et charme de textes (Young Like Old Men). Au fond du trou,
volonté touchante de se renouveler vient de sortir un disque hommage au souvent mélancoliques. Le terme de il renoue avec ce dernier pour noyer sa
et de sortir des sentiers balisés, elle Velvet Underground en compagnie de “variétés” n’étant pas pour lui un gros peine, avant que ce duo ne soit rejoint
prend des risques et n’hésite pas à Lee Ranaldo. Les Limiñanas, un album mot, il ne se prive pas de se frotter à des par Morgane Poulain (batterie, ex-
accorder une place de choix à ses en collaboration avec Laurent Garnier. célébrités comme Louane ou Soprano, et Blondi’s Salvation) et Quentin Marquès
nouvelles chansons très personnelles Excusez du peu. Ce “Boom Boom”, au le résultat prouve qu’il a bien raison tant (basse), aux fêlures similaires. En 2019,
dont elle avait rédigé les textes mis titre bien choisi puisqu’il s’inspire dans sa il parvient à les attirer dans son propre un EP inaugural (“Débuts”) refermant
en musique par Etienne Daho surenchère sonore des musiques foison- univers pop. Cet éclectisme revendiqué, déjà un petit tube en puissance
nantes de dessins animés, est leur (“Seasons & Storms”) révèle cet
deuxième disque à sortir sous leurs noms élégant quartette baptisé d’après
accolés, après le délicieux et trop méconnu Rowland S Howard et possédant un
“Traité De Guitares Triolectiques (A L’Usage talent particulier pour exprimer une
Des Portugaises Ensablées)” paru en 2015. sensibilité à fleur de peau au travers
Il est encore meilleur. Toujours avec cette de titres indie pop majestueux. Son
obsession jouissive : la répétition et la premier LP s’appelle “Gathered
transe. La majorité des morceaux sont Together”, pléonasme soulignant son
instrumentaux et portent des titres thème récurrent : une célébration de
impayables — comme toujours chez l’intense amitié qui lie ces trentenaires
Comelade —, genre “Solo De Boxe En cabossés. Comment ne pas être remué à
Conserve” ou “Hypnose En Bas De Gamme”. l’écoute de “No More Cryin’”, manifeste
Il y a aussi quelques voix, comme sur lequel Romain décrit d’une voix
celle de Lionel, sur “Fin Du Monde”, éraillée évoquant Joe Strummer

et Jean-Louis Périot (qui sont à la comment ne pas le rapprocher de celui


manœuvre de cet enregistrement en que manifestait Arno en chantant aussi
tant que directeur artistique et directeur bien avec Mireille Mathieu qu’avec
musical) : elle en sélectionne neuf, Ray Davies ? C’est ainsi qu’après une
n’hésitant pas à en placer trois d’affilée ouverture qui aligne six inédits d’affilée,
au début et à la fin de son concert, Gaëtan Roussel n’a eu aucune difficulté
manifestant ainsi sa volonté de défendre à sélectionner dans ses archives dix
ses dernières créations au même titre autres “tête-à-tête” de circonstance,
que des titres aussi emblématiques glanés au fil de ses collaborations
que “Ex-Fan Des Sixties” ou “Jane B”. et de ses réalisations passées. Il a
Ainsi, la splendide ritournelle des “Jeux toujours le souci de mettre en valeur
Interdits” ne dépare absolument pas ses partenaires et de souligner leurs
après l’envoûtant “Quoi”, le duo qualités vocales. Les femmes donnent
nostalgique avec Etienne Daho sur le meilleur d’elles-mêmes, bien lovées
“Oh ! Pardon Tu Dormais” est serti superbe poème pré-dadaïste, un titre dans son univers séducteur : Hoshi, son spleen carabiné, puis sa
comme un écrin entre “Les Dessous très “limiñanesque” que Comelade Adjani, Camelia Jordana, Rachida rédemption ? Autres bijoux, entre
Chics” et “Baby Alone In Babylone”, les pousse d’ailleurs à inclure à leur Brakni et surtout Vanessa Paradis désenchantement et solaire réconfort :
et le très moderne et dansant “Je répertoire scénique. Ou “Concinacion”, avec le magnifique “Tu Me Manques”. “My Friends” et ses fragrances Pixies,
voulais Etre Une Telle Perfection d’un poète de Majorque, écrit dans une Mais les hommes n’échappent pas l’euphorisant mantra “Please Come
Pour Toi” illumine la salve finale langue phonétique inventée, déclamé non plus à son pouvoir d’attraction, Back In The Game”, la mélancolique
avant un adieu en douceur bien par l’ami Marc Hurtado d’une voix notamment quand sa voix se mêle “Nothing Has Changed” ou encore
loin des succès millésimés : le ensorcelante. Tout ici est absolument à celle d’Alain Souchon dans une “What You Loved”, qui évoque les
méconnu “Pourquoi ?”, qu’elle génial, enthousiasmant et original sans osmose troublante (“Sans Sommeil”) Doors avant de s’envoler vers un
avait écrit en 2008 et dont les être jamais abscons. La rencontre des ou joue le contrepoint de celle final à la fois beau et triste,
paroles résonnent dans la mémoire deux univers produit un tout plus grand du regretté Rachid Taha pour emblématique d’un effort à
(“Pour moi c’est toujours trop que la somme de ses parties, peut-être le transculturel et solaire “Bonjour”. l’émouvante sincérité qui catapulte
tard/ Pour crier je t’aime”). grâce à cette aptitude fascinante à faire les JJJ directement Pop Crimes parmi
JJJJ choses les plus délirantes avec un sérieux H.M. les grands espoirs de l’Hexagone.
H.M. absolu — et réciproquement. Magique. JJJJ
JJJJ JONATHAN WITT
STAN CUESTA

068 R&F JANVIER 2024


Extraa Structures
“Out Of Phase” “A Place For My Hate”
REQUIEM POUR UN TWISTER PIAS

A la lettre E de notre dossier consacré à Figurant dans toutes les listes de


la scène rock française le mois dernier, groupes français prometteurs à suivre
se situait le groupe angevin Extraa, dont et à écouter si on ne veut pas louper
le premier album nous avait séduits un chapitre, Structures (en activité
au cœur de la pandémie en 2020 avec depuis 2018) a pris son temps pour
ses mélodies pop et ses arrangements sortir son premier album. Que le duo
oscillant entre rétro-futurisme façon d’Amiens, composé de Pierre Seguin
Air et classicisme à la Stereolab. Pour et Marvin Borges Soares, a réalisé en
son successeur, le quatuor poursuit grande partie dans une maison paumée
avec la même formule et toujours un au milieu des bois, selon la légende.
amour de la chose bien faite. Comme On veut bien la croire, puisque ces
sur “Baked”, les arrangements sont deux-là ont tendance à faire un pas de
finement ciselés et font le pont entre côté plutôt qu’à se caler dans l’air du
le passé et le futur, pour un son jamais temps. Et tant qu’on y est, avant de leur
rétro ou nostalgique mais qui puise son coller des étiquettes en vrac — post-
inspiration dans cinquante ans de pop punk ? new-wave ? post-grunge ?
sophistiquée. C’est manifeste, Extraa précolombien ? —, notons qu’ils ont eu
aime la musique des années 1960 la bonne idée de qualifier leur style de
et 1970, avec cet art de la chanson rough wave. Soit vague brute, un terme
pop légère comme “Blue Jeans”, qui qui colle bien aux émotions à fleur de
peau abondant ici. Mais cette rough
wave ne s’est pas faite toute seule et on
détecte chez eux les influences de Nine
Inch Nails ou du Nirvana des tout débuts.
On ne va pas s’en plaindre, pas plus
que quand, sur “Mod3rn”, Structures se
glisse dans la peau de Depeche Mode
période vénéneuse, fétichiste, indus
et goths à chaînes. Même au niveau
vocal, c’est assez troublant. D’autres
titres ont un côté cauchemar halluciné
électronique, où froideur et colère
se bousculent pour virer à l’entêtant
(“Disaster”). Et puis il y a “Home” avec

pourrait être une chanson d’April March,


et des instrumentations qui font des
clins d’œil malins aux aînés (cette ligne
de basse façon “Melody Nelson” sur
“All Good”, les chœurs beatlesiens de
“Somewhere”, la douze-cordes très
Byrds de “Eden Boy”). Une des chansons
de l’album s’appelle même “Saint
Serge” (et bizarrement, ce n’est pas la
plus gainsbourgienne du lot). Le groupe
se permet une reprise cotonneuse de
“Quand La Ville Dort”, tube de Niagara,
et preuve indéniable de bon goût.
Enregistré avec Alexis Fugain de Biche
(que le groupe décrit comme son Andrew cette tension sous-jacente qui monte et
Loog Oldham), dont on connaît le talent refuse d’éclater et toutes ces chansons
de producteur, “Out Of Phase” est un urgentes, interprétées avec la frénésie
beau disque subtil et érudit comme on de mecs en train de nous prévenir que
aimerait en entendre plus souvent. la fin du monde n’est peut-être plus très
JJJJ loin et une voix écorchée qui rappelle
ERIC DELSART les inflexions à vif d’un certain Kurt C.
Rugueux mais accessible, noir sans
être trop dépressif, ce disque-là a des
allures de cocktail Molotov sonore,
parfait pour décharger sa rage.
JJJJ
ISABELLE CHELLEY

JANVIER 2024 R&F 069


Réédition
du mois

The Black Crowes


“THE SOUTHERN HARMONY AND MUSICAL

Photo Mark Selinger-DR


COMPANION – DELUXE EDITION”
Universal

Rappel des faits : début des année nonante


aux Etats-Unis d’Amérique. D’un côté, le
rock “indé” dont peu, en dehors de REM En plein grunge,
et éventuellement de Sonic Youth, n’auront
connu la chance de faire fortune. D’un côté
les Replacements, Green On Red, Hüsker Dü,
les Black Crowes laissaient
les Pixies encore tout frais, d’autres bientôt en
voie de disparition. De l’autre, le hair metal et
une meute caniches branlant leurs manches
tout le monde à genoux
en couinant comme des veaux massacrés à la Keef des grandes années. C’était très bien, et une perfection de rock néo-seventies qui
fin d’“Apocalypse Now”. Les GunsN’Roses nettement mieux que les Quireboys et autres n’a évidemment pas vieilli d’un iota dans
en sortiront grandis, tandis qu’en catimini, Dogs d’Amour qui, à l’époque, embrassaient le la mesure où il était parfaitement produit à
le grunge prépare ses assauts. Dans un même look à base de khôl et de longs foulards l’ancienne par un Drakoulias manifestement
coin, en provenance de Géorgie, les Black traînant sur des tapis dégueulant de patchouli. en lévitation : entre ses jambes, il pilotait
Crowes, anciens fans du Paisley Underground Qu’allaient-ils donner plus tard ? En 1992, une Ford Mustang. “The Southern Harmony
avec leur précédent groupe, Mr Crowe’s désormais en plein grunge, les Black Crowes And Musical Companion” est un album
Garden, se réinventent sous l’impulsion de laissaient tout le monde à genoux avec “The faramineux, qui ressort aujourd’hui augmenté
leur producteur George Drakoulias, qui les Southern Harmony And Musical Companion”. de live, raretés, etc. Et Dieu sait que le groupe
signe illico en 1989 sur Def Jam. Drakoulias La musique s’est très légèrement détendue, sur scène était aussi monstrueux (Jimmy Page
produira par la suite les Jayhawks, Maria le groupe a changé (du Wurlitzer à la Ian en personne les rejoindra plus tard le temps
McKee et même Primal Scream période McLagan), une production monstrueuse, des d’une tournée devenue mythique, mais en
“américaine”. Ce n’est pas Rick Rubin : chœurs blacks, un Chris Robinson hallucinant réalité, c’était mieux sans lui car les reprises
Slayer et les Beastie Boys ne lui procurent au micro, le frère Rich qui dépote du pur de Led Zep sans Led Zep n’ont aucun intérêt,
pas d’érections particulières. Son truc, c’est rock’n’roll, Marc Ford qui cisaille des solos surtout sans John Bonham, parce que sans
le rock roots à tendance seventies qu’il affamés et le grand batteur Steve Gorman qui Robert Plant, c’est plutôt agréable). Les Black
modernise et dynamite tout en le respectant. cimente le tout. C’était un émerveillement, Crowes se déliteront plus tard dans un rock
La légende prétend qu’il aurait fait écouter ça l’est toujours. Il y a des suites d’accord d’abord sudiste puis franchement hippie avec
aux frères Robinson les albums de Humble à la Jimmy Page (“No Speak No Slave”, force jams pénibles et enfumées, avant de
Pie, des Faces et de Rod Stewart en solo. Pour “Remedy”, “Black Moon Creeping”), des riffs resserrer les boulons sur “The Black Crowes”
“Exile On Main St.” et “Sticky Fingers”, ils à la Keith Richards, mais tout cela ne verse (1999), très bon disque, mais incapable de
n’avaient pas besoin d’aide, merci bien. A jamais dans la décalcomanie ni dans le hard retrouver le niveau magistral de ce deuxième
la suite de quoi est sorti un premier album bas du front — ces gars venaient d’Atlanta, essai qui, à l’époque, a comblé tous ceux qui
formidable, “Shake Your Moneymaker”, pas de Birmingham. Les compositions sont n’avaient que faire de Pearl Jam, Soundgarden
avec même une reprise d’Otis Redding, s’il tuantes (“Sting Me”, “My Morning Song”, et Jane’s Addiction. Cet album est une féerie
vous plaît, “Hard To Handle”. En 1990, on “Thorn In My Pride”) et Chris devient l’un des rock’n’roll, du genre comme on en entend
ne rêve pas. Souvenirs de concerts parisiens plus grands chanteurs de l’histoire du rock. peu dans une vie. Rien que l’intro de “Hotel
extraordinaires, d’un chanteur époustouflant Sur “Sometimes Salvation”, sorte d’hymne Illness” donne envie de foutre le camp le pied
réunissant Marriott et Stewart, et d’un soul explosé, il livre une prestation qui n’a au plancher. Tant pis si c’est vers nulle part,
guitariste tronçonnant ses riffs de Telecaster que peu d’équivalents chez les Blancs toutes seul le voyage compte.
en open de Sol avec cinq cordes, comme le générations confondues. L’album entier est NICOLAS UNGEMUTH

070 R&F JANVIER 2024


Rééditions PAR NICOLAS UNGEMUTH

Le groupe le plus laid de l’histoire du rock


On ne voit pas très bien ce que les du Patti Smith Group. Voici une com-
Canadiens viennent y faire, mais pilation très bien faite, contrairement à
pourquoi pas ? Sur cinq CD, voici donc l’autre : les classiques sont là le temps
la grande révolution de la musique d’un CD, ensuite arrivent les choses
majoritairement américaine née à la fin plus rares. Il y a forcément à boire et à
des années soixante-dix. Le panel est manger le temps deux CD sur lesquels
évidemment très large et il y a à boire et des bourrins tentent maladroitement de
à manger, comme dans la compilation singer le punk anglais. Au moins nous
power pop citée plus haut. Mais ici, est épargnée la scène hardcore. DMZ,
pour les jeunes, les classiques sont les Dickies, les Germs, les Zero Boys,
au rendez-vous : “Blank Generation” de ça va bien un moment. Les Cramps de
Richard Hell avec ses Voidoids, reprise “TV Set” sauvent l’honneur, et puis sur
déprimée de la moquerie “I Belong les quatrième et cinquième CD, tout
To The Beat Generation” gravée des change : Feelies, Bongos, Gun Club,
années plus tôt, bénéficiant de la Wall Of Voodoo, X, Replacements,
guitare plus qu’aiguisée de Robert Salvation Army, Unknowns, Dream
Quine, rapidement volé par Lou Reed Syndicate, Flesh Eaters, etc. Pour
qui ne tardera pas à le maltraiter les fans, il y a même Minor Threat et les
pour être raccord avec sa réputation, Dead Kennedys. Difficile de comprendre
“Rockaway Beach” des Ramones ? où ça s’arrête car à l’époque officiaient
“Friction” de Television, “Chinese déjà les Blasters, Los Lobos, voire
Rocks” des Heartbreakers, “Sonic Lone Justice ou encore Hüsker Dü,
Reducer” des Dead Boys (le groupe le comme il est compliqué d’envisager une
plus laid de l’histoire du rock), “Rocket cohérence dans ce grand panorama,
USA” de Suicide, “Final Solution” mais l’ensemble donne une vision
de Pere Ubu, “Rip Her To Shreds” plus que correcte de l’évolution
de Blondie, et hélas, “Pissing In A River” du rock américain à l’époque.

“LOOKING FOR THE MAGIC –


et les concepteurs de cette anthologie
AMERICAN POWER POP IN THE SEVENTIES”
Grapefruit (Import Gibert Joseph) semblent le penser, il s’agissait en réalité
d’une musique conçue par des groupes
C’est entendu, tout a été réédité, dans des années 1970 qui aimaient toujours
toutes les thématiques envisageables. les ténors mélodiques des sixties à une
Le genre dit power pop a subi plusieurs époque dominée par Led Zeppelin, Eagles,
traitements plus ou moins inspirés. La Steely Dan ou Fleetwood Mac, seconde
meilleure compilation, en trois volumes, partie. Soit. Pourquoi pas. D’ailleurs, à
étant la très ancienne “Poptopia”, parue quelques morceaux près, Big Star ne
chez Rhino dans les années 1990. Elle faisait pas spécialement de la power pop,
est introuvable. Depuis, tout le monde Badfinger non plus, les Plimsouls encore
s’est gavé, y compris chez les bons gars moins (ceux-là faisaient du rock’n’roll très
d’Ace Records. Voici que Grapefruit s’y sauvage). Donc, les cadors de Grapefruit
colle. Dès le livret introductif, le propos ont décidé d’aligner trois CD de morceaux
est clair : il y a eu tellement d’anthologies mélodiques captés dans les seventies. Il
consacrées à la power pop qu’il est inutile reste heureusement quelques classiques
de reproduire les mêmes morceaux du genre (Rubinoos, 20/20, Shoes — pour
comme, par exemple, “September Gurls”, un morceau très quelconque —, les Cars,
de Big Star. Un postulat qui permet, a lDwight Twilley Band, les Groovies
priori, d’oublier les plus grands titres période Chris Wilson, les couillons de
et de fourguer un peu tout et n’importe The Knack, les Raspberries, etc.). Bref :
quoi du moment que c’est américain, tout ceci ne ressemble à rien, mais
enregistré dans les années 1970, avec s’écoute agréablement. Sauf que les
plein d’accords majeurs. D’emblée, le ingénieurs de cette compilation de trois
tracklisting fait rire : “Shakin’Street” des CD auraient mieux fait de l’intituler “Nos
MC5, “Don’t Fear The Reaper” de Blue morceaux préférés des années 1970 en
Öyster Cult (même amputé, Dieu merci, accords majeurs”. C’est à se demander
de son passage metal), les Runaways, pourquoi Kiss n’a pas été inclus.
les Ramones, Jonathan Richman en solo,
ou, carrément, “See No Evil” de Television.
Et puis, Nils Lofgren, Alex Chilton en solo,
“BLANK GENERATION – A STORY OF US/
Grin, Bread, les Sparks, NRBQ (?!!), Moon
CANADIAN PUNK & ITS
Martin, Richard Lloyd ? Qu’est-ce donc
AFTERSHOCKS 1975-1981”
que cette furie drolatique ?! La définition Cherry Red (Import Gibert Joseph)
de la power pop a changé au fil des ans.
On sait que l’expression a été inventée par Dans le genre grand fourre-tout,
Pete Townshend, en gros à l’époque de ce coffret se pose là également,
“I Can See For Miles”. Les années passant, même si le niveau est plus élevé.

JANVIER 2024 R&F 071


tout le monde au tapis, mais il est Capitol (assemblée par Damon Albarn),
vivement déconseillé d’écouter tout puis récemment par Kent. Si vous les
cela après une insomnie (ou une nuit avez, gardez vos deniers pour payer
de boisson pour les plus jeunes) : c’est le chauffage. Sinon, ne vous rachetez
comme avoir un tableau noir essuyé pas une énième anthologie bleue ou
avec un silex au fond des tympans. rouge des Beatles et foncez là-dessus.
Vous écouterez toujours ces deux
cathédrales soul sur votre lit de mort.
Candi Staton
“I’M JUST A PRISONER”
“STAND BY YOUR MAN” The Undertones
Kent/ Fame (Import Gibert Joseph) “WEST BANK SONGS 1978-1983
A BEST OF”
Dans un registre très différent, voici BMG (Import Gibert Joseph)
les deux albums majeurs de l’une des
plus grandes chanteuses de soul. Candi Bien sûr, ce n’est pas la première
Staton, la chérie de Clarence Carter, compilation dédiée au groupe irlandais
avait été grâce à lui signée chez Fame, venu de Derry (le premier qui dit
mythique label sis à Muscle Shoals et “Londonderry” est fusillé d’emblée).
tenu par le génial Rick Hall. Sa clique de Celle-ci semble meilleure que les
musiciens réguliers comme sa science précédentes. Il y a un peu plus de
de l’enregistrement ont contribué à quarante titres répartis sur deux CD,
rendre toutes — sans exception — pour la première fois une belle pochette,
ses productions proprement légendaires. un son proprement cristallin, mais
Candi Staton n’a pas démérité. surtout le choix très intelligent de ne
Chanteuse exceptionnelle venue du pas proposer les meilleurs titres de leur
gospel, mais s’interdisant de beugler carrière (les albums des Undertones sont
comme Aretha Franklin, elle a gravé rarement parfaits de A à Z, ce qui fait
de Boz Scaggs (“I’ll Be Long Gone”). à Muscle Shoals deux chefs-d’œuvre l’intérêt des compilations, surtout
“BOBBY GILLESPIE PRESENTS/
Suivent Bob Dylan (“Love Sick”), monstrueux de deep soul en 1969 lorsqu’elles sont aussi copieuses)
STILL CAN’T BELIEVE YOU’RE GONE”
Ace (Import Gibert Joseph) Donnie Fritts pour “We Had It All” et 1971. Dans un genre musical où dans un ordre chronologique :
(meilleure par Waylon ou Green On la concurrence est plus que rude, la c’est ainsi qu’on appréhende au
On pense ce qu’on veut de Bobby Red tout de même, mais Bobby a Staton a brillé de mille feux, et ce serait mieux la variété de leur musique, dont
Gillespie, de ses débuts chez les Jesus privilégié l’original), Percy Sledge, conspirer sournoisement que décrire ces les meilleurs titres sont souvent signés
And Mary Chain en Moe Tucker virile Little Feat, Kate & Anna McGarrigle, albums comme mineurs. On parle de par l’exceptionnel John O’Neil. Le reste
ou de sa suite avec Primal Scream, une et même un titre du Grateful Dead chefs-d’œuvre. Ces deux disques ont été du groupe est excellent, et puis il y a
chose est sûre : l’homme est un fan période country. Cet Ecossais est réunis sur une compilation en 2003 chez la voix étrange de Feargal Sharkey, son
de musique, un érudit qui verse — et décidément plein de surprises. léger vibrato, son intensité extraordinaire.
qu’il maîtrise par cœur — dans des Pour le reste, les Undertones ont com-
genres très différents qu’il s’agisse du mencé en s’inspirant des Ramones
reggae, du krautrock, du rock garage,
du folk anglais ou américain, de la
Betty Davis (alors qu’ils adoraient aussi les
Stooges et les New York Dolls), ont
“BETTY DAVIS”
techno, du punk qui l’a vu naître, on signé l’un des plus grands morceaux
“THEY SAY I’M DIFFERENT”
en passe. Voici qu’il sort pour la bonne de tous les temps sur les difficultés
“NASTY GAL”
maison Ace une seconde compilation Light In The Attic (Import Gibert Joseph) de l’adolescence (“Teenage Kicks”,
des morceaux qu’il a adoré écouter à pleurer), puis ont évolué en rendant
dans des circonstances bien précises : Il y a eu le hard bop, le hard rock, hommage au garage, à Love ou à la
après l’adrénaline d’un concert, après le hardcore, Betty Davis a inventé soul. Une évolution sans précédent
avoir dansé toute la nuit sur de la le hard funk en 1973. Elle vivait pour un groupe venu du punk,
house déchaînée, pour essayer de avec un hard guy, Miles Davis en mais qui a fini par avoir leur peau.
dormir quelques heures après dans une personne, mais n’était pas du genre Parfois, le courage ne paie pas. o
chambre d’hôtel ou dans un tour bus à se laisser dominer. Cette panthère
de luxe transportant cette fine équipe en furie et en guerre contre le monde
de jansénistes vers la prochaine entier a sorti un premier album
ville prévue pour la tournée. Une légendaire (“Betty Davis”), bénéficiant
manière délicate de ne pas dire des participations de Sylvester, des
que, étant en pleine descente, il Pointer Sisters, comme de Larry
ne pouvait décidemment pas écouter Graham ou de Greg Errico, fraîchement
“Kick Out The Jams” ou “Search And recrutés chez la Family de Sly Stone,
Destroy” : ça ne fonctionne pas très sans oublier des gonzes venus de
bien. Mais Bobby adore la musique chez Santana. Les deux albums
américaine du Sud — il a conçu suivants sont un peu moins bons,
un album entier avec Jim Dickinson, mais la chanteuse feule comme
pianiste de “Wild Horses”, pilier de jamais. En ce qui concerne le funk
Trident Records et producteur du méga violent, Miss Davis envoie
troisième Big Star. Il a donc concocté
une sorte de playlist pour chiller,
comme on disait au XXème siècle. Sa
sélection est impeccable. “Magnolia”
de JJ Cale, “Wait And See” de Lee
Hazlewood”, “I Feel Like Going Home”
de Charlie Rich (morceau de choix des
musiciens en tournée qui subissent
violemment le mal du pays), mais
aussi la version instrumentale de
la beauté “Dark End Of The Street”
par Ry Cooder, une ballade méconnue
et superbe de Thin Lizzy (“Shades Of
A Blue Orphanage”) ou une splendeur

072 R&F JANVIER 2024


Réhab’ PAR BENOIT SABATIER

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains


albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ?
Place à la défense.

Nom d’un chien, “Forever Changes”


avait un petit frère ?!

Stephen Monahan
“STEPHEN MONAHAN”
Kapp

DES CHEFS-D’ŒUVRE SIXTIES PASSÉS À LA TRAPPE, MÉPRISÉS, Là, au pays des Byrds et Doors, le monde a complètement changé. Il habite
IGNORÉS, BAFOUÉS ? De “The Velvet Underground & Nico” à “Odessey avec Dan, la paire donnant un coup de main à Del pour deux albums
And Oracle”, il en existait un sacré paquet. “Exister” au passé : au fil des ans, splendides, “Total Commitment” (1966) et “The Further Adventures Of
les années soixante ont été ratissées au peigne fin, les injustices localisées, Charles Westover” (1968). Parallèlement, Dan lui ayant dégoté un contrat
dénoncées, réparées, les disques déconsidérés à tort se voyant largement avec Knapp Records, le label de Burt Bacharach et The Critters, Monahan
revalorisés. Résultat : des tonnes d’ex-obscurités des années soixante trônent bosse sur son propre album, entouré d’une équipe de choc : à la production,
maintenant dans toutes sortes de listes(1) affublées de l’étiquette “culte”. Charles Greene et Brian Stone (le duo derrière Buffalo Springfield) et aux
Beaucoup de troisièmes couteaux, dont arrangements, le cador du Wrecking
la principale qualité fut l’anonymat, Crew, Don Peake. L’avant-coureur
se retrouvent aujourd’hui vantés par “City Of Windows” marche pas
des hordes d’illuminés. Les artistes mal : 78ème place des charts. Un titre
sixties à la fois surdoués et passés épique qui laisse présager d’une suite
entre les gouttes des rédemptions grandiose. Les deux singles suivants,
rétrospectives ? Il faut se lever tôt pour, les fantastiques “Play While She
encore, en exhumer. “Of Horses, Kids Dances” et “Newberry Barn Dance”,
And Forgotten Women” de Hearts And se gaufrent lamentablement. Pareil
Flowers, avec l’exceptionnel “Ode To pour l’album “Stephen Monahan”,
A Tin Angel” : au niveau des Byrds. en 1968. Pourtant, nom d’un chien,
“Hypnotic 1” de Bit ‘A Sweet : meilleur quel disque — le petit frère caché de
que “Their Satanic Majesties Request”. “Forever Changes” ! Imaginons une
Aux Pays-Bas, Ro-d-Ys (“Earnest soirée informelle où passeraient les
Vocation”), Mega’s (“Meganique”), The musiciens de “Walk Away Renée”
Motions (“Impressions Of Wonderful”), et “Gene Clark With The Gosdin
en Nouvelle-Zélande The Avengers Brothers”, certains boivent un coup
(“Medallion”) et Fourmyula (“Green ou fument un joint, d’autres jouent,
‘B’ Holiday”), en Italie The Rokes, en de façon urgente, passionnée, une pop
Argentine Los Walkers, en Australie orchestrale ou rustique, baroque et
The Twilights, au Danemark The Floor, spontanée, les chaises tournent, des
voilà tout autour du globe des pépites chansons magnifiques s’édifient —
à déterrer(2). “Run For Me”, “Long Live The King”
Et la plus obscure des obscurités et le tétanisant “Why Do I Still Love
doublée du plus génial des génies ? You”. Flop retentissant, injustice hal-
Stephen Monahan — auteur d’un lucinante. Monahan enregistre deux
unique album, à la fois éponyme et autres singles (dont le beau “A Little
sublime, sorti en 1968 dans l’indifférence générale, toujours ignoré, Bit”), offre “Colorado Rain” à Del Shannon, lui produit “Oh How Happy”, puis
jamais réédité —, sachant, comble de la honte, qu’on trouve facilement change de secteur, rencontrant enfin le succès — comme chiropracteur en
des vinyles en circulation à dix malheureux dollars. Floride. Il soigne les lombaires, torticolis et sciatiques. “Stephen Monahan”,
Né à Detroit, Stephen monte un groupe au lycée, The Tremolos — deux l’album, grandiose et occulté, guérit, lui, de la médiocrité. H
singles, des instrumentaux surf, en 1962 et 1963. Parallèlement, Monahan, 1. Kaleidoscope (les Anglais), The Smoke (les Américains), Nirvana (les Gréco-Irlandais),
qui n’a même pas dix-huit ans, sort ses propres chansons, “Annabelle J.K. & Co., Barry Ryan, Billy Nicholls, Tages, Blossom Toes, The End, Grapefruit, The Moon,
Lee” et “The Leaves Of Fall”. Aucune répercussion : il tente une alliance Apple, World Of Oz, The Family Tree, Honeybus, Jimmy Campbell, tous jouissent à l’heure qu’il
avec un autre apprenti-rocker, Bob Seger, ainsi qu’avec le dénommé Dan est d’une cote conséquente et légitime.
Bourgoise. C’est avec ce dernier qu’il rencontre en 1964 une star du même 2. Et aussi : The Appletree Theatre, The Mirage, Chris Parfitt, The American Revolution, Russell
âge, également originaire du Michigan : Del Shannon. Les trois gamins Morris, Tin Tin, The Hobbits, Sheridan & Price, The Children, The 31st Of February, Mike Tingley,
deviennent copains comme cochons, Monahan accompagnant Shannon en The British North-American Act, Vaughan Thomas, The Griffin, Thomas Hill, The New Wave, Les
tournée sur le “Dick Clark’s Caravan Of Stars” — trois mois de concerts en Sinners, Wichita Fall, The Tuneful Trolley, Les Sauterelles, The Young Idea, Thomas Edisun’s
1965 aux côtés des Zombies et Shangri-Las. Suit un autre enrôlement — Electric Light Bulb Band…
chez les militaires. Quand il termine l’armée, Steve rejoint Del et Dan en
Californie, où ils se sont installés. Bidasse, il ne s’en était pas rendu compte. Première parution : 1968

074 R&F JANVIER 2024


Vinyles PAR ERIC DELSART

Aussi sophistiqué qu’étrange


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.
à des nouveaux mix qu’on pourra juger la dissolution des Spiders Of Mars un soir à minuit en lui disant qu’il avait
Rééditions révisionnistes également, mais ces
quelques détails mis à part, on tient ici
sur scène, l’album a été conçu dans
la douleur. C’est peut-être pour cette
besoin de lui. Alors le chanteur, grand
artisan de la chose en France, s’est
un best-of de 80 morceaux qui parvient raison qu’il y a peu de joie sur ce disque exécuté. Uniquement publié en CD à sa
The Beatles à rendre justice à la brillance du groupe où Bowie peine à transcender les sortie, une époque où le vinyle n’avait
“1962-1966” tout en laissant quelques chefs-d’œuvre originaux — difficilement surpassables, pas encore le vent en poupe, “Time To
“1967-1970” de côté (à commencer par la face B il faut le reconnaître — des Easybeats, Blast” paraît pour la première fois sous
Apple/ Universal
d’“Abbey Road”). Strictement imbattable. Pink Floyd, Who et Pretty Things. Notons ce format, avec une pochette inédite.
Les fameuses compilations rouges toutefois quelques belles réussites, telle
et bleues des Beatles ont droit à leur “Sorrow”, empruntée aux Merseys, et
lifting de circonstance pour Noël. Ces “Shape Of Things” des Yardbirds.
disques publiés en 1973 ont bercé des
David Bowie Dogs
générations mais écartaient étrangement
“Pinups” “A Different Kind –
certains classiques du groupe. Ces
Parlophone 4 Of A Kind Vol.II”
rééditions sur triple vinyle tentent de Pour ses cinquante ans, le dernier album
Little Bob Deviation/ Universal

réparer la chose, avec des choix qui de David Bowie période glam est réédité
“Time To Blast” L’année 2023 aura été magnifique pour
GM
devraient alimenter les discussions en vinyle avec une qualité sonore les fans des Dogs qui auront eu droit à
des fans des Fab Four durant les fêtes, optimale (et ce fameux mastering à En 2009, Little Bob publiait l’album la réédition de deux albums du groupe
à l’heure du digestif. Les titres ajoutés, demi-vitesse). En 1973, regarder dans “Time To Blast”, disque de blues-rock de Dominique Laboubée. Après “4 Of
qui figurent dans l’ordre chronologique le rétroviseur était dans l’air du temps. rêche sur lequel on trouvait déjà les A Kind Vol. 1”, c’est son successeur
sur l’édition CD, sont ici consignés sur Lenny Kaye avait publié la compilation musiciens qui forment la colonne (sous-titré “A Different Kind”) sorti
un troisième album, afin de garder intact “Nuggets” l’année précédente, Bryan vertébrale des Little Bob Blues Bastards à l’origine en 1999 qui revient sur
le tracklisting de 1973 pour les deux Ferry venait de publier “These Foolish aujourd’hui. Un disque dans lequel Bob grande galette, avec une belle surprise :
premiers, ce qui donne des faces E Things” où il reprenait des standards. explique, dans le morceau “The Phone un deuxième disque contenant les
et F étranges. Côté son, on a droit Enregistré alors qu’il venait d’annoncer Call”, que le rock’n’roll lui a téléphoné morceaux proposés en CD bonus sur

Photo Bruno Berbessou


la première édition de l’album. On y sans fioritures, à mille lieues des postures
entend le groupe chanter en français, ce de faux rebelles de l’époque, qu’on ne
qui est assez rare pour être signalé, avec peut que recommander. Notons qu’un
notamment une magnifique reprise live livre intitulé “Estrus: Shovelin’ The Shit
de “Fier De Ne Rien Faire” des Olivensteins Since ’87”, qui retrace l’aventure du
et la formidable “Jenny Jane”. L’album label, vient de sortir sur Korero Press.
en lui-même est tout aussi excellent, On le recommande vivement.
avec quelques saillies comme “Back
To Bali”, à la couleur power pop.

Nouveautés
Devo
“50 Years JJ McCann
Of De-Evolution” Transmission
Rhino/ Warner “Hit With Love”
Beast
C’est écrit dans le titre : les fous
furieux de Devo fêtent cinquante ans Croisé chez The Drones au tournant
d’existence avec une compilation qui des années 2000 au poste de guitariste
retrace la carrière du groupe. Publiée solo, James McCann produit depuis
également en CD et dans un luxueux vingt ans des albums dans la grande
coffret quatre vinyles qui rassemblent tradition du rock’n’roll australien, qui
cinquante morceaux et fait la part belle sent le bourbon et les salles enfumées.
aux obscurités et raretés, la version Avec son nouveau projet JJ McCann
double vinyle de cette compilation Transmission — qui consiste en McCann
rassemble vingt-cinq titres et s’avère à la guitare et au chant, accompagné
plus efficace : on a essentiellement d’un aréopage de musiciens venus de
droit aux tubes du groupe (de sa ville de Melbourne —, il enrobe
“Mongoloid” et “Jocko Homo” à son rock’n’roll garage d’un vernis post-
“Fresh” et “Whip It” en passant par punk (“New Machine (Are We)”) tout
la version 45 tours de “Disco Dancer”) en gardant un appétit pour le rock’n’roll
pour une entrée en matière idéale pour le plus échevelé (“Forces At Work”).
ceux que l’affaire Devo — à la disco-
graphie parfois illisible — effraie.
The Twin Souls
“Family & Friends”
Akiko Yano Smoky Sun/ Kuruneko
“To Ki Me Ki” Après deux EP remarqués (sobrement
We Want Sounds/ Modulor
intitulés “I” et “II”) uniquement
Le label We Want Sounds poursuit disponibles en numérique, les
sa campagne de réédition de disques frangins toulousains Martin et Guilhem
japonais des années soixante-dix. Après Marcos passent à l’étape vinylique en
Reiko Kaji et Ryuichi Sakamoto, c’est regroupant ces deux publications sur
Akiko Yano (la femme de ce dernier) un simple, tout en y ajoutant quatre
qui a droit à un focus avec cet album morceaux enregistrés avec des invités
sorti en 1978 mais qui n’avait pas été (dont Yarol Poupaud et Dätcha Mandala).
publié en dehors du Japon. Enregistré à Heavy, rock et bluesy, les Twin Souls
New York, “To Ki Me Ki” est un disque frappent fort quand ils font dans l’épure
de pop synthétique aussi sophistiqué (“Ch Ch Chewa”) et sortent des clichés
qu’étrange, avec des chansons rock à papa (“It’s All In Your Mind”).
aux rythmes chaloupés, entre jazz,
easy-listening et excentricité pop
à la Björk. Une belle découverte.
45 tours
The Mono Men Gros Cœur
“Stop Draggin’ Me Down” “Gros Disque”
Dangerhouse Skylab JauneOrange

Depuis qu’il s’est mis en pause aux alen- Peut-on appeler mini-album un disque,
tours de 2005, le label Estrus — haut certes court, dont les morceaux avoi-
lieu du rock garage des années quatre- sinent parfois les neuf minutes ?
vingt-dix, avec des artistes comme Le quatuor belge psychédélique
The Mummies, The Makers, Oblivians, Gros Cœur frappe très fort avec ce
The Mooney Suzuki ou les Soledad premier album aux influences oscillant
Brothers — pose problème car ses entre world-psych, krautrock et rock
publications sont aujourd’hui introuvables. garage. “Dax” est un titre enlevé comme
C’était le cas il y a peu encore de “Stop King Gizzard n’en fait plus, et le groupe
Draggin’ Me Down” des Mono Men, groupe déploie des grooves orientaux (“Java”,
mené par Dave Crider, le patron de ce quelque part dans le Moyen-Orient,
label de légende que Dangerhouse Skylab “Ventre Volcan” à la couleur afrobeat)
rend de nouveau accessible. Du rock’n’roll qui font mouche. Un groupe à suivre. o

JANVIER 2024 R&F 077


Discographisme_75
PAR PATRICK BOUDET

pendu au bout d’une corde. Il est désormais


On ne juge pas un livre à sa couverture. clair que le groupe vise le public adolescent
Et un album ? Chaque mois, notre par son imagerie et les adultes par son rock
spécialiste retrace l’histoire visuelle puissant et savamment sophistiqué.
La machine Cooper est inarrêtable et
d’un disque, célèbre ou non. “School’s Out” arrive dans les bacs sept mois
après le précédent opus. L’album est presque
entièrement consacré au grand moment de
l’adolescence : le lycée. Cette thématique
est quasi consubstantielle à la naissance du
rock au cinéma dans “Blackboard Jungle” et
sur les platines avec “School Days” de Chuck
Berry. Après tout, le rock’n’roll n’est-il pas
qu’une longue ode à la frustration adolescente ?
L’idée de la table d’écolier en bois surgit
lors d’une réflexion collective entre les
membres du groupe et exprime immédiatement
le concept de l’album. Ont-ils été influencés
par la pochette de “Thinks: School Stinks”
du groupe anglais Hotlegs (futur 10CC)
sortie un an plus tôt ? Quoi qu’il en soit,
celle de “School’s Out” se doit d’être à
la hauteur des mises en scène d’Alice
Cooper, impactante et inoubliable !
Craig Braun, tout auréolé de ses expériences
avec Warhol (la banane du Velvet Underground
et “Sticky Fingers” des Rolling Stones),
imagine un pupitre d’écolier tabernacle
du lycéen, presque réel. Son équipe en
chine un des années cinquante chez un
brocanteur de Manhattan. Il ajoute un
encrier, des crottes de nez (dixit Craig
Braun) et grave les initiales ou les noms des
musiciens du groupe (AC pour Alice Cooper,
N Smith pour Neal Smith…). Un gros cœur
rouge transpercé d’un couteau et barré des
noms du groupe et de l’album est taillé et

“School’s Out” coloré dans le bois. Plus ado, tu meurs !


Mais l’ingéniosité est à l’intérieur.
Concepteur de la fameuse carte tournante du
Alice Cooper Led Zeppelin III, Craig Braun place l’ouverture
de la pochette sur la charnière du pupitre et, au
recto, il installe des pieds dépliables de façon
Première parution : 1972
à maintenir le bureau légèrement surélevé.
Dès lors, la pochette devient en objet en soi.
rintemps 1969, les débuts d’Alice Cooper Zappa jette l’éponge et Warner Bros.,
P sont laborieux. Au Cheetah Club de
Los Angeles où il joue régulièrement, le
distributeur, reprend le label dans lequel il
y a aussi Tim Buckley et Captain Beefheart.
Dans le casier de rangement du pupitre, il
prend soin de placer, outre les outils classiques
de l’élève — stylo, règle, gomme… —, les
groupe fait plus fuir les spectateurs qu’il Avec “Love It To Death” (mars 1971), attributs du cancre parfait : un lance-pierre,
ne les retient, sauf une, Miss Christine. le show Cooper se met en place, et c’est un couteau à cran d’arrêt, des billes, du
Membre du groupe des GTO’s (Girls Together exactement le sens de la pochette. Entouré chewing-gum Wrigley, un quiz scolaire
Outrageously, une troupe de filles excentriques de ses musiciens, Furnier est saisi par un pour décliner les crédits de l’album
qui dansent et chantent en mode happenings spot de lumière dans une pose lascive sur une et un exemplaire du n°111 de “Mad”
avant les concerts), Miss Christine a trouvé scène. La pochette sera retirée du marché par datant de juin 1967 ouvert à la page 16
en Vincent Furnier un double presque plus Warner à cause d’une main qui plonge vers les où on aperçoit un strip sur Liberace.
étrange qu’elle. Les deux créatures sortent parties génitales du chanteur, et remplacée par Sur la face intérieure de l’abattant, une photo
ensemble et Christine, qui vient de jouer à le même visuel où le bras a été soigneusement du groupe est scotchée maladroitement. Alice
la sirène d’outre-tombe sur la pochette de caché. L’intérieur est un gros plan de ses yeux Cooper en goguette : Neil Smith en train de
“Hot Rats” de Frank Zappa, présente Alice grimés de noir en mode spider. L’album se vend siroter une bière, Michael Bruce sur le sol,
Cooper à son mentor. Venant de créer Bizarre progressivement bien, tiré par le tube “I’m hagard au milieu des canettes vides, Alice
Records et Straight Records pour accueillir Eigtheen”, et le groupe affine la théâtralité Cooper et Glen Buxton essayant de tenir debout
des artistes disruptifs, Zappa ne peut résister de son jeu de scène. Dans un véritable show alors que Dennis Dunaway, visage masqué et
à un groupe qui effraye ses auditeurs. d’horreur, Furnier, qu’on identifie désormais installé dans une poubelle, pointe sur nous une
La pochette de “Pretties For You”, sorti au nom de son groupe, se débat dans une arme. Le portrait du gang a été préféré à celui
en 1969, propose une peinture d’Edward camisole de force, joue avec un boa vivant de la traditionnelle petite amie, désirée mais
Beardsley que Zappa venait d’acquérir. Une dans des poses sulfureuses et, clou du pas conquise. Quoique ? Le vinyle est glissé
jeune femme montre sa culotte à un passant, spectacle, grille sur une chaise électrique. dans une petite culotte, trophée et fétiche !
c’est provocateur, mais pas suffisamment Les sixties, les hippies et le rock à message Seuls les premiers exemplaires en bénéficieront
pour en faire un succès commercial. La révolutionnaire semblent bien loin. Alice avec un bulletin scolaire sur lequel il y a les
pochette de l’album suivant, “Easy Action” Cooper est devenu la nouvelle sensation titres des chansons écrits à la main. Pour
(1970), présente le groupe aligné de dos, scénique, gesticulation sexuelle et train une histoire de législation, ils seront retirés
avec un look glam. Malgré une amélioration fantôme sur un hard criard entre garage du marché. Qu’à cela ne tienne, le stock
substantielle dans les compositions et la et glam. Huit mois plus tard, le boa est la restant sera balancé d’un hélicoptère
production, la sauce ne prend toujours vedette de la pochette de “Killer” qui propose lors du concert à l’Hollywood Bowl
pas. Lassé et pas suffisamment disponible, en goodies un calendrier avec Alice Cooper de Los Angeles. Long live rock’n’roll ! o

078 R&F JANVIER 2024


Highway 666
revisited PAR JONATHAN WITT

Groupes hard rock, groupes cultes


Brownsville Station, Frost ou encore SRC.
La crème de la crème du Michigan. Deux
cent mille chanceux sont présents et le
shérif local estime que “75% des jeunes
étaient sous drogue”. En bonus : un
immense toboggan et une ingénieuse scène
pouvant pivoter à 180 degrés (ce qui limite
les temps morts). Ayant passé le test de la
brutalité haut la main, nos gaillards se lient
et improvisent avec Third Power, Catfish
ou Frijid Pink. Bob Fletcher, producteur
du label Decca, finit par les repérer. Très
vite, il les convie à un enregistrement aux
studios Penguin d’Atlanta. Un premier
album est mis en boîte en quelques jours.
Il paraît en 1971 sur le microlabel Peon
Productions. D’emblée, le manifeste
antidrogue “Freedom” pose les bases de
ce classique du courant heavy psych : on
y découvre la guitare un peu garage-rock
de Schultz, capable par ailleurs d’envolées
quasi hendrixiennes, distorsion et wah-wah,
la voix narquoise et rocailleuse de Forney,
ainsi qu’une section rythmique efficace,
Luhn ayant une certaine affection pour
les roulements de toms. La douce ballade
“Come And See The Bride” démarre par
une marche nuptiale. La suite se fait
plus virulente, tempétueuse (“Opus Ate”,
“Killing Time”, “Gotta See My Way”).
“Ride” est un rare détour par la country,
“75% des jeunes tandis que “Seance” louche du côté de
Cream, avant d’étonnants titres portés sur
étaient sous drogue” la religion (“Talkin’ To God”, “Evergreen”).
Partout, la dextérité de Schultz est
remarquable, tout comme l’énergie

WIZARD juvénile qui se dégage des musiciens.


L’hiver suivant, Wizard doit se produire
dans un autre festival à Hollywood.
Cagnard, mauvaises drogues, le trio perd
POWER TRIO À L’ASCENSION lequel passera après l’autre. Malgré de ses moyens et se rattrape avec une longue
AUSSI FOUDROYANTE QUE SON solides mises en garde, celui de Smith mais intense jam de trente minutes. Les
IMPLOSION, WIZARD SYMBOLISE insiste pour avoir le dernier mot — une trois hommes continueront de réjouir les
CETTE TRANSITION ENTRE bien mauvaise inspiration tant The Flock foules, notamment aux côtés de Chicago,
GARAGE ROCK, PSYCHÉDÉLISME brillera ce soir-là. Pendant ce temps, Mountain ou Rod Stewart, mais implose
VIOLENT ET HARD ROCK en coulisses, le batteur de Brother est après seulement seize mois d’existence.
NAISSANT. Son unique album, introuvable, la faute à un énième coup Paul Forney intègre Bacchus (pour
dont la valeur peut aujourd’hui de tête. Excédé, Paul demande à Chris quelques singles). Chris reprend ses
atteindre plus de neuf cents euros, de s’asseoir sur son tabouret pour les cours et devient juriste dans l’Etat de
a révélé le talent du guitariste balances. Ravi, le gonze s’exécute et New York. Ben Schultz aura la carrière
Ben Schultz, lequel deviendra déballe même tout le répertoire. Paul la plus imposante et d’assez loin puisqu’il
un musicien de séances très prisé. et Ben échangent un sourire : pourquoi sera embauché par Buddy Miles, Carmine
ne pas miser sur lui, finalement ? Dès le Appice, Rod Stewart, Stephen Stills, et
Nous voici en 1970, à l’université de Tampa, lendemain, Chris appelle son père pour lui remplacera même Mick Bloomfield au
en Floride. Bassiste novice, Paul Forney soutirer de quoi acquérir ses propres fûts. sein du supergroupe KGB. Il fondera
peut compter sur son pote Charlie Souza. Sous le sobriquet de Wizard, les chevelus aussi Pipedream avec Tim Bogert (Cactus,
Ce dernier lui passe le numéro du très gravissent rapidement les échelons jusqu’à Vanilla Fudge), Willy Daffern (Captain
doué Ben Schultz : résultat, il décroche partir en tournée avec Iron Butterfly (et Beyond) et Jan Uvena (futur Alice Cooper
une audition qui le propulse membre de de se faire éjecter après lui avoir fait et Alcatrazz). Avec à la clé, en 1979,
Brother. Un camarade de l’université, un trop d’ombre…). Qu’importe, c’est la belle un intéressant long-format de hard rock
certain Chris Luhn, prête ses muscles vie : le trio sillonne les Etats-Unis dans sa mélodique et conquérant, aux refrains bien
comme roadie. Chemin faisant, Brother se Pontiac Bonneville de 1967 équipée d’une affûtés, entre Grand Funk, Cream (“Lies”,
retrouve à ouvrir pour deux formations bien remorque, rétamant les places fortes du “Feel Free”) et Journey (“Love Don’t Come
établies (mais aujourd’hui un peu oubliées) moment : Los Angeles, Chicago, Nashville, Easy”), avec de très bons titres comme
en cette orée des triomphantes seventies : Miami et Detroit. Non loin de la Motor City, le blues-rock “Lazy Lucy”, “Rosalie” et
Smith — mené par la voix tonitruante de Wizard participe au festival de Goose Lake, la très orchestrée “Only Cause”, superbe
Gayle McCormick — et The Flock. Alors du 7 au 9 août 1970. L’affiche est complè- ballade aux nettes fragrances Beatles
qu’il décharge le matériel, Chris est témoin tement démentielle : outre les Faces, façon “I Want You”. Mais hélas,
d’une scène habituelle : les managers des Ten Years After ou James Gang, on sans davantage décrocher la timbale. o
deux groupes se chamaillent pour savoir y retrouve The Stooges, MC5, Bob Seger,
Qualité France PAR H.M.

Swinguant au bord du précipice


Grâce aux avancées technologiques, il n’a jamais été aussi facile d’enregistrer et de
multiplier les effets sonores : home-studios et ordinateurs… Pourtant, bien loin de sacrifier
à la mode, certains refusent de succomber aux sirènes de cette modernité et revendiquent
la tradition, la simplicité et la quête des racines sans se soucier de paraître rétro. La
moitié des huit sélectionnés du mois (parmi les quarante-quatre parvenus à la rédaction)
témoignent ainsi d’une persistance folk qui caractérise le circuit indépendant.

Heeka a failli devenir circassienne avant C’est le premier album solo du chanteur- Originaire du Morbihan, Colline Hill Quand ils se sont rencontrés du côté de
qu’une blessure au genou ne l’oriente vers guitariste Dr Sugar, mais pas son réside désormais en Belgique après être Bordeaux, Franck&Damien ont
la musique en 2019. Son premier album coup d’essai puisque Pierre Citerne (de passée par l’Irlande, dont la musique lui a vite compris que l’auto-stop avait bien fait
indique que ce n’était pas un choix de cir- son vrai nom) s’est illustré depuis 1996 servi d’introduction au folk américain et où les choses puisqu’ils ont découvert une
constance, tant sa personnalité est affirmée : avec différents projets, notamment le elle a fait ses premières armes musicales même passion musicale : le folk américain,
le folk et le blues constituent sa matrice groupe Marvelous Pig Noise (douze ans au début du siècle. Pour son troisième celui de Ben Harper ou Jack Johnson.
originelle mais elle refuse de s’enfermer d’existence, cinq albums, des centaines album, elle choisit une formule dépouillée Six ans plus tard, le second album atteste
dans une chapelle et n’hésite pas à se de concerts). Depuis qu’il œuvre en solo, qui constitue un challenge ambitieux : à de l’intérêt du duo : suavité et sensibilité
délecter d’un rock sauvage et trépidant il continue de célébrer le blues groovy l’heure de tous les effets technologiques vocales qui transfigurent des ballades
(“The Blue Door”) après avoir séduit de La Nouvelle-Orléans avec sa voix possibles, il faut être gonflé pour se imparables (“Broken Man Stay”), avec la
avec ses vocalises aériennes (“My Little d’exception, mais en y incorporant contenter de l’option guitare-voix ! grâce de deux guitares complémentaires,
Mushroom”). Maniant le feu et la glace, une bonne dose de soul et de gospel, Ce choix met particulièrement bien le tout pimenté de quelques invités appar-
elle privilégie douceur et harmonie (“Your option renforcée par l’intervention en valeur son chant bouleversant et tenant à la connexion folk tels Joaco Teran
Misery”) mais se plaît à décontenancer d’un quartette gospel dont les ses ballades intemporelles qui renouent (“Spread Love”) ou Donovan Frankenreiter
en convoquant les guitares saturées chœurs font merveille sur le très avec l’authenticité d’une americana sur le superbe “California”. Entre mélopées
ou en swinguant au bord du précipice inspiré “Drinking Muddy Water” (“These ancrée dans l’Amérique profonde et nonchalantes et ruades nerveuses
avec “Prisoner” (“The Haunted Lemon”, Words”, Rock & Hall, facebook.com/ le country blues originel (“In Between”, (“Shelter”)(“Juniper Road”, Soulbeat
Waromni Prod, facebook.com/heekamusic). profile.php?id=100090568117586) Hill & Lake Productions, collinehill.com). Music, facebook.com/franckanddamien).

Formé en 2022 à Paris, le quatuor Même les indépendants peuvent Le trio The Everminds est né Clôturant une trilogie réussie,
Lisatyd interpelle avec un premier engendrer des supergroupes dans les Yvelines il y a trois ans, mais le Laudanum fait évoluer sa musique
EP sept titres qui réserve des moments comme Kromodrag & chanteur-guitariste a passé une partie synthétique vers des rivages plus
intenses et convoque à bon escient les The Mounodor : ce septette breton de sa vie aux Etats-Unis alors que le évidents et plus accessibles. Les
souvenirs du grunge et du stoner : il est né de la fusion de deux formations : batteur a fait ses études en Angleterre, voix des différent(e)s intervenant(e)s
débute en douceur au gré d’une voix d’un côté Komodor, un quintette de et ça s’entend à l’écoute de leur premier prennent le pouvoir, imposent leurs
enjôleuse et d’une mélodie charmante Douarnenez, de l’autre Moundrag, un EP cinq titres qui manifeste une parfaite mélodies, transforment les climats en
(“Everything Is Awesome”), flirte avec duo de Paimpol, avec comme point maîtrise de l’anglais et une solide chansons et diversifient les approches :
un rock noisy et dissonant (“Toad de jonction le rock du début des 70’s. assimilation de ses influences, (Tom on s’approche de la pop avec “Beauty
Man”), puis prouve avec “Repeat” Dopé par une potion classic rock des Petty, Blur, Supergrass). On ne peut Of A Shadow”, de la new wave avec
sa maîtrise d’un post-punk trépidant, plus revigorantes, son premier album que tomber sous le charme d’une pop “M/G/I/S”, de la ballade avec “Ghosts
offensif, avide de riffs saturés, de exalte avec un entrain communicatif rock portée par ses mélodies délicates Of The King’s Road”, du rock electro
dissonances et de hurlements, avant un rock psyché teinté de hard rock, à et la force de ses vocaux, (“Fuck avec “Tutévu” avant de clore cette
de renouer sur le final (“Take It Back”) grand renfort de fuzz, de giclées d’orgue Around”), et succomber à la séduction promenade inattendue avec “The
avec un mélange de douceur et de Hammond et du martèlement des deux d’effluves californiens (“California”), Favourite”, une pièce maîtresse
virulence agressive qui lui réussit fort batteries (“Green Fields Of Armorica”, entre ballades succulentes (“Song For de neuf minutes où la tendance
bien (“Life Is Shit And Then You Die”, Dionysiac Records, facebook.com/ Everyone”) et durcissement de ton sur atmosphérique revient en force
Lisatyd, facebook.com/lisatyd.band). komodragandthemounodor/?locale=fr_ “Lately, Surely, Lonely” (“Fuck Around”, (“As Blue As My Veins”, We Are Unique !,
FR, distribution Moludor). Histamine Records, theeverminds.com). laudanum.fr, distribution Kuroneko). o

JANVIER 2024 R&F 081


Erudit rock PAR PHILIPPE THIEYRE

Désigné par la BBC comme le pire album de tous les temps


Rock’n’roll, rock, folk, les acrobaties, tenant sa guitare et de ce qu’on appelle le shock de Roger Vadim, “La Curée”.
blues country, soul, à hauteur des genoux, derrière sa rock, Screamin’ Jay Hawkins eut De retour à Londres, il fonde
rhythm’n’blues, tous tête, dans son dos tout en racontant de nombreux disciples, notamment le Crazy World Of Arthur Brown
les styles et toutes les des blagues salaces en évoquant deux Britanniques, David Screaming avec l’organiste Vincent Crane.
époques ont produit leurs ses huit femmes. Dans les années Lord Sutch et Arthur Brown. Pendant les représentations, il
lots d’EXCENTRIQUES, 1940, T-Bone Walker reprit une se contorsionne sans cesse, grimé
de musiciens en marge, chorégraphie similaire à la guitare Le premier commence sa carrière avec des maquillages spectaculaires
d’allumés du ciboulot. électrique. D’autres bluesmen de chanteur en 1961 avec ses dont le style influencera Alice Cooper
connurent des parcours tourmentés Savages dont firent partie Ritchie et Kiss. Il porte la plupart du temps
PREMIERE PARTIE avec de fréquents arrêts dans la case Blackmore et Nick Simper de Deep une robe manteau lamée brillante,
prison ou bagne mais, formé par Purple, Nicky Hopkins, Keith Moon, mais termine parfois le show entiè-
Plutôt qu’une trop longue les minstrel shows et le circuit des le batteur Carlo Little, Matthew Fisher rement nu, ce qui lui vaut quelques
énumération, voici un choix bordels, l’irascible Big Joe Williams, de Procol Harum, Adrian Gurvitz de problèmes. Juchée sur sa tête, une
d’artistes dont l’excentricité à la voix tonnante, se distingue Gun, Noel Redding. Pour sa première sorte de tiare imbibée d’éthanol
est un mode de vie, un inventaire par son utilisation d’une guitare à incarnation, le groupe est habillé avec s’enflamme pendant “Fire”, un
un peu foutraque des bizarreries neuf cordes bricolée à partir d’un des peaux de bête façon hommes immense succès en 1968. A Windsor,
mettant en lumière des musiciens instrument bas de gamme auquel des cavernes, Sutch étant en outre en 1967, le feu a commencé à se
aux productions et aux prestations il a rajouté trois cordes et un micro. coiffé d’un casque dont dépasse propager à ses cheveux avant qu’un
délirantes, hors normes, inattendues. Il en joue avec deux médiators, de chaque côté une corne de bison. roadie ne l’éteigne avec de la bière.
l’un au pouce, l’autre à l’index. En 1963, au moment de son seul En 2022, Brown a sorti un nouvel
La Mère et l’Impératrice du blues, Outre la cinquantaine d’enfants succès “Jack The Ripper”, produit album, “Monster’s Ball”.
respectivement Ma Rainey et qu’on lui attribue, le chanteur de par Joe Meek, il arrive sur scène
Bessie Smith, étaient des chanteuses blues, de rhythm’n’blues et de dans un cercueil dont il sort habillé En France, Jean-Pierre Kalfon, rien
flamboyantes sur et hors de scène. rock’n’roll Screamin’ Jay Hawkins en Jack L’Eventreur au milieu de à voir avec l’acteur et musicien, alias
Toutes deux avaient débuté dans une figure au top des excentriques. Avant squelettes et de filles en bikini avant Hector, est un assidu du Golf Drouot
troupe ambulante de minstrel shows, d’être militaire, puis boxeur champion de courser les musiciens armé d’un où il recrute ses Médiators. Admirateur
le Rabbit’s Foot Company, proposant d’Alaska, Jalacy avait étudié le piano couteau, en particulier le pianiste du rock’n’roll et de Screamin’ Jay
un spectacle total. Si, à l’apogée de classique et l’opéra. Dès le début déguisé en prostituée de la fin Hawkins dont il reprend “Hong Kong”
sa carrière, Bessie Smith employait de sa carrière solo en 1953, il se du XIXème siècle. Un peu plus tard, en 1964 sur l’EP “Alligator”, la voix
quarante personnes et se déplaçait présente vêtu en peau de léopard les Savages tournent, vêtus chacun d’Hector est malheureusement plus
grâce à son propre wagon de chemin ou en cuir rouge. Peu à peu, ses d’un pagne et d’une toge, sous le proche de Screamin’ Lord Sutch
de fer construit sur mesure, les shows deviennent de plus en plus nom de Caesar Sutch & The Roman que d’Arthur Brown, et son anglais
concerts de Ma Rainey étaient des délirants. Il arrive sur scène dans un Empire. En 1970 et 1971, il enregistre du yaourt. En 1963, sa reprise du
shows spectaculaires dans lesquels cercueil dont il sort maquillé, roulant ses deux premiers albums, “Lord “Somethin’ Else” d’Eddie Cochran
elle portait les habits les plus colorés, des yeux et portant une cape noire Sutch And Heavy Friends” et “Hands paraît sur un EP partagé avec les
des robes en satin, des plumes de et un costume zébré. Près de lui Of Jack The Ripper”, un concert Hot Kings. Provocateur, affirmant
paon, des colliers en or, des tiares de sont posés un crâne sur un sceptre, enregistré sans que les musiciens son dégoût du show-biz, ses
diamants tout en exhibant ses dents des objets du culte vaudou et des le sachent. Par ailleurs, Lord Sutch cheveux longs et bouclés lui tombant
en or. Bessie et Ma revendiquaient serpents en caoutchouc. De temps crée Radio Sutch, une radio pirate sur les épaules, Hector arrive à ses
une liberté totale et un appétit à autre, il met le feu à une couronne installé sur un bateau de pêche. Mais spectacles en calèche accompagné
féroce pour le sexe aussi bien avec qu’il porte sur la tête. Musicalement, ne supportant pas l’odeur du poisson, par son valet Jérôme, portant queue-
les femmes qu’avec les hommes, c’est grandiose, il ajoute à sa voix il se replie sur un îlot avant de de-pie, nœud papillon, haut-de-forme,
l’alcool et toutes sortes de grave et puissante des bruits de revendre la radio l’année suivante. cape, gants blancs et un bouchon
nourritures. La crise de 1929 bouche, succions, gloussements, Parallèlement, dès 1963, il s’investit de lavabo en pendentif. Ses entrées
eut des conséquences terribles cris d’épouvante, ricanements dans la politique, se présentant en scène varient entre descentes
pour l’industrie phonographique, sardoniques. Bien que banni de dès lors à chaque élection, au total depuis les cintres à l’aide d’une
mais Ma Rainey s’en sortit très plusieurs radios pour ses sous- une quarantaine, et fonde en 1983 liane ou être poussé dans une
bien en devenant propriétaire entendus sexuels, en 1956, “I Put A l’Official Monster Raving Loony baignoire à roulettes, voire un
de trois théâtres. Spell On You” est un immense succès, Party qui, au fil du temps, réalise cercueil. Se surnommant lui-même
repris depuis d’innombrables fois. des scores non négligeables. Le Chopin Du Twist, il réclame
Parmi les bluesmen du Mississippi Screamin’ Jay Hawkins a composé Il se suicide en juin 1999. toujours un piano bien accordé pour
et des alentours qui allaient de ou interprété d’autres chansons méthodiquement le détruire. Son
juke joints en fêtes locales, un des mémorables comme “Constipation Abandonnant des études de philo- quatrième et dernier EP paraît en
meilleurs exemples d’excentricité Blues” qu’il chante parfois assis sur sophie et de droit, Arthur Brown 1966, “Abab L’Arabe” avec “A la
est Charley Patton. Dans les années une cuvette de WC installée sur la privilégie une carrière de chanteur Fin De La Semelle”, une adaptation
1920, compositeur, chanteur et scène. En 1991, il connaît un nouveau au registre de quatre octaves et un effroyable de “I’ve Been Loving You
guitariste novateur au jeu basé succès avec une reprise de “Heart sens du spectacle qu’il développe Too Long” d’Otis Redding. En 1970,
sur la polyrythmie, également Attack And Wine” de Tom Waits. Il en suivant des cours de théâtre le 45 tours “Le Petit Beaujolais”
alcoolique, provocateur et bagarreur, meurt en 2000, à Neuilly. Considéré à Paris où, en 1966, il compose avec Tom et Jerry sera son ultime
il captive son public en multipliant comme le précurseur du psychobilly deux morceaux pour la BO du film apparition discographique. o

082 R&F JANVIER 2024


Screaming Lord Sutch

Top 6
Photo Bruce J Adams/ Fairfax Media/ Getty Images

Ma Rainey “Spontaneous Apple Creation”, “Child Nicky Hopkins,


“Ma Rainey’s Of My Kingdom” ou “Come And Buy”. Noel Redding, Kent
Black Bottom” Grand album du psychédélisme british. Henry ont cru qu’ils
(1985) enregistraient des
Cette compilation Screamin’ démos, mais l’album
offre quatorze titres Jay Hawkins est paru tel quel,
gravés entre 1924 et “At Home With englué dans une
1928. Le suggestif Screamin’ Jay qualité sonore très
“ ‘Ma’ Rainey Black Hawkins” (1958) médiocre. Dommage
Bottom” est inspiré “… What car, même si Sutch,
d’une danse cousine du charleston, très populaire That Is!” (1969) également compositeur de la majorité des titres
en 1927. Autres titres marquants : “Black Eye Son premier album avec Page, possède un registre vocal très limité,
Blues”, “Stack O’ Lee Blues”, “Don’t Fish In assemble des chansons tout n’est pas indigne. Plusieurs morceaux hard
My Sea” et “Shave’em Dry Blues”, qui n’est plus sorties en 45 tours, blues rock, “Thumping Beat”, “Flashing Lights”,
simplement suggestif mais explicite. Participent “I Put A Spell On “Gutty Guitar”, “Union Jack Car”, “One For
aux enregistrements le saxophoniste Coleman You”, “Hong Kong” You, Baby”, auraient mérité un meilleur sort.
Hawkins et le pianiste Fletcher Henderson. avec une imitation
d’accent chinois Hector
The Crazy World irrésistible, “Orange- Et Les
Of Arthur Brown Colored Sky”, Médiators
“The Crazy “I Love Paris” “Je Vous
World Of Arthur de Cole Porter. Déteste” (1984)
Brown” (1968) Sur “… What That Hector n’a pas
Coproduit par Pete Is!”, dédié ironiquement au président Nixon, eu l’occasion de
Townshend et Kit se succèdent “Constipation Blues” qui traite réaliser un album.
Lambert, enregistré d’une vraie souffrance avec force bruitages Cette mini-compilation
sans guitariste, avec et borborygmes, “Feast Of The Mau Mau”, le de six morceaux
Vincent Crane futur vaudou étant un sujet de prédilection, “Thing reprend les deux titres du EP partagé avec les
Atomic Rooster, Nick Greenwood à la basse et Called Woman”, “I Love You”, “Stone Crazy”. Hot Kings, “Something Else” et l’instrumental
Drachen Theaker à la batterie, l’album démarre des Médiators, “Tchang”, ainsi que les quatre
par “Prelude-Nightmare” et enchaîne par le Screaming Lord Sutch plages du second EP, deux rock’n’roll issus
frénétique “Fanfare-Fire Poem”. L’association “Lord Sutch And des sessions précédentes, “Whole Lotta
du chant de Brown, des sons caverneux de Heavy Friends” (1970) Shaking Shaking Going On” et “Peggy
l’orgue et des riffs de cuivres magnifie les deux En 1998, “Lord Sutch And Heavy Friends” Sue”, et deux compositions du trio Jean
reprises, une superbe version de “I Put A Spell a été désigné par la BBC comme le pire Yanne, Gérard Sire et Popoff, “Je Vous
On You” et “I’ve Got Money” de James Brown, album de tous les temps. Les musiciens Déteste” et “T’Es Pas Du Quartier”
comme les originaux, “Time”, “Confusion”, amis, Jeff Beck, Jimmy Page, John Bonham, qui le rendront immortel.

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Et justice pour tous PAR FABRICE EPSTEIN

Crimes, affaires de mœurs, de plagiat ou de gros sous...


Les rockers aussi ont droit à leur chronique judiciaire.

Affaire numéro 47
re public contre Nina Simone
Ministè

Du boucan
à Bouc-Bel-Air
NINA SIMONE ET AIX-EN-PROVENCE.
Un oxymore comme le soleil noir ? Non, plutôt
une autre figure de style. Ou bien, plutôt, une
structure de rhétorique, l’aposiopèse, c’est-
à-dire la rupture soudaine au milieu d’une
phrase, l’interruption brusque du discours.

Nina Simone, Aix-en-Provence, on ne sait pas trop


bien quoi rajouter. Parce que l’association apparaît
contre-nature. Que fait donc la grande prêtresse de
la soul, l’artiste engagée pour les droits des Afro-
Américains et les droits des femmes, et le droit
d’être enfin heureux de génération en génération,
devant le tribunal de grande instance d’Aix-en-
Provence ? Parce qu’elle vit depuis peu à Bouc-
Bel-Air. Il y aurait une histoire à raconter sur le
lien entre les artistes américains et la France,
et tout particulièrement les Noirs américains.
Richard Wright à Paris, Baldwin à Saint-Paul,
Nina Simone à Bouc-Bel-Air. Quelques milliers
d’habitants, un château où résida Franz Liszt ou
Alexandre Dumas, de jolies villas, un piton rocheux,
quelques écoles, une course de côte régionale,
une chanson de Louis Chedid et quelques vers
savonneux de Francis Ponge : “Le temps est celui
que les couleurs ont mis pour ‘passer’ sous l’effort
de la lumière. Le cœur est serré par l’angoisse
de l’éternité et de la mort.” Quelques vers
pour soutenir le cœur serré de Nina Simone.

Nina a dit tout le mal qu’elle pensait des Etats-


Unis, surtout du Sud ségrégué, en trois phrases :
“Alabama’s gotten me so upset/ Tennessee made
me lose my rest/And everybody knows about
Mississippi Goddam.” (Mississippi Goddam).
Nina Simone aime la France. Elle y a séjourné
Photo Mike Lawn/ Evening Standard/ Hulton Archive/ Getty Images

dans les années quatre-vingt. Paris lui a ouvert


les portes d’un studio, elle chante en français ;
d’ailleurs, c’est une publicité de la marque de
luxe Chanel qui accorde une nouvelle vie à un
titre iconique contre lequel elle a la dent dure :
“My Baby Just Cares”. Nina Simone aime le voyage.
Elle se sent à l’aise dans cette Afrique qui ne peut
que lui refuser ce que l’Amérique ne peut pas
lui donner : une liberté totale. La France est une
terre qui a toujours fait mine d’aimer les étrangers.
N’était-on pas comme Dieu en France dans les
années 1930 ? A Bouc-Bel-Air, Nina profite
du soleil, de la solitude, du calme et de l’ennui.

Le 25 juillet 1995, le jeune Julien, âgé de


quinze ans, est invité chez l’un de ses amis

084 R&F JANVIER 2024


pour profiter de la piscine. Les parents de son est hors de lui. Cela tombe bien, les “Plus personne ne la supporte, tant dans sa
ami habitent Bouc-Bel-Air, ils sont voisins de journalistes sont présents pour donner écho famille que chez ses amis.” Pauvre Nina, “faut
Nina Simone. Les deux jeunes amis barbotent, ils aux banalités qu’il prononce : “Les faits sont savoir s’étendre, sans se répandre” ? Pauvre Nina.
échangent quelques cris, ce sont deux enfants, ils graves, insupportables. Nous souhaitons le faire Terrible artiste aux multiples facettes. Le tribunal
s’amusent. Ce n’est pas du goût de Nina Simone, comprendre à Madame Simone.” C’est clair. aurait eu avantage à connaître la personnalité de
heurtée par le bruit. Plutôt que d’avertir, elle tire. Cela dit, cette formule pose une question la chanteuse : d’un côté, l’amie des écrivains noirs,
Il est 19 heures, lorsqu’elle sort de son sac à main largement rebattue : un tribunal est-il plus enceinte du mouvement des droits civiques ; de
un pistolet d’alarme 9 millimètres. Une seule prompt à condamner les stars pour l’exemple ? l’autre, la femme soumise, battue et violée par
cartouche sort de la gâchette à travers la haie, elle son mari le soir de ses fiançailles. Cela, l’avocat
touche Julien, qui immédiatement ressent une Le jour J, Madame Simone n’est pas présente. Son français ne peut le raconter. La pureté, disait
douleur aux jambes. Un médecin est convoqué sur avocat l’attend, mais sans résultat. Ce n’est jamais Simone Weil, c’est le pouvoir de contempler la
les lieux du délit. Il retire onze éclats de grenaille bon signe, un mis en examen qui se déporte souillure. Trop tard. Le juge du tribunal correc-
du corps de Julien. Le fait devient divers. Les entièrement sur son conseil. Celui-ci tente de tionnel décide de condamner Simone à une peine
gendarmes déboulent. On est dans le sud de la convaincre, mais lui ne peut épouser le visage de supérieure à celle qu’avait requise contre elle le
France. Nina Simone est appréhendée et mise la mise en examen. Dès lors, il explique que ce procureur de la République : huit mois de prison
en examen. Le tribunal s’apprête à la juger geste, Madame Simone l’a immédiatement regretté. avec sursis ainsi qu’une mise à l’épreuve, l’obli-
en comparution immédiate, justice expéditive De plus, il produit un rapport médical qui gation de se soigner, l’interdiction de détention
des pauvres et des petits délits. Placée sous expliquerait tout. Madame Simone est incapable et de port d’arme, et enfin 20 000 francs de
contrôle judiciaire, elle obtient du tribunal que d’évaluer les conséquences de son acte. Plus loin, dommages et intérêts. Tout cela au nom du peuple
son affaire soit renvoyée. Les faits sont graves, il “elle manque parfois de possibilité de contrôle sur français. Un prix fort cher à payer pour rester
convient qu’elle puisse matériellement préparer elle-même”. A cinquante-cinq ans, elle souffre sur le territoire de la République. Comme si
sa défense. L’avocat qui porte la voix de la victime d’une solitude terrible. Exergue du rapport : Nina Simone n’avait pas passé sa vie à casquer. o

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Le film
du mois
PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Totalement excentrique

Pauvres Lanthimos réussit à la fois son film le plus populaire et exaltant et, en même
temps, le plus délirant et extravagant de toute sa carrière. C’est Emma Stone,
la midinette charmante de “La La Land”, qui endosse le rôle de ce cadavre
ramené à la vie par un docteur peu orthodoxe (Willem Dafoe) qui, avec son
visage couturé, semble incarner à la fois le docteur Frankenstein et sa créature.

Créatures
DE YORGOS LANTHIMOS
Surnommée Bella, l’actrice ressuscitée n’a aucun souvenir de sa vie antérieure
et se déplace comme une marionnette désarticulée façon mime Marceau
dans l’immense demeure de son créateur, réapprenant peu à peu à parler
et à marcher. Mais cela ne lui suffit pas, elle souhaite aussi en savoir plus sur
le monde, la société et tout ce qui va avec : le sexe, la politesse, l’argent et un
certain savoir-vivre. Et elle prend plaisir à déconstruire progressivement ces
notions en découvrant peu à peu... le féminisme pur et dur. Très rapidement,
elle s’émancipe et devient libre de son corps et de son esprit pourtant à peine
L’année 2024 débute à peine et il semble que nous ayons créés. Emma Stone est absolument stupéfiante. Il est impossible de ne pas lui
déjà... le film de l’année ! Car comment décrire cette œuvre tout prédire l’Oscar pour son interprétation à la fois provocante, libre et folle. Yorgos
en bouffonnerie, à la fois respectueuse et irrévérencieuse en hommage au Lanthimos enveloppe son récit de drame et d’ironie, d’horreur et de passion,
mythique roman “Frankenstein” de Mary Shelley, maintes fois adapté à l’écran au sein de décors baroques et chromatiques, comme de la peinture sur verre
de différentes manières : frontalement avec “Frankenstein” de James Whale, numérisée. Comme si Georges Méliès, revenant d’entre les morts lui aussi,
ou la version de Kenneth Branagh, en téléfilm (“Frankenstein The True Story”), se mettait à réaliser un film en 2023 en modernisant son style. Tout comme
de façon humoristique (“Deux Nigauds Contre Frankenstein”), voire complètement dans ses précédents films, Lanthimos continue à se moquer ouvertement des
nanardesque (“Plus Moche Que Frankenstein Tu Meurs” avec Aldo Maccione...). prétendues bonnes mœurs (du moins, celles de cette société post-victorienne)
Derrière la caméra de ce long-métrage totalement excentrique, le Grec Yorgos et du patriarcat qui gangrène encore notre maudit millénaire, tout en mettant
Lanthimos. Repéré en 2009 avec son déjà très étrange “Canine” (une allégorie en avant le désir sexuel constant de sa Bella, qui comprend rapidement que la
vicelarde sur le savoir-vivre), Lanthimos a continué son chemin provocateur avec véritable vie est bien plus amusante que les artifices du savoir-vivre. Sans oublier
“The Lobster” (des personnes célibataires sont condamnées à se transformer quelques moments dignes d’un épisode de “Twilight Zone” (les séquences de
en l’animal de leur choix), “Mise A Mort Du Cerf Sacré” (une vision horrifique repas où Willem Dafoe laisse échapper de sa bouche d’étranges et énormes
et absurde des névroses d’une famille américaine) ou encore “La Favorite” (qui bulles à chacun de ses rots) et bien sûr, ses plans en grand-angle qui déforment
explore l’avidité et autres jeux de manipulation perverse dans la haute aristocratie davantage une réalité déjà bien étrange. Avec “Dream Scenario” (voir critique
du XVIIIème siècle). La particularité de ce dernier film ? Il est presque entièrement plus loin), “Pauvres Créatures” offre véritablement beaucoup d’espoir pour une
tourné au grand-angle, donnant ainsi l’impression au spectateur d’errer dans un nouvelle vague cinématographique onirique et cauchemardesque où l’humain et
château gothique tout en ayant les yeux compressés. Avec “Pauvres Créatures”, le social sont vus à travers un prisme résolument punk (en salles le 17 janvier). o

086 R&F JANVIER 2024


Cinéma PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Quitte à zapper la dinde et les cotillons

Winter Break

Winter Break
Loin de faire dans le blockbuster
atrophié (“Batman” et “Spiderman”,
ce n’est pas sa came), Alexander
Payne réalise tous les trois ans un
film d’auteur très ciselé où les émotions
intérieures flirtent avec l’humour discret.
Ce qui donne l’occasion à quelques
stars américaines d’interpréter de vrais
rôles de composition. Comme George
Clooney dont l’angoisse désinvolte fait
tout le charme de “The Descendants”
ou Paul Giamatti, sublime écrivain raté
dans “Sideways”. Grand second rôle
du cinéma américain, Giamatti revient
donc sous la caméra de Payne pour ce
qui est probablement l’un des rôles de
sa vie. Celui d’un professeur d’histoire
ancienne un peu péteux et coincé dans
ses principes qui enseigne dans un lycée
Vermines
de la Nouvelle-Angleterre des années
soixante-dix. Et au vu de son absence
totale de charisme, personne ne l’aime de sentiments et d’empathie qui le “Conann” de Bertrand Mandico, voici grandissent ! On retrouve alors tout
vraiment. Ni ses collègues, ni ses élèves. finissent par se mêler au respect. “Vermines”, premier long-métrage de l’esprit de ces séries B venimeuses
Lui seul semble s’auto-apprécier un brin. A voir surtout le 24 ou le 31 décembre Sébastien Vanicek. Soit l’histoire d’une américaines des années soixante-dix
Pourtant, son quotidien va changer au soir. Quitte à zapper la dinde et les invasion d’araignées dans une tour d’une (du nanardesque mais jubilatoire
quand, un soir de Noël, il a la charge cotillons (actuellement en salles). cité de banlieue. Après une première “L’Invasion Des Araignées Géantes”
d’un jeune pensionnaire resté sur partie à tendance sociale où se croisent à l’excellent “L’Horrible Invasion”)
place. La relation entre le professeur gardiens d’immeubles, trafiquants de où la simple vision d’une toile
bougon et l’élève turbulent, d’abord Vermines baskets et potes qui s’embrouillent, d’araignée s’avère être plus
conflictuelle, va basculer peu à peu Le cinéma de genre français se le film dévie quand des araignées stressante que la machette de Jason
vers une relation père-fils. Et comme porte bien ses dernières semaines. investissent tous les recoins du secteur. Voorhees ou les griffes souillées de
d’habitude chez Alexander Payne, Après “Le Règne Animal”, “Gueules Douches, faux plafonds, parkings et sang de Freddy Krueger. De quoi
le ton, toujours feutré et souriant, Noires”, “Vincent Doit Mourir” et, conduits d’évacuation compris. Et le rendre Spiderman arachnophobe
amène peu à peu à des mini-vagues dans un registre plus auteur-barré, pire, c’est que certaines de ces bestioles (en salles le 27 décembre) !

JANVIER 2024 R&F 087


Dream Scenario

Dream Scenario par de subtils points de montage dans


Cela fait une bonne douzaine d’années les dialogues, les jeux de regards et
que ce cinglé et cabot de Nicolas Cage les fins de rêve, donne l’impression de
cumule les nanars à deux balles. Tout projeter le spectateur entre deux mondes
en s’offrant, de temps à autre, de vrais impalpables (en salles le 27 décembre).
rôles de composition dans des films
bien plus honorables. Comme le
détenu en recherche de rédemption Les Chambres Rouges
dans “Joe”, le chasseur de truffes Un serial killer est jugé pour avoir
tristounet dans “Pig” ou, plus tué trois adolescents. Pire que cela :
récemment, son propre rôle dans il filmait ses meurtres en direct sur le
le très méta “Un Talent En Or Massif”. dark web à destination d’internautes
Depuis quelque temps, l’acteur semble pervers prêts à payer des fortunes
avoir un vrai but dans la vie : revenir (en bitcoins) pour se délecter de ces
une bonne fois pour toutes dans de atrocités. Préférant le non-dit au gore
bons films et rien que des bons films. frontal, le réalisateur canadien Pascal
Et dans le genre, “Dream Scenario” Plante opte pour une étrangeté presque
en est un. Laissant ses excès de lynchienne en s’attachant non à la
jeu au vestiaire des séries Z, Cage psyché du meurtrier mais à la relation
incarne un professeur lambda, presque à la fois complexe, tordue et intrigante
transparent, qui du jour au lendemain qu’entretiennent une jeune SDF et
se met à apparaître dans les rêves un mannequin. Toutes deux passent
de milliers de personnes. Pour y faire leur temps à assister aux nombreuses
quoi ? Rien de particulier en fait. Il erre séances du procès, comme si elles
dans les songes des autres et ne fait étaient sous l’emprise addictive de
que passer. Comme une version soft cette affaire sordide. Une façon intimiste
et transparente de Freddy Krueger. d’aborder le thème des snuff movies, ces
Devenu un phénomène médiatique, fameux films amateurs avec meurtres
il est la star du moment. Jusqu’au réels déjà abordés au cinéma (“8 mm”
jour où il devient agresseur (malgré lui) de Joel Schumacher, “Ouvre Les Yeux”
dans les songes d’autrui... Un scénario d’Alejandro Amenábar). Avec sa
plus qu’original, magnifiquement servi réalisation tout en douceur et en
par le jeu de Nicolas Cage qui, ne froideur, “Les Chambres Rouges”
l’oublions pas, est un immense acteur joue sans cesse sur l’interrogation
quand il le veut. Avec son air de (que veulent réellement ces deux
cocker triste, il émeut durement et femmes ?) jusqu’à nous embarquer
sûrement. Et plus encore grâce à la dans une étrange transe hypnotique
réalisation de Kristoffer Borgli qui, (en salles le 17 janvier). o

Les Chambres Rouges

088 R&F JANVIER 2024


Série du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Monarch :
Legacy Of Monsters
Le roi des monstres
Comme Yoda, Marilyn Monroe, Terminator, a réalisé un remake en 1998 simplement intitulé évidemment, a un lien direct avec les fameux Kaiju.
Albert Einstein et les Simpson, Godzilla “Godzilla”. Suivi par des suites et des reboots cette Alors que beaucoup de films (et de séries) se focalisent
fait partie de la pop culture mondiale. dernière décennie. Plus éternel que Dieu, le roi des sur la nostalgie des années 1970/ 80, “Monarch”
Et cela, le réalisateur nippon Ishiro Honda ne s’en monstres n’a donc jamais été aussi présent qu’en renvoie, avec son ambiance et les caractères de
serait probablement jamais douté quand, en 1953, 2023. Alors que le Japon a sorti pas plus tard que ses personnages, à l’aventure agréablement désuète
il créa le fameux monstre du Crétacé, sorti de sa le mois dernier un “Godzilla Minus One” (diffusé des années soixante. Comme le film de dinosaures old
grotte sous-marine après des essais atomiques seulement deux jours dans certaines salles school “La Vallée De Gwangi”, ou tous les Godzilla de
dans l’océan Atlantique. Instantanément, le roi françaises), les Américains continuent de rendre la Toho. Quant au simili Godzilla et autres monstres
Godzi devient une légende. Et se met à faire des hommage (... pécunier, puisque ça marche) à la (en numérique pour le coup) qui l’accompagnent, ils
siennes (en gros, détruire tout ce qui est à sa portée) bestiole. D’abord avec “Godzilla X Kong : The New débarquent au compte-gouttes dans chaque épisode
dans une longue saga de films qui perdurent encore Empire” (bande-annonce disponible sur le Net, sortie afin que leurs apparitions aient plus d’impact. On suit
de nos jours avec, au bas chiffre, une cinquantaine le 10 avril prochain), ensuite avec la série “Monarch : ainsi “Monarch : Legacy Of Monsters” avec plaisir,
(peut-être plus) de longs-métrages produits en grande Legacy Of Monsters”, et ses dix épisodes. Cette d’un œil presque bienveillant, et surtout enfantin.
partie par la firme japonaise Toho tout au long des saga familiale sur trois générations tourne autour Comme si on retrouvait le côté magique des vieilles
années soixante, où la bestiole écailleuse cracheuse d’une organisation secrète nommée Monarch qui, séries télé des sixties (disponible sur Apple TV+). o
de feu combattait d’autres créatures ancestrales
comme la mite géante Mothra, le cafard insectoïde
Megalon, ou, plus absurde, Biollante, sorte de plante
ambulante résultant d’un croisement entre les Le Continent
cellules de Godzilla et un rosier ! Des années soixante
aux années quatre-vingt-dix, tous ces “Kaiju eiga” Des Hommes Poissons
(“cinéma de monstres”) étaient truqués à l’ancienne. (Artus Films)
Godzilla et ses joyeux compagnons de la casse étant Le cinéma bis italien des années 1970/ 80 avait pris l’habitude de
interprétés par des acteurs revêtus de costumes de surfer sur les grands succès du moment. Ainsi des copies joyeusement
monstres pour détruire à coups de pied, de poing et foutraques de “Mad Max”, “L’Inspecteur Harry” et “Rambo” ont
de... queue (pour Godzilla en tout cas) de grandes enchanté les salles d’exploitation de l’époque. De même, “Le Continent
maquettes d’immeubles de Tokyo reconstitués en Des Hommes Poissons” de Sergio Martino était totalement inspiré par le
studio. Puis, les années quatre-vingt-dix ont débarqué remake de “L’Ile Du Docteur Moreau”, un classique du cinéma fantastique des années 1930.
avec le numérique qui va avec, “Jurassic Park” ayant On s’amuse du style rétro de ce petit film d’aventures de 1979 où des créatures vaguement
pavé la voie. Plus impressionnant mais moins poétique, lovecraftiennes évoluent sur et autour d’une île. Bien que les maquillages frôlent parfois les
cet au-delà de franchise a continué son chemin limites de la parodie involontaire (ah... la tête des hommes-poissons !), ils sont compensés par
aussi bien au pays du Soleil-Levant (“Godzilla la présence de Barbara Bach, l’une des plus belles starlettes du cinéma, ex-James Bond Girl
Final Wars”, “Godzilla 2000”) qu’aux États-Unis dans “L’Espion Qui M’Aimait” et épouse de Ringo Starr depuis quarante-deux ans. Le veinard !
où Roland Emmerich, le roi du film catastrophe,

JANVIER 2024 R&F 089


Images
PAR JERÔME SOLIGNY

Streaming/ DVD/ Blu-ray

Dès le générique, ça lingue !


“Nightclubbing : The Birth Of Punk Rock In NYC” Au début des années 1970, le Max’s
MVD/ YouTube Kansas City a été le fief des premiers
Après avoir consacré, le mois dernier, cette rubrique au Rainbow héros du glam rock. On y trouvait autant
de Los Angeles, on ne peut pas faire moins cette fois que de signaler de dealers que de travestis, et les New
que le documentaire “Nightclubbing : The Birth Of Punk Rock In NYC”, York Dolls et évidemment David Bowie
un DVD distribué en 2022 par MVD, vient d’arriver sur YouTube. Et, ont à leur tour fréquenté la backroom.
non, il ne sera pas question ici du CBGB, mais du Max’s Kansas City, Les pontes de l’industrie du disque
le meilleur club rock de New York selon ceux qui l’ont fréquenté, et vont s’y rendre également et c’est là
aussi pour d’autres, bien plus nombreux, qui n’y ont jamais mis les où Clive Davis repérera (puis signera)
pieds mais auraient adoré le faire. En vérité, ces quelques feuillets Bruce Springsteen et Aerosmith. Mais
s’adressent à tous ceux pour qui le rock n’est pas un genre musical, fin 1974, Mickey Ruskin a mis la clef
mais une page (voire un chapitre…) d’histoire, une tranche de vie. sous la porte avant de disparaître de la
Dès le générique, ça flingue ! Impossible de ne pas résister au plaisir de passer circulation. Pour voir des groupes, le
une heure et demie en compagnie de ceux dont le nom s’affiche : Alice Cooper, public rock s’est alors rendu au CBGB
Jayne County, Billy Idol, Elliott Murphy, Sylvain Sylvain, Alan Vega, Lenny qui avait ouvert l’année précédente, et
Kaye, Bob Gruen… Oui, la liste de ceux qui ont fréquenté cet établissement c’est là où se sont produits les premiers
qui pouvait difficilement contenir plus de deux cents personnes est (presque) punks américains. Lorsque le Max’s
sans fin. Le Max’s Kansas City était à l’origine un restaurant ouvert en 1965 Kansas City a rouvert en 1975,
par Mickey Ruskin au 213 Park Avenue South à Manhattan. C’était une plaque Tommy Dean Mills, le nouveau patron, a d’abord voulu en faire une
tournante pour des mannequins, des gens du cinéma (Warren Beatty, Roger Vadim discothèque, mais la clientèle n’était pas au rendez-vous. Finalement,
et Jane Fonda étaient des habitués), des artistes en tous genres qui habitaient le c’est sous l’impulsion de Peter Crowley que les Ramones, Blondie ou Talking
quartier, et même des hommes politiques en goguette qui savaient que si New Heads ont fait dignement revivre l’endroit. Pour beaucoup d’interviewés de
York ne dormait jamais, le Max dormait encore moins. Logiquement donc, la ce documentaire de Danny Garcia, les choses ont véritablement viré au sur
backroom est vite devenue celle d’Andy Warhol et sa clique (Candy Darling, quand ce futé de Malcolm McLaren a mis la main sur les New York Dolls
Eric Emerson, Gerard Malanga, Paul Morrissey, Billy Name, Nico, Holly et piqué un maximum d’idées et concepts aux musiciens new-yorkais pour
Woodland…), des voisins, qui ne payaient pas toujours mais picolaient dru. fabriquer les Sex Pistols. Plus grave encore, la rivalité, sourde au départ,
Leur présence quasi quotidienne jusqu’en 1968 (l’année où Warhol s’est fait tirer entre le Max et le CBGB, atteindra son paroxysme lorsque des propos racistes
dessus par Valerie Solanas et à partir de laquelle il est moins sorti de chez lui) et homophobes seront tenus par les uns ou les autres. Le violent accrochage de
a contribué à ce que l’endroit soit un des plus branchés de la ville. C’est aussi Dick Manitoba des Dictators et de Jayne (ex-Wayne) County qui se produisait
devenu naturellement un repaire de musiciens plus ou moins rebelles et déviants avec les Electric Chairs au CBGB a jeté un voile noir sur cette saga.
qui se fondaient dans le décor sans craindre d’être montrés du doigt. Elliott Fin 1981, le Max’s Kansas City où, après avoir vu Devo en concert,
Murphy insiste sur le fait qu’au Max, on pouvait véritablement échanger avec David Bowie l’avait qualifié de groupe du futur, a fermé. Ce soir-là,
les gens présents, avoir de véritables conversations dans la pure tradition des Bad Brains était en tête d’affiche et les Beastie Boys se sont également
salons où l’on causait. Fin 1969, Danny Fields a proposé à Mickey Ruskin de produits. Tout ne s’est pas arrêté là, mais la suite n’a que peu d’intérêt.
faire jouer des groupes dans la salle située à l’étage, et le Velvet Underground, Pour revenir sur les grandes heures du Max, le mieux est de réécouter
les Stooges et le Alice Cooper Band original ont été parmi les premiers à se les disques live qui y ont été enregistrés (bien sûr, cet album du Velvet
produire upstairs au Max. La pièce n’était pas véritablement adaptée, mais Underground…) et les quelques compilations de formations qui y ont sévi.
pour le public, la proximité avec les musiciens rendait l’expérience inoubliable. Presque toutes sont absentes des plateformes de streaming, c’est un miracle. o

090 R&F JANVIER 2024


Bande dessinée PAR GÉANT VERT

Du touriste en pack de douze


Du côté de la bonne ville de Rouen, l’éditeur Petit à Petit continue son long travail de défrichement
de la musique avec deux nouveaux ouvrages consacrés à des genres diamétralement opposés.
Le premier, “Otis Redding, La Soul Dans La Peau”, obéit au format désormais
classique de la collection didactique Musique en BD qui alterne une chronologie segmentée
scénarisée par Frédéric Adrian et Tony Lourenco où chaque partie est finalisée par une double
page rédigée par Frédéric Adrian qui remet le chapitre abordé dans le contexte social, politique
et musical du moment. Comme il est de mise pour chacun des ouvrages, les dix-neuf parties
ont été confiées à une équipe graphique de douze dessinateurs et dessinatrices (dont Christophe
Eudeline, Cynthia Thiéry, Anne Royant et Morvan Le Rest) qui amène une diversité graphique plutôt
plaisante. Pour le reste, cette biographie dessinée du génie de la soul est l’occasion à ne pas
manquer pour découvrir la vie d’un homme dont la musique a plus fait pour le rapprochement
des communautés que n’importe quel discours de l’ONU. Dans un style beaucoup plus bruyant
et encyclopédique, “Metal” passe en revue les différentes familles d’un genre pas toujours
facile à identifier tant ses extensions sont multiples. Derrière une couverture signée Grégory
Lê, et sur un scénario de Fabrice Rinaudo documenté par Marie Berginiat, se cache un collectif
de seize garçons et filles qui se sont partagé les styles métallurgiques (pagan, death, folk,
stoner, sludge, glam, speed, heavy und tutti quanti) dans la joie
et la bonne humeur car l’humour est omniprésent dans le pavé.
Regard relativement complet sur cette scène compliquée, la
BD comporte aussi une section “Festivals et genres voisins”.
A glisser dans le sac à dos (d’un pote) avant le Hellfest.

Débutée avec “Come Prima” en 2013 et “Senso” en 2019,


la trilogie carte-postale sixties d’Alfred se conclut avec
“Maltempo” (Delcourt/ Mirages), une histoire tout
en nostalgie adolescente dans le sud d’une Italie en pleine
transformation. Dans un village en hauteur niché sur le
bord de mer, Mimmo, quinze ans, essaye tant bien que
mal de donner un sens à sa vie grâce à sa guitare
électrique. Autour de lui, tout ce qu’il a connu est en
train de disparaître à cause des promoteurs immobiliers
qui bétonnent la côte pour accueillir du touriste en pack de
douze. Alors qu’un de ses copains s’adonne au plasticage
de chantier et qu’un autre s’échine à piquer des clopes
pour ses potes dans l’épicerie familiale, le gamin tente
de les convaincre de reformer leur groupe de rock pour
gagner un tremplin organisé par une célèbre émission
de radio. Dans une histoire menée tambour battant,
l’auteur transpose une sorte de guerre des boutons
entre des personnes ayant un regard différent sur l’avenir pendant que les nostalgiques d’une
époque supposée révolue font tout pour qu’elle revienne. Magistralement racontée, cette BD
nous rappelle que, finalement, les problèmes d’hier sont les mêmes que ceux d’aujourd’hui.

Dessinateur rock affilié à la section du trois-accords basique, Nikopek délaisse


l’univers du psychobilly pour s’en aller explorer les arcanes des années quatre-vingt
au moment où un groupe débutant nommé Metallica sort “Kill ’Em All”, un premier
album fort représentatif de ce que peut produire une société mortifère sur la jeunesse.
“Arcadium” (Ankama) se déroule à Rosebud, une petite ville du Montana dont
la tranquillité ne suffit plus pour cacher l’ennui et la misère. Par une belle nuit oisive,
l’inspecteur Drummont voit débarquer un jeune homme nommé Kevin qui lui avoue
sans sourciller avoir zigouillé à coups de hache les membres de sa cellule familiale.
Entre deux flashbacks, le policier tente de relier les points avec une précédente
affaire. Au fil de la narration, le récit prend une tournure fantastique carrément
flippante que devrait apprécier tout le fan-club de Stephen King. Pour le reste,
la colorisation de l’ensemble contribue à créer le malaise qui, suivant la sensibilité
de l’âme et des yeux du lectorat, pourra influencer sa façon de percevoir l’histoire. o

Le gros plan du Géant


Quand Julien Neel crée le personnage de Lou il y a Après un premier volume où il était beaucoup
bientôt vingt ans, le dessinateur ne s’imagine pas que question d’étudier en musique, Lou hérite d’un
le succès rencontré par cette série destinée à l’enfance terrain dans la ville de Mortebouse. Immédiatement,
va devoir, un jour, passer à l’âge adulte pour cause de elle décide d’y organiser un festival. Dans cette
vieillissement du public. C’est désormais chose faite suite, Lou réunit tous ses amis pour mettre sur
depuis 2020 avec “Lou ! Sonata” (Glénat), une pied l’événement baptisé le Dead Dung Fest.
deuxième saison dont le second volume vient de Très vite, les premières difficultés surgissent.
sortir. Prévu sous la forme d’une trilogie, cet épisode La BD, aussi drôle qu’étonnante, est presque un manuel
s’attarde sur les activités musicales de la jeune fille. de montage pour bien réussir son raout en plein air.

092 R&F JANVIER 2024


Livres
PAR AGNES LÉGLISE

Cadeau parfait

Bob Dylan quand on pense que le seul original de “Like A Rolling son image de beatnik existentiel a été remplacée
Mixing Up The Medicine Stone” avait été cédé il y a dix ans pour la bagatelle par celle d’un artiste brillant, certes, mais aussi un
BOB DYLAN, MARK DAVIDSON de deux millions. C’est donc autour de cette collection peu trop bizarre, souvent trop variétoche pour les
ET PARKER FISHEL mirifique et de dizaines de milliers d’autres artefacts puristes et aujourd’hui un peu poussiéreux. Le
Seghers dylanesques — que s’est donc ouvert pile au cœur de livre de Raechel Leigh Carter et Jean-Emmanuel
Les chiffres sont formels, le meilleur moyen d’avoir l’Amérique, à Tulsa, ville natale de son idole de jeunesse Deluxe est de ce point de vue-là une agréable
les cadeaux dont on rêve à Noël est de se les acheter Woody Guthrie, le centre d’archives officiel du Maître, le surprise. Joli et moderne, le livre ne plonge ni
soi-même. L’autre solution, un classique aussi, est Bob Dylan Center. Mark Davidson et Parker Fishel sont dans l’hagiographie ni dans la biographie hyper
d’offrir aux autres ce qui vous plaît à vous et s’ils vous respectivement directeur, conservateur et archiviste détaillée, et le récit a toujours assez de recul pour
aiment, ils prétendront n’avoir pas pigé l’astuce. Mais du centre, et c’est sous leur direction informée qu’a en comprendre les grands mouvements sans être
prudence, on ne peut pas offrir tout à tout le monde et été conçu ce livre hors norme en tous points : ils ont barbé par des analyses trop pointues pour le commun
si le mastodonte “Bob Dylan Mixing Up The Medicine” demandé à des centaines d’auteurs, journalistes, poètes, des lecteurs, rafraîchissant ainsi son image et la
est un des meilleurs cadeaux possibles pour à peu près musicologues, historiens, musiciens, spécialistes et réelle importance de son œuvre. Bref, ils ont relooké
tous, une personne de petite taille pourrait facilement artistes de tous bords de venir choisir un objet et d’écrire Polnareff et ça lui va bien. Cadeau parfait pour jeunes
être assommée par le livre qui, en revanche, pourrait lui un texte autour de son importance de son symbolisme ignorants et vieux nostalgiques mais pas ringards.
servir de table basse. On plaisante, on plaisante mais ce ou whatever. Ce livre est donc à la fois un fantastique
livre-monde est presque aussi géant que la carrière catalogue subjectif d’une partie des extraordinaires
de Dylan et les innombrables exégèses qu’elle a archives mais aussi une collecte de centaines d’œuvres
Debout Dans Les Fleurs Sales,
suscitées et suscite encore plus depuis que Bob Nobel. autour de l’Œuvre, qui abordent aussi bien les processus 365 Poèmes A Déployer
Pour nous francophones, comprendre parfaitement créatifs de Dylan que parfois ceux des intervenants eux- THOMAS VINAU
l’énigmatique Dylan a toujours été un peu une cause mêmes. Richement illustré serait un doux euphémisme Castor Astral
perdue, nous ratons, quel que soit notre niveau puisque ce titan de culture pop présente donc les six On vous a déjà parlé de Thomas Vinau, tendre poète
d’anglais, certaines références, contextes, sous-textes, cents objets choisis, carnets, pages déchirées, dessins, du minuscule quotidien et habile catcher in the rime
minuscules notations qu’un Américain, lui, entend et mémos, paroles, photos de famille, lettres de fans de ces instants où la vie, loin de tout romanesque,
décrypte, croirions-nous tout du moins puisque, à en et d’amis — célèbres, les amis hein, McCartney ou nous souffle malgré tout une fragile éclaircie de
juger par la littérature dylannienne, peu sont d’accord Springsteen — magnifiquement photographiés dans beauté et de contemplation. Zéro chichis littéraires,
entre eux et chacun voit midi standing in the doorway. cette véritable corne d’abondance, ce vaisseau-mère zéro pose, zéro préciosité, Vinau écrit comme on
Enigmatique donc et ultra-secret sur sa vie privée, de la légende dylannienne qui, au pied du sapin, fera pense, simplement et sans apprêt et la vie quotidienne
Dylan sidéra tout le monde quand on apprit que, pleurer de bonheur tout fan normalement constitué. que l’on devine au fil de ses textes est aussi un peu
1, il gardait des gigantesques archives perso et que la nôtre, dans toutes ses menues trivialités et dans
2, il les avait vendues à un milliardaire philanthrope ses occasionnelles grâces. Son dernier recueil,
pour ouvrir, à côté du centre culturel Woody Guthrie Michel Polnareff, Polnaroïd “Debout Dans Les Fleurs Sales” reste dans le
déjà construit par le mec à Tulsa, un musée autour JEAN-EMMANUEL DELUXE droit fil de son œuvre, et on retrouve la même
de ses propres archives. Précisons tout de suite que ET RAECHEL LEIGH CARTER délicate attention et la même économie de moyens
l’argent n’était pour rien dans cette transaction, la Rock&Folk Editions dans ces 365 courts poèmes qu’un lecteur mesuré
collection de six mille manuscrits — au moins, depuis, Même s’il fut le premier artiste en couverture pourra donc lire tout au fil d’une année entière,
Dylan a fouillé ses placards et en sort régulièrement de R&F, Polnareff n’a pas longtemps gardé cette cette chance ! Offrez donc pour les fêtes une année
d’autres — a été achetée pour 20 millions, peanuts image d’avant-gardiste franc-tireur et très vite, de poésie, on en a tous, hélas, de plus en plus besoin. o

JANVIER 2024 R&F 093


Absolutely live PAR MATTHIEU VATIN

Quatre chanteurs, trois guitares, deux batteurs


font lever des bataillons de briquets, seule la
reprise de “Quinn The Eskimo (The Mighty
Quinn)” de Bob Dylan, moins attendue,
fait dérailler un parcours très balisé.
VIANNEY G.

Komodrag & The Mounodor/


The Wave Chargers/
Chuck & John – Gonzai Night
16 NOVEMBRE, MAROQUINERIE (PARIS)
L’antre de la rue Boyer accueille une soirée
tricolore qui s’élance avec le prometteur duo
Chuck & John : ces cow-boys de Montmartre
excellent avec des titres folk captivants
(“The Worst There’s Been”), galvanisés
par la voix éraillée de Loris Vallois. Elle se

Photo Christophe Favière


poursuit avec le surf rock conquérant et tendu
des Wave Chargers, avant que ne débarque
Komodrag & The Mounodor, alliance velue des
frangins de Moundrag (Paimpol) et de Komodor
Queens Of The Stone Age (Douarnenez). Avec la bagatelle de quatre
chanteurs, trois guitares, deux batteurs, et bien
sûr l’orgue Hammond du maître de cérémonie
Queens Of The Stone Age The Magnetic Fields Camille Goellaën-Duvivier, le septuor développe
7 NOVEMBRE, ACCOR ARENA (PARIS) 11 NOVEMBRE, PETIT BAIN (PARIS) une force de frappe impressionnante au service
Dès les premiers accords de “Regular John”, La setlist ce soir fait la part belle au cultissime de morceaux hard rock jouissifs et festifs comme
Josh Homme confirme la rumeur qui courait “69 Love Songs”, ce qui n’est pas pour déplaire “Brown Sugar” ou “Marie France”, entre Sweet
sur la grande forme actuelle de ses troupes. au public. Stephin Merritt et Shirley Simms, et Status Quo. On apprécie particulièrement la
Epaulé de l’impeccable Michael Schuman juchés aux deux côtés opposés de la scène, voix magnifique de Colin Goellaën-Duvivier
à la basse et du toujours élégant Troy interprètent alternativement de leurs voix sur la ballade “It Could Be You”, la présence
Van Leeuwen à la guitare, le natif de si uniques la majorité des titres. Au centre, électrique du bassiste Goudzou, en mode Geddy
Joshua Tree assène classiques imparables le violoncelliste électrique Sam Davol, aidé Lee sur “Born In A Valley”, le rave-up percussif
(“No One Knows”) et raretés (“Battery Acid”). par Chris Ewen au clavier, fait des prouesses de “Green Fields Of Armorica”, ainsi que les
Le discret mais indispensable Dean Fertita pour reproduire cet équilibre étrange entre reprises de “We’re An American Band” (Grand
se distingue au clavier sur la sexy “Make It folk et synthpop. Toute l’assistance chante Funk) et de “Ramblin’ Rose” (MC5), la seconde
Wit Chu” qui se transforme, pour quelques en chœur sur les classiques “All My Little lors d’un rappel aussi furieux que triomphal.
secondes, en reprise du “Miss You” des Words” et “The Book Of Love”. Le meilleur JONATHAN WITT
Rolling Stones. Homme s’avère le plus parolier de sa génération introduit, non sans
loquace lorsqu’il s’agit de défendre ironie, “01: Have You Seen It In The Snow?”
les morceaux du récent “In Times New comme leur chanson de Noël. “The Day Holly Golightly
Roman...” qui font pourtant pâle figure The Politicians Died”, avec ses paroles 17 NOVEMBRE, THÉÂTRE MUNICIPAL BERTHELOT
en comparaison du vénéneux “Better irrésistibles, est accueillie par des – JEAN GUERRIN (MONTREUIL)
Living Through Chemistry” ou de acclamations. A l’applaudimètre, c’est Montreuil City Rock ! Organisée par l’activiste
l’hypnotisant “God Is In The Radio” sûrement le guitariste Anthony Kaczynski Cédrico, cette double affiche de rêve avait
étiré sur plus de dix minutes, solo de qui l’emporte aujourd’hui avec sa fabuleuse de quoi ravir les plus fervents amateurs de
batterie et hommage à Mark Lanegan inclus. version de “The Luckiest Guy On The Lower la scène Buff Medways. Après une première
DIMITRI NEAUX East Side”. Le groupe n’oublie heureusement partie très Bo Diddley/ Lonnie Mack assurée
pas le jubilatoire “A Chicken With par le trio écossais Lord Rochester et menée par
Its Head Cut Off” en rappel. l’excentrique Russell Wilkins en veste tartan,
Weyes Blood BRIAG MARUANI la très rare (son dernier passage hexagonal
Pitchfork Music Festival Paris remonte à 2004) légende Holly Golightly offre une
8 NOVEMBRE, SALLE PLEYEL (PARIS) heure et demie de garage folk sans accordeur à
Difficile, comme John Cale, de ne pas être Noel Gallagher’s faire pleurer les plus durs et puristes du genre.
impressionné par la profondeur de la voix de High Flying Birds Accompagnée du petit génie Bradley Burgess à
Weyes Blood (Natalie Mering dans le civil). 11 NOVEMBRE, ZÉNITH (PARIS) la guitare, du décontracté Matt Radford à la
Dès “It’s Not Just Me, It’s Everybody”, c’est On n’est jamais si bien servi que par soi- contrebasse et du dévoué Bruce Brand
la grande plongée. L’atmosphère est fervente : même ; lorsqu’il évoque “Council Skies”, à la batterie, la copine de Meg et Jack White
Mering, vêtue d’une grande cape dorée qui lui Noel Gallagher le présente comme son reprend avec une classe folle “Satan Is His
donne des allures de première communiante “album salué par la critique”. Soit. On n’irait Name” de Steve King. Son tube “There Is An
pop, tourbillonne dans l’espace, ébauche une pas en dire autant des précédents. Et malgré End” qui aurait mérité de figurer en chanson
danse serpentine à la Loïe Fuller, distribue les belles versions de “Council Skies” ou “Easy titre d’un James Bond est lourdement acclamé
des fleurs au public (qui la gratifie en retour Now”, on frôle parfois la crise d’hyperglycémie avant un joyeux foutraque final du “Mellow
d’étonnantes offrandes : un DVD d’un film sentimentale devant le déluge de mièvreries Down Easy” de Little Walter. Somptueux !
intitulé, sauf erreur, “The Touch Of Her bombardées sur l’écran (montgolfière en forme MATTHIEU VATIN
Flesh” !). L’Américaine joue toutefois la carte de cœur s’éloignant dans le fookin’ couchant,
grande prêtresse avec une légère mais nécessaire fookin’ ciels de cartes postales, fookin’ clair de
touche d’ironie. Le sortilège se dissipe lune, etc.). De toute façon, l’homme de la rue Raye
en douceur sur une version acoustique — conversation de pissotière — le confirme : 18 NOVEMBRE, CIGALE (PARIS)
de “Picture Me Better”. On aurait à peine “Je suis venu pour les cinq dernières !” En Angleterre, Raye est déjà vue comme
été surpris de la voir s’envoler en repartant. (comprendre la période Oasis). Si “Half The une successeuse potentielle d’Amy Winehouse.
VIANNEY G. World Away” et “Don’t Look Back In Anger” Grosse voix, gouaille cockney et répertoire soul,

094 R&F JANVIER 2024


elle déboule avec “The Thrill Is Gone” The Subways/ Ash de l’époque bénie de “1977”, sans avoir égaré
devant une Cigale déchaînée, puis balance 11 DÉCEMBRE, PETIT BAIN (PARIS) leur vitesse d’exécution. Puis, le trio anglais
le splendide “Oscar Winning Tears”, qu’elle L’imposant tourbus et l’immense queue de The Subways présente promptement son
chanta cet été à Glastonbury et en septembre devant l’équipement culturel flottant illustrent récent album, “Uncertain Joys”, avec la
au Royal Albert Hall avec un orchestre parfaitement l’euphorie autour de l’ultime date diatribe “Influencer Killed The Rock Star”
symphonique. Raye invite un fan à de la tournée battle entre deux figures de la dédiée à Bono mais surtout pioche parmi
chanter “Sober”, blague sur l’oubli power pop de ces dernières années : tout d’abord, ses deux incontournables premiers disques
de son soutien-gorge (“Gardez vos photos les grands frères nord-irlandais Ash, heureux les mignonneries punk “Rock&Roll Queen”,
hors des réseaux !” dit-elle morte de rire) de se retrouver en excursion européenne, “With You” ou “Kalifornia” avant
et enchaîne avec une chanson sur la tabassent la merveille “A Life Less Ordinary” de faire revenir Ash pour une power
weed (“Mary Jane”). Deux heures avant de s’attaquer aux tubesques “Goldfinger”, reprise à six de “Oh Yeah” en rappel.
de soul contemporaine avec un groupe “Kung Fu” et “Girl From Mars” extraits MATTHIEU VATIN
de qualité, et Raye quitte la scène sous
les hourras du public. A star is born.
OLIVIER CACHIN

Corey Taylor
19 NOVEMBRE, TRIANON (PARIS)
Dans un Trianon lourdement chargé en
metalleux de tout poil, les New-Yorkais
d’Oxymorrons, gang fusionnel punk rock
& rap achèvent un set plutôt apprécié par
le public. A peine le temps de se reposer
que Corey Taylor débarque dans un
déferlement de décibels accompagné
de spots blancs tellement violents qu’ils
sont sans aucun doute interdits d’interro-
gatoire même à Guantanamo. Fidèle à sa
setlist, le chanteur puise autant dans le
répertoire de Slipknot et Stone Sour que
dans les chansons de son nouvel album.
Entouré par la formation de l’album,
Corey Taylor déroule le show confortablement
installé sur une rythmique en béton armé. Sans
décorum et uniquement armé de son charisme,
le frontman contrôle son public sans problème
jusqu’à un final ponctué par la reprise “Fairies
Wear Boots” de Black Sabbath. Simple et pro.
GÉANT VERT

Peter Doherty/
Lias Saoudi/ Pregoblin
28 NOVEMBRE, TRABENDO (PARIS)
Alex Sebley, Britannique arty nonchalant,
présente des morceaux de “Pregoblin II”
prévu à la rentrée, dont l’accrocheur
“These Hands Aka Danny Knife” sur
lequel Peter Doherty surgit du public
et le rejoint sur scène pour le début
d’une soirée enthousiaste. Puis, Lias
Fat White Family Saoudi déclame à
la façon d’un auteur beat, poésie sur la
circoncision de son frère, blague potache
au sujet de Yoko Ono avant de reprendre
“Borderline”, “Oh Sebastian” et “Rock
Fishes” juste avec une guitare, prouvant
que de bonnes chansons même dépouillées
de leurs artifices fonctionnent toujours
admirablement. Enfin, le funambule
Peter, malgré une récente interview
alarmiste quant à sa santé, attaque
son set le regard vif et le pas léger
par l’inédit “Empty Room”, révèle
“Night Of The Hunter”, nouveau
Photo Michela Cuccagna

simple des Libertines, avant d’être


rejoint par Frédéric Lo pour le poignant
“The Ballad Of...” dédicacé à son regretté
ami Alan Wass et de terminer en trombe
par l’inaltérable “Time For Heroes”. Peter Doherty
MATTHIEU VATIN

JANVIER 2024 R&F 95


Festival

Tête à claques
magnétique
èmes
45 Rencontres
Trans Musicales
DU 6 AU 10 DÉCEMBRE, RENNES
Gigantesque événement défricheur, le festival rennais
a une nouvelle fois livré ses prévisions musicales
pour l’année à venir : spoiler alert, 2024 ne devrait
pas être un grand cru pour le rock et les guitares. Dynamite Shakers

Avec 52 000 festivaliers et 2 000 profession- Jean-Louis Brossard, fondateur des Trans. pralines distribuées par le duo basse/
nels, la préfecture de Bretagne s’est, de Carte de visite royale ! Direction Bruz et batterie tokyoïte, Moja. Samedi, les
nouveau, érigée en capitale musicale le le Parc Expo pour l’envoûtante proposition Tame Impala italiens de Post Nebbia
temps d’un week-end de décembre à la néo-classique de Flore Laurentienne, idéa- sont planifiés trop tôt dans le Hall 3 qui
météo relativement clémente. Afin de lement mise en lumière avant le concert se remplit cependant pour l’énorme bouffée
se retrouver dans les méandres de la de Joe Yorke. L’Anglais, branché sound d’air à guitares de The Silver Lines, leur
programmation, les sessions Fip, ouvertes systems britanniques, livre une réjouissante chanteur, tête à claques magnétique, et
au public en journée, sont un excellent guide heure avec sa voix de fausset entre reggae et leurs morceaux qui rappellent les regrettés
pour s’orienter et ainsi regretter d’avoir loupé soul. Du côté des Bars En Trans, victimes Rakes. En clôture le dimanche à l’Opéra,
le groove psychédélique de Nusantara Beat de leurs succès, la frustration est de mise alors que résonnaient la harpiste galloise
la veille à l’Ubu ou de voir jouer les Argentins avec une programmation affriolante d’artistes Cerys Hafana, touchante de grâce, et
noisy de Blanco Teta à un horaire moins (After Geography et Civic) dans des lieux aux la guitare électrique du compositeur
problématique que 2 h 30. Premier cocorico jauges inadaptées et inaccessibles. Vendredi, expérimental barcelonais Raùl Refree
Photo Cat’s Eyes Photography

du jeudi, les Vendéens Dynamite Shakers c’est le Hall 3 qui attire : entre les Rennais dans les ors de cet écrin magnifique, on
qui, pour leur plus grosse date à ce jour d’Hanry, maîtres de leurs instruments et d’un s’est demandé si ce n’était pas ici que se
dans un Liberté blindé, ne se ratent pas post-rock cinématographique très Mogwaï, situait l’avenir du rock, institutionnalisé
et offrent une prestation garage débraillée et les Suédois de DiskoPunk, étrange alliage et à l’écart, loin de la jeunesse dansant
tellement ovationnée qu’ils reviennent entre ABBA et un chanteur iguanesque qui sur les rythmes techno du Parc Expo.
pour deux rappels dont un réclamé par font gentiment patienter jusqu’aux agréables ERIC DELSART ET MATTHIEU VATIN
Depuis que j’ai vu le film “The Warriors” Page-turners : “P-Funk, L’Odyssée de George
en 1980, j’avais envie d’aller à Coney Island, Clinton” par Real Muzul (Le Mot Et Le Reste, 23 €)
mais on me prévenait que je serais déçu. Je ne donne envie de réécouter direct le “Troglodyte
l’ai pas été. Au bout de la ligne N la poésie, les (Cave Man)” du Jimmy Castor Bunch ;
Puces de Saint-Ouen, Cap Canaveral, Luna Sly Stone, “Thank You (Falettinme Be Mice
Park et l’Atlantique à Biscarrosse réunis. Elf Agin) : A Memoir” (Auwa, non traduit,
Sur les planches, un sound-system electrofunk 28,90 €) ; Véronique Mortaigne, “Lavilliers,
passe “Keep On” par D Train. Un peu plus loin, Ecrire Sur Place” (Equateurs, 20 €) ; Alphonse
des Portoricains diffusent leur salsa comme Boudard, “Merde A L’An 2000” (Le Dilettante,
si c’était de la Hi-NRG, jouant les percussions 19 €) ; Jean-Philippe Delhomme, “Peindre
par-dessus le disque. De l’autre côté de la jetée, Devant Soi (Exils, 28 €, il publie également
les piers de Blackpool et Ostende. Je repense à “Studio Poems”, des paroles et des dessins
“Sailing” de Rod Stewart sur “Atlantic Crossing”, à l’encre superbes chez Perrotin) ; Bertrand
avec son clip dans le port de New York. Ce Boileau, “Le Champ Des Possibles” (editions-
soir, à Manhattan, Frances Moore, la femme anfortas.com, 16 €), livre de route californien
qui a sauvé le disque du naufrage numérique rythmé par le “Let There Be Rock” d’AC/DC.
complet, prend sa retraite après trente ans à
l’International Federation of the Phonographic Je suis seul dans ma chanson : Peter Hook
Industry. Fan de Rod the Mod, elle m’apprend interviewé par Philippe Chassepot pour
qu’il vit désormais près de Londres, son épouse, le quotidien suisse “Le Temps” (tous deux
l’ancien mannequin Penny Lancaster, ayant suivi particulièrement recommandés), à propos
une formation pour devenir officier de police. d’un concert de New Order à Lyon en 1989 :
“J’étais sorti avant le concert pour boire un
Dommage que celle-ci ne soit pas en poste verre avec un pote, puis on en a vite descendu
dans la Région Pays de la Loire : “Sarthe. vingt ou trente (…). Finalement, le promoteur
Il cambriole une série de commerces pour a défoncé la porte et on a commencé à jouer
financer… sa carrière de musicien !” avec un retard dingue. Et en fin de concert,
(“L’Echo Fléchois”). “Devant le tribunal, quand tout le groupe a quitté la scène,
le prévenu âgé de 20 ans, grand, mince, je pensais qu’il restait encore une chanson
dreadlocks courtes sur la tête, vêtu d’un sur la set-list. C’est là que j’ai réalisé que
sweat bleu et bas de jogging bordeaux a je m’étais planté depuis le début, j’avais joué
reconnu les faits qui lui sont reprochés : les mauvaises lignes de basse sur chaque titre.
“Qu’est-ce que vous allez faire de tous ces objets ?, Manifestement, personne n’avait remarqué…”
demande la présidente du tribunal
– C’est pour faire des vidéo-clips, Sur LCP, Rembob’Ina avec Nina Simone,
je fais de la musique. et son biographe Frédéric Adrian (“Nina Simone”,
– Et l’argent en espèces ? Le Mot Et Le Reste, 20 €) en invité plateau. Allez
– C’est pour pouvoir payer un producteur.” voir la rediffusion, c’est merveilleux. Quand
Dire que certains prétendent que ceux-ci ne elle joue “The Other Woman”, on ne peut
servent à rien, le prestige est intact (règlement pas aller plus loin. Elle voulait être concertiste
par PayPal et Western Union acceptés), même si classique, heureusement que ça n’a pas marché,
on ne sait pas toujours bien en quoi ça consiste. on n’aurait jamais pu entendre ses chansons.

Il y a en effet bien des manières de “produire” Ivan Essindi, bassiste d’une grande élégance,
un disque, et les tournages en studio permettent vient de mourir dans un accident de voiture.
rarement de comprendre le processus, avec “La bande à Spartacus est à la station Rome” :
leurs éternels plans de coupe de doigts sur Tai-Luc, première victime des Jeux olympiques
les faders et les faux-raccords où la vedette 2024. Asthmatique, il s’est éteint après avoir
feint de chanter d’une traite ce qu’elle a remonté chez lui les caisses de livres de sa boîte
parfois mis cinq heures à ahaner. D.A. de bouquiniste. Souvenir de la rue Caumartin
Pennebaker a réalisé certains des plus au début des années quatre-vingt, la chicore,
beaux documentaires sur le rock, mais la dépouille, les videurs de Rosebud en survêt
j’ignorais qu’il avait aussi réussi à montrer à capuche avec leur gilet orange en similicuir,
le travail du producteur (Thomas Z Shepard, Farid et Amour, les terreurs du moment,
fantastique), du chef, de l’orchestre, du en embuscade, et lui, rude boy de Vélizy
compositeur, toute cette alchimie humaine, en costume vert 3 boutons, imperturbable.
technique et artistique, à l’occasion d’une Jean-Pierre Montal, évoquant avec émotion
séance au studio de la Columbia Records un concert de La Souris dans une ancienne
un dimanche de mai 1970 pour “Company”, patinoire : “Comme il y eut le zouk pour les
de Stephen Sondheim. C’est sur YouTube, îles ou la bossa-nova pour les plages du Brésil,
ça dure 53 minutes et c’est extraordinaire. il fallait une musique pour Schiltigheim, les
Merci à Elisabeth Vincentelli de m’avoir banlieues de Rouen ou Saint-Etienne. Dans
fait découvrir cette merveille. les années quatre-vingt, ce fut l’alternatif.
Je sais… Pas glop, pas glamour mais ces
Quatre singles : The High Llamas, “Hey Panda” types jouaient partout, ils nous évitaient
(Drag City), la première fois que j’entends de bien des soirées en famille… grâce leur soit
l’Auto-Tune qui me plaît ; Jacques, “Absolve” rendue. Et au milieu de cette ‘scène’, un
(Recherche & Développement / Jacques 2052) ; véritable Etat dans l’Etat, de glorieux aînés qui
Halo Maud, “Terres Infinies” (Halo La Nuit/ avaient débuté bien avant, La Souris Déglinguée
Heavenly Recordings) ; Papooz, “Don’t You emmenée par un type au charisme unique,
Think It’d Be Nice?” (Half Awake Records). brassant la ligne 2, Juvisy et le Mékong dans
Quatre albums : Romano Bianchi, “Le Don des paroles portées par un genre de romantisme
Et La Disgrâce” (Stone Pixels Records) ; rockab.” Terminus à Père Lachaise (ligne 2).
Marlow Rider, “Cryptogénèse” (Bullit Records, Merci pour tout Tai-Luc, pour les mauvais
lisez l’interview de Tony Marlow, l’ancien Rockin garçons et les filles qui fument dans la
Rebels, sur buzzonweb.com, c’est passionnant) ; rue en répondant “ta gueule” quand
The Pietrosella Sound Experience, “The Island” on leur demande si elles sont seules.
(Aventura Records) ; La Division Technique, “Tu connais Isabelle et sa sœur Jacqueline
Photo Bruno Berbessou

“Traversant Les Cités Liquides” (Rotorelief). La jeune voleuse de sacs dans les boîtes de nuit
Une réédition : “A Frauta De Pã”, de Carlos Elle provoque les filles sur la piste de danse
Walker, entre Colin Blunstone et Brian Elle sourit aux garçons en buvant dans leur bière.”
Wilson (Sony Japan, uniquement La Souris Déglinguée, “Week-End Sauvage”,
en CD, merci Pierre Sojdrug). paroles Tai-Luc.

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