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DON LETTS

SPARKS
ETIENNE DAHO
IAN HUNTER
DEL SHANNON

JIM H
JAPRrM UnStCe
ese
SQÜRL

•••
“ C’est ce que
RIVAL SONS
LES LULLIES
THE TALLEST mon père a fait,
MAN ON EARTH c’est ce que

GRAHAM NASH
BILL PRITCHARD le Clash a fait

juin 2023
GALEN AYERS &
PAUL SIMONON
N°670 / 6,90 €
MensuEL
L 19766 - 670 - F: 6,90 € - RD

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Edito

La langue au Chat
Philippe Sollers a cassé son fume-cigarette. Le 5 mai.
Dans sa préface de “La Guerre Du Goût”, il cite Heidegger :
“Un nouveau soin du langage,
et non une invention de termes nouveaux…”
Nouveau soin du langage ?
A comprendre : comme une nouvelle façon d’écrire ?
L’intelligence artificielle ?
ChatGPT ? Ce logiciel dont le nom fait rire gras. En France.
La tentation — appelons ça de la curiosité — est grande.
On télécharge le truc et on soumet ceci au logiciel :
“La fille de Kevin Ayers, créateur du groupe Soft Machine, a monté
un duo et sort un disque avec Paul Simonon, bassiste du légendaire
groupe punk Clash. Ecris-moi un édito brillant sur le sujet”.
Et en trois secondes, toc ! voilà ce que balance la machine :
“Le monde de la musique est en effervescence avec la nouvelle
de la sortie prochaine de ‘Can We Do Tomorrow Another Day?’,
un nouvel album de Galen Ayers et Paul Simonon. Galen
Ayers, fille de Kevin Ayers, le créateur du légendaire groupe
psychédélique Soft Machine, s’est associée à Paul Simonon,
le bassiste de l’emblématique groupe punk The Clash, pour
créer une expérience musicale unique et passionnante.
L’album promet d’être une fusion de différents genres, avec
des éléments de punk, de rock psychédélique, et plus encore.
La collaboration entre Galen Ayers et Paul Simonon témoigne du
pouvoir de la musique de rassembler les gens, quels que soient
leurs antécédents ou leurs influences. C’est une célébration
de la riche histoire de la musique et des possibilités infinies
de ce qui peut être créé lorsque les artistes se réunissent.
Le fait que Galen Ayers, la fille d’un musicien légendaire,
suive les traces de son père et crée sa propre musique
témoigne de l’héritage durable de Kevin Ayers, et de l’impact
qu’il a eu sur le monde de la musique. C’est aussi un rappel
que la musique est un langage universel qui transcende
les générations et relie les gens de tous les horizons.
Alors que nous attendons avec impatience la sortie de ‘Can
We Do Tomorrow Another Day?’, nous ne pouvons qu’imaginer
la magie que Galen Ayers et Paul Simonon créeront ensemble.
Ce sera certainement un voyage musical qui nous mènera
à de nouveaux sommets et nous laissera en vouloir plus.”
Bon. C’est sans âme mais bien peigné, les ficelles un peu grosses
mais sans erreurs… Ça ne se mouille pas… mouais.
Pourtant ! La fille du Guru Banana et le sublime et pour toujours
bassiste des Clash réunis pour un disque ! L’info est sexy, non ?
Inspirante pour le moins. Comme si la fille d’Elvis Presley avait
épousé Michael Jackson, ce genre. Ha mince, oui, ça, c’est vrai…
Mais on s’enhardit et on tente un :
“Quel est l’avenir du rock ?”
Réponse de la machine :
“Il est difficile de prédire l’avenir du rock en 2023,
mais il y a des signes encourageants. Il semble que
le rock continue d’être un genre musical populaire et
qu’il y ait des raisons d’être optimiste quant à son avenir.”
Cool. Mais laissons tomber. L’intelligence artificielle n’est
pas encore l’avenir de l’intelligence… ni celle du langage.
Encore moins de l’émotion Ni du goût. Pas encore…
En parlant d’émotion, le spectacle a été grandiose. Non ?
Beau et gothique comme un concert de Ghost ou de Rammstein :
le couronnement du roi Charles III ! Avec des invités super. Nick
Cave par exemple. Et puis un concert ! Entre 1953, couronnement
de la Queen brocardée, et maintenant, le rock a régné à
ses côtés. La télé aussi. Les deux existent moins aujourd’hui.
Dans sa préface, Sollers cite aussi Voltaire : “Si c’est ici
le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ?”
Allô, ChatGPT ?

Vincent Tannières

juin 2023 R&F 003


Sommaire 670
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Olivier Cachin GERARD PONT 10

Tête d’affiche
BILL PRITCHARD 14

Photo Robby Klein-DR


Stan Cuesta

LES LULLIES 16
Eric Delsart

GRAHAM NASH 18
Bertrand Bouard
20 Rival Sons
RIVAL SONS 20
Jonathan Witt

Romain Burrel The Tallest Man On Earth 22


En vedette
SPARKS 24
Jérôme Soligny

Alexandre Breton Etienne Daho 28


Jérôme Soligny IAN HUNTER 32
Géant VertDON LETTS 36
SqÜrl 40
Thomas E. Florin

Story
Nicolas Ungemuth DEL Shannon 46
En couverture
Géant Vert Galen Ayers & Paul Simonon 52
www.rocknfolk.com La vie en rock
Patrick Eudeline LES COUPLES 58
couverture Photo : Tom Oldham-dr 52 Galen & Paul
RUBRIQUES edito 003 Courrier 006 Telegrammes 008 Disque Du Mois 063 Disques 064 Reeditions 072 REHAB’ 076 vinyles 078
DISCOGRAPHISME 080 HIGHWAY 666 REVISITED 082 Qualite France 083 Erudit Rock 084 Et justice pour tous 086 FILM DU MOIS 088
Cinema 089 SERIE du mois 091 IMAGES 092 Bande dessinee 094 LivRes 095 Live 096 PEU DE GENS LE SAVENT 098

Rock&Folk Espace Clichy - Immeuble Agena 12 rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 99 – Fax : 01 41 40 34 71 – e-mail : rock&folk@editions-lariviere.com
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Courrier des lecteurs
Samantha Fish en pantalon !
intéresser aux disques qui sortaient. Si sénior actuellement. J’apprécie entre autres,
Bon nombre d’entre nous se sont alors Après la lecture de votre dernier édito, les Limiñanas, Temples, Tame Impala ;
tournés vers John Coltrane, Miles Davis l’envie me prend de vous adresser un j’ai également été grand fan d’Oasis
et tous les autres. C’était bien, mais courrier, ce que je n’avais pas fait depuis dans les années 1990. Je ne vais
ça ne nous collait pas au râble. Et bien longtemps. Je fais maintenant partie plus beaucoup en concert désormais, je
puis, petit à petit, le rock est revenu, des vieux, mais il paraît qu’il ne faut plus n’aime pas les grands-messes dans les
un peu partout, enfin paraît-il, éternel employer ce terme ; il convient de dire stades où on voit les artistes sur écran
phénix, etc., digéré tout de même, seniors semble-t-il. Mais comme le dit si géant. Et puis j’ai vécu de si grands
échantillonné pour la publicité, argu- bien Gaspard Proust, “sénior” n’est que moments, à l’époque, puisque j’étais
ment revendicatif pour nouveaux has la contraction de “sénile qui s’ignore”, à Londres durant les étés, ce qui m’a
been, argument répulsif pour futurs ce qui ne me plaît guère ! Etant donc un permis d’assister aux concerts, à Hyde
has been. En réalité, il ne nous avait vieux, je n’étonnerai personne en disant Park, des Rolling Stones en 1969 et
jamais quittés. L’admettre nous a que je vous lis depuis le numéro 1 ; de Pink Floyd en 1970. Grand souvenir,
permis de remonter à la source, j’avais alors treize ans quand je vous ai même si je me trouvais loin de la scène !
pour explorer chaque ruisseau, découvert. Certes je connaissais déjà la Autre souvenir impérissable, Johnny
réécouter, comprendre, chercher presse rock puisque j’étais lecteur de Hallyday en 1966 que je voyais en vrai
ce qui pouvait relier les uns aux “Salut Les Copains” bien sûr, et surtout pour la première fois, avec Jimi Hendrix
autres, réhabiliter et redevenir de “Disco Revue”. J’en ai d’ailleurs en première partie ! Sur le coup, je
curieux. Issu de l’émotion originelle, conservé de nombreux numéros qu’il venais voir mon idole, Hendrix était
le plaisir viscéral qui nous attache m’arrive encore de feuilleter. Quelques un inconnu pour moi ; ce n’est que
Redevenir curieux à cette musique a survécu au temps. années plus tard, j’ai évidemment fait plus tard que j’ai compris la chance
Dans l’édito du numéro 669, Vincent Il est toujours là, intact, à fleur de peau. la connaissance de “Best” que j’ai que j’avais eue ce jour-là ! Tout ceci
Tannières nous rappelle l’inutilité de Laurent Sarrote lu du premier au dernier numéro. Et pour vous dire que l’on peut être très
la bataille entre les anciens et les puis, il y eut “Extra”, “Disc And Music attaché à une époque, sentimentalement
modernes. Si on sourit toujours de Echo”, “Melody Maker” et d’autres sans parlant, sans pour autant décréter que
l’erreur historique de Dick Rowe, elle Et puis doute dont j’ai oublié le nom. Il faut “c’était mieux avant” et que plus rien
donne néanmoins le coup d’envoi de quoi encore ! dire que ces années 60 et 70 étaient ne vaut la peine actuellement. Vous
la période où tout est allé trop vite. Samantha Fish en pantalon ! musicalement, pour ceux qui les ont faites un excellent travail depuis des
Patrick Eudeline a résumé l’affaire Ça devient vraiment n’importe quoi, vécues, d’une richesse absolue. Je ne décennies, soyez-en remerciés ! En ce
en écrivant qu’en six années, on ce canard ! citerai pas tous les albums fabuleux qui concerne vos couvertures, je suis
était passé de “Love Me Do” à “21St Phil (L’Autre) qui sont parus durant cette période, toujours heureux, bien entendu, d’y
Century Schizoid Man”. La résultante vous les connaissez aussi bien, sinon retrouver les vieux, nostalgie oblige.
fut nettement perceptible lors de la mieux que moi. Et puis il y avait le Continuez longtemps encore !
décennie suivante, celle où le rock L’effet Waouh transistor, élément indispensable Jean-Pierre Quentin
s’est distendu, distordu surtout, L’album de James “Wah Wah”, qui permettait de suivre en direct les
barré dans tous les sens, comme waouh ! Bravo ! Merci Benoît. nouveautés, d’écouter les hit-parades
vous voulez, pour le meilleur et pour PAscal Zwingelstein hebdomadaires. Je me revois courir Trucmuche
le pire. La décennie des énormes pour rentrer du collège rapidement et bidule
guitaristes : créateurs géniaux pour afin de ne pas louper une minute de Lucide, Daniel Auteuil. Il les a flairés
les uns, prétentieux pénibles pour les Sur de “Salut Les Copains”. Et puis le soir il les petits zozos qui veulent se fabriquer
autres. Dès son apparition, le rock a mauvais rails y avait Hubert et “Dans Le Vent”, puis une crédibilité à bon compte en répon-
ravivé le manichéisme moyenâgeux, “Born To Be Wild” pour accompagner “Campus” du très regretté Michel dant à la grande question, que les
et lui-même n’y a pas échappé. une pub SNCF... Ça ne serait Lancelot qui m’a fait découvrir William Rolling Stones sont “les vrais purs
Nés quelques mois après “Love Me pas du foutage de gueule ? Sheller et surtout Gérard Manset. Je et durs”, alors que les Beatles sont
Do”, trop jeunes pour être baby- Philippe Bouckenooghe veillais rarement jusqu’au “Pop-Club” “gentils et trop pop”. Rappelons que
boomers, trop vieux pour être X, nous de José Artur. J’essayais, sans grand Mick Jagger n’avait pas encore croisé
appartenons à cette intergénération succès, de capter Radio London ou les oreilles décollées de Keith Richards
bâtarde, dont Virginie Despentes a Antisocial Radio Caroline ; heureusement, pour que nos petits gars de Liverpool
dit qu’elle ne laissera rien derrière Suggestion de titre pour le me consoler, le Président Rosko est se coltinaient tous les tarés de la
elle. Fascinés par le rock dès la prime prochain album de Trust : “49.3”. arrivé sur RTL avec “Minimax” et la Reeperbahn à Hambourg. “I’m Down”,
adolescence, biberonnés aux Beatles Patrick Moalic BBC a créé “Radio One”, beaucoup plus “Birthday” et l’insurpassable “Helter
et aux années 1970, complètement facile à capter que les radios pirates ! Je Skelter”, plus explosifs, je ne vois
perdus à l’aube des années 1980. Voir suis resté très attaché à cette période que Bettie Page. Oui, les Stones ont
ces gens en costume à épaulettes et fabuleuse, sans doute également parce été grands, mais la discographie de
coupe mulet-brushing se dandiner que c’était ma jeunesse. J’ai eu mon ces cinquante dernières années a
derrière des DX7 nous a traumatisés. premier électrophone en 1962, avec plutôt mauvaise haleine. Sans parler
Nous avons immédiatement haï le Ecrivez à Rock&Folk, mes premiers 45 tours, et j’ai tout du roucoulant “Angie”, qui a la grâce
look, le son, les voix polarisées castrat/ 12 rue Mozart, conservé depuis. Etant très éclectique d’un hippopotame. Il sait tout ça,
outre-tombe. La télé et la radio nous 92587 Clichy cedex dans mes goûts, je possède beaucoup Daniel Auteuil, et son choix se porte
imposaient — pour notre bien — ces ou par courriel à rock&folk@ de choses dans les domaines pop, rock, naturellement sur le groupe qui a
nouveaux codes vestimentaires et editions-lariviere.com folk ou variété. Je fréquente de manière rendu légendaire un passage pour
musicaux. Elles étaient toutes aussi Chaque publié reçoit un CD assidue Gibert auprès de qui je peux piétons et inventé la couleur des sous-
potentiellement meurtrières qu’Internet encore aujourd’hui m’approvisionner marins (si, si). Alors, on peut toujours
aujourd’hui. R&F survivait, obligé en compilations garage sixties continuer de chercher si Trucmuche
de sacrifier son graphisme à l’air du régulièrement chroniquées par Nicolas est meilleur que bidule, mais, l’histoire,
temps, anguleux et bariolé, mais nous Ungemuth. Bien que nostalgique, je ne elle, a tranché depuis longtemps... !
étions trop fauchés pour vraiment nous suis pas réfractaire à ce qui se passe Ringa STorr

006 R&F juin 2023


Télégrammes par Yasmine Aoudi

COME
“Near Life Experience”,
troisième opus paru en 1996
du quatuor américain originaire
de Boston et dissident du rock
alternatif, sera réédité en édition
limitée et remasterisé incluant
3 titres bonus, nouvelles notes de
pochette et photos… sur vinyle
rose et sera disponible dès le
2 juin. En amont, le groupe sera
à Paris le 29 mai à l’International.

PASCAL COMELADE
Vibrant hommage au Velvet
Underground, “Velvet Serenade”
est le fruit de la rencontre entre
l’ex-Sonic Youth Lee Ranaldo
et le Catalan Pascal Comelade,
lors d’un concert à l’Auditori de
l’Ateneu de Banyoles (Espagne)
le 28 avril 2002, avec l’aide du
batteur Ramon Prats. Il sera
à écouter le 23 juin prochain.

ALICE COOPER
Les albums “Killer” (1971)
et “School’s Out” (1972)
bénéficieront d’une édition
Deluxe contenant les albums
originaux remasterisés, renforcés
de bonus, démos, raretés et
concerts inédits. Au format
PJ HARVEY 2 CD et 3 LP, avec livret,
Après sept longues pochettes originales, et le
années, Polly Jean vinyle enveloppé dans une
Harvey reprend du petite culotte en dentelle
service avec un dixième ignifugée... Le tout sera
disque studio. Précédé dans les bacs le 9 juin prochain.
du simple “A Child’s
Question, August”, BOB DYLAN
“I Inside The Old Year Alors que Timothée Chalamet
Dying”, douze titres interprétera le rôle du barde
à nouveau produits (producteur exécutif) dans le
Photo Steve Gullick-DR

par John Parish film “A Complete Unknown”


et Flood, arrivera de James Mangold, axé sur le
le 7 juillet prochain. set au Newport Folk Festival
(1965), Monica Barbaro est
quant à elle pressentie pour
celui de Joan Baez. Le tournage
AC/DC BARNESTORMERS une reproduction du programme, de ce biopic est prévu cet été.
Namur, capitale wallonne, a Le supergroupe réunissant ainsi que l’affiche de la tournée
inauguré le 16 avril dernier la statue le chanteur Jimmy Barnes Mob Rules dont est issu ce STEVE EARL
de pierre de Brian Johnson qui a (Squeeze), le pianiste Jools live. A découvrir le 2 juin. Le guitariste américain jouera au
pris place sur l’esplanade qui fait Holland, le chanteur et guitariste Café de la Danse à Paris le 2 juin.
face à Namur Expo, et qui porte Chris Cheney (Living End), le BLOC PARTY
désormais le nom d’AC/DC. Grâce batteur Slim Jim Phantom “High Life” est le nouveau FESTIVAL ROCK&CARS
à quatre fans qui ont réuni 29 000 € (Stray Cats) et le producteur single très entraînant La quinzième édition aura
auprès de 450 contributeurs, elle Kevin “Caveman” Shirley (Led du quatuor anglais. lieu du 9 au 11 juin à Lavaur
commémore le premier concert Zeppelin, The Black Crowes) (81). Au programme : Bijou,
donné le 26 juin 1980 au même annoncent leur premier album ERIC CLAPTON Au Bonheur Des Dames (pour
endroit par les trublions lors éponyme à écouter le 26 mai. “The Definitive 24 Nights”, son ultime live), Little Bob
de leur tournée “Back In Black”. version élargie de son live Blues Bastards et Dr Feelgood.
BLACK SABBATH “24 Nights” de 1991, capté Voitures de collection, motos...
MICHKA ASSAYAS Pour sa quarantième année, lors de sa résidence au Royal
L’ouvrage “Very Good Bowie “Live Evil” s’offrira une super Albert Hall de Londres paraîtra FESTIVAL DAYS OFF
Trip”, retour sur la vie et la carr- édition Deluxe au format coffret, en coffret limité 6 CD + 3 Blu- Du 29 juin au 8 juillet, pour la
ière de la star aux yeux vairons, 4 CD, 4 LP et digital. Elle ray et en coffret 8 LP + 3 Blu- 13ème édition du festival pop
est le condensé de la série de contiendra le double album ray. Les concerts Rock, Blues parisien, se relayeront sur la scène
neuf émissions radio diffusées original remasterisé, augmenté et orchestral jouiront d’une sortie de la Philharmonie de Paris, Kevin
sur France Inter que lui consacra d’une nouvelle version individuelle en 2 CD + DVD Morby, Panda Bear & Sonic
notre confrère. Déjà en librairie. remixée, un livre illustré, et LP. En vente le 23 juin. Boom, Sigur Rós, Interpol...

008 R&F juin 2023


FUGEES JAY-JAY JOHANSON MOTÖRHEAD attendu le 26 juin, Sharleen
Le rappeur Pras Michel, “Fetish” est le quatorzième “Motörhead, Live At Montreux Spiteri et ses acolytes seront
membre fondateur du groupe et nouvel album du Suédois Jazz Festival 07” est la au Festival ODP à Talence (33)
de hip-hop américain, a été peroxydé. Précédé du single très performance du trio formé le 10 juin et à Retro C Trop
déclaré coupable d’association dancefloor “The Stars Align”, par Lemmy Kilmister, Phil à Tilloloy (80) le 24 juin.
de malfaiteurs pour complot, il sera dans les bacs le 9 juin. Campbell et Mikkey Dee captée
subornation de témoin et au festival de jazz le 7 juillet JEAN-WILLIAM THOURY
non-enregistrement en tant KVB 2007. Elle sortira le 16 juin Notre collaborateur, fondateur,
qu’agent de la Chine, par un Des 13th Floor Elevators, Them, en 2 LP, 2 CD ou digital. parolier, manageur et producteur
jury fédéral de Washington DC. The Troggs, aux The Pretty Things, du groupe Bijou, lance une
le duo londonien composé de Kat JEAN-LOUIS MURAT cagnotte en ligne via Ulule
H-BURNS Day et Nicholas Wood revisite L’Auvergnat réunira dans (https://fr.ulule.com/daniel-
Renaud Brustlein à la ville onze classiques psychédéliques “Best Of (1981-2021)” sani-chante-jean-william-
s’est fendu du morceau “Dark dans “Artefacts (Reimaginings le meilleur de sa longue thoury) afin de permettre la
Eyes” en duo avec Dominique A. From The Original Psychedelic carrière. Disponible en CD, sortie de l’album du rocker
Issu de son dernier-né “Sunset Era)”. Déjà disponible. LP (standard ou Edition limitée) marseillais Daniel Sani, alias
et digital dès le 26 mai. Dan Imposter. “Daniel Sani
Chuck Prophet Chante Jean-William Thoury”
CHUCK PROPHET est prévu pour septembre
Dans le cadre du Fargo 2023, en vinyle ou CD.
Social Club, le Californien Les participants recevront en
flanqué de ses Mission Express, cadeau l’album vinyle 30 cm
aux côtés du trio blues, rock dès 25 € de contribution.
garage originaire de Boston
GA-20, ambiancera le Petit RUFUS WAINWRIGHT
Bain à Paris le 30 mai. Le songwriter canado-américain
revient aux sources avec
SHANNON & THE CLAMS “Folkocracy” en famille avec
Le quartette de garage Martha et Lucy, et autres invités
punk californien emmené prestigieux tels que David
par l’imposante Shannon, Byrne, Chaka Khan, Van Dyke
martèlera son dernier opus Parks. Il est attendu le 2 juin.
“Year Of The Spider” en juin :
au Point Ephémère (Paris) NICKY WIRE
le 14, et à l’Aéronef (Lille) Prémices d’un second album
le 26 avec The Bobby Lees. solo ? Le bassiste et parolier
des Manic Street Preachers
TEXAS vient de se fendre d’un
En amont de la publication de nouveau morceau, le
“The Very Best Of 1989-2023” doucereux “Contact Sheets”.

Shannon & The Clams


Photo Lauren Taback-DR

Photo DR

Park”, paru en début d’année, LENNY KRAVITZ


il le jouera en juin ; le 1er à Le New-Yorkais devient Condoléances
Grenoble à la Belle Electrique, l’ambassadeur de la marque Tim Bachman (guitariste et chanteur canadien, Bachman-Turner Overdrive),
le 3 à Romans-sur-Isère d’horlogerie de luxe Harry Belafonte (chanteur, compositeur et acteur américain), Fabien
à la Cordo et le 8 à Paris Jaeger-LeCoultre. Darmon (éditeur de Rock&Folk de 1992 à 2007), Ahmad Jamal (pianiste et
à la Maroquinerie. compositeur américain, de jazz), Kidd Jordan (saxophoniste et professeur
ZIA McCABE de musique américain, de jazz), Frank Kozik (graphiste américain, affiches
JOHNNY HALLYDAY La bassiste et claviériste de concerts de groupes rock, Soundgarden...), Rita Lee (chanteuse et
Pour célébrer ce qui aurait des Dandy Warhols a été compositrice brésilienne), Linda Lewis (chanteuse, compositrice et guitariste
dû être son quatre-vingtième victime d’un grave accident britannique de folk, fun et soul, “Rock-A-Doodle Doo”), Gordon Lightfoot
anniversaire, Universal, associé de voiture mi-avril. Violemment (auteur, compositeur, chanteur, poète canadien), Eloa Mionzé (attachée de
à Pathé, projettera en séance percutées par un véhicule de presse française, Tadam Records), Mary Quant (styliste britannique, co-
unique le concert donné par police qui pourchassait des créatrice de la minijupe), Pugh Rogefeldt (auteur-compositeur, guitariste
l’Idole des jeunes au Parc des malfrats s’enfuyant dans et chanteur suédois, de rock, Rainrock, Grymlings), Jah Shaka (musicien
Princes en 1993, le 15 juin à une Hyundai Sonata volée, britannique de dub, Horace Andy), Barbara Schenker (claviériste allemande
20 h 00 dans 200 salles de sa fille et elle souffrent de hard rock, Viva, SchenkersSister), Mark Sheehan (chanteur, compositeur,
cinéma en France, Suisse, d’une commotion cérébrale. guitariste et producteur irlandais), Broderick Smith (auteur-compositeur,
Belgique et Luxembourg Toutefois, elle assurera le interprète, guitare, banjo, harmonica britannico-australien, Carson),
(www.hallyday93.com). show aux côtés de ses April Stevens (chanteuse américaine), Mark Stewart (chanteur anglais,
complices fin mai, à membre fondateur de The Pop Group), Chris Strachwitz (président et
Biarritz le 26 à l’Atabal, fondateur du label américain, Arhoolie), Hugues Vassal (photographe,
et à Angoulême le 27 à la Nef. journaliste, reporter et écrivain français, cofondateur de l’agence Gamma).

juin 2023 R&F 009


010 R&F juin 2023
Mes disques à moi
“C’était très bordélique”

Gérard Pont
C’est l’histoire d’un libraire brestois de vingt ans qui crée en 1979,
avec deux agriculteurs, le premier gros festival de rock breton, Elixir,
dont celui des Vieilles Charrues est le descendant.
Recueilli par Olivier Cachin- photo william beaucardet
APRÈS LA FIN D’ÉLIXIR EN 1987, Gérard Pont devient on a dit à Jacques Maillot : “Vous n’allez pas vous faire du fric sur notre
directeur artistique des Francofolies. Une vie de musique avec dos, on va partager”. On était naïfs. Il y a eu des émeutes, le ministre
les galères et la magie qui vont avec. Tout ça résumé dans son de l’Intérieur nous a demandé de laisser entrer les gens gratuitement.
appartement parisien avec une discothèque vinyle mal classée On a été ruinés, on a payé pendant dix ans.
et des souvenirs à la pelle.
Un chantage
Grâce aux Gipsy Kings à dix mille livres
ROCK&FOLK : Votre première passion musicale ?  R&F : Ça se passait comment avec les artistes ?
Gérard Pont : “Harvest” a été mon Gérard Pont : A l’époque, c’était très
premier choc, en 1971. A l’époque, il bordélique. Ramener les Clash depuis
y avait ceux qui lisaient “Pilote” et qui l’aéroport d’Athènes en prenant trois
écoutaient Neil Young, Jimi Hendrix et taxis, c’était une expérience…. Pour
Bob Dylan, et les autres. Un jour, j’ai Fela, ils sont arrivés à quarante dans
reçu un coup de fil de Larry Johnson, un bus, ils se sont jetés sur le catering
l’ingénieur du son de Neil Young, qui et ont tout emmené, soupe et fromage,
me dit : “Bonjour, vous connaissez Neil dans des sacs-poubelles. Fela voulait
Young et Jim Jarmusch ?” “Oui, bien une caravane à 40°, il a fallu qu’on aille
sûr.” “Jim veut réaliser un film en France, démonter des radiateurs électriques dans
voulez-vous le coproduire avec nous ? Parce qu’on a vu votre documentaire les villas à côté. Il ne jouait pas si on
sur les Gipsy Kings et on a adoré.” Voilà comment je me suis retrouvé ne sacrifiait pas un poulet, mais il en
coproducteur du film “Year Of The Horse”, grâce aux Gipsy Kings. voulait un noir, alors on a pris une poule
blanche qu’on a peinte avec une bombe
R&F : Comment êtes-vous devenu organisateur de spectacles ? et on a égorgé la poule noire. Le concert
Gérard Pont : J’ai toujours aimé ça. Gamin, j’avais monté une a duré jusqu’à 4 heures du matin. J’étais
salle de spectacles dans le grenier, je faisais des scènes avec mes allé chercher Country Joe Mc Donald, il
Lego. A vingt ans j’ai commencé à faire venir des artistes français, le était avec ses deux enfants de huit et dix
premier, c’était Stéphane Grappelli, je suis allé le chercher à la gare ans. Le festival avait lieu entre Brest et
de Brest en 4 L. Je suis passé à la chanson. Bernard Lavilliers, Dick Quimper, je n’avais pas vérifié le niveau
Annegarn, Yves Simon, Aristide Padygros. Je collais des affiches à d’essence de ma voiture et on s’est retrouvé en panne sur l’autoroute,
cinq heures du matin. Deux mecs de Landernau qui organisaient des j’ai fait du stop et je les ai mis dans une bagnole, lui, son trombone, sa
festivals celtiques m’ont dit qu’ils voulaient en faire un avec moi en guitare, sa valise et ses deux gosses ! Des anecdotes comme ça, j’en ai
1978. J’ai dit oui sans réfléchir, on s’est retrouvé à trois, eux deux plein. Les bagarres entre les roadies des Clash et de Depeche Mode
fils de paysans qui avaient les terres. La scène, c’était un hangar où aussi, parce que Clash ne supportait pas de jouer après Depeche Mode.
on avait mis un plancher. Leurs managers, Bernie Rhodes et Kosmo Vinyl, étaient fous furieux
et m’ont dit : “Si on n’a pas dix mille livres de plus, on ne joue pas”. Je
R&F : Et ça a évolué. leur ai répondu “Pas de problème, je vais monter sur scène et dire aux
Gérard Pont : En Bretagne, on était encore baba cool. En 1981 arrive vingt mille personnes que les Clash ne joueront pas parce qu’ils font un
la new wave et on la programme. Petit à petit le public a grossi, on s’est chantage à dix mille livres ”. Evidemment, cinq minutes plus tard ils
organisé et on a fini avec Clash, Depeche Mode, etc. Se retrouver à vingt étaient sur scène. Sinon, il y a toujours les artistes qui loupent leur
ans avec Joe Strummer, quelle chance j’ai eue. Quand Mitterrand a été train ou leur bateau…
élu président de la commission européenne, il a voulu aider son pote
Andreas Papandréou qui était premier ministre grec. Notre sponsor, R&F : Et ceux qui veulent des filles ou de la dope ?
Nouvelles Frontières, y a vu une opportunité, et ils nous ont appelés pour Gérard Pont : Moi, je n’ai pas eu ces demandes-là. Il y a un groupe à
faire un grand festival. Mais au lieu de dire : “Ça va vous coûter tant”, Athènes qui m’a demandé de la coke, et c’est le ministère de l’Intérieur

juin 2023 R&F 011


MES DISQUES A MOI    Gérard pont

“Il a joué trois morceaux,


il est tombé de sa chaise et il est parti”
qui l’a fournie. N’en ayant jamais consommé, je ne sais pas où en trouver. qui suis de Brest. Pour l’anecdote, il était
Les artistes devaient demander, mais pas à moi. A part Clash dont je roadie du festival Elixir. Un jour, il vient
vous parle… Ah mince, je l’ai dit. me voir avec sa cassette de “Boire” et
il me dit : “Toi qui connais du monde,
est-ce que tu peux m’aider ?” J’écoute et
Une galère avec les Ramones j’ai pris une claque, c’était la première
R&F : Une fierté ? fois que j’entendais une si belle poésie
Gérard Pont : Je suis très heureux d’avoir programmé Leonard Cohen chantée. Je fais le tour des maisons de
en 1983, il jouait “Hallelujah” pour la disques et ça n’intéressait personne. Je
première fois en Europe, il était au creux pars en vacances aux États-Unis, j’achète
de la vague. Il est passé à 15 heures, on Rock&Folk avant de monter dans l’avion et je vois une page disant : “Play
ne l’a pratiquement pas payé. On a eu It Again Sam devient Pias”. Je me dis que je vais aller les voir et quand
une galère avec les Ramones qui devaient je rentre, Miossec m’appelle et me dit : “Ça y est, j’ai trouvé une maison
passer après lui mais ont annulé, ils de disques, c’est Pias”. Voilà comment j’aurais pu devenir producteur
voulaient rester voir un match de base- de Miossec. Le soleil ne se lève pas beaucoup à l’ouest, en Bretagne. Et
ball aux Etats-Unis. Il a commencé à y Miossec est un de nos héros, on lui voue un culte. Il n’y a pas longtemps,
avoir de sacrées bagarres parce que le je lui ai offert une de ses cassettes qu’il me restait avec une pochette qu’il
public s’estimait floué, du coup on a pris avait faite à la main. Lui ne l’avait plus, évidemment. J’avais vécu une
les Fuzztones, un peu série B mais quand histoire similaire avec Niagara, Muriel et Daniel étaient venus dans ma
tu es dans la merde… Ils ont sorti un live librairie à Rennes me faire écouter leur cassette de “Tchiki Boum” qui
de ce concert où ils ont écrit : “Leonard est devenu un carton, mais je n’ai pas l’âme d’un producteur de disques.
Cohen opened for us” ! Sinon j’ai organisé
le dernier concert des Undertones, avec R&F : Ni Beatles ni Rolling Stones… on en profite pour poser la
un “Teenage Kicks” sublime. question rituelle de cette rubrique.
Gérard Pont : Si je devais faire un
R&F : Meilleur single de tous les choix, je dirais plutôt Beatles. Je suis
temps selon John Peel ! content d’avoir vu Paul McCartney
Gérard Pont : Exactement. Il n’y a pas plusieurs fois, surtout en Angleterre.
longtemps, je suis allé les voir avec un autre chanteur que Feargal C’est quand même assez beau quand tu
Sharkey, à un festival qui s’appelle “Rétro C’est Trop”. Ça n’était même as cinquante mille mecs qui chantent
pas du pub rock, c’était… douloureux. toutes les chansons. Moi, je suis folk
et punk rock. Neil Young m’a amené
R&F : D’autres déceptions ? au folk US et en France, il y a eu Alan
Gérard Pont : John Martyn, qui fait du folk progressif. Il était bourré, Stivell. Enfin, les Bretons n’étaient plus
il a joué trois morceaux, il est tombé de sa chaise et il est parti. C’était considérés comme des ploucs ! Ça a été
la tête d’affiche… Je l’ai ramené à son hôtel Ibis à Plougastel, il a voulu encore plus confirmé avec les Pogues,
changer pour un autre plus humain. Alors on l’a mis dans un petit hôtel qui ont montré que la musique celtique
du coin et dans la cuisine, il a pris sa guitare, il avait dessaoulé, et il a pouvait faire bouger trente mille mecs.
fait un concert solo génial rien que pour mon épouse et moi. Tout ça m’a amené à Bob Dylan et Johnny
Cash. Cash, c’était ringard mais moi, je
R&F : Et Alain Bashung aux Francofolies… suis un fan de country ! OK, il y a des
Gérard Pont : C’était sa dernière tournée, il est passé en juillet 2008 mecs déguisés en cow-boys qui arrivent
et il est mort le 14 mars 2009. Avant de monter sur scène, il était dans en Cadillac, c’est un peu ridicule. Et
un état, pfff… Son bassiste venait en bagnole de Paris, et un 14 juillet, donc aussi le punk, mais c’est lié, Joe
ça n’est pas la meilleure idée. Arrivé à Orléans, il se retrouve coincé Strummer a chanté avec les Pogues, donc
dans les embouteillages. On lui a envoyé un hélicoptère pour qu’il tout ça est assez cohérent.
soit là à temps. Et le concert était magnifique. Les Francos, c’est une
cathédrale en plein air, donc quand tout est parfait, ce qui n’est pas R&F : Les demandes d’alcool des
toujours le cas, c’est sublime. Pogues pour leurs loges étaient
légendaires…
Gérard Pont : En fait, ils en laissaient
Fan de country beaucoup. On avait fait les Pogues avec
R&F : Voyons la discothèque vinyle. Pétula Clark, Grand Corps Jean-Louis Brossard quand j’habitais Rennes et que je faisais partie
Malade, Jacques Brel, Pete Seeger, Woody Guthrie… Pas très des Transmusicales, et ils avaient laissé plein de bouteilles. On va en
bien rangé, tout ça. boîte, j’avais pris l’alcool qu’ils avaient laissé, et Jean-Louis me voit
Gérard Pont : Non, pas du tout ! Là on a Calexico, Graeme Allwright, avec les bouteilles sous le bras. Pour lui, ça ne se faisait pas. Il m’a dit :
Axel Bauer, les Compagnons De La Chanson, Hoshi, Serge Reggiani, “Tu ne seras jamais qu’un Brestois”. H
Mint Juleps, Yves Montand… Et là Miossec, important pour moi Livre “Le Jour Où Les Clash Sont Venus Chez Nous” (GM Editions)

012 R&F juin 2023


Tête d’affiche

“Aujourd’hui, on ne peut plus disparaître”

Bill Pritchard Tel un Léo Ferré pop moderne, l’Anglais, lui-même grand auteur
de textes de chansons, met sur son dernier album un poète en musique.
IL éTAIT L’UN DES PLUS BRILLANTS sorti peu après mon “Midland Lullabies”
ESPOIRS DE LA POP BRITANNIQUE, Pas pour (2019), de même que le disque solo de Fred et
aux côtés de Lloyd Cole, Prefab Sprout
et autres. Après les albums “Parce Que”
les majors que la réédition de “Three Months...”. Quatre
albums en un an !
Avant le grand retour de Bill sur Tapete
(1988, avec Daniel Darc), “Three en 2014, il y avait eu une première
Months, Three Weeks & Two Days” tentative de come-back français
(1989, produit par Etienne Daho)
avec l’album “By Paris, By Taxi,
By Accident”, chanté pour moitié
Des petites
et “Jolie” (1991) — tous récemment dans la langue de Françoise Hardy, cartes postales
réédités avec force bonus —, il signe sur chez Universal en 2006 : “Oui, avec R&F : A vos débuts, vous viviez de la
un grand parolier français (rires) !
Island, qui voit en lui un futur grand. Il y a eu une tournée, l’Olympia musique...
Mais une embrouille juridique bloque avec Daniel Darc et... plus rien. Bill Pritchard : J’ai tout arrêté et je suis
sa carrière. Peu attiré par la gloire, il Ma musique ne convient pas à une major. devenu enseignant. Je continuais à écrire,
Ce n’était ni la faute d’Universal ni
continue à écrire des chansons pour la mienne, nous étions incompatibles...” mais sans intention de publier. Puis mon
“an audience of one” (lui-même !), pote Tim Bradshaw est revenu d’Amérique,
devenant “a long lost treasure”, selon fait une version française et une anglaise. Là, et on a commencé à enregistrer. A nouveau
“Q Magazine”. Jusqu’à ce qu’un label Patrick me donnait des mots, des situations, sans objectif... Là, j’ai été invité dans un
allemand, Tapete, lui permette à des ambiances, et je les utilisais pour créer la festival, en France. Je n’avais pas joué depuis
nouveau de publier de beaux albums. musique. Il a adoré la première, “Private Bar”, douze ans ! Le bassiste avait tous mes albums.
Sur le tout dernier, il met en musique qui parle de Sarajevo. On a continué et on s’est Je lui ai joué mes nouveaux morceaux et il m’a
des textes du poète canadien Patrick retrouvé avec onze chansons. Ce n’est qu’alors dit : “Il faut les sortir”. Quelqu’un a suggéré
Woodcock. Une expérience inédite que j’ai réalisé que nous avions un album. Tapete, et voilà ! Bizarrement, au même
pour cet Anglais bourré d’humour et moment, des trucs à moi ont commencé à
de talent, et néanmoins francophile. R&F : Tout ceci à distance ? refaire surface sur internet. A une époque,
Bill Pritchard : Je ne l’ai jamais vu ! Il on pouvait disparaître. Aujourd’hui, c’est
a vécu dans dix pays différents pour écrire impossible !
De Sarajevo à Toronto ce livre, “Farhang: Book I”. Mais je serai à
ROCK&FOLK : Comment est né cet son lancement, à Toronto en septembre. Il R&F : Tapete ne vous demande pas d’en
album ? est de là-bas. C’est drôle : à l’université, il faire plus ?
Bill Pritchard : Patrick Woodcock m’a écoutait Lloyd Cole, The Monochrome Set Bill Pritchard : C’est un label génial, à
envoyé un mail : “Je suis fan de vous depuis et Bill Pritchard... qui sont maintenant tous l’ancienne, avec un catalogue qui a du sens. Et
longtemps, je suis poète et j’aimerais, si c’est sur Tapete ! une vision très réaliste de ses artistes. Si je me
possible, que vous écriviez une chanson d’après consacrais exclusivement à l’enseignement ou
un de mes poèmes, pour lancer mon nouveau R&F : Comment le label a-t-il été à la musique, je ne serais pas équilibré. Et je
livre.” Je me suis renseigné et je me suis rendu impliqué ? suis un meilleur auteur en ayant une vie plus
compte que c’était un poète reconnu, que Bill Pritchard : J’ai envoyé les titres riche. Sinon, on enregistre un album, on part
j’aimais sa façon d’utiliser les mots, de parler au patron, qui m’a répondu : “J’aime ça, en tournée, et on recommence.
de situations et de gens dont je ne savais rien allons-y !” C’était assez inattendu. Double
mais qui m’intéressaient. Je lui ai dit que ironie : je n’avais jamais enregistré de façon R&F : Et on écrit sur le fait d’être sur
je devrais pouvoir couper, coller, peut-être aussi locale, le chant et la guitare dans mon la route !
même changer quelques mots. Il a répondu : grenier, le reste dans le studio de mon ami et Bill Pritchard : C’est un cliché, mais c’est
“Bill, fais ce que tu veux, je te fais confiance.” voisin Scott Ralph, et cet album me ressemble absolument ça... Je préfère arriver avec mes
plus qu’aucun autre, alors que ses textes ont petites cartes postales : “Voilà ce que j’ai fait”,
Photo Luke Hodgkins-DR

R&F : Vous aviez déjà fait ça ? été écrits par un gars de Toronto ! ne pas m’inquiéter du résultat et me barrer. H
Bill Pritchard : Jamais ! Je n’avais jamais
fait d’album dont je n’aie pas écrit les textes. R&F : Entre le précédent et celui-ci, Recueilli par Stan Cuesta
L’expérience la plus proche a été “Parce vous avez collaboré avec Frédéric Lo. Album “Sings Poems By Patrick Woodcock”
Que”, avec Daniel Darc, mais nous avions Bill Pritchard : L’album Pritchard/ Lo est (Tapete)

014 R&F juin 2023


juin 2023 R&F 015
Tête d’affiche

AVANT QUE LE CONFINEMENT

“Pas là pour raconter NE METTE LA PLANÈTE ROCK


EN PAUSE FORCÉE, LES LULLIES

nos vies mais pour


ÉTAIENT UN DES GROUPES LES
PLUS TRAVAILLEURS DE LA SCÈNE
FRANÇAISE, du genre à n’envisager la

faire du rock’n’roll” vie de musicien que comme une grande

Les
tournée. Le combo en avait même fait son
credo : “Monter dans le camion, faire des
bornes, faire du rock’n’roll”.

A mille à l’heure
Formé en 2016 par le bassiste Thibault Sonet
et le guitariste Roméo Lachasseigne dans le

Lullies
but de faire du rock’n’roll à l’ancienne, le
quatuor est complété par le batteur Manuel
Monnier (membre avec Roméo des formidables
Grys-Grys) et le guitariste François Bérard.
Cet attelage, nommé Lullies (un nom choisi à
l’origine pour chambrer un ami musicien nommé
Lully) n’a pas tardé à faire sensation avec son
mélange de punk anglais, de garage australien
et de powerpop américaine. “On voulait faire
un truc à la Real Kids, du rock’n’roll seventies,
l’école de Boston. A l’origine, on voulait faire un
Ils sont depuis plusieurs années le groupe garage truc bien powerpop. On essayait de reprendre des
morceaux des Plimsouls. On galérait à chanter.
punk français le plus excitant à voir sur scène.
Photo Angie Couple-DR

C’était horrible, s’amuse Thibault le bassiste.


Sur son deuxième album, le gang montpelliérain Il y avait les Saints aussi comme inspiration,
prend un tournant powerpop et francophone. et on voulait faire des chansons d’une minute
trente, façon Teengenerate. J’avais une idée

016 R&F juin 2023


très précise du live. Il fallait que ça aille tout première fois depuis quinze ans je n’ai pas pu instruments aussi, avec Maxime Smadja qui
droit, que ce soit sans répit. On n’est pas là pour le faire.” De quoi avoir des fourmis ? “Ça est un très bon arrangeur. Passer au français,
raconter nos vies mais pour faire du rock’n’roll”. nous a fait du bien, mais très vite on a tourné ça nous aide aussi à mieux chanter. C’est plus
Très vite, le groupe enregistre une démo et en rond. On a quand même écrit pas mal. On naturel.” C’est la grande affaire de ce disque :
la met en ligne, ce qui lui vaut d’être repéré s’est arrangé pour répéter et on a fini tous les le chant en français, qui n’empêche pas les
par le label espagnol Discos Meteoros avant morceaux à ce moment-là.” Lullies de swinguer. C’est même devenu un
même d’avoir joué le moindre concert. Un 45 des points forts du groupe, qui s’est rendu
tours sort, et le groupe est très vite sollicité en compte, au cours de ses périples à l’étranger,
Espagne pour tourner. L’affaire était lancée. De A deux mille à l’heure que chanter en anglais ne garantissait pas
fil en aiguille, le groupe rencontre les équipes Le résultat de cette période calme se nomme forcément d’être compris par le public. “Ça
de Slovenly, label américain punk de référence “Mauvaise Foi”, disque où le groupe boucle nous frustrait. Et les textes sont beaucoup plus
qui possède une antenne à Berlin. “Oihane la boucle en revenant à ses idéaux powerpop. bateau en anglais, explique Roméo. On ne
Follones, qui bosse à la branche européenne du “On a eu une période où on jouait en live à deux pouvait pas vraiment dire ce qu’on voulait.
label, nous a vus à Berlin et a donné le feu vert mille à l’heure, c’était vraiment la folie. On a Ce que Thibault écrit est plus intéressant et
à Peter Menchetti, le boss du label. En fait, ils un peu appris à calmer le jeu et laisser respirer personnel, ça nous représente beaucoup plus.”
étaient déjà intéressés, ils attendaient juste de les morceaux. Je pense qu’on a appris à chanter Il en résulte des titres morveux comme “Zero
voir ce que ça donnait en live.” Manu, le batteur, aussi”, s’amuse Thibault. Roméo abonde : Ambition”, “Mauvaise Foi”, et même une
poursuit : “On a fait un concert à Naples qui “On a beaucoup bossé sur le chant, sur nos réflexion blasée sur leur ville d’origine (“Ville
a accéléré les choses. On avait sorti l’EP sur Musée”) qui font mouche. “Au début, ce n’est
la foi d’Oihane, mais après ce concert, Peter a pas facile d’écrire en français parce qu’il y a un
voulu sortir l’album. On voulait faire quatre EP,
mais il nous a poussés à sortir l’album le plus
Nuits Blanches poids derrière. Tu es vite catalogué. Tu chantes
en français et direct, on te parle de Téléphone,
En fin d’année 2022, Thibault Sonet
vite possible.” C’est toujours comme ça avec les a monté une compilation nommée c’est un truc de fou, s’emporte Thibault. Moi,
“Nuits Blanches” avec le label Lollipop.
Lullies : le groupe met des claques sur scène, “J’avais envie de faire un truc, comme ce que j’avais en tête, c’était plutôt les frères
enthousiasme l’auditoire et avance à mille à un Polaroid de la scène française. Dire : Tandy, Olivensteins, Périphérique Est. L’idée
l’heure. C’était avant que la crise sanitaire ne ‘Voilà, ça existe’. Alors évidemment, c’était de trouver ce truc où on avait The Real
ce n’est jamais exhaustif, mais il m’a
l’invite subitement à revoir son style de vie. semblé qu’avec nous, les Scaners, Kids, The Saints, The Flaming Groovies, The
“C’est la première fois depuis mes vingt ans Alvilda, Pogy Et Les Kefars, Food Records, mais en mettant le truc en français.”
que j’ai passé deux ans sans partir en tournée, Fight, il se passe quelque chose. On Un pari réussi sur ce magnifique album qui
a essayé de faire un truc bien, avec
explique Thibault. Je suis toujours parti, que un beau vinyle. Le seul groupe qui annonce de belles choses pour les Lullies. H
ce soit avec mes groupes, comme roadie, comme manque, c’est Beaten Brats, c’est le petit Recueilli par Eric Delsart
regret.” Peut-être dans un volume 2 ?
tour-manager, toujours sur la route. Pour la Album “Mauvaise Foi” (Slovenly)

juin 2023 R&F 017


018 R&F juin 2023
Tête d’affiche
“David Crosby n’aimait pas Rick Rubin”

Graham Nash Cinq mois après la mort de son camarade David Crosby, le légendaire
songwriter anglais publie “Now”, un nouvel album très personnel,
sur lequel il tente de ne pas abdiquer son optimisme.
GRAHAM NASH EN CONVIENT AVEC UN son visage sur les réseaux sociaux, et à chaque
LARGE SOURIRE, IL N’AURAIT JAMAIS
PU PENSER, LORSQU’IL ENTAMA SA
Insta Graham fois, j’ai le même choix à faire, est-ce que je veux
me souvenir des bons ou des mauvais moments ?
La plus grande contribution de
CARRIÈRE VOILÀ QUELQUES DÉCEN- Graham Nash restera son association Et je choisis de me remémorer les premiers. Je
NIES, QU’IL PUBLIERAIT UN ALBUM avec Crosby, Stills et Young, mais préfère me les rappeler et réécouter la belle
le chanteur anglais a démarré sa
À QUATRE-VINGT-UN ANS. “Cela carrière au sein des Hollies, groupe musique que nous avons pu faire ensemble.
aurait été quelque chose d’inconcevable”, originaire de Manchester qui connut
admet-il. Parcouru d’interrogations très un certain succès dans les années 60
avec des titres tels que “Carrie
personnelles, de protest songs plutôt Anne” ou “Stop Stop Stop”. Grave erreur
subtiles (sur Trump, notamment), de Si Nash a quitté les Hollies en 1968 R&F : A-t-on justement une chance d’en-
pour rejoindre Los Angeles,
choses, également, qui renvoient à son le groupe a perduré et est toujours tendre un jour l’album de reprises que
illustre passé, “Now” est un album assez actif en 2023 (avec le guitariste CS&N avait commencé d’enregistrer avec
touchant, qui a la bonne idée de contenir Tony Hicks et le batteur Bobby Elliott).  Rick Rubin il y a une dizaine d’années ?
des mélodies. Nash assume les utopies qui Graham Nash : Lors de cet enregistrement,
ont toujours été les siennes, et se livre, R&F : Parlez-nous de “I’ve Watched It Rick Rubin avait essayé de dire à David ce
sur “I’ve Watched It All Come Down”, All Come Down”. qu’il devait faire, une grave erreur. On voulait
la voix soutenue par une unique section Graham Nash : J’avais cette chanson depuis faire deux morceaux des Beatles, “Norwegian
de cordes, à une poignante évocation des années, et mon pianiste Todd Caldwell, qui Wood” et “In My Life”. Rick Rubin a dit : “Non,
de la saga CSN&Y, dans sa gloire et sa a coproduit l’album avec moi, m’a suggéré de il n’y aura qu’une seule chanson des Beatles sur
décadence. remplacer ma guitare par des arrangements de l’album”, et Crosby a dit : “Quoi ?” Rubin
cordes. Les paroles racontent ce qui s’est passé a répété qu’il n’y aurait qu’une chanson des
dans CSN&Y. En dépit de tout, j’aime ce son, Beatles, et c’était fini. David Crosby n’aimait pas
Un jour meilleur j’ai envie de l’entendre. Rick Rubin, ni le fait qu’il nous dise ce qui serait
ROCK&FOLK : Sur “Right Now”, vous sur notre album. Mais Rick m’a dit que l’un de
chantez “Now that I realize just who I am”. R&F : La mort de David Crosby l’a rendu ses collaborateurs lui avait rappelé à quel point
On peut donc toujours se découvrir à caduc à jamais… les enregistrements étaient bons. Il a écouté sept
quatre-vingt-un ans ? Graham Nash : Sa mort a été extrêmement chansons je crois, et a partagé cet avis. Je lui
Graham Nash : Oui, on découvre qui on est difficile pour moi. David a été mon meilleur ai demandé de m’envoyer ce qu’il avait. Il est
chaque jour, à travers la façon dont on traite les ami pendant plus de cinquante ans, puis on a eu donc possible qu’un jour vous entendiez ça…
autres notamment : suis-je ou non une bonne quelques années où on s’est hurlé dessus, mais à
personne ? Je ne regarde pas trop en arrière la fin on se reparlait. Il m’avait laissé un message R&F : Vous avez récemment participé à
en temps normal, car il n’y a rien que je puisse vocal pour m’informer qu’il voulait s’excuser un concert hommage à Joni Mitchell…
changer au passé. Je suis toujours préoccupé des choses qu’il avait dites à mon égard, ainsi Graham Nash : Un moment incroyablement
par la prochaine chanson, le prochain concert. que sur Neil Young. J’avais programmé une émouvant pour moi. Joni était présente, assise
Je reste toujours profondément passionné par réunion en ligne deux jours plus tard, pour qu’on au premier rang, j’ai chanté sa chanson “A Case
la musique. puisse se voir et discuter, j’ai attendu près de Of You”. A la fin du concert, je crois que Joni
mon ordinateur, attendu, attendu, et il n’a jamais a commencé à comprendre qu’elle était aimée
R&F : Comment avez-vous conservé appelé... et j’ai ensuite appris qu’il était décédé. par des millions de gens. Elle n’a jamais cru
intacte cette passion ? qu’elle l’était, mais elle commence à s’en rendre
Photo Laura Cavanaugh/ Film Magic/ Getty Images

Graham Nash : J’ai toujours eu l’espoir que R&F : Quel souvenir gardez-vous de lui ? compte. Et je pense que, dans le futur, quand les
demain serait un jour meilleur. Et encore Graham Nash : Je viens de faire une interview historiens se pencheront sur la période musicale
aujourd’hui, malgré tout. Ça remonte à loin. avec (le producteur, nda) Rick Rubin, et il m’a de la fin des sixties, ils se souviendront de Bob
Quand je suis venu au monde, la Seconde dit : “Avant tout, puis-je te faire écouter quelque Dylan, des Beatles, de Jimi Hendrix et de Joni.
Guerre mondiale avait encore trois ans devant chose ?” J’ai dit bien sûr, je n’avais aucune idée
elle, c’est pourquoi j’écris “I can’t remember de ce que ce serait. Et il a passé “Where Will R&F : Et pas de CSN ?
when my world wasn’t on fire” (sur “Stars And I Be?”, de David, avec moi aux harmonies… Graham Nash : Peut-être que si. Mais je ne
Stripes” ; nda). J’ai vu brûler le monde toute Je veux juste me souvenir des bons moments. serai plus là pour le voir (sourire). H
ma vie. Car la face obscure de David était atroce, il recueilli par Bertrand Bouard
pouvait être cruel, entêté. Je vois constamment Album “Now” (BMG)

juin 2023 R&F 019


Tête d’affiche

“Le rock’n’roll ne doit pas être trop fignolé”

Rival Sons
Quatre ans après le triomphe de “Feral Roots”, le quartette californien semble atteindre
sa plénitude artistique avec le premier volet d’un passionnant diptyque. Rencontre.
LES RIVAL SONS SONT DÉSORMAIS hôtel cossu d’une banlieue proche de offerte à l’ensemble de la planète, Rival Sons
BIEN INSTALLÉS DANS LE WAGON Paris. Le premier, toujours passionnant, va bientôt livrer deux opus, “Darkfighter”
DE TÊTE DU ROCK’N’ROLL arbore un costume trois-pièces bordeaux et “Lightbringer”, dont les sorties seront
MONDIAL. Depuis 2011 et la révélation laissant paraître un torse glabre et espacées de quelques mois. Bien qu’agacés
de “Pressure & Time” — dont ils ont tatoué, tandis que le second, moustaches par la “politisation du simple fait de porter
récemment célébré les dix ans sur recourbées et chapeau noir, cultive son un masque ou de se faire vacciner”, Jay et
scène —, ces classieux Californiens ont style de mousquetaire sympathique. Scott ont saisi l’occasion pour profiter de
partagé la scène avec tout le gratin : leurs proches, privilège qu’ils n’avaient pas
The Rolling Stones, Black Sabbath, connu depuis un moment, tout en collaborant
Deep Purple, AC/DC ou encore Guns Producteur fétiche à distance sur de nouveaux morceaux. Scott :
N’ Roses. C’est avec bonheur que l’on A l’instar de nombreux artistes — on pense “Cela nous a donné beaucoup de temps pour
retrouve Jay Buchanan et Scott Holiday, à Jack White — qui ont été très féconds travailler sur la structure des chansons, les
aussi élégants que loquaces, dans un durant la pause forcée qu’un certain virus a paroles. Mais le rock’n’roll ne doit pas être trop

020 R&F juin 2023


fignolé, sinon ça devient comme un gâteau trop de point de départ, auquel Jay a greffé une médecins les distribuent comme des putains
cuit, sec, sans goût. Il faut conserver de la sève. mélodie toute en contraste. Le résultat est de bonbons. J’ai ensuite découvert qu’il avait
Nous avons donc ébauché un grand nombre peut-être le sommet d’un premier ensemble caché cette dépendance à tout le monde. Toute
de chansons au lieu de nous concentrer sur de huit titres très homogène en qualité, à la sa vie, il avait été un bon père de famille, un
une seule, jusqu’à en boucler tous les détails.” tonalité souvent mélancolique, résignée. En homme très fiable, mais il a fini par se séparer
Pour la captation, c’est évidemment l’illustre témoignent “Nobody Wants To Die”, hard rock de sa femme, de ses enfants. Cette chanson a
Dave Cobb, leur producteur fétiche depuis aussi explosif que métaphysique (Jay : “On va été écrite à un moment où je n’arrivais pas à le
maintenant quinze ans, qui s’en est chargé. tous finir dans le même trou, alors vaut mieux joindre et où je m’inquiétais pour lui. ‘Darkside’
Scott détaille les coulisses de la collaboration : danser tant qu’on est là.”), le versatile mid- traite de la douleur de la dépendance. Quand
“Notre processus évolue légèrement à chaque tempo “Rapture”, la lumineuse ballade “Bright on aime un toxicomane, à la seconde où
album. La plupart du temps, il reste en retrait Light” et “Darkside”, dont Jay nous narre le l’addiction prend le dessus, on commence à
et n’intervient pas mais il le fait quand il le poignant sujet, très intime : “J’ai traversé une faire le deuil de cette personne qui est pourtant
sent. Nous avons apporté des chansons abouties période où mon ami le plus proche est devenu encore en vie. C’est un processus très étrange.”
comme ‘Bright Light’ ou ‘Darkside’. Cette accro aux analgésiques et, aux États-Unis, les Une note finale résolument amère qui nous
dernière ne ressemblait à rien de ce que nous mène à “Lightbringer”, seconde livraison qui
avions fait auparavant. Dave a appuyé sur le paraîtra à l’automne. Jay détaille les raisons de
bouton pause à la fin de la session en disant :
“Je veux plus de chansons de ce type !” Il y
Sans rival cet espacement : “Je pense que ce choix sert les
deux extrémités de chaque collection. ‘Darkside’
D’après un Scott Holiday rigolard,
a aussi des morceaux sur lesquels nous avons “Dave Cobb, c’est la famille ! Il n’a est un cliffhanger très lourd pour terminer un
travaillé sur le tas, de manière spontanée. Nous pas changé malgré la célébrité, il a juste album… ‘Darkfighter’ évoque le brouillard que
bâti une annexe derrière sa maison
voulons toujours laisser un peu de place pour qu’il remplit avec ses récompenses.” nous sentions planer sur le monde pendant que
collaborer avec lui et son équipe.” Patron du label Low Country Sound nous faisions l’album. ‘Lightbringer’ le verra
depuis 2016, hôte des légendaires studios
RCA de Nashville et vainqueur de se dissiper et apportera un peu de soulagement.
douze Grammy Awards, Dave Cobb Il sera plus facile de comprendre les textes du
Cliffhanger est l’homme que tout le monde second après avoir traversé les ténèbres du
Photo Pamela Littk-DR

s’arrache, en passant de Chris


Un bon exemple en est l’excellente “Bird In Stapleton et Jason Isbell à Slash, premier. Ils paraîtront moins abstraits.” H
The Hand” : Cobb a décrété une improvisation Airbourne, Europe, Whiskey Myers, Recueilli par Jonathan Witt
générale, chacun empoignant une guitare. All Them Witches, Marcus King Album “Darkfighter”
et bientôt Greta Van Fleet.
Scott a dégoupillé un riff blues qui a servi (Low Country Sound/ Atlantic)

juin 2023 R&F 021


Tête d’affiche
“Retrouver la lumière
dans un monde merdique”

The Tallest
Man On Earth En sortant de sa zone de confort, le Suédois expatrié à New York réussit
un disque folk d’une belle délicatesse, à la fois mélancolique et libérateur.
IL FAUT AVOIR UNE BONNE DOSE d’un album de laptop dont les plateformes Cook a improvisé cette espèce d’outro à la Mozart,
D’AUTODÉRISION POUR SE FAIRE dégueulent. Lui d’ordinaire si enclin à tout faire on s’est tous mis à pleurer en studio… Puis j’ai
APPELER “L’HOMME LE PLUS GRAND tout seul veut frotter ses nouvelles compositions chialé une deuxième fois quand j’ai compris que
DU MONDE” QUAND, À NOUS, IL à d’autres musiciens : “J’ai invité des gens que j’allais devoir reproduire cette partie en concert”,
ARRIVE TOUT JUSTE À L’ÉPAULE. j’admire à venir jouer mes chansons. Mais sans s’amuse le chanteur. Même mise en danger sur
Mais Kristian Matsson ne manque pas leur dicter ce qu’ils devaient jouer. Je voulais “Foothills”, le titre qui clôture l’album : “On a
d’humour. Ni de talent. Même si, à être surpris.” Pour exacerber le sentiment de foutu le piano de Phil au milieu de la pièce et je
l’entendre, le confinement a failli lui faire camaraderie, les chansons sont enregistrées en me suis mis au dobro à côté de lui. On a enregistré
perdre l’un comme l’autre. “On peut studio, mais dans des conditions live, sous l’œil la chanson en une seule prise. On en a fait une
parler de dépression, nous confie, avec bienveillant de Nick Sanborn, du duo Sylvan seconde pour le principe. Evidemment, elle était
un peu de recul, le songwriter. Juste avant Esso, qui produit l’affaire. “Je sais juste écrire des moins bonne.”
la pandémie, mon père est tombé malade. chansons. Pour ça, j’ai besoin des gens. Des amis. L’aventure collective n’est pas vraiment une
J’ai dû quitter New York où je vivais depuis Des inconnus. Des amours. Si vous m’enlevez ça, découverte pour Matsson. Plus jeune, dans sa
cinq ans et rentrer en Suède. Je pensais il ne reste plus rien.” Suède natale, le chanteur a officié au sein d’une
y rester quelques semaines. Ça a duré un Pour décrire The Tallest Man On Earth, formation garage, Montezumas. “On commençait
an et demi.” la presse musicale évoque quasi systéma- à pas mal tourner, et puis le groupe est tombé en
tiquement Bob Dylan. Mais au-delà d’une morceaux quand les uns ont commencé à partir
voix vinaigrée, la comparaison ne tient pas à la fac et les autres à bosser. Mais si pendant
Le punk du folk vraiment. A nous, il évoquerait plutôt un Nick longtemps j’ai joué la carte DIY, ce n’est pas parce
“Etre confronté ainsi à ma propre mortalité, Drake boréal (“Bless You”), un Paul Simon que je suis un maniaque du contrôle. C’est plutôt
ça m’a éteint. J’ai perdu ma capacité d’émer- qui n’aurait pas découvert la fretless (“In Your par manque de confiance dans mes capacités de
veillement. Tout ce que j’écrivais était sombre et Garden Still”), un Ryan Adams sans l’haleine musicien. Seul, je pouvais me prendre la tête avec
cynique.” Panne sèche. Le musicien ne sortira chargée (“Looking For Love”). “Dylan je l’ai mes chansons jusqu’à ce qu’il en sorte quelque
de cette ankylose qu’en apprenant qu’il peut écouté plus jeune mais sans vouloir l’émuler. Je chose de correct.”
enfin retourner aux Etats-Unis. “J’avais arrêté l’ai toujours vu comme le punk du mouvement En vieillissant, le musicien s’est débarrassé de
de composer. Je jardinais seulement. Et quand ils folk. Il y a pris cette musique et n’en a gardé que le ses complexes comme on enlève des couches de
ont annoncé qu’ils rouvraient les frontières, que feu. Comme Glenn Gould s’est emparé de Bach.” vêtements le printemps venu. A bientôt quarante
j’allais pouvoir retrouver mes amis, recommencer à ans, il est peut-être mélancolique mais serein.
sortir, draguer et jouer avec d’autres musiciens… Et qu’importe si de nos jours, le folk ne remplit
ça m’a débloqué. Je me suis assis à la table de Chemise de bûcheron plus les stades. “Quand j’ai commencé à jouer
ma cuisine en Suède et j’ai écrit le riff de ‘Every Le disque à la production épurée, quasi il y a dix-sept ans, le folk était un genre assez
Little Heart’.” Mélodie syncopée portée par un luthérienne, séduit par sa vulnérabilité. populaire. Tu ne pouvais pas mettre un pied
fingerpicking diabolique, le titre célèbre le “Henry St.”, le titre qui donne son nom et le dans un coffee-shop sans croiser un mec avec
goût de la vie retrouvée. Après la sécheresse, ton à ce bel ouvrage, est une supplique aux une chemise de bûcheron (rires). Ça a changé,
c’est le déluge. Ce nouvel album est presque genoux écorchés. Piano cru et chant collé au et alors ? Je me fous moi d’être joué sur TikTok.
craché. “J’avais vingt démos pour ce disque et plafond : “Ça parle du moment juste avant de Les gens viennent à mes concerts. Comment faire
Photo Stephan Vanfleteren-DR

on a enregistré quatorze chansons en onze jours. tout laisser tomber. Et ça résume très bien ce pour toucher les plus jeunes ? Est-ce que je ne rate
C’était comme une expiration après une longue disque qui parle de retrouver la lumière dans pas un segment ? Ça aussi je m’en fous. Peut-être
apnée. Je me suis dit : ‘Bordel, je ne suis pas un monde merdique.” On y entend le souffle que j’écris une musique pour les plus de trente ans.
mort à l’intérieur !’ ” court du chanteur, les pédales buter contre Et c’est très bien comme ça.” H
Matsson rêve d’un disque qui répondrait à les mousses. Puis la chanson se termine dans recueilli par Romain Burrel
des mois de carence affective. Le contraire une étonnante sonate. “Quand le pianiste Phil Album “Henry St.” (Anti-Records)

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En vedette

“Ce succès a beaucoup


à voir avec la France”

Sparks
Un film (“Annette” de Leos Carax) dont ils sont à l’origine et ont signé la musique,
un documentaire jouissif (“The Sparks Brothers”), une série d’albums splendides
depuis le début du nouveau siècle et des concerts formidables ont fini par imposer
les frères Mael là où ils auraient toujours dû évoluer : en haut du panier. Au
lieu de se reposer sur ces lauriers, Ron et Russell retournent au front avec
“The Girl Is Crying In Her Latte”, un vingt-cinquième album studio fort de café.
recueilli par Jerome Soligny
IL FALLAIT LES VOIR, SUR LA SCÈNE DES CÉSAR, POUR mondiale, mais ce qui s’est passé chez vous nous a comblés. Je pense
Y CROIRE. Recevoir leur prix pour la musique d’ “Annette”. qu’on a bénéficié d’une sorte de combinaison : la musique, l’image
Tellement drôles. Humbles. Facétieux. Oui, le film de Carax que nous donnons de nous-mêmes et notre longue histoire qui n’a
aurait mérité mieux, mais les César sont une lamentable farce pas été un fardeau, au contraire… La dernière tournée, devant un
et que le nom Sparks figure au palmarès de l’édition 2022 était public majoritairement jeune, nous a bien prouvé que quelque chose
déjà, pour les fans du duo, un petit miracle. Un an après, la se passait. Le documentaire et “Annette” ont amplement contribué
paire de trublions (l’intelligence provoque des émeutes…) est à ce que nous soyons redécouverts, mais aussi découverts tout court.
de retour avec un disque nerveux, espiègle, sans compromis.
De la pop, oui, mais avant-gardiste. Mélodique, mais du R&F : On s’aperçoit d’ailleurs que beaucoup de jeunes
genre qui titille. Rock un peu, electro pas mal. Comme si Ray mélomanes vous prennent pour ce que vous êtes aujourd’hui.
Davies, se prenant pour John Cage, avait travaillé avec Harold Ils picorent des choses dans votre passé, mais ont acheté des
Faltermeyer. Comme toujours, depuis les années Pacific billets pour vous voir en concert en 2023.
Palisades et “Halfnelson”, on baigne ici dans l’improbable. Ron Mael : C’est d’autant plus gratifiant que nous sommes restés
Total. Et c’est si bon d’être tiré vers le haut. Cette fois, les fidèles à nous-mêmes en développant de nouvelles choses sur le plan
Californiens à qui on a souvent tendu notre micro ont laissé la artistique, alors qu’à ce stade de leur carrière, beaucoup de groupes
conversation glisser vers l’art qui prime la manière. A moins de notre génération se contentent de livrer ce qu’on attend d’eux. Nous
que ce ne soit le contraire… ne nous sommes pas ramollis, nous ne versons pas dans la nostalgie.
Nous faisons d’abord et avant tout la musique que nous avons envie
d’entendre, et c’est très satisfaisant de constater qu’elle plaît à d’autres.
Cette fille qui pleure
dans son café au lait R&F : Le Covid a-t-il modifié votre façon de travailler ?
ROCK&FOLK : Or donc, en 2022, il apparaît que le talent Russell Mael : Pas vraiment. Dans un premier temps, lors de la phase
Photo Munachi Osegbu-DR

de Sparks a été unanimement reconnu. Il y a des artistes de d’écriture et d’élaboration des titres, nous sommes assez repliés sur
qualité à qui ça n’est jamais arrivé… nous-mêmes puis, lorsque c’est nécessaire, nous invitons certains
Ron Mael : Oui, nous en savons quelque chose (rires). de nos musiciens de scène à prendre part aux enregistrements. Mais
Russell Mael : Nous avons été d’autant plus touchés par ce succès qu’il nous concevons et jouons l’essentiel de la musique à deux dans notre
a beaucoup à voir avec la France. La reconnaissance est effectivement home-studio. Et au départ, nous n’avons jamais d’idée préconçue…

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“Réticents à l’idée

Photo Munachi Osegbu-DR


de donner des interviews”
R&F : Le côté électronique de ce nouvel album est donc fortuit… Ron Russell : Euh, maintenant qu’on en parle, et au risque de me
Russell Mael : Oui, on essaie des choses et on se laisse porter par contredire, cette fille et son café au lait renvoient peut-être à des
ce qui se développe naturellement. Et, oui, cette fois, le disque brille sentiments exacerbés par le monde d’aujourd’hui : la solitude, la
d’un éclat plus electro. En règle générale, on n’hésite pas à pousser mélancolie. Après tout, je ne sais pas…
le bouchon, quelle que soit la direction, car ça revient à se lancer
une sorte de défi. Nous n’aimons pas que la musique électronique
s’apparente à de la musique d’ascenseur. Idiosyncrasique
R&F : Beaucoup d’amateurs de Sparks vous imaginent
R&F : Le décalage entre vos intentions premières et ce que déconnectés du monde, évoluant principalement dans le
ressentent les gens qui l’apprécient est une composante vôtre. Est-ce à ce point le cas ?
majeure du charme de Sparks. Ce que l’on ne saisit pas peut Russell Mael : Je crois que, comme tout à chacun, nous observons
même susciter une sorte de fascination. ce qui se passe avec attention, mais si les faits sont les mêmes pour
Ron Mael : C’est vrai, mais à la fois dans notre cas, ça nous a très la plupart des individus, la manière de les scruter diffère et, en
souvent étonnés car nous n’avons pas l’impression d’être si obscurs l’occurrence, c’est ce qui fait notre singularité et, évidemment, celle
que ça. En vérité, nous avons toujours considéré que notre musique de nos paroles. Tout le monde peut écrire des chansons d’amour, mais
était très directe. Mais ça n’empêche pas les gens d’y entendre des ce qui fait la différence, c’est comment on en parle. A force d’entretenir
métaphores, au risque parfois de passer à côté de l’essence même des ce décalage de manière unique, tout en maintenant un certain niveau
chansons. Une situation banale peut être à l’origine d’un titre et n’est de fraîcheur artistique, on se construit une sorte d’univers consistant.
pas systématiquement une métaphore pour aborder un sujet plus vaste Nous mettons un point d’honneur à ce que l’ensemble de notre œuvre
ou compliqué. La perception et l’interprétation des gens les éloignent soit perçu ainsi et à ce que son côté idiosyncrasique perdure.
parfois du sens premier, mais c’est ainsi. Et après tout, pourquoi pas ?
Russell Mael : C’est ça. Cette fille qui pleure dans son café au lait, R&F : L’humour de vos textes est au moins à double tranchant.
ça n’est pas grand-chose au départ, sauf qu’on ignore pourquoi. Cette Russell Mael : Oui, n’y voir que l’aspect comique serait faire preuve
interrogation donne à la chanson toute sa dimension. A l’inverse, de paresse (rires). Quelque chose d’amusant possède toujours une
nous pouvons partir d’un sujet important et le réduire à une situation face sombre.
anodine, voire drôle, pour le traiter autrement, avec une sorte de
fausse légèreté.

026 R&F juin 2023


SPARKS

“La page blanche,


voilà ce qui nous excite”
R&F : Dans cette même veine, le clip de “The Girl Is Crying Plus sérieusement, je considère que c’est la conséquence de la même
In Her Latte” est particulièrement explicite. Ce qu’on y voit philosophie à laquelle nous essayons de nous tenir pour chaque nouvel
est simple, pour ne pas dire simpliste, mais on est en droit album. Il est important pour nous que quelqu’un qui ne connaît pas
de se demander quel message vous avez vraiment voulu faire l’histoire de Sparks ait le sentiment que ce qu’il entend est moderne
passer. Le charme de votre art est qu’il suscite de nombreuses et représentatif de l’époque actuelle. Nous ne cédons pas à la facilité
questions et génère très peu de réponses. sur le plan créatif, et certainement pas lorsque nous interprétons des
Ron Mael : Oh, vous savez, c’est une des raisons pour laquelle nous extraits de notre back-catalogue. Chanter un titre plus bas, ne serait-
sommes relativement réticents à l’idée de donner des interviews. Nous ce que d’un ton, altère la façon dont il sonne. Nous préparons chaque
savons pertinemment qu’expliquer les choses signifie les vider de leur tournée avec beaucoup de sérieux, nous répétons le set pendant au
mystère. Ça oblige à simplifier ce qui ne doit pas l’être. moins deux mois. On veut que les gens soient bluffés par la qualité
de ce qu’ils vont entendre et par l’intégrité de ce que nous proposons.
R&F : L’importance de vos textes pourrait laisser à penser Mais c’est tout de même un combat car, avec l’âge, la voix change.
qu’ils sont à l’origine de vos chansons. Sans trahir aucun secret Heureusement, la mienne tient bon.
de fabrication, existe-t-il une méthode d’écriture Sparks ?
Ron Mael : Généralement, la mélodie vient en premier, et c’est ainsi R&F : Avez-vous un réservoir de chansons d’avance, ou
depuis le début. Ce que nous avons remarqué, c’est que lorsque les des bribes de morceaux, dans lequel vous puisez à chaque
paroles sont écrites à l’avance, sous forme de blocs de texte, la musique nouvel album ?
doit, en quelque sorte, s’y conformer. A dire vrai, nous préférons Russell Mael : En ce moment, à Los Angeles, c’est la saison sèche,
lorsqu’elle n’impose pas de structure à la narration. On ne s’est jamais mais nous avons tendance à concevoir nos projets lorsqu’il pleut (rires).
tenus à aucune méthode, mais nous nous sentons plus libres quand la En vérité, même s’il nous reste parfois quelques titres inachevés, nous
musique vient en premier. On pourrait avoir l’impression que certains préférons faire table rase à chaque nouveau projet. On n’est pas trop
titres surgissent et que les mélodies suivent le mouvement, mais ça du genre à s’acharner à recycler de vieilles démos. On est pour aller
n’est pas le cas. Toutefois, rien n’est rigide, rien n’est gravé dans le de l’avant. La page blanche, voilà ce qui nous excite.
marbre quant à notre manière de procéder. Par le passé, nous partions
le plus souvent d’un piano/ voix, puis nous R&F : Aucun de vos albums majeurs n’a
imaginions les parties des autres instruments bénéficié d’une réédition de luxe, genre
avant de les enregistrer. Depuis quelques En avoir ou pas coffret avec un livret conséquent, des
années, la technologie nous permet de faire La grande époque où les maisons prises alternatives et éventuellement des
l’essentiel du travail dans notre studio et de de disques distribuaient des objets titres inédits. L’exercice vous paraît-il
promotionnels rigolos aux journalistes
concrétiser rapidement nos idées. est révolue. Ainsi, le boxer “Plagiarism” superflu ou redondant ?
(sous sac plastique et jamais porté) Russell Mael : Honnêtement, je ne suis
de 1997 compte parmi les choses les pas persuadé que nous ayons tant d’inédits
Détruire plus recherchées par les fans de Sparks.
Sur la pochette de ce disque de reprises que ça à notre disposition. Quelques démos
toutes les preuves de leurs propres chansons enregistrées
avec Faith No More, Erasure ou Jimmy
sont sorties dans les coffrets best of au fil des
R&F : La musique pop est un genre dans Somerville (avec Tony Visconti aux années, mais rien de plus…
lequel s’expriment les meilleures et les arrangements), les frères Mael posaient Ron Mael : Je dois vous faire une confidence :
pires artistes : les plus sincères et les plus en effet en petite tenue et exhibaient des j’essaie de détruire toutes les preuves,
musculatures qui, ils l’ont reconnu par
fabriqués. Comment appréhendez-vous la suite, n’étaient pas les leurs. Trois ans d’effacer tous nos travaux préparatoires
ce style musical en 2023 ? plus tard, Ron et Russell allaient rester (rires). Notamment ceux où l’on m’entend
Ron Mael : C’est notre terrain de jeu et au même niveau (sous la ceinture) en chanter.
publiant “Balls”, un album qui, dans le
c’est le seul genre que nous maîtrisons. Il genre techno-pop, était assez… couillu.
implique des restrictions, mais c’est ce qui R&F : Il s’agit pourtant de témoignages
le rend fascinant. Et lorsque de ce format, à de votre talent…
la radio par exemple, surgit quelque chose Ron Mael : Vous dites ça car vous ne les avez
d’original, c’est particulièrement jouissif. Les pas entendus. Je crains que le mythe Sparks
éléments peuvent être familiers, mais c’est ne s’effondre si les gens écoutent ça (rires).
leur agencement qui diffère et interpelle.
Quand quelque chose de vraiment différent R&F : Ron, on donnerait notre main
arrive, c’est une sorte de petit miracle. droite pour vous entendre chanter !
Ron Mael : Vous le regretteriez ! OK, je vous
R&F : Puisqu’on parle de miracle, enverrai des démos, mais je suis sûr que vous
Russell, quel est le secret de votre voix, ne voudrez plus nous interviewer après les
intacte après toutes ces années ? avoir écoutées. H
Russell Mael : Pourtant, je ne bois aucune
mixture spéciale (rires). C’est peut-être dû au Album “The Girl Is Crying In Her Latte”
fait de vivre en Californie, je ne sais pas… (Universal)

juin 2023 R&F 027


En vedette

“La pop me semblait un lieu


où tous les coups étaient permis”

Etienne Daho
Le Rennais, adolescent éternel, sort un quinzième album marquant davantage
le tournant opéré depuis “Blitz”, son précédent de 2017.
Un magnifique chant d’amour, des préludes aux premiers vertiges,
de l’acmé enchanteresse à l’amère désillusion.
recueilli par Alexandre Breton
DE L’AMOUR, ON A TOUT DIT. Tout, c’est-à-dire à peu avec cette chanson fantastique, “Las Vegas Man”, et “Surrender”, qui
près rien, rien qui en produise le tout d’un savoir, moyennant me rappelle les ambiances lynchéennes. Je ne comprends d’ailleurs pas
quoi, décliné en mille variations, l’amour est toujours un retour pourquoi David Lynch n’a jamais utilisé des chansons comme celles-ci,
à du même et, en ceci, ne consiste jamais qu’en un éternel qui sont très sixties, étant donné sa fascination pour ces sixties qui nous
recommencement : pour le meilleur et pour le pire, sauve qui font rêver, qui correspondent à une sorte de fantasme absolu.
peut, je t’aime moi non plus. On sait combien les amants se
ressassent leur commencement et se racontent des fins qui ne R&F : Vos références rock, comme le Velvet Underground,
servent qu’à recommencer. S’il rend indéniablement aveugle, Suicide ou The Jesus And Mary Chain, ressortent souvent de
parfois réellement borgne, il est aussi, selon la Diotime de biais, en clair, incorporées à la pop.
Platon, une puissance d’engendrement : bavardages infinis, Etienne Daho : Le rock m’a fait très peur. J’étais tellement collé
théories, religions, accessoirement des enfants et, surtout, dessus que si je me mettais vraiment à écouter, j’aurais fait une copie
des œuvres d’art. du Velvet, une copie de Barrett, j’aurais singé tout ce qui m’avait
marqué, fait grandir, nourri. J’avais un autre côté qui puisait chez les
yéyés, surtout Françoise Hardy et Jacques Dutronc, Serge Gainsbourg
Fantasme absolu et Jane Birkin, ou Brigitte Fontaine. Tout ça, à équivalence de ma
ROCK&FOLK : Puisque votre disque ne parle que d’amour culture anglo-saxonne, qui brasse les Modern Lovers, Roxy Music,
et de désir, réglons immédiatement une question : la meilleure Wire, B-52’s, Blondie, Propaganda, Klaus Nomi… Mais je ne me
chanson pour faire l’amour ? labellise pas chanteur rock. Au début des années quatre-vingt, je disais
Etienne Daho : “Cheree”, de Suicide. Tu rentres dans un monde que je faisais de la pop pour me différencier, parce qu’à l’époque il y
magique, ouaté, qui te happe. Ça pourrait durer toute la journée ! avait une variété qui ne me plaisait pas du tout, et je ne me sentais
pas faire partie de ça. Et puis par snobisme idiot, parce que je venais
R&F : Suicide a beaucoup compté pour vous ? de Rennes, je m’étais dit : “Je fais de la pop, comme ça on ne va pas
Etienne Daho : Oui, bien sûr, ce fut l’une de mes constructions. me fatiguer...”. La pop me semblait un lieu où tous les coups étaient
Suicide a vraiment inventé un truc avec le premier album. Avec Alan permis. Elle permet de tout attraper, rock, ballades, et de faire quelque
Vega, on s’est vus pas mal de fois. Il voulait reprendre une de mes chose qui est soi. Donc, je me suis éloigné le plus possible du rock,
chansons, mais ça ne s’est pas fait. C’est terrible, on a l’impression que sauf quand il s’agit d’un album de reprises comme “Surf” (2020, nda),
les gens sont éternels, qu’on a toute la vie… En fait, il faut faire les qui est un hommage a tout ce qui m’a tellement marqué, depuis Hank
Photo Pierre Ange Carlotti-DR

choses quand elles se présentent. J’ai une anecdote sur Alan. C’était Williams. Tout ça s’additionne, forme tes oreilles, ta sensibilité. C’est
en 1988, à New York. Il était venu me retrouver et il était horrifié que passé par Marquis De Sade, qui m’a épaulé pour faire ma première
je sois au Chelsea Hotel. Il m’a emmené au Gramercy Park, en face. Il maquette. Il y avait des indications selon lesquelles c’était du rock, parce
vivait là-bas. Le Gramercy, c’était plus respectable ! J’étais très surpris ! que, à côté de Marquis De Sade, il y avait Jacno, une même famille.
Alan était un mec si gentil, si attentionné, si différent de son image trash. J’avais emprunté la voie de ce que Jacno avait fait avec Elli ou Lio.
J’adore le premier Suicide, le deuxième aussi, produit par Ric Ocasek, Du néo-yé yé en quelque sorte, dont la culture était, bien sûr, le rock.

028 R&F juin 2023


juin 2023 R&F 029
Etienne daho

“J’aime bien
que les gens
soient outrés”
R&F : Et le rock ne touche pas aux mêmes territoires psy-
chiques que la pop. La pop est presque un antidote contre la
destructivité à l’œuvre dans le rock, non ?
Etienne Daho : Oui, c’est compliqué. C’est comme pour le Romantisme :
c’est aussi Oscar Wilde, et là, c’est beaucoup plus dangereux, ce ne sont
pas des coups de violon ! La pop peut ramener des choses qui viennent
de l’underground, des choses parfois sophistiquées, vers la lumière,
vers une simplicité aussi. Ce qu’a fait Andy Warhol, et Salvador Dali
avant lui. La pop fait passer ça, en irrigue le monde, en nourrit les gens.

Toujours
les mêmes conneries
R&F : Ça donne ce côté éclectique, chez vous, où l’on passe
de Vanessa Paradis, dont le duo avec elle en ouverture est
splendide, à The Jesus And The Mary Chain. Les puristes sont
outrés !
Etienne Daho : Tant mieux, j’aime bien que les gens soient outrés.
Quand je parlais des Beach Boys, dont j’ai toujours été hyper fan, dans
les années 1976-1977, on pensait que c’était de la provocation ! Je
pouvais aimer Françoise Hardy et le Velvet Underground, ce n’était pas
acceptable. Mais j’ai toujours eu cet éclectisme parce que les disques
que j’écoutais au juke-box allaient des Who aux yé-yés. C’est resté, et
je n’ai jamais tenu compte de ce qu’il était bien d’écouter, mais de ce
qui provoquait de l’émotion chez moi. “Good Vibrations”, par exemple,
c’est une leçon pour tout le monde : avoir été n°1 en étant tronçonnée
en cinq morceaux différents sur trois minutes, c’est du pur génie !

R&F : Pour “Blitz”, il y avait eu le coup de foudre pour le


groupe Unloved…
Etienne Daho : (enthousiaste) Ah ! Mordu dingue, oui ! J’avais entendu
“Guilty Of Love” sur BBC6, je m’étais dit : “C’est tout ce que j’aime !”
Les girls group, Phil Spector, le rétrofuturisme, tout ! Ils devaient
jouer à Shoreditch, chez Rough Trade. J’étais dans le métro, je lis ça
dans un journal, je décide d’y aller. Ce jour-là, tout était compliqué.
J’arrive en retard, il y avait plein de gens dehors. J’attends, des Français
commençaient à me shooter avec leur portable, je me dis : “Je me casse”.
Au moment de partir, je tombe nez à nez avec David Holmes ! Je le
salue, lui dis à quel point j’aime le disque. Il me répond : “Viens, je
vais te présenter le groupe”. La rencontre a eu lieu, et l’idée de “Blitz”
m’est venue. A ce moment-là, j’étais à nouveau envahi par Syd Barrett, De L’Innocence Retrouvée”, c’était Francis Bacon. Après, les albums
Photo Pierre Ange Carlotti-DR

un truc qui me reconnectait à mon enfance. La vie semblait s’être sont monogames ou polygames ! Mais, je ne peux écrire que comme
organisée autour de cette muse, et ça tombait bien, je n’en avais pas ça, avec quelque chose qui m’emporte. Sinon, je n’arrive pas à faire
d’autre. J’étais comme un reporter à la recherche de ses traces. Je voulais un disque. Là, c’est l’objet d’amour, ce qu’il provoque. Il n’y a rien de
louer la chambre de l’hôtel où il avait vécu les pires années de sa vie, plus fort que l’amour qui te fait aller le plus loin dans tes limites, va
le Chelsea Cloisters. Je l’imaginais, là, rasé, pesant plus de cent kilos, creuser au fond la personne que tu es.
en perdition. J’avais rencontré Duggie Fields, son ancien colocataire,
qui m’avait emmené chez lui, puis sa sœur, qui m’avait invité à un
hommage à Cambridge, et Joe Boyd, le producteur de “Arnold Layne”, Le symptôme
et même le manager qui l’avait décidé à faire ses premières démos. de la robe de chambre
C’était fou, je n’arrêtais pas de cogner sur Barrett. Je voulais l’avaler. R&F : Vous écrivez pour quoi : pour contenir, pour donner
“Blitz” est pétri de ça. forme à ce qui vous emporte ?
Etienne Daho : Pour célébrer tout ça ! Et aussi dans l’idée de rendre
R&F : Et pour “Tirer La Nuit Sur Les Etoiles” ? la chose éternelle. En faisant une chanson, tu encapsules un truc qui
Etienne Daho : Là, c’est un coup de foudre dans la vraie vie ! Il va rester éternel. Quand j’écoute une chanson ancienne, qui s’adresse
y a toujours une muse pour chaque album. Pour “Les Chansons vraiment à un objet d’amour — je dis “objet d’amour” volontairement —,

030 R&F juin 2023


pas mal de choses ! L’amour est la seule expérience qui va chercher
des choses très profondes, archaïques. Après, je ne suis vraiment pas
un spécialiste ni la bonne personne pour donner des conseils, parce
que je fais toujours les mêmes conneries !

R&F : Ce qui frappe, à l’écoute de ce chant d’amour, c’est la


présence très en avant de votre voix.
Etienne Daho : J’avais envie de ça, parce que le propos le suggère.
Sur des textes comme ça, tu n’as pas envie de chercher, tu veux avoir ce
confort de tout capter tout de suite. Ce n’était pas le cas du précédent,
où c’était à l’anglaise, avec les trucs spectoriens perdus dans des tonnes
de reverb, avec des voix doublées, des chœurs, des contre-chants, des
harmonies. Ce n’était pas le même principe sonore, même si les textes
sont très poétiques. Ce n’était pas le même monde. Là, il devait y avoir
une immédiateté, et c’est d’ailleurs en partie un hasard, parce que les
voix utilisées sont les voix-témoins. Au moment de faire les voix, j’ai eu
la grippe, je n’ai pu enregistrer qu’avec Vanessa Paradis et le lendemain,
c’était fini. Donc, ne pouvant plus chanter, j’ai gardé ces voix-tests.

R&F : On trouve aussi sur cet album un titre que vous avez
sorti en 2018, “Virus X”, une bombe pour dance-floors !
Etienne Daho : Oui, c’est lié à ma collaboration avec Italoconnection, un
duo d’italo disco que j’ai rencontré au concert de reformation de Marquis
De Sade, à Rennes. On se voit en loges et ils me proposent de m’envoyer un
backing track sur lequel, au début, je n’arrivais pas à trouver de mélodie.
Je me demandais ce que j’allais faire avec ça, jusqu’à ce que la pandémie
arrive. Là, j’ai eu l’idée d’une superposition entre la toxicité personnelle
et la toxicité du virus, avec tout le lexique de la contamination. Ça devait
être un truc pour se marrer, mais je trouvais que c’était assez “tubien”,
quand même ! On l’a rejoué avec une batterie et une basse, et là… (rires)

L’accident devient un luxe


R&F : Vos titres sont-ils très préparés avant l’entrée en studio ?
Etienne Daho : Maintenant, je fais des maquettes, des démos assez
proches de la version définitive. Ce qui permet de laisser une ouverture
pour l’accident. Donc, l’accident devient un luxe. Et puis, c’est lié au
coût d’un album comme celui-ci, où il y a un orchestre à Abbey Road,
Italoconnection, des cuivres, Moisturizer, Global Network, Yan Wagner,
plein d’invités. Arriver à avoir une cohérence avec cette multitude de
gens qui sont venus mettre un peu de leur vie, c’est assez génial. A un
moment, tu sais que le disque, c’est ça, cette image, cette pochette, ce
titre, ce tracklisting. Ce ne sont que des intuitions, mais tu sais. Après, des
chansons comme “Le Phare”, il y a eu six versions. Je n’arrivais pas, je
tournais autour. Je l’avais entendue dans un théâtre, où une amie suisse,
Sandra Godin, mettait en scène “Le Balcon”, de Jean Genet. Au milieu
du spectacle, une jeune fille joue un air à la guitare, j’ai adoré la mélodie.
J’ai voulu en savoir plus sur ce titre, et en fait, elle m’en a fait cadeau.

je suis saisi par cette fantasmagorie de la rencontre, qui ne peut être R&F : Le titre de l’album était-il déjà fixé ?
que passionnelle, et donc destructrice. C’est toujours dangereux… Etienne Daho : Oui, il m’est venu d’un documentaire sur Ava Gardner,
où il était raconté que, lorsqu’elle a rencontré Frank Sinatra, ils sont
R&F : Croyez-vous qu’on apprenne de nos histoires d’amour ? tous les deux partis bourrés dans le désert et ont tiré sur les étoiles !
Etienne Daho : Pas moi, en tout cas ! Enfin, tu es un peu plus dans
l’empathie, tu te dis : “Ok, je suis déjà passé par là”, mais en même R&F : Comme les Communards de 1871 qui tirèrent sur les
temps, je recherche toujours la même chose, l’intensité. Du coup, dès horloges…
que je vois une pantoufle, je pars en courant ! Le moindre symptôme Etienne Daho : Oui, c’est ça, un geste fou !
de robe de chambre, c’est la panique !
R&F : Si on tire sur les étoiles, on risque de les voir disparaître,
R&F : C’est donc voué à ne pas durer, alors ? Vous parlez de or, le désir, n’est-ce pas constater, la nuit, la disparition
l’amour ou du désir ? d’une étoile ?
Etienne Daho : Les deux sont indissociables pour moi, si tu entends Etienne Daho : Oui, c’est aussi faire des choses folles, futiles, pour plaire
par désir le désir charnel. Ce désir-là me taraude beaucoup, et il est à l’autre. Tu veux briller, dans un geste de panache. L’amour pousse à
très présent dans l’amour, même s’il y a plein de façons différentes l’impossible, non ? C’est de la résistance, aussi. Et c’est beau de résister. H
d’aimer, de formes autres que la relation formatée à deux. J’ai essayé Album “Tirer La Nuit Sur Les Etoiles” (Warner)

juin 2023 R&F 031


En vedette

“Ça ne trichait pas”

Ian Hunter 
“Defiance Part 1” , le nouvel album de Ian Hunter tire parti de la présence
du gotha du rock grand teint. Tuant le temps du Covid, ses contributeurs
ont tenu à célébrer l’ex-leader de Mott The Hoople qu’ils considèrent tous,
à juste titre, comme un des singers-songwriters essentiels de sa génération.
Recueilli par Jerome Soligny

ILS NE SONT PAS VENUS ET POURTANT, ILS SONT On a eu un peu de succès avec Mott The Hoople, mais je suis resté
PRESQUE TOUS LÀ. Le manque de place nous oblige à en en marge, je n’ai jamais été très fan de la première division (rires).
oublier, mais Jeff Beck, Taylor Hawkins, Mike Campbell, Joe Pour la bonne et simple raison qu’il m’aurait fallu travailler tout le
Elliott, Billy Gibbons, Todd Rundgren, Slash, Brad Whitford, temps. Enregistrer un album, tourner pour le vendre, en enregistrer
Jeff Tweedy et Johnny Depp comptent parmi les illustres qui un autre… Ça n’a jamais été mon rythme.
ont envoyé à Ian Hunter de quoi garnir ses nouvelles chansons.
Le contact physique étant proscrit durant l’élaboration de ce R&F : Aujourd’hui, pas mal d’artistes ou qui se prétendent
projet, c’est au téléphone et via Internet que ce beau monde comme tels utilisent les logiciels d’aide à la composition…
a échangé. Le résultat (en deux parties) témoigne d’un peps Ian Hunter : Oui, toutes ces machines, c’est assez effrayant. Une partie
intact et d’une franche camaraderie. de la musique produite aujourd’hui est complètement déshumanisée.
En revanche, aux USA, on assiste à un retour spectaculaire du vinyle,
ce qui est tout de même dingue. Des jeunes ont tendance à comprendre
Que ça tape un peu que l’aspect visuel d’un album est important. J’ai toujours estimé que
ROCK&FOLK : Quel casting ! Comment avez-vous réuni la limitation était une bonne chose car elle obligeait à faire des choix.
tous ces gens ? On mettait combien de chansons sur un 33 tours ? Dix, maximum. Le
Ian Hunter : Eh bien, en 2019, à l’occasion de mes quatre-vingts disque n’excédant pas quarante minutes, il ne fallait pas se tromper
ans, j’ai joué au Winery, à New York, et j’ai rencontré cette personne au moment de la sélection. Et puis, ça faisait moins de nouveaux titres
qui voulait me manager. Tout s’annonçait bien, puis le Covid est à écrire à chaque fois (rires).
arrivé, ce qui a coupé notre élan, à moi et à mon groupe. On était
tous bloqués à la maison et, n’ayant pas de home-studio, il m’était R&F : “Defiance Part 1” est nerveux, c’est un disque réso-
impossible de faire quoi que ce soit. Mon manager, lui, connaissait lument rock. Etait-ce délibéré ou a-t-il pris cette tournure
des gens qui avaient des studios ! Et donc Slash a été le premier à naturellement ?
m’envoyer quelque chose, Billy Gibbons a suivi, et ça a fait boule de Ian Hunter : Non, je voulais effectivement que ça tape un peu. On
neige. Tous ces musiciens ont voulu en être et le fait qu’ils travaillent était en plein Covid, tout le monde se sentait misérable, alors il fallait
avec moi sur de nouvelles chansons m’a incité à en écrire davantage. écrire des chansons en réaction à cette situation. En tout cas, j’ai mis
En un rien de temps, à cause ou grâce au Covid, je me suis retrouvé les plus enjouées dans ce premier volume. Le second sera différent.
avec une vingtaine de titres. D’ailleurs, il y aura d’autres musiciens invités.
Photo Ross Halfin-DR

R&F : Il y a des musiciens de votre génération sur ce disque, R&F : Comment se retrouve-t-on sur Sun Records ?
mais êtes-vous étonné que des plus jeunes connaissent votre Ian Hunter : Primary Wave, une grosse compagnie indépendante
musique et s’enthousiasment à l’idée de travailler avec vous ? qui représente un grand nombre d’artistes de la musique (d’hier et
Ian Hunter : Oui car je n’ai pas le sentiment d’être si célèbre que ça (rires). d’aujourd’hui, de Bob Marley à Prince en passant par Burt Bacharach ;

032 R&F juin 2023


juin 2023 R&F 033
Hunter
games
En solo, Ian Hunter a une vingtaine d’albums
à son actif (en comptant les live) dont les sept
proposés ici, indispensables. Mott The Hoople
a enregistré autant de 33 tours et, pour bien
faire (et bien comprendre), il les faut tous.
“Ian Hunter” (1975)
La baffe, d’emblée, à l’image du titre d’ouverture, ce
“Once Bitten, Twice Shy” (que, faute de mieux, on peut
traduire par “chat échaudé craint l’eau froide”) qui colle à
la peau de Ian Hunter depuis près d’un demi-siècle. Après
David Bowie, Mick Ronson devait sauver Mott The Hoople
une seconde fois, mais ça ne l’a pas fait. En revanche, dans
ce contexte fin de glam, le guitariste aux cheveux et aux
doigts d’or allait se montrer impérial. La cosignée “Boy” et “It Ain’t Easy
When You Fall/ Shades Off” sont deux autres pics de cette montagne.

“You’re Never Alone


With A Schizophrenic” (1979)
Mick Ronson est toujours au manche principal tandis
qu’une partie du E Street Band (et John Cale sur le
fameux “Bastard”) soutient efficacement l’ensemble.
“Cleveland Rocks”, une ode à l’une des vraies capitales
du rock américain, et “Just Another Night” sont
plus mottiennes que nature. Egalement à l’aise,
malgré ses airs de dur, dans le registre ballade, Ian Hunter signe avec
“Ships” une de ses plus poignantes. Le mixage à Power Station ayant
été assuré par Bob Clearmountain, ce son-là continue de faire fantasmer.

“Short Back N’ Sides” (1981)


Tout n’est pas parfait dans cette livraison à laquelle
Mick Jones et Topper Headon, deux ex-The Clash ont
amplement contribué. Jones et Ronson s’y partageaient
la production (et donc quelques arrangements qui n’ont
pas tous bien vieilli…), et Ian Hunter allait en profiter
pour signer un incontournable de plus  : “Old Records
Never Die”. Oui c’est de la nostalgie de camarades qui
ne sont pas tous revenus du front, mais qui savaient ce que Ellen Foley valait
au chant (dans les chœurs), et que Roger Powell, aux claviers, était un as.

“Y U I Orta” (1989)
Attribué à Ian Hunter et Mick Ronson, cet album
est le dernier sur lequel les deux amis se sont exprimés
ensemble. La tournée qui suivra passera par l’Elysée
Montmartre (à Paris) et sera également leur ultime en
commun. Du premier (“American Music”) au dernier
titre, “Y U I Orta” coche toutes les cases du rock high
class de l’époque (produit par Bernard Edwards), et
dans l’instrumental “Sweet Dreamer”, justement, Ronson rivalisait fièrement
avec son maître, Jeff Beck. Quatre ans plus tard, un cancer finalement plus
tenace que Mick allait mettre un terme à sa générosité et à sa sensibilité.

“Rant” (2001)
Autrefois associé au glam, Ian Hunter démarrait
le nouveau siècle en faisant du Dylan mieux que Bob
(“Wash Us Away”), en râclant ses propres fonds de tiroir
(“American Spy”) et en tirant à vue sur tous ceux qui,
malgré leurs efforts, n’ont jamais mieux bougé que lui
(“Morons”). “Rant”, en partie drivé par Andy York,
multi-instrumentiste et producteur croisé grâce au
batteur Steve Holley (ex-Wings), allait rallumer les projecteurs sur la carrière
de Ian, intrépide notoire que beaucoup de mieux lotis que lui vont finir, contre
toute attente, par envier. Ça n’est donc pas un hasard si la slide guitar de
“No One” fait tant penser à celle de George Harrison sur “Free As A Bird”.
“Shrunken Heads” (2007)
Les mots, parce qu’il les a toujours manipulés mieux
que la plupart de ses rivaux, ont enchanté les fans de
Ian Hunter dès la première écoute de ce “Words (Big
Mouth)” qui, non sans une certaine ironie, ouvrait son
onzième album. Evidemment, ceux-ci n’ont pas non
plus été indifférents à la country et cynique “I Am What
I Hated When I Was Young” ni à “Read ’Em ‘N’ Weep”
qui les ont, comme prévu, laissés exsangues. Dans le genre, avec une voix
au rasoir et un piano droit comme un i, on n’a pas fait beaucoup mieux.

“Fingers Crossed” (2016)


Limiter cet album à “Dandy”, c’est un peu comme réduire
celui que Mott The Hoople a publié en 1972 à sa chanson-
titre. Pourtant, il est indiscutable que l’hommage à David
Bowie rendu, l’année de son décès, par le leader de la
formation que Ziggy a sauvée d’un marasme annoncé
(en lui offrant “All The Young Dudes”) fait de l’ombre
aux autres morceaux de “Fingers Crossed”. Ailleurs sur
le disque, Ian Hunter affirme qu’il est “coincé dans la réalité” et que “on ne
peut pas vivre dans le passé”. C’était sa façon à lui de chanter (et Bowie en
savait quelque chose) que rien ne vaut de vivre sans souvenirs non plus. JS
Ian Hunter

Primary Wave fait prospérer son catalogue, nda), a récemment acheté J’ai rarement vu un musicien aussi enthousiaste. Il me faisait penser
Sun Records et acquis les droits des enregistrements historiques de à Joe Elliott de Def Leppard. Comme Joe, Taylor connaissait toutes
certains pionniers du rock tels que Jerry Lee Lewis. Mais en plus, cette mes chansons, une véritable encyclopédie ! Quand je vais chez Joe,
compagnie a voulu relancer le label et j’ai été signé. Je suis même allé s’il commence à faire le DJ à deux heures de l’après-midi, on est sûr
à Memphis, dans le studio où a été enregistré “Whole Lotta Shakin’ d’y être encore à deux du mat’. Et il ne passe que des bons disques !
Goin’ On”, et je peux vous dire que c’est une expérience très bizarre. Vous savez, s’il n’y avait que des musiciens dans le monde, on aurait
J’avais l’impression d’être entouré de fantômes (rires). moins de problèmes. J’en ai connu des centaines et ils sont tous super.
Un peu arrogants quand ils sont jeunes, mais dans l’ensemble, des
chouettes gars qui s’en fichent de la couleur de votre peau. C’est une
Un seul casque bonne communauté.
R&F : C’était un peu votre héros quand vous avez grandi…
Ian Hunter : Totalement, il a changé ma vie. Il avait un côté branleur R&F : A ce sujet, le 29 avril dernier, ça a fait trente ans que
mais sa musique était tellement excitante. Après la Seconde Guerre Mick Ronson est parti…
mondiale, on avait besoin de gens comme ça : Fats Domino, Little Ian Hunter : Oh, mais je l’aime. Il est resté avec moi. On a traîné
Richard, Howlin’ Wolf… On n’avait pas d’argent, il ne se passait pas ensemble pendant deux décennies, nos enfants ont grandi ensemble…
grand-chose, mais le rock’n’roll nous a sauvés de l’ennui. Toujours Vous avez raison, son départ a été difficile à encaisser, sur le plan
est-il que ça fait un drôle d’effet de se retrouver sur un label pareil. musical, évidemment, mais aussi personnel.

R&F : Et ces jeunes gens qui se sont précipités au cinéma R&F : Et Ringo Starr alors ? Vous avez les meilleurs batteurs
pour voir le “Elvis” de Baz Luhrmann et ont créé le buzz du monde sur ce disque ou quoi ?
sur les réseaux sociaux avec “Pistol”, la série sur le plus Ian Hunter : On travaillait sur “Bed Of Roses” avec Andy au sous-
connu des groupes punk, vous sol, et à un moment, je lui fais :
en pensez quoi ? “Celle-là est pour Ringo, non ?”
Ian Hunter : C’était de vraies gens.
Qui montaient sur scène avec de “Johnny Depp, Ayant participé à une de ses tournées
avec le All-Star Band (en 2001, nda),

pas mal de gens


vrais instruments. Ça ne trichait pas. je lui ai téléphoné pour lui demander
Et forcément, c’est quelque chose si ça le branchait et il m’a répondu :
qui impressionne encore aujourd’hui. “Bah, je jouerai sur le morceau s’il
Pour ma part, les réseaux sociaux me
font un peu penser à l’invention de la ne le prennent me plaît”. Quatre jours plus tard,
on recevait ses pistes de batterie.

pas au sérieux
dynamite. Au départ, elle a été conçue Nickel, exactement ce qu’il fallait.
pour exploser des blocs de charbon
et, au final, des types s’en sont servi R&F : Vous êtes bel et bien passé
pour faire des bombes. Twitter, c’est
la même chose. Aujourd’hui, tout le à cause de qui par le Star-Club, à Hambourg,
auquel la chanson fait allusion…

il est, mais c’est


monde peut balancer ce qu’il pense à Ian Hunter : Oui, quelques années
des milliers de gens. Nous, on faisait après Ringo… J’étais bassiste dans
ça dans des pubs (rires). Bon, j’arrête un groupe. Pas mal de ceux qui

un vrai musicien”
là. Perso, je fonctionne encore avec ont enregistré pour Sun Records y
de la bande magnétique, je ne suis ont joué.
sur aucun réseau.
R&F : Jeff Beck fait une de ses
R&F : Mais chez vous, il y a tout de même un piano, non ? dernières apparitions sur un disque dans “No Hard Feelings”.
Ian Hunter : Oui et deux ou trois guitares au sous-sol, et un micro ! Ian Hunter : Oui, il était avec Johnny Depp, et c’est d’ailleurs lui
J’avais un studio avant, mais je n’arrivais pas à y écrire quoi que ce qui a proposé que Jeff fasse quelque chose. En fait, il a joué sur deux
soit. Et puis au début des années 2000, j’ai rencontré Andy York avec titres dont un qui sera sur le prochain disque. Sur “No Hard Feelings”,
qui je travaille toujours. Il vient chez moi avec un ordinateur portable je pensais qu’il ne ferait qu’un solo, mais on l’entend sur tout l’ad
et on enregistre comme ça. Pour ce nouvel album, j’ai chanté les voix lib. Et Johnny est super également. Pas mal de gens ne le prennent
en pensant qu’elles ne serviraient que de guide, mais finalement, les pas au sérieux à cause de qui il est, mais c’est un vrai musicien qui
musiciens ont joué dessus et on les a conservées. Au début, je n’avais sait rester à sa place sur scène. Il ne tire jamais la couverture à lui,
qu’un seul casque et c’est moi qui le mettais sur mes oreilles, Andy il aime jouer en équipe.
n’entendait que ma voix : Ian Hunter a cappella ! Aujourd’hui, on en
a un deuxième. On est devenus pros ! R&F : Bon, on vous voit quant au New Morning ?
Ian Hunter : Pas pour l’instant car on travaille sur le volume 2, mais
pourquoi pas après. Aussi, je vais être franc, ça sera probablement
Quelle planète dans un contexte acoustique. Je ne rajeunis pas et je n’ai plus trop
R&F : Taylor Hawkins s’est beaucoup investi sur le titre envie de sauter comme un fou sur scène. Je me souviens la première
“Angel”. fois où on est venus en France avec Mott The Hoople (le groupe
Ian Hunter : Il était comme ça. On l’a contacté pour une partie de s’était produit à la Taverne De L’Olympia en 1971, nda). J’ai eu le
batterie et il a renvoyé le morceau avec presque tous les instruments. sentiment que les gens se demandaient de quelle planète on venait.
Photo Ross Halfin-DR

Il a même demandé qui allait jouer le solo de guitare, avant d’en Curieusement, on a toujours eu la cote en Scandinavie. A croire qu’il
envoyer un… Il a aussi fait ça sur d’autres titres. Si on l’avait écouté, ne fait pas assez froid chez vous (rires). H
il serait sur tout l’album. Lorsque le Covid s’est calmé, Foo Fighters
est reparti sur la route et Taylor a eu moins de temps pour nous. Album “Defiance Part 1” (Sun Records)

juin 2023 R&F 035


036 R&F juin 2023
En vedette

“En complet décalage avec l’époque”

Don Letts Sans ses platines au Roxy Club, foin de Bob Marley
et de son “Punky Reggae Party”. Figure incontournable d’une époque
de mixité sociale et musicale que beaucoup souhaiteraient voir
révolue, le natif de Brixton revient au-devant de la scène avec un
disque de dub bricolé, dont la sortie est prévue pour la rentrée,
dans le plus pur esprit du do it yourself dont il se revendique.
Recueilli par Geant Vert
DURANT CES ANNÉES PASSÉES À ARPENTER LES travailler davantage. De mon côté, je ne savais pas si j’avais vraiment
TROTTOIRS DE KING’S ROAD, DON LETTS NE S’EST envie de le faire. Et c’est là que je me retrouve enfermé chez moi à
PAS CONTENTÉ DE CROISER LES GRANDS GROUPES cause de la pandémie. Résultat, comme il fallait bien s’occuper, j’ai
DE L’ÉPOQUE : il les a filmés, accompagnés, et a réalisé bossé la chose plutôt que de rester assis à ne rien faire. En tout, j’ai dû
quelques-unes des plus belles séquences animées consacrées passer neuf mois sur les bandes, à raison de trois jours par semaine.
aux Sex Pistols, aux Clash ou aux Slits. En compagnie de A aucun moment je n’ai pensé à l’aspect commercial de l’exercice.
Mick Jones, il fait aussi partie de l’aventure de Big Audio Pour moi, c’était juste une occupation créative.
Dynamite. Né pour s’éclater dans la création, Don Letts nous
explique pourquoi les artistes ne partent jamais à la retraite. R&F : Mais qui finit tout de même chez une maison de disques.
Don Letts : (Rires) Oui. Mais Cooking Vinyl a vu les choses
différemment après avoir écouté les titres. Alors que j’étais tout content
Quatre lignes de basse d’avoir un disque de plus à poser sur ma platine, le label m’a rappelé
ROCK&FOLK : Avec toutes les cordes que vous avez à votre que le travail n’était pas tout à fait terminé. Je me retrouve donc ici pour
arc, pourquoi avoir choisi d’enregistrer un disque ? faire la promotion demandée en répondant à vos questions ! D’abord,
Don Letts : C’est une question de circonstances. Juste avant la crise je tiens à préciser que le titre de l’album est le meilleur résumé pour
du Covid, j’avais réalisé une version dub de “E=MC2”, un titre de Big tout comprendre de son contenu. “Outta Sync” est une initiative à mon
Audio Dynamite, en compagnie du producteur Gaudi — lui et moi image ; c’est-à-dire en complet décalage avec l’époque. Pour commencer,
avons grandi dans la bass culture, le sound system et la musique pop, s’il n’y avait pas eu cette histoire de Covid, je ne pense pas qu’il aurait
ce qui fait que nous n’avons pas trop de problèmes pour mélanger nos vu le jour. Voilà, c’est dit. Sinon, le résultat mérite d’être défendu
idées. L’initiative a plutôt bien fonctionné auprès du public mais, pour face aux médias. Maintenant que le disque est une réalité, je me dois
moi, ce n’était qu’un titre pour un album de covers reggae. Ça n’a pas de respecter tous les investissements apportés par les personnes qui
été l’avis de mon grand pote Youth, le bassiste de Killing Joke. Lui et sont venues me donner un coup de main pour la réalisation.
moi, c’est une histoire d’amitié de plus de quarante ans. Il me relance
régulièrement pour que je remette le couvert et que je donne une suite
à mon premier disque solo “Hometown Hi-Fi”, un album que j’ai fait La fille
en compagnie de Leo et Greg, le bassiste et le batteur de Big Audio du batteur des Sex Pistols
Dynamite. On se faisait appeler Screaming Target, mais c’était plus R&F : Comment se sont passées les différentes collaborations
un projet solo qu’un vrai groupe. Peut-être à cause de leur présence, avec les invités ? Par internet ?
les gens se sont imaginé le contraire. De mon côté, je me trouvais Don Letts : L’album a été entièrement enregistré dans un vrai studio
beaucoup trop vieux pour tenter le coup. Je suis incapable de jouer car, pour moi, le contact physique avec les gens était important, après
du moindre instrument. La seule chose dont je suis capable est de ces longues périodes de confinement. La seule exception a été Wayne
jouer avec mes idées. Coyne, des Flaming Lips. Lui, il était bloqué aux Etats-Unis. Je ne suis
pas un chanteur professionnel. Je suis conscient que j’ai besoin d’être
Photo John Behets-DR

R&F : Et comment est-il arrivé à vous convaincre ? aidé, entouré, dans ce genre d’initiative. Même si j’aime faire les choses
Don Letts : En m’envoyant quatre lignes de basse pour booster mon à ma façon, un enregistrement est quelque chose de sérieux. Pour cela,
inspiration. J’ai bricolé dessus et le résultat a plu à mon entourage, j’ai besoin d’avoir mes partenaires plus musiciens autour de moi. Dans
qui a trouvé que l’ensemble ressemblait à un album, à condition de le le studio, je peux ainsi les regarder les yeux dans les yeux pour savoir si

juin 2023 R&F 037


“Vous en connaissez
des ordinateurs qui vous disent
que vous enregistrez de la merde ?”
ce que je fais est bon ou mauvais. Chez moi, quand je m’enregistrais, je je peux être une sorte de passeur d’idées. J’ai soixante-sept ans et il
n’avais que l’écran de l’ordinateur à qui m’adresser. Et vous en connaissez me prend l’envie de faire un disque. J’admets que cela peut paraître
beaucoup, vous, des ordinateurs qui vous disent que vous enregistrez de étrange à mon âge. Mais quand je me suis retrouvé cadenassé chez
la merde ? Pour cela, rien ne vaut une bonne présence humaine (rires). moi, dans l’impossibilité de voir mes amis ou, tout simplement, de
faire une balade, j’ai dû occuper mes journées. Le bon côté dans
R&F : Pourquoi autant d’invités ? ce genre de situation, c’est que vous avez beaucoup de temps pour
Don Letts : Ce n’est pas une question d’avoir été sevré de présence réfléchir de manière positive. Le mauvais côté est que vous avez aussi
humaine pendant tout ce temps. En fait, c’est surtout pour apporter un peu
de diversité dans les titres. Toutes ces personnes apportent leur propre Big Audio Dynamite, Londres, 1986
touche à mes chansons. Elles les rendent, d’une certaine façon, plus
diversifiées. Leur présence compense mon manque de pratique vocale.

R&F : Parlez-nous un peu de cette dream team vocale ?


Don Letts : Ce sont tous des amis de longue date. Je ne pouvais pas
faire autrement car je marche surtout à la confiance. Cela renforce
la mienne du même coup. Hollie Cook s’est fait un nom comme une
des voix britanniques du Lovers’ rock. C’est pour cette raison que
je lui ai proposé cette collaboration. Pas parce qu’elle est la fille du
batteur des Sex Pistols (rires). Zoe Devlin Love était la chanteuse
de ce fabuleux groupe, Alabama 3. Son registre est tellement vaste
qu’elle peut quasiment tout faire : jazz, blues, ska, reggae…, il suffit
de lui demander. Pour une question plus personnelle, ma fille Honor
est venue m’apporter un peu de soutien familial sur la chanson
“Civilization”. Chez les hommes, évidemment que je suis très fier
de la participation de Wayne Coyne, et de la légende Terry Hall.
Wayne est le seul qui n’a pas pu faire le déplacement au studio.
Tout s’est passé sur Internet. Pour Terry, mon sentiment est doux-
amer car il nous a quittés peu de temps après avoir enregistré “The
Universe Knows What You’ve Done” et “The Doorman”. Je crois qu’il
s’agit de ses deux dernières chansons avant de mourir. Sa présence
était lumineuse et sa disparition ternit la joie que je ressens en
écoutant l’album. J’aimerais, je souhaiterais tellement qu’il soit
toujours avec nous.

Noir, gros et binoclard


R&F : Pourquoi une majorité de voix féminines ?
Don Letts : Pour moi, il n’y a rien d’étonnant à cela. J’ai toujours
recherché la compagnie des femmes dès mon plus jeune âge. Leur
énergie booste ma créativité. Quand j’étais adolescent, je cherchais
désespérément le moyen d’attirer l’attention d’une fille pour sortir avec
elle. A l’époque, je ne jouais pas au foot, je ne buvais pas de bière et
je n’étais pas bagarreur. A cela, je pouvais ajouter les particularités
suivantes : noir, gros et binoclard. On comprend alors pourquoi je ne
rentrais pas dans la case macho collectionneur. La solution que j’ai
trouvée a été d’exploiter au mieux mes faiblesses. Je me suis donc
présenté sous l’étiquette du gars sobre qui n’aime pas le sport car il
préfère regarder des films d’art et d’essai sous-titrés. Et c’est comme
cela que j’ai fait mes premiers pas dans le monde de la créativité. Avec
les années, j’ai pu changer d’avis sur certains points, mais jamais sur
Photo Steve Rapport/ Getty Images

ma relation avec les femmes. Par contre, je n’ai toujours pas mis les
pieds dans un stade de foot en Angleterre. En groupe, le mâle anglais
est un gigantesque connard qui fait peur.

R&F : De quoi parlent les textes ?


Don Letts : C’est un disque qui s’adresse plutôt à des personnes mûres
qu’à des adolescents qui s’éclatent sur le dance floor. Par contre, pour eux,

038 R&F juin 2023


Don Letts
le même laps de temps pour avoir des pensées négatives. Je me je dois continuer à être productif tous les jours si je ne veux pas finir
suis mis alors à faire le tri dans mes pensées. Quelles étaient les pensées à la rue. Mais je suis préparé pour tenir le choc grâce au système de
plus récurrentes que les autres ? Les truismes à éviter ? Une fois le tri fait, classes que j’ai connu au XXème siècle. C’est grâce à ce système que
j’ai tout mis sur papier afin de créer une sorte de bande sonore avec les nous avons appris à être les plus créatifs qui soient pour survivre.
souvenirs que j’avais en tête, transposés sur les lignes de basse de Youth. Quand j’ai commencé, j’ai dû me battre jour après jour pour avoir
Cet album est juste un instantané de la personne que je suis maintenant. ma propre identité. C’est mon appartenance à la classe prolétarienne
Je suis une création aussi british que black qui a grandi à une époque qui m’a donné l’énergie pour faire mon chemin. Sans elle, je n’aurais
charnière où la pop et la musique jamaïcaine étaient indissociables. jamais pu trouver ma tribu et avoir mes propres statuts. Maintenant,
“Outta Sync” reflète parfaitement cette dualité existentielle qui est la au XXIème siècle, les choses ont changé et l’argument de classe n’est
mienne : être noir et anglais à la fois. Oui, j’ai soixante-sept ans, mais plus valable. Il n’y a plus que des riches et des pauvres. Et ce qui me
j’ai grandi dans le rock’n’roll et vous ne trouverez aucun vieux comme fout les boules, c’est que la sortie de mon disque est décalée à cause
moi en magasin. Vous pouvez me faire confiance (rires). du couronnement du roi Charles. Ce type me pique tout mon temps
de promo dans les journaux. Quel monde (rires) ! H
R&F : Que pensez-vous des problèmes sur l’âge de la retraite
en France ?
Don Letts : Je répondrai sur le plan personnel. Pour vivre à Londres, Album “Outta Sync” (Cooking Vinyl)

juin 2023 R&F 039


n puissant opioïde…”

040 R&F juin 2023


En vedette

Le rock d’après la fin des temps

SQÜRL
De réalisateur mythique, Jim Jarmusch est en passe de devenir un musicien culte.
Photo Sara Driver-DR

Aller et retour sur une vie consacrée à l’amour de la musique.


Recueilli par THOMAS E. Florin

juin 2023 R&F 041


SQÜRL

“J’ai toujours pensé être destiné


à devenir musicien, mais j’ai fait
comme un long détour”
VIVRE QUELQUE PART SIGNIFIAIT QUELQUE CHOSE. sort, et peut-être est-ce son film le moins réussi pourtant, deux
Etre à Berlin, à Paris, à New York, à Akron n’offrait pas éléments s’y distinguent incroyablement : les costumes de Bina
le même destin. Il y avait l’influence de l’environnement, Daigeler, sublimes, et cette musique à la pesanteur d’un astre effondré.
la langue bien sûr, l’architecture et la culture aussi, mais
cela allait au-delà. Le lieu et l’époque, deux données aussi “ – Des écureuils (Sqürl), un méchant lapin (Bad Rabbit), qu’est-ce
déterminantes en physique qu’en astrologie. “La géographie, que vous avez avec les animaux ?
c’est le destin”, disait James Ellroy. Variation sur le même – Je ne sais pas… On a failli s’appeler Mouton Et Loup (Sheep &
thème : “Aucun Michel-Ange n’est jamais sorti de Pittsburgh” Wolfve), mais comme on est le plus souvent deux, que j’ai les cheveux
(Lou Reed). Abscisse et ordonnée du voyage de Jim Jarmusch blancs et que Carter est brun, je ne voulais pas que les gens nous
à travers l’espace-temps : Akron 1968, Paris 1975, New York demandent sans cesse si j’étais le mouton, et lui le loup.”
1977, Miami 1981, Nouvelle-Orléans 1986, Berlin 1987…
C’est justement avec “Berlin ’87” que débute “Silver Haze”,
le premier album de Sqürl. Comme une rock star
Au début, Sqürl était une blague, un faux groupe, celui dont parle
Cate Blanchett dans un sketch de “Coffee And Cigarettes”. De sa
Des écureuils et un lapin bouche, on apprend qu’y joue un certain Lee, qu’ils ont sorti un CD
Que devenait-on à Berlin en 1987 ? Guitariste ? Peintre ? Héroïnomane ? autoproduit et que leur musique est du hard industriel. Comme s’il
Poète ? Tout cela à la fois ? “J’ai vécu à Berlin en 1987, à l’époque n’osait pas encore, Sqürl était alors cette formation comique perdue
où Nick Cave écrivait son roman ‘Et L’Âne Vit L’Ange’. Einstürzende au milieu de véritables musiciens : Iggy Pop et Tom Waits, Jack et
Neubauten jouait, les Bad Seeds étaient actifs, mon ami Christoph Meg White, GZA et RZA jouent dans le film. Cela a été son credo,
Dreyer avait un groupe instrumental très cool, et il y avait les excellentes longtemps : Jim Jarmusch était aimé comme une rock star sans jouer
Malaria!, un groupe composé de filles. Mais Berlin était encore une dans un groupe. Il avait créé une troupe autour de ses films, et tous
ville emmurée, on ne pouvait pas partir d’ici. On vivait encerclé d’un les amateurs de musique le connaissaient car il donnait des rôles à Joe
mur et c’est ce mélange de sensations que j’avais en tête quand j’ai Strummer, Screamin’ Jay Hawkins, Richard Edson — premier batteur
commencé à jouer la piste de guitare à la base de ‘Berlin ’87’.” Il y a de Sonic Youth —, ainsi qu’à tous les autres cités depuis le début de
cette batterie de Carter Logan, si lente et lourde, mais jamais pesante, cet article. Aussi, on écoutait souvent des chansons dans ses films et
qui procure l’étrange sensation d’un vide et après un riff joué comme l’on parlait de disques, quand une petite amie ne jetait pas la collection
on s’essuie le coin de la bouche, le mélange des instruments se met par la fenêtre. La majorité de ses histoires se passait dans des villes
à tourner tels des derviches avant de se dissoudre dans l’air. Lent, déterminantes pour la musique américaine : New York bien sûr, mais
atmosphérique, avec un sens du vide : tout cela pourrait ressembler aussi Memphis et la Nouvelle-Orléans, deux endroits où il ne s’était
à la description d’un film de Jim Jarmusch. Pourtant, c’est bien de la jamais rendu autrement que via les sillons des vinyles. Et toute cette
musique de Sqürl dont il est question ici. esthétique, le noir et blanc, les habits, les voitures, le casting, le son
Rome, 2007 : “C’est étrange : j’ai toujours pensé être destiné à devenir si précautionneusement travaillé, les thèmes et références ne disaient
musicien, mais j’ai fait comme un long détour.” C’était il y a quinze ans, qu’une chose : Jim Jarmusch tentait de transposer sur la pellicule ce
dans la capitale italienne où Jim avait conduit avec Federico Fellini que sa génération avait gravé sur disque.
et filmé des couples faisant l’amour pour “Night On Earth”. Deux ans
auparavant était sorti “Broken Flowers”, Grand prix du jury à Cannes, “Robert Quine, qui était également d’Akron, est le cas typique de virtuose
son plus grand succès commercial. Pourtant, c’était déjà le début de jamais ennuyeux. Mais c’est parce qu’il était inventif. Comme Ornette
son retour vers la musique. Sur le plateau, il rencontre un assistant, Coleman, il voulait inventer sa propre manière… D’ailleurs, certaines
Carter Logan, qui joue de la batterie au fond du temps, un peu stoner des pédales d’effets que nous utilisons pour Sqürl lui ont appartenu. C’est
comme on l’entend dans le groupe heavy psyché The Space Merchants. une fierté d’avoir un peu de ses molécules avec nous quand on joue.”
Jim, depuis peu, reprend régulièrement une guitare entre ses mains.
C’est une antique Gibson série L que Jack White lui a laissée après le
tournage du clip de “Steady As She Goes” (“Je t’en prie Jim, prends- Un élan romantique
la, j’en ai deux”). Certainement par esprit de contradiction, après son Akron, 1968. Ses cheveux blanchissent déjà, pourtant Jim Jarmusch
film le plus commercial, Jim Jarmusch se lance dans son projet le plus n’a que quatorze ans. Dans un bus, un travesti s’approche et le félicite
Photo Sara Driver-DR

conceptuel. Après avoir collaboré avec John Lurie, Tom Waits, Neil pour sa couleur. “Hey men, où est-ce que tu as trouvé cette teinture ?”
Young et RZA, il décide également pour la première fois de composer Dans son ADN. Ses cheveux, comme la fibre artistique, il les doit à sa
et jouer la musique de son prochain film. Pour l’occasion, il fonde Bad mère, ancienne critique de cinéma. Mais à Akron, dans ces temps-là,
Rabbit avec Carter Logan et Shane Stoneback. “The Limit Of Control” personne ne rêve de grand écran. La ville ouvrière, spécialisée dans

042 R&F juin 2023


SQÜRL

“Nous appelons cette musique de l’oxybilly, du


la fabrication de pneus, pousse sa jeunesse vers l’est où partent, dans
le désordre, Chrissie Hynde, Lux Interior, Robert Quine. Seuls les
Devo gagneront la côte pacifique. “J’ai pris deux cours de guitare avec
Tim Wright, l’un des premiers musiciens de Pere Ubu qui a joué plus
tard dans DNA. Il me faisait faire tout un tas d’accords étranges pour
qu’il puisse répéter. Au bout du deuxième jour, je lui dis : ‘Franchement
Tim’…” Autre trait générationnel, Jim Jarmusch veut devenir poète.
Il a la touche, étrangement morrisonienne : une barbe, des cheveux
bouclés gris, un gilet... A New York, il étudie auprès de David Shapiro
et Kenneth Koch, et la “New York School”, mouvement poétique,
devient sa philosophie : “Ils prônaient la simplicité, l’intimité, de
ne pas s’adresser au monde mais à une personne que l’on connaît.
Et comme dans le zen, il y a l’idée de soustraire pour ne garder que
l’essentiel.” Dans un élan parfaitement romantique, Jim Jarmusch
s’envole pour la ville où est mort celui à qui il ressemble. A Paris, il
pratique un “broken french” qui l’isole, alors chaque soir, il se réfugie
à la cinémathèque d’Henri Langlois. Dans la nation littéraire naît son
amour inconditionnel pour les films, cette forme qui ressemble tant
aux rêves. Dix mois plus tard, le jour de son retour à New York, il
retrouve son ami Luc Sante. Nous sommes en 1976, Luc veut écouter
ses histoires, mais seulement dans le nouveau bar où il sort tous les
soirs : le CBGB.

Fier d’être un dilettante


New York, 1978. On le retrouve là, sur une photo de David Goldis,
où comme tous les autres — Patti Smith, Richard Hell, etc. —,
il pose contre un mur, à même le trottoir. Très beau, les cheveux
courts désormais, il est aux côtés de Christopher Parker, l’ami qu’il
choisira pour jouer dans son premier film, “Permanent Vacation”, et
Klaus Nomi. Jim Jarmusch joue dans un groupe no wave, The Del-
Byzanteens, et sort un album, “Lies To Live By” sur le label qui sortira
le premier single de Chrome. Ici au clavier, et parfois de sa belle voix
de baryton, “Sally Goes Around”, très bonne chanson, débute son
approche ludique de la musique. “Mon synthétiseur n’avait pas de
mémoire pour les réglages : à chaque fois que je l’allumais, je ne savais
pas comment il allait sonner et j’adorais cela.” Les Del-Byzanteens
sont bons, suffisamment pour que leur label anglais pense avoir
déniché les nouvelles stars du rock new-yorkais. Pourtant, aucun des
membres du groupe ne prend tout cela très au sérieux. Ils peignent,
ils écrivent, se préparent à tourner des films. Avoir un groupe à New
York était un peu comme avoir un Instagram de nos jours : une manière
de sociabiliser, montrer sa tête, faire quelque chose avec ses amis,
et apprendre. Oui apprendre, pour toute une vie, une éthique, cette
manière de s’exprimer sans concessions, le refus de la démonstration dans notre film ‘Only Lover Left Alive’, il y a cette guitare, une Gretsch
technique, la fierté du dilettantisme et toujours faire les choses par 51-20 je crois, que l’on emprunte à un collectionneur ; et dans son dos,
amour de la forme. il y avait la signature d’Ivy... ses molécules sont dans notre film…”

“ – … Donc vous croisiez cet autre ancien d’Akron, Lux Interior ?


– Avec Luc Sante, désormais Lucy Sante, on a été invité une fois dans Entendre le silence
l’appartement des Cramps dans l’East Village, où Lux nous a fait écouter Detroit/ Tanger, 2014. Les Mayas avaient raison : le monde tel qu’on
plein 45 tours obscurs. C’était hilarant car il n’avait que quelques années l’avait connu s’était arrêté en 2012, et il dérivait lentement vers l’horreur
de plus que nous, mais était un véritable professeur. Malheureusement, et la folie. A l’aube de tout cela est sorti ce film, une longue déclaration
je ne les ai jamais véritablement connus : Ivy est une sorte de déesse pour d’amour à la musique, à la littérature, aux instruments, à la médecine,
moi. Une reine. D’ailleurs, Carter m’a rappelé cette histoire il y a peu : à la physique et à l’amour lui-même, ce sentiment si puissant qu’il

044 R&F juin 2023


nom de l’oxycodone, un puissant opioïde…”
“Only Lover Left Alive”, le disque, n’était pas un coup d’essai. Sqürl
avait déjà sorti deux EP au dadaïsme ludique comme en étaient
familiers les groupes de l’Ohio. On y chantait sur des hippies morts
nus dans le désert et reprenait “Little Sister” et “I’m So Lonesome
I Could Cry” très très lentement. Carter : “C’est un peu notre version
de ce qui a été inventé par les Cramps. Sauf qu’au lieu de psychobilly,
nous appelons cette musique de l’oxybilly, du nom de l’oxycodone, un
puissant opioïde…”
Dans le même temps, Jim Jarmusch avait déjà sorti deux albums avec
Jozef Van Wissem, rencontré par hasard dans une rue de New York.
Tous deux avaient enregistré “Concerning The Entrance Into Eternity”
(“A Propos De L’Entrée Vers L’Eternité”) et “The Mystery Of Heaven”
(“Le Mystère Du Paradis”) qui, si ce n’est la déterminante batterie de
Carter, contenaient déjà tout le reste. Une musique de méditation, de
trans calme, l’équivalent moderne du om bouddhiste, quelque chose
qui nous dit qu’ici est autre part.

“Peu de temps avant de mourir, Lou Reed m’a donné ce très bel
enregistrement. C’était une musique qu’il utilisait pour faire son taï-
chi et, comme il savait que je faisais du Qi-Gong et du taï-chi, il me l’a
donnée. Même si lui utilisait des instruments électroniques plutôt que
des larsens, il créait un genre de drone, ce son qui aide à glisser dans
un autre monde, à un autre endroit.” 

Génération no wave
Paris, 2023 : la lumière tourne et tourne et tourne sur l’écran, pendant
que Carter Logan et Jim Jarmusch, assis en dessous dans l’obscurité de
cette salle de cinéma, font tourner leurs notes et renforcent l’impression
des images de Man Ray. Nous sommes au Centre Pompidou, six étages
au-dessus de nos têtes brillent dans la salle vide à cette heure-ci la
toile “Autour D’Un Point” de Frantisek Kupka. Et ces trois œuvres —
le film, la musique, la toile — entrent en résonance désormais. C’est un
point d’harmonie entre quatre êtres qui ont vécu à un siècle d’intervalle
et pourtant, comme une constante dans notre espèce, il met en relief
nos intuitions. Depuis longtemps, l’humain sent, et c’est désormais
vérifié, que le temps et l’espace sont relatifs, que la matière n’est
pas comme nous la percevons, que la conscience humaine crée ses
propres illusions. Et il n’y a qu’avec cela, dans le film sur l’écran ou la
musique jouée, dans la peinture sur toile, que nous pouvons l’exprimer.
La physique, la biologie, les mathématiques nous l’expliquent ; l’art
nous en donne l’expérience. Et désormais, après avoir détruit, après
avoir chassé, après avoir ironisé, la génération no wave travaille à faire
ressentir l’harmonie du monde par sa musique. Que ce soit Thurston
rend immortels ceux qui ont été aimés. Bien des films de Jim Jarmusch Moore, Stephen Malkmus ou Sqürl, toute une génération, tournée
Photo Sara Driver-DR

faisaient partie de la vie de gens, mais plus comme un gimmick, quelque mystique, nous montre que l’addition des hauteurs, des différentes
chose que l’on sort de sa poche et qui donne une certaine manière de notes et des ondes ne crée jamais la cacophonie et le chaos annoncés.
marcher. “Only Lover Left Alive” allait plus loin : il dressait un abri pour “On ne voit pas les larsens comme du bruit et de la distorsion. C’est
se protéger des problèmes qui pointaient, un refuge dans l’amour dont ma pratique, je peux leur faire prendre certaines tonalités et hauteurs
le cœur palpitant était la musique même de Sqürl. Sublime, macabre de sons, et quand ils s’additionnent, qu’ils se chevauchent, ils sont si
mais touchante, menaçante et désirable, Sqürl inventa avec cette BO. magnificents. C’est de la musique liquide.” Sqürl et sa musique liquide
le rock d’après la fin des temps. Une musique liquide faite de larsens, sont le rock d’après la fin des temps car déjà, dans ce paysage désolé,
un son que l’on ne peut écrire sur une portée ; au tempo si lent qu’il ils reconstruisent le monde qui vient. H
fait entendre le silence ; une suite d’harmonies que, parfois, viennent
creuser les arpèges de luth de Jozef Van Wissem. Album “Silver Haze” (Sacred Bones/ Modulor)

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046 R&F juin 2023
Story

Del
Shannon Le grand oublié
Un coffret merveilleux permet de réaliser
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

à quel point ce grand chanteur et compositeur était plus


que l’interprète de “Runaway”. On trouve là-dedans
des beautés majeures souvent totalement inconnues.
par Nicolas Ungemuth

juin 2023 R&F 047


del shannon

Il est le premier Américain


à reprendre les Beatles
SELON UNE VERSION DE L’HISTOIRE SOIGNEUSEMENT surprenante : il devient chanteur du groupe, se retrouve renommé
RÉÉCRITE IL Y A PLUSIEURS DÉCENNIES — ON Del Shannon, puis, avec l’aide de son ami Max Crook, coécrit “Runaway”.
APPELLE CELA DU RÉVISIONNISME —, IL NE SE SERAIT Crook utilisait un petit orgue cheap qu’il avait baptisé Musitron, en
PLUS RIEN PASSÉ D’INTÉRESSANT AUX USA APRÈS fait un dérivé du Clavioline. Le son était aigre, digne de Charlie Oleg,
LE DEPART D’ELVIS PRESLEY POUR LE SERVICE et aurait fait passer un Vox Continental pour un Hammond B3. Le
MILITAIRE, les problèmes de Jerry Lee Lewis, la mort fameux Musitron allait être utilisé pour le solo, à la place d’une guitare.
de Buddy Holly et d’Eddie Cochran, le retrait de Little C’était original. Mais le plus surprenant résidait dans la construction
Richard, la chute de Gene Vincent, le manque de créativité du morceau. Une descente d’accords mineurs avant un refrain en
de Chuck Berry, etc. En réalité, il est plus probable que le majeur, puis des couinements de falsettos quasi inédits (“Why, why,
rockabilly et le rock’n’roll ne furent qu’une passade et se why, why, whyyyyy, she went away”). C’est l’annonce de ce qui fera le
soient rapidement démodés, comme c’est éternellement le style très singulier de Shannon : des chansons pour le grand public,
cas dans toutes les avancées artistiques. Après tout, l’âge d’or mais légèrement tourmentées. Tout est dans le légèrement. Ni trop, ni
du jazz a duré un demi-siècle, les Beatles même pas dix ans, pas assez. En quelques semaines, le single est une bombe, l’inconnu
le punk deux, le changement a devient une star en 1961. D’autres
toujours été un moteur durant tubes merveilleux, toujours un
ces décennies ultra-créatives. peu sombres (“Stranger In Town”)
Il existait pourtant à l’époque, arrivent, les albums sont bons mais,
sur le territoire, des artistes comme tant d’autres à l’époque,
de qualité avant la british gavés de titres un peu faibles,
invasion. Les mercenaires du même si chez lui, c’est plus rare que
Brill Building et Phil Spector pour les autres. Il y a ses propres
viennent immédiatement à compositions, des chansons écrites
l’esprit, comme la scène folk, par Doc Pomus et Mort Schuman,
surf, le blues et la country. Mais Burt Bacharach et Hal David,
il ne faut pas négliger d’autres Chuck Berry, même si ses propres
musiciens un peu oubliés morceaux ne déméritent pas au
aujourd’hui. Roy Orbison regard de ces prestigieux usineurs
période Monument, Bobby de tubes. En 1963, curieux d’oreille
Darin, Dion DiMucci et… Del plus qu’opportuniste, il est le
Shannon. Quatre chanteurs premier Américain à reprendre les
exceptionnels, certains ayant Beatles avec “From Me To You”,
été également de très grands à l’époque où la beatlemania n’a
songwriters. Shannon est peut- pas encore déferlé. Shannon a du
être, aujourd’hui, celui qui a goût, il le montrera toute sa vie. La
été victime de la plus grande preuve, en 1965, il sort un album
injustice dans la mémoire entier de reprises de son premier
collective. Il a eu parmi ses admirateurs quelques épées maître, Hank Williams, en version non édulcorée, typiquement honky
comme Bob Dylan, Jeff Lynne, Tom Petty, Bruce Springsteen, tonk. C’est ensuite que tout s’accélère et que le maestro devient
on en passe. Pourtant, c’est comme si on ne retenait que sa grandiose, mais cela ne lui rapportera rien, sauf une reconnaissance
vieille rengaine “Runaway”, reprise en France de manière très tardive. Cette année-là, en 1966, il dégaine deux de ses premiers
particulièrement horrible (c’est une spécialité locale) par le vrais grands albums : “This Is My Bag”, avec encore des reprises
Hollandais Dave, sous l’intitulé “Vanina”. Shannon mérite classiques (“When You Walk In The Room”, “Oh, Pretty Woman”),
bien mieux que cela. Les gens du label britannique Edsel le mais le titre qui ouvre le bal, “The Big Hurt”, avec ses effets de
savaient depuis longtemps, et ont décidé de sortir un coffret phasing, montre que le Yankee est moderne. Sur “Total Commitment”,
regroupant l’intégralité de ses enregistrements. Albums, paru donc la même année, il s’attaque carrément à “Under My Thumb”
singles, live, inédits, tout jusqu’à son suicide en 1990. La des Rolling Stones, mais aussi à Lovin’Spoonful et Paul Simon.
plupart des gens avaient dans leurs rayonnages une bonne
compilation, l’album produit par Andrew Loog Oldham,
réédité correctement seulement en 2006, et, pour les fins Pop baroque
connaisseurs, le grandiose “Further Adventures Of Charles Andrew Loog Oldham, vrai roi du Swinging London, écoute cela avec
Westover”, introuvable depuis des lustres. Le coffret dément attention. Tous ceux qui reprennent ses poulains sont les bienvenus,
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

remet la légende à sa juste place : parmi les plus grands. surtout lorsqu’il les admire. C’est le cas de Shannon, d’ailleurs, les mods
des Small Faces avaient sorti une version hyper soul de “Runaway”
(avant Immediate). Oldham rencontre l’Américain et lui propose
Couinements de falsettos d’enregistrer à Londres la réponse à “Pet Sounds”, en toute simplicité.
Il était né Charles Westover, en 1934, dans le Michigan. Les débuts Sur zone, Shannon, loin d’être un plouc réactionnaire, découvre avec
sont classiques, comme souvent à l’époque. Un rôle sans importance émerveillement l’ébullition artistique du moment. Il accepte l’œuvre
— guitariste rythmique — dans un groupe inconnu (les Moonlight d’ALO, lequel lui déroule le tapis rouge début 1967 : le petit génie propose
Ramblers), après avoir écouté beaucoup de country. La suite est plus les compositions du jeune prodige Billy Nicholls, et d’Andrew Rose

048 R&F juin 2023


Plus Del
la vie
Par Nicolas Ungemuth
Photo David Farrell/ Redferns/ Getty Images

“Thinkin’ It Over” “He Cheated”


Introduction parfaite pour “Further La preuve que le cador était
Adventures Of Charles Westover” (1968). Le aussi un grand compositeur :
truc avec Shannon, c’est que même lorsqu’il sur l’album produit par Oldham,
s’approche de ce qu’on appelle désormais la il signe cette perfection. Le studio,
sunshine pop, sa voix et son interprétation le groupe et le producteur lui
apportent une gravité sans équivalent. donnent la meilleure caisse de
résonance qu’on puisse imaginer.
“Colour Flashing Hair” La performance est bouleversante.
“Stranger In Town” Sur le grand album “Further Adventures
Of Charles Westover”, Shannon se laisse “Silently”
Malin, l’artiste reprend peu ou prou la
formule magique de “Runaway” : on très brièvement aller dans le domaine pop Courte rêverie, une fois de plus
passe du mineur au majeur, avec quelques gentiment psyché. “Colour Flashing Hair” écrite par l’intéressé sur le mythique
falsettos, mais des sax à la place de l’orgue vaut autant que le meilleur de album conçu par ALO. Baroque et
chétif. Avec un sens dramatique exacerbé. Le Donovan à la même période (sauf aérien, mais pas niais psyché. S’ils
résultat, phénoménal, aurait aisément pu être que Del chante nettement mieux). existaient encore, les fumeurs
repris par Jeffrey Lee Pierce ou Nick Cave. d’opium auraient adoré.
“Conquer”
“This Is All I Have To Give” Beau comme du Glen Campbell, avec guitare “Life Is But Nothing”
Del perpétue la beauté des ballades fifties. sitar Coral à la Reggie Young, violoncelle et Toujours sur “Home & Away”,
Les carillons enchantent, la voix fait pleurer. production magistrale, mais avec l’esprit l’Américain reprend cette
La démonstration de son talent est implacable. Swinging London de l’époque. Un pont entre composition phénoménale,
Carnaby Street et Muscle Shoals. C’est assez chantée chez Immediate par
“She Cried” rare pour être souligné. Encore une composition
personnelle (“Elle est venue, elle a conquis,
Chris Farlowe ou PP Arnold.
Del écrase tout le monde et, une
Le magicien se saisit du tube qui a plus
que contribué au succès des Shangri-Las, elle est partie” : un classique, en somme). fois de plus, tout ce que Oldham
et régurgite une version toute personnelle. Du lui apporte sur un plateau est parfait.
early sixties gothique dans toute sa splendeur. “Runaway ‘67”
Andrew Loog Oldham offre à l’artiste “I Think I Love You”
“Needles And Pins” toute la splendeur noire que “Runaway”
méritait. Avec ses obsessions spectoriennes
Sommet de pop psyché à l’anglaise,
comme peu d’Américains à l’exception
Chacun pensait qu’aucune version de cette
beauté écrite par Jack Nitzsche et Sonny Bono et wilsonienennes, certes, mais c’est le des Byrds en étaient capables. Là, les
ne pouvait égaler celle de Jackie DeShannon. chanteur qui fait des miracles en forant arrangements et la production font
Il est temps de réviser son jugement. le tréfonds de ses tourments. Et l’orgue la différence. Uppercut et K.O.
à la Charlie Oleg a disparu, ce n’est pas
“Walk Away” plus mal. A la place, une orchestration “Out Of Time”
Avec les Heartbreakers, pour un titre coécrit phénoménale, et de grands musiciens. Avec Tom Petty et ses Heartbreakers,
avec Tom Petty et Jeff Lynne, l’ancien fait le maestro revisite le classique de
toujours des étincelles, malgré une production “Broken Promises” Mick Jagger et Keith Richards.
très Fleetwood Mac. La marque des grands. Shannon atteint en 1965 le niveau d’intensité Impossible de faire mieux que la
de Roy Orbison et les premiers couplets version de Chris Farlowe, mais la
“Who Left You” évoquent fortement “Shivers” de Roland
S. Howard, qui a forcément dû l’entendre
reprise est poignante, et comme
nous sommes encore en 1981, la
Pour l’album “Rock On!”, sorti après son
suicide, Del tutoie les sommets de Roy dans sa prime jeunesse. Nous sommes au production reste supportable.
Orbison sur “Mystery Girl”, conçu peu ou milieu des sixties, mais pour l’instant, le Le chant est exceptionnel,
prou avec les mêmes glorieux admirateurs. chanteur vit encore dans le passé. Ce n’est Mike Campbell est d’une
Ça devrait suffire pour convaincre. pas grave : la chanson est belle à pleurer. sobriété impeccable.
del shannon

Les années soixante-dix seront pour


beaucoup d’artistes américains
de cette génération pré-Beatles,
une descente au purgatoire
et David Skinner (connus sous Les années soixante-dix seront,
leur nom de duo, Twice As comme pour beaucoup d’artistes
Much), le tout enregistré aux américains de cette génération
studios Olympic où les Stones pré-Beatles, une descente au
ont conçu tant de merveilles, purgatoire. Disques un peu
avec des arrangements de cordes bâclés, live sans grand intérêt,
d’Arthur Greenslade, des cuivres plus aucun tube et ringardise
et des bois subtils, la basse de totale : qui veut écouter Del
John Paul Jones, les claviers de Shannon à l’époque de Led
Nicky Hopkins (piano, orgue, Zeppelin ou de “Who’s Next” ?
clavecin) et la guitare de Big Del Shannon a survécu via ses
Jim Sullivan, avec des chœurs droits d’auteur et beaucoup
de Steve Marriott, P.P. Arnold et d’alcool. Le cheminement est
Madeline Bell. On voit le niveau. tellement classique qu’on a
Shannon apporte quelques l’impression d’écrire le même
splendides compositions et une article tous les trois mois…
ou deux idées de reprises (dont
une nouvelle version démente,
quasi gothique, de “Runaway”, Une balle
la meilleure). Oldham accepte dans la tête
avec enthousiasme. Le résultat Et puis finalement, quelques
“Home & Away”, est simplement fanatiques de son œuvre ont
l’un des plus grands albums de décidé de le relancer. Le premier,
1967. Andrew avait vu juste et a Jeff Lynne, était une superstar
offert un écrin sans précédent à avec beaucoup de moyens grâce
l’Américain. Sauf qu’il n’est pas aux succès d’Electric Light
sorti. Le label de Shannon n’a Orchestra. Le second, Tom
pas voulu en entendre parler, Petty, commençait à connaître
les morceaux, mal assemblés, un joli succès, aussi bien en
ont été finalement disponibles Amérique qu’en Europe. Il y eut
dans l’indifférence générale en un premier album avec Petty et
1978 sous un autre titre, avant les Heartbreakers (“Drop Down
de ressortir, enfin correctement, And Get Me”, 1981). Shannon
en 2006 (la version incluse était devenu sobre. Neuf ans
aujourd’hui sur le coffret Edsel plus tard, en 1990, Petty et
sonne encore mieux). L’œuvre Lynne l’ont aidé à enregistrer
est digne de “Odessey And et sortir un bon album, “Rock
Oracle”, “Forever Changes” ou On!”. Shannon était en grande
“Something Else By The Kinks”, voix. Les morceaux très corrects.
mais avec un chanteur comme Il aurait pu avoir une renaissance
on en entend trois par décennie. Un monument pop hyper orchestré à la Roy Orbison ou à la Johnny Cash, même s’il est peu probable
avec un chanteur phénoménal qui a abandonné les falsettos du que Bono ou Sting se seraient battus pour lui offrir des compositions
début. Avec le disque, également non sorti en son temps de Billy originales, mais il n’empêche, lorsque Orbison est mort, Del était
Photo Gijsbert Hanekroot/ Redferns/ Getty Images

Nicholls pour Immediate, c’est l’un des grands mystères des sixties pressenti par les Traveling Wilburys de George Harrison, Bob Dylan,
anglaises. Heureusement pour lui, Shannon a pu poursuivre dans la Tom Petty et Jeff Lynne pour le remplacer. C’est à ce moment de sa vie
voix qui lui chantait, avec l’extraordinaire “Further Adventures Of où tout semblait repartir que Del Shannon a choisi de se tirer une balle
Charles Westover”, c’est-à-dire lui. Encore de la pop baroque très dans la tête le 8 février 1990. “Rock On!” est sorti à titre posthume
ouvragée, mais légèrement, très légèrement, plus psychédélique. C’est en 1991, et n’a pas fait grand bruit. La parenthèse était refermée.
évidemment moins parfait que ce que Oldham lui a organisé, mais Le coffret permet de se plonger dans des dizaines de merveilles
cela reste l’un des meilleurs albums de sa carrière. Evidemment, incroyables. Il y en a pour une vie à faire le tour de toutes ces beautés.
le disque, sorti en 1968, a été un four. La concurrence était rude Et quelle voix… H
et, comme personne n’avait, de fait, pu entendre “Home & Away”, Coffret 12 CD “Stranger In Town - A Del Shannon Compendium”
le chanteur restait l’interprète de “Runaway”, datant de 1961. (Edsel, import Gibert Joseph)

050 R&F juin 2023


052 R&F juin 2023
En couverture

“Nous avons écrit un album


de chansons que nous aimons écouter”

Galen Ayers&
Paul Simonon
Quand la fille du créateur de Soft Machine rencontre le bassiste le plus
glamour des années punk, le résultat donne une poignée de chansons rétro
où l’inspiration est tour à tour puisée avec nonchalance, humour et élégance
Photo Sony Legacy-DR

aux quatre coins de la pop européenne des années quarante à soixante.


Recueilli par Geant Vert

juin 2023 R&F 053


Galen Ayers & Paul Simonon

BONNY AND CLYDE SANS MITRAILLETTES, GALEN AYERS


ET PAUL SIMONON RÉINVENTENT LA CHANSON EN
DUO D’HIER EN LA TRANSPOSANT À NOTRE ÉPOQUE
POST-COVID. Adeptes du do it yourself et de l’occasion
qui fait le larron, les deux pas encore enfants terribles de la
musique profitent de la promo parisienne pour transformer
les marches du Sacré-Cœur en plateau de tournage pour un
clip réalisé avec seulement un téléphone mobile et quelques
kilomètres de bouts de ficelle. Heureusement, comme pour
toutes les belles histoires, celle-ci se termine avant la pluie
pour une interview au sec devant une boisson qui n’aurait
pas déplu à Serge Gainsbourg.

Des hectolitres de thé


ROCK&FOLK : Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Paul Simonon : A l’enterrement d’un ami. Après, c’est devenu
une amitié de plus en plus forte au fil des rencontres. Ce qui a un
peu facilité les choses, c’est que nous avons énormément d’amis en
commun.
Galen Ayers : Pour le disque, c’était juste après la fin du dernier
confinement. A ce moment, les gens avaient tous l’air de sortir du fond
d’un puits. Je me suis retrouvée à Londres et un ami a prévenu Paul
que j’étais dans les parages. Il m’a appelée pour que l’on se voie. A
ce moment de l’histoire, ça tombait plutôt bien car nous avions vécu
les mêmes émotions dans nos vies personnelles à cause de cette
période de Covid. Sur ce point, nous étions vraiment très proches.
Et puis, j’avais déjà dans l’idée de l’embarquer comme bassiste pour
cette histoire d’album que j’avais en tête.

R&F : Et comment s’est passée la demande ?


Galen Ayers : Timidement au départ. Il y avait les chansons à
écrire. Nous étions d’accord pour partager les tâches. C’est là qu’il
m’a gentiment fait remarquer que j’allais avoir besoin d’une guitare.
Je n’avais même pas pensé à en amener une avec moi à Londres. Le
lendemain, il m’en a apporté une et m’a dit : “Allons-y, faisons cet
album !” En quelques semaines, tout s’est mis en route.

R&F : Toutes les compos sont postérieures à la Covid ? R&F : Quels sont vos points communs dans l’écriture ?

Photos Sony Legacy-DR


Galen Ayers : Non, une partie seulement. Pendant le confinement, il Galen Ayers : Nous sommes intéressés par la psychologie des
a bien fallu que nous nous occupions l’esprit — écrire des chansons gens. Nous cherchons à comprendre comment fonctionnent les êtres
fait partie de notre vie de tous les jours. Après, quand la décision a humains qui nous entourent. Nos histoires sont des tranches de vie
été prise de faire cet album ensemble, nous avons regardé dans nos qui dépeignent les gens tels qu’ils sont.
créations respectives celles qui nous convenaient le mieux. En fait, Paul Simonon : Dans notre duo, Galen est plus poète que moi. J’aime
le déconfinement a été un grand moment libératoire pour la création. imaginer des choses mais elles ne sont pas écrites comme elle peut le
Pendant six mois, tous les jours de la semaine, on se retrouvait chez faire. C’est comme pour la musique, je ne suis pas un musicien. Je le
lui autour de cette grande table ronde qui trône dans son salon. Des répète une nouvelle fois : je ne suis pas un musicien. Et je le répète
chansons, nous en avons écrit un paquet tout en nous envoyant des une dernière fois : je ne suis pas un musicien ! Je suis avant tout un
hectolitres de thé tout au long de la journée. performer et un peintre.
Galen Ayers : Ça, je suis d’accord. Paul voit le texte comme une
R&F : Et pour les textes ? peinture tandis que moi, je le vois comme une émotion. J’imagine que
Paul Simonon : C’est très partagé en général. Mais peut-être que c’est la combinaison de ces différentes perceptions qui fait que notre
certaines sont plus de Galen et d’autres de moi. Nous avons beaucoup association fonctionne. Nous sommes des éléments qui se complètent
travaillé à quatre mains l’ensemble des chansons. et s’assemblent sans problème.
Galen Ayers : Pendant notre atelier d’écriture, nous faisions
des pauses pour essayer de comprendre nos différents modes de
fonctionnement pour coucher nos mots sur le papier. Au bout d’un Une chose que j’ai apprise
moment, nous avons compris deux choses : la première était que je de Joe Strummer
devais faire l’effort de m’intérioriser davantage ; pour la seconde, R&F : Parlons de la pochette.
Paul devait faire attention à moins s’intérioriser. A ces réflexions, Paul Simonon : C’est un de mes dessins. Au départ, une photo était
nous avons aussi ajouté celle de rester nous-mêmes quand le texte prévue mais nous n’avons pas été satisfaits du résultat. Ce dessin est
nous plaisait (rires). très simple et va droit au but. Les deux chiens sont Snoop et Peanut,

054 R&F juin 2023


“Paul voit le texte
comme une peinture
moi, je le vois
comme une émotion”
rentres en studio avec les fondations que tu as bâties en chantant seul
avec ta guitare, là, tu as ta chanson.”
Galen Ayers : Etrangement, c’est peut-être un des rares conseils que
mon père m’a donné pour l’écriture des chansons. Il m’a dit que si j’en
écrivais une, il fallait que je la joue déjà toute seule ; après, si je la
trouvais bien, il fallait que je rameute des amis musiciens autour du
feu de camp ou chez moi pour acquérir les bases. Une fois les bases
acquises, je pouvais construire dessus quelque chose de plus solide.
Mais si tu n’as rien de tout cela, ça va être laborieux.
Paul Simonon : Nous avons aussi demandé à notre entourage de nous
donner un coup de main en studio. On retrouve Dan Donovan aux claviers,
le batteur de The Bad, The Good And The Queen. Damon Albarn est sur
un titre. Tony Visconti joue aussi de la guitare en plus d’avoir produit
l’album. Enfin, il y a du beau monde qui a fait le déplacement.

Simenon et Napoléon
R&F : Il y a beaucoup de lieux cités. Est-ce une façon de montrer
que vous avez été sevrés de voyages pendant deux ans ?
Galen Ayers : (Rires) Pas seulement. On peut voir les chansons
comme autant de voyages dans différentes parties du monde ou
différentes villes. Cette sensation est causée par toutes les influences
musicales et littéraires utilisées. C’est assez à l’international.
Paul Simonon : Je dirais d’abord européennes, puis internationales.
A partir du côté latin du disque, vous pensez d’abord à l’Espagne avant
de trouver une connexion vers le Mexique. C’est la même chose avec
nos chansons qui parlent de Londres et de la Grande-Bretagne. A
mes toy terriers anglais. Ce sont des chasseurs de rats qui partagent ma l’intérieur, vous trouverez un billet aussi bien pour la Jamaïque que
vie. Je suis leur esclave. Pour en revenir à la pochette, elle reflète des pour les Antilles. A tout cela, on peut ajouter l’influence de la chanson
centres d’intérêt que je partage avec Galen, comme les films noirs, les française et italienne. Oui, pour moi, c’est d’abord un disque européen.
séries B et les romans de gare. J’y ajoute une esthétique vestimentaire Galen Ayers : Oui. De la pop européenne.
qui n’a plus cours maintenant. L’ensemble peut paraître désuet, mais Paul Simonon : Nous avons écrit un album de chansons que nous
le fond est aussi solide qu’intemporel. C’est un univers dans lequel aimons écouter. Sinon, j’ai aussi des origines françaises. Ma mère
je me retrouve depuis pas mal de temps déjà. est née à Nice alors que son père est né à Whitby, dans le Yorkshire.
Du côté de mon vieux, la famille est originaire de Liège, la partie
R&F : Pourquoi chanter en espagnol et en anglais ? francophone de la Belgique. Ils ont dû quitter la ville quand les
Galen Ayers : Eh bien, j’ai grandi à Majorque où l’école se fait en Allemands ont violé la neutralité du pays en 1914. Devant l’avance
espagnol. Je parle aussi le mallorquín, le dialecte catalan de l’île. ennemie, la famille s’est réfugiée à Londres dans le quartier de
Chanter en espagnol a été pour nous une sorte de voyage exploratoire Camberwell. Il y a une anecdote assez marrante au sujet du nom de
pour savoir si nous étions capables de le faire. Le chant en espagnol famille. Le grand-père a voulu savoir si nous avions à voir avec l’auteur
est complètement différent de l’anglais. Pour se faire une idée, essayez de romans policiers Georges Simenon. Alors il lui a envoyé une lettre
avec les voyelles et vous allez comprendre. à laquelle Simenon a répondu en disant : “Oui, nous sommes liés”.
Paul Simonon : Et c’est sans parler des arrangements des chansons. De mon côté, je me dis que c’est peut-être vrai, il s’est passé tellement
Même s’ils vous paraissent simples, ce n’est pas du tout le cas. Ils sont de choses, de batailles, de guerres dans cette région. Alors, pourquoi
loin d’être basiques alors on a dû bosser sévère pour arriver à donner pas ? Mais, pour le moment, personne ne sait qui a orthographié notre
cette sensation de facilité dans l’interprétation. C’est une chose que nom avec un O au lieu d’un E. Grand-père a aussi précisé qu’il y avait
j’ai apprise de Joe Strummer. Il me disait sans cesse : “Si tu as une de fortes chances que nos ancêtres aient combattu pour Napoléon.
guitare et une idée de chanson, tu dois la chanter en t’accompagnant.
A force de la chanter, là, tu auras une chanson, et non plus une vague R&F : “Esmeralda” sonne très Françoise Hardy !
idée que tu espères terminer un jour en studio. Généralement, ce jour-là, Paul Simonon : Merci du compliment ! A la maison, quand j’étais gamin,
tu ne concrétises rien car ce n’était qu’une vague idée. Mais quand tu mon père devait avoir tous les disques de Françoise Hardy. Lui et ses

juin 2023 R&F 055


potes l’adoraient. Sa collection de disques était démentielle. J’ai passé de bons côtés : la musique, la nourriture et tout un tas de personnages
toute mon enfance à découvrir des styles différents grâce à lui. Selon intéressants. En fait, enfant, je ne me rendais pas bien compte de tout
les jours, je pouvais aussi me retrouver à écouter la BO de “Lawrence ce qui se passait autour de moi. C’est plus tard, en grandissant, que je
D’Arabie” ou celle d’ “Orfeu Negro”, un film musical de Marcel Camus me suis dit que je n’avais pas eu une enfance normale. J’ai eu beaucoup
qui m’a fait découvrir la musique brésilienne. Grâce à mon père, j’ai été de chance de pouvoir côtoyer tous ces gens qui expérimentaient tout un
exposé très jeune à toutes sortes de musiques intéressantes. tas de choses hors des sentiers battus. Grâce à eux, j’ai pu découvrir
Galen Ayers : A un moment, mon père est parti vivre en France, à des principes de vie que l’on découvre généralement plus tard. Entre
Montolieu, dans une communauté hippie. Pendant toute cette période, Majorque et Montolieu, j’ai découvert des musiciens qui étaient aussi
comme il aimait par-dessus tout les chanteuses françaises, j’en ai des activistes politiques et des défenseurs de l’environnement. Encore
beaucoup écouté. aujourd’hui, ces souvenirs sont toujours aussi forts. Tous les parents
apprenaient à leurs enfants à ne rien jeter par terre, prendre soin de la
nature et arroser les plantes. On nous apprenait déjà à ne pas manger
Jongler avec l’air du temps n’importe quoi. C’est comme cela que je suis devenue végétarienne.
R&F : Et c’était bien la vie en communauté entourée de J’ai été élevée avec une conscience extrêmement forte du pouvoir de
hippies ? la musique pour faire bouger les gens.
Galen Ayers : (Rires) Disons que j’y ai survécu. Il y avait beaucoup Paul Simonon : Beaucoup de personnes essayent de faire la

056 R&F juin 2023


Galen Ayers & Paul Simonon

“C’est ce que
mon père a fait,
c’est ce que
le Clash a fait”
même chose en ce moment. Malheureusement, elles sont meilleures
politiciennes que musiciennes.
Galen Ayers : J’apprends beaucoup des autres : que ce soit des
fans de mon père ou de ceux des différents groupes de Paul. En leur
parlant, j’ai appris à avoir ma propre identité, à avoir le courage de
mes opinions, à ne pas me mentir, à être une activiste et à comprendre
pourquoi certaines choses devaient changer. J’ai appris qu’il fallait
jongler avec l’air du temps. Un artiste doit savoir à quel moment il
doit intervenir avec son art. C’est ce que mon père a fait, c’est ce que
le Clash a fait. C’est l’essence de la culture d’intervenir dans le débat
dès qu’il est possible de le faire
Paul Simonon : Mais tous les artistes ne reflètent pas forcément
leur époque.

R&F : Galen, pensez-vous que la religion puisse encore sauver


notre époque ?
Galen Ayers : Je n’ai pas la réponse. C’est une question de personnes.
Le bouddhisme enseigne que la vie n’est que souffrance, mais nous pouvons
nous libérer de cette souffrance en méditant sur ce qui nous arrive. Par la
réflexion, il y a toujours moyen de changer les choses. Il faut rester zen.
A ce sujet, Paul maîtrise la sérénité comme personne (rires).
Paul Simonon : Tout ce que je sais, c’est que nous faisons tous des
erreurs. Heureusement, nous pouvons tirer un enseignement pour
progresser dans la vie. Nos erreurs contribuent à notre éducation,
à notre manière de traiter les gens. Si nous voulons qu’ils nous
respectent, nous devons les respecter. Nous devons oublier ce qui
s’est passé pour mieux appréhender ce que le futur va nous apporter. Il
faut se sensibiliser à tout ce qui peut arriver aux autres. J’ai rencontré
des gens qui couchaient dans la rue, d’autres qui avaient de belles
maisons. Il faut communiquer et ouvrir le dialogue.
Galen Ayers : Et ce qu’il vient de dire est sincère. Depuis que je le
connais, il n’a jamais changé de discours. C’est aussi pour ça qu’on
l’aime (rires). H

Album “Can We Do Tomorrow Another Day?” (Sony Music)


Photo Sony Legacy-DR

So british former autour de cet exemple de savoir-


faire british simple et efficace. Entre les
Au départ, l’idée était de passer la journée touristes et les personnes âgées promenant
à faire un peu de tourisme dans le centre leur chien, une fan des Clash vient de
de la capitale. Mais voilà, les choses ne déclarer la journée fériée après avoir
se sont pas passées comme prévu. Deux parlé à son idole pour de vrai. Une fois
jours avant la rencontre, le duo annonce le clip en boîte, les acteurs commentent :
son intention de tourner le clip de “I’ve
Never Had A Good Time… In Paris” Paul : “Je voulais aller à Superfly Records,
dans un endroit pas encore déterminé. mon magasin de disques préféré à Paris.
Au final, toute l’équipe se retrouve au Au lieu de ça, j’ai fait un clip.
Sacré-Cœur avant de repérer les différents Cela s’appelle faire un sacrifice.”
escaliers pour varier les prises de vue.
En deux temps et trois mouvements, Galen : “On a fait les choses à la manière
Dan Donovan empile les plans en faisant de Gorillaz, sans garde-robe ou quoi que
Photo Géant Vert

fi des éléments tellement le vent souffle ce soit. Du vrai cinéma en système D.


en haut de la butte. Au début de la rue Je reconnais que l’idée était un peu
du Mont-Cenis, Eole la ferme tandis dingue, mais c’est ce qui nous
qu’un public curieux commence à se a convaincus de la faire.”

juin 2023 R&F 057


Sonny Bono et Cher

058 R&F juin 2023


La vie en rock

Même Julie Driscoll ou Janis Joplin

LES
COUPLES
Amour et rock’n’roll font-ils bon ménage ?
Si la réponse paraît de premier abord évidente,
la question s’avère plus complexe quand
les sentiments et la passion viennent se
mêler au cadre artistique. Ils sont quelques-
uns à avoir cédé à la tentation, parfois au
prix de leur art, ou inversement. Bilan.
par Patrick Eudeline

CELA COMMENCE PAR LE CÉLÈBRE BACKBEAT SPECTORIEN, PUIS


S’ENVOLE. Entre new wave (les synthés) et trip hop. Introspectif, comme un
Portishead qui aurait renoncé à abuser des samples. Et avec une semblable
chanteuse charismatique. Soyons honnêtes : il y a bien pire de nos jours.
C’est “Sleepwalking”, le tube (enfin si un tel concept existe encore) de
The Waeve, le groupe (couple) formé par Graham Coxon, tête pensante à
Telecaster (avec Damon Albarn, bien sûr) de Blur, et madame, Rose Elinor
Dougall, ex-Pipettes. Ce, ma foi, excellent et fort underground all girl group
fan de Tamla et de robes à pois, qui s’illustra dans les années 2000
en refusant de faire comme tout le monde côté promotion et en
revendiquant à cor et à cri une identité pop et spectorienne. Graham
et Rose. Jolie rencontre. Ils ont fait un enfant et puis un disque.
Juste après. Mais, de cela, Rock&Folk vous a déjà parlé.
Photo Silver Screen Collection/ Getty Images

juin 2023 R&F 059


La vie en rock    les couples

Il s’habille comme l’Elvis en cuir noir du come-back,


elle porte des robes de diva à la Dionne Warwick
Des couples. Monsieur/ Madame. La formule Meg White, alors qu’ils sont mariés, se fait passer pour la sœur
n’est certes pas nouvelle et remonte — pour le moins — à Les de Jack. Beaucoup sont dupes mais sentent que quelque chose
Paul et Mary Ford. Et oui, tout cela produit de grandes chansons. n’est pas clair... Cela ajoute au charme du duo. Ce fut
Qu’en penser ? Pour faire court, j’aurais tendance à croire que un tournant. Jack White sent les années 2000, celles
cela dépend d’un facteur premier : la dame est-elle chanteuse à de l’ambiguïté (très post glam, quand on y pense)
la base ? Artiste ? En ce cas, oui, les réussites abondent. Sinon, arriver. Il ajoute du mystère à son couple en le niant.
il faut s’appeler Serge Gainsbourg. Et je convoque Sonny et Cher
comme glorieux exemple de couple parfait. En vérité, c’est une très Phil Spector et Ronnie, Sonny Bono et
ancienne tentation que de sublimer son couple en créant ensemble Cher... Delaney And Bonnie, jusqu’aux Rita, à France Gall et
une œuvre. Une tentation que les home studios, en un premier temps Michel Berger... C’est un principe qui durera jusqu’aux Eurythmics
(Niagara, Rita Mitsouko… rien que pour la France !) ont massive- et aux Kills. Tout cela finissant, inévitablement — hélas ! — par un
ment imposé dans les années quatre-vingt. On pouvait créer dans même divorce, dans la frustration et l’insatisfaction. Etre — pour
sa cuisine désormais. Et certains ne s’en sont pas privés. le public — la poupée de cire d’un génie pygmalion, même si
cela est inexact, pose de plus en plus de problèmes à mesure
Monsieur à la guitare ou/ et derrière l’ordi, que les années passent. Ainsi, la vie en couple, quand elle
madame au chant, et parfois à la batterie, telle est la est tumultueuse, ou avec son lot d’inévitables frustrations,
formule gagnante. Et qui paraît particulièrement plaire en France. pèse en réalité sur l’activité artistique. On évitera de commenter le
De Cédric et Cléo à Stone et Charden jusqu’aux Limiñanas… en couple Ike et Tina Turner. Ils ne sont pas rares ceux qui pensent
passant par toutes les déclinaisons et imitations des Rita Mitsouko. que Ike n’était pas ce monstre macho que Tina a décrit… On
Lux et Ivy, âmes des Cramps, qui partagèrent tout et s’aimèrent évoquera plutôt le Fleetwood Mac californien. Deux couples, le
jusqu’au bout, et les White Stripes ou les Kills ont prouvé que la laisser-aller émotionnel et sexuel de ces années post hippie, des
formule convenait au rock le plus pur. Le couple avec l’homme rivalités croisées. Malgré le succès planétaire, cela n’était pas
démiurge et la poupée derrière ? Un cliché, pourtant. Comme tenable. Et le Californien (Lindsay Buckingham) ne pardonna jamais
l’ont prouvé les Cramps justement… L’homme qui crée et modèle à l’Anglaise — Christine Perfect — d’être l’âme éternelle du groupe.
sa créature façon Eve Future ? Allons donc ! Carole King et Gerry Non, rien ne change… Sinon le talent, fort variable, de l’épousée.
Goffin, alors ? Eddie Cochran et Sharon Sheeley ? John et Yoko ? Il est plus facile d’être Mick faisant chanter à Marianne son “As
Dès les fifties, il s’en trouva pour échapper à la formule. Mais John Tears Go By” que d’être Pete Doherty arrachant à Kate Moss
et Michelle Phillips, alors ? Serge et Jane ? Oui. OK. Derrière une quelques phrases à peu près justes et en mesure. Les histoires
chanteuse se trouve souvent un homme de l’ombre, compositeur d’amour finissent mal en général. C’est bien connu.
ou producteur. Même Julie Driscoll ou Janis Joplin avaient Brian
Auger ou James Gurley pour les guider. Mais on ne fait rien avec Il y a une solution à cette apparente et
une coquille vide. Ou pas grand-chose. Même Phil Spector avait relative désaffection de l’image du couple
besoin de grandes chanteuses, même s’il avait la sale manie de les hétérosexuel. Everly Brothers, Chad & Jeremy, Peter
penser interchangeables. Depuis ? Récemment confinés, covidés, & Gordon, Simon & Garfunkel, Flo & Eddie, les Brummels en
les couples ont eu tout le loisir de devenir encore plus fusionnels. France... Il fut un temps où les couples mâles étaient à la mode.
La cellule première comme valeur refuge d’un monde qui a peur. Aujourd’hui, on ne voit guère que Bigflo et Oli pour relever le
On aurait pu s’attendre à une floraison de propositions, de créations flambeau (zut, ils sont frères !). Ouch ! Je taquine. Mais pourquoi
nouvelles mitonnées pendant les couvre-feu. Ce ne fut pas le cas. ne pas relancer le duo (couple ?) masculin ? On pense à Elton John
C’est que les temps ont changé et l’époque exige des femmes libres. et Bernie Taupin, un des premiers couples gays à s’afficher, qui
Indépendantes. Manière Björk ou Patti Smith. Comme Joni Mitchell, caressèrent l’idée de se présenter ainsi. Ce qui était, à une période où
Kate Bush ou Laura Nyro hier. C’est peut-être pour cela que les Freddie Mercury se prétendait encore marié, une preuve de courage.
couples déclarés se font finalement plus rares qu’avant. Ainsi, De l’eau a coulé sous les ponts. On ne le cache plus, bien au contraire.
les images glamour et charismatiques comme The Kills semblent Dans le monde d’aujourd’hui, des couples gays ou transgenres seraient
même appartenir au passé. Les derniers feux d’un genre. sans doute bienvenus, presque plus aisément vendables, côté storytelling,
il est permis de le supposer, que les couples hétérosexuels,
Un exemple ? Clara Luciani et Alex Kapranos de Franz jugés trop tradi, limite popote. Non ? Je prends le pari.
Ferdinand ! Avec leur convaincante reprise de “Summer Wine”,
et ce clip où monsieur apparaît bel et bien à ses côtés. Le fantôme Enfin, c’est ce qu’on appelle un happy end.
de Lee Hazlewood est présent et flirte avec ces fantomatiques Sur TikTok, je tombe sur “Until I Found You” par Stephen Sanchez
guitares surf. Que demander de plus ? Quel joli couple ! Certes. et Em Beihold... Ils sont beaux, jeunes, la chanson est une ballade
C’est une agréable surprise, comme la version fort honorable de fifties digne d’un Doo-wop oublié. Et ça cartonne ! Au point que Netflix
“Bang Bang” que la dame a proposée. Mais, aux dernières nouvelles, a utilisé la chanson dans un épisode de “Ginny And Georgia”, ce qui
Mademoiselle Luciani ne paraît pas pressée d’officialiser ni même a lancé définitivement le titre comme le couple (couple ? certains
de renouveler l’expérience de montrer son homme en public. le nient. Tant pis, l’image est trop belle). Il s’habille comme l’Elvis
Elle n’aurait d’ailleurs rien à y gagner. Elle est déjà assez en cuir noir du come-back, elle porte des robes de diva à la Dionne
installée. Des couples secrets ? Comme Mylène Farmer et Laurent Warwick revues et corrigées par les quatre-vingt. Pour que tout soit
Boutonnat, jadis, nombre ont appris à se cacher. Clara et son chic bien clair, il joue sur Rickenbacker. Oui ! Sur TikTok ! Certes, on
type ne font pas exception. Les couples sont moins à la mode. ne voit qu’un extrait du fameux tube (la satanée logique du réseau)
Déjà, du temps des White Stripes, on se plaisait à jouer la confusion. mais cela tourne en boucle et fait chaud au cœur. Voilà. H

060 R&F juin 2023


Disque du Mois

Guitare/ voix + guitare/ voix = sublime

The Milk Carton


“I Only See The Moon”
Kids
Far Cry Record/ Thirty Tigers

Quand le sage pointe son doigt mutant, les deux timbres jumelés hautes. Parfois ils inversent, en application de la vieille formule
vers la lune, l’idiot regarde le doigt. par un artifice de mix laissant mais le second garde la guitare Everlys : guitare/voix + guitare/
Les Milk Carton Kids, eux, ne apparaître les sutures, comme un qui se promène en contrepoint, voix = sublime. Ils se permettent
voient que la lune. Sagesse ? puzzle parfait mais qui craquellerait avec une virtuosité qui rappelle quelques traces d’orgue ici et
Plutôt une forme de fatalisme de partout, à deux doigts de se Dave Rawlings en duo avec Gillian là, des cordes presque Michel
résigné, qu’on appelle aussi désagréger. La chanson est un Welch, sans doute la comparaison Legrand sur le morceau titre. Ils
parfois la plénitude. Le monde manifeste existentiel. On a encore la plus pertinente. On se demande disent que “ces chansons vivent
est là, la lune est dans le ciel, du temps devant nous, du temps juste combien de doigts Dave dans l’intervalle entre la nostalgie
l’homme la regarde parce qu’il à tuer, tout le temps du monde Rawlings et Gillian Welch seraient et les regrets, là où l’on pourrait
n’a pas grand-chose de mieux — tout le temps qu’il lui reste. prêts à se couper pour faire un croire qu’il s’agit d’une seule et
à faire. De là découle la beauté “Star Sign” suit, évocation d’un disque aussi beau que ça. Ces même chose.” “North Country
presque irréelle de ce disque. amour passé avec des étoiles dans deux types sont maintenant là Ride” est plus belle que la tristesse
Joey Ryan et Kenneth Pattengale les yeux, avant que le soleil ne se depuis une douzaine d’années même, avec ses chœurs mirages
ne nous montrent pas la lune, ils lève et que le rêve ne s’évanouisse. et sept albums, ils étaient déjà qui ressemblent à des chants
la contemplent par en dessous et Une sensation. La troisième là avant, deux (belles) carrières de baleine, de sirènes ou d’au-
nous invitent à le faire avec eux. chanson s’appelle “When You’re solos qui ne les menaient nulle delà. “Will You Remember Me”,
Ils ont un site web appelé “Sad Gone”, une mélodie au banjo part, en tout cas pas jusqu’à nous, demande la dernière chanson,
songs comedy hour”. La comédie qui traînait sans doute dans la et dont il ne reste pas le moindre comme s’il y avait une chance
des chansons tristes débute ici à brume du soir depuis l’origine du petit bout de disque encore édité. qu’on réponde par la négative.
des hauteurs qu’on s’explique à monde. Une métaphysique de la Ensemble, ils sont devenus un Sont-ils folk, country, pop,
peine. “All The Time In The World chansonnette. “Wheels And Levers” “act”, une proposition esthétique, tradi, quelque chose ?
To Kill”. Des gratouillis de guitares déchire l’âme, mince, ils ont une certaine idée de la beauté, Franchement, on s’en tape,
indistincts, les deux voix qui beau rigoler avec l’idée d’être les des chansonniers troubadours on est comme eux, on ne voit
fusionnent : les fans des Jayhawks spécialistes de la chanson triste, ils adoubés par les grands de ce que la lune. Pleine, brillante,
Mark Olson et Gary Louris en ont ne plaisantent pas avec la tristesse. monde-là (Joe Henry, Alison on la toucherait presque du doigt.
rêvé, les Milk Carton Kids le font, En général, Joey prend la voix Krauss, Emmylou, T Bone, toute ✪✪✪✪J
la voix unique, une sorte d’hybride basse et Kenneth les harmonies la bande post-“Oh Brother!”), Léonard haddad

piste aux étoiles JJJJJ incontournable JJJJ excellent JJJ convaincant JJ possible J dans tes rêves

juin 2023 R&F 063


Disques pop rock
Sparks The Murlocs Galen & Paul Zack Rosen
“The Girl Is Crying In Her Latte” “Calm Ya Farm” “Can We Do Tomorrow “Syzygy”
Island Records ato Records Another Day?” Chimera music
sony music
Comment font-ils ? Les frères Mael Groupe formé à Melbourne en Facile de crier au génie, surtout lorsque
balancent depuis plus d’un demi-siècle 2010 à l’instigation du chanteur Paul Simonon (bassiste du Clash, le génie en question n’est plus de
des albums fous, sophistiqués, aux et harmoniciste Ambrose Kenny- Havana 3am, The Good, The Bad & ce monde. La mort ouvre des vannes
paroles si élaborées qu’on les a Smith, The Murlocs est une sorte The Queen, Gorillaz) forme un duo chez ceux qu’elle épargne. Pourtant
longtemps crus britanniques. Ce de laboratoire musical qui n’hésite avec Galen Ayers (fille du regretté dans le cas de Zachary Golub Rosen,
nouvel album studio ne fait pas pas à s’inspirer de différentes époques Kevin Ayers) dont la discographie on n’a pas d’autre choix que d’écrire
exception à la règle : comme ses (pub rock, musique psychédélique, comprend déjà “Siskin” (avec Kirsty que cet album, son premier et son
vingt-cinq prédécesseurs, il ne blues, garage, lo-fi, glam...) pour Newton) et l’album solo “Monument”. dernier, est énorme. Né en 1989,
ressemble pas aux autres, sinon par varier ses enregistrements. Si l’on D’octobre 2020 à la fin de l’année Rosen, schizophrène contraint de soigner
cette obsession des textes à double, voit le verre à moitié plein, les amateurs suivante, Paul vit sur l’île de Majorque sa maladie à coups de médicaments,
voire triple sens et sa volonté d’explorer de diversités musicales apprécient dans un petit village de pêcheurs où s’est suicidé trois décennies plus tard.
à chaque morceau des univers musicaux fortement l’attention. Par contre, il peint, sculpte et, en compagnie Il était fou de musique, composait
variés. Ça démarre sec avec la chanson pour ce qui est des adeptes du verre à d’une autre résidente, Galen, écrit des depuis l’âge de douze ans. Il donnait
qui donne son titre au disque, pleine de moitié vide, ils n’auront que l’embarras centaines de chansons dont dix figurent des concerts quand sa maladie le
synthés acides et de chœurs spatiaux, du choix pour savoir à quelle sauce dans cet album concrétisé avec l’aide lui permettait et a enregistré une
tous interprétés par Russell, voix le combo va agrémenter sa cuisine de Simon Tong (guitare), Dan Donovan quarantaine de chansons, dont les
unique du groupe, avec des claviers à chaque nouvelle sortie. Pour ce (claviers), Damon Albarn (mélodica), treize rassemblées sur ce disque publié
signés Ron, le duo étant accompagné nouvel épisode de melting-pop, Tony Visconti (guitare acoustique, sur le label de Sean Lennon. “Syzygy”
sur quelques titres d’un trio guitare- le groupe comptait s’inspirer des chœurs), Sebastian Rochford (batterie). a été débuté avec ses amis qui l’ont
basse-batterie. En autarcie depuis Byrds et du pub rock anglais pour Ska relax, “Sea Shanty” s’inscrit dans achevé sans lui. Ils sont formels : la
s’en aller butiner dans les hautes schizophrénie n’est pas à l’origine du
herbes du country rock. C’était sans don de Zack Rosen, c’est lutter contre
compter sur les mauvaises habitudes elle qui a entretenu sa flamme créatrice
des Murlocs dès qu’il s’agit d’être presque extraterrestre. A l’écoute de ses
plus énergiques que la moyenne. chansons, folk recouvert de lambeaux
Si la guitare de “Initiative”, le titre pop, comptines psychédéliques,
d’ouverture, peut faire penser aux ritournelles arpégées en mode
Byrds, la proposition est contredite bastringue, on pense automatiquement,
avant la première note par un “One, two, et ça n’arrive pas souvent, à Syd
three, four” ramonesque garanti sans Barrett qui, c’est bien connu, en avait
Xanax. Choisi comme premier single aussi un grain. Il y a également du
et avant-garde de l’album, la chanson Nick Drake sans drame et même une
est une incitation à se bouger. Vu ce touche de Kevin Ayers chez ce Zack qui,
qui s’est passé ces dernières années, incontestablement, avait plus d’un tour.

plusieurs albums, les deux frères la lignée des chants de marins, ce


confirment leur unicité avec des titres qui semble logique pour des artistes
aussi loufoques que “Nothing Is As Good ayant quitté une île pour une autre.
As They Say It Is”, dont on retiendra On y entend des phrases en français,
la ligne “Were I born in the South of d’autres en castillan, reflets des diverses
France, I would feel less resistant to influences qui nourrissent l’aventure.
somewhere that just deserves adieu” “Esmeralda” (sur une rythmique dans
(Si j’étais né dans le sud de la France, le même esprit) puis “Hacia Arriba”, “Mi
j’aurais moins de résistance à un Camino” et l’entêtant “No Es Necesario”
endroit qui mérite qu’on lui dise adieu). sont interprétés en espagnol par Galen.
“Escalator”, avec son texte minimal, Retour à Londres (Edgware Road,
évoque l’impossibilité des rapports Wardour Street...) pour “It’s Another
humains (“She’s going up as I’m going Night”, qui sonne comme si Madness se
down, I’m going up as she’s coming prenait pour les Kinks... Françoise Hardy
down”). Avec Sparks, on apprend le discours est ultra-tentant. Comme devient un symbole parisien, à l’instar de Impossible de préférer un morceau aux
que la Joconde fait ses bagages à pour les précédents albums, dès que la Rive gauche ou du croque-monsieur, autres tant ils sont tous composés avec
cause de l’atmosphère ambiante l’harmonica y va de sa plainte, les dans l’amusant “I’ve Never Had A Good goût et subtilité. Habillage onirique, les
(“The Mona Lisa’s Packing, Leaving chansons prennent une dimension Time... In Paris”. Les clips de “Room arrangements sont de la dentelle de
Late Tonight”) et on conclut avec une plus personnelle comme sur “Common At The Top” (chanté à l’unisson) et crêpe et font ressortir la voix, perchée
séparation élégante sur “Gee, That Sense Civilian”, “Supertitious Insights” “Lonely Town” (tourné en Espagne) comme un chat. Si les textes n’abordent
Was Fun” où Russell reconnaît que ou les tubesques “Captain Cotton rappellent que l’élégant Paul Simonon pas ouvertement le mal qui frappait ce
sa fiancée “était trop bien pour lui” Mouth” et “Undone And Unashamed”. est aussi artiste graphique. Séduisant musicien qu’on regrette alors qu’on
tout en regrettant de ne pas avoir aimé Moins paisible qu’annoncé, “Calm Ya de la première à la dernière note, le découvre, on sait qu’il n’éludait
“Crime Et Châtiment” et d’avoir passé Farm” est un album plein de surprises l’album bénéficie d’une instrumentation pas totalement le sujet : “Pick Up
trop de temps à regarder du sport à la sonores où l’investissement personnel dépouillée à la clarté irrésistible. The Pieces”, “House Of Cards” et
télé. L’élégance et l’efficacité, depuis des cinq musiciens le rend beaucoup ✪✪✪✪ “Speak To Me” parlent d’elles-mêmes.
cinquante-deux ans. Bravo les Brothers. plus personnel que ses prédécesseurs. Jean-William THOURY ✪✪✪J
JJJJ JJJ Jerome Soligny
Olivier Cachin Geant Vert

064 R&F juin 2023


BC Camplight April March
“The Last Rotation Of Earth” “April March Meets Staplin”
Bella Union/ PIAS Velvet cream

Un barbu bâti comme un rugbyman, une C’est dans l’hommage à la pop


bouteille de gin au goulot et une voix française sixties, grande ou obscure,
de poppeux céleste. A ses débuts, Brian que l’Américaine April March s’est
Christinzio faisait tout comme les Beach d’abord fait connaître, reprenant
Boys et, comme les héritiers des Beach avec un goût très sûr France Gall,
Boys, un concentré de tous les trucs Serge Gainsbourg ou Chantal Kelly,
brianwilsoniens passés à la loupe — ou pour un résultat surpassant allègrement
la moulinette — post-moderne. Mais ça tout ce que l’on peut trouver dans les
ne lui suffisait pas. Dans la fratrie Wilson, compilations “Pop A Paris”. Il était
il voulait la totale. Les harmonies de dans l’ordre absolu des choses que
Brian et l’angélisme vocal de Carl, oui, cette francophilie forcenée lui fasse
mais aussi le vomi alcoolisé de Dennis. croiser les chemins de Bertrand
Alors il s’est tout emmêlé : les pinceaux, Burgalat, avec lequel elle enregistre
les ficelles, les crayons, il a paumé deux albums de pop rétro-futuriste
son visa, s’est retrouvé coincé dans un nettement plus aventureux, “Triggers”
cauchemar administratif à Manchester, et surtout “Chrominance Decoder”,
a trouvé refuge chez Bella Union, label chef-d’œuvre gravement sous-estimé,
qui s’y connaît en héros borderline truffé de ta-dada-dam rêveurs et de
(John Grant, pas au hasard), s’est singles parfaits (“Garçon Glaçon”),
exilé à Paris, a sorti un disque biscornu dans lequel April March se révèle une
chanteuse infiniment touchante, comme
sur “Martine”, immense petite chose
de trois minutes bercée par la flûte et
l’harmonica, tutoyant un panthéon où
Françoise Hardy règne seule. La suite,
sans démériter (un album intéressant
avec Aquaserge), s’était faite plus
conventionnelle ces derniers temps
(“In Cinerama”, à la production assez
banale). Ce nouvel album avec le duo
normand de Staplin la voit bifurquer
vers des influences contradictoires :
“Ton Rayon Vert” fait très Limiñanas
dernière période, “Get Wild, Elevator Man”

et génial (“Deportation Blues”), un autre,


tout aussi biscornu mais casse-pieds
(“Shortly After Takeoff”), porté par
un storytelling de la dépression, des
pulsions de suicide et de la folie douce.
Enfin, suite logique, voici son break-up
album. Sa copine l’a largué, BC jette
un disque quasi fini à la poubelle et
en exorcise un autre, sidérant, fait de
vignettes qui commencent comme des
pépites pop avant de s’égarer dans
des labyrinthes aliénés (“Last Rotation
Of Earth”, “I’m Ugly”, “Kicking Up A
Fuss”, sommet) ou bien l’inverse, des
bizarreries déglinguées sur lesquelles pourrait être un bon inédit de Melody’s
se déverse soudain du sirop d’érable Echo Chamber, tandis que “Natalie”
mélodique (“The Movie”, “She’s Gone vise le garage yéyé des débuts mais
Cold”, autre sommet). Troisième en soustrait l’excentricité. Il est injuste
volet d’une trilogie pop fracassée, d’exiger continuellement des chefs-
fracassante, on y entend des saxos d’œuvre, injuste aussi de juger chaque
à la Gerry Rafferty, des synthés eighties, nouvelle sortie à l’aune des classiques
des nappes de piano, de voix, de passés ; alors disons que “April
cordes, de tout, une sorte de temple March Meets Staplin”, malgré une
sonore baroque et déstructuré, au bord production parfois un peu trop au goût
du précipice et de la schizophrénie. du jour, se situe sans problème dans la
Mi-XTC, mi-10CC, agaçant, moyenne haute de sa discographie. Le
ridicule, fabuleux. véritable successeur de “Chrominance
✪✪✪J1/2 Decoder” sera pour la prochaine fois.
Léonard haddad JJJ
Vianney G.

juin 2023 R&F 065


Disques pop rock
Bar Italia Tinariwen
“Tracey Denim” “Amatssou”
MATADOR/ BEGGARS Wedge / Warp

Depuis Londres, c’est l’un des secrets le On adore ce groupe, mais on ne sait
mieux gardé de la scène musicale 2.0. plus trop quoi en dire. Comment éviter
Informations chiches, photos rares, les clichés ? Le blues du désert. Les
interviews absentes. A l’heure où la nomades. Les Touaregs. Les caravanes
moindre rumeur vous concernant se de chameaux. Un thé au Sahara.
répand avant même que vous ne soyez La Mauritanie. Le Mali. Le groove
au courant, Bar Italia entretient avec un hypnotique. Les guitares serpentines.
brio certain l’art du mystère, et après World music. Robert Plant. “Amatssou”
tout, ce n’est pas plus mal. Derrière un est leur neuvième album. Il est superbe.
nom dont on peut très bien penser qu’il Mais sa musique est-elle différente de
a été piqué à une des chansons de Pulp celle du précédent, “Amadjar”, qu’on
présente sur le chef-d’œuvre “Different avait déjà beaucoup aimé ? Oui et non.
Class”, se dissimule en tout cas un trio Ce dernier était mixé par Joshua Vance
masculin-féminin — deux garçons, une Smith, ingénieur du son de Jack White.
fille, beaucoup de possibilités, et option Cette fois-ci, White voulait enregistrer
forcément new wave donc. Après deux Tinariwen dans son studio, à Nashville,
albums sortis en catimini — “Quarrel” avec des musiciens country locaux.
(2020) et “Bedhead” (2021) — sur le Et l’incontournable Daniel Lanois. Le
label World Music de l’artiste pluriel but était d’essayer de mélanger les
Dean Blunt, l’Italienne de naissance traditions. La leur et celle de la musique
du sud des Etats-Unis — banjos, violons,
pedal steel et tutti quanti. Finalement,
pandémie oblige, ils ont fait autrement.
Ils ont enregistré à Djanet, une oasis
du désert au sud de l’Algérie, dans
un studio de fortune sous une tente,
Lanois à Los Angeles, et les autres
à Nashville. Vive la technologie.
A l’écoute du résultat, ça n’est
pas plus mal. Ce groupe possède
une personnalité tellement forte,
une musique tellement originale,
qu’il phagocyte tous ceux qui jouent
avec lui. A part ça, le titre de l’album

Nina Cristante (active sous le pseudo-


nyme NINA), Jezmi Tarik Fehmi et Sam
Fenton (croisés aussi sous le patronyme
de Double Virgo) assènent à nouveau
sur “Tracey Denim” une musique
sous tension permanente. Les voix
se marient et se répondent souvent,
en équilibre précaire sur le fil de
mélodies obsédantes qui préfèrent
la pénombre au feu des projecteurs.
Riffs vénéneux, accords rêveurs,
claviers élancés et basse en apnée
jouent des coudes et/ ou des poings sur
des chansons bravaches et hypnotiques
qui adorent le noir — pour sortir le soir. signifie, en tamashek, “Au-delà de la
Que le tempo soit lent (“My Kiss Era”, peur”, et les textes parlent beaucoup
“Best In Show”) ou un peu plus enlevé des troubles politiques et sociaux en
(“Changer”, “Clark”), Bar Italia trinque cours au Mali. Djihadistes, coups d’Etat,
à la santé de glorieux aînés (Siouxsie troupes françaises, groupe Wagner. Ce
et Wire parmi d’autres) et décline des pays n’est décidément pas de tout
hymnes avant-pop ou post-punk (à repos. Bien sûr, on ne comprend rien.
moins qu’ils ne soient post-pop ou Mais on ressent. C’est le pouvoir de
avant-punk), un peu comme des la musique. Une langue universelle
The XX en mode écorchés vifs. que les djihadistes ont voulu interdire.
Alors, pour reprendre le titre de Evidemment. La vraie musique
ce hit d’une beauté rare qui érige le politique d’aujourd’hui, c’est
romantisme désabusé en art de vivre, celle-ci. Et en plus, elle est belle.
ces trois-là ont beau être “Punkt”, ✪✪✪
le (rétro)futur leur appartient. STAN CUESTA
✪✪✪✪
Christophe basterra

066 R&F juin 2023


Samantha Fish Jonathan Bree
& Jesse Dayton “Pre-Code Hollywood” lil’ chief records/ modulor
“Death Wish Blues”
rounder
Archipel de seulement cinq millions
Précédant de quelques mois l’album, d’habitants, la Nouvelle-Zélande n’est
paru en décembre 2022, l’EP “The pourtant pas en reste en matière de
Stardust Sessions” contient trois rock’n’roll. The Clean, The Chills, ou
chansons, exclusivement des reprises, plus récemment The Datsuns, Connan
“Brand New Cadillac” de Vince Taylor, Mockasin et Marlon Williams ont
“I’ll Be Here In The Morning” de Townes su faire sortir le pays de l’ombre de
Van Zandt et “Feelin’ Good” de Magic son imposant voisin des Antipodes.
Sam, qui définissent les bases musicales Originaire d’Auckland, Jonathan Bree
de cette association entre Samantha s’est lancé dès 1998 avec The Brunettes,
Fish et Jesse Dayton, un mélange de avant d’entamer une pause pour se
blues rock, de country et de rockabilly. consacrer à son label (Lil’ Chief Records),
Présentée à ses débuts en 1969 comme puis de revenir, seul à la barre de son
jeune prodige, la guitariste et chanteuse propre projet. En 2018, un changement
à la voix aigüe et légèrement nasillarde, majeur a lieu avec “Sleepwalking” :
mais débordante d’énergie, Samantha notre homme apparaît désormais
Fish est devenue une figure du blues masqué, perruqué, les mains gantées,
rock qui n’hésite pas à s’aventurer sur ressemblant à un mannequin de vitrine.
d’autres terrains. En dehors de ses La musique est à l’avenant de cette
propres disques, le chanteur à l’organe image inquiétante et désincarnée,
Bree croonant sur des mélodies qui
entrechoquent boucles synthétiques
et arrangements luxueux. “Pre-Code
Hollywood”, cinquième album en
solitaire, s’ouvre magistralement
avec “City Baby” : partant d’un
simple motif de célesta, les couches
s’ajoutent progressivement et cette
ode à l’indépendance, magnifiée par
le baryton expressif de Bree et des
cordes soyeuses, prend une ampleur
irrésistible. L’accrocheuse chanson-
titre et “Miss You”, presque disco,
bénéficie des cocottes rythmiques

grave et râpeux, guitariste et producteur


Jesse Dayton a été remarqué aux côtés
de Johnny Cash, Waylon Jennings et
Willie Nelson comme de Rob Zombie
ou des Supersuckers. Pour “Death
Wish Blues”, enregistré dans un
studio de Woodstock avec à la
production Jon Spencer (Jon Spencer
Blues Explosion), ont été recrutés Mickey
Finn, claviers, Kendall Wind, basse, et
Aaron Johnston, batterie. Les reprises
sont remplacées par dix compositions
originales. La question était de savoir
si l’alchimie allait fonctionner entre
Samantha, Jesse et Jon. La réponse caractéristiques d’un invité de marque :
est positive dès “Deathwish”, les Nile Rodgers. Tout aussi dansante,
parties chantées s’enchaînant, ponctuée par un harmonica spectral,
fusionnant naturellement comme “When We Met” narre la fin d’un amour
les courts solos et les riffs de guitares avec une infinie délicatesse (“Tu ne
aux sonorités puissantes et explosives, me regarderas plus comme lorsqu’on
avec une bonne dose de distorsion et s’est rencontrés”). Enfin, “Destiny”,
d’effets, tels que les aime Spencer, à envoûtant mantra susurré en duo
l’exemple de “Trauma”. A l’exception avec Princess Chelsea, ajoute à
de “No Apology” et de “Know My l’acuité de ce long-format à la
Heart”, les tempos sont soutenus, fois entêtant et désenchanté qui
avec des mentions spéciales pour devrait établir Jonathan Bree
“Riders”, “Flooded Love”, “Rippin’ comme l’un des talents incon-
And Runnin’” et “Dangerous People”. tournables des temps à venir.
✪✪✪J JJJJ
Philippe Thieyre JONATHAN WITT

juin 2023 R&F 067


Disques classic rock/ blues
Jethro Tull Stephen Stills Rodney Bill Pritchard
“RökFlöte”
Inside Out/ Sony Music
“Live At Berkeley 1971”
Omnivore Recordings
Crowell “Sings Poems By Patrick
Woodcock”
“The Chicago Sessions”
new west Tapete Records
Après vingt-trois ans sans sortir un Stephen Stills est l’un des musiciens
album de compositions originales, les plus doués de sa génération. Amoureux des chansons ciselées La méfiance a priori face aux secondes
Jethro Tull, en sort deux coup sur En 1970, il est l’un des rares — avec par les surdoués de l’écriture, Jeff parties de carrière des seniors de la
coup, “The Zealot Gene” l’an dernier, Steve Winwood — à pouvoir jouer d’égal Tweedy (né en 1967), meneur de Uncle pop, quoique compréhensible, n’est
et “RökFlöte” cette année, vingt- à égal avec Jimi Hendrix — présent Tupelo puis de Wilco, saisit l’occasion pas toujours justifiée : le cas Robert
troisième album studio depuis “This sur son premier album solo, qui lui de s’approcher de ses modèles Forster illustre exemplairement le
Was” en 1968. Signant toutes les sera dédié... Ce live inédit, enregistré en collaborant avec des légendes, phénomène, continuant à livrer, en
compositions, musiques et textes, les 20 et 21 août 1971 au Berkeley notamment Mavis Staple ou Richard solo ou avec les Go-Betweens reformés,
le chanteur et flûtiste Ian Anderson Community Theater, montre toute Thompson. Il réalise un rêve de fan des morceaux presque aussi grands que
est le dernier membre historique de la l’étendue du talent du guitariste, qui quand il produit Rodney Crowell (né en ceux de ses vertes années. Au bal de
formation anglaise après le départ du confine parfois au génie. Il commence 1950), l’un des meilleurs représentants têtes des vieux briscards, Bill Pritchard,
guitariste Martin Barre. Il y a d’ailleurs en solo avec “Love The One You’re With”, du néo-classicisme country. Texan compère de label de Forster, ne s’en
peu de différence entre ses disques son hit, qu’il jouait déjà sur scène avec émigré à Nashville, Rodney Crowell tire pas trop mal non plus : au physique,
solos et ceux sous le nom du groupe. CSNY (cf. le live “4 Way Street”). Il est un excellent guitariste (membre le chanteur a désormais tout du vieux
Pour “RökFlöte”, il a reconduit les enchaîne avec “Do For The Others”, du Hot Band d’Emmylou Harris) et dandy anglais, long haricot sec — genre
musiciens de “The Zealot Gene”, toujours extrait de ce superbe premier un auteur repris par les plus grands, Bill Nighy — surplombé d’une casquette
David Goodier, basse, John O’Hara, album (celui “à la girafe dans la neige”), Johnny Cash, Waylon Jennings, démesurée le faisant ressembler comme
claviers et orgue Hammond, et Scott accompagné par le cow-boy texan Steve Rosanne Cash (qui fut son épouse), un frère au Serge Daney des derniers
Hammond, batterie à l’exception d’un Fromholz, et c’est magnifique. Quelle Willie Nelson, etc. Dans le studio de jours. A presque soixante ans, l’actualité,
nouveau venu, né vingt-sept après voix ! Puis il introduit un vieil ami, Jeff Tweedy, Wilco’s Loft à Chicago, c’est aussi les rééditions : le nom de Bill
David Crosby, qui vient harmoniser Pritchard s’était remis à circuler dans
sur “The Lee Shore” et “You Don’t Have les rédactions à l’occasion du trentième
To Cry”, la première chanson écrite par anniversaire de “Three Months, Three
Stills pour CSN, le groupe qu’ils ont Weeks And Two Days”, merveille
créé ensemble — ce sont eux qui d’indie pop produite par Etienne
sont allés chercher Graham Nash, puis Daho, typique de la fin des années
Neil Young. Un instant de rêve. Après quatre-vingt (“Nineteen”, “Better To
avoir montré quel fabuleux guitariste Be Bitter”, “Cosy Evening”). Seulement
acoustique il était sur “Black Queen”, voilà : si le vieillissement d’une voix
il s’installe au piano, où il excelle tout peut être un spectacle captivant,
autant, pour le très beau “Sugar Babe”, celle de Pritchard, autrefois superbe,
un peu oublié. Puis, il est rejoint par s’est comme desséchée sur place.
un groupe exceptionnel : Paul Harris Le contraste avec Daho, pourtant
à l’orgue, Dallas Taylor à la batterie, son aîné, sur “Luck”, beau titre

la sortie de “This Was”, le guitariste avec Jedd Hughes (guitare), Catherine


Joe Parrish-James. Si “The Zealot Marx (claviers), Zachariah Hickman
Gene” contenait des références (basse), John Perrine ou Spencer
bibliques, “RökFlöte” (Rock et Flûte) Tweedy (batterie), Tom Schick
est une évocation des dieux et des (prise de son), il retrouve l’immédiateté
mythologies scandinaves. A l’origine, qui inspire le charme de son premier
Anderson envisageait d’enregistrer album, “Ain’t Living Long Like This”
un disque instrumental dédié à la flûte. (1978). Il fait revivre deux chansons
Finalement, il décide d’ajouter des de la période, “You’re Supposed
textes, en alternant chants et récitatifs, To Be Feeling Good” (composée
“Voluspo”, “Allfather”, et d’accorder pour Emmylou Harris) et “No Place
une part plus importante à la guitare To Fall” (Townes Van Zandt). Les
électrique. Les sonorités folk rock autres sont nouvelles. Comme espéré,
des douze morceaux, souvent sur l’écriture, paroles et musique, ainsi que
des rythmes assez lents, voire un peu Fuzzy Samuels à la basse et Joe Lala l’instrumentation, sont d’un niveau de “Rendez-vous Streets”, précédent
mous, “Cornucopia”, oscillent entre aux percussions, avec lesquels il stratosphérique. Toujours à-propos, album enregistré avec Frédéric Lo, est
influences celtiques, “Trickster (And formera le mythique Manassas à les guitares sonnent de manière de ce point de vue assez cruel. Lui qui
The Mistletoe)”, “Gardian’s Watch”, la fin de cette tournée. Et ce n’est pas exemplaire. Le chant peut briser le pouvait reprendre Leonard Cohen les
et interventions musclées du guitariste tout : les célèbres Memphis Horns cœur par ses décrochements (“Making doigts dans le nez (“I’m Your Man”,
apportant une dynamique bienvenue, — cinq cuivres — se joignent Lovers Out Of Friends”), enchanter par sur le fameux album-hommage “I’m
“Ginnungagap”, “Hammer On Hammer”, à eux ! Ensemble, ils se lancent sa pureté, au point d’évoquer les divins Your Fan” sorti par les “Inrockuptibles”)
“Wolf Unchained”, “The Perfect One”, dans un “Bluebird Revisited” frères Everly (“Loving You Is The Only s’aigrit ou nasonne parfois dans les
“The Navigators”. Si Anderson est terrassant. Stills passe alors à Way To Fly”) ou se faire narratif refrains (“Private Bar”, “Grave Men”),
toujours un flûtiste aussi brillant et la guitare électrique pour un final (“Ready To Move On”). La présence et de manière révélatrice, le meilleur
intéressant, sans jamais verser dans époustouflant. A cet instant précis, de Jeff Tweedy devient évidente dans morceau de l’album, “Floe”, est une
le démonstratif, sa voix n’a plus le gars est intouchable. Ça ne durera “Everything At Once” (“Tout tout de récitation par Patrick Woodcock d’un
ni la puissance, ni l’explosivité malheureusement pas. Rien ne dure. suite sinon rien”) interprété en duo. de ses propres poèmes. Prochaine
des glorieuses années de Jethro Tull. ✪✪✪✪ ✪✪✪✪ chronique : “Patrick Woodcock
✪✪J STAN CUESTA Jean-William THOURY Sings Poems By Bill Pritchard” ?
Philippe Thieyre JJJ
Vianney G.

068 R&F juin 2023


Graham Nash Kassi Valazza Kaz Hawkins Dave
“Now”
bmg
“Knows Nothing”
Loose music
“Until We Meet Again”
dixiefrog
McMurray
“Grateful Deadication 2”
Blue Note/ universal
Qui fut un jour ému aux larmes à La pochette, déjà, intrigue. Une Paru l’an dernier sur Dixiefrog,
l’écoute des Hollies, période “So jeune femme blonde, visage fermé, “My Life And I” compilait des titres Il se passe toujours quelque chose
Lonely”, ne peut que garder une robe ample et chamarrée, effleure les extraits des cinq albums autoproduits avec le répertoire du Grateful Dead.
admiration inconditionnelle pour cordes d’une guitare dans une prairie par Kaz Hawkins afin de promouvoir En avril, c’est Bob Dylan qui s’est
le chant de Graham Nash, si pur, si printanière. Le sigle du label anglais l’artiste auprès d’un public plus large. amusé à parsemer les set-lists de sa
british. Né en 1942, il cofonde le groupe Loose, qui abrite les œuvres d’Israel Jusque-là, sa notoriété se limitait à tournée japonaise de titres du groupe
en 1962 avec un camarade d’enfance, Nash ou de Damien Jurado, achève des participations très appréciées à de de San Francisco tels que “Truckin’ ”
Allan Clarke, qui partage son admiration d’aiguiser la curiosité. Bonne pioche, se nombreux festivals de blues, notamment ou “Brokedown Palace”. Le monde
pour les Everly Brothers ou évidemment dit-on à la première écoute ; excellente, en France. Native de Belfast, Karen du jazz, quant à lui, s’en est emparé de
Buddy Holly à qui ils doivent leur nom. à la seconde. De Kassi Valazza, on Mcintyre a pris le pseudo de Kaz Hawkins longue date. Le saxophoniste de Detroit
Soixante ans plus tard, les deux hommes sait qu’elle réside à Portland, dans en hommage à la chanteuse qui a suscité Dave McMurray en est à son deuxième
chantent ensemble “Buddy’s Back”, l’Oregon, signe là son deuxième album, sa vocation, Jamesetta Hawkins alias album, et ne doit pas être confondu
hommage présent dans le nouvel album et l’on découvre vite qu’elle écrit de Etta James. Comme elle, Kas possède avec son condisciple David Murray,
de chacun, avec une interversion des merveilleuses chansons. A ses côtés, une voix puissante, parfois rocailleuse, qui enregistra lui aussi son disque
pistes de voix... Exilé outre-Atlantique, deux guitaristes très sobres, parfois d’autres fois d’une belle pureté, alternant hommage en 1996 ! Pour l’essentiel,
Graham Nash connaît une nouvelle gloire une pedal steel, un orgue, une section entre souplesse, douceur et rage dans notre homme opte ici pour les morceaux
grâce à Crosby, Stills, Nash & Young. rythmique, tous ces gens-là plantent le un registre soul blues avec une touche se prêtant le mieux à l’improvisation,
La récente disparition de David Crosby décor, plutôt désertique, avec cactus de gospel, “Pray To”, suite de “Pray” sur lesquels, c’est la particularité du Dead
lui fait perdre un partenaire fidèle, mais et ciels à l’infini. La voix achève d’y “My Life And I”, et son intro a cappella et l’une des explications de sa pérennité,
le fantôme de CSNY se fait parfois transporter. Kassi Valazza évolue avec avant les percussions, la guitare disposent de puissantes charpentes
la même aisance dans deux registres. mélodiques. Le saxophoniste les
Le premier est celui d’une country conserve intactes, reproduisant les
rêveuse et solitaire, où elle évoque lignes vocales de “Playing In The Band”,
Carla Olson, voire Emmylou Harris, “China Cat Sunflower”, “The Other
sur ces bijoux que sont “Rapture”, One” ou “Bird Song”. Soutenu par un
“Corners” ou “Smile”. Le second groupe impeccable, le soliste McMurray
s’apparente au folk anglais des offre deux visages, parfois dans une
années 1970, et c’est plutôt Sandy veine rhythm’n’blues à la King Curtis,
Denny et Fairport Convention qui idoine pour faire décoller “Truckin’ ”,
viennent à l’esprit sur “Watching parfois plus acrobatique et capable
Planes Go By”, “Song For A Season” de notes improbables avec un contrôle
ou “Long Way From Home (I’ll Ride du son absolu. Quelques morceaux
You Down)” — le dernier morceau, moins évidents sont aussi au menu,
“Wildageeses”, est d’ailleurs une reprise comme les splendeurs de ballades

entendre ici, et inspire “I Watched It All et les chœurs. Ayant connu une vie
Come Down”. Les textes sont directs, chaotique entre violences, dépressions
sans métaphores, pour exprimer des et addictions, Kaz y puise à la fois des
sentiments universels comme l’amour thèmes pour ses compositions, une
(“It Feels Like Home”) ou bien des force créatrice et une vitalité rare,
commentaires sociétaux (“Stars “Until We Meet Again”. Pour l’essentiel,
And Stripes”, “Maga”, anti-Trump, les enregistrements de l’album ont été
“A Better Life”, écolo), avec une certaine réalisés à la Boîte A Meuh, le studio
naïveté (“We Can Change The World”)... de Fred Mateu dans la Sarthe, avec la
Le chanteur coproduit avec son formation bien rodée qui l’accompagne
claviériste, Todd Caldwell propriétaire sur scène, Cédric Le Goff, claviers, Stef
d’un studio à Brooklyn, en compagnie Paglia, guitares, Julien Boisseau, basse,
d’autres fidèles, Joe Vitale (batterie), et Amaury Blanchard, batterie, auxquels
Shane Fontayne (guitare) qui a joué se joignent trompette, Benoît Gaudiche,
derrière Bruce Springsteen, Johnny du vénérable Michael Hurley. Dans saxophones, Guillaume Sené, et quatuor que sont “To Lay Me Down” (interprété
Hallyday, etc. Musicalement, la ligne ces moments, les guitares s’autorisent à cordes, “Standing Tall” et “I Gotta par le chanteur country Jamey
reste claire, exécutée par des humains quelques dérapages, flirtent avec Be Me”, deux ballades soul. Quant à Johnson) ou “If I Had The World
sur de vrais instruments, avec quelques un psychédélisme qui ne déplairait Kaz, elle joue également de la guitare To Give”. Signalons enfin la présence
effets bien vus, guitare à l’envers, pas à Jorma Kaukonen, mais rien acoustique et du bodhràn, un tambour au chant sur “Scarlet Begonias” d’Oteil
guitare baryton, quatuor à cordes pour de très exubérant non plus. Car outre irlandais, l’émouvant “Lonely Boy” et Burbridge, ex-Allman Brothers et actuel
“In A Dream”, instrumental d’Alan Price la consistance de l’écriture, c’est la le blues “Don’t Make Mamma Cry”, Dead & Company, qui vient de son côté
(1973) fraîchement nanti de paroles... façon qu’a Kassi Valazza de susciter qui, comme “The River That Sings”, d’enregistrer un album de ballades
Graham Nash double souvent sa propre l’émotion sans rien forcer qui sidère : est déjà présent sur “My Life And signées Robert Hunter/ Jerry Garcia.
voix et le résultat est irrésistible. Il nulle acrobatie vocale, nulle rage I” dans une version différente Le répertoire du Mort, disait-on, poursuit
atteint des sommets de délicatesse clamée à la face du monde. ajoutant des cuivres qui lui donnent son voyage, décidément long et étrange.
pour “Love Of Mine” ou “Follow Your Tout est contenu, délicat, une couleur funky. Un beau disque ✪✪J1/2
Heart” qu’il interprète quasiment seul. et pourtant bouleversant. empli d’émotions et de soul. Bertrand Bouard
✪✪✪1/2 ✪✪✪J ✪✪✪1/2
Jean-William THOURY Bertrand Bouard Philippe Thieyre

juin 2023 R&F 069


Disques français
Etienne Daho Les Lullies
“Tirer La Nuit Sur Les Etoiles” “Mauvaise Foi”
UNIVERSAL slovenly recordings

Ça n’est pas parce que la concurrence, En ouverture, “Mauvaise Foi” sonne


ici, n’existe pas, qu’Etienne Daho la charge. Dans la foulée, en calmant
vole au-dessus des autres. Son seul la frénésie, “Pas De Regrets” permet
challenger, c’est lui. Depuis “Eden” d’apprécier totalement l’évolution des
en 1996 (mentionné, comme “Corps Et Lullies. Placé sous le signe du punk
Armes”, le suivant, dans l’argu presse), garage, le premier album de ce quatuor
les disques qu’il enregistre avec passion montpelliérain s’était imposé comme
et des partenaires triés sur son volet un brûlot il y a cinq ans. Ce nouvel
sont autant de défis lancés d’abord essai (toujours produit par le même
à lui-même. Brûlant d’une fièvre label américain, comme quoi nul n’est
artistique qui ne l’a jamais terrassé, prophète, etc.) conserve des habitudes
Daho continue d’enfiler les perles rares héritées de l’influence des Ramones :
en dépit des facilités ambiantes, des dix titres d’affilée qui dépassent rarement
clichés sonores d’une époque qui en les trois minutes et plébiscitent les
regorge. Concoctés en commun (l’ami tempos rapides sans la moindre pause.
Jean-Louis Piérot est coproducteur), Mais la couleur sonore dominante est
les arrangements de cette grosse aujourd’hui celle du garage rock,
dizaine de titres attestent d’une et les influences sixties ont pris le
identité sculptée à la force du poignet dessus, à grand renfort de guitares.
(un certain classicisme rehaussé Et le changement linguistique modifie
totalement la perspective d’ensemble :
l’adoption du français ancre le groupe
dans une scène hexagonale dont il
était éloigné. Comment ne pas penser
à Bijou à travers les sonorités et
harmonies vocales, ou encore avec
cette manière de soigner les refrains
incisifs et mélodiques (“Soirée Standard”)
— cette parenté prestigieuse étant plus
évidente que celle revendiquée (Fixed
Up, Dogs) et qui ne vient à l’esprit que
sur la parenthèse anglophone (“When
You Walk In The Room”) ? Car on
retrouve le même souci de réinjecter

d’electro), d’émotions qu’il n’a jamais


souhaité contenir, de sa foi indéfectible
en ses goûts. Etienne Daho seul sait
à qui s’adressent ses textes ciselés,
mais leur force est aussi de parler à
la multitude de ceux qui aiment sans
filet ou voudraient l’être davantage.
De la part de son public, il vit sans
cette angoisse depuis longtemps :
“Le Phare”, “30 Décembre”, “Respire”
ou “Comme Deux Aimants” vont
rapidement rejoindre ses classiques,
et les amateurs de son art n’auront
même pas besoin de l’emballement
des médias pour se précipiter dans au rock une bonne dose de sauvagerie
les salles où Etienne entend bien faire et d’urgence, la même volonté de
ricocher les refrains de ses nouvelles concocter des chansons qui tiennent
ballades impérieuses. Enregistré la route et d’imposer des mélodies qui
entre Londres, Paris et la Bretagne, trottent dans la tête tout en donnant une
son triangle d’or à lui, “Tirer La Nuit place de choix aux guitares (“Animal”)
Sur Les Etoiles”, à la fois fastueux et en s’inscrivant dans une tradition
et canaille, s’achève comme les francophone à ras du quotidien.
meilleurs romans : en jetant (ou en JJJ1/2
levant ?) un voile sur le mystère des H.M.
sentiments qui rongent parfois les
âmes, mais qui, dès qu’un accord
de septième majeure les y autorise,
déchirent l’aube et le cuir des doutes.
✪✪✪J
Jerome Soligny

070 R&F juin 2023


Boris Boublil Mass Hysteria
- Mù “Tenace – Part 1”
verycords
“93 Manifesto”
carton Records
Dans les années quatre-vingt-dix, Mass
Ils appellent ça du post-rock. On Hysteria avait été l’un des hérauts de
pensait que cette expression n’était la déferlante fusion, puis le quintette
plus employée depuis le siècle dernier. s’est imposé comme l’un des fleurons
Aucune importance, on pose le dossier de la scène metal française. Son dixième
de presse et on écoute. Rien à voir album, très concis, donnera toute
avec Tortoise et compagnie. A part satisfaction aux adeptes du genre,
que c’est de la musique instrumentale. entre mur de son sur un rythme
Très prenante, plus agréable que lancinant (“Tenace”), cavalcade
réellement expérimentale. Difficile frénétique (“Allégorie Dans La Brume”)
à décrire. Un petit côté musique ou incursion trap (“Mass Veritas”), le tout
répétitive ou minimaliste, comme à grand renfort de guitares déchaînées
on dit maintenant — il y en a. Un et d’un déferlement sonore dans lequel
peu de jazz, avec ces cuivres qui restent bien vivaces les influences
s’entrecroisent et parfois hurlent — indus. Mais chassez le naturel, il
il y en a aussi. Mais sans les solos revient au galop : sous ses atours
— tant mieux. Un peu de rock — hardcore, le goût de la fusion palpite
cette batterie hiératique et métro- encore et l’éclectisme reste de rigueur.
nomique, superbe, et ces guitares C’est déjà perceptible dans l’importance
cradingues posées par-dessus. donnée aux textes et à la voix, qui
restent parfaitement audibles : cette
volonté affirmée de faire sens relève
de l’exploit dans ces eaux musicales.
Si la succession des morceaux est
brève et compacte, chacun d’entre
eux se distingue des précédents et
cultive une atmosphère qui lui est
propre, l’ensemble apparaissant alors
comme une succession d’ambiances
et une virée à travers des paysages
variés. Cerise sur le gâteau, le final
inattendu (“Le Grand Réveil”) bouscule
les conventions : il débute par un air
d’accordéon et un extrait de chanson

Allez, on jette un œil : produit par


John Parish. Ok... C’est vrai que cette
mention commence à ressembler à
une blague. Depuis quelques années,
tous les groupes français sont produits
par John Parish. Ou veulent l’être.
Attention, les gars, ça n’est plus
original. Mais en l’occurrence,
c’est bien vu. Visiblement, le guitariste
— de PJ Harvey, entre autres, faut-il le
rappeler ? — s’est investi dans cette
affaire. Il les a même fait enregistrer
aux mythiques studios Rockfield. Le
côté à la fois foutraque et “musique
de film imaginaire” a dû lui plaire. Qui réaliste (“Où Sont Tous Mes Amants”),
est Boris Boublil ? Qui sont ces gens ? avant d’enclencher une flambée
On regarde à nouveau. On voit des offensive à ras de tripes où le
noms comme Aquaserge, Françoiz chanteur Mouss relie la rengaine
Breut... Heureusement qu’on n’avait populo à ses préoccupations
pas vu ça avant. Si ça se trouve, on contestataires (“Mes amours mes
l’aurait jeté sans l’écouter. On est amis/ Où sont nos libertés chéries/
tellement de mauvaise foi. Tellement Révolution sans cesse endormie/ Le
pleins de préjugés. Ce disque est grand réveil c’est la vie”) ; s’instaure
formidable. Envoûtant. Et surtout, alors un va-et-vient improbable mais
il ne ressemble à rien. C’est si rare ! Et totalement convaincant de l’un à
quand, sur la fin, une unique chanson, l’autre, et Fréhel revue et corrigée
“Star Superstar”, pointe son nez, devient l’une des composantes
absolument futile, on est ravi. de la fusion façon Mass Hysteria.
Ovni du mois, haut la main. JJJ1/2
✪✪✪ H.M.
STAN CUESTA

juin 2023 R&F 071


Rééditions du mois

Ken Boothe C’est-à-dire que les artistes respectables


et respectés par la critique étaient ceux qui
du roots reggae (“Satta Massagana”
ou “Freedom Street”, cité plus haut).
“essential artist collection” pratiquaient un reggae religieux (Jah par-ci, Chanteur hallucinant, toujours bien entouré,
Trojan (Import Gibert Joseph) Jah par-là), social et politisé (le retour à il était l’un des plus grands. Au tour de John
l’Afrique, les théories de Marcus Garvey, Holt, maintenant. Un autre cador, un autre

John Holt
l’obsession pour Haïlé Sélassié). Il y chanteur d’exception. Né en 1947, il avait fait
avait bien le grand Toots et ses Maytals partie des Parangons, le plus grand groupe
qui proposaient un genre plus soul et funky, vocal, avec les Pioneers et les premiers
“essential artist collection” sans considérations philosophiques enfumées Wailers, qu’aie connu la Jamaïque dans
Trojan (Import Gibert Joseph) mais, en gros, Bob Marley et ses acolytes les sixties. Lui aussi est passé par le ska et
tenaient le haut du pavé. D’autres pionniers le rock steady. Au début des années soixante-
comme Jimmy Cliff, Ken Boothe ou John dix, Holt était l’une des plus grandes stars du
Dans la musique jamaïcaine, ce ne sont pas Holt poursuivaient à leur manière l’esprit reggae. Trojan lui a fait enregistrer un album
les belles voix qui manquent, chez les hommes du rock steady (sur un rythme plus lent) crossover devenu légendaire, “One Thousand
comme chez les femmes. Chacun sait à quel et proposaient un reggae plus commercial, Volts Of Holt” en 1973, qui a été un carton.
point, dès le rock steady, la soul américaine qui a également touché le grand public. C’est On y trouve, entre autres, une reprise
s’est mise à marquer les musiciens de l’île,
mais il ne suffit pas d’avoir les influences,
il s’agit de savoir chanter, et d’avoir l’organe
qui va avec. Et pour ça, Ken Boothe et John
Un pan du reggae
Holt se posent là. Le premier, né en 1948,
a débuté chez Studio One en faisant du ska
et du rock steady de toute beauté, puis s’est
qu’on a tendance à avoir oublié
mis à faire du reggae mainstream, qui fait le cas, par exemple, du merveilleux de “Help Me Make It Throught The Night”,
l’objet de cette double compilation. Saluons “Everything I Own”, que Boothe a sorti qui ouvre cette compilation. C’est dire
l’arrivée de cette nouvelle collection du label sur Trojan en 1974 et qui s’est retrouvé s’il savait faire le grand écart. Le volume
Trojan : le son est excellent, les pochettes illico propulsé à la première place des propose des titres s’étalant entre 1969
impeccables et chaque CD est gavé de plus charts en Angleterre (Joe Strummer, qui et 1976. Tout est bon là-dedans, et sa
de 70 minutes de musique. Pinaillons un peu : le cite sur “(White Man) In Hammersmith voix, comme celle de Boothe — sans
pour la chronologie, c’est un peu le foutoir. On Palais”, parle sans mépris de “UK Pop doute un peu moins suave — ne cesse
passe d’un titre enregistré en 1975 à un autre Reggae”). Il faut dire que Ken Boothe, de faire des miracles. En cinquante titres,
enregistré cinq ans avant. Mais en gros, il s’agit sorte de Marvin Gaye jamaïcain, chantait c’est le meilleur moyen de le découvrir,
bien de la première moitié des années soixante- comme un dieu. Dans ces années-là, il a mais il faut tout de même s’acheter
dix qui est cernée ici (c’est la même chose pour enregistré des titres inoubliables, comme une bonne compilation des Parangons.
le double volume consacré à John Holt). C’est “Freedom Street”, “Is It Because I’m Black?”, Quant à cette nouvelle collection, on
un pan du reggae qu’on a tendance à avoir “Walk Away From Love”, et même une reprise va la surveiller de près (il y aurait
oublié, mais qui vaut largement le détour. de “Let’s Get It On” de Marvin, justement. aussi un Toots & The Maytals).
A l’époque, il y avait le dub et le roots reggae. Mais il lui arrivait aussi de se rapprocher Nicolas Ungemuth

072 R&F juin 2023


Rééditions par Nicolas Ungemuth

Les dames sont à l’honneur


ou “Boogie Nights”. C’était un peu fait plus sauvage que le dynamique
le Randy Newman des années 2000. Billy Childish, l’homme qui a enregistré
Mais avant tout cela, il a sorti un album une centaine d’albums sous quasiment
en solo. Le seul. Il est retourné à autant de noms de groupes. Voici
ses activités de producteur et de donc quatre classiques de sa période
compositeur de musiques de films avec Thee Headcoats. C’est du brutal,
depuis. L’engin s’appelle “Meaningless”. qui commence directement avec une
Comment a-t-on pu passer à côté de reprise de “Why Don’t You Smile Now”
pareille merveille ? L’époque était au des Downliners Sect que Childish
retour du rock, et “Meaningless” ne vénère, elle-même étant la reprise
s’inscrivait pas dans le genre. Brion d’une chanson totalement inconnue
faisait, pour simplifier à l’extrême, (lorsqu’ils l’ont enregistrée) écrite
quelque chose évoquant le meilleur par Lou Reed et John Cale en 1965.
de Brendan Benson et Jason Falkner, Les Headcoats reprennent les Kinks
mais avec beaucoup moins de guitare, (version chaude de “You’re Looking
et c’est pour cela qu’on pense aussi Fine”) et Son House sur “Headcoats
aux derniers albums d’Elliott Smith. Down!”, se payent avec trois bouts de
Mélodiste infernal doté d’une très belle ficelle un live entièrement consacré à
voix, Brion bénéficiait de sa propre Bo Diddley (“Bo In Thee Garage”) et
expérience de producteur pour faire continuent de dépoter sur les albums
divinement sonner son album dépouillé “The Kids Are All Square – This Is Hip!”
mais subtilement enrobé de Chamberlin et “Headcoatitude”. Le tout, sale
— l’un de ses instruments de prédilection et bruyant, réuni en un coffret, est
—, avec le génie Gregg Leisz à la pedal vivement déconseillé aux amateurs
steel, Benmont Tench au piano et Jim de “The Dark Side Of The Moon”.
Keltner à la batterie. Ecouté six fois
en un week-end, c’est un très grand
disque, mélancolique mais jamais Laurie Styvers
She’s Got
triste, bourré à craquer de chansons
“Gemini Girl”
Jon Brion magnifiques. La question se pose :
The Power !
High Moon Recors (Import Gibert Joseph)
pourquoi n’a-t-il jamais récidivé ?
“meaningless”
La grande découverte archéologique
“Female Power Pop, Punk & Garage” JBR (Import Gibert Joseph)
du mois. Le coup de la chanteuse
Thee Headcoats
Big Beat (Import Gibert Joseph)
Merci à l’équipe avisée de Gibert inconnue qui a fait un album devenu
Les dames sont à l’honneur sur cette Paris d’avoir recommandé cet album introuvable avant de disparaître,
“head box”
anthologie qui, c’est souvent le cas qu’on n’avait pas vu venir à sa sortie Damaged Goods (Import Gibert Joseph) on nous l’a déjà fait. Mais là, c’est
avec cet exercice, aligne de l’excellent en 2021. Jon Brion ? Inconnu au une révélation. Il paraît que Stephen
et du moyen (il s’agit de la suite de bataillon. Après avoir fouillé sur internet, Dans le genre lo-fi furieux garage Malkmus est fan depuis longtemps.
“Girls Go Power Pop!”). Il faut dire il apparaît que l’homme a un CV plus à l’anglaise, personne n’a jamais Il devait être le seul, et Dieu sait
que le machin commence fort avec qu’impressionnant. Multi-instrumentiste
la reprise des Nerves par Blondie, phénoménal, il a joué avec ’Til Tuesday,
“Hanging On The Telephone”. Comment puis sur le deuxième album de Jellyfish,
suivre après ça ? Une solution, l’excellent le groupe pop mythique de Jason
medley “Da Doo Ron Ron/ I Wanna Be Falkner. Avec Falkner, il a monté les
Sedated” par les inconnues Dollyrots Grays, puis s’est mis à travailler, à leur
(2013). Le premier volume avait les demande, pour beaucoup de gens en
stars du genre (Bangles), celui-ci, qualité de producteur. Aimee Mann,
à l’exception de quelques noms Robyn Hitchcock, Fiona Apple, Rufus
bien connus (Go-Go’s, Girlschool, Wainwright, Sean Lennon ou Evan
Delmonas, Donnas), permet de Dando. Puis, son talent lui a permis de
découvrir des choses dont on signer les BO de films à succès comme
n’avait jamais entendu parler. “Magnolia”, “Eternal Sunshine Of The
Comme l’excellent “Spirit FM” Spotless Mind”, “Punch-Drunk Love”
des Bad Moves, “I’ll Be Alright”
des Baby Shakes, le très garage
“Juvenile Thrills” des Launderettes.
On pensait devoir s’enfiler des fonds
de tiroirs, mais Big Beat a fait du
bon travail : beaucoup d’excellentes
découvertes sur cette compilation
globalement de haute volée. Et puis,
il y a les tonitruantes Courettes,
qui perpétuent la tradition avec
beaucoup de classe. Preuve
du bon goût de Dave Burk,
qui a sélectionné tout cela.
Pour notre plus grand bonheur.

juin 2023 R&F 073


Rééditions

comment il a réussi à se procurer sont toujours aussi impressionnantes.


les deux uniques albums de Laurie Une fois de plus, le disque, à sa sortie,
Styvers, parus très confidentiellement n’a intéressé personne. Puis Laurie
en 1971 et 1973. L’histoire de Miss Styvers s’est évaporée. Retournée au
Styvers est étonnante. Née au Texas Texas, elle s’est occupée d’un refuge
où elle a grandi, elle a émigré avec pour chiens, avant de mourir en 1998
sa famille — son père travaillait dans à l’âge de 46 ans. Cette réédition
l’industrie pétrolière — à Londres, conçue avec un soin de maniaque
où elle a monté un éphémère groupe d’après les bandes originales sonne
hippie, Justine, avec quatre amies. Un à merveille et permet de s’immerger
album est sorti. Le découvreur, Hugh avec délectation dans une odyssée
Murphy, a trouvé du talent à cette musicale qui n’aura duré que le
jeune blonde à peine majeure, avec temps de deux disques formidables.
qui il a eu une histoire. Puis Styvers
est partie en vacances dans le Colorado
et a composé plusieurs chansons, c’était
une pianiste accomplie. De retour à
Leon Russell
“signature songs”
Londres, Murphy, avec l’aide d’un Dark Horse Records (Import Gibert Joseph)
arrangeur producteur génial, lui a fait
enregistrer son premier album, “Spilt Légende américaine trop méconnue en
Milk”. Un disque très orchestré et France, Leon Russell était un songwriter
arrangé, avec du piano partout, des titanesque et un excellent pianiste au
cordes, et sa belle voix qui est quasi style très personnel (il touchait sa bille
systématiquement doublée. Styvers au saxophone aussi). Il a signé des
adorait Joni Mitchell, mais c’est à la chansons reprises par un peu tout le
Carole King de “Tapestry” qu’elle fait monde, de Joe Cocker à Ray Charles en
penser (sans aucun titre funky façon passant par les Temptations ou Donny
“I Feel The Earth Move” : il n’y a quasi- Hathaway. La plupart des musiciens
ment que des ballades sur “Spilt Milk”)”.
Une belle découverte, car les chansons
sont délicieuses. L’album a fait un
four, mais Styvers a pu enregistrer à
nouveau. L’excellent “The Colorado
Kid”, toujours enregistré à Londres,
fait penser au meilleur des Carpenters,
voire à Paul McCartney lorsqu’il
s’amuse (“All American, Long Haired,
Denimed, Song-Writing, Guitar Man”),
avec un petit côté Laurel Canyon. Une
fois de plus, les arrangements et la
production sont stupéfiants de finesse,
et les compositions de la jeune femme

074 R&F juin 2023


de l’époque l’adoraient, et c’est sur le montrent que comme chanteur, il
label de son ami George Harrison (Dark avait des talents inouïs. Sur ces titres
Horse), qu’il a eu l’excellente idée de pour la BBC, il est entouré ici et là
revisiter ses tubes dans des versions par Danny Thompson, Alexis Korner,
très dépouillées : principalement seul Rod Argent, lui-même se débrouillant
au piano (avec parfois un peu de basse plutôt bien à la guitare. Une curiosité
et quelques chœurs), il montre le cœur pour les historiens du blues anglais.
même de ces chansons extraordinaires,
avec une voix étonnante, entre Dr John,
Randy Newman et Willie Nelson. C’est
un enchantement de redécouvrir ces
Foghat
“road fever – the complete
compositions dans le plus simple appareil.
bearsville recordings 1972-1975”
“Delta Lady”, “A Song For You”, Cherry Red (Import Gibert Joseph)
“Hummingbird”, “This Masquerade”,
“Stranger In A Strange Land”… Du lourd, du gras, du bourrin. Tiens,
voilà du boudin ! Pour ceux qui aiment,
un coffret réunit six albums (oui, six)
Duffy Power du groupe de hard rock seventies qui
ferait passer Status Quo pour The Left
“live at the bbc plus
Banke. Tout y est. Paroles idiotes,
other innovations”
Repertoire (Import Gibert Joseph) riffs bas du front, quelques passages
pseudo-funky, guitares à la tierce,
Tout le monde l’a oublié celui-là. boogies couillus, couplets chantés
Le British blues boom a ses stars, en chœur, titres d’albums crétins
mais plus personne ne parle de (“Rock & Roll Outlaw”, “Fool For
Duffy Power, un Anglais obsédé par The City”), etc. Ces machins se sont
la musique noire, qui a enregistré vendus à des milliers d’exemplaires.
de 1963 à 2001. Il avait une bonne Parfois, on se demande... o
voix et un sacré phrasé, et a côtoyé
quelques musiciens qui l’adoraient,
comme John McLaughlin, Graham
Bond, Danny Thompson, le grand
saxophoniste Dick Heckstall-Smith
et Jack Bruce. Il a même participé à
la mythique Graham Bond Organization
avec McLaughlin, Bruce et Ginger Baker.
Power aimait le blues (il a ouvert pour
Son House) acoustique, mais aussi
le jazz, et idolâtrait Ray Charles. Sa
carrière a été une catastrophe noyée
dans l’alcool et dynamitée par le
speed, mais ces enregistrements

juin 2023 R&F 075


Réhab’ par Benoit Sabatier

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains


albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ?
Place à la défense.

Ray Charles et Stevie Wonder sont pris à témoin :


“Vous les matez, ces pétards ?!”

James Brown
“TAKE A LOOK AT THOSE CAKES”
Polydor
FIEVRE DU SAMEDI SOIR, QUOLIBETS DU DIMANCHE MATIN ? A la James recrute un producteur spécialisé, Brad Shapiro. “Contrairement à
fin des années soixante-dix, pour matcher avec l’air du temps, ils montent moi, il a le son dont nous avons besoin aujourd’hui. Brad est mon bras droit,
tous dans le train disco, même les artistes aussi connectés à cette musique il peut produire James Brown mieux que James Brown ne peut le faire lui-
que Brian Eno l’est aux problèmes de brushing. Le ridicule ne tue pas, même.” Pourquoi tant de louanges ? Parce que le Godfather, qui enchaînait
pourquoi ne pas tenter le coup ? Il faut avoir écouté une fois dans sa vie les bides, retrouve les charts avec le single “It’s Too Funky In Here”,
“Easy Way Out” de Roy Orbison, ou “Above And Beyond” du blues-rocker l’album se vendant à 175 000 exemplaires — minable par rapport à son âge d’or,
Edgar Winter. Quelle fascinante mais son meilleur score depuis des
incongruité ! Plus l’appropriation lustres. “The Original Disco Man” contient
est déplacée, plus elle produit des des bons morceaux, surtout “Star
morceaux alléchants. Kiss, Grateful Generation”, mais les fans de James,
Dead, Dolly Parton, Frank Zappa, de funk et soul, crient à la trahison.
Lou Reed, Can, Rolling Stones, Brown va vite faire de même et tout
Frank Sinatra, Paul McCartney, Serge renier : “Passer au disco en faisant
Gainsbourg, Rod Stewart, Sparks, tous appel à un producteur extérieur, j’étais
s’y sont essayés le temps d’une saison. contre dès le début. Je me suis battu,
Pour des résultats, malgré les cris mais j’ai fini par céder. Le disco n’a pas
d’orfraie des réacs, et, à défaut d’être de groove, pas de sophistication, il n’a
obligatoirement réussis, souvent rien. En plus, à ce moment-là, la mode
passionnants. était passée. En détruisant mon son,
En 1978, ils se font alors rares ceux Polydor m’a fait perdre mon public.” Il
qui résistent aux sirènes du jeunisme va jusqu’à accuser le gouvernement,
disco, aux pressions des maisons de “Il me harcèle par le biais du FBI”,
disques. James Brown ? Le Godfather et après un autre album avec Shapiro,
n’a pas besoin d’une formule méca- Brown se sépare de Polydor. Fin de la
nique, rythme binaire à 120 bpm, parenthèse disco, un vieux souvenir
synthé en avant, contretemps soulignés désagréable, que James refoule sous le
par la caisse claire, pour donner la tapis. Il tente de rayer de sa discographie
fièvre aux pistes de danse. Le disco ? “The Original Disco Man”, mais aussi
Non. Pas toi James. Impossible. “Take A Look At Those Cakes”, l’album
Sauf que si. Alors que Chic touche génial enregistré juste avant. Par-
le jackpot avec “Le Freak”, Brown delà les scansions funk bouillon-
pédale dans la semoule. Fred Wesley nantes et sa voix démentielle, Monsieur
et Maceo Parker se sont tirés pour Sex Machine s’essaie ici, déjà, à
rallier la bande à Clinton, il doit 1,5 million de dollars à Polydor, qui des effets sonores synthétisés, mettant en avant la grosse caisse et ses
menace de saisir son jet privé. Réponse de son avocat : “Si vous touchez choristes. Sur “Spring” et “As Long As I Love You”, ça fonctionne du feu
à son avion, Monsieur Brown fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous de dieu. Encore plus avec les onze minutes disco-rap de “For Goodness
rendre la vie misérable.” James propose un nouveau contrat, de dix ans, Sakes, Look At Those Cakes”. Pas la peine d’être expert en argot pour
pour effacer l’ardoise. Refus. Il vend sa station de radio de Knoxville. Celle piger que “Cakes”, c’est les fesses. Voilà un concept-album sur le popotin.
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

de Baltimore l’assigne pour défaut de paiement. Zappant la comparution, Macho-fiérot-disco. Pour en rajouter dans l’obscénité, dans ses paroles,
il est arrêté en plein concert à l’Apollo Theater, et traîné à Baltimore pour Brown prend à témoin Ray Charles et Stevie Wonder : “Pour l’amour de
répondre aux accusations. En même temps, il lui faut gérer son divorce Dieu, vous les matez, ces pétards ?!” Ray et Stevie profitent alors du défilé
avec sa femme Deidre. Pris à la gorge, il doit se résoudre à l’impensable : des arrière-trains, interpellant à leur tour leur pote, admiratifs, “Did you
promettre à Polydor un disque à succès — un album disco. see those cakes ?!” James conclut : “It’s a man’s man’s man’s world/ For
Comment justifier l’injustifiable ? Voilà Brown clamer qu’il connaît goodness sakes, everybody want those cakes/ Give’em, give’em to me.”
personnellement le créateur du disco : c’est lui-même. “Sex Machine”, la L’album doublement incorrect, disco et phallo, d’un excité ? Surtout,
version de 1975, voilà le morceau fondateur. Son nouvel album s’intitulera musicalement, un disque très excitant. H
donc tout simplement “The Original Disco Man”. Mais comment fait-on du
disco ? Sur recommandation de son ami Henry Stone, boss de TK Records, Première parution : décembre 1978

076 R&F juin 2023


juin 2023 R&F 077
Vinyles par Eric Delsart

Que dire de cette pochette ?


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.

Photo Bruno Berbessou


entendus, parfois sur des tempos de la surenchère, Bowie propose une que les gens entonnent au moindre
Rééditions étonnants (tel ce “Money” hâtif), avec
des intros différentes (“Us And Them”),
version magnifiquement théâtrale et
décadente de ce genre qu’il a contribué
événement heureux. A sa sortie,
l’album avait été envoyé à la presse
Pink Floyd des solos étirés. On est à mille lieues de
ces versions figées des tribute bands où
à populariser (“Time”, “The Prettiest Star”,
sublimes). Les tubes sont évidemment
en vinyle uniquement, et certains
journalistes s’étaient gaussés de
“The Dark Side rien ne dépasse jamais. Ici Pink Floyd insurpassables (“The Jean Genie”, cette approche rétro. De son côté,
Of The Moon – Live joue, s’égare, tente des choses et nous “Drive-ln Saturday”), et que dire de White s’indignait qu’on puisse être
At Wembley 1974” rappelle pourquoi on aime le groupe . cette pochette ? Elle justifie à elle seule critique musical et ne pas posséder
Pink Floyd
l’achat de l’album sous ce format (au de platine. En vingt ans, les choses
On en a parlé récemment en ces moins en deux exemplaires : un pour ont bien changé, le vinyle est revenu
pages : “The Dark Side Of The Moon”
vient de fêter ses cinquante ans avec
David Bowie l’écouter, l’autre pour le punaiser). à la mode — pour le meilleur comme
pour le pire — et “Elephant” a droit à une
un coffret luxueux. Parmi toutes les
“Aladdin Sane” réédition anniversaire sur vinyle couleur
Parlophone
goodies inclus dans ce boîtier, on
trouvait notamment un album live que C’était il y a cinquante ans, David
The White Stripes sang, avec une pochette alternative
où Jack et Meg sont vêtus de blanc.
le groupe a également la bonne idée de Bowie publiait “Aladdin Sane”, dernier
“Elephant”
Third Man
publier à part. Enregistré au stade de véritable album de sa période glam (si
Wembley en 1974, ce concert sonne
beaucoup mieux que les albums live à
on omet “Pin Ups”, disque de reprises).
Successeur de “Ziggy Stardust”,
Encore un anniversaire ! Il y a
vingt ans sortait l’album qui allait
Dogs
la qualité parfois digne d’un bootleg que “Aladdin Sane” avait la lourde tâche faire passer les White Stripes dans
“4 Of A Kind – Vol 1”
Deviation
le groupe a offerts aux plateformes de de faire aussi bien, et Bowie choisit de une dimension supérieure, de leaders
streaming ces deux dernières années. faire feu de tout bois pour le surpasser. de la scène garage underground à C’était une des bonnes surprises
L’album possède un son digne du En 1973, l’heure était aux excès glam, stars internationales. La faute à “Seven du Disquaire Day, “4 Of A Kind – Vol.1”,
groupe. Surtout, on entend Pink Floyd et cet album en est un des exemples Nation Army”, tube populaire au point publié à l’origine en 1998, bénéficie
jouer, explorer ces morceaux mille fois les plus fameux. En jouant la carte d’être devenu une chanson folklorique enfin d’une réédition sur vinyle.

078 R&F juin 2023


Le pressage initial était d’une rareté telle des années soixante-dix comme étant le
que c’était nécessaire, d’autant que même refuge des musiciens jazz les plus avant-
le CD était difficile à dénicher à vil prix, gardistes. Parmi eux, le saxophoniste
et cette édition propose une pochette Archie Shepp, dont le label a publié
en relief, un obi très seyant et un sticker pas moins de quatre albums en 1969.
pour les fans. Un écrin magnifique Des deux réédités ces jours-ci, “Blasé”
pour un album qui l’est tout autant et est sans doute le plus accessible aux
qu’on redécouvre avec gourmandise. amateurs de rock de par son approche
De retour en quatuor avec l’ajout du blues, et la chanteuse Jeanne Lee y
guitariste Laurent Ciron après une fait merveille. Un trip envoûtant.
période en trio, les Dogs sont ici aussi
fringants et abrasifs qu’à leurs débuts
(“Dead Girls Don’t Talk”, “Back On
The Horse”). On attend la réédition
du “Vol 2” avec impatience.
Nouveautés
Weird Omen
“Weird Omen”
Thee Gloomies Beast/ Le Cèpe
“Thee Gloomies” A l’origine, Weird Omen était déjà un
Dangerhouse Skylab
groupe atypique : un trio guitare-chant,
Il y a trente ans, officiait à Rennes un batterie et saxophone qui jouait un rock
groupe biberonné aux compilations “Back garage brut de décoffrage. Nouvelle
From The Grave”. A l’époque, Crypt incongruité, le chanteur-guitariste
Records publiait des disques plus s’en est allé vers d’autres horizons.
sauvages les uns que les autres, par des Pas de quoi faire renoncer le groupe
groupes tels que le Blues Explosion de qui repart de l’avant avec un nouveau
Jon Spencer, Thee Headcoats, The Gories frontman et livre comme comeback
(tous héritiers des mêmes influences). un album live composé uniquement
Inspirés par cette scène vibrante, ces de nouveaux morceaux. Verdict : avec
quatre Bretons se sont ainsi rendus chez son nouveau moteur, la machine Weird
Liam Watson pour enregistrer les morceaux Omen tourne toujours aussi bien.
qui forment la base de cette compilation,
entre originaux saignants (“Disco Trash”)
et reprises (“No Reason To Complain” David Menke &
de The Alarm Clocks, notamment).
Un beau témoignage de cette folle
Lionel Limiñana
période, formidable de bout en bout.
“Thatcher’s Not Dead”
Because

Ça fait quelques années désormais


The Dictators que Lionel Limiñana se frotte à l’univers
des musiques de films. Pour sa troisième
“Manifest Destiny” collaboration avec David Menke (après
Music On Vinyl
“The Ballad Of Linda L” et “The Devil
Avoir eu raison trop tôt, c’est le grand Inside Me”), le guitariste met en
drame des Dictators, pour qui le terme musique un documentaire qui
proto-punk semble avoir été inventé. retrace les années Thatcher réalisé
Agitant leur rock high energy dans par Guillaume Podrovnik pour Arte.
l’indifférence au début des années Comme son nom — emprunté à
soixante-dix, le groupe new-yorkais avait un célèbre slogan punk — l’indique,
mis sa carrière à l’arrêt après l’échec “Thatcher’s Not Dead” traite autant
commercial de son premier album (“Go du marasme économique et politique
Girl Crazy !”, en 1975). C’était avant que de l’époque que de l’émergence
les Ramones et la clique du CBGB ne de la culture punk britannique.
mettent le même rock’n’roll tendu à la Multiple et référencée, la magnifique
mode. Les Dictators allaient alors mettre BO imaginée par le duo reflète les
fin à leur hiatus pour concevoir ce esthétiques de l’époque avec finesse.
“Manifest Destiny” à l’approche hard FM
(“Hey Boys”) incompréhensible. Un
rendez-vous manqué que la présence
d’une reprise cinglante de “Search
& Destroy” en fin d’album souligne.
45 tours
Détaché de tout contexte, l’album
possède ses qualités (“Science
Ha The Unclear
Gone Too Far!”, très Alice Cooper).
“Handprint Negatives”
Think Zik!

La nouveauté néo-zélandaise du mois


Archie Shepp nous vient de Dunedin. Sur cet EP,
Ha The Unclear révèle pourtant un
“Yasmina, A Black Woman” groupe plus inspiré par la britpop et
“Blasé” la pop douce du début des années
BYG
quatre-vingt-dix qu’au son du label
S’il reste apprécié des fans de rock Flying Nun. “Growing Mould” et
progressif aventureux, le label BYG “Mannequins”, aux mélodies limpides,
s’est aussi fait connaître au tournant annoncent un groupe passionnant. o

juin 2023 R&F 079


Discographisme_68
par Patrick Boudet

On ne juge pas un livre à sa couverture. “A Woofer In Tweeter’s Clothing” à la


Et un album ? Chaque mois, notre place du portrait du Premier ministre.
spécialiste retrace l’histoire visuelle L’ironie est au rendez-vous et une double
lecture s’impose : les Sparks sont passés
d’un disque, célèbre ou non. à une autre étape musicale, puisque ce
nouvel album est moins malodorant que le
précédent, mais aussi, la photo stigmatise
l’indifférence entourant “A Woofer In
Tweeter’s Clothing” qui devait provenir très
certainement d’auditeurs au goût douteux.
La maison de disques retient l’orientation
japonisante, mais leur soumet une proposition
plus sexy. Le photographe Karl Stoecker
et le styliste Nicholas de Ville, auteurs
des trois premières pochettes de Roxy
Music, sont engagés pour mettre en scène
deux geishas extraverties. La recherche de
modèles japonais se porte sur deux actrices
du Red Buddha Theatre, en tournée à ce
moment-là à Londres. La troupe est dirigée
par le percussionniste Stomu Yamashta qui
fondera en 1976 le super-groupe “Go” avec
Al Di Meola, Klaus Schulze, Mick Shrieve
et Steve Winwood, le frère de Muff.
L’équipe lors du shooting est réduite.
Alors Kuniko Okamura (à gauche) et
Michi Hirota (à droite, avec l’éventail)
sont un peu livrées à elles-mêmes, se
débrouillant avec leur coiffure et leur
tenue. Aussi, elles arborent un chignon
peu orthodoxe, et des cheveux en bataille ;
leur maquillage à l’oshiroi, cette poudre
blanche si caractéristique couvrant la totalité
du visage et de la nuque des geishas, n’a
pas été complètement appliqué. Seuls le
contour des yeux au khôl noir et les lèvres

“Kimono My House” rouges subsistent de l’apparat traditionnel.


Aucune indication précise ne leur est donnée,
si ce n’est de s’amuser et d’essayer des
Sparks poses. Et le résultat est aux antipodes des
pochettes de Roxy Music, mais la distance
ironique des deux modèles est synchrone
Première parution : mai 1974
avec l’esprit du disque. Car de toutes les
poses tentées, celle choisie pour la pochette

L oin des étincelles espérées, Russell et


Ron Mael quittent Los Angeles pour
Londres en 1972, après deux albums passés
Son titre est une blague potache glissée dans
les paroles de “Hasta Mañana, Monsieur”,
chanson sur la barrière des langues dans un
est assez proche de l’idée originelle de Ron.
On retrouve l’effarement joué par le modèle
de gauche, au point que son maquillage est
inaperçus en leur terre natale, mais appréciés rapport de séduction. “Kimono My House” en partie dispersé sur son visage. Le regard
en Europe. Et en quelques shows aux Pays- fait référence à un classic de Broadway, baissé et les mains proches des oreilles
Bas, en Suisse et en Angleterre, Sparks se “Come On-A My House” (phonétiquement surjouent le dépit face, on l’imagine, au
crée une petite notoriété auprès du public. “komona my house”) popularisé par disque. Quant à Michi Hirota, elle affiche
De même, la presse musicale britannique Rosemary Clooney. Cela ne veut rien dire une attitude nettement plus dévergondée
enivrée par le glam les perçoit comme mais, avec les frères Mael, tout est permis, avec ses hanches incitatives, son clin
des cousins de Roxy Music, l’humour en comme la moustache de Ron plus proche de d’œil salace et son sourire malicieux.
plus. Mais ce n’est pas suffisant en termes celle de Charlie Chaplin que de celle d’Hitler. L’éventail agité sert moins à éventer
de ventes pour que Bearsville Records Avec un imaginaire fortement inspiré par sa qu’à accentuer sa moue arrogante.
— leur maison de disques créée par Albert cinéphilie et les détournements esthétiques, Et le fond vert uniforme ne vient pas
Grosman, le manager de Bob Dylan — les Ron aime participer à la création des perturber la puissance érotique des deux
laisse poursuivre l’expérience européenne. pochettes de Sparks. C’est lui qui a choisi de mannequins, rendant la scène atemporelle.
Retour en Californie et à la case départ. bricoler une pub d’automobile de 1959 pour En ce début des seventies, la pochette
Alors, les frères Mael sollicitent John Hewlett, leur premier album “Halfnelson” (nom de de “Kimono My House” surfe sur
devenu manager après la séparation de John’s l’album et du groupe) qui désigne une clé de l’esthétique japonaise introduite dans
Children, l’un des premiers groupes de Marc bras dans le catch. Tout un programme. Il est la pop principalement par David Bowie
Bolan qui tutoie désormais les sommets des également à l’origine du choix du cliché flou avec ses costumes du créateur Yohji
charts. Si le monde est petit, il est aussi de la pochette du second album, photographié Yamamoto et ses références au kabuki
cohérent. Hewlett les fait signer chez Island au Hasselblad par Larry Dupont (pochettes lors de ses prestations scéniques. Mais
Records, le label de Roxy Music, annonçant de Diana Ross, Nils Lofgren, Chick Corea...). les Sparks rendent cette esthétique plus
leur retour à Londres et un album produit Pour “Kimono My House’, il propose accessible, plus ludique, déconnectée
par Muff Winwood, le frère de Steve. Le rêve l’utilisation d’une affiche de propagande de son substrat culturel, pour en faire un
des frères Mael est en train de se réaliser de japonaise datant de la Seconde Guerre artifice libertin et chic, presque punk.
ce côté de l’Atlantique, eux qui furent fascinés mondiale où deux femmes en costume En 1980, Michi Hirota jouera la narratrice
dans leur adolescence par la British Invasion. traditionnel se bouchent le nez en tenant un dans la chanson “It’s No Game” sur l’album
L’album est enregistré en deux mois, dans portrait de Winston Churchill. Dans la version “Scary Monsters” de David Bowie. Le monde
une énergie et une bonne humeur constantes. de Ron, elles tiennent leur second album, est véritablement petit et cohérent. o

080 R&F juin 2023


Highway 666
revisited par Jonathan Witt

Groupes hard rock, groupes cultes


Les V.I.P’s, habitués des nuits blanches
dans les clubs londoniens, se retrouvent
à jammer avec Jimi Hendrix le soir de
son arrivée à Londres. La révolution
psychédélique est en train de fleurir,
et Guy Stevens suggère à ses ouailles
de se renommer Art. Muni d’un stock
d’amphétamines, il les emmène aux
studios Pye (et Olympic) pour des sessions
chaotiques qui vont aboutir à un premier
opus : “Supernatural Fairy Tales“. La fuzz
retentit dès “I Think I’m Going Weird”,
ouverture plutôt garage-rock marquée par
le martèlement frénétique de Kellie. Elle
est suivie par une reprise fidèle de “For
What It’s Worth” du Buffalo Springfield,
dopée par la guitare lysergique de
Grosvenor. “African Thing” met à l’honneur
d’étonnantes percussions polyrythmiques.
“Room With A View”, avec son riff lugubre
et la batterie plombée, est un bel exemple
de proto-hard rock, de même que
l’imposante “Come On Up”, déchirée
par un solo frétillant de Grosvenor, et qui
met en valeur la voix rauque d’Harrison.
“Flying Anchors” est un intermède folk
planant. L’ébouriffante chanson-titre
est un chef-d’œuvre de psychédélisme
violent, avec batterie tendue, basse
épaisse, phasing et clavecin épars. Enfin,
Un stock d’amphétamines “Rome Take Away Three” clôt le disque
sur une mélodie mystérieuse et entêtante.
Ce novateur “Supernatural Fairy Tales”

Art
sort en décembre 1967, sous une
magnifique pochette signée Nigel
Weymouth et Michael English, plus
connus sous le nom de Hapshash And
The Coloured Coat — ils ont peint des
L’ANNÉE 1967 A ÉTÉ RICHE Sa popularité grimpe, et il devient posters pour The UFO Club, ainsi que
EN DISQUES MÉMORABLES. un habitué du légendaire Star Club pour les principaux activistes de la scène
Entre les premiers opus des Doors, de Hambourg. Nos gonzes décochent psychédélique britannique (Pink Floyd,
de Jimi Hendrix, de Pink Floyd ou en 1966 le superbe single “Wintertime” Tomorrow, Arthur Brown…). Peu après
du Velvet Underground, celui d’Art chez CBS (avec sa mélodie en mode la captation du long-format d’Art, Stevens
— qui deviendra bien vite Spooky mineur), ainsi qu’une tranchante reprise a l’idée d’un disque concept totalement
Tooth — est rarement cité. Véritable de “Mercy, Mercy” (Don Convay) chez hippie où les deux artistes, ainsi que leurs
démonstration de heavy psych Philips, produite par Derek Lawrence. amis (dont Brian Jones), improviseraient
furieux, anticipant même parfois Chris Blackwell prend alors sous son des chœurs tribaux avec toutes sortes
le séisme hard rock imminent, aile le gang, fort convaincant dans son d’instruments exotiques ou non (flûtes,
“Supernatural Fairy Tales” mérite registre R&B viril. Il produit l’excellente harmonica, gong chinois…), épaulés
cependant d’être redécouvert. simple “I Wanna Be Free” (Joe Tex), sur par Art à la rythmique. Cette étrange
lequel le timbre soul de Mike Harrison collaboration donne naissance au foutra-
La destinée d’Art est intimement fait merveille. Il mandate ensuite Jimmy que “Hapshash And The Coloured Coat
liée à celle du label Island, fondé par Miller pour capturer “Straight Down To Featuring Human Host And The Heavy
Chris Blackwell. Alors que les Beatles The Bottom”, qui déboule sur les ondes Metal Kids”, suite d’improvisations en
ont changé la face de la musique à en janvier 1967. C’est le moment où Mike forme de transes proto-kraut — à peu près
jamais, notre homme se met en quête de Kellie (ex-Locomotive avec Chris Wood) inaudibles — qui sort presque au même
formations capables de rivaliser. En 1966, remplace Johnstone, lessivé par la vie moment que “Supernatural Fairy Tales”,
par l’intermédiaire de son associé Guy sur la route. Au fil des mois, et à force lequel est un échec commercial. Peu après,
Stevens, il se penche sur le cas des V.I.P’s. d’enchaîner tournées et résidences Art évolue : Blackwell, conscient qu’il
Ce combo s’est formé à Carlisle sous le — au Star Club, il faut jouer toute faut un vrai compositeur au groupe, joue
nom de The Ramrods, trois ans auparavant. la nuit, et donc ingérer beaucoup de les entremetteurs entre les quatre rockers
Il est composé de Mike Harrison (chant), speed —, les V.I.P’s se taillent une et le claviériste américain Gary Wright,
Jim Henshaw (claviers), Frank Kenyon réputation scénique flatteuse, mais en ce qui conduit à la formation de Spooky
(guitare), Walter Johnstone (batterie), paient le prix : Henshaw et Kenyon, sur les Tooth. Un amusant post-scriptum aura lieu
bientôt rejoints par Greg Ridley à la basse. rotules, s’en vont. Luther Grosvenor, ancien en 1999, puisque le quartette d’origine
Le quintette écume le circuit britannique guitariste du groupe de Jim Capaldi (Deep se réunira — sous le nom plus lucratif
avant de publier un premier simple chez Feeling), les remplace. L’organiste Keith de Spooky Tooth — pour l’anecdotique
RCA, “Don’t Keep Shouting At Me”, Emerson rejoint également la troupe début et très classic rock FM “Cross Purpose”. o
emmené par un harmonica guilleret. 1967, pour quelques mois seulement.
Qualité France par H.M.

“Je ne suis pas un sparadrap”


En ces temps formatés, il faut déjà une bonne dose de culot pour faire le pari
de l’autoproduction, mais certains vont encore plus loin en défendant des créations
particulièrement originales sans se préoccuper de l’air du temps, et en tentant
des rapprochements incongrus et surprenants. La sélection des huit albums du mois
(parmi quarante-cinq parvenus à la rédaction) rend hommage à ces intrépides.

Le trio Rimel (de Thionville) donne un Déjà repéré dans cette rubrique, Avec son troisième album, le duo Le quatuor Bilbao Kung-Fu
nouveau souffle à des musiciens aguerris Automatic City continue de mulhousien Mouse DTC compte brasse sans complexes ses influences
issus de la scène noise de la fin des croiser ses influences et d’explorer sur ses propres forces créatives : après allant des années soixante aux années
années quatre-vingt, qui revendiquent ses musiques de prédilection. Après avoir fait appel à Miossec et Fred Poulet quatre-vingt-dix. Son second EP en
des influences sortant de l’ordinaire avoir, depuis 2015, sorti deux albums sur ses deux précédents essais en une trois ans d’existence impressionne
(The Jesus And Mary Chain, Unsane, placés sous le signe du blues, puis quinzaine d’années, la chanteuse et par l’énergie qui s’en dégage, et par la
The Young Gods). Leur premier album est du rock’n’roll originel, il s’ébroue le batteur signent les compositions pugnacité d’un melting-pot qui convoque
indispensable pour tous les amateurs de avec ce nouvel essai du côté des placées sous le signe d’une chanson aussi bien les soubresauts punk (“Oh !”)
sensations fortes : rythmes hypnotiques, années soixante-dix psychédéliques, electro pop qui renoue avec la fraîcheur que les références rock’n’roll sixties
déferlements de fuzz, chaos parfaitement en croisant guitares électriques et des années quatre-vingt et revendique (“Ton Visage”), évoquant l’impact des
maîtrisé jouant sur l’effet de contraste synthés, percussions et boîte à rythmes, une écriture brute de décoffrage (“Je refrains de Téléphone quand l’un des
avec un chant plutôt limpide qui défend compositions personnelles affûtées ne suis pas un sparadrap”). Enregistrés deux chanteurs retrouve les accents
des textes francophones obsédants. et reprises bienvenues. Il ose une avec le concours d’autres musiciens, d’un Jean-Louis Aubert adolescent
Leur rock bruitiste et imprécateur incursion funky, et même emprunter un les dix morceaux sont dynamisés par (“Respecte”), alors que l’autre arbore
assène huit brûlots percutants, dont morceau à Chuck Berry en remplaçant la voix pétulante et des rythmes dansants, un curieux ton puéril et androgyne
le titre “Pas De Répit” illustre bien la guitare par l’orgue Farfisa (“Hum conjuguant insolence et joies du dance- qui échappe à tout rapprochement
le propos offensif (“Transparent”, Drum”, Wita Records, facebook.com/ floor (“Attrapez-Nous”, Médiapop (“Déséquilibre”, Kaa Production,
Slow Death, facebook.com/rimelfuzz). automaticcity, distribution Baco). Records, facebook.com/MouseDTC). facebook.com/bilbaokungfu).

Depuis ses débuts il y a dix ans, Dans les années quatre-vingt, La Tourangelle Nehl Aëlin est La formation Denis Agenet &
Dirty Deep s’est progressivement Dalton (groupe parisien) était une femme orchestre, qui, sur son Nolapsters (de Nantes) regroupe
étoffé, passant de la formule solo au précédé d’un article et évoluait au troisième album en plus de vingt ans des passionnés de blues qui ont déjà de
duo, puis au trio (chanteur-guitariste- sein de la scène alternative. De cette d’activité, joue de tous les instruments sérieux états de service : d’un côté Denis
harmoniciste, batteur-claviériste époque, il ne reste que le chanteur, pour défendre ses compositions éthérées Agenet, batteur, chanteur et auteur-
et bassiste). Après une parenthèse et le virage qu’il a effectué avec ses et envoûtantes. Influencée par Björk, elle compositeur qui a longtemps œuvré
acoustique, ce sixième album deux nouveaux acolytes est radical : évolue dans une electro pop anglophone au sein de Bad Mules et bourlingué
renoue avec ce blues rock impulsif ce second album se situe au croisement qui cultive les atmosphères et met en avec pas mal d’artistes américains et
qui constitue son ADN. Et il ouvre de la pop, du post-punk et du rock arty. valeur sa voix nuancée, capable aussi de l’autre une dizaine de musiciens
largement les portes, que ce soit Les guitares y côtoient les synthés et bien de susurrer que de s’énerver. aguerris qui lui permettent de donner
vers une pop sauce Beatles (“Don’t les influences se mélangent au service Assurant personnellement le mixage corps à son répertoire anglophone.
Be Cruel”) ou vers le punk (“Hold On de chansons chaloupées où le chanté- de ce disque “dédié à la lutte contre Avec ce premier album (après un EP
Me”), sans délaisser ni ce heavy blues parlé égrène des textes pimentés les violences faites aux femmes”, elle inaugural paru en 2018), on s’immerge
qui a assuré sa notoriété ni ses racines d’un humour à froid et d’une bonne ne s’enferme pas pour autant dans sa tour dans un bain de rhythm’n’blues qui rend
immergées dans le Delta (“Trompe dose d’absurde. Un charme étrange d’ivoire : elle fait appel à une violoncelliste hommage à la scène de la Nouvelle-
L’Oeil”, Junk Food Records/ Little Sister se dégage de cet Ovni addictif (“Soleil sur deux titres, et termine par une reprise Orléans, cuivres et groove à l’appui,
Music, facebook.com/dirtydeep.official). Orange”, La Fugitive/ LVP Records, intimiste de “Bang Bang” (“Erase My mais préserve aussi la fibre blues et
facebook.com/legroupedalton). Memory”, Nehlaelin, facebook.com/ soul (“Piece Of Land”, Twinstudio 44/
NehlAelinMusic, distribution InOuïes). Rock & Hall, denisagenet.com). o

juin 2023 R&F 083


Erudit rock par Philippe Thieyre

En noir et or
Apparaissant à peu près à Elles seront exhumées en 1993. quatre mois, le temps de frapper “A Beard Of Stars” (1970), Bolan a
la même période, tous deux En août 1965, il signe un contrat sur sa guitare à coups de chaîne et repris sa guitare électrique, “First
à l’origine majoritairement avec Decca et adopte le nom de d’écrire, notamment, “Desdemona”, Heart Mighty Dawn Dart”, et Mickey
britannique, le pub rock Marc Bolan pour enregistrer trois bannie de la BBC et “Midsummer Finn a remplacé Steve Peregrin Took.
et le glam sont pourtant 45 tours de pop psychédélique, dont Night’s Scene”. En juillet, il forme Le changement s’avère plus radical
des genres musicaux très “The Wizard” (1965) avec Jimmy Tyrannosaurus Rex avec le percus- encore avec la parution, sous le nom
différents, presque opposés Page à la guitare, qui n’ont aucun sionniste Steve Peregrin Took. de T. Rex en octobre 1970, du single
dans leurs conceptions, leur écho. En mars 1967, Bolan rejoint Délaissant les instruments “Ride A White Swan”, qui marque
image et leurs expressions. la formation mod, psychédélique électriques, le duo s’affirme la naissance du glam rock, même
Le GLAM ROCK naît au et freakbeat John’s Children en comme un des éléments moteurs si le look est encore un intermédiaire
début des années 1970 tant que guitariste et compositeur, de l’acid folk britannique le temps entre l’acid folk moyenâgeux
et connaît son apogée le chanteur étant Andy Ellison, futur de quatre albums produits par et le glam, voir la pochette
entre 1972 et 1976. Jet et Radio Stars. Il ne reste que Tony Visconti. Pour le dernier, de “T. Rex” en décembre 1970.
Premiere partie

C’est au début des années 1970


que les premières sonorités glam
et pub rock se font entendre, peu
après l’émergence du rock progressif
en 1968, “A Saucerful Of Secrets”
de Pink Floyd, encore loin de
remplir les stades. Les musiciens
pub rock et glam possèdent en
commun la volonté de privilégier
un esprit rock’n’roll et des chansons
plus concises, immédiatement acces-
sibles. Ce sont en réalité les deux
seuls points communs. Les premiers
n’ont connu que de modestes
succès alors qu’à partir de 1971,
les seconds trustent le haut des hit-
parades. Si les uns ne prêtent que
peu d’attention à leur apparence, à
l’inverse, les autres se lancent dans
une course aux costumes glamour,
colorés et flashy accompagnés de
paillettes, de maquillage outrancier
et de postures androgynes jouant
sur l’ambiguïté sexuelle, sans
oublier les célèbres platform boots,
également aux pieds de chanteurs
soul comme Marvin Gaye. Les
influences musicales du glam
sont aussi variées que les groupes
rassemblés sous cette étiquette, la
tendance art rock, cabaret, hard rock,
rock’n’roll. Les plus pop s’inspirent,
eux, des machines à tubes de la
bubble-gum music américaine.
Au Royaume-Uni en 1971, sous le
nom de T. Rex, Marc Bolan est
l’initiateur du glam rock par ses
chansons et par son apparition à
Top Of The Pops maquillé et pailleté.
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

Il a déjà une longue carrière derrière


lui avec, pour objectif de devenir
une rock star. Né Mark Feld le
30 septembre 1947 à Hackney,
Londres, il est d’abord repéré en
tant qu’acteur et mannequin avant
de faire, en 1964, des démos
sous le pseudo de Toby Tyler
aux Maximum Sound Studios.

084 R&F juin 2023


Top 5
Cet album est un mélange de Keith Christmas, Rick Wakeman T. REX 
titres folk, psychédéliques, la reprise (mellotron, clavecin) et Tony “Electric Warrior” (1971)
de “The Wizard” et glam, “Jewel”, Visconti est une nouvelle déception. Tout concourt à faire de cet album
une œuvre iconique, le titre, le
“Childe”, “One Inch Rock” nouvelle Ni le grandiose “The Man Who Sold Guerrier Electrique, la photo
adaptation d’un titre de 1968, The World” (1970) avec Mick Ronson de la pochette retravaillée par Hipgnosis
“Seagull Woman”. Si “T. Rex” entre (guitares), Mick Woodmansey en noir et or, et bien sûr son contenu. Tous
dans le Top 10, en 1971 les chansons (batterie) et Visconti (basse et écrits par Marc Bolan et produits par Tony
Visconti, les onze morceaux représentent
“Hot Love” en février, “Get It On” en production), ni “Hunky Dory” (1971), en quelque sorte la quintessence d’un rock
juillet et l’album “Electric Warrior” avec Trevor Bolder (basse) puissant et immédiatement accessible, un
en septembre atteignent la première n’entre dans les charts. retour aux sources avec les habits du glam naissant. Une succession
C’est avec son cinquième album, parfaite de chansons imparables, qu’elles soient sur des tempos
place. “The Slider” (1972) et “Tanx” rapides ou plus lents “Get It On” avec Rick Wakeman aux claviers,
(1973) avec une touche soul, entrent “The Rise And Fall Of Ziggy Stardust “Jeepster”, “The Motivator”, “Lean Woman Blues” avec les chœurs
dans le Top 5. Marc Bolan est au And The Spiders From Mars”, et le de Flo & Eddie, “Planet Queen”, “Monolith”, “Cosmic Dancer”, “Girl”,
sommet de sa gloire. Après “Zinc glam rock qu’arrive la reconnaissance auxquelles s’ajoutent par moments cordes et saxophone. Steve Currie
(basse) et Bill Legend (batterie) forment la section rythmique.
Alloy And The Hidden Riders tant attendue. Un Top 5 à sa sortie en
Of Tomorrow” (1974) dernière juin 1972 et, au fil du temps, plus de T. REX 
production de Tony Visconti, qui sept millions d’exemplaires vendus. “The Slider” (1972)
se classe encore dans le Top 15, sa Toujours en 1972, il écrit la chanson Enregistré en partie au château d’Hérouville
popularité va rapidement décliner. Il “All The Young Dudes” pour Mott The avec la même équipe que “Electric Warrior”,
“The Slider” contient deux autres grands
continue pourtant à écrire de bonnes Hoople, puis avec Mick Ronson, ils succès de T. Rex, “Metal Guru” et ses chœurs
chansons réparties dans trois albums, coproduisent “Transformer” de Lou fifties en ouverture et “Telegram Sam”. Sans
“Bolan’s Zip Gun” (1975), “Futuristic Reed. A la fin de l’année, il mixe et temps faible, avec d’incisifs solos de guitare et
plusieurs perles, “Rock On”, “The Slider”,
Dragon” (1976) et “Dandy In The coproduit avec Iggy Pop “Raw Power” “Buick MacKane”, “Ballrooms
Underworld” (1977), réalisés avant paru en février 1973, deux mois avant Of Mars” dans lequel sont cités Bob
sa mort à vingt-neuf ans lors d’un “Aladdin Sane”. Fin 1973, Bowie Dylan et John Lennon, l’album est un complément indispensable
accident de voiture le 16 septembre propose “Pinups”, des reprises de à “Electric Warrior” pour tous les amateurs de glam rock.
1977. A cette époque, il retrouvait succès rock des années soixante DAVID BOWIE 
un peu de son aura, tournant avec enregistrées au château d’Hérouville. “The Rise And Fall
les Damned en première partie Après la dissolution des Spiders From Of Ziggy Stardust And
et présentant une série de six Mars paraît “Diamond Dogs” (1974) qui The Spiders From Mars” (1972)
émissions pour la chaîne Granada. associe le glam rock, “Rebel Rebel”, Produit par l’ingénieur du son Ken Scott et
Bowie qui supervise aussi les arrangements
David Bowie et Marc Bolan sont à des composantes plus funk soul avec Mick Ronson, “The Rise And Fall
à la fois amis et concurrents et qui préfigurent “Young Americans” Of Ziggy Stardust And The Spiders From
partagent la certitude d’avoir un (1975), avant l’arrivée de sa nouvelle Mars” est l’œuvre d’un groupe soudé,
destin de rock star. Leurs débuts sont incarnation, The Thin White Duke, les Spiders Of Mars, à l’exception de deux
brèves contributions de Dana Gillespie et
comparables, avec une série d’échecs “Station To Station” (1976). Rick Wakeman, “It Ain’t Easy”. Dans ce concept-album, Bowie crée
avant de voir la lumière avec le même Malgré quatre excellents albums entre une de ses incarnations les plus célèbres, une rock star androgyne et
producteur, Tony Visconti. Né le 1969 et 1971, et des prestations bisexuelle, Ziggy Stardust, venue de l’espace pour sauver la Terre
8 janvier 1947 à Brixton, Londres, scéniques à haute énergie, Mott avant cinq ans, “Five Years”. Personnage inspiré par Vince Taylor, Ziggy
échoue, détruit par ses excès, “Rock’N’Roll Suicide”. Un ensemble puissant
David Robert Jones fait partie The Hoople demeure un groupe à l’image de “Moonage Daydream”, “Starman”, “Suffragette City”.
très jeune de différents groupes sous-évalué. Le dernier album, “Brain
qui, très vite, passeront au rang Capers” en novembre 1971, est un DAVID BOWIE 
d’accompagnateurs, Konrads, flop commercial. En conséquence, le “Aladdin Sane” (1973)
Avec la même équipe à laquelle se
King Bees, Mannish Boys pour chanteur Ian Hunter, dont le phrasé rajoutent, entre autres, le pianiste Mike
“I Pity The Fool”, en 1965, un titre est fortement influencé par Bob Garson, “Aladdin Sane (1913-1938-197 ?)”,
de Bobby Bland produit par Shel Dylan, le guitariste Mick Ralphs, prolongeant l’esprit glam rock, “Aladdin
Talmy avec Jimmy Page pour le le bassiste Peter Overend Watts, Sane” offre une nouvelle image de Ziggy. Les
thèmes sont toujours aussi sombres, “Panic
solo de guitare, Lower Third. De le batteur Dale Griffin et l’organiste In Detroit”, “Cracked Actor”, “Time”, ce
son côté, il prend les noms de Davie Verden Allen ont décidé de se séparer. qui n’empêche pas le disque de se hisser
Jones, Davy Jones, puis, à partir de Un de leurs fans, David Bowie leur au sommet des hit-parades britanniques
porté par les singles “The Jean Genie” et “Drive-In Saturday”. Une
1966, David Bowie pour ne pas être offre une composition glam rock, seule reprise : “Let’s Spend The Night Together” des Rolling Stones.
confondu avec un des Monkees. “All The Young Dudes”, qui relance
Après neuf 45 tours parus dans leur carrière grâce au succès de la MOTT THE HOOPLE 
l’anonymat, en juin 1967, il connaît chanson et de l’album éponyme. “All The Young Dudes” (1972)
la même déconvenue pour son “Mott” (1973) est de nouveau “All The Young Dudes” est produit par
David Bowie qui participe aux chœurs et
premier album, “David Bowie”, une belle réussite glam rock, intervient au saxophone, “Momma’s Little
produit par Mike Vernon, le créateur avec des titres comme “All The Way Jewel”. Une excellente version de “Sweet
du label de blues Blue Horizon. Enfin, From Memphis” et “Honaloochie Jane”, une composition de Lou Reed, est la
en 1969, la chanson de folk rock Boogie”. Peu après, Mick Ralphs est seule autre chanson non écrite par Mott. Tout
en adoptant les thématiques, l’attitude et la
psychédélique “Space Oddity” se remplacé par Luther Grosvenor alias morgue glam, Ian Hunter et ses camarades
classe à la cinquième place du Ariel Bender pour “The Hoople” conservent leurs bases blues et hard rock,
hit-parade britannique. Malheu- (1974) puis, brièvement, par “Sucker”, “Jerkin’ Crocus”, “One Of The Boys”, “Ready For Love”
que Mike Ralphs emportera chez Bad Company. Les arrangements
reusement, l’album, également Mick Ronson avant que celui-ci de cordes et de cuivres de “Sea Diver” sont réalisés par Mick Ronson.
intitulé “David Bowie”, avec ne s’associe avec Ian Hunter. o

juin 2023 R&F 085


Et justice pour tous par FABRICE EPSTEIN

Crimes, affaires de mœurs, de plagiat ou de gros sous...


Les rockers aussi ont droit à leur chronique judiciaire.

Affaire numéro 40
La famille Gaye contre liams
ell Wil
Robin Thicke et Pharr

Le feeling d’un feeling ?


LIGNES FLOUES... C’EST UN PEU DU To Give It Up’ à partir du moment où l’on ne de la famille Gaye ainsi que leurs experts
EDOUARD PHILIPPE AVANT L’HEURE : copie pas les notes du morceau”. Et de conclure : musicologues. En effet, le tribunal a notamment
un titre de livre donc, un titre de gros titre, “La famille Gaye n’est pas propriétaire d’un genre validé le témoignage d’un profane, le responsable
une affaire de plagiaires, judiciaire, tiens, et ou d’un groove”. De l’autre côté de la mesure, du catalogue de Marvin Gaye au sein du label
peut-être même extraordinaire. Parce qu’elle Richard Busch, pour la famille n’a aucun (qui se trouve également être le label de Robin
nous extirpe de notre fichu quotidien et qu’il doute : “Robin Thicke et Pharrell Williams ont Thicke), qui, bien que ne sachant pas lire la
y est question de cette grande inconnue : intentionnellement créé leur tube en faisant de musique, a déclaré que “Blurred Lines” était
l’inspiration. L’inspiration, disait Jean Cocteau, “Blurred Lines” une version modernisée de la similaire à l’enregistrement sonore de “Got To
devrait s’appeler expiration parce qu’elle sort chanson de Marvin Gaye”. Les experts ferraillent. Give It Up”. Dans le même temps, le tribunal
des profondeurs de notre nuit. Rien de plus Parce que la loi est stricte. La loi applicable au a exclu la preuve que l’éditeur de Marvin Gaye
vrai, pensent alors Robin Thicke et Pharrell litige. Elle exclut l’écoute de la chanson plagiée, était fermement convaincu qu’il n’y avait pas de
Williams. Dans la chaleur du studio, la magie si bien que pendant les deux semaines de procès, contrefaçon (or, il entre bien entendu dans les
de l’inspiration. L’un a une musique, l’autre les jurés n’eurent d’autre choix que de comparer fonctions d’un éditeur de musique de surveiller
le groove, les mots s’en mêlent, petits bruits “Blurred Lines” avec la partition, jouée par un en permanence les droits d’auteur des chansons
de bouche, on se déhanche, et c’est déjà pianiste professionnel, de “Got To Give It Up”. de son catalogue, d’évaluer si la musique de ses
dans la boîte, celle qui capte l’éternité. Les juges d’un jour ont également pour instruction auteurs a été violée ou non, et d’entamer des
Décidément, l’année 2013 commence bien. de se concentrer uniquement sur la mélodie poursuites contre les contrefacteurs) —, les
De quoi faire oublier les aveux de dopage de et non sur tous les arrangements de la version Gaye ne tarderaient pas à lui intenter un procès !
Lance Armstrong à la télévision américaine. finale de “Blurred Lines”. Une gageure ?
“Blurred Lines” est un carton ! Enfin... un Dès lors que Thicke et Williams ne s’étaient jamais
carton aux pieds d’argile. D’abord, il y a le Puis le verdict tombe. Avec le bruit d’un cachés de l’influence du titre de Marvin Gaye sur
clip vidéo, toute personne qui en 2013 possédait séisme au sein d’une école japonaise. C’est leur travail, le jury a considéré que les similitudes
encore une télévision s’en souvient. Robin Thicke, le 10 mars 2015, et le monde de la musique entre les titres s’inféraient de la connaissance
yeux bleu lagon, et l’homme le plus classe du n’en croit pas ses oreilles : “La chanson ‘Blurred par le plagiaire du plagié. En d’autres termes,
monde, bombers brillant couleur crème caramel Lines’ enfreint les droits d’auteur de ‘Got To Give plus l’accès à l’œuvre est prouvé, moins la
entonnent un falsetto qui prête à confusion devant It Up’ de Marvin Gaye”. Les auteurs-compositeurs similitude mérite de l’être. Est-ce donc à dire
de belles femmes dénudées : “I know you Robin Thicke et Pharrell Williams sont condamnés que désormais un artiste pourra être reconnu
want it”. Les images choquent : 1% musique, à payer 7,4 millions de dollars aux ayants droit de coupable d’avoir volé une idée ou une série
99% seins, relève un internaute. Incitation Marvin Gaye ; aussi, 50 % des droits d’auteur de d’idées et non l’expression tangible de ces
au viol ? Affaire classée sans suite. “Blurred Lines” leur seront désormais attribués. idées ? Cette approche serait contraire à
Le jury a rendu sa décision à l’unanimité des huit la lettre des lois sur le droit d’auteur. Et il
C’est un tout autre problème que celui de la membres qui le composent. Les compères font n’existerait donc aucun droit à l’inspiration.
musique en tant que telle. Williams n’a jamais appel. Ce n’est pas tant la condamnation pécuniaire
caché que son père lui changeait les couches en qui leur pose problème, mais bien une question C’est bien ce pourquoi après 2015 et le délibéré
sifflotant du Marvin Gaye. Enfant de Motown et de principe : Pharrell Williams est “chrétien des jurés de Los Angeles, la communauté s’est
de Stax, le respectueux chanteur n’a pas à rougir sur le papier, mais en réalité universaliste”. La fortement émue. On compte désormais, au moins
de ses influences. Williams exprimait une idée décision est critiquable à de nombreux égards, sur un plan judiciaire, deux cent douze artistes
simple : en participant à la création de “Blurred et Thicke et Williams n’ont pas manqué de prêts à se mouiller pour la cause. Ces derniers
Lines”, il avouait avoir voulu intégrer le feeling le relever. Il suffit de les écouter l’une après ont rédigé de concert un amicus curiae, en gros
de Marvin Gaye. Mais un simple feeling, ou le l’autre. Allons ! Les deux chansons n’ont rien en des amis de la cour qui souhaitent faire valoir
feeling d’un feeling, constitue-t-il un plagiat ? commun. Elles ne partagent pas une seule phrase un point de vue sans être directement intéressés
Thicke et Williams avaient vu le point ; en mélodique. Au microscope des musicologues (ou par l’issue du litige. De grands noms sont
reconnaissant l’existence d’une influence, ils des dilettantes), les deux œuvres comportent des présents : Tears For Fears, Earth, Wind & Fire,
ouvraient le flanc à la critique. Précautionneux, structures totalement différentes. Le couplet, le les Black Crowes, le compositeur de musique
ils demandent donc à la justice de reconnaître refrain, le pont figurent en des endroits distincts. de films Hans Zimmer. Mais les juges d’appel
avant tout litige qu’il n’y a pas plagiat. Mais le Il n’existe aucune parole en commun, et pas ne veulent rien savoir. En réduisant les
juge californien ne fait pas droit à leur demande. même une séquence de deux accords joués demandes de Thicke et de Williams à des
S’ouvre alors un procès : la famille Gaye contre dans le même ordre, pendant la même durée. questions procédurales (notamment la question
Robin Thicke, Pharrell Williams (et autres). de savoir si le premier tribunal n’a pas fait une
Alors que s’est-il passé ? erreur en permettant aux Gaye de ne pas
Logiquement, les avocats s’écharpent. Côté seulement se fonder sur la partition de
Thicke, c’est Howard King qui porte la voix : La balance a clairement penché du côté des Gaye. “Got To Give It Up”), la majorité clame “comme
“Chacun de nous est libre d’élaborer sur ‘Got Durant l’audience, les juges ont privilégié les témoins des longs corbillards sans tambours ni trompettes”

086 R&F juin 2023


que : “loin d’annoncer la fin de la créativité Alors la musique a besoin de règles, elle aussi ; cette et vérifier avec vigueur que les nouveaux
musicale telle que nous la connaissons, notre douce compagne qui se targuait de vivre en dehors venus n’empruntent de trop près à leurs
décision, même interprétée au sens large, se lit de la loi. La voilà qui en réclame. Pour autant, est-ce illustres ancêtres. L’affaire est dans le sac
plutôt comme une mise en garde à l’intention la seule explication à la so-called décroissance la pour les Gaye ? L’addition est légèrement
des futurs avocats qui souhaitent maximiser musique ? Malaise dans la civilisation musicale ? plus faible (5 millions de dollars) et 50 %
leurs chances de succès”. Les voies de la justice Le pouvoir de l’argent est-il seul maître à bord, des recettes futures : un dédommagement
sont impénétrables. Un juge dissident capitaine d’un bateau ivre qui dérive depuis qui sert à désintéresser leurs avocats. C’est
ne l’entend pas de la même oreille, la juge Nguyen que les majors sont des sociétés cotées. donc encore la faute des avocats. Ah, les
s’offusque : “La majorité permet aux Gayes d’accom- avocats, ah, ces mots de Charles Dickens
plir ce que personne n’a fait auparavant : protéger Ou est-ce la faute du droit des successions ? qui résonnent : “Personne ne gagne,
par le droit d’auteur un style musical”. Les héritiers pourront se prévaloir de ce précédent devant un tribunal, sinon les avocats”. o

juin 2023 R&F 087


Le film
du mois
par Christophe Lemaire

Nicolas Cage en prince des ténèbres ?

Renfield
De Chris McKay
Cage, qu’il en fasse des tonnes ou pas, a toujours joué ses rôles, même les pires,
de façon totalement impliquée. Histoire que le spectateur puisse toujours rester
rivé à son jeu, même quand le film n’en vaut pas la peine. Qui d’autre que lui,
finalement, aurait pu interpréter son propre rôle “Un Talent En Or Massif ” sorti
en salles au printemps dernier ? N’empêche qu’il n’a jamais abandonné l’idée
de trouver des rôles intéressants. Et si possible qui sortent de l’ordinaire. Genre
Dracula par exemple. Nicolas Cage en prince des ténèbres ? Et pourquoi pas !
Il a relevé le défi dans le foutraque mais plaisant (et aussi agaçant qu’amusant)
Grande star des années quatre-vingt-dix, Nicolas Cage, neveu “Renfield” de Chris McKay, réputé, lui, pour avoir mis en boîte la série d’animation
de Francis Ford Coppola, a tourné avec les plus grands (“Volte/ moqueuse et irrévérencieuse “Robot Chicken”. Le film n’est donc pas centré
Face” de John Woo, “A Tombeau Ouvert” de Martin Scorsese, “Snake Eyes” de sur le personnage de Dracula mais sur celui de son serviteur Renfield, naguère
Brian De Palma), avant de disparaître du box-office vers la fin des années 2000. interprété par le dessinateur et poète Roland Topor dans “Nosferatu, Fantôme
Devant des sommes folles aux impôts, dépensant des fortunes pour collectionner De La Nuit” de Werner Herzog, puis par Tom Waits dans le “Dracula” version
de vieux comic books originaux de Superman et des crânes de dinosaures venus Francis Coppola. Et ici incarné par Nicolas Hoult, alias Hank McCoy dit “Le
de Mongolie, l’acteur a été obligé de se refaire une santé financière en enchaînant Fauve” dans la franchise “X-Men”. L’action, modernisée (rappelons que le roman
des tonnes de (moyennes) séries Z et (mauvaises) séries B destinées au marché “Dracula” de Bram Stoker et les trois quarts des films adaptés se déroulent à
de la VOD. Pour la plupart des films d’action emballés sans génie et aux titres l’époque victorienne), montre la dépendance de Renfield envers son maître.
passe-partout (“Suspect”, “Primal”, “La Sentinelle”, “Vengeance”, “Obsession”). Dépendance dont il essaie de s’affranchir comme s’il était sous l’emprise d’une
Avec, de temps à autre, des rôles honorables dans de petits films indépendants relation toxique depuis des siècles et des siècles. Traité sur le ton de la farce et
d’auteurs particulièrement inspirés. Comme “Joe” de David Gordon Green, où de la comédie outrancière, “Renfield” n’est pas non plus une parodie gentillette
il joue un bucheron-ex taulard en quête de rédemption, ou l’original “Pig” de comme pouvait l’être “Dracula Mort Et Heureux De L’Etre” de Mel Brooks. Si les
Michael Sarnoski, dans lequel il incarne un chasseur de truffes dépressif toujours séquences sanglantes (dont un final outrageusement gore au sens bien rouge du
accompagné de son cochon renifleur. Quand il le veut, Cage montre qu’il est terme) sont à la fois fun et hilarantes, elles peuvent aussi être un brin effrayantes.
toujours un excellent acteur. Et quand il le veut aussi, il peut faire preuve de A l’image de Nicolas Cage qui transcende le film chaque fois qu’il rentre dans le
cabotinage extrême en hurlant ses dialogues avec les yeux révulsés. Il existe champ de la caméra. Il est à la fois ultra cabot et terrifiant. Il hurle, rit, grimace,
d’ailleurs sur YouTube plusieurs best of totalement délirants de tous ses pétages s’indigne, sort ses canines à tout va et part dans des accès de fureur sanglante.
de plombs à l’écran. Mais ce qui le rend sympathique, c’est qu’il n’a jamais — au Des moments qui, filmés sans couvert d’humour, pourraient être très premier
contraire d’un Bruce Willis (lui aussi abonné aux nanars, mais très très nuls pour degré. Pas loin finalement de Christopher Lee dans un vieux film de vampire
le coup) — tourné ses excentricités de manière lymphatique ou dédaigneuse. de la Hammer à qui Cage rend un hommage évident (en salles le 31 mai). o

088 R&F juin 2023


Cinéma par Christophe Lemaire

Tout le fétichisme du genre

Sick Of Myself

Sick Of Myself Ces paroles, tirées de la chanson tout de même) à travers la campagne touchant, c’est grâce au génial
Thomas travaille dans le milieu rêveuse de Charlélie Couture “Jacobi anglaise après avoir reçu une lettre Jim Broadbent, mythique acteur
de l’art contemporain. Signe (c’est son Marchait”, auraient pu être plaquées qui l’a traumatisé. Un véritable road anglais de 73 ans (aperçu dans
prénom) bosse comme serveuse dans sur le générique final de “L’Improbable trip purificateur pour ce vieil homme “Brazil” de Terry Gilliam et “Gangs
un restaurant. Mais le jour où Thomas Voyage D’Harold Fry” de Hettie qui, tout au long du chemin et des Of New York” de Martin Scorsese),
commence à se faire un nom dans MacDonald. Ou le parcours d’un (trop) rencontres qui vont avec, fait un point dont le jeu émouvant, entre
son milieu branchouille, Signe devient paisible retraité qui laisse sa maison sur sa vie et ses traumas passés. Si ce gaucherie et innocence, projette le
jalouse à en mourir. Au point qu’elle et sa femme de côté pour improviser bol d’air frais mâtiné d’exploit physique spectateur dans toutes les gammes
décide de se faire remarquer en se une très longue marche (800 bornes et d’envolée mystique est extrêmement d’émotions (en salles le 31 mai).
rendant très malade, ingurgitant pour
cela des médicaments qui vont ravager
sa peau et son visage... Comédie
tragicomique, “Sick Of Myself ”, du
Norvégien Kristoffer Borgli, pratique
un humour à froid, glauque et (très)
posé pour une métaphore intrigante
sur le besoin de reconnaissance. Qui
ne passe donc pas par Facebook ou
Instagram mais par la destruction
du corps. Si l’actrice Kristine Kujath
Thorp est formidable dans le rôle
d’une trentenaire foldingue bien
décidée à se faire remarquer, le film a
tendance à faire du surplace dans les
redites de séquences d’égocentrisme
masochiste. On aurait aimé que “Sick
Of Myself” soit au niveau du film
un peu dans le même genre “Dans
Ma Peau” de Marina De Van (2002),
nettement plus macabre, sensoriel
et poétique (en salles le 31 mai).

L’Improbable
Voyage D’Harold Fry
“Pourtant Jacobi est parti/
Marcher de midi à minuit/ L’Improbable Voyage D’Harold Fry
Marche à tout jamais/ Marcher...”

juin 2023 R&F 089


Cinéma
Killeuse glamour

Sparta

Sparta Kill Bok-soon “Sans Pitié”, film de gangsters Et tout le reste du film (sélectionné
Certes, la filmographie de l’Autrichien Quand Netflix produit des blockbusters décomplexé à la sauce Quentin au Festival de Berlin cette année)
Ulrich Seidl n’est pas porteuse de d’action totalement désincarnés où Tarantino. Dans “Kill Bok-soon”, on est à l’avenant. Naviguant entre la
joie, de bonne humeur ni de grand gunfights et explosions en boucle suit le quotidien non pas d’un jeune complexité des personnages (dont
espoir utopique envers la vie. C’est finissent par atrophier le cerveau, tueur à gages bellâtre, mais d’une le rapport mi-amoureux mi-défiant
même tout le contraire en fait. Avec on lâche la rampe au bout de deux tueuse à gages d’une cinquantaine entre la tueuse et son boss) et une
un humour plus qu’à froid mêlé de minutes. En revanche, quand Netflix d’années. La meilleure de l’agence stylisation extrême de la mise en
drame sec, ses précédents travaux achète des films de genre hors norme spécialisée dans laquelle elle officie scène, avec d’impressionnantes
comme “Sous-Sol”, “Import/ Export” dont le style et le scénario font preuve depuis des décennies. Deuxième séquences de combat aux flingues
ou “Paradis : Amour” scrutent avec d’une originalité folle, on prend. C’est originalité : parallèlement à ses et à l’arme blanche, “Kill Bok-soon”
une distance d’entomologiste le mental le cas du formidable “Kill Bok-soon” du activités de killeuse glamour, elle a carrément un sacré arrière-goût
de personnages désespérés en quête réalisateur sud-coréen Sung-hyun Byun, doit gérer les états d’âme de sa fille jouissif de la franchise “John Wick”
d’un bonheur qu’ils n’atteindront jamais. dont on avait apprécié il y a six ans adolescente en plein trip rebelle. (disponible sur Netflix). o
Avec toujours un peu de provocation
(surtout sexuelle) au passage. Voir
“Sparta”, où un quadra expatrié en
Roumanie et malheureux en couple
(il n’arrive plus à faire l’amour à sa
femme) se découvre des pulsions
pédophiles. Pour satisfaire sa libido,
il part au hasard des routes de la
campagne roumaine pour s’improviser
professeur de judo pour préadolescents
dans un patelin paumé. Une façon
comme une autre de satisfaire ses
besoins envers les jeunes garçons.
Le pitch peut paraître malaisant (ce
le serait à moins), mais le résultat ne
joue pourtant pas la carte du voyeurisme.
Tout au contraire puisque le personnage
se lamine et pleure sans cesse sur
son sort, l’acteur Georg Friedrich (très
réputé en Allemagne) arrivant à faire
passer certaines émotions. Mais le film
est d’une telle langueur dans sa sobriété
très appuyée (même si on reconnaît la
patte de Seidl, qui privilégie toujours les
plans fixes à la caméra en mouvement)
qu’un certain ennui finit par pointer.
Mais heureusement, toujours rattrapé
in extremis par l’interprétation
ultra-réaliste et compassionnelle de Kill Bok-soon
Georg Friedrich (en salles le 31 mai).

090 R&F juin 2023


Série du mois par Christophe Lemaire

The English
Une femme au pays du six-coups
Pendant un sacré bout du temps, les femmes obsessionnelle : retrouver le responsable de la mort vont finir par s’emmêler. Formellement, “The English”
dans les westerns étaient réduites à l’état de de son fils. Totalement décalée dans ses robes chics a le goût, le look et les senteurs d’un vieux John Ford.
prostituées gouailleuses ou de mères au foyer. au milieu des plaines rugueuses du pays de John Une série quasi contemplative, féministe et antiraciste
Et puis, chemin du cinéma faisant, elles ont fini par Wayne, elle copine avec un ancien soldat d’origine mâtinée d’éclairs de violence sèche. Histoire de
gagner une certaine autorité justifiée. L’une des plus indienne. Un taiseux aussi digne qu’imperturbable, rappeler que la vie à l’époque de Sitting Bull et
emblématiques à avoir osé la ramener est Barbara rappelant cet apache revanchard incarné par Charles Jesse James était loin d’être de tout repos. Quant à
Stanwyck dans “Quarante Tueurs” (1950) de Samuel Bronson dans le sèchement teigneux “Les Collines Emily Blunt, que ce soit dans ses rapports ambigus
Fuller, un classique du genre. Tout habillée de cuir De La Terreur” de Michael Winner. Tous deux vont avec l’Amérindien ou la manière subtile dont elle
noir, elle gérait avec une classe folle une bande de partager leur destinée dans un road-movie à cheval passe de femme prude et fragile à celle de
quarante garçons vachers, tous au garde-à-vous à travers le vieil Ouest. Elle, pour accomplir une guerrière, elle rejoint aisément la liste des
pour satisfaire ses ordres. Avec ce rôle, Miss Stanwyck éventuelle vengeance, lui pour récupérer un lopin actrices légendaires citées plus haut qui ont
est devenue une sorte d’icône pour d’autres grandes de terre que l’Etat lui avait promis. Une longue balade changé et boosté le genre à jamais. Pour le
figures féminines du western hollywoodien. évidemment semée d’embûches et de rencontres coup, on la verrait bien dans un remake de
Voir Marlène Dietrich dans “L’Ange Des Maudits” douteuses et où la poussière la sueur et la poudre “Quarante Tueurs” tiens (en diffusion sur Canal+) ! o
de Fritz Lang (1952), Joan Crawford dans “Johnny
Guitar”de Nicholas Ray (1954) ou Jane Russell qui,
dans “Les Implacables” de Raoul Walsh (1955),
ose balancer à ce grand séducteur de Clark Gable : Suburbia (The Ecstasy Of Films)
“Je n’aime pas qu’on me soupèse, qu’on me Huit ans avant de mettre en boîte la comédie régressive à succès
jauge, qu’on m’évalue”. Maintenant qu’il est acquis “Wayne’s World” en 1992, Penelope Spheeris avait réalisé un petit film
qu’une femme est l’égale d’un homme au pays culte méconnu des années quatre-vingt : “Suburbia”. Ou le quotidien
du six-coups, il fallait s’attaquer d’un peu plus d’une quinzaine de jeunes à la dérive qui, réunis dans une vieille maison
près aux nuances psychologiques d’une demoiselle laissée à l’abandon, sont constamment confrontés aux autorités et à la
balancée dans la dureté du vieil Ouest. Ce que réussit population locale. Loin de porter un regard moralisateur, la réalisatrice
admirablement à l’élégante et classieuse Emily Blunt, s’attendrit sur cette bande de punks dont on ressent à chaque seconde
habituée depuis quelques années aux personnages les envies d’un monde peut-être pas meilleur, mais au moins autre. Histoire d’être bien raccord
de femmes fortes prêtes à combattre trafiquants avec cette ambiance No Future remplie de chiens sauvages et de rats domestiques, la BO
de drogue mexicains (“Sicario” de Denis Villeneuve) du film est bardée d’artistes punk renommés tels D. I. ou The Vandals. Avec, en prime,
ou extraterrestres belliqueux (“Edge Of Tomorrow” une apparition sur scène et dans une salle à l’ambiance pogo, de Flea, bassiste des Red Hot
de Doug Liman). Sur les huit épisodes de Chili Peppers. Pour être sûr de vous procurer cette rareté (jamais sortie en salles au pays
“The English”, elle incarne une aristocrate anglaise de Charles Trenet), rendez-vous sur le site de l’éditeur cinéphage : https://the-ecstasy-of-films.com
débarquant dans le Kansas avec une seule idée,

juin 2023 R&F 091


Images
par JErôme Soligny

Streaming/
DVD/
Blu-ray

Ce show est
une hallucination
“Roxy Music – Montreux 29 avril 1973”
YouTube
Au Royaume-Uni, la disparition de Linda Lewis a été annoncée par de
nombreux médias (papier, télé, digital) et le “Guardian”, dont les pages
culture sont un modèle du genre, n’a pas manqué d’évoquer la carrière de
cette chanteuse, choriste aussi, dont les aptitudes vocales (elle couvrait cinq
octaves…) lui ont souvent valu d’être comparée à Minnie Riperton. Lewis,
c’est plus anecdotique, est également cette jeune adolescente noire qu’on
aperçoit au milieu de fans, hurlant plus que de raison, dans certaines scènes
de “A Hard Day’s Night”, le film dans lequel les Beatles ont tourné en 1964.
Devenue grande, elle a enregistré sous son nom et a donc prêté voix forte, entre
autres, à Cat Stevens, Rod Stewart et, plus récemment, Jamiroquai ou Joss Stone.
Mais puisqu’on fête, en ce printemps, le cinquantenaire d’ “Aladdin Sane” ,
nos amis outre-Manche n’ont pas manqué de rappeler que Linda Lewis était
une des deux choristes féminines de cet album de David Bowie, grandement
représentatif du glam. Mais ce n’est pas tout. La même presse anglaise, par les
mots de certains journalistes qui ont d’abord relayé l’information via les réseaux
sociaux, s’emporte depuis le 1er mai 2023 — date à laquelle il a été uploadé (par
mrrubbish… on n’en sait pas plus) — à propos d’un concert de Roxy Music
également cinquantenaire ! On ignore par quel miracle cette prestation du
29 avril 1973 est arrivée sur YouTube (et cela ne nous regarde pas), mais
on ne peut qu’être renversé par sa qualité, sur les plans visuel et sonore. Et
si les journalistes anglais en font des caisses, c’est parce que “Aladdin Sane”
est loin d’être le seul monument glam (ou assimilé) à avoir été érigé il y a pile
un demi-siècle. Mott The Hoople, Sparks, New York Dolls, T. Rex, Queen ou
Wizzard y sont tous allés de leur opus en 1973 et, comme David Bowie (il a
également publié “Pin Ups” cette année-là), Alice Cooper et Roxy Music ont
carrément sorti deux albums. En 2023, les médias anglais n’ont pas célébré
“Billion Dollar Babies” (et encore moins “Muscle Of Love”), mais auraient
certainement adoré rappeler, à l’occasion d’une réédition en grande pompe,
que “For Your Pleasure”, premier des deux 33 tours de la formation alors
dirigée par une hydre à deux têtes (Bryan Ferry et Brian Eno), avait, lui aussi,
cinquante piges. Malheureusement, et à moins qu’il en soit question plus tard
cette année, “For Your Pleasure” n’a pour l’instant pas fait l’objet d’une attention
particulière de la part de la major qui en détient aujourd’hui les droits : Universal.
En 2018, le premier album de Roxy Music avait été luxueusement coffré,

092 R&F juin 2023


mais rééditer, ainsi, la suite du pourtant prestigieux catalogue du groupe
ne semble pas être d’actualité. On devine que c’est la raison pour laquelle,
faute de mieux, l’éminent auteur rock Mark Paytress a été un des premiers à
alerter de l’arrivée sur YouTube de ce concert, et à en écrire le plus grand bien.
Il s’agit donc d’une prestation d’une cinquantaine de minutes (apparemment
disponible sous la forme d’un DVD-R au Japon, en clair une version semi-
pirate) qui n’a, semble-t-il, pas été commercialisée par Eagle à la grande
époque où cette compagnie éditait à la mitraillette des concerts enregistrés
au fameux festival créé par Claude Nobs. Pour être précis, Roxy Music a bien
donné celui-là à Montreux, mais dans le cadre du festival de la Rose D’Or, une
manifestation axée sur l’audiovisuel, à la programmation musicale de laquelle
(un concert clôturait l’événement) Nobs participait. Le set proposé par Roxy
Music, qui avait publié “For Your Pleasure” quelques semaines plus tôt, est
constitué de quatre titres de ce 33 tours, de deux du premier, et de “Virginia
Plain” qui n’était sortie qu’en single. Et donc, on a beau aimer les mots et
avoir la prétention de les manier à peu près correctement, ce que Roxy donnait
alors à voir et entendre à cette époque n’est pas facile à rendre sur le papier.
Car les morceaux abordés, et encore davantage en live, défient l’entendement.
On a vu d’autres images de concert du groupe datant de la première moitié
des années soixante-dix et celles tournées à Paris, au hasard, sont fameuses
et peuvent être visionnées à l’infini. Mais ce show est véritablement une
hallucination. Parce que la guitare, la basse et la batterie sont rock, mais bien
plus encore. Parce que Brian Eno, qui tourne le dos aux autres et n’esquisse
à aucun moment l’ombre d’un début de sourire, était, derrière l’impassibilité
fardée, un savant fou capable de sortir d’un synthé jurassique des sonorités venues
d’ailleurs. Parce que Andy Mackay joue du saxophone (là, tout le monde suit…),
mais aussi du hautbois. Ce gazouillis, ce sifflement, rendent uniques les morceaux
qu’il traverse. Cette musique était et est restée de l’art nouveau, inclassable.
Et puis Bryan Ferry, ces années-là, était le vocaliste le plus gonflé, le plus
dingo. Il osait des descentes hors-piste, se risquait à des montées dramatiques,
roucoulait tout son saoul, inventant, purement et simplement, une manière
de chanter qu’il a domestiquée par la suite, mais sans jamais la tempérer
à l’excès. Le look des musiciens (quasiment le même qu’à l’intérieur de
la pochette gatefold de “For Your Pleasure”) est également délirant, et le
concert a beau être filmé de manière très rudimentaire, l’univers admirable
et délicieusement chancelant créé par Roxy Music est palpable. Quant au
public, visible dans certains plans, il est tout bonnement médusé, interdit.
Dès l’album suivant (“Stranded”, son autre merveille de l’année), le groupe
allait évoluer drastiquement et rien ne serait plus jamais comme en ce début
1973. La valeur historique de ce concert en Suisse, on se permet de l’affirmer,
est phénoménale. Comme la voix de Linda Lewis à la fin de “Panic In Detroit”. o

juin 2023 R&F 093


Bande dessinée par Géant Vert

Au fond d’un coffre-fort


à Paisley Park
Après “Flash Ou Le Grand Voyage”, le scénariste Thomas Kotlarek et le dessinateur Jef s’attaquent
au légendaire Kid de Minneapolis à travers “Nous N’Irons Pas A Paisley Park” (21G),
une histoire où la passion obsessionnelle d’un homme va en transformer deux autres en explorateurs
en quête du Graal princier. Dans une ville française, Sergio est l’un de ces derniers irréductibles
disquaires qui connaissent l’histoire de chacune des galettes qu’ils vendent sur le bout des doigts.
Fan hardcore de Prince, il fait un infarctus à la seconde même où il apprend son décès. A sa sortie
de l’hôpital, il demande à Tom et Jef, deux de ses clients habituels, d’aller dans le Minnesota pour
retrouver un enregistrement inédit de Prince et Miles Davis. Selon ses sources, la bande serait
cachée au fond d’un coffre-fort à Paisley Park. Histoire bien ficelée par un duo qui est allé sur
place pour s’imprégner de l’atmosphère des lieux, cette BD saura séduire le public de Prince.

D’abord une série sur Arte réalisée par Amandine Fredon, “Music Queens” (Bayard Graphic)
existe désormais en série papier chez tous les libraires de bon goût. En dix chapitres, la
dessinatrice Leslie Plée et le duo de journalistes-scénaristes Emilie Valentin et Rebecca
Manzoni ont sélectionné autant de figures féminines du rock et de la pop qu’elles ont
associées à une chanson emblématique de leur répertoire. Chaque titre est détaillé en
douze planches avec moult anecdotes qui replacent l’artiste
et sa chanson dans leur contexte original. Du “Ain’t Got
No I Got Life” de Nina Simone à Beyoncé et son “Run The
World” en passant par Patti Smith (“Gloria”), Janis Joplin
(“Piece Of My Heart”), Marianne Faithfull (“The Ballad
Of Lucy Jordan”) et bien d’autres, le trio d’auteures
propose un voyage musical qui survole les époques
d’une manière aussi effrontée que passionnante.

Quand l’Histoire repasse les plats sans que les nouveaux


convives ne trouvent rien à redire, le devoir de mémoire
est de rappeler les faits à ceux frappés d’amnésie ou
d’incurie collective. Dans le cas de “Liberty” (Le
Lombard), cette nouvelle édition d’un ouvrage dessiné
et scénarisé à quatre mains par les talentueux Guy Raives
et Eric Warnauts tombe à pic pour mesurer la grande
reculade conjointe des droits des femmes et des Afro-
Américains au pays de la libre entreprise. En quelque
130 pages, les auteurs ont traité d’une histoire très
dense qui va du combat de Mohamed Ali contre
George Foreman en 1974 jusqu’à l’élection
de Barack Obama en 2008. La BD raconte le
long chemin vers la reconstruction parcouru
par Tshilanda, seize ans au moment de son viol à Kinshasa, et son nouveau départ
aux Etats-Unis où elle va devoir affronter d’autres formes de violences.

Dans le genre antinomique, le côté cool du reggae est en opposition massive avec le climat
de violence qui règne en Jamaïque à la fin des années soixante-dix. Afin d’atténuer les passions
politiques et la guerre des gangs, un grand concert pacifique est organisé le 22 avril 1978 au
stade de Kingston. Avec “Il Etait Une Fois En Jamaïque” (Futuropolis), le bassiste
et scénariste Loulou Dedola et le dessinateur Luca Ferrara ont mené une passionnante enquête
graphique qui les a amenés à rencontrer bon nombre d’acteurs ayant participé au One Love
Peace Concert, sujet de cet album. Le résultat est une BD prenante qui remonte le temps
jusqu’aux années cinquante, où le jeune Robert Nesta Marley est plus passionné par son
vélo que par la musique qui l’entoure. Très vite, le fil narratif arrive à l’indépendance de
1958 et au climat de tension qui va aller de mal en pis durant les deux décennies suivantes.
Mise en cases dans un style proche des comics US, “Il Etait Une Fois En Jamaïque” est une
reconstitution historique très réussie qui remet en lumière un événement musical magistral
peut-être plus important que Woodstock, Altamont, Monterey et Hyde Park réunis. o

Le gros plan du Géant


Depuis que Billy Idol s’est inspiré du livre Generation X lecteurs sur ce point essentiel, le dessinateur
pour le nom de son groupe, nombreuses sont les Etienne Appert s’est inspiré du travail du journaliste
appellations plus ou moins farfelues qui apparaissent Gilles Farcet pour réaliser le pavé psychédélique
à chaque nouveau cycle. Pourtant, pour les adeptes “Au Crépuscule De La Beat Generation”
des musiques du diable, une seule génération a (Boîte A Bulles). Le résultat est détonnant, contre-
voix au chapitre, celle de Jack Kerouac, Allen culturel et anticonformiste, comme l’époque. On y
Ginsberg et William S. Burroughs pour rester ajoute une préface d’Alejandro Jodorowsky et une
simple. Afin de bien recentrer l’attention des playlist mortelle en fin d’ouvrage, et le peuple est content.

094 R&F juin 2023


Livres
par Agnes Léglise

Délicieusement sarcastique
Satisfucktion
Les Rolling Stones,
Une Leçon De Morale
François Salaun et Lulu La Nantaise
Les Presses De La Cité
On se doutait que ce moment arriverait, nulle raison
que l’histoire du rock ne soit pas, elle aussi, revue
et corrigée par de moins énamourés et donc plus
lucides critiques et que ses plus grandes figures,
ses héros même, échappent miraculeusement à
de plus contemporaines grilles de lectures. François
Salaun, déjà auteur, entre autres, d’un livre sur les
Rolling Stones avec le grand spécialiste stonien, feu
Dominique Lamblin — à qui ce livre est dédié —
revient ici en quelque sorte sur les lieux du crime et
rouvre le dossier avec son “Satisfucktion, Une Leçon
De Morale”. Pas d’affolement hein, les Stonards,
Salaun s’y prend subtilement, point d’anathèmes
dans ses lignes, aucune leçon de morale, zéro
sulfateuse. Mais le truc fatal, c’est qu’il n’en a même
pas besoin, le récit honnête et juste de la vie et de
l’immense carrière de ces mythes du genre suffit
à éclairer les innombrables casseroles — Macron
démission, oups, ça nous a échappé, sorry — de
l’ancien groupe préféré du journal. Car la batterie
est vaste et bien moins reluisante que les habits
de lumière qu’affectionne tant Mick Jagger. Alors,
oui, les temps ont changé, les mœurs aussi, et une
grosse partie de ce que nous trouvons choquant
aujourd’hui — mineures et drogues en gros —
non seulement ne l’était pas à l’époque mais devait
presque obligatoirement figurer sur chaque panoplie
de la réussite masculine — les filles — et des stars
branchées — les drogues. Mais les glauqueries de Very Good Bowie Trip
Brian Jones avec les femmes ou Bill Wyman avec Michka Assayas
ses pathétiques comptes de groupies passées dans GM Editions
son lit — 278 jusqu’en 1965 — et son mariage avec “Autant dire les choses franchement : David Bowie 
une fille bien trop jeune nous dit tout de même m’a longtemps laissé sceptique. Je trouvais que
quelque chose sur eux de pas très joli joli. Tout son approche de la musique était calculée et
comme, dans un autre registre, l’éviction à leurs même de nature publicitaire.” Imaginez-vous
débuts de Ian Stewart pour “délit de sale gueule, un seul instant un article sur un livre commençant
constitue la compromission originelle sur le chemin ainsi ? C’est pourtant l’incipit du dernier livre de
de la gloire” et en dit long sur ceux qui acceptèrent Michka Assayas, sur le mercenaire méprisé, David
cette bassesse. La trouille, les mondanités et les Bowie. Dès lors, la messe est entendue, ce “Very
pleurnicheries de Jagger au tribunal détonnent Good Bowie Trip” ne s’adresse sûrement pas aux
aussi dans le tableau public soigneusement léché bons vieux gros fans de Bowie, mais pourquoi pas.
du mauvais garçon qui effraie les parents. Et aucune Le pourquoi, nous dit-il plus loin, c’est que France
explication, foireuse, forcément foireuse, ne peut Inter, sa radio, lui a demandé une série d’émissions
excuser des bras tendus et des photos en uniforme sur Bowie, un mec qu’il n’aimait alors donc pas
nazi ni, dans une moindre mesure, le sexisme crasse du tout, mais qu’il l’a réécouté et là, pif paf pouf,
qui était aussi leur marque de fabrique. Pour autant, Changes, Changes, Changes, cinquante ans après
ce n’est pas un portrait à charge mais tout simplement la bataille, révélation, épiphanie, toussa, et voilà, ça dommage, il ne nous explique justement ce qui
un récit plus conscient, bien plus juste et bien plus y est, maintenant il le comprend, l’aime et l’admire. a fait basculer son opinion, ce qui dans l’œuvre
drôle de ce gros gros morceau de notre histoire, et le Ok. Soit. Est-ce suffisant pour écrire une biographie l’a enfin fait passer du mépris à l’admiration et
ton délicieusement sarcastique de Salaun et son sens d’un des plus grands génies du rock dont l’immense comment, quel titre, quel texte, quelle vidéo, quel
de la formule rendent cette leçon de morale aussi carrière s’est étendue sur plus de cinquante ans, avec concert a ouvert les yeux et surtout les oreilles de
rafraîchissante que réjouissante. N’oublions surtout comme seule bibliographie quatre livres possibles ? ce fin amateur de musique jusque-là étonnamment
pas ici Lulu La Nantaise qui réussit des dessins à la Pour autant, Assayas est un bon journaliste et ses réticent à l’œuvre géniale de l’immense musicien.
fois vintage et complètement contemporains dont émissions retranscrites donc ici forment évidemment Reste une bonne biographie, bien ficelée, et une play-
les couleurs vives et la malice joyeuse illustrent un très honnête récit assez complet et bien écrit de la list évidemment étincelante, excellente introduction
parfaitement le fond et la forme de ce joli livre. vie de Bowie, mais sans que jamais, et c’est vraiment pour les absolute beginners en Bowiemania. o

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Absolutely live par Matthieu Vatin

Ces types sont des héros


Théo Lawrence Mais aussi de mise en scène. Son du public demeure constamment très démonstrative sur scène, poses
13 avril, Boule Noire (Paris) show, visuel mais sans écran, tient sollicitée. Le répertoire conserve des de gladiateurs et décor escaladé.
Trois soirs d’affilée, l’ancienne autant du stand-up rêveur que de titres anciens mais émeut surtout Les saillies baraquées se succèdent
goguette affiche complet et prend la messe rock. Certes, son seul par les plus récents, “Black Tears” (“Last Living Dinosaur”, “Into
des allures de honky tonk à répertoire suffirait à captiver mais le (vibrant hommage à Jeff Beck qui The Night”, “Die Baby Die”),
l’occasion du lancement de Californien a toujours aimé jalonner en avait joué le solo), “Longing” attisant les crowdsurfers, avant une
l’imposante tournée européenne ses set-lists de chansons des autres. (très sensuel), “Diamonds” (philos- cosmique “Purple Sage” en rappel.
de l’anachronique crooner franco- Ce soir-là, “Me And The Boys” des ophique), “Who’ll Take Care Jonathan Witt
canadien. Son remarquable nouvel facétieux NRBQ, “Watcha Gonna Of Me” (à vous briser le cœur)...
album “Chérie”, enregistré au fin Do About It” des Small Faces ou Le show se clôt sur “Et Moi, Et Moi,
fond du Texas, est surtout l’occasion “God Gave Rock And Roll To You” Et Moi” de Jacques Dutronc. Roger Waters
de vérifier que son americana d’Argent sont servies chaudes parmi Jean-William Thoury 3 mai, Accor Arena (Paris)
relève plus de l’inspiration que de de solides nouveautés (la vénéneuse “This Is Not A Drill”, véritable
la triviale imitation. Les références “Baby Let’s Make It Real”) et show multimédia scénarisé par
nombreuses (“California Poppy” quelques imputrescibles comme Mars Red Sky Roger Waters, a été pensé pour
et son Nashville sound, la country “Dog Faced Boy” ou “Novocaine 28 avril, Maroquinerie (Paris) le format arena. Les musiciens
shuffle pour “The Universe Is For The Soul”. Deux heures et On se presse rue Boyer pour gravitent autour d’une scène
Winding Down”) sont maîtrisées autant de rappels plus tard, on déguster le stoner brutal des centrale prolongée de passerelles
et terminent par se fondre dans son quitte Pleyel cueilli par l’élégance Parisiens de Red Sun Atacama, qui permettent aux solistes de
interprétation d’une musique née triste de cet ado de soixante ans. puis se laisser emporter par le s’immerger dans le public. Les
bien avant lui. Les fidèles Possums Romain Burrel maelstrom stoogien tendance “Fun premières minutes, le dispositif
de Bordeaux, accompagnent House” des extraordinaires Ecstatic est un rien déroutant — on ne voit
toujours Théo avec brio, qui Vision — “TV Eye” sera même de face qu’une partie du groupe à
se révèle virtuose au banjo pour Ryan Adams reprise. Doug Sabolick, frontman la fois —, mais s’avère finalement
une version survitaminée de la 21 avril, Trianon (Paris) à la dégaine (et au timbre) proche hyper efficace. Les images et les
chanson titre du disque, avant de Après un démarrage laborieux, le de Lemmy, saute bien vite dans une slogans qui défilent sur les écrans
reprendre pieusement “Why I’m natif de Jacksonville délivre un set fosse remuante, parfois accompagné géants passent en revue les sujets
Walkin’ ” de Stonewall Jackson où fut démontrée toute l’étendue de d’un saxophoniste qui peut être qui mettent en colère le citoyen
et de terminer en triomphe avec sa palette tant à la guitare qu’au vu à la flûte traversière — qu’il Waters. Pour la bande-son, l’ex-
“The Worst In Me” en rappel. piano. Le décor soigné, qui rappelle emploie aussi comme archet sur bassiste d’un groupe célèbre puise
MAtthieu VAtin un salon bourgeois, assure une sa guitare — ou bien piétinant à 70 % dans le répertoire dudit
atmosphère intimiste à ce concert une pédale wah wah. Le contraste groupe, dont des versions épiques
solo. Chacun cherchera à reconnaître est parfait avec Mars Red Sky. Sous de “Money”, “Wish You Where
The Datsuns des influences : de Neil Young un halo de lumières orangées, le trio Here” ou “Us And Them”. Avant
19 avril, Maroquinerie (Paris) à Bob Dylan en passant par bordelais captive dès la planante de nous quitter, Waters se détend
Dès l’intro conquérante de “Gods tous les noms de l’americana. “Collector”. Son doom metal enfin pour un “The Bar” acoustique,
Are Bored”, Dolph, Phil, Christian Alors que le show prend un tour mélodieux, sublimé par la voix accompagné de quelques shots
et Ben Datsun se présentent habités mélancolique, l’émotion n’en angélique de Julien Pras, envoûte de mezcal. Fin de l’alerte.
d’une foi indéfectible pour le grand est que plus forte, appuyée par une foule transie (“Crazy Hearth”, Pierre Mikaïloff
retour du rock crétin. Le riff la qualité de l’acoustique. Un “Hollow King”), goûtant, en prime,
perçant de “Sittin’ Pretty” s’avère
toujours aussi redoutable, tandis
long voyage s’accomplit avec
des titres de toutes les époques,
la présence — en l’honneur d’un
EP collaboratif dont on célébrait Kings
que “Bite My Tongue”, extrait celle de Whiskeytown, de l’album la sortie — de la prêtresse Helen Of Convenience
du dernier album “Eye To Eye”, fondateur “Heartbreaker” ou Ferguson (Queen Of The Meadow) 7 mai, Epicerie Moderne (Feyzin)
squatte la boîte crânienne avec d’autres compositions plus récentes. pour “Maps Of Inferno”. Un soir orageux de printemps,
une efficacité décomplexée et ne Parmi les reprises, au moins six Jonathan Witt plus de vingt ans après ses débuts,
déparait pas au milieu des tubes des Doors furent interprétées. Kings Of Convenience conclut sa...
avérés du groupe (“Harmonic Si Ryan Adams ne se prend pas toute première (!) tournée française
Generator” et “MF From Hell”). pour Jim Morrison, il sait quelle Kadavar en banlieue lyonnaise. Comme
Incroyablement flamboyants et reconnaissance l’on doit aux 30 avril, Trabendo (Paris) à Nîmes une semaine plus tôt, le
fringants sur scène, les Kiwis intercesseurs. Cela participe Cette soirée haute en décibels duo soulève les passions avant
secouent une audience acquise aussi d’une forme de grandeur. s’élance avec le space rock même de jouer la moindre note.
qui guettait leur retour depuis trop Charles Ficat mélodieux des Finlandais de Avec leurs guitares aux cordes
longtemps. A défaut d’avoir percé, Polymoon, menés par un claviériste en nylon, un piano jouet et la
les faux frères ont admirablement chanteur blond polaire qui ose la mélancolie joyeuse portée en
persévéré dans leur hard rock Imelda May veste à franges argentée. Elle se bandoulière, les deux compères
préhistorique, tout en y injectant 22 avril, Cigale (Paris) poursuit avec les impressionnants aux noms toujours imprononçables
une certaine dose de raffinement. Seul, l’Américain Cobi assure une Graveyard, véritable machine revisitent les classiques (“Cayman
Ces types sont des héros. première partie peu encombrante de guerre dopée par la voix Islands”, plus belle chanson triste
MAtthieu Vatin dont on retient “Just My Luck”. éraillée de Joakim Nilsson : la du monde) de leurs quatre albums
Tandis que sont projetées des ravageuse “Please Don’t” ou le indispensables, et une poignée
images évocatrices, en voix off, superbe mid-tempo “Slow Motion de titres plus obscurs, comme
Eels Imelda May lit un de ses poèmes Countdown” portent la foule non la superbe “Parr-A-Pluie”, en
21 avril, Salle Pleyel (Paris) puis, sertie de noir, des cheveux aux loin de l’extase. Kadavar clôt la français touchant dans le texte.
Quatre ans qu’on n’avait pas vu Eels hauts talons, entre en scène et séduit marche. Surprise : non seulement Alors que le grand échalas Erlend
Photo Marion Ruszniewski

sur scène. Pour l’occasion, Mark d’emblée une Cigale où se serrent la formation teutonne est renforcée invite les moins timides à danser sur
O Everett a multiplié les efforts. des supporters locaux ainsi que par un guitariste rythmique, mais scène, Eirik joue en guise de point
Vestimentaires d’abord : barbe des Irlandais et des Scandinaves elle se présente métamorphosée final les accords de “Singing Softly
longue (trois centimètres de plus qui ont tenu à faire le déplacement. physiquement (Tiger a le crâne To Me”, un titre qui résume toute la
et il peut monter un cover band de Chant magnifique, changements de rasé, Lupus s’est coupé les cheveux splendeur des ébats de cette nuit-là.
ZZ Top), tuxedo rose et pieds nus. présentations, trois duos, l’attention et la barbe...) et se fait désormais Christophe BAsterra

096 R&F juin 2023


Arctic Monkeys
9 mai, Accor Arena (Paris)
Deux Arena farcis, 31 000 billets écoulés
en quelques jours malgré un récent disque
cinématographique, “The Car”, qui ne semble
guère se prêter à la scène : le groupe de Sheffield
continue de voler de sommet en sommet et
déchaîne toujours autant les passions, bien
entretenues par l’excentricité cryptique d’Alex
Turner. Ray-Ban Aviator fumées et foulard sur
chemise blanche, le charismatique leader, jamais
dans la facilité, entame le concert par “Sculptures
Of Anything Goes”, impressionnant de maestria.
Les confiseries adolescentes “Brianstorm” et
“The View From The Afternoon” sont évidemment
accueillies avec joie, mais c’est lorsque les danses
lascives du chanteur reprennent sur “Why’d You
Only Call Me When You’re High?” que l’hystérie
culmine dans la fosse. Les Monkeys se retrouvent à
la tête d’une œuvre passionnante et conséquente avec
leurs sept albums, et peuvent tranquillement dérouler
une set-list de rêve achevée par le messianique
“R U Mine?” et un Turner qui semble
s’affirmer toujours plus en guide spirituel.
MAtthieu VAtin

Alex Turner, Arctic Monkeys


Album du mois et plus : Robbi Curtice, Siouxsie, Stuart Moxham, Wilko Johnson,
“Nothing To Write Home About” (Freaksville). Colin Newman, Barry Adamson, Don
C’est son premier LP, cinquante-cinq ans après Letts, Jimmy Pursey, Jerry Dammers,
ses débuts en 1968 avec un single sans suite. Adam Ant, Viv Albertine, Caroline Coon,
Devenu enseignant, comme tant d’autres petits sans oublier John Lydon, le Cohn-Bendit
maîtres que la musique n’a pas fait vivre à la de King’s Road, des labels qui changent
hauteur de leur contribution, ces Vic Godard tout (Stiff et son producteur maison, Nick
(postier), Martin Newell (jardinier) ou Stuart Lowe, Rough Trade, Two Tone…), les
Moxham (chauffeur de militaires), il doit sa acteurs qui s’expriment permettent de
résurrection à Benjamin Esdraffo, qui avait mieux comprendre des événements qu’on
exhumé une de ses chansons en 2000, alors a parfois traversés sans réaliser ce qui
qu’il composait avec Mehdi Zannad la BO se passait. Richard Strange, des Doctors
de “La France”, de Serge Bozon, ce ciné-mod Of Madness, devant les Pistols qui
qui entretient la flamme. C’est avec Esdraffo venaient de faire leur première partie
qu’il a écrit ces sept titres, car il s’agit de à Middlesbrough, en mai 1976,
nouveautés, qu’il incarne avec une voix d’une pressentant qu’ils vont le démonétiser :
fraîcheur merveilleuse. “Pick Up The Phone” “Je suis trop vieux de deux ans”.
est une chanson absolue, on peut l’écouter
deux cents fois d’affilée sans avoir envie Le punk fêtera bientôt son cinquantenaire.
d’arrêter. Bravo à eux ainsi qu’à Benjamin Son positionnement marketing doit beaucoup
Schoos, de Freaksville, pour ce travail d’utilité à Malcolm McLaren, teddy boy arrivé à
publique. A quoi ça sert un label ? A sortir Paris en 1974 avec les New York Dolls, à
des beaux disques comme ça, sans réfléchir, sa rencontre avec Marc Zermati et Yves
juste parce qu’ils doivent exister. Au moment Adrien (son “Je Chante Le Rock Electrique”
où un sénateur, dans un rapport verbeux paraît dans Rock&Folk fin 1972), qui rêvent
en forme de catalogue d’idées reçues, alors d’une musique qui n’existe pas encore.
entend faire la part belle aux Tartuffe Les images de Sham 69 ou d’Eddie And
de la musique, imposer le peu de revenus The Hot Rods sur scène sont toujours aussi
que génère le streaming pour le répartir fortes, quelle fougue. On aimerait qu’il y
entre quelques initiés, des initiatives ait à nouveau une musique intense comme
comme celle-ci donnent la foi. ça qui fasse peur, et en même temps on sait
qu’il y a de fortes chances pour que celle-ci
“Il y a trop de mélodies dans cette chanson” : nous consterne, comme le rap bas du cul
un programmateur. Les audiences de actuellement. Pour qu’elle soit intéressante,
sa station sont en baisse mais ça n’ébranle il faudra qu’elle naisse de l’admiration,
ni ses certitudes ni son arrogance. Il va juste ce qui était le cas du punk, mine de rien,
mettre un peu plus de golds, ce qui va accélérer chacun repartant de ce qui l’avait marqué,
la chute : ce sont les radios qui sortent des rock garage, glam, Stooges ou, pour les
sentiers battus en proposant nouveautés Damned, Screaming Lord Sutch. Et je ne
et découvertes qui s’en sortent, d’ailleurs parle pas de l’adjectif, utilisé au sujet des
si tout le monde faisait comme lui depuis pires arnaques (financiers “punk”, actrices
soixante-cinq ans, aucun des classiques qu’il millionnaires qui font la gueule, etc.), ni du
diffuse n’en serait un, puisqu’il bastonnerait keupon, version française 80 à grosses tatanes.
encore Doris Day, Gloria Lasso et Mick
Micheyl (très bonnes chanteuses ceci dit). Conflans-Sainte-Honorine, théâtre Simone
Signoret. Salle comble, public familial,
Appel de Jérôme Laperrousaz, Patrick Vian, la France dans ses profondeurs. Sur scène,
fondateur de Red Noise et pionnier de la Marc Lavoine. Il n’a pas l’attirail du rocker
musique synthétique, est mort. “Patrick (actuellement, c’est plutôt le look de l’ours
était un ami avec un humour sec comme Paddington), c’est le plus jeune des derniers
je l’aime. Il avait le côté ingénieur-explorateur représentants d’une chanson populaire et
allumé de son père Boris Vian ; je me souviens d’un répertoire qu’on peut chanter sans
du jour où il avait reçu son synthétiseur Auto-Tune, celui de Bernard Lavilliers,
Moog 2C, il était devenu dingue, le savant Véronique Sanson, Eddy Mitchell, cette
fou avait trouvé son jouet. Patrick, avec son variété de grand chemin qui est notre
Moog chéri, a fait la musique d’une séquence country music. Groupe impeccable qui
de mon film Hu-Man avec Terence Stamp pourrait donner des leçons à bien des
et Jeanne Moreau en 1975. Ensuite, j’ai produit combos intégristes, public fervent, timbre
son album “Bruits Et Temps Analogues” en imparable. Je l’ai vu prendre le micro dans
1976, enregistré au studio IP, distribué par des états compliqués, sa voix ne varie jamais
Egg Records/ Barclay (Fabrice Cuitad et d’un comma de la mélodie. La set-list est
Jean Fernandez), sur lequel nous avions un dictionnaire de tubes, car il en a sorti
invité Mino Cinelu, Georges Granier, un paquet depuis près de quarante ans.
Bernard Lavialle, et Jannick Top Lavoine, c’est le gars qui appelle tous les
qui était passé. L’aventure avec lui techniciens par leur prénom, parce qu’il
a été créative et joyeuse. Il est parti en a trop vu pour ne pas savoir que la roue
le 24 février 2023, il avait 80 ans”. tourne (quand ça marchait moins, il a écumé
toutes les salles moyennes de France façon
“Punk Britannia” (YouTube) : ce film “Tandem”, avec son complice Alain Lanty
documentaire en trois épisodes de 2012 au piano). En studio je n’ai jamais été aussi
est monumental. De l’Angleterre de Dickens épuisé par l’énergie d’un artiste, hormis avec
(Kilburn & The High Roads, le premier Daniel Darc (qu’il cite sur scène). “Comment
groupe de Ian Dury) à la désindustrialisation ça va, Marc ? En un mot, bien ; en deux
thatcherienne (“Ghost Town”, des Specials) mots, pas bien.” Actuellement il ne va pas
en passant par les mornes années Callaghan très bien et ça lui va très bien, créativement
(on oublie souvent que le No Future s’est tout du moins, car il écrit une chanson par
épanoui sous des gouvernements travaillistes), jour. De retour dans la nuit, à un rond-point
le contexte politique et social est parfaitement vers Gennevilliers, une baraque à frites au
Photo Bruno Berbessou

décrit, sans aucun des clichés et raccourcis milieu des barres d’immeubles. On dirait
habituels (j’ai vécu à Londres en 1978, et le celle de Peter Falk dans “Les Ailes Du Désir”.
punk était déjà une attraction touristique). Penser à ce film de Wim Wenders, ainsi
Les extraits musicaux sont d’une grande qu’à “Radio On”, de Chris Petit, et la vie
justesse. Dave Robinson, Daniel Miller, devient merveilleuse. “Compañero…” o

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