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ACTUALITÉ

Les ravages de la
pornographie
ENTRETIEN
Nikita Krivochéine :
du goulag à la liberté
Juillet-Août 2021 – n°338
8 € / ISSN 1146-4461.

Enquête • Éclairage • Rencontres

LES TRADIS
DOSSI E R SPÉC IAL 22 PA G E S
UNE FEMME ENTIÈREMENT DÉVOUÉE AUX ENFANTS

Disponible en DVD et VOD


sur laboutiquesaje.fr et le昀lmchretien.fr

AUCUNE CAUSE N’EST JAMAIS DÉSESPÉRÉE

Disponible en DVD et VOD


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SOMMAIRE N°338 Juillet-Août 2021
« Il y a des demeures nombreuses dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2)

4 Courrier
4 En bref

ÉDITORIAL
5 Les raisons de l’abstention, par Christophe Geffroy

ACTUALITÉ
6 Les ravages de la pornographie, par Henri de Baudoüin
7 Comment protéger nos enfants ?, entretien avec Tanguy Lafforgue
9 Bioéthique : rendez-vous manqué, par Élisabeth Geffroy
10 L’islam et le modèle occidental, entretien avec Raymond Ibrahim
LA NEF 13 États-Unis : débat autour de la Communion, par Solène Tadié
1 allée des Poiriers
14 Proche-Orient : où en est-on ?, par Annie Laurent
F-78810 Feucherolles
Site : https://lanef.net/
Tél. : 01 30 54 40 14 ENTRETIEN
lanef@lanef.net 16 Du goulag à la liberté, entretien avec Nikita Krivochéine
RÉDACTION
Directeur :
Christophe Geffroy DOSSIER Spécial les « tradis »
christophe.geffroy@lanef.net 18 Les « tradis » : d’où viennent-ils ?, par Christophe Geffroy
Chroniqueurs :
Jacques de Guillebon, Contre Culture 22 Enquête : une minorité vivante et diverse, par Pierre Louis
Abbé Hervé Benoît, Spiritualité 25 « Servir au mieux l’œuvre de Dieu »,
Philippe Maxence, Littérature
François Maximin, Cinéma entretien avec Mgr Éric de Moulins-Beaufort
Hervé Pennven, Musique
Constance de Vergennes, Sortir
26 Éviter des « réserves d’Indiens », entretien avec le chanoine Louis Valadier
Marine Tertrais, Rencontre 27 « Un rôle réformateur à jouer », entretien avec l’abbé Benoît Paul-Joseph
Rédaction :
Matthieu Baumier, Jean Bernard, Yves Chiron,
28 La question « tradi » dans l’Église, par Christophe Geffroy
abbé Christian Gouyaud, Annie Laurent, 32 Une difficile réconciliation, par l’abbé Gérald de Servigny
abbé Laurent Spriet, Michel Toda
Administration & Mise en page : 34 Versailles, laboratoire unique, par Michel Lefèvre
Brigitte Geffroy 35 Une meilleure transmission de la foi, par Hubert de Saizieu
La Nef, éditée par AMDG, sarl au capital de 15 244,90 €. Siège
social : 1 allée des Poiriers, F-78810 Feucherolles. Principal 36 Vous avez dit « tradismatique » ?, par Marine Tertrais
actionnaire : Christophe Geffroy. Directeur de la publication et
gérant : Christophe Geffroy. RCS Versailles B 379 469 927. Siret
37 Coup de projecteur sur l’étranger, par Jean Bernard
379 469 927 00055. APE 5814Z. ISSN 1146-4461. Dépôt légal à 38 « Un des pôles de l’Église », entretien avec Guillaume Cuchet
parution. Commission paritaire : 0624 D 85017.
© 2021 « LA NEF ».
Tous droits de reproduction réservés.
VIE CHRÉTIENNE
Imprimé par IME Estimprim, 6 ZI de la Craye,
25110 Autechaux. Tél. : 03 39 40 04 53. 40 La souffrance du chrétien (3/4), par le Père Robert Augé, osb
Origine du papier : Belgique. Papier certifié PEFC 100 %.
Les noms, prénoms et adresses de nos abonnés sont communiqués à nos
41 Question de foi « Notre » République, par l’abbé Hervé Benoît
services internes et aux organismes liés contractuellement avec « La Nef »,
sauf opposition motivée. Dans ce cas, la communication sera limitée au
service de l’abonnement. Les informations pourront faire l’objet d’un droit
d’accès ou de rectification dans le cadre légal. CULTURE
Crédit photos. – Couverture et p. 29 : Notre-Dame de Chrétienté.
P. 4 : Mharris-Wikimedia. P. 19 : Shalone-Cason-Unsplash. P. 25 : Michel Jolyot.
42 Savonarole ou le cri de la sainte fureur, par Michel Toda
P. 51 : Melchior Magazin-Pierre Boutinard Rouelle. Autres photos :
Commons-wikimedia.org, Pixabay, Unsplash, DR et collection du journal. 44 Notes de lecture, par Rémi Carlu, Christophe Geffroy,
Ce numéro contient un pli jeté de la Fondation Jérôme Lejeune. Patrick Kervinec, Annie Laurent, Pierre Mayrant, Robin Nitot,
Ce numéro a été bouclé le jeudi 24 juin 2021
Anne-Françoise Thès et Michel Toda
45 Au fil des livres J. Julliard et ses Carnets inédits, par Philippe Maxence
ABONNEMENTS 46 Musique Un joyau français, par Hervé Pennven
Papier/Numérique/Intégral
q France, prélèvement 49 Cinéma Le discours et Les 2 Alfred, par François Maximin
automatique mensuel : 6,70 € 5 € 7,70 € 51 Un livre, un auteur, entretien avec Fabrice Hadjadj
q France, 1 an (11 n°) : 77 € 58 € 89 €
q France, 1 an étudiants,
ecclésiastiques (11n°) : 55 € 41 € 64 €
q France, 2 ans (22 n°) : 145 € 109 € 168 € 50 Brèves
q Étranger, 1 an (11 n°) : 99 € 58 € 114 € 52 Débats Du cynisme au monarchisme, par Patrice Guillamaud
q Étranger, 1 an
ecclésiastiques (11 n°) : 71 € 41 € 82 € 53 Débats Avortement : un conflit mondial, par Grégor Puppinck
q Prix du numéro : 8 €
54 Contre-Culture Un régime en fin de vie, par Jacques de Guillebon

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 3


COURRIER
À nos lecteurs
+ Ce numéro d’été a un format exceptionnel : nous
À propos de l’interview de Paul Sugy sommes heureux de vous offrir 8 pages supplémentaires
sur l’antispécisme en raison de la taille de notre dossier spécial de ce mois.
Spécisme : l'espèce humaine, reine de la créa- + Nous vous rappelons que La Nef ne paraît pas au mois
tion, est en surplomb des espèces animales qui d’août. Vous recevrez donc votre prochain numéro début
sont res nullius, chose nulle, ainsi que l'a long- septembre.
temps enseigné la théologie chrétienne. Avec
+ Notre secrétariat sera fermé quelques jours en juillet
tous les débordements et souffrances qui en dé-
puis du 21 août au 5 septembre. Bon été à tous, profitez
coulent. L'antispécisme, à l'inverse, met sur le
de ces moments de détente pour faire connaître La Nef
même plan animal et homme et risque de
autour de vous (voir nos appels en 3ème de couverture de
participer à la déconstruction de l'humain.
Alors, spécisme ? Antispécisme ? Mais la ques- ce numéro). Merci d’avance ! – C.G.
tion est-elle bien posée ? Laudato si : « chaque
être, homme ou animal, a une valeur propre, in-
trinsèque. » Ce qui ne signifie pas égale. Dieu l'animal. Sinon tous, beaucoup de problèmes
est amour et aime en plénitude chacune de ses seraient résolus. Plus de conflictualié homme-
créatures, du ver de terre à tel homme génial animal mais une alliance nouvelle. Certains
et Il veut que ses créatures, chacune à sa me- membres de l'Église, encore trop minoritaires,
sure, partagent Sa vie. En prendre conscience, sont sur ce chemin. Soutenons-les.
c'est changer de regard sur notre rapport à Pol Vassal (Perpignan)

EN BREF
z RESTRICTIONS AU MOTU PROPRIO cèse, qui bénéficiaient, depuis 1998, des
SUMMORUM PONTIFICUM ? services de deux prêtres de la Fraternité
Des informations concordantes font état Saint-Pierre (FSSP) à qui Mgr Minnerath,
d’une prochaine réforme du motu proprio archevêque de Dijon, a demandé de quit-
Summorum Pontificum (2007) de Benoît ter ce ministère à la rentrée prochaine,
XVI. Le texte, qui pourrait être publié en souhaitant les remplacer par des prêtres
juillet 2021, aurait connu plusieurs rédac- diocésains. Un de nos journalistes a es-
tions et consisterait surtout à redonner la sayé de joindre l’archevêché qui n’a pas
main aux évêques pour la célébration de souhaité répondre. Ne fournissant aucune
la forme extraordinaire du rite romain ; il justification à sa décision, l’archevêché a
obligerait les prêtres diocésains souhai- finalement publié un communiqué, le 17
tant la célébrer à obtenir préalablement juin, expliquant le départ de la FSSP par le Mgr Arthur Roche.
l’autorisation de l’Ordinaire. Nous revien- refus de ses prêtres de concélébrer, alors
drons sur cette réforme quand elle sera que jusqu’en 2016, le prêtre installé à Di- annoncée du motu proprio Summorum
promulguée. On peine à comprendre sa jon acceptait cette pratique. Ne pouvant Pontificum.
nécessité, alors que parmi les quelque être reçu par l’archevêque, la FSSP a ré-
30 % d’évêques du monde qui ont ré- pondu le lendemain à ce communiqué z ROBERT SCHUMAN « VÉNÉRABLE »
pondu au questionnaire de la Congréga- par un autre communiqué reprenant Le pape François a reconnu le 19 juin les
tion pour la Doctrine de la foi sur la situa- point par point celui du diocèse de Dijon, vertus héroïques de Robert Schuman
tion du motu proprio dans leur diocèse, notamment sur le fait que Mgr Minnerath (1886-1963), faisant de lui un « véné-
une majorité d’entre eux auraient émis avait accepté en 2016 puis 2017 un prêtre rable » et ouvrant la voie à son éventuelle
des avis positifs ; mais surtout, alors que puis deux en sachant qu’ils ne concélébre- béatification si un miracle est authentifié.
l’Église d’Allemagne provoque Rome avec raient pas et n’avait depuis formulé au- Les béatifications de responsables poli-
son « chemin synodal », quelle urgence y cune remarque. Souhaitons qu’un dia- tiques sont assez rares et Rome précise
a-t-il à restreindre l’usage de la forme ex- logue puisse se renouer… bien que celle-ci ne canonise pas une po-
traordinaire et de risquer de nouveaux litique mais un homme
conflits alors que la situation, même im- z UN NOUVEAU PRÉFET POUR LA
parfaite, a été apaisée grâce à ce motu CONGRÉGATION POUR LE CULTE DIVIN z LE PAPE REFUSE LA DÉMISSION DU
proprio de Benoît XVI ? Deux poids, deux Le pape François a nommé le 27 mai Mgr CARDINAL MARX
mesures ?… Arthur Roche, 71 ans, préfet de la Congré- Le cardinal Reinhard Marx, archevêque de
gation pour le Culte divin et la Discipline Munich, avait envoyé au pape sa lettre de
z LA FRATERNITÉ SAINT-PIERRE des Sacrements pour succéder au cardinal démission pour marquer sa solidarité avec
ÉCARTÉE DU DIOCÈSE DE DIJON Robert Sarah. L’archevêque anglais était les victimes d’abus sexuels dans l’Église,
Sans lien apparent avec ce projet de ré- depuis 2012 le secrétaire de cette Congré- mais François l’a refusée, en arguant que
forme de Summorum Pontificum, un bras gation, il fut auparavant évêque de Leeds la crise des abus est générale et qu’elle ne
de fer s’est instauré entre l’archevêché de de 2004 à 2012. C’est vraisemblablement peut se résoudre seule, « mais en commu-
Dijon et les fidèles traditionalistes du dio- lui qui aura la charge de publier la réforme nauté ». z

4 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


ÉDITORIAL

Les raisons de l’abstention


L
e principal événement du premier l’Union européenne (référendum de 2005), leur déci-
tour des élections cantonales et ré- sion n’est pas prise en compte et la « construction » de
gionales est l’ampleur de l’absten- l’Europe continue imperturbablement dans le même
tion (66,7 %) qui confirme la crise pro- sens comme si de rien n’était !
fonde de notre démocratie, sujet maintes
fois abordé ici. Cette abstention n’est pas Aucune prise sur l’avenir
un accident, puisqu’elle ne cesse d’aug- Autre raison de penser que le vote ne sert à rien,
menter, élection après élection, en propor- nombre de changements substantiels s’opèrent en de-
par tion du type de scrutin envisagé. hors du cadre national et institutionnel de la démo-
Christophe Il est vrai que l’« offre politique » n’est cratie parlementaire. Chacun sait qu’une partie crois-
Geffroy guère attrayante et ne se renouvelle pas sante du pouvoir est désormais à Bruxelles, entité bu-
beaucoup. À écouter ou lire la plupart des reaucratique, anonyme et lointaine ! Ce transfert de
candidats, le propos est assez lisse ou, souveraineté est symbolisé par la suprématie du droit
lorsqu’il ne l’est pas, il relève de la rodomontade élec- européen sur le droit national.
torale dont les électeurs ne sont pas dupes. Un exem- Mais ce n’est pas tout. Certains grands bouleverse-
ple ? Avant le vote, le discours aborde facilement le ments sociétaux ou des mesures affectant notre vie
problème de l’immigration avec grande fermeté, mais quotidienne se sont opérés en dehors de toute consul-
les Français savent qu’il n’est jamais suivi d’effets. tation démocratique, ils sont l’œuvre de l’activisme de
Même le RN de Marine Le Pen, à force de rechercher groupes minoritaires à l’influence inversement pro-
la respectabilité, en arrive à des positions très consen- portionnelle à leur nombre, qui parviennent à imposer
suelles. Le seul à émerger par ses provocations est leurs vues par l’intimidation, le politiquement correct,
Jean-Luc Mélenchon, mais celles-ci sont tellement la complicité bienveillante des médias et de l’esta-
énormes et choquantes qu’il s’est définitivement dé- blishment, par la pression des réseaux sociaux, voire
crédibilisé. La déculottée du parti du Président est en par une certaine violence. C’est particulièrement le
phase avec la politique inexistante du personnage. cas pour tout ce qui touche aux « transgressions an-
Quant au « succès » de LR au premier tour, il l’est par thropologiques », avec la théorie du genre, la tyrannie
défaut et ne masque pas les divergences inconciliables des lobbies gays (s’inspirant des lobbies antiracistes)
qui cohabitent au sein de ce parti, entre son aile et maintenant aussi avec le wokisme, l’indigénisme,
gauche, « européiste » et libérale proche de Macron, le décolonialisme, l’antispécisme, le veganisme, etc.
et son aile droite, « souverainiste » et sociale proche C’est encore le cas avec une certaine idéologie éco-
du RN. logiste devant laquelle les autorités cèdent trop faci-
lement (éviction des véhicules diesel des centres-
Voter ne change rien ! villes, vignette carbone, multiplication des horribles
Mais tout cela relève quelque peu de la « cuisine éoliennes au bilan énergétique très discutable…),
électorale » et là ne me semble pas être la cause prin- alors que ces décisions contraignantes ont un bénéfice
cipale de l’abstention, même si cela a forcément joué environnemental dérisoire et que notre pays est déjà
aussi. En fait, une large majorité de nos concitoyens l’un des plus performants en termes d’émissions de
estime que voter ne sert à rien, puisque les choses ne gaz à effet de serre, grâce à l’adoption de l’énergie nu-
changent guère quel que soit le candidat élu ; ou cléaire.
lorsqu’ils votent « mal », on n’hésite pas à ignorer le Tout cela a un impact réel sur la vie quotidienne des
résultat. Et peut-être baissent-ils aussi les bras tant Français mais échappe complètement au choix démo-
les problèmes à résoudre leur semblent hors de portée cratique. De plus, l’institution d’une rigoureuse police
des recettes habituelles de nos politiques. de la pensée conduit à une limitation drastique de la
Des exemples ? Les Français sont très majoritaire- liberté d’expression et au verrouillage du débat pu-
ment favorables depuis longtemps à un contrôle strict blic : aucun point de vue opposé à la « culture de
de l’immigration, à une plus grande fermeté à l’égard mort » n’a droit de cité dans les grands médias, sinon
de l’extension de l’islam et de ses revendications pour y être ridiculisé, vilipendé. Un des très rares
contraires à nos mœurs, à plus de sévérité contre la journalistes à contre-courant comme Éric Zemmour
délinquance : or, quel que soit le gouvernement, de bat des records d’audience sur CNews : réaction symp-
droite comme de gauche, le même laxisme, le même tomatique de la gauche ? L’interdire d’antenne ! Telle
aveuglement se perpétuent, rien d’essentiel n’a été est sa façon d’envisager la démocratie. Et l’on s’étonne
fait sur ces sujets depuis cinquante ans. Et quand les que les Français boudent les urnes !…
Français rejettent l’orientation supranationale de z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 5


ACTUALITÉ Société

Les ravages de la pornographie


Avec internet, la pornographie est devenue un fléau majeur de notre temps qui touche tout
particulièrement les jeunes. Petit état des lieux.

par HENRI DE BAUDOÜIN

L
e 4 décembre 2020, le New York Times pu- Parallèlement, on aperçoit le développement
bliait une enquête inquiétante sur les dé- du « new-porn » (2) : c’est-à-dire un porno
rives d’une plateforme de streaming por- « consentant » et « éthique ». Par exemple l’appli-
nographique, Pornhub, qui hébergerait des vi- cation OnlyFans propose de s’abonner à des
déos de viols et de pédopornographie. Plusieurs créations de contenus pour adultes, où les ac-
millions (!) de vidéos auraient été retirées de teurs délivrent des contenus consentis et de
cette plateforme selon le quotidien Le Monde. « qualité ». Cependant les contenus sont payants,
Une enquête criminelle est en cours contre la so- et ce business est très lucratif (3). Il s’agit là
ciété canadienne Mindgeek, hébergeur de la pla- d’une véritable exploitation marchande de pul-
teforme. Triste réalité. sions sexuelles.
Après le porno éthique, place au porno éduca-
Un nouveau mode de consommation tif. La plateforme Lumni.fr (plateforme gouver-
La pornographie ne date pas d’hier, mais avec nementale à destination des élèves pour « ap-
internet, elle a pris un autre tournant. Autrefois, prendre, réviser et comprendre le monde ») pro-
il fallait, pour y avoir accès, mettre en place de pose des vidéos dans sa rubrique sexotuto. Le
redoutables stratagèmes (emprunter la K7 d’un tuto « les pratiques sexuelles sans pénétration »,
ami, ou subtiliser la revue érotique du grand disponible dès la 4ème, est édifiant de terminolo-
frère). Aujourd’hui, cette époque est révolue. Le gies identiques à celles du porno. On voudrait in-
X se consomme bien plus facilement. Le terme culquer aux jeunes les codes du porno, on ne s’y
consommation est employé à dessein, car il est prendrait pas mieux. Quel beau programme !
bien question de consommation de masse. Les
chiffres, vertigineux, parlent d’eux-mêmes. On Que dit l’Église sur la pornographie ?
estime que la pornographie représente actuelle- « Experte en humanité » (formule de Paul VI),
ment 30 % du trafic internet mondial. Pornhub l’Église a rapidement compris les dangers que
est, selon les estimations, l’un des dix sites les représentent la pornographie couplée à la mas-
plus fréquentés au monde. turbation. Un tel diptyque révèle une sexualité
Internet et les smartphones ont indéniable- pulsionnelle et non relationnelle, contraire au
ment massifié et anonymisé le rapport des indi- dessein créateur, souligne-t-elle.
vidus à la pornographie. Ce phénomène touche Le Catéchisme de l’Église catholique (CEC)
les jeunes de plus en plus tôt, puisque chez les condamne ceux qui se livrent à la pornographie,
15-17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles ont pointant là une offense faite à la chasteté qui dé-
déjà surfé sur un site pornographique. Un cin- nature le projet de Dieu sur la sexualité, où le
quième des 14-24 ans affirme en consulter au corps est fait pour le don et la relation. L’Église
moins une fois par semaine, et 9 % quotidienne- enseigne par ailleurs que la pornographie blesse
ment (1). Au-delà du porno stricto sensu, l’hyper la dignité de l’homme, en ce que « chacun devient
sexualisation des clips formate les jeunes. Ce qui pour l’autre l’objet d’un plaisir rudimentaire et
était autrefois sous-entendu par un baiser volé d’un profit illicite » (CEC 2354). En dehors du
est aujourd’hui explicite : le clip et les paroles de CEC, les écrits pontificaux ont rappelé la posi-
la chanson WAP de Cardi B sont un exemple sai- tion de l’Église face à ce fléau (cf. Paul VI, Hu-
sissant. manae vitae, n. 22 et François, Laudato si’,
n. 155).
Et concernant les situations de dépendance, le
« Internet a indéniablement mas- CEC précise que les habitudes, les affections im-
modérées et les autres facteurs psychiques et so-
sifié et anonymisé le rapport des ciaux peuvent diminuer, voire supprimer la res-
ponsabilité (CEC 1735).
individus à la pornographie. » (Suite page 8)

6 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Comment protéger nos enfants ?
Amaury Guillem et Tanguy Lafforgue publient un excellent livre sur la pornographie (1), qui présente
de façon détaillée et très éclairante les conséquences néfastes de ce fléau. Chaque chapitre propose
aux parents les clefs pour installer un dialogue serein avec l’enfant. Ce livre les aidera à trouver les
mots face aux multiples difficultés qu’ils rencontreront avec leur enfant (addiction, estime de soi et
sexualité, respect de la dignité humaine). Bien souvent, les jeunes possèdent un train d’avance
technologique : une annexe présente les différentes solutions informatiques pour installer un
contrôle des contenus des écrans des enfants. – H.B.

L a Nef – Pourquoi avoir écrit ce livre ? Avez-


vous ressenti un manque de sensibilisation
des éducateurs sur ce sujet ?
Il est très difficile de réguler internet car c’est le
royaume de la liberté et de l’argent. Les bonnes in-
tentions peuvent vite se briser sur le mur des difficul-
Tanguy Lafforgue – L’objectif est de susciter une tés techniques et des intérêts financiers… Les actes
prise de conscience chez tous les parents et éduca- ne sont pas toujours à la hauteur des promesses.
teurs. Certains croient que leur « petit chéri » n’est pas Nous voulions surtout dénoncer les ambivalences
concerné : pas attiré, pas menacé, etc. Or, le porno est et les maladresses. Prenons l’exemple de la plate-
Tanguy Laf-
omniprésent et hyper-accessible. C’est difficile de ne forme gouvernementale « Je protège mon enfant ».
forgue, an-
cien officier, pas en voir… même en étant motivé. Un jeune a de Elle donne la parole à des actrices expliquant avec
est psycho- fortes chances d’être exposé, volontairement ou acci- un sourire que le porno n’est pas la réalité… C’est
praticien et dentellement, notamment via les smartphones. Tous bien, mais le problème ne réside pas que là… Et
coach, inter-
les milieux sans exception sont concernés, quelles donner la parole à une actrice, n’est-ce pas faire « la
venant au
sein du cabi- que soient l’éducation, les valeurs, les écoles, etc. Il promo du porno », le légitimer ?
nat Cœur n’y a plus de « bulles » protectrices comme autrefois.
Hackeur. Il L’âge moyen de la première exposition ne cesse de Peut-on lutter contre la pornographie sans re-
nous parle du
diminuer, se rapprochant du primaire. mettre en cause « l’hyper sexualisme » de notre
livre qu’il
vient de pu- Il est donc indispensable de parler de sexualité à société ?
blier avec ses enfants afin que le porno ne soit pas leur pre- Oui, il semble difficile d’agir sans une remise en
Amaury Guil- mière expérience. Il faut le faire tôt, avec des mots question plus globale. Notre société est pornogra-
lem.
adaptés, puis accompagner l’enfant. Autrefois, on phique : elle flatte le voyeurisme et l’exhibitionnisme,
pouvait se permettre de faire l’impasse : le jeune dé- encourage tous les fantasmes, fait du spectacle. La
couvrait tout seul comment « ça » marche. Au- pornographie va avec la consommation de masse,
jourd’hui, avec une exposition précoce, le jeune l’hédonisme, la médiatisation.
risque d’être traumatisé, abîmé dans sa vision de la Mais en même temps, il y a aussi des prises de
sexualité, gêné par des émotions incontrôlables. Son conscience, des remises en question. Il faut savoir les
psychisme n’est pas préparé à voir des images. saluer, même si elles ne sont pas toujours cohé-
Cela fait quinze ans que des psychologues, des rentes.
sexologues ou des éducateurs alertent. D’autres ont
donc abordé le sujet avant nous. L’une des originali- Auriez-vous un argument décisif pour convaincre
tés de notre livre est de le faire de manière « cash », les parents qui ont peur de parler de la pornogra-
non édulcorée. On lève le voile, si j’ose dire. Pour phie à leurs enfants ?
bien comprendre les effets du porno, on doit d’abord En voici deux… 1/ Il en va de l’avenir des enfants :
expliquer quels en sont les ressorts, ce qu’on voit. Le équilibre, bonheur, sexualité. Le risque d’addiction
but n’est pas de choquer, mais de réveiller. Nous est réel ! Tous mes accompagnés ont perdu le
avons aussi voulu faire un livre simple, abordable. contrôle à l’adolescence. C’est une période charnière.
(1) Amaury Guil- Sur la forme, il est attirant. Et puis nous sommes 2/ L’exemplarité éducative, c’est certes important.
lem & Tanguy
Lafforgue, Proté-
deux papas : la prise de parole masculine est rare… Mais même si un parent ne se sent pas assez « clean »
geons nos en- et cohérent pour parler du porno, il a quand même
fants de la porno- Alors que le politique agit peu contre la porno- le devoir (et le droit !) de le faire. Son enfant en a vrai-
graphie !, Mame,
2021, 120 pages,
graphie, pensez-vous qu’à l’ère d’internet, toute ment besoin !
9,90 €. tentative de régulation soit vraiment vaine ? Propos recueillis par H. de Baudoüin et C. Geffroy z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 7


ACTUALITÉ Société

Outre l’aspect moral, le porno pose un pro- Honte et culpabilité, car il sait qu’il n’est pas à
blème de santé majeur. Les conséquences phy- la hauteur des performances physiques anor-
siques et psychiques sont nombreuses. males des acteurs, dont il pense qu’elles sont la
norme. Cela l’angoisse profondément. Or, la por-
La pornographie est déshumanisante nographie est un mensonge : tout est faux de A
D’abord, la pornographie s’est développée pour à Z, mais l’adolescent ne le sait pas, puisque c’est
les hommes, lesquels sont plus réceptifs aux sti- généralement son premier contact avec la sexua-
muli sexuels visuels (4). Rapidement, le porno a lité. Ainsi, il continue de naviguer dans cet ima-
mis en scène des rapports sexuels où l’homme ginaire irréel. Le réveil est souvent douloureux,
domine la femme, dégradant ainsi cette der- notamment lorsqu’il s’apparente à l’addiction.
nière. De ce fait, le porno l’a réduite à son corps,
et la prive de sa dimension spirituelle. Une porte vers l’addiction ?
Ensuite, l’industrialisation du porno a provo- Soljénitsyne disait : « On asservit les peuples
qué une surenchère des pratiques choquantes, plus facilement avec la pornographie qu'avec des
dans l’optique de satisfaire les consommateurs miradors. » Cela se vérifie scientifiquement. La
(mécanisme de l’addiction). Les vidéos violentes dopamine (neurotransmetteur) intervient dans
et humiliantes (étranglement, insulte, double le circuit de la récompense, zone du cerveau res-
pénétration) sont des réalités quotidiennes dans ponsable de la sensation de plaisir. Plus la dé-
le porno. Elles sont dégradantes et physique- charge de dopamine est importante, plus le plai-
ment dangereuses pour les acteurs, et déshuma- sir est intense. Or, les stimuli sexuels, en ce
nisantes pour ceux qui les visionnent passive- qu’ils sont associés à l’instinct de reproduction,
ment. libèrent une forte dose de dopamine.
L’effet Coolidge a mis en lumière le lien étroit
Conséquences sur le couple adulte entre le désir et la nouveauté. Autrement dit :
Là où la sexualité du couple nécessite de la l’habitude mène à l’ennui. Appliqué à la porno-
complicité et de la tendresse, en vue d’une union, graphie, le consommateur est attiré par de nou-
la pornographie promeut la technicité et la per- veaux contenus, pour libérer de la dopamine et
formance pour un rapport sexuel. En effet, le ressentir du plaisir. Le cerveau mémorise cette
diptyque pornographie et masturbation procure action, il l’associe à la satisfaction de l’instinct
une jouissance forte et rapide, praticable à tout de reproduction, et encourage sa réédition.
moment de la journée, autant de fois que souhai- Les millions de contenus variés, accessibles en
tées. A contrario la relation de couple nécessite un clic, libèrent ainsi des doses de dopamine
du temps, et n’est pas automatiquement source anormalement élevées lors du visionnage, et ce,
d’orgasme, contrairement à ce que laisse croire à l’infini, sans aucun mécanisme inhibiteur (a
la pornographie qui met en scène des orgasmes contrario de la sexualité de couple). Petit à petit,
factices. De ce fait, la relation de couple apparaît le cerveau s’habitue à ces pics de dopamine, mais
routinière et ennuyeuse. Cela ne s’arrange pas en demande toujours plus pour fonctionner nor-
lorsqu’apparaissent des troubles de l’érection ou malement et ressentir encore du plaisir. Il fau-
des éjaculations précoces. dra alors toujours plus de contenus, et en quan-
Ce constat conduit la sexologue Thérèse Har- tité toujours plus importante (effet Coolidge).
got à se demander dans son dernier livre (5) si Ainsi naît l’addiction et avec elle les lourdes
les couples cesseront de faire l’amour en 2030. conséquences sur la santé : trouble érectiles,
Nul besoin de prendre le futur en otage : on en perte de la libido et de la motivation, difficulté à
prend déjà le chemin. se concentrer, repli sur soi, déprime, anxiété...

Conséquences sur les jeunes Henri de Baudoüin z


L’exposition à la pornographie touche aussi les (1) Le lecteur peut se reporter à diverses études relatives
adolescents de plus en plus tôt. L’âge moyen de aux chiffres de la pornographie : « Les adolescents et le
la première exposition à une image pornogra- porno : vers une « Génération Youporn » ? », Observatoire de
la parentalité et de l’éducation numérique, IFOP, 15 mars
phique se situe vers 11 ans. Chez l’enfant, qui 2017 ; « Les addictions chez les jeunes (14-24 ans) », Fonda-
n’a pas encore conscientisé l’altérité sexuelle et tion pour l’innovation politique, fondation Gabriel Péri,
la génitalité qu’il porte en lui, ce visionnage a Fonds actions addictions, juin 2018 ; « Porno Addiction, nou-
l’effet d’un véritable viol psychologique. Inutile vel enjeu de société », David Reynié, Fondation pour l’inno-
vation politique, mars 2107.
de lister les conséquences d’une telle « expé- (2) Terme utilisé par l’enquête de Slash TV « Génération
rience ». 2021, S1, E3, le porno amateur » sur l’application OnlyFans.
Chez l’adolescent, la pornographie provoque (3) Cf. les articles du Financial Times sur les performances
économiques de cette application.
paradoxalement fascination, honte et culpabi-
(4) Cf. l’article du Figaro Santé : « Comment le désir sexuel
lité. Fascination car l’adolescent, réceptif aux sti- se lit dans le cerveau » du 22 mars 2013.
muli sexuels, est excité par ce qu’il visionne. (5) Qu’est ce qui pourrait sauver l’amour?, Albin Michel, 2020.

8 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Bioéthique : rendez-vous manqué
L
a dernière loi bioéthique votée en 2011 minale apprend pour passer son bac de philoso-
contenait une clause de révision, en vertu phie : celle établie entre le domaine du techni-
de laquelle un nouveau rendez-vous légis- quement possible et le domaine du moralement
latif serait donné aux Français, au plus tard en souhaitable. Toute la réflexion éthique prend ap-
2018. Nous y voilà, au terme de plusieurs années pui sur cette subtilité, qui, seule, nous laisse en
de procédure. « Rendez-vous » est d’ailleurs ici maîtrise des événements, et conserve à l’homme
un mot très audacieux, car un rendez-vous ras- son rôle d’arbitre. L’alternative est simple : soit
semble, il crée la rencontre, il organise l’échange. la science avance selon les lois de sa logique, qui
par Or bien téméraire serait celui qui oserait quali- la fait tendre inéluctablement à son propre dé-
Élisabeth fier d’échange l’absence totale d’écoute et de dé- passement, soit l’homme refuse de s’effacer, il
Geffroy bat qui a dominé chez les députés de la majorité. domine la science et son propre pouvoir de trans-
Extension de la PMA aux couples de femmes formation, il accepte d’interroger sérieusement
et aux femmes seules, accès aux origines pour la désirabilité des réalisations scientifiques pour
les enfants nés d’un don de gamètes, autoconser- que le progrès technique ne soit pas le maître qui
vation des ovocytes, recherche sur l’embryon hu- règle et ordonne notre existence humaine. Il est
main jusqu’à 14 jours, libéralisation de la re- possible – et normal – qu’une fois soulevées les
cherche sur les cellules souches embryonnaires questions morales, celles-ci ne nous mettent pas
humaines, création de gamètes artificiels, de co- d’accord et que le débat soit rugueux. Mais ici,
pies d’embryons humains, d’embryons chimères les députés de la majorité n’ont même pas élevé
et d’embryons transgéniques, suppression du dé- la discussion jusqu'à ce niveau de débat, et tout
lai de réflexion avant une IMG… : autant de s’est passé comme s’ils considéraient la nature
frontières entre le permis et l’interdit que re- et le vivant comme un pur fonds mobilisable au
pousse le nouveau texte de loi, brutalement im- service et à l’appel du désir humain. Pourtant,
posé par la majorité. Mais qui s’est préoccupé de l’écologie s’est déjà chargée de nous montrer les
la frontière entre le moral et l’immoral, le légi- risques d’une telle négligence, et de nous réap-
time et l’illégitime ? prendre que nos actes peuvent se retourner
contre nous, qu’il peut y avoir une sagesse salu-
« Soit la science avance selon taire à savoir s’empêcher, à prendre soin du vi-
vant – a fortiori quand il s’agit de l’homme lui-
les lois de sa logique, […] soit même –, à garder le sens des limites qu’on s’im-
pose à soi-même, le sens de la juste prudence.
l’homme refuse de s’effacer. » En refusant de considérer avec la gravité qui
sied les implications anthropologiques de leur
« Sans casseurs, pas de 20h », scandaient les propre texte (statut de l’embryon, atteinte portée
Gilets jaunes en défilant dans les rues. Est-ce à l’intégrité génétique, jeu sur la frontière qui sé-
vraiment le message que veut donner ou sanc- pare l’homme des espèces animales, réduction
tionner ce gouvernement ? Que les mots ont des « bébés-médicaments » au rang de pur
perdu leur pouvoir, et que la violence seule moyen de guérison, nouvelles ruptures de para-
parvient à ses oreilles bien sourdes ? Avant le digme dans la filiation…), les députés ont foulé
lancement de la procédure législative, une aux pieds l’œuvre des siècles passés. Les législa-
consultation citoyenne avait été organisée, qui tions antérieures ou encore existantes (1) prou-
avait notamment exprimé une opposition mas- vent assez que nos sociétés avaient jugé néces-
sive à la PMA. Classée sans suite : tel fut son saire de protéger l’homme pour qu’il ne soit ja-
(1) On peut citer sort. Un député n’a-t-il pas mieux à faire que mais traité comme un pur matériau disponible.
l’article 16 du
Code civil : « La
d’entendre ceux qui ne se contentent pas de la Et ce travail du droit prenait la relève du travail
loi assure la pri- tranquille indifférence qui est pourtant de mise de la pensée qui avait patiemment construit des
mauté de la per- en la matière ? Il suffit d’ignorer ces fâcheux. Et digues morales pour préserver l’intégrité de
sonne, interdit de laisser quelques intellectuels réfractaires l’homme et civiliser son action – notamment en
toute atteinte à la
dignité de celle-ci écrire leurs tribunes dans le Figaro, cela semble élaborant et en respectant le concept de dignité
et garantit le res- leur faire plaisir, et puis… ce ne sont que des humaine. Notre génération est-elle vraiment à
pect de l'être hu- mots, prononcés par des gens bien trop polis pour ce point arrogante et sûre d’elle-même qu’elle fe-
main dès le
être dangereux. « Sans casseurs, pas de 20h »... rait sauter ces digues avec la légèreté de ceux
commencement
de sa vie », écrit Autre motif d’inquiétude, nos élus ont semblé qui ne mesurent pas la portée de leurs actes ?
en 1994. congédier une distinction que tout élève de ter- E.G. z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 9


ACTUALITÉ Religion

L’islam et le modèle occidental


Raymond Ibrahim, universitaire américain spécialiste du Proche-Orient et de l’islam, vient de publier en
français un livre important ayant connu un large succès aux États-Unis lors de sa sortie en 2018.

L
a Nef – L’hostilité entre l’islam et la Le terme « Occident » masque selon vous
chrétienté est-elle un accident de la véritable histoire parce qu’il laisse
l’histoire ou s’inscrit-elle dans la accroire que les terres « orientales » et
continuité de l’histoire islamique ? nord-africaines conquises par l’islam,
Raymond Ibrahim – Elle s'inscrit très certai- Syrie, Égypte, Asie Mineure, Afrique du
nement dans la continuité. Le problème est que Nord, n’auraient pas fait vraiment partie
les historiens modernes ont tendance à mettre de de l’héritage chrétien gréco-romain :
côté l’aspect religieux et à se concentrer plutôt pourquoi se réfère-t-on toujours à
sur les identités nationales. Nous savons, par l’Empire byzantin et jamais à l’Empire
exemple, que pendant des siècles un grand nom- chrétien greco-romain ?
bre de peuples « orientaux » ont envahi et parfois Oui, non seulement l'Europe postchrétienne et
conquis des parties appréciables de l'Europe. Les ses ramifications (l'Amérique, l'Australie, etc.)
historiens modernes donnent des noms très va- ne parviennent pas à comprendre la véritable
riés à ces peuples : Arabes, Maures, Berbères, histoire de l'islam, mais elles ne parviennent pas
Turcs et Tatars, ou encore Omeyyades, Abbas- non plus à comprendre vraiment leur propre his-
sides, Seldjoukides et Ottomans. Ce que ces his- toire, et en particulier l'impact de l'islam. Ce que
toriens modernes omettent de faire, cependant, l'on appelle aujourd'hui « l'Occident » a été pen-
c'est de souligner que tous s'appuyaient sur la
même logique et la même rhétorique djihadistes
que les groupes terroristes contemporains tels Quatorze siècles de lutte entre Islam et Occident
que l'État islamique. Qu'il s'agisse des Arabes (ou
« Sarrasins ») qui ont envahi la chrétienté pour
la première fois au VIIe siècle, ou des Turcs et des
Tatars qui ont terrorisé l'Europe de l'Est jusqu'au
L’ Américain Raymond Ibrahim vient de publier une histoire aussi
passionnante qu’érudite des conflits pluriséculaires qui ont op-
posé l’islam et la chrétienté (1). Ce livre est le récit quasiment
XVIIIe siècle, tous ont justifié leurs invasions en exhaustif des quatorze siècles d’antagonismes et de combats, ma-
invoquant l'enseignement islamique, à savoir jeurs ou mineurs, qui se sont déroulés depuis Yarmuk (636) jusqu’à
que le « destin » de l'islam est de régner sur le la fin des guerres barbaresques (1830), en passant par les fameuses
monde entier par le biais du djihad. Ils ont tous batailles de Guadalete (711), Poitiers-Tours (732), Manzikert (1071),
également suivi les injonctions juridiques clas- Hattin (1187), Las Navas de Tolosa (1212), Koulikovo (1380), Constan-
siques consistant, notamment, à offrir aux « infi- tinople (1453), Malte (1565), Lépante (1571) et Vienne (1683).
dèles » trois choix avant la bataille : la conversion Historien, linguiste et philologue, spécialiste des langues orien-
à l'islam, l'acceptation du statut de dhimmi et le tales, Ibrahim a exploité méthodiquement les sources de première
paiement du tribut (jizya), ou la mort. Et, une main tant musulmanes qu’occidentales et a consulté de très nom-
fois qu'ils ont conquis une région chrétienne, ils breux manuscrits de la Librairie du Congrès de Washington. Son
ont immédiatement détruit ou transformé les livre n’est pas seulement une chronique détaillée des batailles, il
églises en mosquées, et vendu tous les chrétiens
est aussi et surtout une analyse rigoureuse des intentions et des
qui n'ont pas été massacrés, les condamnant à un
stratégies des différents leaders belligérants. Ibrahim montre que
esclavage abject, souvent sexuel.
les forces musulmanes obéissaient essentiellement à une logique
Le degré d'ignorance de l'Occident moderne
religieuse, messianique, expansionniste, conquérante, alors que les
est évident lorsqu'il affirme que des groupes
armées chrétiennes voulaient avant tout récupérer des territoires
comme l'État islamique ne se comportent pas
conformément à l'enseignement et la doctrine is- qui, pendant des siècles, avaient été romains, grecs et chrétiens.
lamiques. En fait, non seulement ces derniers Il montre également que la ferveur religieuse des islamistes d’au-
agissent en stricte conformité avec la vision tra- jourd’hui recoupe exactement les dogmes islamistes ancestraux,
ditionnelle du monde de l'islam – haïr, combat- que les réactions occidentales sont des mécanismes d’autodéfense
tre, tuer et réduire en esclavage les infidèles – vieux de 1400 ans et que les rivalités actuelles sont le reflet d’une
mais ils imitent souvent intentionnellement les très ancienne lutte existentielle.
grands djihadistes de l'histoire (comme Khalid Arnaud Imatz z
bin al-Walid, le « sabre d'Allah ») dont l'Occident (1) L’épée et le cimeterre, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2021, 350 pages, 24 €.
a tendance à ne rien savoir.

10 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


dant des siècles connu et délimité par l'étendue
territoriale de sa religion (d'où le terme plus an-
cien et historiquement plus exact de « chré-
tienté »). Elle comprenait alors toutes les terres
que vous mentionnez et bien d'autres encore ;
elles étaient devenues chrétiennes plusieurs
siècles avant l'arrivée de l'islam et faisaient
partie de la même civilisation globale. Puis l'is-
lam est arrivé et a violemment conquis la majo-
rité de ces territoires, certains de façon perma-
nente (le Moyen-Orient, l'Afrique du Nord,
l'Anatolie), d'autres de façon temporaire (l'Es-
pagne, les Balkans, les îles de la Méditerranée).
Pendant ce temps, la majeure partie de l'Europe
est devenue le dernier et le plus redoutable bas-
tion de la chrétienté qui n’a pas été conquis,
mais qui a été constamment attaqué par l'islam.
Dans ce sens (oublié), le terme « l'Occident » est
devenu ironiquement exact. Car l'Occident était
en fait et littéralement le vestige le plus occiden-
tal d'un bloc civilisationnel beaucoup plus
étendu que l'islam a définitivement amputé.
Venons-en maintenant à ce qu'on appelle
« l'Empire byzantin ». En 330, l'empereur romain bre croissant d'Espagnols avec la Reconquista – Raymond
Constantin le Grand a construit une nouvelle ca- des siècles de guerre pour libérer l'Espagne de Ibrahim, né
pitale pour l'Empire, qu'il a appelée « Nouvelle l'islam – qui n’est plus pour eux qu’une source aux États-
Unis, est un
Rome » (baptisée plus tard en son honneur de honte, un rappel de l'« intolérance » et de
chrétien d’ori-
Constantinople). Bien qu'elle soit profondément l'« arriération » de leurs ancêtres, en particulier gine copte
chrétienne, qu'elle ait succédé directement à l'an- vis-à-vis des musulmans d'al-Andalus, supposés égyptienne :
cienne Rome, qu'elle ait survécu à sa chute pen- « tolérants » et « avancés ». En réalité, la honte « En réalité, la
dant mille ans, que tout le monde, amis et enne- que ces élites éprouvent à l'égard de leurs an- honte que ces
mis, l'appelle « romaine » et qu'elle ait été le rem- cêtres et les louanges qu'elles adressent aux en- élites éprou-
part le plus oriental de la chrétienté contre l'is- nemis de ces derniers sont révélatrices du degré vent à l'égard
lam pendant des siècles, elle est connue depuis d'endoctrinement d’une « histoire » qui est aux de leurs an-
cêtres et les
1857 sous le nom de « Byzance » – un autre néo- antipodes de la réalité.
louanges
logisme qui rompt la continuité et la signification qu'elles adres-
de l'histoire et de l'héritage de l'Occident postch- La doctrine de la taqiyya, qui définit sent aux enne-
rétien. Ces termes – « Occident », « Byzance », etc. traditionnellement la manière dont mis de ces der-
– n’ont qu’une fonction : supprimer le mot chris- l’islam doit fonctionner sous un pouvoir niers sont ré-
tianisme dans la conscience des descendants de non musulman, est-elle aujourd’hui vélatrices du
ceux qui ont combattu et sont morts pour lui. dépassée ou toujours d’actualité ? degré d'endoc-
La taqiyya (dissimulation) – qui permet aux trinement
d’une « his-
La bataille de Manzikert qui a été pour musulmans de tromper les non-musulmans en
toire » qui est
les Turcs ce que Yarmuk a été pour les prétendant, par exemple, qu'ils renoncent au dji- aux antipodes
Arabes est célébrée comme une grande had, voire qu'ils apostasient l'islam et se conver- de la réalité. »
victoire de l’islam par Erdogan et les di- tissent au christianisme – est toujours d'actua-
gnitaires Turcs. À l’inverse, les leaders lité. Comme l'a écrit le Dr Sami Nassib Maka-
des pays européens ne célèbrent pas leurs rem, la plus grande autorité en matière de ta-
victoires contre l’envahisseur musulman : qiyya, dans son livre fondateur de 2004, Al-Ta-
faut-il y voir des signes du regain de l’is- qiyya fi'l Islam (La taqiyya dans l'islam) : « La
lam combattant et, à l’inverse, du paci- taqiyya revêt une importance fondamentale dans
fisme et du renoncement des Européens ? l'islam. Pratiquement toutes les sectes islamiques
Oui, ils devraient très certainement être vus y adhèrent et la pratiquent... Nous pouvons aller
ainsi, car c'est précisément ce que ces attitudes jusqu'à dire que la pratique de la taqiyya est cou-
signifient. Mais je dirais que pour l'élite euro- rante dans l'islam, et que les quelques sectes qui
péenne la question est bien pire que de simple- ne la pratiquent pas divergent du courant domi-
ment « minimiser » les victoires défensives de nant... » Il ajoute encore, et nous le soulignons,
leurs ancêtres contre l'islam. Car certains les « la taqiyya est très répandue dans la politique
condamnent activement. C’est le cas d’un nom- islamique, surtout à l'époque moderne ».

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 11


ACTUALITÉ Religion

Le sentiment de solidarité chrétienne a tion (Coran 33 : 50-52) lui offrant, à lui seul, une
disparu de nos jours non seulement parmi dispense pour coucher et se marier avec autant
les hommes politiques et les chancelleries de femmes qu'il le souhaitait – ce qui a incité sa
européennes mais plus généralement fiancée Aïcha à dire : « Je sens que ton Seigneur
dans l’opinion publique. Qu’en est-il des se hâte d'exaucer tes souhaits et tes désirs »
musulmans ? (rapporté dans Sahih Bukhari 6 : 60 : 311).
Oui, il en est plus particulièrement ainsi de
ceux qui ont appris l'histoire – et le musulman
moyen est de loin beaucoup plus instruit de l'his-
toire de l'islam que l'Européen moyen ne l'est de « Pour l'islam, se conformer au modèle
sa propre histoire. Pire encore, comme nous
l'avons mentionné, les Européens ont tendance à
occidental, c'est devenir quelque chose
être « éduqués » – c'est-à-dire endoctrinés – dans d'entièrement méconnaissable. »
de fausses histoires, conçues pour diaboliser leur
passé et leur héritage, tout en blanchissant le
passé et l'héritage des autres, en l'occurrence les
musulmans. Le djihad contre les infidèles fait en Alors que la communautarisation de la
effet partie intégrante de l'islam, ceci est docu- société française est désormais un fait
menté et validé partout – dans et par le Coran, sinon admis du moins largement débattu,
les hadiths (puis la Sunna) et le consensus de la les élites françaises font depuis plus de
oumma. Aucun religieux musulman faisant au- cinquante ans le pari de l'émergence
torité, passé ou présent, ne l'a jamais nié – sauf, d'un « nouvel islam, modernisé, réformé,
bien sûr, lorsqu'il s'exprime devant des audi- ouvert, contextualisé, laïcisé,
toires « infidèles » et pratique la taqiyya. démocratisé », compatible avec le
modèle occidental, qui permettrait
Les musulmans « militants », « extré- de marginaliser la « petite minorité
mistes » ou « islamistes », sont-ils fidèles à fondamentaliste vivier du terrorisme
l’islam ou bien le prennent-ils en otage islamiste » : un tel islam est-il possible ?
pour satisfaire leurs propres intérêts Un tel islam « occidentalisé », s'il devait voir
politiques ? le jour, aurait par nécessité si peu de rapport
L'important est de savoir qu’il n'y a pratique- avec l'islam authentique qu'il serait intellec-
ment rien que ces différents types de musulmans tuellement malhonnête de l'associer à l'« islam »,
fassent qui ne fasse déjà partie de leur religion sans même parler de l'appeler ainsi. L'important
et de leur héritage. Par exemple, toutes les dé- est que les enseignements essentiels de l'islam
pravations auxquelles s'est livré l'État islamique ont été promulgués par un Arabe du VIIe siècle,
– asservir, vendre et acheter des « esclaves qui pensait et agissait précisément comme on
sexuels » infidèles ; décapiter, crucifier et même peut s'attendre à ce qu'un Arabe du VIIe siècle
brûler vifs des infidèles ; détruire ou transformer pense et agisse, c'est-à-dire de manière draco-
des églises en mosquées – ont été commises d'in- nienne et même barbare. Les enseignements de
nombrables fois au cours des siècles par des mu- l'islam – qui incluent la haine et, lorsque cela est
sulmans, toujours au nom du djihad. De telles opportun, la guerre contre les infidèles, l'ostra-
dépravations sont d'ailleurs définies comme cisme ou le meurtre des apostats, la soumission
étant au moins « permises » par la loi islamique. des minorités religieuses et une foule de mesures
Comment pouvons-nous alors qualifier ces mu- misogynes – ne sont pas, par nature, « moderni-
sulmans de « militants » et d'« extrémistes » ? Ne sés, réformés, ouverts, contextualisés, sécularisés
semble-t-il pas plus logique de qualifier l'islam ou démocratisés ». En bref, la charia, cet ensem-
lui-même de « militant » et d'« extrémiste » ? ble sacré d'enseignements islamiques, est par
L'argument selon lequel ces types de musul- définition non seulement pas « compatible avec
mans agissent ainsi parce qu'ils « prennent l'is- le modèle occidental », mais elle est l'antithèse
lam en otage de leurs propres intérêts politiques » du modèle occidental.
n'est pas pertinent. En réalité, depuis le tout dé- Bien entendu, cela ne veut pas dire que les mu-
but, à commencer par Mahomet lui-même, l'is- sulmans ne peuvent pas être laïques, réformés,
lam a toujours été utilisé – et sans doute etc. Il s'agit simplement de dire que, s'ils le sont
« conçu » – pour des intérêts politiques. Rappe- – et tant mieux pour eux – c'est parce qu'ils igno- NB – La version
lons ici un seul exemple frappant : après avoir rent les enseignements de l'islam. Pour l'islam, longue intégrale
proclamé qu'Allah avait autorisé les musulmans se conformer au modèle occidental, c'est devenir de cet entretien
est librement ac-
à avoir quatre épouses et un nombre illimité de quelque chose d'entièrement méconnaissable. cessible sur notre
concubines (Coran 4:3), Mahomet a déclaré plus Propos recueillis et traduits site internet :
tard qu'Allah avait délivré une nouvelle révéla- de l’anglais par Arnaud Imatz z https://lanef.net

12 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Débat autour de la Communion
Une large majorité d’évêques américains estime qu’il faut refuser la Communion aux responsables
politiques pro-avortement, visant notamment Joe Biden. Le débat est vif outre-Atlantique. Explications.

L
es catholiques qui sont dans la fonction Dans une lettre du mois de mai au président
publique et promeuvent des politiques de l’USCCB, Mgr José Horacio Gomez, le cardi-
contraires au Magistère de l’Église seront nal Luis Ladaria, préfet de la Congrégation pour
désormais susceptibles d’être excommuniés. la Doctrine de la foi, avait appelé les évêques
C’est l’orientation choisie par une large majorité américains à la prudence et mis en garde contre
des évêques américains au terme de leur assem- l’élaboration d’une « politique nationale » à ce su-
blée plénière virtuelle qui s’est tenue du 16 au jet. Il espérait que le débat soit « contextualisé
18 juin, et qui avait pour thème central un do- dans le cadre plus large de la dignité de la récep-
par cument pédagogique « sur le sens de l’Eucharis- tion de la communion par tous les fidèles, plutôt
Solène tie dans la vie de l’Église ». que par une seule catégorie de catholiques, reflé-
Tadié* Ce choix de la Conférence des évêques catho- tant leur obligation de conformer leur vie à l’en-
liques des États-Unis (USCCB) d’axer leurs dis- semble de l’Évangile de Jésus-Christ, alors qu’ils
cussions autour de la « cohérence eucharistique » se préparent à recevoir le sacrement ».
répondait en effet à deux problèmes majeurs en
débat dans leur Église. D’une part, la révélation
émanant d’une étude de l’Institut Pew en 2019
« Le salut des âmes doit
selon laquelle un tiers seulement des catholiques primer la recherche d’un
américains croyaient en la présence réelle de Jé-
sus-Christ dans l’Eucharistie. D’autre part, la consensus avec les forces
confusion suscitée par un nombre accru de per-
sonnalités catholiques et pratiquantes telles que
politiques du pays. »
le président des États-Unis, Joe Biden, ou la pré-
sidente de la Chambre des représentants, Nancy De son côté, Mgr Kevin Rhoades, président du
Pelosi, favorables à des législations condamnées Comité doctrinal des évêques américains chargé
par l’Église, tel que le droit à l’avortement ou de rédiger le document, s’est à plusieurs reprises
l’euthanasie. défendu de toute démarche politique, assurant
Joe Biden – qui s’était vu refuser la commu- que ces orientations ne visaient « aucun individu
nion une première fois en 2019 par un prêtre du ni catégorie de péché », mais plus généralement
diocèse de Charleston en Caroline du Sud – n’a « une sensibilisation accrue des fidèles à la né-
jamais fait mystère de ses vues « pro-choix ». Dès cessité de se conformer à l’Eucharistie et de té-
son arrivée à la Maison Blanche, en janvier moigner publiquement de la foi par un appel à
2021, il a également révoqué la mesure prise par la conversion ». Il a par ailleurs ajouté que la dé-
son prédécesseur Donald Trump, laquelle inter- claration n’établirait pas de normes nationales
disait au gouvernement américain de subven- mais réaffirmerait les enseignements existant
tionner des ONG internationales pratiquant ou sur la question.
promouvant l’avortement. Les évêques partisans de ce document se sont
C’est à une majorité d’environ 75 % (168 voix rejoints sur l’idée que le salut des âmes doit pri-
pour, 55 contre et 6 abstentions) que les évêques mer la recherche d’un consensus avec les forces
ont officiellement chargé leur comité doctrinal politiques du pays.
de préparer un texte rappelant l’importance de Il est à noter enfin qu’une telle prise de position
se montrer « digne » de l’Eucharistie. Celui-ci de- semble refléter les sentiments d’une vaste majo-
vrait être débattu et adopté lors de leur pro- rité de catholiques américains pratiquants. En
chaine assemblée, en novembre 2021. effet, selon un récent sondage du CRC Research,
83 % d’entre eux (dont plus de la moitié dit avoir
Pas de caractère politique soutenu Joe Biden lors de la présidentielle) esti-
Les débats qui ont précédé le vote furent néan- ment que les responsables politiques rebelles aux
moins houleux, les opposants à ce document re- enseignements de l’Église « créent la confusion et
doutant qu’il nuise encore davantage à la fragile la désunion ». 74 % d’entre eux considèrent éga-
*Correspondante
unité des catholiques de ce pays, et que les ques- lement que ces mêmes dirigeants et catholiques
en Europe (basé à
Rome) du National tions liées à l’Eucharistie puissent être instru- supposés devraient s’abstenir d’aller communier.
Catholic Register. mentalisées à des fins politiques. S.T. z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 13


ACTUALITÉ Politique

Proche-Orient : où en est-on ?
Alors que Benjamin Netanyahou a perdu son poste de Premier ministre après douze années de pouvoir,
petit point sur la situation d’Israël et de la région.

par ANNIE LAURENT

« U
ne page de l’histoire israélienne s’est- soutien d’un parti arabe », notait S. Khouri
elle vraiment tournée hier avec le vote quelques jours avant la conclusion de l’accord (2).
au Parlement d’un nouveau gouverne- Le chef du Raam, Mansour Abbas, a condi-
ment, dit “du changement” » ? Cette question, po- tionné son soutien à des demandes spécifiques
sée par une journaliste libanaise, Stéphanie concernant l’amélioration des conditions de vie
Khouri, dans le quotidien beyrouthin L’Orient- des deux millions d’Israéliens arabes (logements,
Le Jour du 14 juin, reflète les perplexités engen- éducation, emplois, sécurité, reconnaissance de
drées, au Proche-Orient et ailleurs, par l’arrivée villages bédouins du Néguev). Mais l’accord oc-
au pouvoir à Jérusalem d’une équipe disparate culte les questions stratégiques, comme la colo-
unie autour d’un objectif inhabituel : l’éviction de nisation de la Cisjordanie et la création d’un
Benjamin Netanyahou, couramment appelé État palestinien. Sioniste religieux, Naftali Ben-
« Bibi », qui occupait le poste de Premier minis- nett conserve d’ailleurs les positions de Nétanya-
tre depuis 2009. Selon le principal journal israé- hou : le Grand Israël, de la Méditerranée au
lien, Yedioth Ahronoth, ce sont moins ses échecs Jourdain, est un droit d’origine divine ; il ne peut
que sa personnalité égocentrique qui est la cause cohabiter avec un État palestinien sur son terri-
du rejet dont il a fait l’objet, y compris de la part toire. Pendant la dernière décennie, le nombre
de ceux qui partagent ses orientations poli- de colons juifs en Cisjordanie a augmenté de
tiques, notamment sur le dossier israélo-pales- 50 % ; il dépasse 475 000 personnes vivant dans
tinien (1). Tel est le cas de son successeur Naftali le voisinage de plus de 2,8 millions de Palesti-
Bennett, chef de Yamina, petite formation de niens.
droite nationaliste et religieuse qu’il a créée en
2012 lorsqu’il s’est séparé du Likoud, le parti de Un problème insoluble
« Bibi ». En 2023, un centriste libéral, Yaïr La- Enfin, la menace d’expulsion de familles
pid, chef du parti Yesh Atid (« Il y a un avenir »), arabes résidant dans certains quartiers de Jéru-
lui aussi ardent partisan de l’éviction de « Bibi », salem-Est annexés par l’État hébreu, en vue de
prendra la relève jusqu’aux élections législatives les remplacer par des colons juifs, demeure sans
de 2025. solution. C’est cette décision, concernant Cheikh
Pour parvenir à leurs fins, Bennett et Lapid Jarrah et Silwan, qui a provoqué, le 10 mai der-
ont invité six autres partis à les rejoindre au sein nier, en la veille de l’Aïd el-Kebir, fête religieuse
d’une coalition que rien ne prédisposait à travail- marquant la fin du Ramadan, les protestations
ler ensemble. Cette alliance inattendue, soumise de musulmans devant la mosquée El-Aqsa, si-
au vote de la Knesset le 13 juin, a été approuvée tuée sur l’esplanade des Mosquées qui est aussi
par 61 voix contre 59. À côté de formations de di- l’emplacement de l’ancien Temple juif. Depuis le
verses tendances, elle comporte un parti palesti- territoire de Gaza, dont il s’est emparé par la
nien, le Raam (membre de la Liste arabe unie, force en 2007, le mouvement islamiste palesti-
composée de 5 élus) d’obédience islamiste. Même nien Hamas a déclenché l’opération « Épée de Jé-
si aucun portefeuille ministériel ne lui a été at- rusalem », envoyant des centaines de missiles
tribué, il s’agit là d’une véritable nouveauté. sur plusieurs villes israéliennes, attaques aux-
« Pour la première fois depuis sa création, le gou- quelles Tsahal a réagi par des bombardements
vernement de l’État hébreu sera dépendant du aériens. Suite au cessez-le-feu conclu le 21 mai,
le Hamas a menacé de reprendre les hostilités si
l’ordre d’expulsion était appliqué.
Pour justifier son appui à la nouvelle coalition
« La normalisation avec Israël gouvernementale, Mansour Abbas devra obtenir
la réalisation des engagements pris par ses
est devenue une priorité pour partenaires juifs en faveur des Arabes israéliens.
Il s’agit là d’une priorité pour lui, compte tenu
les Arabes. » de son option en faveur d’une coexistence judéo-
arabe apaisée au sein de l’État hébreu. Or, celle-

14 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


ci est menacée par la croissance identitaire à rant la décennie de guerre écoulée, le raïs a bé-
fondement religieux qui affecte la jeunesse juive néficié de l’appui militaire de diverses milices fi-
et musulmane. nancées par l’Iran, dont le Hezbollah libanais,
La légitimité de la démarche de Mansour Ab- mais aussi d’investissements humanitaires,
bas dépendra aussi de son efficacité à défendre culturels et religieux, incitant les sunnites à se
les droits nationaux des habitants de Gaza et convertir au chiisme, ceci en vue de modifier
des Territoires occupés de Cisjordanie, au mo- l’équilibre démographique local. Le Hezbollah
ment où une grave crise de confiance affecte exerce en outre une étouffante hégémonie sur le
Mansour leurs rapports avec l’Autorité palestinienne pays du Cèdre, n’hésitant pas à utiliser son ter-
Abbas, chef du (AP), instituée en application de l’accord de re- ritoire pour tenir l’État hébreu sous la menace
Raam, premier connaissance mutuelle signé à Oslo sous parrai- de ses armes. Quant à Bahreïn, dont le régime
parti arabe à
nage américain en 1993. Mahmoud Abbas, pré- est sunnite, son rapprochement avec Israël lui
faire parie
d’une coalition sident de l’AP depuis 2005, a perdu tout crédit permet de contrôler le lien entre sa majorité
gouvernemen- auprès de sa population, musulmane et chré- chiite et Téhéran. Comme l’État hébreu, le
tale en Israël. tienne, à cause de sa faiblesse devant la puis- monde arabe se méfie enfin de l’immixtion de
sance occupante, ce qui a conduit en 2014 à l’in- l’Iran dans le conflit israélo-palestinien, grâce au
terruption d’un dialogue direct avec les diri- soutien qu’avec la Turquie il apporte au Hamas.
geants israéliens. Incapable de rivaliser avec le Dès son accréditation par la Knesset, Naftali
Hamas qui s’est approprié la résistance en dé- Bennett a rappelé qu’il « ne laisserait pas l’Iran
fendant Jérusalem, engrangeant ainsi un sur- se doter de l’arme nucléaire » (4).
croît de popularité, Abbas est conscient de son
discrédit, notamment auprès de la jeunesse, rai- L’intervention de l’Égypte
son pour laquelle il a annulé toutes les élections C’est l’une des raisons qui ont poussé l’Égypte
prévues depuis 2006. à s’investir efficacement dans la négociation du
cessez-le-feu du 21 mai qui a mis fin au conflit
Normalisation avec Israël printanier. Le Caire a aussi débloqué 500 mil-
L’environnement arabe d’Israël s’attendait-il lions de dollars pour la reconstruction de Gaza
au resurgissement de la question palestinienne, et dépêché sur place une aide humanitaire subs-
manifesté par les événements récents ? Les Ac- tantielle. Au début de son mandat, le président
cords d’Abraham, signés en 2020 sous l’égide du Abdel Fattah El-Sissi, élu en 2013, se méfiait du
président Donald Trump, entre Israël, Bahreïn Hamas à cause de son alignement idéologique
et les Émirats arabes unis (EAU), rejoints par le sur les Frères musulmans, frappés d’interdiction
Soudan et le Maroc, semblaient avoir enterré un au pays du Nil. Mais sa contribution efficace à
problème jusque-là prioritaire. À la colère d’une la lutte contre les groupes djihadistes dans le Si-
partie de leurs ressortissants, les « nouveaux naï, proposée par Sissi en échange de la réouver-
amis arabes d’Israël » ont réagi par des déclara- ture de la frontière avec l’enclave palestinienne,
tions mesurées, tandis que la Ligue arabe (22 tenue fermée jusque-là, a permis en 2017 l’amé-
membres), longtemps à la pointe du combat pour lioration des relations mutuelles.
la création d’un État palestinien, s’est abstenue En intervenant à Gaza, l’Égypte vise deux
de toute réprobation. Pourtant, dans la autres objectifs : redevenir un acteur important
conscience arabe, Israël reste perçu « comme un dans une région où son rôle pouvait être margi-
corps étranger à la région, une greffe artificielle nalisé par les Accords d’Abraham alors que
made in Europe », notait au printemps dernier Le Caire a été le premier pays arabe signataire
le journaliste libanais Soulayma Mardam Bey d’un traité de paix avec Israël (1979), améliorer
dans une analyse des événements intitulée ses relations avec les démocrates américains qui
« Dans le nouveau monde arabe, la Palestine re- lui reprochaient la répression exercée contre des
prend ses droits » (3). opposants. Grâce à sa médiation, Sissi a en outre
La normalisation avec Israël est devenue une permis la reprise d’un dialogue entre Riyad et
priorité pour les Arabes à cause des avantages Damas. Le quatrième mandat d’Assad, réélu
économiques qu’elle leur procure grâce à d’im- pour sept ans le 26 mai dernier avec 95,1 % des
portants contrats commerciaux. Elle répond sur- voix, devrait ainsi voir le retour de la Syrie au
tout à une nécessité stratégique : contenir les sein de la Ligue arabe (elle en avait été exclue
ambitions régionales de la République islamique en 2011), comme cela est annoncé depuis
(1) Le Figaro,
14 juin 2021. d’Iran, qui, depuis sa création en 1979, s’emploie quelques semaines. Pour l’heure, outre l’impro-
(2) L’Orient-Le à contrer l’ancienne prédominance sunnite. bable solution au problème palestinien, deux in-
Jour, 4 juin 2021. Outre l’Irak, où les chiites sont majoritaires, l’in- connues persistent : le ralliement de l’Arabie-
(3) Id., 15 mai
2021.
fluence iranienne est prégnante en Syrie à tra- Séoudite aux Accords d’Abraham et l’issue des
(4) Id., 14 juin vers la minorité alaouite (dissidence du chiisme), négociations sur le nucléaire avec l’Iran.
2021. dont relève le président Bachar El-Assad. Du- A.L. z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 15


ENTRETIEN Nikita Krivochéine

Du goulag à la liberté
Né à Paris en 1934 dans une famille de la noblesse Qu’est-ce qui vous a le plus marqué de
votre vie en URSS et du temps passé dans
ayant fui le communisme, Nikita Krivochéine, en les camps ?
1948, rejoint l’URSS avec ses parents qui pensent J’ai intimement ressenti et intériorisé que
retrouver une Russie apaisée, ce qui lui vaudra de l’Espérance est une grande vertu. Il aurait suffi
de ne plus la vivre, fut-ce un instant, pour som-
connaître le goulag avant de pouvoir revenir en brer dans le grand rien de « l’homo sovieticus ».
France en 1971. Il raconte cela dans un livre Notre famille était l’une des rares de la dias-
poignant (1). pora russe de Paris à ne pas vivre dans la mi-
sère. Jusqu’au déclenchement de la Seconde
Guerre mondiale, ma première enfance a été
heureuse. Avec mes parents, nous habitions

L
a Nef – Vous avez eu un parcours dans un grand trois-pièces des quais de la Seine,
inimaginable, naissance en France, en face de la Tour Eiffel. Nous vivions dans un
puis départ pour l’URSS où vous confort rare à l’époque, surtout dans les familles
connaîtrez le goulag et retour en France : d’émigrés russes. Mon père avait fait d’excel-
pourriez-vous nous le résumer ? lentes études à la Sorbonne, il était devenu l’un
Nikita Krivochéine – Le Ciel a été clément, gé- des spécialistes des appareils électroménagers.
néreux : j’ai pu rentrer en France, m’y bien réin- À ma naissance, il était ingénieur en chef de l’en-
tégrer, y faire revenir mes parents, fonder un treprise Lemercier Frères. Mon père possédait
foyer. Parmi les jeunes émigrés emmenés en une Citroën noire, avec ma mère ils ont beau-
URSS après la guerre, ceux qui ont eu cette coup voyagé. J’étais fils unique, né tard de sur-
chance se comptent sur les doigts d’une main. Il croît.
m’a été donné de voir de Paris l’effondrement du En juin 1946, Staline met en place une gigan-
régime communiste, et cela sans que le sang soit tesque campagne de propagande : une amnistie
versé ! Une grande vague de règlements de est proposée à tous les anciens émigrés blancs de
comptes meurtriers était plus que probable. France, avec remise d’un passeport soviétique et
Nous avons survécu en URSS corporellement la possibilité de retrouver leur patrie. La Pravda
ainsi que dans notre foi, notre vision. Mais sortait avec un nouveau slogan en exergue :
combien de « rapatriés » ont préféré se faire « Pour notre patrie soviétique ! » à la place de
« couleur muraille », se dépersonnaliser pour « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Et
survivre. Mon retour en France a été et reste un la radio ne passait plus L’Internationale mais
très grand bonheur ! Russie puissante… Les Russes ont pensé que la
« débolchevisation » était lancée.
Pourquoi vos parents sont-ils retournés Je me suis retrouvé en URSS en 1948 et en-
avec vous en URSS en 1948, alors que le suite pendant de longues années j’ai été obsédé
totalitarisme du communisme soviétique par l’idée de m’enfuir. Notre bateau, parti de
était manifeste ? Marseille, a amarré dans le port d’Odessa. Il
Il avait, dans l’après-guerre immédiat, cessé avait à bord de nombreux Russes désireux de ré-
d’être claironné et manifeste. À partir de 1943 intégrer le pays. Le lendemain, c’était le 1er mai.
Staline constatant que les Russes ne sont pas Nous attendions. Un militaire en tenue du
très chauds pour se faire tuer par la Wehrmacht NKVD est entré dans notre cabine, il a demandé
au « nom du communisme, avenir radieux de à ma mère d’ouvrir son sac à main et lui a confis-
toute l’humanité », change de disque et se met à qué trois journaux de mode : « C’est interdit ! »
invoquer « la grande Russie », ses militaires, sa On nous a dit : vous allez à Lüstdorf, une an-
culture, rouvre les églises. Il change d’hymne na- cienne bourgade allemande près d’Odessa. Sur
tional et renonce à la devise « Prolétaires de tous le débarcadère, des camions nous attendaient,
(1) Nikita Krivo-
chéine, Des mira- les pays, unissez-vous ! », fait renaître le corps conduits par des soldats. On nous a emmenés
dors à la liberté. des officiers. Pour, dès 1946, revenir à la répres- dans un véritable camp, avec des miradors, des
Un Français- sion de l’Église. Il lance en 1949 une très impor- chiens, du fil de fer barbelé et des baraque-
Russe toujours en
résistance, Life
tante vague d’arrestations (dont celle de mon ments ! Nous fûmes transférés à Oulianovsk
Éditions, 2021, père). Mais pendant la guerre l’illusion d’un re- dans un wagon (40 hommes, 8 chevaux, voyage
192 pages, 22 €. noncement au communisme a fonctionné. de 12 jours). En 1949 mon père est arrêté et

16 La Nef n° 338 Juillet-Août 2021


condamné à 10 ans de vail forcé en camp. À son retour en Lituanie il
camps pour « collabora- fut chaleureusement accueilli par la hiérarchie
tion avec la bourgeoisie catholique.
internationale ». Mon
enfance heureuse était D’une façon plus générale, quelle a été
finie. Je raconte tout l’influence des dissidents en URSS, en
cela dans mon livre. quoi sont-ils un exemple pour nous
aujourd’hui ?
Vous évoquez avec Il est sûr que les résistants en URSS (à préfé-
chaleur dans votre rer aux « dissidents » ) ont, par leur action, hâté
livre la belle figure l’effondrement du système. Ils sont un exemple
du chanoine car, selon Soljénitsyne et Sakharov, ils n’ont pas
Stanislas Kiskis, accepté de « vivre dans le mensonge ». Mais les
prêtre catholique communistes continuent à les haïr et à les vili-
lituanien : quelle pender.
Nikita Krivo- place tenait la religion au goulag et
chéine : « La pé- quelle relation s’établissait-il entre Comment analysez-vous la situation
riode d’agnosti- orthodoxes et autres chrétiens ? actuelle de la Russie, la page du
cisme que nous Question qui demanderait toute une étude. En communisme est-elle définitivement
avons traversée
1958, à mon arrivée au camp en Mordovie, un tournée ?
se termine,
l’homme ne vieux déporté me dit en français : « Permettez- Hélas, non ! Tant que « l’empaillé », c’est ainsi
peut très long- moi de vous présenter le chanoine Stanislav Kis- que nous désignions le locataire du mausolée,
temps ne vivre kis. » Cette rencontre a marqué tout mon séjour reste dans ses quartiers, rien n’est irréversible.
que de pain. » en déportation. Notre amitié se prolongea après Les adorateurs de Staline demeurent nombreux,
notre élargissement. des monuments à ce criminel sont même clan-
C’était un homme de petite taille, trapu. Son destinement érigés par-ci, par-là.
visage, sa tête, quelle prestance ! On pouvait tout
de suite sentir que c’était une personne robuste Alors que le nazisme a été unanimement
à tous les points de vue. Une semaine était à rejeté, il n’en va pas de même du commu-
peine passée que Kiskis fut transféré dans notre nisme dont les crimes ne suscitent pas la
équipe pour charger des camions. Nous étions même répulsion (on trouve encore des
une dizaine d’hommes, presque tous de la cam- statues de Lénine en Russie) : pourquoi
pagne, criminels de guerre, pas mal d’Ukrai- une telle différence et la Russie ne de-
niens et de Biélorusses, tous des types pas ordi- vrait-elle pas engager un « examen de
naires. conscience » sur le communisme ?
Kiskis avait choisi, dans sa mission, la mé- Le national-socialisme n’a jamais promis à qui
thode de la maïeutique de Socrate. que ce soit une vie heureuse. Alors que le
Je suppose qu’il avait dû roder son discours communisme a réussi à se faire accepter en tant
dans les camps précédents. Au sujet de la « na- « qu’avenir radieux de toute l’humanité ».
ture de la propriété », par exemple, sans s’adres- Lorsqu’une décommunisation authentique, à la
ser à quelqu’un en particulier, le Père Stanislav Nuremberg, se fera, je la célébrerai de tout cœur.
demandait : « Et ce tas de pierres, à qui appar- Mais l’utopie du paradis terrestre a le don de ne
tient-il ? Et la terre sur laquelle se trouve le tas ? » pas laisser partir ses fidèles.
Les réponses étaient évidentes : « à personne »,
ou bien « à ces abrutis de communistes et de tché- Vous êtes un croyant : comment voyez-
kistes ! », ou bien « on ne sait pas ». vous l’avenir de nos sociétés qui s’éloi-
Le Père Stanislav et moi analysions ensemble gnent toujours plus de Dieu et comment
les dogmes romains comme l’Immaculée Concep- voyez-vous l’avenir des relations entre or-
tion, la preuve rationnelle de l’existence de Dieu thodoxes et catholiques ?
et l’infaillibilité pontificale. Nous le faisions ex- Cinq générations de croyants ont vécu sous un
clusivement du point de vue analytique et histo- régime déicide, les martyrs ne peuvent être
rique. Le chanoine-psychothérapeute dut s’ex- comptés. Le renouveau chrétien s’est fait sentir
primer de façon plus délicate et plus embrouillée en Russie longtemps avant 1991. La période
NB – La version que quand il s’agissait de la propriété mais il d’agnosticisme que nous avons traversée se ter-
longue intégrale réussit à démontrer ce qui distingue le travail mine, l’homme ne peut très longtemps ne vivre
de cet entretien comme châtiment infligé à Adam de celui qui est que de pain. Une nouvelle génération non infec-
est disponible
gratuitement
le signe principal de notre ressemblance à Dieu. tée génétiquement par « l’homo sovieticus » est
sur notre site : Il réussit même à établir une qualité, une utilité apparue. Les paroisses sont remplies de jeunes.
https://lanef.net et un côté salvateur de certains aspects du tra- Propos recueillis par Christophe Geffroy z

La Nef n° 338 Juillet-Août 2021 17


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

Les « tradis » :
d’où viennent-ils ?
Rome avait lancé en avril 2020 une grande enquête auprès des
évêques sur l’application du motu proprio Summorum Pontificum
(2007), lequel est en passe d’être réformé par François dans un sens
plus restrictif. Pour mieux connaître les fidèles adeptes de la forme
extraordinaire – les « tradis » –, La Nef a réalisé une grande enquête
de terrain. Avant de la présenter, bref retour sur l’histoire pour
comprendre d’où vient cette mouvance dans l’Église.

par CHRISTOPHE GEFFROY

P
our introduire ce dossier sur les « tra- des questions ecclésiologiques (Vatican I s’était
dis », il convient de commencer par sa- arrêté à la fonction du pape sans aborder celle
voir qui ils sont et d’où ils viennent. Le des évêques) et exégétiques. Vatican II allait
« traditionalisme » a des origines qui remontent aborder tous ces sujets, avec plus ou moins de
au début du XXe siècle ; dans l’acception ac- bonheur, et entreprenait ainsi de véritables ré-
tuelle, cependant, on qualifie de « traditiona- formes impliquant, selon les fines analyses de
listes » les catholiques qui vont à la messe selon Benoît XVI, des discontinuités sur des aspects
la forme extraordinaire du rite romain, c’est-à- contingents tout en maintenant la continuité
dire le rite liturgique d’avant la réforme de des principes sur les points essentiels.
1969, également nommé « rite de saint Pie V » ; Dès le concile, une minorité conservatrice
il désigne également ceux qui ont opposé une s’était formée et celle-ci a contribué à réorien-
critique « traditionnelle » au concile Vatican II ter certains textes, son influence a donc été
et à cette réforme liturgique – ce ne sont pas réelle. Il est à noter que Mgr Lefebvre, qui ap-
forcément les mêmes. partenait à cette minorité, a voté tous les textes
Pour comprendre la situation actuelle, un conciliaires, y compris celui qu’il a par la suite
petit détour par l’histoire est nécessaire. le plus contesté, celui sur la liberté religieuse
Le concile Vatican II (1962-1965) a été convo- (Dignitatis humanae, 1965). Très vite, cepen-
qué et s’est déroulé dans un climat d’optimisme dant, s’est imposé un « esprit du concile », pour
qui était celui des « Trente Glorieuses ». Des ré- reprendre l’expression de Benoît XVI, large-
formes étaient absolument nécessaires dans ment relayé par les médias, lequel « esprit »
l’Église depuis le premier concile du Vatican était surtout celui de la tabula rasa et de la ré-
(1871) demeuré inachevé en raison de l’occupa- volution prônées par les plus progressistes.
tion des États pontificaux par les armées ita- Sur le plan liturgique, les Pères conciliaires
liennes, alors qu’en un siècle le monde s’était étaient unanimes sur la nécessité d’une ré-
plus transformé qu’en mille ans. Ainsi que l’ex- forme et la constitution Sacrosanctum conci-
pliquait Benoît XVI, « trois cercles de questions lium (SC) fut le premier texte adopté sans l’om-
attendaient une réponse » : « la relation entre foi bre d’une opposition (1963). Le pape Paul VI
et sciences modernes » ; « le rapport entre Église mit en route la réforme liturgique dès 1964 et
et État moderne » ; le « problème de la tolérance Mgr Lefebvre lui-même fut satisfait par la pre-
religieuse » et la « définition du rapport entre foi mière étape qui vit l’apparition de l’éphémère
chrétienne et religions du monde » ; sans parler missel de 1965. Ce missel répondait globale-

18 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


notion de péché mortel, le silence sur les fins
dernières comme si le salut était automatique
pour tous.
La conséquence d’un tel état d’esprit fut l’ef-
fondrement du catholicisme, historique par son
ampleur et sa rapidité, notamment en termes
de pratique et de vocations. Le concile, explique
G. Cuchet, ne fut pas responsable de cet effon-
drement qui s’amorce avant lui, il en fut cepen-
dant un accélérateur indéniable, non en raison
de la teneur de ses textes – ces réformes étaient
nécessaires et qui peut dire si la situation ne
serait pas pire encore sans elles ? – mais en rai-
son de l’esprit qui dominait alors jusque dans
les plus hautes sphères de l’Église. Face à cette
crise qui mettait la foi en péril, de nombreuses
voix allaient s’élever en France pour en dénon-
cer les différents aspects : Maritain, Gilson,
Bouyer, etc. ; et d’autres, plus virulents, qui al-
laient être les premiers représentants de la ré-
sistance « traditionaliste » : Jean Madiran avec
sa revue Itinéraires, l’abbé Luc Lefèvre dans La
Pensée catholique, l’abbé Coache dans Le
combat de la foi, l’abbé Dulac dans le Courrier
de Rome, l’abbé de Nantes dans la Contre-Ré-
forme catholique au XXe siècle, etc.

La liturgie chamboulée
ment aux vœux de SC et la réforme aurait pu Messe célébrée La liturgie fut la victime la plus visible des
s’arrêter là. Sur le terrain, néanmoins, beau- dans la forme bouleversements de l’époque. En l’espace de
coup avaient anticipé le mouvement et célé- extraordinaire quelques années, la messe était devenue mé-
du rite romain.
braient déjà, sans autorisation, en langue ver- connaissable, les fidèles avaient l’impression
naculaire et « face au peuple ». Paul VI pour- qu’on avait changé leur religion : retournement
suivit les changements liturgiques jusqu’à la du prêtre, suppression du latin et du grégorien
messe qui porte son nom, promulguée en avril (que le concile préconisait de conserver), des-
1969. truction de nombreux autels, désacralisation
générale, etc., il y avait de quoi déstabiliser les
Une volonté de rupture pratiquants dont beaucoup désertèrent peu à
Les jeunes générations peinent à imaginer peu les églises. La réforme a été trop ample,
quel fut le climat de l’époque dans l’Église. Il y trop brutale, trop intellectuelle, contraire à l’es-
avait une volonté de rupture avec le passé, l’au- sence même de la liturgie qui est censée se dé-
torité était ouvertement bafouée, la foi relati- velopper de façon organique et harmonieuse :
visée, les dévotions populaires tournées en dé- le cardinal Ratzinger l’a qualifiée de « fabrica-
rision comme les restes d’un âge obscur indigne tion ». Certes, chaque changement, pris sépa-
d’un catholicisme enfin adulte et raisonnable rément, peut se justifier, car le missel de 1962
(ce qui explique en partie la perte des milieux avait besoin d’améliorations bien vues par la
populaires et l’apparition d’une Église de constitution conciliaire, mais l’ensemble, tel
France essentiellement issue de la bourgeoi- qu’il était appliqué, opérait un cataclysme : si
sie). Une part de la hiérarchie de l’Église de le nouveau missel avait été mis en œuvre dans
France, en partie fascinée par le marxisme, un esprit de continuité, ce qui était tout à fait
penchait ouvertement à gauche au point que le
cardinal Decourtray avait dû reconnaître « une
certaine connivence » entre des évêques fran-
çais et le communisme (Le Figaro du 5 janvier « La liturgie fut la victime la
1990). Guillaume Cuchet, dans Comment notre
monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018),
plus visible des bouleversements
montre comment l’état d’esprit dominant a joué
pour répandre de funestes idées telles que la
de l’époque. »
fin de la pratique obligatoire, l’effacement de la

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 19


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

possible, sans doute les choses se seraient-elles la FSSPX à l’été 2018 ne laisse augurer aucun
passées bien différemment. rapprochement dans un avenir proche (la
En réaction se forma une vive opposition à la FSSPX compte aujourd’hui plus de 600 prêtres
réforme liturgique, bien avant la promulgation dans le monde).
du nouvel Ordo de la messe (NOM) en 1969. Dès
qu’il apparut que le latin et le grégorien étaient La mouvance « Ecclesia Dei »
menacés se créa l’association Una Voce (1964). À la suite de la grave rupture de juin 1988,
Nombre de « résistants » évoqués plus haut re- Jean-Paul II publie le motu proprio Ecclesia Dei
joignirent le « combat de la messe ». Lorsque adflicta (1988) afin de tendre la main aux tradi-
Paul VI promulgua le NOM, deux anciens cardi- tionalistes qui ne veulent pas suivre Mgr Lefeb-
naux de Curie, Bacci et Ottaviani, présentèrent vre dans son « acte schismatique » (n. 3 et 4). En
au pape un Bref examen critique du nouvel Ordo reprenant l’esprit du protocole d’accord du 5 mai
Missae rédigé par un groupe où émergeait la fi- 1988 signé par Mgr Lefebvre (puis dénoncé par
gure du dominicain Guérard des Lauriers qui al- lui), sur les points difficiles de Vatican II, ils
lait finir « sédévacantiste » : était particulière- s’engagent « à avoir une attitude positive d’étude
ment critiquée l’absence de caractère sacrificiel et de communication avec le Siège apostolique,
dans la présentation de la messe, point que Paul en évitant toute polémique » (n. 1-3). C’est ainsi
VI corrigea par la suite. Depuis ce Bref examen, qu’une douzaine de prêtres et séminaristes quit-
un certain nombre de traditionalistes considè- tent la FSSPX pour créer la Fraternité Saint-
rent la « nouvelle messe » comme « équivoque » et Pierre (FSSP) qui bénéficie de la faculté d’utili-
« déficiente » – c’est encore le cas aujourd’hui, es- ser les livres liturgiques anciens. D’autres
sentiellement du côté de la Fraternité Saint- communautés, jusqu’alors dans la mouvance de
Pie X. la FSSPX, refusent la rupture avec Rome et vont
demander à être régularisées : l’abbaye du Bar-
Mgr Lefebvre et la FSSPX roux, fondée par Dom Gérard Calvet en 1970
C’est à la demande de jeunes gens et de sémi- (ainsi que les bénédictines voisines), la Frater-
naristes aspirant à une formation traditionnelle nité Saint-Vincent-Ferrier, fondée par le Père
que Mgr Lefebvre fonde en 1970 la Fraternité Louis-Marie de Blignières en 1979 et devenu
Saint-Pie X (FSSPX). D’abord régulièrement éri- « sédévacantiste ». Sans lien aucun avec la
gée ad experimentum, celle-ci soulève l’hostilité FSSPX, l’Institut du Christ Roi Souverain
de Rome quand Mgr Lefebvre, à la suite d’une Prêtre, sous l’égide de Mgr Wach, est l’émana-
visite canonique houleuse, publie en 1974 une tion en 1990 de l’Opus Sacerdotale, l’œuvre du
« Déclaration » où il affirme son refus de suivre chanoine Catta (1964) ayant vocation à soutenir
les réformes « modernistes » issues de Vatican II le sacerdoce dans les temps difficiles de la crise.
qui conduisent à « l’hérésie » et sa volonté de D’autres communautés plus anciennes vont
poursuivre l’œuvre de sa Fraternité quoi qu’il ar- profiter du motu proprio Ecclesia Dei : l’abbaye
rive. Dès lors, le conflit est inévitable : l’approba- bénédictine de Fontgombault (établie par So-
tion donnée à la FSSPX est retirée en 1975 et, lesmes en 1948) et ses « filles » (Randol, Triors
l’année suivante, Mgr Lefebvre ordonne des et Gaussan) – le Père Abbé de Fontgombault,
prêtres malgré l’interdiction de Rome et se re- Dom Jean Roy, proche de Mgr Lefebvre, avait es-
trouve suspens a divinis. Malgré un timide in- sayé de l’empêcher de s’égarer dans une dissi-
dult en faveur de l’ancienne messe en 1984 et, dence étrangère à l’esprit ecclésial et romain
surtout, une tentative de conciliation menée dont cette abbaye a toujours été un exemple ;
sous la houlette du cardinal Ratzinger en 1987, Riaumont, crée par le Père Revet en 1958 ; les
Mgr Lefebvre sacre évêques en juin 1988 quatre chanoines réguliers de la Mère de Dieu, fondés
prêtres de la FSSPX, provoquant son excommu- en 1969 sous le nom d’Opus Mariæ et installés à
nication automatique, ainsi que celle des quatre Lagrasse depuis 2004 (avec les chanoinesses
nouveaux évêques. d’Azille) ; les Dominicaines du Saint-Esprit
Jusqu’en 2000, il y eut peu de rapports entre (Pontcalec), œuvre de l’abbé Berto (1943) ; l’ab-
Rome et Écône. Le Grand Jubilé fut l’occasion baye des bénédictines de Jouques (1967) qui es-
d’une reprise de contact, des rencontres théolo- saiment à Rosans en 1991.
giques eurent lieu, Benoît XVI leva même les ex-
communications touchant les évêques lefeb-
vristes (2009), François leur accorda la validité En matière liturgique, « les
permanente des mariages et des confessions,
mais l’accord échoua devant le refus de la préconisations de Benoît XVI
FSSPX de reconnaître que le concile pouvait être
interprété selon la Tradition. Le remplacement ont trouvé peu d’écho. »
de Mgr Fellay par l’abbé Pagliarani à la tête de

20 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Enfin, d’autres communautés sont
nées depuis 1988, citons notamment : la
Fraternité Saint-Thomas Becket en
1988 (son fondateur est membre de
l’Opus Sacerdotale et sa particularité
est que leurs prêtres célèbrent les deux
formes liturgiques), les Missionnaires
de la Miséricorde divine en 2005, l’Ins-
titut du Bon Pasteur en 2006 (constitué
par des prêtres exclus de la FSSPX).
Ces nombreuses communautés com-
posent une galaxie vivante et variée (la
FSSP compte aujourd’hui plus de 300
prêtres, l’ICRSP plus de 100) qui est
loin d’être homogène : si l’attachement à
la forme extraordinaire du rite romain
est leur point commun, il serait erroné
d’y voir un bloc uni professant les
mêmes positions sur tous les sujets. La plupart, main en deux formes, l’« ordinaire » – le nouvel Le cardinal
cependant, sont demeurées fidèles à l’esprit du Ordo de Paul VI – et l’« extraordinaire » – l’an- Ratzinger
motu proprio de 1988 et non seulement recon- cien Ordo, « jamais abrogé » (art. 1), qui doit intervenant
« être honoré en raison de son usage vénérable et aux Journées
naissent le nouveau missel et ne rejettent pas
liturgiques de
Vatican II (1) mais, pour certaines d’entre elles, antique » (art. 1). Ce motu proprio donne à tout Fontgombault
ont contribué à enrichir le débat pour interpréter prêtre de rite latin la faculté de célébrer la forme en juillet
les aspects les plus controversés du concile dans extraordinaire et transfère de l’évêque au curé 2001.
un sens traditionnel : sur la liberté religieuse, de paroisse la décision d’accueillir ou non un
par exemple, point le plus sensible, les religieux groupe stable de fidèles demandant à bénéficier
de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier et le Père de cette liturgie (clause qui n’a été appliquée
Basile Valuet, moine du Barroux, ont apporté un quasiment nulle part).
éclairage déterminant reconnu par Rome. Dans la lettre aux évêques qui accompagnait
La question liturgique demeure toutefois la ce motu proprio, Benoît XVI appelait à un enri-
plus délicate et c’est sur elle que les divergences chissement réciproque entre les deux formes du
se manifestent principalement, notamment sur rite romain et affirmait qu’il n’y avait aucune (1) Sur ce point
la question de la concélébration de la messe contradiction entre elles : « L’histoire de la litur- délicat, cf. notre
article « La
chrismale, souvent demandée par les évêques en gie est faite de croissance et de progrès, jamais de question “tradi”
signe de communion. Les débats apparaissent rupture. Ce qui était sacré pour les générations dans l’Église »
dès 1994 de façon non publique et conduisent à précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne p. 28-31.
(2) Sans prendre
la crise de la FSSP en 1999, lorsque seize jeunes peut à l’improviste se retrouver totalement inter-
parti au conflit
prêtres font un recours à Rome pour pouvoir cé- dit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour interne à la
lébrer ponctuellement la forme ordinaire, ce que nous tous, de conserver les richesses qui ont FSSP, La Nef
les supérieurs de l’époque interdisaient. Dans le grandi dans la foi et dans la prière de l’Église, et avait consacré
un grand dos-
même temps, la Congrégation pour le Culte de leur donner leur juste place. Évidemment, sier pour expli-
divin intervient par des Responsa (3 juillet 1999) pour vivre la pleine communion, les prêtres des quer la position
qui explicitent clairement qu’aucun supérieur communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne de Rome sur
peuvent pas non plus, par principe, exclure la cé- cette question
d’un institut traditionnel ne peut priver ses
(cf. n°101 de
prêtres du bénéfice du droit commun et donc ne lébration selon les nouveaux livres. L’exclusion janvier 2000,
peut leur interdire licitement de célébrer la totale du nouveau rite ne serait pas cohérente numéro dispo-
messe dans la forme ordinaire, même si leurs avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sain- nible gratuite-
ment en format
constitutions disent le contraire (2). Cette ques- teté. » PDF sur simple
tion est encore aujourd’hui très sensible. Les préconisations de Benoît XVI ont trouvé demande).
En juillet 2007, Benoît XVI, très soucieux « de peu d’écho, aussi bien chez les évêques que chez NB – Nous pu-
parvenir à une réconciliation interne au sein de les responsables traditionalistes. Si des avancées blions sur notre
l’Église », promulgue le motu proprio Summo- sont encore nécessaires de part et d’autre, on ne site un article
historique
rum Pontificum qui rend droit de cité à l’an- peut ignorer le chemin parcouru depuis un demi- d’Yves Chiron
cienne messe. Il solde une vieille querelle en siècle et tout particulièrement depuis la rupture librement acces-
donnant raison à ceux qui argumentaient que le de 1988 qui a permis au sein de l’Église l’instau- sible principale-
ration de véritables échanges et un climat plus ment centré sur
missel de saint Pie V n’avait jamais été abrogé. Mgr Lefebvre et
En effet, le pape, par un trait de génie qui le ca- serein. la Fraternité
ractérise, affirme qu’il n’y a qu’un seul rite ro- Christophe Geffroy z Saint-Pie X.

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 21


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

Une minorité vivante et diverse


Nous avons interrogé tous les responsables de France où se célèbre une messe en forme extraordinaire,
afin de présenter une photographie aussi précise et fiable que possible du nombre de fidèles attachés à
cette liturgie. La plupart ont répondu (totalisant 192 lieux de culte), qu’ils soient ici chaleureusement
remerciés (le tableau p. 23 présente les résultats de l’enquête par diocèse). Petite analyse.
par PIERRE LOUIS

E
n lançant notre enquête, nous pensions
qu’il serait parfois difficile d’obtenir une
réponse de la part de prêtres surchargés
Qu’est-ce qu’un « tradi » ?
et habitués à rester discrets sur ces questions
délicates. Mais il faut avouer qu’à de rares ex-
ceptions près, la plupart des prêtres interrogés
Q u’ils soient des habitués de longue date ou fraîchement
convertis, les fidèles appartenant à la mouvance tradition-
nelle pratiquent la forme extraordinaire du rite romain (FERR) de
– qu’ils soient diocésains ou de communautés – manière assez variable. On peut les distinguer en trois catégories
ont été très collaboratifs… parfois même très (plus une).
heureux que quelqu’un s’intéresse un peu à leur Ceux qui y ont un enracinement exclusif.
ministère ! Voici quelques éléments qui ressor- Certains pratiquent, sauf exception, la forme extraordinaire sys-
tent de cette enquête. tématiquement et ce pour la messe et toutes les activités spiri-
tuelles. Ils représentent plus de la moitié d’une assemblée domini-
Prêtres diocésains & communautés cale en FERR. Ce sont eux (et souvent eux seuls) que les autres fi-
traditionnelles dèles du diocèse identifient aux tradis : « ceux que l’on ne voit ja-
On compte en France environ 250 lieux de mais, qui vivent en vase clos, etc. »
culte, d’inégale importance, offrant régulière- Ceux qui y viennent régulièrement.
ment la liturgie selon la forme extraordinaire. Un certain nombre de fidèles conjuguent leur pratique de l’an-
cienne messe avec la messe en paroisse, en semaine, le dimanche
La moitié sont tenus par des prêtres diocésains
ou pour telle activité spirituelle. Ici, toutes les proportions existent.
(dont un certain nombre issus de communautés
(Pour notre enquête, nous en avons fixé le seuil à une fois par
traditionnelles) et l’autre par des prêtres appar-
mois.) Cette catégorie n’est pas toujours considérée par le reste des
tenant à des communautés traditionnelles (prin-
diocésains comme tradi : « ceux-là, c’est pas pareil, on les connaît ».
cipalement la Fraternité Saint-Pierre et l’Ins- Ceux qui trouvent là un enracinement spirituel (entre bien
titut du Christ Roi), qui s’occupent ainsi de plus d’autres).
de deux-tiers des fidèles. Enfin s’y ajoutent des fidèles qui ont dans la messe traditionnelle
Les diocèses, rechignant parfois à puiser dans un enracinement substantiel mais pratiquent habituellement la
leurs forces vives, peinent à trouver un prêtre forme ordinaire. C’est le cas notamment de ceux qui choisissent
disponible. Sachant en outre qu’il n’est pas facile une activité régulière avec la FERR : scoutisme, catéchisme, école
de passer sans cesse d’une forme à l’autre – cha- (hors contrat), pèlerinages, etc. Cette catégorie n’est en général pas
cune ayant son « ethos » propre (1) – et de mener considérée comme appartenant à la sphère tradie par les autres ca-
ainsi de front un double ministère liturgique. tholiques.
C’est la raison pour laquelle, dans la vie du À ces trois catégories, s’en ajoute une quatrième, qui a sans
prêtre, il y a inévitablement une forme domi- doute une certaine importance, mais qui n’est pas quantifiable (et
nante. n’apparaît pas dans notre enquête) : ce sont les tradis de cœur mais
Pour toutes ces raisons, les diocèses se tour- qui ne pratiquent pas ou plus la FERR et ce pour des motifs divers
nent volontiers vers les communautés tradition- et variés : éloignement géographique, divergences de vues, habi-
nelles. Elles assurent alors une continuité dans tude d’aller au plus près, grand âge, paresse, tiédeur… Ils ont sou-
ce ministère, en étant en syntonie avec les aspi- vent gardé comme lien avec le monde tradi, outre l’assistance très
rations des fidèles. C’est sans doute ce qui les ponctuelle à la messe, quelques abonnements et le denier du
rassure grandement, tandis qu’ils sont parfois culte !
Voilà pourquoi notre questionnaire s’articule en 3 colonnes :
contrariés d’être soumis aux aléas des nomina-
– Le nombre habituel de fidèles chaque dimanche.
tions de prêtres diocésains, pleins de bonne vo-
– Le nombre élargi de fidèles qui pratiquent régulièrement (au
lonté, mais ayant parfois du mal à comprendre
moins une fois par mois) le dimanche.
et à aimer ces brebis un peu différentes qui leur
– Le nombre global de fidèles : s’y ajoutent ici ceux qui, sans
sont confiées (par exemple, l’un d’entre eux nous pratiquer habituellement la FERR le dimanche, bénéficient réguliè-
faisait part de son incompréhension devant l’at- rement de la messe en FERR (catéchisme, école, scoutisme, etc.).
tachement de ses fidèles à communier dans la P.L. z
bouche, même en temps de Covid…)

22 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Une petite minorité de catholiques
Représentant environ 4 % des pratiquants
(7 % en y ajoutant les fidèles de la Fraternité
Saint-Pie X), les traditionalistes sont une petite
minorité de l’Église qui est en France. En outre,
ils se répartissent dans les diocèses selon une
grande diversité : s’ils sont bien présents en
quelques endroits (15 % dans le diocèse de Ver-
sailles, 12 % dans le diocèse de Carcassonne,
11 % dans les diocèses d’Avignon ou de Laval,
10 % dans celui de Toulon), ils sont quasi-inexis-
tants ou tout du moins invisibles dans d’autres
(Viviers, Châlons-en-Champagne, Langres,
Amiens, etc.). Avec les chiffres donnés ci-contre,
chaque diocèse pourra en calculer l’exacte pro-
portion.
Cette grande disparité repose non seulement
sur l’importance de la demande (on le voit par
exemple avec le diocèse de Versailles), mais
aussi sur le nombre de lieux dédiés à cette litur-
gie (celui de Toulon avec une quinzaine d’offres
est atypique). Mais inversement, cela signifie
aussi, spécialement dans les diocèses peu pour-
vus en lieux de messe traditionnelle, qu’une pro-
portion non négligeable de fidèles tradis ne sont
pas comptabilisés dans notre étude car n’ayant
pas de lieu à proximité. Ils se rabattent alors soit
vers les paroisses soit, dans une moindre propor-
tion, vers la Fraternité Saint-Pie X. À combien
peut-on estimer ces fidèles ? Il est difficile de le
dire. Aujourd’hui, il manque probablement une
centaine de lieux (à peu près un par diocèse)
pour environ 10 000 personnes qui pourraient
être intéressés (2). Ainsi, compte tenu de cette
frange non répertoriée, il ne semble pas dérai-
sonnable d’estimer l’ensemble des fidèles tradis
en France à environ 60 000.

Une réalité aux multiples visages


Au-delà des pratiquants réguliers qui se re-
trouvent chaque dimanche, nombreux sont ceux
qui alternent avec la paroisse locale. Ainsi pra-
tiquent-ils la liturgie traditionnelle, soit de
temps en temps le dimanche (comptabilisés ici
dans le nombre élargi), soit grâce à d’autres ac-
tivités : messe en semaine, scouts, écoles hors
contrat… (comptabilisés ici dans le nombre glo-
bal). Ils sont ainsi nombreux à se rajouter au
nombre habituel des pratiquants (environ 50 %
en plus). En certains endroits, cette proportion
est plus forte encore (notamment dans l’ouest
parisien), sans doute en raison d’un certain dé-
ficit de messes dominicales.
Cependant, cette réalité plurielle des fidèles
traditionalistes est perçue bien différemment
par les diocèses et par les tradis eux-mêmes :
– Les diocèses considèrent surtout le nombre
habituel des pratiquants du dimanche : par
exemple, dans la synthèse de la CEF, le diocèse

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 23


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

de Versailles annonce le chiffre de 5500, ce qui


correspond très exactement au nombre habituel Fraternité Saint-Pie X : quels chiffres ?
des assemblées dominicales. Le diocèse de Paris
annonce dans cette même synthèse « entre 1100 S ollicitée par La Nef, la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX)
n’a malheureusement pas daigné répondre à notre enquête. En
et 1300 » : ce qui est en fait bien en deçà de la 2006, une étude d’Oremus estimait le nombre des fidèles de la FSSPX
réalité (autour de 2000). Cet écart assez signifi- à 35 000 (cf. La Nef n°170 d’avril 2006). Ce chiffre est encore d’actua-
catif s’explique probablement par l’oubli de cer- lité et il vient d’être indirectement confirmé par l’abbé Gaud, de la
FSSPX, le dimanche 18 avril 2021 à l’église Saint-Nicolas du Chardon-
tains lieux de culte… Mais en se focalisant ainsi
net, où il estimait qu’il y a, dans la FSSPX, un prêtre pour 200 à 250 fi-
sur le seul nombre habituel, les diocèses oublient
dèles (https://www.youtube.com/watch?v=KV1-k2YWbAA).
peut-être que les fidèles ne demandent pas seu-
P.L. z
lement une liturgie mais aussi toute une pasto-
rale traditionnelle (un catéchisme traditionnel,
un scoutisme traditionnel, une école aux mé- qu’avec les regroupements paroissiaux, ce côté
thodes traditionnelles, etc.). « hors-sol » n’est pas l’apanage des lieux de culte
– Les tradis, quant à eux, se comptabilisent tradis. D’autant plus que le « réflexe de mino-
avec tous ceux qu’ils côtoient et qui ont un lien rité » s’étend aujourd’hui à tous les catholiques
régulier avec la forme extraordinaire (notre français et réunit ainsi les diverses tendances.
nombre global dans l’enquête). Ajoutons enfin que c’est un monde ouvert où
Cette double manière de compter peut aussi certains (prêtres ou fidèles) ne font que passer
expliquer quelques quiproquos et difficultés quelque temps, après y avoir puisé ce qui a
dans le dialogue entre les diocèses et les fidèles contribué à les construire, avant d’en faire pro-
traditionalistes. fiter les paroisses. Quand d’autres y arrivent sur
Sans oublier qu’au-delà des pratiquants régu- le tard, après avoir quitté leur paroisse pour di-
liers ou occasionnels, il y a encore tous ceux (ils vers motifs…
ne sont pas comptabilisés dans notre étude) qui
côtoient ponctuellement le « monde tradi » pour Une réalité ecclésiale en croissance
des retraites, des sessions, des pèlerinages, des Pour l’observateur extérieur, le plus étonnant
formations, des conférences, des groupes de est que ce monde continue, inexorablement, à
couples ou de jeunes, des chorales, des camps progresser légèrement au fil du temps. Les dé-
pour enfants ou ados, des mariages, des funé- cennies passent et les tradis sont toujours là,
railles, etc. Bref, le tradiland tient une place non chaque fois un peu plus nombreux et avec une
négligeable dans le catholand des moins de 50 moyenne d’âge toujours très jeune, en contraste
ans ! avec certaines paroisses du monde rural ! Ainsi,
tandis que s’effondrent des pans entiers de la vie
Des communautés « hors-sol » ? de l’Église, ce monde continue insolemment de
La limitation des lieux où se célèbre la forme croître tout doucement.
extraordinaire a pour effet d’attirer des fidèles Certes, ils sont relativement peu nombreux.
demandeurs, qui parfois viennent de loin. Évi- Mais ils sont une minorité active et font du bruit.
demment, dans ces conditions, le lien avec la De plus, leurs familles sont souvent nombreuses
paroisse locale (parfois éloignée de leur lieu d’ha- avec un fort taux de transmission de la foi et ils
bitation) est un peu compliqué. Et pourtant, ce fournissent un nombre élevé de vocations au re-
« numerus clausus » est non seulement le fruit gard de leur nombre. Comme l’illustrait avec un
de l’histoire mais repose aussi sur un accord ta- peu d’humour un prêtre diocésain : « Il en va du
cite : phénomène tradi comme d’une vague de froid : il
– les diocèses, peu désireux qu’une telle pasto- y a l’effet réel… plutôt modeste, et l’effet res-
rale se développe, rechignent bien souvent à ou- senti… omniprésent ! » Évidemment, en considé-
vrir d’autres lieux ; rant les courbes statistiques des uns et des
– les fidèles, même venant de loin, se sont en- autres, on s’interroge sur l’avenir. Mais à vrai
racinés dans une vie paroissiale qu’ils ne veulent dire, le principal inconnu dans tout cela n’est-il
plus quitter ; pas plutôt l’avenir du catholicisme en France ?
– les pasteurs célébrant la forme ancienne, Pierre Louis z
craignant de perdre une partie de leur commu-
(1) Cf. P. Cassingena, Te Igitur, Ad Solem, 2007, p. 81.
nauté, sont eux aussi assez réticents à l’ouver- (2) Cf. le sondage CSA demandé par « Paix liturgique » en
ture de lieux supplémentaires. septembre 2008 qui révèle que 19 % des catholiques prati-
Évidemment, internet et les réseaux sociaux quants réguliers sont prêts à assister chaque dimanche à la
messe « sous sa forme ancienne » si elle est proposée près de
renforcent encore une vie en « vase clos » et chez eux.
confortent cette tentation, chez un certain nom-
NB – Nous tenons à remercier les abbés Pierre Amar et
bre de tradis, de vivre un peu en marge de la vie Gérald de Servigny qui ont été une aide précieuse pour
de l’Église diocésaine… Notons cependant réaliser cette enquête et élaborer ce dossier (ndlr).

24 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


«Servir au mieux l’œuvre de Dieu»

L a Nef – Quelle place tiennent, selon vous, les


communautés dites « traditionnelles » dans
l'Église en France ?
Du côté des fidèles, participer aux événements du
diocèse (messe chrismale, ordinations, pèlerinages)
en acceptant de célébrer la Messe avec la totalité de
Mgr Éric de Moulins-Beaufort – Ces communautés l’Église, participer aux formations diocésaines, pren-
regroupent souvent des jeunes familles et des jeunes dre en charge des cours Alpha, servir les pauvres et
gens. Certains de ces fidèles appartiennent au les malades sans transporter auprès d’eux les diffé-
monde dit « de la tradition » depuis des générations, rences de sensibilité sont des chemins d’unité. Cela
mais un nombre non négligeable se sont approchés suppose de la part de l’Église diocésaine de soigner
de la foi grâce à la messe dite de saint Pie V. Les fi- la liturgie des célébrations, de veiller au sérieux des
Mgr Éric de
Moulins-Beau- dèles de ces communautés enrichissent donc l’Église formations proposées, d’accepter des initiatives por-
fort, arche- du Christ, selon la mesure où ils consentent à être tées par des communautés « traditionnelles ». La Tra-
vêque de pleinement membres de la « grande » Église. « Extra dition est l’acte même de la vie de l’Église.
Reims et prési- Ecclesia, nulla salus », disait saint Cyprien de Car-
dent de la thage, en pensant non aux païens mais à ceux qui se Comment voyez-vous l'avenir de ces communau-
Conférence des
mettaient hors de l’Église. tés traditionnelles dans l'Église de France ?
Évêques de
France : « Je suis Je suis persuadé que nous allons vers une intégra-
persuadé que Ces communautés traditionnelles constituent- tion plus naturelle du plus grand nombre. Mais je
nous allons vers elles plutôt une richesse ou une difficulté pour crains que certains groupes se durcissent dans une
une intégration l'Église en France ? Quelles richesses peuvent- posture spirituelle et politique qui les coupe de la vi-
plus naturelle elles apporter ? Quelles difficultés occasionnent- talité ecclésiale. Être chrétien n’est pas seulement
du plus grand
elles ? avoir un sens religieux, aimer la liturgie et vibrer à
nombre. »
Elles sont tout à la fois une difficulté et une ri- une certaine histoire nationale. Être chrétien nous
chesse. Leurs exigences liturgiques compliquent la fait toujours aller là où on n’avait pas prévu d’aller.
vie concrète des diocèses, les instituts concernés ont
développé des parcours de formation sur lesquels Comment ces communautés traditionnelles et le
nous, évêques, avons du mal à veiller. Mais lorsque clergé diocésain peuvent-ils œuvrer ensemble
ces communautés acceptent de participer aux évé- pour l’évangélisation et le bien de l’Église ?
nements structurants de la vie d’une Église particu- Le missel de saint Paul VI intègre le progrès de la
lière, lorsqu’elles comprennent que la mission théologie eucharistique et de la théologie de l’Église
consiste à vivre du Christ dans le monde tel qu’il est qui s’est développé entre la crise de la Réforme pro-
et qu’elles n’entretiennent pas l’illusion que le monde testante et le concile de Trente d’une part, le concile
d’avant pourrait revenir, elles apportent la beauté de Vatican II et la crise où la sécularisation a placé l’hu-
la messe selon le missel de saint Pie V dont l’Église a manité d’autre part. Partager ensemble ces progrès
vécu pendant des siècles et qui a une certaine force théologiques nous aidera tous à mieux comprendre
pédagogique. ce qu’est la mission de l’Église. Tous les fidèles sont
agents de l’annonce de la bonne nouvelle du salut,
Que suggérez-vous pour améliorer l’accueil, les tous les fidèles s’offrent en sacrifice spirituel pour la
relations et l’intégration de ces communautés tra- gloire de Dieu et le salut du monde, et le sacrifice
ditionnelles dans les diocèses ? spirituel se vérifie toujours en ce qu’il fortifie l’unité
Aujourd’hui, en beaucoup de lieux, les prêtres de de l’Église, comme communion dans le Christ. Bos-
plusieurs communautés Ecclesia Dei participent vo- suet, pour ne citer que lui, a bien exposé cela. Les
lontiers aux rencontres diocésaines et se trouvent prêtres sont porteurs de la Parole de Dieu qui sauve
alors bien accueillis par les prêtres diocésains. Tout et pardonne et guérit et de l’Eucharistie du Christ. Le
prêtre ayant une mission dans un diocèse appartient ministère ordonné est nécessaire pour garantir que
à l’unique presbyterium de celui-ci. Réfléchir ensem- nous vivons bien du Christ et dans la force de son Es-
ble aux défis de l’évangélisation, travailler pour de prit, en servant la croissance et l’unité intérieure de
vrai en théologie et en philosophie, accepter des mi- l’Église qui est le Corps du Christ. C’est par l’essentiel,
nistères auprès de tous les fidèles et pas seulement par le chemin le plus haut, que nous pouvons servir
des fidèles de la forme extraordinaire, sont des voies au mieux l’œuvre de Dieu.
prometteuses. Propos recueillis par Christophe Geffroy z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 25


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

Éviter des « réserves d’Indiens »


L a Nef – Quelle place tiennent, selon vous, les
communautés dites « traditionnelles » dans
l'Église en France ?
maintenant très intégrés. Tout ceci est manifesté par
notre participation au Jeudi Saint et aux journées
des presbyterium, par nos services dans les curies
Chanoine Louis Valadier – Les communautés atta- diocésaines (officialité, chancellerie, archives), par
chées à la forme extraordinaire du rite romain tien- des nominations de vicaires pour la forme extraor-
nent selon moi une place modeste mais réelle dans dinaire de territoires paroissiaux, par notre présence
l’Église en France. Chacun à notre place, nous es- pour des permanences de confessions dans les ca-
sayons de servir Dieu et les âmes dans les diocèses thédrales ou les établissements de l’enseignement
où nous sommes appelés. Les liens sont toujours diocésain. Récemment, un évêque vient d’ériger une
Le chanoine
Louis Valadier, plus forts et plus étroits avec le clergé diocésain, et il paroisse personnelle pour notre Institut sur son dio-
supérieur du est important pour nos communautés de travailler cèse. Tout ceci manifeste une bonne intégration. Là
district de dans cet esprit de communion, si important, surtout où les relations demeurent difficiles, nous essayons
France de aujourd’hui. Dans la plupart des diocèses de France, de travailler à dépasser certaines appréhensions et le
l’Institut du des communautés sont maintenant implantées et temps fait en général son œuvre. Il faut être patient
Christ Roi
peuvent rayonner dans des ministères très variés : et comprendre aussi que certains évêques ont des si-
Souverain
Prêtre. certains de types paroissiaux, mais aussi des minis- tuations bien difficiles à gérer avec des sensibilités
tères en milieu scolaire, dans les curies diocésaines, souvent très différentes au sein même de leur clergé.
dans les aumôneries d’hôpitaux et de prisons, etc.
Comment voyez-vous l'avenir de ces communau-
tés traditionnelles dans l'Église de France ?
« Travailler à l’unité de l’Église dans Alors que la sécularisation du monde se fait
chaque jour plus grande et plus pressante, nous de-
le respect des charismes propres. » vons toujours avoir le souci dans l’Église de voir ce
qui nous rassemble. Les années passant, certaines
difficultés ont pu être dépassées, et j’espère que tous
Ces communautés traditionnelles constituent- ressentent l’urgence de travailler ensemble pour le
elles plutôt une richesse ou une difficulté pour bien des âmes. On peut donc penser que l’avenir
l'Église en France ? Quelles richesses peuvent-elles permettra un travail toujours plus étroit dans le res-
apporter ? Quelles difficultés occasionnent-elles ? pect des charismes propres.
Nos communautés peuvent être une richesse pour
les diocèses, avec leur charisme propre. Par exemple, Comment ces communautés traditionnelles et le
je vois beaucoup d’évêques très sensibles et heureux clergé diocésain peuvent-ils œuvrer ensemble
de notre spiritualité salésienne, faite de charité et de pour l’évangélisation et le bien de l’Église ?
douceur, et dont nous cherchons à toujours plus Nous le faisons déjà ! Je dirai même que nous de-
nous imprégner pour exercer notre ministère. Notre vons œuvrer ensemble sinon nous ne pourrons pas
vie canoniale séculière est le sujet de belles discus- travailler au bien de l’Église. Certains clivages autre-
sions alors que beaucoup d’évêques font aujourd’hui fois cultivés se sont grandement estompés, et nous
le choix de la vie commune en fraternités mission- travaillons déjà avec le clergé dans bien des diocèses
naires pour leurs prêtres. Mais pour que nous puis- et dans le cadre de missions très variées. Ces liens
sions vraiment être une richesse et non une difficulté devront être toujours plus forts à l’avenir. Pour notre
pour les évêques, nous devons toujours veiller à ne cas, si nous ne sommes pas prêtres diocésains, c’est
pas créer des « réserves d’Indiens » avec des fidèles que nous avons fait le choix de la spiritualité salé-
qui seraient comme « coupés » de la vie des diocèses. sienne et de la vie canoniale séculière avec la liturgie
Nous devons au contraire être toujours attentifs à traditionnelle. Dans l’histoire de l’Église, nous avons
servir l’unité autour des évêques, et à ne pas faire le toujours vu la grande diversité des familles reli-
jeu de la division, et donc du diviseur. gieuses œuvrer ensemble au bien des âmes. C’est le
défi qui nous attend en ces temps difficiles : travailler
Que suggérez-vous pour améliorer l’accueil, les à l’unité de l’Église dans le respect des charismes
relations et l’intégration de ces communautés tra- propres pour la plus grande gloire de Dieu et le salut
ditionnelles dans les diocèses ? des âmes.
Dans beaucoup de diocèses, nos prêtres sont Propos recueillis par Christophe Geffroy z

26 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


« Un rôle réformateur à jouer »
L a Nef – Quelle place tiennent, selon vous, les
communautés dites « traditionnelles » dans
l'Église en France ?
nales, abritées par une paroisse territoriale et s’adap-
tant à son rythme. Si ce mode de fonctionnement
convient toujours dans certains lieux, il n’est plus réa-
Abbé Benoît Paul-Joseph – À mon sens, cette place liste dans quelques grandes villes où nos apostolats
est triple : tout d’abord, les communautés « tradition- sont devenus importants. Dans plusieurs endroits
nelles » permettent la pratique religieuse d’un certain nous sommes à la croisée des chemins : soit les auto-
nombre de catholiques attachés à la forme extraor- rités du diocèse acceptent de faire évoluer le cadre
dinaire du rite romain. Ensuite, elles attirent de plus canonique, par exemple en nous confiant une
en plus de personnes éloignées ou hors de l’Église, paroisse personnelle, soit elles n’osent pas franchir ce
L’abbé Benoît
Paul-Joseph, touchées par cette forme liturgique, nourries par l’en- pas, mais cela risque d’entretenir des situations mal-
supérieur du seignement des prêtres qui la célèbrent et soutenues saines car déséquilibrées, avec le ressentiment qui
district de par l’amitié qu’elles peuvent trouver dans les commu- peut en découler, tant chez les prêtres que chez les
France de la nautés de fidèles. Enfin, je suis convaincu que les ins- fidèles. Aux États-Unis, par exemple, beaucoup
Fraternité tituts traditionnels, avec leurs limites et leurs insuffi- d’évêques ont fait le choix de la paroisse personnelle
Saint-Pierre :
sances, ont cependant un rôle réformateur à jouer au (70 % de nos implantations) et cela a largement favo-
l’existence des
instituts tradi- sein de l’Église, au plan catéchétique et liturgique. risé l’intégration de nos apostolats dans les diocèses.
tionnels « rap- Leur existence rappelle que la crise traversée après le
pelle que la concile Vatican II n’est pas entièrement résolue et que Comment voyez-vous l'avenir de ces communau-
crise traversée des problèmes persistent au niveau du culte litur- tés traditionnelles dans l'Église de France ?
après le concile gique et de la transmission de la foi. Il est difficile de répondre à cette question. Je peux
Vatican II n’est
simplement vous dire ceci : ces communautés aug-
pas entière-
ment résolue et Ces communautés traditionnelles constituent- mentent, tant à l’intérieur (nombre de membres)
que des pro- elles plutôt une richesse ou une difficulté pour qu’à l’extérieur (lieux desservis et nombre de fidèles)
blèmes persis- l'Église en France ? Quelles richesses peuvent-elles et il ne semble pas qu’une inflexion soit amorcée.
tent au niveau apporter ? Quelles difficultés occasionnent-elles ? J’espère donc qu’une confiance plus grande leur sera
du culte litur-
Je pense que les communautés traditionnelles accordée et qu’un apostolat plus large leur sera
gique et de la
transmission de constituent évidemment une richesse pour l’Église de confié, pour éviter des situations conflictuelles, les-
la foi. » France, par le nombre de prêtres qu’elles mettent à quelles sont toujours dommageables et constituent
disposition des diocèses, les quasi-paroisses dont un contre-exemple.
elles assurent le soin pastoral, l’apostolat qu’elles dé-
veloppent auprès de la jeunesse, des familles, des ma- Comment ces communautés traditionnelles et le
lades, etc. Ensuite, les difficultés concernent plutôt clergé diocésain peuvent-ils œuvrer ensemble
l’intégration de ces communautés : soit on estime que pour l’évangélisation et le bien de l’Église ?
leur spécificité constitue un intérêt, et on leur confie Dans beaucoup de diocèses, il existe déjà une
des responsabilités en acceptant qu’elles les assument vraie collaboration. Mais les prêtres de nos instituts
avec leurs particularités (liturgiques, pédagogiques, ne sont pas suffisamment sollicités pour des aposto-
etc.), soit on estime que leur spécificité représente un lats plus larges, en dépit de leur disponibilité dont je
handicap et on évite de les solliciter. Mais avec l’effon- parle systématiquement aux évêques. Je pense aux
drement de la pratique religieuse (1,8 % de « messali- hôpitaux, aux établissements scolaires, aux prisons :
sants » en France), les controverses au sujet de la sou- autant de lieux où les prêtres manquent cruellement,
tane ou du latin sont maintenant décalées : il s’agit de et où la question de la forme liturgique est secon-
resserrer les rangs pour annoncer Jésus-Christ. daire. De même, nos instituts pourraient aider pour
les funérailles, en célébrant des absoutes et en ac-
Que suggérez-vous pour améliorer l’accueil, les compagnant les familles jusqu’au cimetière. Cela se-
relations et l’intégration de ces communautés tra- rait un soutien important pour les personnes en-
ditionnelles dans les diocèses ? deuillées et une belle voie d’évangélisation. Mais,
Le développement de ces communautés en dans beaucoup de diocèses des réticences persistent
quelques dizaines d’années demande de repenser et je trouve cela regrettable : cela prive le clergé dio-
leur intégration. Quand le nombre de fidèles était césain d’une vraie aide, et empêche de nombreux fi-
assez modeste, les apostolats « traditionnels » pou- dèles d’avoir recours à un prêtre.
vaient être considérés comme des réalités margi- Propos recueillis par Christophe Geffroy z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 27


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

La question «tradi» dans l’Église


Les fidèles adeptes de la forme extraordinaire du rite romain sont dans l’Église une petite minorité,
mais jeunes et dynamiques, à l’origine d’un nombre de vocations non négligeable. Comment se pose
la question « tradi » dans l’Église et quelle réponse peut-on lui donner ?

par CHRISTOPHE GEFFROY

E
n avril 2020, la Congrégation pour la Doc- ont du mal à se comprendre », les tradis forment
trine de la foi a lancé une enquête auprès un « groupe en milieu fermé » avec un « repli sur
des évêques du monde entier sur l’appli- soi », ayant une « faible dimension mission-
cation du motu proprio Summorum Pontificum naire », « les prêtres de la FSSP » refusent « la
(2007) dans leur diocèse. Chaque évêque a ré- concélébration », etc. En conclusion : « La publi-
pondu à un questionnaire détaillé. La Confé- cation du motu proprio manifeste une intention
rence des évêques de France (CEF) a réalisé une louable mais qui ne porte pas les fruits attendus.
« synthèse des résultats » qui donnait du monde Si elle honore un principe de réalité, un inlas-
« traditionaliste » une image peu valorisante, sable travail d’unité apparaît toujours néces-
synthèse, au demeurant, qui ne pouvait que gom- saire. Les promesses d’un enrichissement mutuel
mer les particularités de chaque diocèse et les des deux formes de l’unique rite romain demeu-
différences des situations. Ce n’est toutefois pas rent largement inchoatives. Des méfiances réci-
cette synthèse qui a été envoyée à Rome, mais proques stérilisantes demeurent. Le souci de
bien les réponses individuelles de chaque évêque. l’unité de l’Église n’est pas pleinement honoré par
Reprenons néanmoins rapidement les princi- la mise en œuvre du motu proprio. L’application
paux éléments de cette synthèse de la CEF, car de cette lettre pose ultimement des questions ec-
elle est significative d’une certaine incompréhen- clésiologiques plus que liturgiques. »
sion de ce qu’est la mouvance traditionaliste. Les
chiffres sont d’abord minorés et ne correspondent Une question non résolue
pas à l’enquête précise que nous avons réalisée. Certes, nombre de défauts du monde tradi
La synthèse parle de moins de 100 personnes en pointés par la synthèse de la CEF sont bien
moyenne (« entre 20 et 70 majoritairement ») par réels, mais ce qui est navrant est qu’il n’émane
lieu de culte affecté à la forme extraordinaire du de ce texte aucune empathie ni bienveillance,
rite romain (FERR). Selon notre enquête, le aucune recherche de compréhension à l’égard de
« nombre élargi » de fidèles est de 41 465 pour ceux qui n’apparaissent guère comme des frères
192 lieux de culte recensés, soit une moyenne de dans la foi : on lit un compte rendu bureaucra-
216 pratiquants à la messe dominicale. tique froid, largement à charge à l’égard de fi-
La synthèse note toutefois que « dans la plu- dèles dont l’existence semble tolérée à contre-
part des diocèses, la situation semble apaisée ». cœur. Le rédacteur aurait-il fait de même pour
Bien que la FERR « relève d’un véritable besoin tout autre composante de l’Église ?
pastoral » dans « près des deux tiers des dio- La difficulté de la situation est qu’il existe une
cèses », la synthèse conclut que « l’évêque agit par question « tradi » depuis cinquante ans et qu’elle
délicatesse pastorale ». Quand on arrive aux « as- n’a jamais été résolue au fond pour de multiples
pects positifs et négatifs » de l’usage de la FERR, raisons dont les responsabilités sont largement
le déséquilibre devient patent : si cet usage partagées, malgré la bonne volonté des papes
contribue à l’« apaisement » et « permet de Jean-Paul II et Benoît XVI. Il est vrai que cette
contenter des fidèles », il « blesse l’unité de question est sensible en ce sens qu’elle peut met-
l’Église » et la « contestation du concile Vatican tre en cause, en effet, le concile Vatican II et la
II » engendre « deux Églises », « deux mondes qui réforme liturgique de Paul VI. Néanmoins, de-
puis la rupture de Mgr Lefebvre avec Rome en
1988, les choses se sont nettement clarifiées. Mgr
« Certains tradis ont contribué à Lefebvre menait un combat frontal contre le
concile et la « nouvelle messe », y voyant une hé-
éclaircir des points doctrinaux résie moderniste pour le premier et une liturgie
déficiente pour la seconde – la « messe de Lu-
controversés de Vatican II. » ther » –, positions dont on conçoit qu’elles fussent
inacceptables pour Rome ; les traditionalistes ob-

28 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Le pèlerinage jets de cette synthèse, demeurés en pleine tant de la figure charismatique de Mgr Lefeb-
de Chartres de communion ecclésiale, dans leur majorité, ont vre…), génère cette méfiance, voire une certaine
la Pentecôte délaissé ces excès et ne bataillent plus contre Va- peur. Peur de ce qu’ils sont et plus encore de
organisé par
tican II et le nouvel Ordo Missae – et plus encore l’image qu’on en a : des chrétiens différents des
Notre-Dame de
Chrétienté :
les jeunes de cette mouvance, indifférents à ces autres vus comme nostalgiques du passé à tous
une vitrine questions et passant sans problème du pèleri- les niveaux (chrétienté, liturgie, catéchèse, scou-
pour les tradis, nage de Chartres à une session de l’Emmanuel tisme, écoles…). Et peur surtout qu’ils se déve-
bien que les à Paray-le-Monial, tandis que certains de leurs loppent et prennent trop d’importance dans les
jeunes qui y aînés, il est vrai, iront plus facilement à une diocèses. Bref, certains les accueillent par pure
participent messe traditionnelle de la FSSPX, voire à aucune charité, c’est une « “parenthèse miséricordieuse”
peuvent aller messe, plutôt qu’à une messe de Paul VI toute pour des personnes qui doivent s’approprier pro-
dans la foulée
proche. Il reste également des théologiens gressivement l’Ordo Missae de Paul VI », comme
à une session
de Paray-le- comme l’abbé Claude Barthe qui n’ont toujours l’avait cyniquement résumé Mgr Raffin, alors
Monial. pas digéré le concile et qui exercent une influence évêque de Metz (1).
non négligeable, jusque dans certains instituts Pourquoi ne pas changer de regard et voir les
où ils interviennent, mais leurs attaques sont tradis comme une richesse et non un problème
moins violentes que celles de la FSSPX, même si ou une menace ? À l’origine, au demeurant, leur
elles se rejoignent dans le fond. Inversement, résistance face aux bouleversements liturgiques
certains tradis, par le sérieux de leurs travaux était parfaitement légitime et l’histoire dira un
théologiques, ont contribué à éclaircir des points jour le service qu’ils ont rendu à l’Église en
doctrinaux controversés de Vatican II, tout parti- maintenant un antique et précieux trésor litur-
culièrement sur la liberté religieuse avec les gique que l’on était prêt à balayer sans états
Pères de Blignières et de Saint Laumer, de la d’âme. Il faut relire ce que Jean-Paul II et Benoît
Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, et le Père Ba- XVI ont écrit sur la volonté de rupture qui a tou-
sile Valuet, moine du Barroux, auteur d’une mo- ché la liturgie à l’occasion de la réforme et de son
numentale thèse de doctorat qui a fait date sur application : s’opposer à une telle impiété était
le sujet. juste. Les méthodes utilisées l’étaient parfois
Pourquoi, alors, tant d’incompréhensions et de moins ; surtout par Mgr Lefebvre et les respon-
« méfiances réciproques » entre la hiérarchie sables de sa Fraternité, s’émancipant de toute
d’une part, et le monde tradi de l’autre, en limi- obéissance et n’en faisant qu’à leur tête, polémi-
tant désormais cette expression à la mouvance quant de façon violente contre le pape, le concile
se situant sans ambages dans l’obéissance et la et la messe, usant de chantages (aux sacres) lors
légalité canonique ? des négociations de 1987-1988, etc.
Certes, les tradis sont différents, mais c’est en
Du côté de Rome et des évêques cela précisément qu’ils sont une richesse. Toute
Commençons par la hiérarchie. Il me semble différence ne nuit pas à l’unité qui n’est pas sy-
qu’à l’origine il y a une méconnaissance des tra- nonyme d’uniformité : dans l’Église, l’unité est
ditionalistes qui, ajoutée à la réputation vraie ou celle de la foi, dont on voit mal qu’ils en seraient
fausse qu’ils colportent (les amalgames poli- des adversaires. Dans un monde sans Dieu et
tiques avec « l’extrême droite », le poids persis- horriblement horizontal, des groupes défendant

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 29


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

une vision sacrée et verticale, n’auraient-ils donc Des Missionnaires de la Miséricorde divine qui
pas de place dans l’Église, ne répondraient-ils pas ont pour vocation l’évangélisation des musul-
à un besoin réel de nombre d’âmes? Ajoutons que mans et pratiquent également l’évangélisation
le noyau des tradis est formé de familles nom- des jeunes dans les rues et sur les plages ? Des
breuses et jeunes qui ont une culture religieuse chanoines de l’abbaye de Lagrasse qui ont déve-
au-dessus de la moyenne, un sens de l’Eucharistie loppé une admirable pastorale du tourisme atti-
et de sa primauté, ainsi qu’une belle générosité rant à Dieu de simples visiteurs ?
dans l’accueil de la vie. Elles offrent à l’Église un Finalement, la principale difficulté tient au
nombre de vocations bien plus élevé, en propor- refus, pour certains, de célébrer la messe dans
tion, que partout ailleurs : quelque 4 % des prati- la forme ordinaire, y compris lors de la messe
quants fournissent plus de 15 % des vocations. chrismale autour de l’évêque. Plus que le refus
N’y a-t-il pas là de quoi s’interroger, essayer de lui-même, le problème réside dans ce qu’il signi-
comprendre la raison d’un tel dynamisme ? La fie, à savoir la suspicion qu’il jette sur la légiti-
transmission de la foi fonctionne chez eux mieux mité du nouveau missel. Car de deux choses
qu’ailleurs, leur catéchèse est recherchée bien au- l’une : ou ce missel a des « déficiences » et il est
delà du cercle de leurs chapelles : cela ne devrait- logique de préférer ne pas l’utiliser ; ou il n’en a
il pas interpeller nos autorités, susciter un regard pas et on comprend mal la raison d’un tel refus,
moins condescendant envers ce monde-là ? l’argument des constitutions étant sans consis-
tance, puisque Rome a tranché en 1999 – un su-
Du côté des tradis périeur ne peut interdire à un de ses prêtres de
Du côté des tradis, l’analyse n’est pas aisée, bénéficier du droit commun, en l’occurrence la
car si l’on a affaire à un groupe apparemment co- forme ordinaire.
hérent de par son attachement à la FERR et à Il n’y a rien de scandaleux à juger que le mis-
ce qui tourne autour (sacrements, catéchisme), sel de Paul VI mériterait des corrections et ar-
il est en réalité très diversifié si l’on prend en gumenter respectueusement en ce sens (le car-
considération les positions théologiques parfois dinal Ratzinger a déjà évoqué une « réforme de
éloignées, notamment sur la question de la célé- la réforme »). C’est en revanche un motif de scan-
bration de la forme ordinaire ou sur certains as- dale, pour un prêtre du rite romain, de toujours
pects controversés de Vatican II. Entre les tradis refuser de le célébrer, comme serait scandaleuse
et le reste de l’Église, la synthèse de la CEF la position inverse. C’est d’autant plus absurde
évoque « deux mondes qui ont du mal à se qu’il n’existe pas de missel « parfait », la liturgie
comprendre », « deux mondes qui ne se rencon- nous est donnée par l’Église et l’on ne peut ima-
trent pas » ; mais ici, à La Nef, nous pouvons té- giner qu’elle donne à ses fidèles un fruit empoi-
moigner du contraire : nous avons toujours sou- sonné. Nous sommes d’ailleurs dans la situation
tenu « l’herméneutique de la réforme dans la paradoxale où la plupart des tradis célèbrent
continuité » chère à Benoît XVI, défendant ainsi selon le missel dit de Jean XXIII (1962) qui est
et le concile Vatican II et la réforme liturgique celui-là même dont tous les Pères conciliaires ju-
tout en étant partisans du maintien de la forme geaient la réforme nécessaire (2).
extraordinaire ; ainsi, dès l’origine, notre revue
a voulu être un pont entre les tradis et l’Église Quelles solutions ?
et, riche d’une expérience de plus de trente ans, Comment résoudre ce problème ? Il ne me sem-
nous affirmons que les rencontres sont possibles ble pas que la méthode forte soit la bonne solu-
et se passent bien. tion (obliger à la concélébration pour accueillir
Certes, il existe des tradis très heureux de un prêtre tradi dans un diocèse), car on repart
cultiver l’entre-soi avec une mentalité d’assiégés dans un bras de fer destructeur de la confiance.
et de « purs », les familles se retrouvant dans un Si celle-ci était établie et réciproque, je pense
cercle restreint (la messe, le catéchisme, le scou- que cette question se réglerait progressivement
tisme, l’école hors contrat, le groupe Domus d’elle-même, le premier moteur du rejet du nou-
Christiani…), bref, faisant leurs affaires tran- vel Ordo étant la peur, peur notamment de per-
quillement entre eux sans être trop dérangés. Ce dre le charisme de la forme extraordinaire et
travers est à corriger, mais n’est-ce pas un pen- d’être « normalisé ».
chant de toute communauté regroupée autour
d’un charisme spécifique d’agir de la sorte ? Et,
en face, des évêques sont parfois très heureux de « La seule voie constructive nous
voir ces fidèles rester entre eux et avoir ainsi la
paix en entendant le moins possible parler d’eux. semble donc de continuer sur le
Mais, là encore, il est impossible de générali-
ser. « Faible dimension missionnaire », affirme chemin tracé par Benoît XVI. »
la synthèse de la CEF : mais de qui parle-t-on ?

30 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


On hérite aujourd’hui de plus de
trente ans d’absence de politique claire
et ferme de Rome (faiblesse et incohé-
rence de la Commission Ecclesia Dei
avant sa suppression notamment) et
des évêques à l’égard du monde tradi,
malgré les louables efforts de Benoît
XVI peu suivis d’effets. Cette politique
pourrait être la suivante : un accueil
large, généreux et bienveillant des tra-
dis dans les diocèses en y voyant une ri-
chesse pour l’Église, en leur confiant des
responsabilités dans les domaines où
l’aspect liturgique n’intervient pas ou
peu, donc a priori sans trop de compli-
cations (catéchèse, apostolat dans les
hôpitaux, les prisons, les écoles, évangé-
lisation sur le terrain, enterrements
sans messe, ainsi que le propose l’abbé
Paul-Joseph dans l’entretien qu’il nous Ordinations de la Fraternité Saint-
a accordé dans ce dossier…). La con- Pierre à l’abbaye de Fontgombault.
fiance étant ainsi instaurée, Rome et les
évêques pourraient accompagner le
mouvement tradi, comme ils l’ont bien
fait avec les charismatiques, pour aider ceux qui mal de blocages et cela ne se fera pas du jour au
bloquent sur certains points (célébration du nou- lendemain, et certainement pas par la force : pa-
vel Ordo, Vatican II) à évoluer progressivement. tience, charité mais aussi fermeté de principe
Bien sûr, cela suppose que les tradis acceptent sont ici nécessaires pour faire bouger les lignes.
de jouer ce jeu et soient conscients de leur situa- À l’avenir, à défaut d’une unification du rite
tion privilégiée : ils desservent des églises et des romain qui serait en théorie souhaitable mais
chapelles avec des fidèles militants pour leur que l’on voit mal se réaliser à court ou moyen
cause qui leur sont tout acquis ; ils n’ont pas af- terme, un « enrichissement mutuel » des deux (1) Entretien
faire au « tout-venant » d’un curé de paroisse or- formes du même rite romain serait désirable, dans La Nef
dinaire, confronté à un peuple totalement dé- comme Benoît XVI nous y invitait – et cela n°21 d’octobre
christianisé. De plus, du fait qu’ils ne desservent concerne les deux formes. La synthèse de la CEF 1992, p. 15.
(2) Cf. les dou-
que des lieux où se célèbre la FERR, ils ont un se plaint que cette question n’ait guère avancé, blons entre le cé-
quota de prêtres par fidèles très supérieur à mais rien de significatif n’a été fait en ce sens et lébrant et l’as-
celui de la moyenne nationale : 1 prêtre pour 180 l’initiative en revient aux autorités compétentes. semblée, unité
d’action litur-
fidèles environ (selon notre enquête), alors que On attend donc des propositions, Benoît XVI en
gique, tenir
ce rapport est bien plus élevé dans les paroisses, avait fait plusieurs en 2007… compte des fon-
autour de 1 prêtre pour 500 fidèles (mais cela La conclusion de la synthèse de la CEF est damentaux de
varie énormément selon les lieux). contestable lorsqu’elle estime que le motu pro- Sarosanctum
Concilium…
Dans ce contexte de raréfaction des prêtres, on prio Summorum Pontificum « ne porte pas les Voir abbé Chris-
voit mal comment les évêques pourraient conti- fruits attendus » : cette conclusion est d’autant tian Gouyaud,
nuer à ignorer ou marginaliser les tradis (comme plus surprenante que ce texte reconnaît qu’il a « Quels enrichis-
conduit à une « situation apaisée ». Sans doute sements ? », La
toutes les autres communautés dynamiques
Nef n°294 de
dans l’Église), et comment ces derniers pour- est-ce insuffisant et beaucoup de progrès sont juillet-août 2017,
raient se satisfaire de gérer tranquillement leur encore à faire, mais n’est-ce pas un fruit déjà très dossier pour les
petit troupeau au milieu d’un désert spirituel ! appréciable ? D’autant plus que nous espérons dix ans de Sum-
morum Pontifi-
Les circonstances ne vont-elles pas obliger les avoir montré ici que plusieurs autres conclusions cum (le PDF de
évêques à faire appel aux tradis et à leur laisser négatives de cette synthèse étaient à relativiser. ce numéro est
une grande liberté d’action (y compris de l’apos- La seule voie constructive nous semble donc de disponible gra-
tolat et de la mission avec la FERR) ? Mais alors continuer sur le chemin tracé par Benoît XVI tuitement sur
simple demande,
ces derniers ne pourront pas éternellement refu- dans Summorum Pontificum et dans l’esprit de ainsi que le
ser de célébrer la forme ordinaire, s’ils se retrou- la lettre aux évêques qui l’accompagnait. C’est n°185 de septem-
vent face à une assemblée de ce rite, ne serait-ce pourquoi la réforme annoncée de ce motu proprio bre 2007 qui
contient un dos-
que pour remplacer un confrère voisin absent le pour en restreindre la portée apparaît incompré-
sier spécial sur
temps d’un dimanche, lequel confrère pourrait hensible. Attendons de voir ce qu’il en sera… Summorum Pon-
leur rendre la pareille. Cela suppose de lever pas Christophe Geffroy z tificum).

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 31


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

Une difficile réconciliation


Depuis une cinquantaine d’années, la réconciliation entre catholiques chemine lentement.
Analyse et quelques pistes de réflexion pour faciliter ce rapprochement.

par l’abbé GÉRALD DE SERVIGNY*

D
epuis plus de cinquante ans se pose, dans nant pour les plus jeunes fut le zèle de certains
l’Église en France, l’épineuse « question prêtres ou évêques, à imposer la communion
des traditionalistes ». De multiples épi- dans la main, pour des motifs… vaguement sa-
sodes ont scandé cette histoire, mais au fil des nitaires !
décennies, nous avançons doucement dans le la- Quelle que soit la part prise dans ces disputes
beur d’une réconciliation entre catholiques. liturgiques, personne ne fut épargné, ni les
prêtres, ni les congrégations religieuses, ni les
Un passé oublié ? familles. Dans cette indescriptible mêlée, on ne
Nous sommes loin des tempêtes des années distinguait alors plus très bien qui était victime,
1960 et des désordres qui ont suivi… simple- qui était bourreau, qui avait commencé et qui ne
ment inimaginables pour les jeunes générations ! voulait pas finir. Parfois même, certains pas-
On reste même abasourdi par l’énergie – pour ne saient subitement de victimes à bourreaux…
pas dire la violence – qui fut alors déployée, spé- Pour toutes ces errances liturgiques, (seul ?)
cialement autour des questions liturgiques : dis- Jean Paul II a demandé « pardon – en mon nom
pute que Benoît XVI illustrait par le « mordre et et en votre nom à tous, vénérés et chers Frères
dévorer » de l’Épître aux Galates (1). dans l’épiscopat – pour tout ce qui, en raison de
Que s’est-il donc passé dans l’Église de quelque faiblesse humaine, impatience, négli-
France ? Pour les historiens ce champ d’investi- gence que ce soit, par suite également d’une ap-
gation commence, tout doucement, à livrer ses plication parfois partielle, unilatérale, erronée
secrets. Pour ceux qui l’ont vécu, il demeure un des prescriptions du concile Vatican II, peut
traumatisme dont il est encore trop tôt de parler. avoir suscité scandale et malaise au sujet de l’in-
Un double poids semble peser sur les témoins de terprétation de la doctrine et de la vénération qui
cette éprouvante époque de la vie de l’Église, non est due à ce grand sacrement » (3).
seulement psychologique, chez ceux qui en fu-
rent les acteurs et les proches témoins, mais Un poids moral
aussi moral, selon la part personnelle ou commu- La responsabilité morale s’estompe avec la
nautaire prise dans ce désordre. progressive disparition des acteurs de ce grand
Ce douloureux passé de l’Église en France chambardement, mais il reste la part indivi-
peut se décomposer en deux étapes principales : duelle et collective de tous ceux qui s’inscrivent
un vent de folie (1965-1975) qui vit fleurir, dans dans un héritage.
une ambiance quasi révolutionnaire, tant d’ini- S’il n’y a quasiment plus d’héritiers des « chré-
tiatives insensées. Benoît XVI parla de « défor- tiens de gauche », défenseurs de l’ouverture ad-
mations à la limite du supportable » (2) ; le temps mirative au monde, demeurent cependant de sé-
des grandes disputes (1976-1988) qui affecta rieuses divergences entre partisans d’un authen-
clercs et laïcs, où chacun réagit selon son his- tique renouveau. Là, se continuèrent de fortes
toire, son tempérament, les circonstances lo- disputes doctrinales (quel catéchisme ?), ecclésio-
cales, les rencontres… logiques (autour de la réception de Vatican II et
Au début des années 80, le pontificat de saint de l’obéissance), liturgiques (le latin, l’orienta-
Jean Paul II fit sentir ses premiers fruits de re- tion, la communion, les chants) ou morales (la
mise en ordre et cette guerre ouverte a peu à peu
cédé la place à des tensions larvées.
« La mise en œuvre concrète des
Un poids psychologique
Le poids psychologique de cette épreuve tend décisions romaines concernant la
bien évidemment, au fil des années, à s’estom-
per. Mais il se révèle parfois, chez les plus an- liturgie ancienne (en 1984, 1988 et
ciens, subrepticement, dans quelque réaction
inappropriée ou décalée. Par exemple, surpre- 2007) ne fut jamais très simple. »
32 La Nef n°338 Juillet-Août 2021
place du péché, l’attitude face aux divorcés re-
mariés…). Atténuées ou renouvelées, ces problé-
matiques sont toujours actuelles.

La rive d’en face


Dès ces années difficiles, a émergé un courant
traditionnel et conservateur : mouvement com-
posite et souvent divisé en chapelles, diverses et
parfois concurrentes. Peu à peu marginalisé, le
monde polymorphe des traditionalistes est au-
jourd’hui constitué de ses bastions, ses habi-
tudes, sa culture et ses réseaux…
Les décennies passent et l’arrogant face-à-face
entre progressistes et traditionalistes a laissé la cisions romaines), d’autres soulignent la frilosité Évêques lors
place à un étrange jeu de cache-cache. La détes- des protagonistes pour avancer vers un « enri- du concile Vati-
chissement mutuel » des deux formes. Et entre can II, pierre de
tation réciproque d’antan est devenue, au fil du
discorde chez
temps, un simple désintérêt… tout aussi réci- les deux toutes les nuances sont possibles… certains tradis.
proque. Les berges sont moins hautes mais les À cause notamment du faible nombre des ca-
rives encore éloignées ! tholiques pratiquants, on est aujourd’hui arrivé
À partir de 1987, le cardinal Gagnon fut man- à la limite de cette posture – de deux mondes qui
daté par le pape Jean Paul II, pour retisser des s’ignorent – qui a prévalu ces trente dernières
liens. D’une théologie classique, il expliquait vo- années. Mais les hésitations sont nombreuses
lontiers qu’il voulait œuvrer dans l’Église, en pour écrire la page nouvelle qui s’ouvre.
s’inspirant de son père qui avait, dans sa carrière, Ce dialogue peine à entrer dans le temps long,
bâti des ponts. Le résultat fut mitigé. Malgré le temps de l’Église, pour solder une querelle qui
tout, un timide dialogue s’instaura, asymétrique existe depuis 60 ans et sans doute pour encore (1) « Mais si vous
vous mordez et
comme l’est l’exacte situation, entre une large plus longtemps ! Voici quelques pistes possibles vous dévorez les
majorité et une petite minorité (qui ne dépasse pour avancer ensemble vers l’unité : uns les autres,
pas 5 à 10 % des pratiquants, quelle que soit la – Un réel respect de l’autre qui aiderait à la prenez garde que
purification de la mémoire : « le dialogue remplit vous allez vous
manière de compter). Cette difficulté du dialogue
entre-détruire »
est pourtant éminemment paradoxale, à une d’abord le rôle d'examen de conscience », écrivait (Ga 5, 15), cf.
époque où il est devenu dans l’Église un mot d’or- Jean Paul II (5). Lettre aux
dre, une manière d’être, et même une sorte de – Le dialogue, avec ses caractéristiques prin- évêques au sujet
de la levée de
paradigme d’une « Église en dialogue », comme le cipales, rappelées par Paul VI : clarté, douceur, l’excommunica-
soulignait Jean Paul II: « Le dialogue n'a pas seu- confiance et prudence. « Comme Nous voudrions tion des évêques
lement été entrepris, il est devenu une nécessité ex- le goûter en plénitude de foi, de charité, d'œuvres, consacrés par
plicite, une des priorités de l'Église » (4). ce dialogue de famille ! » (6) Mgr Lefebvre,
10 mars 2009.
– Un discernement ecclésial loyal, juste, pro- (2) Lettre aux
Chemins d’unité phétique, audacieux, lisible et visible, pour sortir évêques du 7 juil-
La mise en œuvre concrète des décisions ro- un peu des atermoiements, des solutions provi- let 2007.
(3) Lettre aux
maines concernant la liturgie ancienne (en 1984, soires, des indignations factices et des concilia-
évêques Domini-
1988 et 2007) ne fut jamais très simple. Si, au bules ! cae Cenae, 24 fé-
départ, les évêques avancèrent avec précaution – Enfin, une certaine subsidiarité où tous, tra- vrier 1980, n. 12.
(dans un lieu à part ou au cœur des paroisses, ditionalistes compris, tiendraient loyalement (4) Encyclique Ut
unum sint, 1995,
avec un prêtre extérieur ou d’une communauté, leur place dans la vie de l’Église. n. 31.
jeune ou vieux, chaque dimanche ou de temps en (5) Ut unum sint,
temps, seulement la messe ou aussi les autres Espérance n. 34.
Y arriverons-nous ? Les dernières décennies (6) Encyclique
sacrements, généreusement ou parcimonieuse-
Ecclesiam Suam,
ment…), il faut bien remarquer qu’aujourd’hui ont montré l’extrême complexité de toutes ces 1964, n. 117.
le doute domine. En effet, aucune méthode n’a questions et la très grande difficulté à engager (7) Ecclesiam
vraiment fait ses preuves et aucun diocèse ne ce « dialogue de famille ». Vaut ici plus que ja- Suam, n. 121.
fait ici référence… mais le lucide constat de Paul VI : « à bien consi- *Prêtre en minis-
La lassitude a peu à peu remplacé l’impatience dérer les choses, il semble que tout reste encore à tère à Brest et
auteur de plu-
d’alors et 37 ans après, cette question demeure faire ; le travail commence aujourd'hui et ne finit sieurs ouvrages
quasiment à l’état de jachère ! Pourquoi ? Les ex- jamais » (7). Enfin et surtout, n’oublions pas de théologie et de
plications sont aussi nombreuses que diver- qu’au-delà des efforts possibles, l’artisan princi- liturgie. Dernière
publication : Les
gentes : tandis que certains pensent que la plu- pal de l’unité est l’Esprit Saint, qui renouvelle la
cathos sont-ils de
ralité liturgique et pastorale est une équation in- face de la terre ! retour ?, Artège,
soluble (dans une critique à peine voilée des dé- G.S. z 2017.

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 33


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

Versailles, laboratoire unique


E
n 1985, Saint-Louis de Port-Marly, seule des Armées, etc. La stature du Chanoine Roussel
paroisse du diocèse où la liturgie tradi- a alors dépassé le strict cadre de sa paroisse ; le
tionnelle était célébrée, perdait son curé. rayonnement de son œuvre musicale et cultu-
Mgr Simonneaux ne jugea pas, à l’époque, oppor- relle, son talent de prédicateur, la réouverture
tun de célébrer les obsèques du Chanoine Rous- de la chapelle du Château, sa fidélité indéfec-
sel selon le rite qu’il avait pourtant défendu avec tible à l’Église et la fécondité de son apostolat,
tant de bonheur. Qui aurait pu penser alors, que ont indéniablement marqué le diocèse dans son
l’on verrait un jour dans la cathédrale, au confes- ensemble ; le nombre de chefs de chœur qu’il a
sionnal comme au presbytère, le curé en titre formés en est le témoignage vivant. Au-delà du
Michel Lefèvre d’une nouvelle paroisse, créée en 2017 pour la maintien à Port-Marly de cette liturgie, il a
est médecin, célébration de la forme extraordinaire du rite ro- réussi à susciter chez de nombreux fidèles une
chef de chœur
main ? Trente ans se sont écoulés, d’une histoire attente exigeante de beauté et de qualité litur-
et membre du
conseil pasto-
parfois chaotique, non sans heurts entre le dio- giques. Les années suivantes sont marquées par
ral de Notre- cèse et les fidèles ; le temps, la prière, la persé- le développement de communautés et d’associa-
Dame des vérance et la confiance ont fait leur œuvre. Dé- tions, qui, incontestablement, ont fait fructifier
Armées à sormais, par exemple, chaque 8 décembre, les fi- le dépôt reçu : la communauté Saint-Charles
Versailles. dèles de Saint-Louis, de Notre-Dame des Armées Borromée avec Mgr Martin, les abbés Michel le
(NDA) et de la chapelle de l’Immaculée Concep- Pivain, Spriet, Amar et aujourd’hui Babinet ; la
tion font procession commune jusqu’à la cathé- paroisse Saint-Martin de Bréthencourt ; les
drale ; par ailleurs, d’une paroisse à l’autre, les groupes Scout d’Europe du Chesnay avec l’abbé
prêtres se rencontrent, s’entraident, et les sémi- Coiffet, ceux de Saint-Germain du Chesnay et de
naristes du diocèse viennent régulièrement se NDA ; l’Institut du Christ Roi à Port-Marly…
former à cette forme liturgique dans ces commu- L’histoire de NDA illustre singulièrement les
nautés. Le diocèse de Versailles fait donc figure péripéties de ces 30 dernières années : après les
d’exception dans le paysage ecclésial français sacres de 1988, la communauté se scinde et la
avec environ 15 % de catholiques traditionalistes chapelle passe alors sous la juridiction du dio-
parmi les pratiquants. Dès lors, deux questions cèse ; les liens se resserrent et c’est Mgr Thomas
se posent : comment expliquer l’importance de ce qui, en 1992, viendra bénir la nouvelle sacristie ;
chiffre, et comprendre le climat aujourd'hui parmi ceux qui y ont exercé leur ministère à la
apaisé qui règne à Versailles, même si persis- demande de l’AVANDA puis de l’Association
tent, par endroits encore, des tensions (comme à Saint-Jean Bosco (érigée association canonique
Saint-Germain-en-Laye où des fidèles deman- en 1999), citons le Chanoine Porta, le Père Mo-
dent un lieu de culte) ? L’histoire des 50 der- randi, et les abbés Coiffet, Denis le Pivain, Loi-
nières années nous apporte quelques clés de seau, Guimon et Servigny, de la Fraternité
compréhension. Saint-Pierre. Une tension interne dans cette der-
nière aboutit en 2008 au rattachement des abbés
Guimon et Servigny au diocèse, qui octroie dans
« Il reste aux acteurs actuels que nous le même temps la chapelle de l’Immaculée
sommes, de savoir, avec nos pasteurs Conception à la Fraternité Saint-Pierre. Enfin,
le 1er décembre 2017, NDA devient paroisse per-
et nos évêques, faire vivre et enrichir sonnelle pour la forme extraordinaire et l’abbé
fidèlement cet héritage. » de la Motte son premier curé.
Sans négliger pour autant les blessures en
cours de cicatrisation, on peut affirmer que Mgr
En effet, lors de l’immédiat après-concile, dans Aumonier ouvrait ainsi la voie à un travail de ré-
la sphère d’influence musicale et sacrée illustrée conciliation, faisant de Versailles un véritable
et incarnée avec génie par le Chanoine Roussel laboratoire d’enrichissement liturgique et pasto-
à la cathédrale Saint-Louis, à la chapelle du ral. Mais sans le courage, sans la résistance des
Château et à Saint-Louis de Port-Marly, d’émi- générations qui nous ont formés, reconnaissons
nentes personnalités ont participé, elles aussi, que rien de cela n’aurait pu se faire. Il reste aux
de manière décisive, à la sauvegarde de la litur- acteurs actuels que nous sommes, de savoir, avec
gie traditionnelle : les abbés Luc Lefèvre, Mar- nos pasteurs et nos évêques, faire vivre et enri-
minia, Chalvet, l’abbé Arène à l’école Saint-Exu- chir fidèlement cet héritage.
péry, le colonel Rougevin-Baville à Notre-Dame Michel Lefèvre z

34 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Une meilleure transmission
L
a transmission de la foi connaît une rup- pagnerait l’enfant dans le voyage dangereux qui
ture sans précédent. Le fait est là, massif, allait être le sien, son viatique » (1).
brutal. Dans cet effondrement, des socio-
logues (G. Cuchet, Y. Raison du Cleuziou notam-
ment) constatent que cette transmission se fait
mieux dans le monde traditionnel que dans
L e sens du sacré. Il s’exprime dans la beauté
de la liturgie, du chant sacré et du grégorien,
dans l’adoration, les sacrements, le service de
d’autres groupes ecclésiaux. Comment l’expli- l’autel. Le riche décorum des grands moments
quer ? religieux de la vie y participe également. Cette
Cette brève analyse porte sur la manière dont sacralité, par sa recherche du beau, nourrit
Hubert de Sai- le monde traditionnel transmet la foi : elle n’est l’âme et, à travers ses contrastes d’austérités et
zieu est prési- pas une étude comparée. Elle se garde surtout de fastes, s’adresse aussi aux émotions sen-
dent de l’école
d’oublier, qu’au-delà de toute méthode, la foi est sibles : elle imprègne en profondeur ceux qui y
et du collège
Bienheureux
un don de Dieu que l’homme est libre d’accepter ont goûté.
Charles de ou de rejeter.
Foucauld à
Versailles.
Je distinguerai quatre éléments principaux.
Aucun n’est l’apanage du monde traditionnel.
Leur combinaison, en revanche, est caractéris-
U ne distanciation du monde. Habitué de-
puis des générations à résister à « l’air du
temps », convaincu avec Bernanos que l’on « ne
tique et me semble expliquer leur impact. comprend rien à la civilisation moderne si l’on
n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration

U n « écosystème » traditionnel. Lieux de


culte, monastères, écoles, scoutisme, pèleri-
nages, retraites, livres, revues créent un véri-
universelle contre toute espèce de vie intérieure »,
le monde catholique traditionnel, souvent mar-
ginalisé, n’a pas peur de se tenir à l’écart des vé-
table réseau : les familles en sont le cœur. L’en- rités du jour pour transmettre, contre vents et
fant, l’adolescent, l’adulte peuvent trouver dans marées, par des méthodes qu’il pense éprouvées,
cette communauté de pensée, tout au long de le dépôt reçu. Sa conscience aiguë de la fragilité
leur vie, une cohérence qui les aide à s’enraciner de l’être humain lui fait rejeter ce qu’il perçoit
dans la foi. comme de l’angélisme. Il se méfie ainsi du re-
tournement pédagogique qu’a constitué la

P riorité à l’éducation de la foi. Volonté,


mémoire, intelligence – « la trinité inté-
rieure » selon saint Augustin – sont fécondées
grande place donnée aux émotions et à l’affecti-
vité pour faciliter la rencontre personnelle avec
le Christ, craignant avec Thibon que « celui qui
par cette priorité. Quelques exemples ? On ne demande aux battements de son cœur étroit et
transige pas sur l’obligation dominicale, la charnel de confirmer en tout point son idéal et sa
confession régulière ou la prière quotidienne en foi ouvre toute grande en lui la porte à la tragé-
famille. On apprend le catéchisme, souvent par die » (2). Il préfère transmettre une culture ca-
cœur ; on se nourrit de la vie des saints ; on tholique (aujourd’hui une contre-culture) pour
exalte les grands combats de la foi et les belles conquérir durablement l’âme, l’intelligence et le
heures de la chrétienté. Dès le plus jeune âge, on cœur des hommes.
met l’intelligence au contact des plus hautes vé- La transmission de la foi est un devoir pour
rités de la foi pour qu’elle se familiarise avec le tout catholique. Elle passe par la conversion per-
mystère. Cette éducation de la volonté, de la mé- sonnelle, c’est-à-dire l’unité de notre vie, la plus
moire, de l’intelligence contribue puissamment totale possible, dans notre adhésion à la per-
à l’appropriation de certitudes. A. Besançon écrit sonne du Christ et aux vérités qu’Il a révélées,
ainsi à propos du catéchisme : « Il n’était pas un et dans la fidélité au Magistère vivant. Mais la
simple moyen d’expliciter la foi, mais de dévelop- valeur d’exemple ne suffit pas. Pour faire
per l’intelligence de l’enfant en l’introduisant aux connaître, pour faire aimer Jésus-Christ et son
matières sur lesquelles Platon et Augustin, Aris- enseignement, une approche méthodique est né-
(1) Une généra- tote et saint Thomas avaient réfléchi. L’Église cessaire. Aucune n’est parfaite. Mais celle que
tion, Julliard, avait compris qu’avant que les enfants n’entras- propose le monde traditionnel porte incontes-
1987. sent dans une période de trouble, l’adolescence, il tablement de réels fruits. Il serait pour le moins
(2) Ils sculptent
en nous le silence,
fallait leur donner un bagage solide de notions paradoxal, dans la débâcle actuelle, de ne pas en
François-Xavier claires et sues par cœur, lestant et fortifiant ainsi tenir compte.
de Guibert, 2003. leur mémoire et leur entendement… qui accom- Hubert de Saizieu z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 35


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

Vous avez dit « tradismatique » ?


Aujourd’hui, il y a une réelle porosité, surtout chez les jeunes, entre les tradis et les communautés
nouvelles. Rencontres avec quelques cas emblématiques.

D epuis les années 1970, de nombreuses commu-


nautés catholiques ont fleuri dans toute la
France. Certaines ont suivi le courant réformateur de
formation, proposée dans quinze paroisses pari-
siennes, offre aux jeunes un temps de prière et d’en-
seignement. « J’ai grandi au sein d’une famille tradi et
l’Église, participant au grand mouvement du Renou- mon père spi est un chanoine de l'abbaye de Lagrasse,
veau Charismatique, d’autres ont tenu à sauver et mais je trouve dans ce parcours de formation une joie
défendre la forme extraordinaire du rite romain que et une fraîcheur qui fouettent ma vie spirituelle. »
certains voulaient purement et simplement abolir.
De très grandes différences existaient, au départ, Se retrouver sur l’Essentiel
entre ces communautés, si bien que rares étaient les Membre administrateur d’une école indépendante
Marine Ter-
trais : « Au- fidèles qui fréquentaient aussi bien l’abbaye de Triors dont la Fraternité Saint-Pierre assure l’aumônerie,
jourd’hui, les que les Foyers de Charité. Aujourd’hui, les différences Pascale, mère de famille de 41 ans, s’offre chaque été,
différences sub- subsistent, mais nombreux sont les jeunes et moins avec son mari et ses enfants, une retraite avec la
sistent, mais jeunes qui n’envisagent pas une Pentecôte sans pèle- Communauté des Béatitudes. « Nous apprécions que
nombreux sont rinage de Chartres et qui se retrouvent entre amis nos enfants voient que l’Église est diverse, que les diffé-
les jeunes et
aux sessions d’été de Paray-le-Monial. rentes communautés s’enrichissent mutuellement. »
moins jeunes
qui n’envisa- Pour elle, si des ponts existent désormais entre le
gent pas une Une plus grande porosité entre les monde tradi et les communautés charismatiques,
Pentecôte sans communautés c’est certainement parce que les catholiques ont réa-
pèlerinage de Blandine est une mère de famille de 42 ans. Très lisé qu’ils étaient en minorité. « Dans une société tota-
Chartres et qui attachée à la messe dans la forme extraordinaire, elle lement déchristianisée, les jeunes comprennent l’ur-
se retrouvent
fréquente chaque dimanche une paroisse desservie gence de vivre leur foi avec force et de se recentrer sur
entre amis aux
sessions d’été par un prêtre de la Fraternité Saint-Pierre. Mais cet at- l’essentiel », constate-t-elle.
de Paray-le- tachement ne l’empêche pas de se mettre, avec son
Monial. » mari, au service d’une école de Charité et de Mission S’unir pour annoncer le Christ
pour les couples, avec la Communauté de l’Emma- Cet avis, Stanislas, jeune homme de 36 ans, le
nuel. À la messe tradi, elle « reçoit simplement les tré- partage : « Aujourd’hui, les fidèles se moquent un peu
sors de l’Église transmis dans leur intégralité » ; auprès des chapelles, ce qu’ils veulent c’est vivre une relation à
de ses amis charismatiques elle aime « les temps Dieu intense, trouver un cadre nourrissant, fréquenter
d’adoration et le sens de la mission qui les habitent ». des catholiques heureux de vivre leur foi, et qui rayon-
Benoît aime lui aussi « puiser dans la richesse de ces nent. » Avec des amis, il a lancé, au sein du pèlerinage
communautés aux sensibilités si différentes ». Jeune de Chartres, un nouveau chapitre, « Les Pèlerins
père de 34 ans, il a découvert l’univers tradi au cha- d’Emmaüs », qui s’est donné pour vocation d’évangé-
pitre enfants du pèlerinage de Chartres. « Je me sou- liser sur les routes, pendant le pèlerinage. Cette mis-
viens de l’abbé Coiffet qui avait dit un jour : “Rien n’est sion se fait notamment avec des membres de la
trop beau pour le Bon Dieu.” Et je le crois vraiment. » communauté Aïn Karem, une communauté nouvelle
C’est pour cette raison qu’il aime se rendre régulière- du diocèse de Paris. Selon lui, en ces temps de crise
ment à la messe de la Fraternité Saint-Pierre, près de de la foi, « tous les baptisés doivent s’unir pour annon-
chez lui. Ce qui le touche le plus, c’est le profond res- cer le Christ au monde », quelle que soit leur sensibi-
pect des fidèles à l’égard de la Présence réelle et la li- lité.
turgie qui déploie sans complexe ses trésors pour « N’oublions pas qu’il y a “plusieurs demeures dans la
« honorer le Roi des rois ». Avec son épouse, il a fait maison de mon Père”, conclut Blandine. À chaque
partie d’une maisonnée de la Communauté de l’Em- membre du Corps est donnée une grâce pour une mis-
manuel pendant un an. « Nous avons beaucoup aimé sion. Au fond, toute analyse sociologique de l'Église de-
nous retrouver pour louer Dieu et exprimer notre joie vrait à la fois rendre compte de tendances humaines,
d’être chrétiens. » dont l'homme ne peut jamais, voire ne doit jamais tout
Cette joie, c’est également ce que vient chercher à fait s'abstraire, mais aussi et surtout s'avérer humble
Thérèse, jeune étudiante de 26 ans, chaque semaine, devant l'œuvre de l'Esprit Saint qui souffle où Il veut ! »
à l’École du Verbe Éternel et Nouveau (EVEN). Cette Marine Tertrais z

36 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Coup de projecteur sur l’étranger
S i la France est le pays où la messe traditionnelle a
acquis la plus grande visibilité, d’autres pays, et
non des moindres, connaissent un développement
dont l’évêque est… Mgr Bätzing, le président de la
Conférence épiscopale d’Allemagne : longtemps can-
tonnée à un mercredi par mois, dans une chapelle
significatif de cette forme liturgique, notamment de- glaciale de la ville, elle est, depuis 2011, célébrée
puis l’adoption du motu proprio Summorum Pontifi- tous les dimanches par des prêtres diocésains dans
cum (SP). la Deutschordenskirche, en présence d’une assis-
Commençons par le Royaume-Uni, car c’est para- tance composée de nombreux jeunes. Le second
doxalement sur cette terre anglicane que le mouve- exemple est fourni par le monastère Maria Engelport
ment de défense de la messe traditionnelle a vu le (diocèse de Trèves) : fondé en 1220 et ruiné par la Ré-
Peter jour. Dès l’introduction du missel de Paul VI en 1969- volution française, il a été reconstruit au XIXe siècle
Kwasniewski, 1970, une pétition a été adressée au pape, signée par les Oblats de Marie-Immaculée, congrégation
intellectuel et
compositeur non seulement par des fidèles catholiques, qui ne fondée par le Français Eugène de Mazenod. Les der-
américain, pouvaient imaginer que fût interdite la messe célé- niers oblats ayant quitté les lieux en 2014 faute de
représente bien brée clandestinement par les martyrs lors la Ré- vocations, ils ont été remplacés par 14 sœurs de la
le dynamisme forme, mais également par des personnalités non- branche féminine de l’ICRSP. Depuis, le monastère,
du catholicisme catholiques du monde de la littérature (Agatha Chris- lieu d’un pèlerinage traditionnel en l’honneur de la
traditionnel
tie, Graham Green…) et de la musique (Vladimir Ash- Vierge Marie et de Sainte-Anne, connaît à nouveau
aux États-Unis.
kenazy, Yehudi Menuhin), qui ne pouvaient admettre une grande fréquentation.
qu’un tel trésor artistique fût abandonné. C’est ainsi
que Paul VI, impressionné par la qualité des signa- Le cas exemplaire des États-Unis
taires, allait accorder, par l’indult dit « Agatha Mais c’est sans doute aux États-Unis d’Amérique
Christie », l’autorisation de recourir au missel ancien. que la consolidation et l’élargissement de l’usage de
Mais, dans ce pays où la Latin Mass Society of En- la forme extraordinaire ont été le plus spectaculaires,
gland & Wales joue, depuis sa création en 1965, un puisque le nombre de messes traditionnelles hebdo-
rôle incomparable, c’est surtout SP qui a permis à la madaires s’y établit désormais à plusieurs centaines.
liturgie traditionnelle de sortir de sa confidentialité Parmi les facteurs qui expliquent cette floraison, il
en faisant passer le nombre de messes hebdoma- importe de souligner, outre la place ancienne de la
daires d’une vingtaine (en 2007) à une cinquantaine Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, l’engagement de
(en 2020). Si ces messes sont, en majorité, célébrées certains évêques à mettre en œuvre généreusement
par des prêtres diocésains, les sociétés de vie aposto- SP, le rôle important de l’ICRSP et de la FSSP, le nom-
liques jouent un rôle éminent, qu’il s’agisse de la Fra- bre croissant de jeunes prêtres diocésains et de reli-
ternité sacerdotale Saint-Pierre (FSSP), de l’Institut du gieux à célébrer dans les deux formes, et l’ouverture
Christ Roi Souverain Prêtre (ICRSP) ou encore de de séminaires « biritualistes » (par exemple à Char-
l’Oratoire de Saint-Philippe Néri : s’agissant de cette lotte, Caroline du Nord). Mentionnons enfin un laïcat
dernière congrégation, intimement liée au renou- très actif, composé de familles nombreuses prati-
veau du catholicisme au Royaume-Uni et qui y pos- quant largement le homeschooling, des organes de
sède sept maisons (les « oratoires »), signalons plus presse réputés (The Remnant, Catholic Family News),
particulièrement l’oratoire de Londres, église néo-ba- des sites internet de grande qualité (The New Liturgi-
roque où se marièrent notamment Stéphane Mal- cal Movement, One Peter Five) et des intellectuels de
larmé ou Alfred Hitchcock, et où la messe en la forme haute volée, tels Peter Kwasniewski, à l’exception-
extraordinaire est célébrée chaque jour. nelle fécondité en philosophie, liturgie et musique,
ou encore John Pepino, traducteur en anglais des
L’Allemagne mémoires Louis Bouyer et de la biographie d’Anni-
Autre pays où l’adoption de SP a eu des consé- bale Bugnini par Yves Chiron.
quences spectaculaires, l’Allemagne a vu le nombre Pour finir, au-delà des traits propres à chacun de
de messes traditionnelles croître de 30 en 2007 à 150 ces pays, signalons certains aspects communs aux
en 2010 pour se stabiliser par la suite. Deux exem- assemblées en la forme extraordinaire, relevés par
ples significatifs peuvent être cités pour illustrer la vi- une étude menée en 2021 par Una Voce Internatio-
talité, au milieu du champ de ruines qu’est l’Église al- nal : jeunesse relative des fidèles, présence impor-
lemande du Chemin synodal, de cette forme litur- tante des familles, diversité culturelle et représenta-
gique. Le premier concerne la ville de tion hommes/femmes équilibrée.
Francfort/Main, située dans le diocèse de Limbourg Jean Bernard z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 37


DOSSIER SPÉCIAL Les « tradis »

« Un des pôles de l’Église »


Guillaume Cuchet, universitaire, a publié en 2018 une analyse qui a fait date sur la crise dans l’Église :
Comment notre monde a cessé d’être chrétien (1). Il commente pour nous notre enquête sur le monde
traditionaliste et développe son analyse de cette mouvance.

L
a Nef – Notre enquête recense pour 1954, 1962 et 1975. Les
la France environ 51 000 catholiques résultats de 1954 ont paru
pratiquant régulièrement la forme plutôt bons à l’époque ; or
extraordinaire au sein des diocèses (et la situation n’avait pas
environ 35 000 pour la Fraternité Saint- bougé en 1962 ; l’enquête
Pie X) : que vous inspirent ces chiffres ? de 1975, en revanche, a
Guillaume Cuchet – Le premier constat est révélé une chute de la pra-
qu’il y a plus de « traditionalistes » que d’« inté- tique de 47 % ! Une rup-
gristes », pour reprendre un vocabulaire usuel. ture s’est donc produite,
Par conséquent, si le but de Rome, en autorisant chez les jeunes en particu-
l’ancien rite, était d’éviter de voir trop se déve- lier dont il ne faut pas ou-
lopper le schisme lefebvriste, on peut dire qu’il blier qu’ils faisaient large-
est atteint. Ensuite qu’on a affaire, même en ment les taux dans les ré-
comptant les sympathisants, à une petite mino- gions ou les quartiers dé-
rité. Le taux de pratique hebdomadaire en christianisées du fait de la
France aujourd’hui est de 2 %, soit environ 1,3 communion solennelle
ou 1,4 million de personnes qui vont à la messe (80 % de la génération).
tous les dimanches, sans parler des occasionnels. Moyennant quoi, les fac-
Les « tradis » ne pèsent donc que 5 à 6 % du total. teurs religieux de cette
Cela reste un petit monde, même s’il est dyna- rupture sont bien, pour
mique et organisé, et qu’il peut peser localement une part, liés au concile et à tout ce qu’il a Guillaume
d’un poids non négligeable, comme dans le dio- ébranlé dans le catholicisme français : la réforme Cuchet,
cèse de Versailles. Est-il cependant en crois- liturgique, sans doute, mais davantage encore la professeur
d’histoire
sance ? Il faudrait des points de comparaison an- sortie de la culture de la pratique obligatoire, la
contem-
térieurs pour le dire mais si croissance il y a, elle réforme de la communion solennelle, le silence poraine à
est modeste. Il faut se méfier dans ce domaine sur les fins dernières, la redéfinition de l’excel- l’université
des impressions que produit dans le catholicisme lence chrétienne alignée sur les critères de l’Ac- Paris-Est
la miniaturisation tendancielle de ses effectifs, tion catholique chère à l’épiscopat français, etc. Créteil, a
notamment en matière de vocations. Bref, le concile a non pas provoqué la rupture en dernièrement
ce sens qu’elle n’aurait pas eu lieu sans lui publié Une
Dans Comment notre monde a cessé d’être (puisqu’elle a eu lieu aussi bien dans l’Angle- histoire du
sentiment
chrétien, vous expliquez que Vatican II terre anglicane, peu de temps auparavant), mais
religieux au
n’a pas créé la crise mais a amplifié la il l’a déclenchée, c’est-à-dire qu’il lui a fixé son XIXe siècle
vague : que pensez-vous des études calendrier tout en lui donnant une intensité (Cerf, 2020).
réalisées par les traditionalistes qui particulière. Ce n’était pas prévu au départ mais
font du concile le principal responsable l’histoire a parfois de ces ironies.
de la crise ?
Il y a une part de vérité dans cette thèse mais Vatican II a « déclenché » la crise, mais a
une part seulement, et à condition de s’entendre été cependant nécessaire, écrivez-vous :
sur ce qui dans le concile a pu provoquer ce pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?
genre d’effets. J’ai proposé de parler de rupture
de pente pour désigner ce qui s’est passé au mi-
lieu des années 1960 en matière de pratique re-
ligieuse. Il y avait une pente, légèrement déclive, « Les tendances ne sont pas bonnes
tirée par de puissants facteurs socioculturels,
même si l’après-guerre a connu un petit boom re- mais le produit est excellent et
ligieux et que les situations locales étaient très
variées. On le voit bien à Paris par exemple où l’avenir dure longtemps. »
l’on dispose d’une belle série d’enquêtes pour

38 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


Nécessaire parce que je crois qu’on ne pouvait ciabilité sélective, l’intensité des convictions
pas faire l’économie de la modernisation du ca- (seuls les convaincus sont vraiment convain-
tholicisme dont le concile a été le vecteur, même cants et l’incertitude se transmet mal), l’insis-
si on peut toujours spéculer sur ce qu’aurait pu tance sur la pratique, etc. Un peu de « bunkéri-
donner la poursuite d’une politique de réfor- sation » ne nuit pas à la persévérance dans les
misme prudent à la manière de Pie XII. Une ré- conditions du monde actuel, même si elle a tout
forme de ce genre est nécessairement compli- de même intérêt à être intelligente si elle ne veut
quée mais l’opération devient franchement pé- pas produire des crises de sortie carabinées.
rilleuse quand, comme ce fut le cas, elle coïncide
avec une révolution culturelle majeure qui fait On observe chez les jeunes catholiques
souffler dans ses voiles des vents puissants dif- français une porosité bien plus grande
ficilement contrôlables. entre traditionalistes et catholiques
conservateurs attachés à la forme
Qu’est-ce qui a fondamentalement créé la ordinaire du rite romain que chez
résistance des traditionalistes : Vatican II, leurs aînés : comment analysez-vous ce
la réforme liturgique de 1969 ou d’autres phénomène et laisse-t-il présager à terme
raisons ? Et comment expliquer son suc- un effacement du monde traditionaliste
cès depuis maintenant un demi-siècle ? absorbé dans la mouvance conservatrice
Les causes sont multiples et, pour une part, catholique plus large… ou l’inverse ?
antérieures au concile (la question du latin, par Il y a de fait un phénomène de « traditionali-
exemple, à des racines qui remontent à la Ré- sation » diffuse dans une partie du catholicisme,
forme). Mais Vatican II, qu’est-ce à dire ? La ré- notamment dans ce monde des « observants » de
forme liturgique, le texte sur la liberté reli- la frange conservatrice (comme les appelle Yann
gieuse, parfois interprété comme une sorte de Raison du Cleuziou) pour qui les « tradis » font
dépénalisation implicite du bricolage croyant ou un peu figure d’influenceurs. Mutatis mutandis,
d’allergie à l’égard des moyens « sociologiques » on pourrait faire le parallèle avec les liaisons,
de transmission de la foi, le parti pris de l’ouver- longtemps interdites, entre électeurs de l’ex-
ture large de Gaudium et spes (le plus français Front national et de la droite dite « républi-
des textes du concile), l’optimisme candide qui caine » : dans l’Église, la digue a en partie sauté
pousse à croire qu’il suffit de se montrer aimable (pas complètement). Le fait qu’il existe dé-
avec les modernes et se rapprocher des normes sormais en son sein une aile traditionaliste re-
ambiantes pour convertir le monde, etc. ? À noter connue, l’éloignement temporel par rapport aux
que la réforme liturgique ne date pas de 1969. conflits nés du concile, la vitalité relative du mi-
C’est la date du nouvel Ordo de la messe mais la lieu en matière de vocations religieuses et sacer-
réforme elle-même a commencé dès 1964 (pen- dotales (la jeunesse va à la jeunesse), le dévelop-
dant le concile) et la messe de 1965 était déjà pement de l’enseignement hors contrat, etc., fa-
sensiblement différente de celle de 1962. vorisent ce métamorphisme spirituel de droite,
Quant aux causes du succès du traditiona- visible à l’œil nu dans les assistances domini-
lisme (assez relatif en réalité et plus sensible sur cales.
le plan des vocations que de la pratique), il fau-
drait voir quelle est la part en lui de la crois- Comment envisagez-vous l’avenir du
sance « interne », liée à la vitalité démogra- catholicisme en France, et en particulier
phique des familles et à leur capacité de trans- du monde traditionaliste ?
mission de la foi, et « externe », par ralliement L’avenir n’est pas la période favorite de l’his-
d’éléments venus de la forme ordinaire ou de torien... Les tendances ne sont pas bonnes mais
plus loin. Sans oublier bien sûr l’effondrement le produit est excellent et l’avenir dure long-
général des indices depuis les années 1960 : dans temps. Le monde traditionaliste est un des pôles
un tel contexte, celui qui parvient à seulement de l’Église et il n’est pas sans mérite d’avoir su
défendre ses positions voit mécaniquement sa persister dans l’être dans des conditions si ad-
part relative s’accroître. verses. Mais vos chiffres le montrent bien : il ne
détient pas la solution des problèmes généraux
Dans notre société très sécularisée, il du catholicisme. La distance à franchir est trop
semble que la foi se transmette mieux grande pour la masse des Français ordinaires
dans le monde traditionnel qu’ailleurs : auquel cet univers est devenu très étranger et à
comment expliquez-vous ce phénomène ? qui l’Église est bien obligée de trouver le moyen
C’est un constat que font tous les sociologues de parler la langue qui lui rendra accessible le (1) Seuil, 2018,
réédité en poche
de la religion et qui ne concerne pas que le ca- « Dieu inconnu ».
chez Points-His-
tholicisme. On en devine assez facilement les toire, 2020, 320
causes : le soin mis à transmettre la foi, une so- Propos recueillis par Christophe Geffroy z pages, 8,90 €.

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 39


VIE CHRÉTIENNE

La souffrance du chrétien (3/4)


Après avoir examiné dans les deux derniers numéros la souffrance comme moyen de configuration au
Christ, puis la souffrance comme participation à la Rédemption, nous méditons ce mois-ci sur le thème :
heureux ceux qui souffrent (1).

par le Père ROBERT AUGÉ, OSB

H
eureux ceux qui souffrent ! Confi-
guré au Christ, le chrétien entre en
participation de la vertu des mys-
tères et des états de l’âme du Verbe incarné.
Or, l’un des traits caractéristiques de l’âme
de Jésus en sa passion est la coexistence de
la joie et de la douleur. En effet, il jouissait
en la fine pointe de son esprit de la vision
bienheureuse, source de béatitude ineffable,
tandis que simultanément il souffrait en sa
chair, en sa sensibilité, mais aussi en ses fa-
cultés spirituelles. De même, le chrétien qui
porte sa croix à la suite du Christ fait l’ex-
périence de la joie dans la souffrance ; la
douleur certes demeure, mais elle est trans-
figurée par l’amour. « Joyeux dans l’espé-
rance » (Rm 12, 12), nous avons la convic-
tion que « les souffrances du temps présent
ne sont pas à comparer à la gloire qui doit
se révéler en nous » (Rm 8, 18) dans la lu-
mière de la vision béatifique. Cette certi-
tude, jointe à celle de la valeur salvifique de
nos souffrances, est une source de joie sur- Pedro Roldan : Mater Dolorosa.
naturelle.

La béatitude des larmes Pour un chrétien, cette blessure correspond à


On ne s’étonne donc pas que la souffrance, per- une double plaie d’amour : amour pénitent qui
çue comme une malédiction avant la venue du veut réparer les offenses à l’amour divin, amour
Sauveur, soit devenue l’objet d’une béatitude : compatissant qui veut consoler le prochain
« Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » éprouvé. Les larmes du repentir lavent non seu-
(Mt 5, 5). La promesse est pour l’au-delà, mais lement nos propres fautes, mais aussi celles du
l’Esprit apporte sans attendre sa consolation in- prochain. Elles apportent consolation au Christ
térieure à ceux qui sont éprouvés. Tristesse et en agonie, se mêlant à la sueur de sang pour la
consolation vont de pair. Thomas d’Aquin remar- rédemption des âmes. Quant aux larmes de la
quait déjà que les larmes sont à la fois expres- compassion, elles apportent, mieux que des for-
(1) Nous rappe- sion et remède de la tristesse : tout en extériori- mules souvent maladroites, la consolation de la
lons que le Père
Robert Augé,
sant la douleur intérieure, elles procurent un présence attentive et délicate. Les épreuves que
osb, est l’auteur apaisement (1). Au contraire, lorsque la tristesse nous-mêmes avons traversées nous rendent plus
de : Dieu veut-il est trop accablante, on ne peut plus pleurer. Un sensibles à celles du prochain et nous appren-
la souffrance des ancien déporté de Buchenwald confiait : « On ne nent à « pleurer avec qui pleure » (Rm 12, 15).
hommes ? Du
mystère à la pleurait pas dans le camp, comme si l’on avait Nous découvrons alors que si « le Père des misé-
contemplation, peur de ne pouvoir s’arrêter. La liberté pour nous, ricordes et le Dieu de toute consolation » permet
préface du cardi- ce sera d’abord de pouvoir pleurer » (2). Verser que nous passions par des souffrances, c’est
nal Robert Sa-
des larmes, c’est libérer le trop-plein de son cœur « afin que, par la consolation que nous-mêmes re-
rah, Artège/Le-
thielleux, 2020, et mettre à nu la blessure que chacun porte au cevons de Dieu, nous puissions consoler les
964 pages, 39 €. fond de soi. autres » (2 Co 1, 3-4). Nos larmes creusent ainsi

40 La Nef n° 338 Juillet-Août 2021


CHRONIQUE Question de foi

le roc de notre cœur et accroissent sa capacité


d’amour.
Au fond, la béatitude des larmes est celle de
« Notre » République
l’homme juste en quête de Dieu, mais blessé par
le péché et par toutes les complicités avec le mal
qu’il découvre en lui et dans les autres. C’est la
souffrance salutaire de la conversion sans cesse
L es « tics » de langage d’une époque consti-
tuent un excellent et inépuisable angle
d’observation. En voici un, repéré il y a peu. Les
renouvelée, de la compassion au malheur, souf- princes qui gouvernent notre beau pays, ainsi
france indissociablement liée à la joie de la que nombre de responsables civils et religieux,
consolation divine. Car, comme le remarque Jo- ne cessent d’invoquer, à tout bout de champ,
seph Ratzinger, « celui qui n’endurcit pas son « notre » République. L’accent semble mis, non
cœur devant la souffrance, devant la détresse de
sur le régime politique en vigueur, mais sur le
l’autre, celui qui, au lieu d’ouvrir son âme au par
« déterminant possessif », dont l’emploi répétitif
mal, souffre de son pouvoir, donnant par là l’abbé ne s’impose pas, à première vue.
même raison à la vérité et à Dieu, celui-là ouvre
Hervé L’évocation de la forme du gouvernement
les fenêtres du monde et fait entrer la lumière »
(3). Ce refus d’être complice du mal engendre Benoît actuel de notre pays n’a rien de peccamineux.
une tristesse que nous retrouvons dans la hui- Plus largement, l’Église, depuis deux mille ans,
tième et dernière béatitude. s’est accommodée, au quotidien, d’innombrables formes d’admi-
nistration de la « chose commune » (res publica), tâchant, tant
La béatitude des persécutés bien que mal, de respecter à la fois la juste autonomie du tempo-
« Heureux les persécutés pour la justice, car le rel sans sacrifier la priorité du spirituel. Qu’elle n’ait pas toujours
Royaume des Cieux est à eux » (Mt 5, 10). La for- su garder ses distances, en voulant maladroitement hâter l’éta-
mulation de la béatitude des persécutés ne doit blissement du Royaume de Dieu sur cette terre, n’empêche pas
pas nous induire en erreur : il s’agit bien d’un qu’elle a toujours défendu une position de principe distanciée :
acte et non d’une pure passivité. L’œuvre méri- pas d’idolâtrie de la politique. Pas de mépris irresponsable non
toire consiste à tenir ferme dans ses convictions plus. Cette liberté ayant pour avantage de pouvoir rappeler, à
de foi, dans son attachement à la justice, et ce, temps et à contre-temps, à Hérode : « Cette femme n’est pas ta
face au déferlement du mal qui se déchaîne dans femme ! » ou à Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, si cela ne
la haine et la violence. Cette béatitude apparaît t’avait été donné d’en haut… »
alors comme la conséquence de toutes les autres. Elle a aussi réfléchi aux implications morales et théologiques de
En effet, le monde ne peut supporter le reproche l’organisation de la cité. L’Église n’empêche pas ses fils de penser
que lui adressent les doux, les miséricordieux, que telle ou telle forme serait plus favorable à la dignité des per-
les affamés de justice, et plus encore ceux qui sonnes et à la liberté réelle de conscience, que les « petits » seraient
pleurent : « La tristesse dont parle le Seigneur est mieux protégés des puissants sous tel ou tel régime. C’est affaire
le refus de se conformer au mal, elle est une ma-
d’opinion. Les théologiens catholiques nous offrent à cet égard des
nière d’aller contre ce que tout le monde fait,
trésors de réflexions, de discernement et d’analyse. Il est bien déce-
contre les modèles de comportement qui s’impo-
vant, soit dit en passant, de voir à quel point ils sont ignorés de la
sent à l’individu. Le monde ne supporte pas ce
plupart des catholiques qui se contentent généralement dans ces
genre de résistance, il exige que l’on fasse comme
tout le monde. À ses yeux, la tristesse est accusa- domaines d’un fondamentalisme biblique ahurissant.
trice, elle s’oppose à l’engourdissement des Pour en revenir à la France de 2021, la République est « nôtre »
consciences, et c’est effectivement le cas. C’est dans la mesure strictement limitée du constat de réalité (c’est la
pourquoi “ceux qui pleurent” deviennent des “per- forme actuelle de gouvernement du pays) et de la déférence due
sécutés pour la justice” » (4). Dès lors, la dernière aux autorités légitimes. Rien de plus et rien de moins. Laisser
béatitude couronne les sept précédentes. Si paraître, par l’utilisation trop facile de mantras non discutés, un
toutes nous « dépeignent le visage du Christ et en attachement excessif à une institution humaine passagère, est
décrivent la charité » (5), la béatitude des persé- fort risqué. À minima, cela prête à confusion. Il a été suffisamment
cutés s’applique de la façon la plus manifeste à reproché aux autorités religieuses du passé leur attachement exa-
Jésus, le Juste persécuté, auquel le chrétien en géré aux formes éphémères du pouvoir pour être, en ce domaine,
butte à la contradiction est configuré. d’une circonspection de serpent. Mais peut-être y a-t-il, dans les
R.A. z hautes sphères, des tropismes irrésistibles, des vérités ésotériques
qui échappent au bas peuple.
(1) Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 38, a. 2, c.
(2) Élie Wiesel, Tous les fleuves vont à la mer, Seuil, 1994, Quoi qu’il en soit, la mise en garde du sage mérite d’être rappe-
p. 122. lée : « Qui épouse son époque, se retrouvera veuf un jour », en ajou-
(3) Joseph Ratzinger, Jésus de Nazareth, t. 1, Flammarion, tant que saint Thomas Becket paya de sa vie d’avoir mis en préa-
2008, p. 108-109.
(4) Ibid., p. 109. lable de sa relation au politique cette restriction : « … sauf l’hon-
(5) CEC, n. 1717. neur de Dieu ». H.B. z

La Nef n° 338 Juillet-Août 2021 41


CULTURE Histoire religieuse

prises à Saint-Marc ses fonctions de lecteur, et

Savonarole ses certitudes s’affirmant, et sa réputation


s’étendant, le voilà qui, décidément, engage le
combat, son combat, pour le renouveau de
l’Église. D’ailleurs, sur l’heure, il multiplie les
ou le cri de la sainte fureur prêches, attire en masse les auditeurs, si bien
que le 16 février 1491, jour des Cendres, la nef
remplie de la cathédrale Sainte-Marie-de-la-
Fleur, couronnée d’une immense coupole octogo-
Personnage exceptionnel, au verbe vengeur, et qui nale, met le sceau au prestige du sermonnaire.
avait repris leur feu et leurs formules aux grands Soutenu par les plus pieux d’abord. Et par les
inspirés bibliques, Savonarole (1452-1498), par la plus pauvres. Car sévère extrêmement à l’en-
droit du fastueux Laurent le Magnifique, coutu-
singularité de son caractère, de sa destinée et de mier des extorsions fiscales (mais qui, avant de
son génie, a étonné les contemporains et la mourir, le 8 avril 1492, demanda et reçut sa bé-
postérité. Quand Michel-Ange entreprit les nédiction).

peintures de la chapelle Sixtine, il s’y isola, dit-on, Prieur de Saint-Marc


en compagnie des poèmes de Dante et des Assidu à l’oraison, aux jeûnes et abstinences,
modèle de pureté et de charité, auteur, au sur-
sermons du terrible et fascinant dominicain. plus, d’un certain nombre de petits écrits ascé-
tiques ou contemplatifs, frère Jérôme, qui était
par MICHEL TODA passé prieur de Saint-Marc, souhaitait séparer
cette maison de la Congrégation lombarde.
S’éloigner de Florence, en effet, et devoir aban-
donner l’œuvre réformatrice à peine ébauchée, il

U
n fils d’honnêtes bourgeois ferrarais. Un ne voulait pas en courir le risque. Finalement,
novice au couvent de Saint-Dominique, les pouvoirs de Provincial obtenus, et l’indépen-
à Bologne. Soucieux de se plier intégra- dance assurée, restait un plus vaste dessein : dé-
lement à la règle primitive, Jérôme Savonarole tacher d’autres couvents de la Lombardie pour
avait été désigné, en 1482, au cours du chapitre les réunir à Saint-Marc et créer de la sorte une
de la Congrégation lombarde, pour exercer l’of- nouvelle congrégation (érigée en 1494 avec Sa-
fice de lecteur au couvent de Saint-Marc, à Flo- vonarole comme Vicaire général). Étant entendu
rence – lequel office consistant par-dessus tout que réformer ceux-ci signifiait en premier lieu se
dans l’exposition de la Sainte Écriture. Or, réformer soi-même, rétablir dans un milieu na-
presque encore un enfant, du moins un adoles- guère tout médicéen, les strictes constitutions de
cent, les vices du clergé déjà l’affligeaient, et la l’Ordre noir et blanc et, s’arrangeant des seules
« grande malice » des peuples « aveuglés ». Donc, aumônes, renoncer aux rentes fixes et aux biens
à présent qu’il connaissait mieux cette triste réa- propres. Ainsi atteindrait-on le perfectionne-
lité, son exaspération allait s’en trouver accrue ment spirituel des religieux en cause – duquel
d’autant. découlerait, ô espérance, la rénovation de Flo-
Pape adonné aux pillages et aux brigandages, rence, puis de l’Église.
Sixte IV est mort le 12 août 1484. Lui succède Sa méditation du Livre de la Genèse proposait
Innocent VIII, élevé comme son indigne prédé- au Frate le mystère de l’Arche construite par
cesseur, à prix d’argent, au siège de Pierre, et Noé, abri devant l’imminence du déluge. Elle
qui laisse forfaire et prévariquer l’administra- l’entraînait à rêver d’une arche symbolique re-
tion vaticane. De quoi émouvoir le cœur sensible jointe, pour son salut, par le peuple menacé.
et chaud de Savonarole ! En proie, la même Événement peu ou prou attendu, en 1494 l’irrup-
année, à une illumination soudaine et, pour tou- tion militaire du roi de France, le téméraire
jours, directrice de sa voie et de sa vie. Charles VIII, dans la péninsule, suivie, le 17 no-
Ce fut lors du Carême de 1485, entre les vembre, de l’entrée solennelle de Charles à Flo-
hautes tours carrées de San Gimignano, que le rence, souleva beaucoup de crainte et d’anxiété.
Frate inaugura sa prédication prophétique. Re- Mais Savonarole, envoyé en ambassade auprès
venu au Studium generale de Bologne où il as- du monarque avant et après son entrée afin de
sure, en qualité de maître des études, une année s’entremettre, sut notoirement aider à démêler
d’enseignement, envoyé ensuite à Ferrare, il y les choses. Cependant, le péril extérieur conjuré,
revoit sa mère et y séjourne assez longtemps, lutte des factions et haines des particuliers
non sans distribuer, tantôt dans une ville, tantôt bouillonnaient au sein d’une ville qu’avait fuie
dans une autre, le pain de la parole. En 1490, re- Pierre de Médicis, fils dégénéré du Magnifique,

42 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


et dont le vieil édifice gouvernemental était nemis, auteurs, le 4 mai, du tumulte de l’Ascen-
ruiné. À quoi frère Jérôme, ayant rendu grâce à sion, Rome relança l’accusation d’hérésie et un
Dieu pour Florence hors de danger et hostile aux bref l’excommunia – suivi à intervalles rappro-
vengeances, entendait substituer la paix civile chés de trois lettres, fermes et déférentes, où le
et une refondation de la cité. « coupable » implorait Sa Sainteté de le relever
Tandis que, jusque-là, il avait peu souvent prê- d’injustes censures. Hélas ! attente et espoirs
ché en dehors des dimanches et fêtes, ses homé- déçus, lui qui, en cette épreuve, évitera de prê-
lies, durant cette période, devinrent quoti- cher, de célébrer la messe en public, il finit par
diennes. Révéré, vénéré, considéré comme le perdre patience. Le dimanche 11 février 1498,
guide de Florence, quand Charles VIII, éphé- reparaissant à Sainte-Marie-de-la-Fleur et sa-
mère conquérant de Naples, songea sur le che- chant l’énormité du danger, tabler sur les se-
min du retour, au printemps 1495, à répéter son cours humains, fragile ressource. Mais se confier
pénible passage, il partit voir le souverain (pro- au secours divin, baume irremplaçable. Toute-
digue, envers un moine sans pareil, de grandes fois, dès le mois d’après, claustré à Saint-Marc,
marques de respect), le pressa d’admonitions… il va accepter, comme le demande la Seigneurie,
et revint parmi les Florentins, salué du titre de tête politique de Florence, d’interrompre ses ser-
sauveur et de père de leur patrie (qu’on pouvait mons.
compléter, estimera Guichardin, par
celui de restaurateur de la morale et de
la religion chrétienne).
Statue de Savonarole à
Ferrare, sa ville natale.
La lutte contre le pape
Appartenant à un monde qui ne
connaissait ni douceur, ni scrupules, ni
remords, la papauté, en train de se ren-
fermer dans une royauté italienne, abî-
mée sous Sixte IV, sous Innocent VIII,
règnes flétris par des trafics éhontés,
continua d’être, le 11 août 1492, avec
l’élection d’Alexandre VI, l’objet d’une
insolente enchère. Entouré de sa progé-
niture comblée de faveurs et plus scan-
daleuse si possible (pensons à son épou-
vantable fils César Borgia) que les
cliques antérieures de neveux voraces
et de courtisans pourprés, ce porte-tiare
faisait tomber l’Église dans les bas-
fonds. Et Savonarole, « chevalier mili-
tant » du Christ, ne se serait pas dressé,
n’aurait pas tempêté contre les turpi-
tudes romaines et les vilenies du Sacré Collège,
n’aurait pas fustigé les simoniaques et les concu- La chute
binaires ? Longuement ils guetteront, ces vindi- Croyant que l’excommunication « n’avait pas
catifs, l’occasion de le frapper. de valeur et ne tenait pas debout », que le pape
Accusé à l’aveuglette, en 1495, d’erreurs dog- prêtait une oreille complaisante à ses calomnia-
matiques, de fausses prophéties, temporaire- teurs (tel le Général de l’Ordre dominicain et son
ment privé du droit de prêcher, frère Jérôme, au étalage inouï d’insultes, de vulgarités et de sot-
mois de février 1496, remonterait en chaire, et tises, tels quantité de franciscains) et laissait le
le Dôme, débordant d’hommes et de femmes ser- champ libre aux loups, Savonarole nourrissait
rés au coude à coude, répercuterait derechef la maintenant le projet d’un concile qui déposerait
puissante éloquence du frêle orateur. Plus âpre Alexandre. Chimère ! Utopie ! Conséquence im-
encore à l’aube de 1497. N’empêche qu’alors la médiate d’une triste affaire d’ordalie, l’assaut du
division s’installe, le trouble s’empare des ci- couvent de Saint-Marc le 8 avril, dimanche des
toyens. Sans néanmoins, malgré un mauvais Rameaux, précipita sa chute. Arrêté, empri-
état de santé, paralyser son audace. « Seigneur, sonné, torturé, les infâmes procès, laïque et ec-
proclame-t-il, accordez-moi d’être persécuté… que clésiastique, qu’on lui infligea s’achevèrent par
je verse mon sang pour vous, comme vous avez la condamnation à être pendu et brûlé. L’Arno
versé le vôtre pour moi. » emporta ses cendres.
Enhardie par l’effronterie croissante de ses en- M.T. z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 43


CULTURE Notules

INSOUMISSION FRANÇAISE lam, que la faiblesse pathologique du christianisme. Le salut de


SONIA MABROUK cette civilisation passera par une renaissance décomplexée de la
Editions de l’Observatoire, 2021, 126 pages, 16 € chrétienté ».
Après Douce France, où est (passé) ton bon Au sujet de l’immigration, elle rappelle que les soi-disant
sens, un précédent livre en forme de décla- « valeurs de la République », qu’on est bien en peine de définir,
ration d’amour à son pays d’accueil, Sonia ne suffisent pas à devenir Français : c’est un travail de temps
Mabrouk poursuit sa croisade. Son nouvel long qui se fait en épousant « l’histoire du pays, sa culture, ses
essai, Insoumission française, considère les paysages ». Un bel éloge de la France, et un énergique appel à
menaces qui pèsent sur notre pays. Elle ré- se retrousser les manches.
pertorie donc six groupes, autrefois inexistants, aujourd’hui Robin Nitot
omniprésents, qui sont d’après elle des vecteurs du « renonce-
ment civilisationnel » dont souffre la France : d’abord, les déco-
loniaux, héritiers de l’antiracisme et hérauts de la culpabilisa-
tion nationale. Puis les « anti-sécuritaires pavloviens », qui dé-
fendent systématiquement les voyous contre les forces de l’or- DE L’AUTRE CÔTÉ DES CROISADES
dre. S’ajoutent à cela les « féministes primaires », qui souhaitent GABRIEL MARTINEZ-GROS
effacer toute différence entre hommes et femmes, ainsi que les Passés composés, 2021, 302 pages, 23 €
« écologistes radicaux », dont le catastrophisme encourage un Surgi au VIIe siècle des sables de l’Arabie,
suicide de l’Occident. La journaliste enchaîne sur les « fous du l’Islam, quand s’ébranla en 1095 la première
genrisme », qui ont investi le milieu universitaire à coups de croisade, avait vu les Turcs seldjoukides, vers
théories fumeuses travestissant la réalité biologique. Elle 1055, occuper Bagdad, et leur chef s’imposer
conclut enfin sur les « islamo-compatibles », et écrit là ce qui est au calife abbasside comme vicaire temporel et sultan. Devenus
sans doute le chapitre le plus intéressant de son ouvrage : face ainsi, après l’aventure fulgurante des tribus bédouines, la nou-
à la civilisation islamique, enracinée dans une tradition et une velle race impériale du monde musulman, avide de relancer
religion dont elle est fière, il est grand temps pour l’Occident entreprises et appropriations dominatrices, ils régnaient, à la
de renouer avec le christianisme. Pour Sonia Mabrouk, « Il faut veille de la constitution des États latins de Syrie-Palestine, des
bien se rendre compte que le danger n’est pas tant la force de l’is- vastitudes de l’Asie centrale aux frontières de l’Égypte et à

LA FIN D’UN MONDE saisir certaines mutations) ou, au


PATRICK BUISSON contraire, d’une volonté et d’une action
Albin Michel, 2021, 526 pages, 22,90 € humaine concertée et délibérée. Cela est
particulièrement frappant dans les deux
Le bandeau du livre pressionnante de références, qui puisent parties consacrées au « Krach de la foi » et
annonce la couleur : beaucoup dans la chanson, la télévision au « sacré massacré », autrement dit celles
« Oui, c’était mieux et le cinéma, ce qui n’est pas le moindre qui évoquent la crise dans l’Église autour
avant ! » A le lire, on intérêt de l’ouvrage. Le tableau d’ensem- du concile Vatican II et son effondrement
comprend pourquoi. C’est en effet une ble est effrayant, c’est la chronique de subséquent. Là aussi, l’auteur se montre
charge cinglante contre les évolutions de notre déclin qui est racontée au fil des d’une grande érudition, mais elle apparaît
la société française qui se concentre sur pages. L’auteur se fait ici plus historien et incomplète tant son propos est orienté et
les années 1960-1975 où tout s’est passé sociologue que politologue : il raconte sans nuances : on a ici le sentiment de lire
à une incroyable vitesse : disparition de la une histoire, assène des faits en les pré- la diatribe d’un membre de la Fraternité
société paysanne (« le grand déracine- sentant selon sa propre perception et, fi- Saint-Pie X ignorant assez largement les
ment »), exode rural, effondrement de la nalement, propose peu d’analyses – il n’y contributions théologiques et plus en-
religion qui entraîne une évacuation du a même pas de conclusion (peut-être core le Magistère, lesquels répondent à
sacré et de la mort, « meurtre du père », parce qu’un autre volume doit suivre). nombre des critiques qu’il formule contre
désagrégation de la famille avec la L’ouvrage a cependant un défaut gê- le concile.
contraception et la banalisation du di- nant qui en limite la portée : son parti pris C’est dommage, car le propos général
vorce, percée du féminisme et des lobbies systématique qui ne regarde les événe- est plutôt juste et il est tellement rare
gays, avènement de la société de ments qu’à charge, sans distinguer ce qui qu’un intellectuel intègre à ce point la re-
consommation et de l’individualisme… relève d’évolutions plus ou moins inéluc- ligion dans son constat de « la fin d’un
Tout cela est minutieusement décrit dans tables (un coup d’œil de temps en temps monde ».
une belle langue avec une richesse im- sur d’autres pays aurait permis de mieux Christophe Geffroy z

44 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


CHRONIQUE Au fil des livres

l’Anatolie – ouverte par la victoire de Mantzikert (1071) sur les


Byzantins. Mais, assez vite, en se divisant et en se fragmentant
Jacques Julliard
du côté de l’ouest, et du côté de l’est, en pliant devant d’irrévo-
cables déroutes. et ses Carnets inédits
Avec la création entre 1098 et 1110 du royaume de Jérusa-

L
lem et d’autres fiefs (comté de Tripoli, principauté d’Antioche,
comté d’Edesse), la croisade enfonça un coin en terre d’Islam. a publication des journaux in-
Comme, en Espagne, débuts de la Reconquista, elle s’était em- times semble moins répandue
parée de Tolède (1085). Au reste, elle n’eut d’abord affaire qu’à aujourd’hui qu’elle n’a pu l’être
une poussière d’émirats ennemis les uns des autres. Plus tard,
dans le passé. L’heure est pourtant
plus que jamais à l’introspection per-
la situation se modifiant, l’œuvre franque au Levant allait être
manente, mais on écrit moins. Para-
toujours davantage menacée (par la prise d’Edesse en 1144, de
doxalement, on se répand toujours
Jérusalem en 1187). Et, malgré le recouvrement d’Acre et du lit-
par plus sur les réseaux sociaux, sorte de
toral de Syrie-Palestine (mais pas de Jérusalem) entre 1189 et
Philippe grand défouloir intime à ciel ouvert.
1192, le monde musulman et ses atabegs de la famille de Zen- La publication récente des Carnets
gui, ensuite les sultans de la maison de Saladin, pourra tant Maxence inédits de Jacques Julliard prend
bien que mal, refaire son unité politique et confessionnelle – donc une résonance particulière dans
cette dernière grâce à l’abolition en 1171 du califat chiite des la mesure où elle s’inscrit dans une tradition
Fatimides. ancienne et qu’elle dépasse largement le simple
Un pas encore, et voici les Mamelouks maîtres de l’Égypte à retour sur soi.
partir de 1250, date de la capture de Saint Louis à la Mansura ; Social-démocrate revendiqué, éditorialiste à
vainqueurs aussi en 1260 et en 1281 des Mongols, lancés de- Marianne et chroniqueur au Figaro,
puis 1219 dans plusieurs chevauchées exterminatrices, dont Jacques Julliard est une voix impor-
celle de 1258 contre Bagdad, où furent massacrées la dynastie tante du petit monde des intellectuels
des Abbassides et toute la population. Or, en 1262, un sur- français. Son catholicisme assumé lui
vivant abbasside sera accueilli au Caire et revêtu de la dignité donne une touche de spiritualité que
du califat – recréé à son profit par le régime mamelouk. Au l’on ne retrouve pas toujours chez ses
Caire, devenu « l’Arche de Noé de l’Islam, la garde ultime de son alter ego. Pour autant, il figure bien
héritage ballotté dans le déluge des invasions ». ces catholiques absorbés et intégrés
Michel Toda z au système, petits-fils lointains du Ralliement.
Pourtant Julliard représente une sorte parti-
culière de rallié : l’intelligent et le cultivé,
presque le rallié d’ancien régime si la formule
avait un sens. Pétri de culture classique, grand
lecteur des écrivains anti-modernes comme
LE RÉVEIL DE LA FRANCE OUBLIÉE
Péguy, Bernanos ou Claudel (très présent dans
ANTONY CORTES
ce volume, tout comme Balzac), il fréquente les
Éditions du Rocher, 2021, 164 pages, 14,90 €
allées du pouvoir sans jamais se départir d’une
Vouée à une disparition inéluctable, aban- belle formule et d’un regard distancié. S’il
donnée des services publics, des communi- n’était croyant, il y aurait chez lui quelque
cations, de l’éducation, des circuits de distri- chose de l’homme des Lumières, mais davan-
bution, la France rurale se révèle pourtant une belle endormie tage Voltaire que Rousseau.
dont les trésors cachés ne demandent qu’à être révélés. An- Syndicaliste ayant participé à la déconfes-
thony Cortès nous livre les fruits d’une formidable enquête au- sionnalisation de la CFTC (ce qui devait don-
près de ces découvreurs qui tentent de sauver leur village. ner le jour à la CFDT), Julliard est malgré tout
Mille initiatives ont fleuri : commerces ambulants, magasins un contestataire de salon. Il n’a pas mis sa
coopératifs, circuits courts, aide à l’implantation d’entreprises, peau au bout de ses idées, et ses engagements
écoles hors contrat, bus médicaux… Plusieurs font déjà figure de jeunesse l’ont porté à devenir une voix ac-
de modèles, d’autres ne peuvent s’ancrer que dans le patri- cordée au reste de l’orchestre malgré sa singu-
moine traditionnel propre à chaque région. larité. Il n’en reste pas moins que son sens de
C’est avant tout une belle aventure humaine face à une ad- la formule (« l’anticatholicisme est l’antisémi-
ministration aussi centralisée qu’inapte, figée dans les seules tisme des intellectuels de gauche » ; « contre ma
considérations de réductions de dépenses. Toutes ces réalisa- façon de vivre : l’urgent ne fait pas le bonheur »,
tions portent un mouvement d’espérance pour la revitalisation par exemple) et sa vaste culture offrent souvent
de ces territoires abandonnés que certains ont déjà retrouvés matière à réflexion. Et à désaccords…
P.M. z
avec bonheur au cours de ces jours de pandémie. Jacques Julliard, Carnets inédits, 1997-2020, Bouquins,
Anne-Françoise Thès z 2021, 1152 pages, 32 €.

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 45


CHRONIQUE Musique CULTURE Notules

Un joyau français BREF EXAMEN CRITIQUE DE LA


COMMUNION DANS LA MAIN
COLLECTIF
par Hervé Pennven Contretemps 2021, 164 pages, 15 €
Préfacé par le cardinal R. Burke, cet ouvrage

E
n 2013 Éric Rouyer, patron d’une entreprise collectif présente plusieurs contributions sur le
alors spécialisée dans quelques vins fins, le thème de la Communion dans la main, sujet à nouveau forte-
Palais des Dégustateurs, décidait d’ajouter au ment débattu à l’occasion des consignes sanitaires imposées
plaisir des papilles le plaisir des oreilles, en produi- pendant la pandémie de Covid au cours de laquelle certains
sant des disques de musique classique, selon le même évêques imposèrent cette pratique de recevoir la Communion.
principe de ne choisir que l’excellence. Si le Palais des Le chanoine G. de Guillebon, de l’Institut du Christ Roi, pro-
Dégustateurs est aujourd’hui connu, la sortie de son pose une étude fouillée aux sources des Pères de l’Église sur La
premier CD, PPD001, fut totalement ignorée par la communion dans la main au temps apostolique restituant dans
presse spécialisée : un marchand de vin qui prétend leur juste contexte les arguments opposés par certains pour
faire des disques, mais de quoi se mêle-t-il ? justifier la Communion dans la main.
Ces critiques auraient pu au moins remarquer le L’abbé Claude Barthe explique par quel processus cette pra-
nom des interprètes. Car il s’agissait de deux repré- tique s’est ainsi imposée sous couvert d’aggiornamento. Le
sentants de la fine fleur de la mu- Père Réginald-Marie, de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier,
sique française et de la plus authen- Docteur en Droit canonique, précise la « Situation Juridique de
tique musique de chambre : Gérard la Communion dans la Main », notamment durant la période de
Poulet et Christian Ivaldi. pandémie que nous traversons : situation compliquée par des
Mais ces deux-là n’étaient-ils pas
décisions prises sans preuve scientifique justifiant un « état de
rangés des voitures ? Autre réflexe,
nécessité » qui obligerait à communier dans la main.
sans doute, de jeunes loups de la cri-
L’introduction de J.-P. Maugendre, délégué général de Re-
tique musicale méprisant les papys.
naissance Catholique, et la conclusion de J. Smits dressent un
En effet tous deux étaient déjà lar-
bilan sévère de la généralisation de la pratique de la Commu-
gement septuagénaires, et tout près de se retirer.
Mais n’est-ce pas l’occasion d’entendre ce qu’ils ont nion dans la main, source, selon eux, de perte du sens du sacré
encore à dire, et comment ils peuvent encore le dire ? et de pratique religieuse.
Or ce disque inconnu est un véritable joyau. Dès le Anne-Françoise Thès z
premier mouvement de la Sonate de Ravel on est pris
par cette parfaite exactitude stylistique, le mouve-
ment chaloupé, la grâce, le chant du violon, la clarté SUCCESSION DE FRANCE
cristalline du piano, l’autorité aussi dans les affirma- ET RÈGLE DE NATIONALITÉ
tions, la distillation du mystère. Le « blues » est ce GUY AUGÉ
qu’il doit être : non pas un essai d’imitation d’une mu- Via Romana, 2021, 252 pages, 20 €
sique américaine, mais une élaboration, une alchimie Si de nos jours, au nord de l’Europe (Benelux
de musique française à partir du blues. Et le tour- et Scandinavie), survivent encore quelques pâles
noiement du Perpetuum mobile montre s’il en était royautés asservies à des régimes parlementaires qui les altèrent
besoin que Gérard Poulet n’a rien perdu de sa virtuo- et même les nient, partout ailleurs sur le continent, soit après la
sité. Première Guerre mondiale, soit après la Seconde, ont chaviré
Avec la Sonate de Debussy (qui fut créée au début les dynasties et poussé les républiques. Quant à la France, sé-
de sa carrière par Gaston Poulet, le père de celui qui parée de sa famille régnante dès la fin du XVIIIe siècle, elle n’al-
la joue ici à la fin de la sienne…) on monte encore de lait la retrouver, pour une assez courte durée, qu’au XIXe. Et la
quelques degrés. Sans doute parce qu’il s’agit d’une retrouver, à partir de 1830, date où Louis-Philippe d’Orléans,
quintessence de l’art de Claude de France, et que les
chef de la branche cadette des Bourbons, accède irrégulière-
interprètes, avec une incroyable palette sonore et ex-
ment au trône, dans une situation conflictuelle : Charles X ren-
pressive, en distillent toute la magie, avec cette al-
versé et exilé avec son fils et son petit-fils ; le cousin se subs-
liance de liberté et de rigueur dont seuls les grands
tituant à lui et, fort d’une nombreuse progéniture, inaugurant
sont capables. Le finale est un éblouissement.
un nouvel établissement dynastique... arrêté en 1848.
Entre les deux, la Sonate de Poulenc ne peut pré-
tendre au même niveau, mais elle bénéficie de la La suite ? Bref retour de la République puis, beaucoup moins
même qualité de jeu, et ici de cette rigueur si néces- bref, retour de l’Empire. Celui-ci effondré, l’élection en 1871
saire pour contenir de dangereux alanguissements… d’une Assemblée nationale dont la majorité semble favorable
Il faut ajouter que la prise de son est (déjà) parfaite, à la monarchie et la reconnaissance (ambiguë ?) par les princes
et qu’on lit avec plaisir les notices originales d’Alain d’Orléans du droit d’aînesse du Comte de Chambord auraient
Meunier. pu conduire à son avènement sous le nom d’Henri V. Mais l’af-
H.P. z faire échoua, Chambord s’éteignit sans enfants en 1883 et le

46 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


gros des royalistes fit allégeance au Comte de Paris, qui était le 1940 et 1999. Car, selon Guy Augé, un autre Bourbon, débar-
petit-fils de Louis-Philippe. À juste titre ? Voilà la question. rassé de l’hypothèque espagnole, qu’il nommait et qu’il saluait,
D’abord parue en 1979, l’étude de Guy Augé (duquel le pro- représentait de manière infiniment plus adéquate l’avenir du
fesseur Harouel, dans sa préface, nous dit combien, travailleur royalisme français. Cependant plusieurs décennies ont passé
intrépide et infatigable, étaient grands, presque héroïques, son et la mort a opéré. Faute d’une restauration que l’état déliques-
désintéressement et sa générosité) la clarifie avec brio. Aussi cent de notre pays rendrait infructueuse et inutile, la faible mi-
avec sévérité pour la « contre-tradition orléaniste », dépourvue norité qui continue de l’appeler en est réduite à sauvegarder
de légitimité juridique et prolongée « jusqu'à ses ultimes consé- (avant naufrage complet) un pan de la mémoire nationale.
quences » par l’homme peu regrettable qui l’a incarnée entre Michel Toda z

Romans à signaler
TANAEL ET LE LIVRE DE VIE vures », au bureau des affaires criminelles non élucidées :
MATTHIEU DAUCHEZ parmi celles-ci, une ancienne série de meurtres apparem-
Plein Vent, 2021, 312 pages, 14,90 € ment rituels s’ancrant dans des cultes païens primitifs. Le
Ãnjo, jeune orphelin à la recherche de sa tandem peine à rouvrir ce dossier. Mais un nouveau meur-
sœur et qui tente de subsister dans les tre aux contours similaires semble avoir raison de leurs hé-
quartiers pauvres de Manille, rencontre sitations et les entraîne, elles et leur équipe, dans une
souvent, apparemment de manière for- quête dramatique et terrifiante sur fond de croyances an-
tuite, un curieux jeune garçon, Tanael qui lui parle de Dieu. cestrales. Un excellent policier riche en rebondissements
Au fil de leurs discussions se creusera dans le cœur d’Ãnjo au cœur d’une Sardaigne aussi belle que cruelle.
le désir de mieux connaître le Seigneur jusqu’à le rencon- A.-F. T. z
trer. Au-delà du roman et de ces échanges imaginaires se
retrouve un véritable itinéraire catéchétique : existence de LAISSE ALLER TON SERVITEUR
Dieu, création de l’homme, mystère du mal, pardon, foi, SIMON BERGER
joie et espérance. Ce livre peut être lu par un large public, Éditions Corti, 2021, 112 pages, 14 €
d’adolescents à adultes. Jeune normalien, Simon Berger signe là
A.-F. T. z son premier roman. Roman plein de finesse
et de poésie consacré au génial Jean-Sébas-
LES ENFANTS DE NOTRE-DAME tien Bach, dont on perçoit l’admiration que l’auteur lui
PAULE AMBLARD voue. Il a imaginé ce que fut le voyage à pied qu’entreprit
Salvator, 2021, 356 pages, 21 € Bach à l’hiver 1705, depuis Arnstadt, où il est l’organiste de
Au temps moyenâgeux où, à Paris, se re- l’église Saint-Boniface, jusqu’à Lübeck (soit 400 km), pour
groupent autour de sa cathédrale Notre- voir et entendre le grand Buxtehude. La rencontre entre
Dame le petit monde besogneux des corpo- les deux hommes est particulièrement forte et émouvante,
rations et celui plus trouble de la Cour des Miracles, plusieurs l’auteur ayant parfaitement compris que Bach ne compo-
destins de jeunes adolescents se croisent au hasard de condi- sait que pour Dieu. Un bel exercice de piété.
tions dramatiques. Agathe qui vient de perdre sa mère chérie, Christophe Geffroy z
Eliezer qu’un lourd secret conduit à la déchéance, Hélix, Au-
rore… tous cherchent une forme de rédemption. La peste est LE BAISER DES CRAZY MOUNTAINS
aux portes de la capitale brouillant encore une ultime fois les KEITH McCAFFERTY
destinées. Un roman captivant qui nous transporte avec force Gallmeister, 2021, 490 pages, 25,20 €
détails dans le bouillonnement de cette époque médiévale. Une jeune femme disparue retrouvée
A.-F. T. z morte plusieurs mois plus tard dans le
conduit de cheminée d’un bungalow du
L’ÎLE DES ÂMES Montana. Curieuse intrigue que doit résoudre le shérif
PIERGIORGIO PULIXI Martha Ettinger, qui va s’appuyer, une fois de plus, sur son
Gallmeister, 2021, 544 pages, 25,80 € ami pêcheur et détective Sean Stranahan, lequel se fait en-
L’une est fraîchement débarquée de gager par la sulfureuse mère de la victime pour aller au
Milan, l’autre est une véritable Sarde, l’une bout de cette difficile enquête. Tout cela n’est pas d’une
se mure dans le silence d’un lourd secret, moralité exemplaire, mais si vous aimez les grands es-
l’autre a la langue trop bien pendue… tout semble oppo- paces, l’atmosphère de cette Amérique à l’ancienne, vous
ser ces deux inspectrices du commissariat de Cagliari (Sar- ne serez pas déçu.
daigne) excepté leur placardisation, au prétexte de « ba- Patrick Kervinec z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 47


CULTURE Notules

LES MEILLEURS N’AURONT PAS Descriptive plus que normative, la perspective tocquevi-
LE POUVOIR lienne est encore différente : tendant à anéantir la liberté poli-
Une enquête à partir d’Aristote, tique par le poids de l’opinion majoritaire, le phénomène dé-
Pascal et Tocqueville mocratique menacerait la grandeur humaine, et donc le règne
ADRIEN LOUIS du mieux. Du reste, le sociologue n’a que peu d’illusions sur la
Presses universitaires de France, 2021, 204 pages, 19 € capacité réelle du processus électif à sélectionner les plus
Les meilleurs, d’autres diraient les « sa- compétents, et qu’importe : le salut de l’âme démocratique
chants », doivent-ils gouverner ? Élève de passe ailleurs, à savoir par le sentiment retrouvé de liberté et
Pierre Manent et auteur d’un ouvrage remarqué sur Léo de grandeur que doivent procurer le foisonnement associatif,
Strauss, Adrien Louis réexplore cette question parmi les plus l’exécutif limité et la morale religieuse.
classiques de la philosophie politique, et sonde la négative Sans essorer la question – la part juste de reproduction so-
avec Aristote, Pascal et Tocqueville, dans un essai passionnant ciale aurait mérité d’être traitée –, ces trois perspectives rappel-
et pédagogique, quoique dense. Le premier – si sa hiérarchie lent l’infinie complexité du politique incarné, et son écart
des biens le pousse à promouvoir dans un premier mouve- parfois immense avec des affirmations évidentes à première
ment l’aristocratie naturelle des meilleurs, c’est-à-dire des plus vue, grossières dans les faits.
conscients du bien suprême – répond par les principes d’ami- Rémi Carlu z
tié civique et de justice distributive : le bon régime politique
doit honorer chaque partie de la cité en proportion de sa
contribution au bien-être général, afin de corriger les pentes LE MAL À L’ÂME
naturelles de la démocratie et de l’oligarchie. L’acédie de la mélancolie à la joie
Pascal se place lui ouvertement du côté de la défaite du mé- ALEXANDRA PUPPINCK-BORTOLI
rite, principe belliqueux s’il en est car reposant sur la confron- Cerf, 2021, 216 pages, 18 €
tation des amours-propres. À l’impossible gouvernement des L’acédie, appelée aussi démon de midi, bien
meilleurs, il préfère l’ordre établi – monarchie et aristocratie connue des Pères du désert, fut placée au rang
instituées –, non pas qu’il soit juste, mais plutôt qu’il a le mérite des péchés capitaux puis remplacée par la
d’être et qu’il est en cela facteur d’ordre. La véritable méritocra- paresse. Mais parce que cette substitution masque la réalité pro-
tie serait des seuls domaines de l’esprit et de la charité, sans in- fonde de cet état qui nous prive de vie spirituelle en coupant le
cidence sur l’ordre matériel. lien à Dieu, son étude connaît depuis quelques décennies un re-
gain d’intérêt. À la limite du spirituel et du psychologique, ses
symptômes, paresse, dépression, burn-out… sont exacerbés
À signaler dans le monde d’aujourd’hui par la dictature de l’immédiateté.
L’auteur, coach certifiée, fait le constat que l’acédie est multi-
VERA GRITA, une vie eucharistique, Élisabeth
forme, s’adapte à toute époque et peut être une gangrène af-
de Baudoüin, Salvator, 2021, 126 pages, 14 €.
fectant toute une vie, personnel, familiale ou professionnelle.
Inconnue en France, Vera Grita (1923-1969) est
Elle propose ici une démarche globale pour, selon ses
une institutrice italienne à l’origine de l’Œuvre
termes, réveiller son âme en utilisant les remèdes, d’une extra-
des tabernacles vivants, encouragée par Paul VI dont elle
ordinaire actualité, des Pères du désert aux moines, la garde du
fut le confident. Magnifique figure de sainte mystique à la
cœur, l’accomplissement de soi, la nécessité d’une vie inté-
spiritualité eucharistique faite pour notre temps. À décou-
rieure et d’une vie spirituelle, de retrouver les absolus que sont
vrir.
la beauté, l’amour et le divin.
Anne-Françoise Thès z
AU MATIN DE LA FRANCE CHRÉTIENNE,
Francine Bay, Transmettre, 2021, 230 pages,
22 €. Présentation ornée de belles illustrations
LE PROPHÈTE ET LA PANDÉMIE
d’une trentaine de saints qui ont été les
Du Moyen-Orient au djihadisme
premiers évangélisateurs de la Gaule, beaucoup fort peu
d’atmosphère
connus. Très agréable, à découvrir dès l’adolescence.
GILLES KEPEL
P.K. z
Gallimard, 2021, 324 pages, 20 €
L’année 2020 restera dans l’histoire de l’es-
LE SILENCE MONASTIQUE, Dom Marie Bruno,
pace méditerranéen, marqué par l’islam dans sa
Life Éditions, 2021, 280 pages, 19,90 €. Écrit par
grande diversité confessionnelle et idéologique, comme une pé-
un moine cistercien dans les années 1950, ce
riode de profonds bouleversements. C’est à l’explication très
livre nous fait découvrir la nécessité du silence,
fouillée de tous ces événements, auxquels la Covid-19, l’effon-
ses formes, ses diverses qualités, bienfaitrices mais aussi
drement du marché pétrolier mais aussi les revirements des
possiblement perverses, ainsi que la « technique » pour
grandes puissances et l’irruption de la Chine ont apporté une
l’apprivoiser. Un excellent guide spirituel. A.-F. T. z
complexité supplémentaire, que Gilles Kepel, professeur dans

48 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


CHRONIQUE Cinéma

plusieurs universités et à l’École normale supérieure, consacre z Le discours (en salles)


son dernier livre.
En intervenant sur la plupart des fronts, qui vont de l’Arménie
à la Libye et à l’Europe, surtout à la France à laquelle il voue « une
L e dîner de famille auquel assiste Adrien est
comme tous les autres : le père raconte tou-
jours les mêmes histoires, la mère sert toujours le
hargne viscérale », Erdogan impose la Turquie sunnite comme un même gigot et sa sœur Sonia reste toujours béate
acteur-clé, sans pour autant résoudre la fragmentation de la devant les discours pédants de son fiancé Ludo.
mouvance islamiste. Kepel montre aussi l’évolution des rapports Adrien, lui, attend le SMS de sa chérie qui mettrait
entre sunnisme et chiisme, particulièrement frappante dans le fin à leur rupture. C’est alors que Ludo lui demande de faire
conflit syrien où Turcs et Iraniens soutiennent des camps enne- leur discours de mariage. Misère !
mis, ce qui ne les empêche pas de parrainer ensemble l’isla- Le roman éponyme de Fabcaro ne cherche pas à dynami-
misme palestinien du mouvement Hamas qui gouverne Gaza et ter la famille, comme on fait souvent. Il s’attache simple-
reçoit une aide financière de l’émirat du Qatar à la demande d’Is- ment à mêler nostalgie et humour. Laurent Tirard, le réalisa-
raël dont il est pourtant l’ennemi. C’est qu’une nouveauté tota- teur, privilégie l’humour, et même si ses personnages ont
lement inattendue a surgi : la normalisation des relations entre des défauts voyants, ils restent toujours sympathiques. L’hu-
plusieurs États arabes et l’État hébreu en vertu de « l’entente mour est aussi, et d’abord, celui du comédien Benjamin La-
d’Abraham ». Celle-ci « enterre le conflit israélo-arabe comme fac- vernhe de la Comédie-Française, qui trouve, avec Adrien, le
teur structurant du Moyen-Orient », note l’auteur qui n’oublie pas « rôle total » qui révèle l’étendue et la profondeur de son ta-
les drames libanais et yéménite, les évolutions culturelles des lent. Il exprime toutes les émotions, des plus désespérées
États du Golfe et l’instabilité dans les pays du Maghreb. L’ouvrage aux plus hilares, des plus inquiètes aux plus triomphantes,
aborde enfin ce « djihadisme d’atmosphère » qui sévit désormais qui sont celles d’un homme aux prises avec sa famille d’un
dans une Europe dont les dirigeants sont incapables de saisir les côté, son amour en fuite de l’autre. Horrifié à l’idée de faire
ressorts, faute d’une vraie connaissance de la culture arabe. un discours de mariage, il en fait des dizaines dans sa tête
Cette vaste fresque géopolitique, illustrée par un jeu de cartes mais ces essais n’ont rien à voir avec le discours véritable : là,
inédites conçues par le géographe Fabrice Balanche, emmène il peut enfin dire librement ce qui lui tient à cœur depuis
le lecteur à la découverte des « nouveaux rapports de force régio- toujours, et ce débordement de vérités se révèle une boule-
naux qui s’ébauchent durant cette année-charnière en s’émanci- versante déclaration d’amour à la famille.
pant des équilibres du siècle écoulé ».
Annie Laurent z z Les 2 Alfred (en salles)

À LA SUEUR DE TON FRONT


A lexandre, chômeur cinquantenaire, doit prou-
ver à sa femme qu’il peut s’assumer seul, lui et
ses deux enfants. Il parvient, extraordinairement, à
LAURENT IZARD être embauché dans une start-up branchée, « The
L’Artilleur, 2021, 446 pages, 20 € Box », mais celle-ci a pour règle « No child », « Pas
Avec ce dernier livre, Laurent Izard prolonge d’enfants ». Autre difficulté, sa supérieure Séverine,
le constat qui avait fait le succès du précédent, est une tueuse, toujours explosive. Alexandre est donc
La France vendue à la découpe (L’Artilleur, 2019) obligé de mentir. Heureusement, il rencontre d’Arcimboldo,
que nous avions eu l’occasion de recenser soi-disant « entrepreneur de lui-même » et roi des jobs sur ap-
dans les colonnes de La Nef : il fait état de la manière dont la plis.
mondialisation transforme considérablement la France. Nous Les deux Alfred sont deux singes en peluche, doudous
pourrions dire que ce sont deux ouvrages qui se suivent. Après des enfants d’Alexandre. Cette place donnée aux jouets
avoir montré comment les entreprises et le territoire français montre quel registre est celui de cette très aimable comédie,
avaient été vendus aux multinationales américaines, chinoises qui cligne des yeux vers Tati et un certain style de vieille
et du Golfe persique, Laurent Izard ajoute dans ce nouvel opus comédie française « à taille humaine » comme on n’en avait
les conséquences que cette désappropriation peut avoir sur pas vu depuis longtemps. Bruno Podalydes, scénariste et
l’emploi et le fonctionnement du travail. Chômage de masse, réalisateur, s’attaque avec mordant à la société contempo-
uberisation, désindustrialisation, délocalisation, autant de raine, à son ubérisation et à ses langages technocratiques et
phénomènes de la mondialisation qui ne sont pas sans impact informatiques incompris de tous et d’abord de ceux qui les
sur la population française. Il dresse un constat paradoxal : mal- emploient. L’entretien d’embauche d’Alexandre dans « The
gré les évolutions technologiques qui ont permis l’améliora- Box » est un monument de drôlerie, entre tous les angli-
tion des conditions de travail au XXe siècle, la souffrance conti- cismes barbares et les acronymes intraduisibles du directeur.
nue d’augmenter, de nature plus psychologique. Seul écueil Il y en a une qui évolue à son aise dans cet univers, c’est Sé-
du livre : pour étayer son argumentation, l’auteur fait appel à verine, (superbe Sandrine Kiberlain !). Parfaite executive
une multitude de chiffres issus d’études toutes minutieuse- woman, elle recèle aussi l’émotion qui est la deuxième aile
ment citées, gages pour lui d’objectivité. Mais celles-ci noient du film, à côté de son épatante drôlerie. Tout cela, c’est le
parfois l’argumentation et laissent peu de place à l’analyse. plus rare, sans la moindre vulgarité.
Pierre Mayrant z François Maximin z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 49


BRÈVES § Coup de cœur !
La Maison de Rosalie
Sainte-Baume du 26 au 31 juillet ani- La Maison de Rosalie est un
SPIRITUEL mée par les pères dominicains Jean- beau projet d’une Maison
+ Trois sessions « Marie qui guérit Miguel Garrigues et Philippe-Marie pour les femmes enceintes
les couples », la première animée Margelidon.
seules, pour leur permettre
par Mgr Marc Aillet (qui fera trois Rens. : hsbaume@gmail.com et
04 42 04 54 84.
d’accueillir leur enfant et de
conférences) à l’abbaye de Font-
gombault les 10-11 juillet ; la se- vivre leur vocation à l’amour.
+ Triduum de Loublande (lieu des Rosalie Cadron-Jetté, mère de
conde animée par le Père Jean-Bap-
révélations du Christ à Claire Fer-
tiste (Lagrasse) à l’abbaye de So- onze enfants et veuve, a
chaud) du 21 au 23 août sur le
lesmes les 17-18 juillet ; la troisième fondé en 1845 à Montréal
thème « La messe, le sacrifice pur et
animée par Mgr Livio Melina, ancien (Canada), à la demande de l’évêque, la communauté des Sœurs
saint, le sacrifice parfait ». Le sommet
président de l’Institut Jean-Paul II, au
du triduum est la célébration ininter- de Miséricorde, au service des femmes enceintes hors mariage,
sanctuaire Notre-Dame du Laus (05)
du 26 au 29 août.
rompue pendant toute la nuit du di- d’où le nom la Maison de Rosalie. Elle doit s’implanter en France,
manche au lundi. mais le lieu n’est pas encore déterminé, cela dépendra des
Rens. : https://www.mariequigueritles-
Rens. : Père François Marot propositions et des financements reçus : elle ne recevra pas de
couples.com/ ou contact@life-eu-
donpaco@wanadoo.fr
rope.fr ou 06 17 96 26 40 (reserva- subventions publiques, seuls les dons peuvent donc permettre
tion@notredamedulaus.com et + Retraite du Rosaire prêchée par à ce nécessaire projet de voir le jour, aidez-le !
04 92 50 30 73 pour la 3e session). deux Pères de la Fraternité Saint-Vin-
Pour tout contact : Marine Cavalier et Anne Ménager,
cent-Ferrier du 15 au 20 août au
+ Les Missionnaires de la Miséri- asso.maisonderosalie@tutamail.com et 06 50 19 70 59.
Foyer de Charité de Poissy (78).
corde proposent une retraite de Pour un don, chèque à « La Maison de Rosalie »,
Rens. : www.chemere.org ou au
saint Ignace à Fontgombault du 26
02 43 98 64 25. lieu-dit La Brasserie des Landes, 35370 Le Pertre.
au 30 juillet avec l’abbé Gérald de
Servigny. + Exercices spirituels avec les bé-
Pour un virement : FR76 4255 9100 0008 0244 6837 534.
Rens. : https://misericordedivine.fr/ nédictins de l’abbaye Saint-Joseph
de Clairval. Dates sur le site : Rens. : https://lagrasse2021-pales- chœur. Chaque jour, cours, exercices,
+ L’abbaye ND de l’Annonciation
www.clairval.com tine.venio.fr/ ou terresainte@soullier.fr répétition, messe chantée et travail
du Barroux propose une retraite
Rens. : 03 80 96 22 31. ou 06 52 62 42 54. vocal. Une semaine musicale enri-
spirituelle pour jeunes filles de 17 à
29 ans du 17 au 23 août à l’abbaye. + Exercices spirituels de saint chissante dans une ambiance de
Conférences, offices en grégorien Ignace avec les CPCR à Bieuzy (56) prière et d’amitié.
(forme extraordinaire), promenades, et Chabeuil (26). Dates sur le site : FORMATION Rens. : Schola Saint Grégoire, 26 rue
entretiens avec moines et moniales. www.cpcr.org Paul Ligneul, 72000 Le Mans -
+ Les Missionnaires de la Miséri- 02 43 28 08 76 - schola-st-
Rens. : Abbaye ND de l’Annonciation,
+ L’abbaye de Lagrasse vous invite corde Divine, proposent les camps gregoire@wanadoo.fr - www.schola-
750 chemin des Ambrosis, 84330 Le
à un pèlerinage en Jordanie et en suivants : 1/ Le camp Jean-Paul II st-gregoire.org/
Barroux - 04 90 65 29 29.
Terre Sainte, sur le thème « la route pour jeunes de 13 à 17 ans du 8 au
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ayant le BAFA pour l'encadrement. 27 au 29 août sur le thème « Nais-
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Villiers adapté en BD. rue Montebello, 78000 Versailles /
çois Chemain et Guillaume Bernard.
LA MÉDAILLE MIRACULEUSE, par Arnaud Delalande et Salvo, Plein Rens. : campjp2@outlook.fr - 01 39 51 97 03 / contact@renaissance-
Vent, 2021, 48 pages, 14,90 €. Les apparitions de la Rue du Bac en BD. 06 98 74 03 99 et catholique.fr
LA COURONNE D’ÉTIENNE, par MariaMaris, C. Hadevis et V. campspes@gmail.com - 07 66 88 19 39.
Gourdin, Osmose, 2021, 42 pages, 13,90 €. La vie de saint Étienne en BD.
+ L’abbaye des chanoines de La-
MGR VLADIMIR GHIKA, VAGABOND APOSTOLIQUE, par G. Évrard grasse propose sa 3e édition de
DIVERS
et L.-B. Koch, Éditions du Triomphe, 2020, 40 pages, 15,90 € a reçu le « Chanter en famille », une semaine + Le diocèse de Rouen et l’asso-
Prix européen Gabriel 2021 de la BD chrétienne décerné par l’AED. de vacances musicales à l’abbaye du ciation « La Maison de Marthe et
L’EMPEREUR ET LES BRIGANDS, par Guillaume Bernard et Corentin 8 au 14 août, organisée par la famille Marie » ouvrent, en plein centre de
Stemler, Nouvelles Éditions Latines, 2021, 112 pages, 10 €. Subtil Lefèvre qui a remporté en 2020 « La Rouen, une « colocation solidaire »
dialogue entre Napoléon et le lecteur centré sur les guerres de Vendée. France a un incroyable talent ». où seront accueillies des femmes en-
Rens. : 06 64 00 81 71 ou ceintes isolées et en difficulté.
L’EMPIRE DE BONAPARTE, par Thomas Flichy de La Neuville, DMM,
choeurfamillelefevre@gmail.com Rens. : La maison de Marthe et Marie,
2021, 120 pages, 11,50 €. Il explique comment l’Empire fut « un
Amélie Merle, 07 69 51 06 60 / Direc-
laboratoire de la domination absolue ». + La Schola Saint-Grégoire, école
tion@martheetmarie.fr
COMMENT ÊTRE CHRÉTIEN DANS UNE SOCIÉTÉ PAÏENNE ? de chant grégorien placée sous le
La réponse du concile d’Elvire (vers 300), présentation, notes et patronage du Conseil pontifical de la + SOS Saints de France a été lancé
bibliographie par Yves Chiron, Éditions Sainte-Madeleine, 2020, Culture, organise sa session annuelle en juin dernier : il s’agit d’une initia-
68 pages, 11 €. Première injonction à la continence des clercs, de formation grégorienne du 17 au tive nationale d’une grande chaîne
condamnation de l’avortement… 24 juillet à La Chapelle Montligeon de prière pour la France en invo-
(Orne), sanctuaire dédié aux âmes quant les nombreux saints de notre
UNE LUMIÈRE SUR LA MONTAGNE, par Frère Emmanuel, ermite,
du Purgatoire. Cette session est ou- pays.
LIFE Éditions, 2021, 56 pages, 9,90 €. Une contemplation de la beauté.
verte à tous : du débutant au chef de Rens. : www.sossaintsdefrance.com

50 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


UN LIVRE, UN AUTEUR Fabrice Hadjadj

Être père avec saint Joseph


L a Nef – L’Évangile dit
très peu de choses de
Joseph, chaste époux
Vous évoquez dans votre livre la phrase
de Péguy sur les pères de famille, les
« grands aventuriers du monde moderne » :
d’une Vierge, père « adop- en quoi sont-ils des « aventuriers » ?
tif » d’un enfant né du En ce sens qu’en transmettant la vie dans la
Saint-Esprit, pas vraiment parole, ils rouvrent l’« avenir » (le mot « aven-
le profil habituel du père : ture » vient de là). Mais il convient ici de distin-
en quoi peut-il cependant guer l’avenir et le futur. Le futur est ce que l’on
être un exemple pour peut programmer : il découle du présent, comme
nous, puisque vous écrivez une performance. L’homme du futur est en cela
que personne n’est plus ra- plutôt l’ingénieur. L’avenir est ce qui advient,
dicalement père que lui ? au-delà de nos plans et de nos performances : il
Fabrice Hadjadj – L’Évan- relève de la contingence et de la liberté.
gile ne dit même pas ce que L’homme de l’avenir est en cela le père, parce
vous dites de lui. Les termes que l’enfant n’est pas son produit – il fugue tou-
que vous employez appartien- jours, pour ainsi dire, qu’il soit pécheur ou
nent plutôt à la tradition, et saint, prodigue parmi les cochons ou prodige
Fabrice Had- encore ! Je peux concéder « chaste » mais je dois parmi les docteurs. Quant à ceux qui partent au
jadj, écrivain, contester « adoptif ». L’adoption suppose l’exis- bout du monde pour vivre dans la jungle en se
philosophe et tence d’un géniteur humain. Or Joseph nourrissant d’insectes, c’est souvent parce qu’ils
père de neuf n’adopte pas le fils d’un autre homme. Ne se- n’ont pas supporté d’avoir un adolescent incon-
enfants, dirige rait-il pas lui-même le père virginal de Jésus trôlable et une belle-mère en visite.
l’Institut Phi- comme Marie est vierge et mère ? C’était la
lanthropos à thèse de saint Augustin dans son sermon 51. Pour être père, il faut être fils, dites-
Fribourg Lors du recouvrement au Temple, Marie parle vous… Pouvez-vous nous expliquer ce que
(Suisse) et est de Joseph à Jésus en disant : Ton père et moi… vous voulez dire ?
l’auteur de Ne faut-il pas suivre la leçon de Notre Dame ? Aucun homme n’est simplement père. Il est
nombreux es- Au reste, il est temps, dans un contexte de dé- père et fils. D’abord fils, au point de vue chro-
sais et pièces construction de la famille naturelle, d’avoir une nologique. Mais, au point de vue d’une certaine
de théâtre. En- vision de la sainte Famille qui préserve aussi assomption intérieure, paternité et filiation
tretien sur son bien le mystère de la conception virginale que grandissent en nous en même temps. Un en-
dernier livre. celui d’une grâce qui ne détruit pas la nature. fant n’admet pas vraiment d’être le fils de ses
Ainsi c’est une vierge fiancée, et non pas céli- parents : il s’identifie plutôt à un chevalier ou
bataire, qui reçoit l’annonce de l’ange. Le fait un super-héros. Il lui faut une grande
est loin d’être anodin, d’autant que le fiancé re- conscience historique, qui ne vient qu’avec
çoit aussi une annonce angélique. Dieu a donc l’âge, pour comprendre ce que signifie porter
voulu qu’une femme engagée dans le désir d’un tel nom de famille. C’est spécialement au mo-
homme soit la Mère de son Fils, et donc que ce ment où je suis devenu père que j’ai pris
Fils soit lui aussi le fruit de l’amour d’un conscience de ce que mon père avait été pour
homme et d’une femme. moi. Et pour cause, la première fois que le mot
S’agissant de la paternité de Joseph, mon rai- « père » apparaît dans la Bible, c’est pour dési-
Fabrice Hadjadj, sonnement est le suivant : le nom de Père s’ap- gner celui à qui l’on tourne le dos : L’homme
Être père avec plique absolument à Dieu (de qui toute paternité quitte son père et sa mère… Mais en faisant une
saint Joseph. petit
guide de l’aventu-
au ciel et sur la terre tire son nom, Ep 3, 15). seule chair avec sa femme, en ayant un enfant,
rier des temps Plus elle se rapproche de celle de Dieu, donc, il se rend compte de cette dette qui ne se solde
postmodernes, plus la paternité est parfaite. Or je suis père par qu’en poursuivant l’insolvabilité vers l’avenir,
Magnificat, 2021, l’intermédiaire des forces de la nature, tandis c’est-à-dire en donnant à son tour, sans retour,
288 pages,
14,50 €. que Joseph est père directement par l’Auteur à son propre petit… Enfin, le père humain
NB – La version des forces de la nature : c’est Dieu lui-même qui n’est pleinement père qu’en étant fils de Dieu.
longue intégrale lui commande de prendre avec toi Marie, ta Et cela se joue particulièrement à travers ses
de cet entretien femme, et de donner à l’enfant le nom de Jésus, failles, ses échecs, ses absences mêmes : en les
est librement
double reconnaissance par lesquelles on devient confessant à son fils, il peut le tourner vers le
accessible sur
notre site : père. C’est en cela que Joseph est plus radicale- Père des miséricordes.
https://lanef.net ment et plus parfaitement père que nous. Propos recueillis par Christophe Geffroy z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 51


DÉBATS Point de vue

Du cynisme au monarchisme
Réflexion sur la souffrance française

D
e quoi la France souffre-t-elle ? Souffre-t- ce qu’il y a aujourd’hui de plus grand en France, à
elle d’un manque d’égalité, d’un manque de savoir de la Ve République. Tout se passe comme
liberté ou d’un manque de prospérité ? si le cynisme de l’intelligence politique n’avait
Souffre-t-elle encore tout simplement de la perte d’autre souci que d’atteindre en plein cœur la gran-
nostalgique de son aura culturelle ? Souffre-t-elle deur elle-même à la seule fin de la détruire. Tout
de la dilution vaporisatrice de sa culture dans le se passe comme si l’intelligence, vide de vision et
paysage sans nom d’une mondialisation sournoise, pétrie de ressentiment, ne pouvait avoir d’énergie
laquelle prendrait la double face inversée d’une que dans le retournement destructeur contre le
seule et même violence barbare, celle, matérialiste, chef-d’œuvre de la génialité créatrice gaullienne.
du consumérisme, et celle, spiritualiste, du djiha- par Le second symptôme de la décadence carriériste,
disme ? Patrice c’est celui qui consiste dans l’exploitation de la dé-
La grandeur culturelle passée de la France fut le Guillamaud crédibilisation actuelle du système institutionnel
fruit d’une alliance inouïe entre l’idée monarchiste des partis afin d’annoncer une possibilité politique
de la puissance absolutiste et la vision chrétienne qui, derrière une synthèse confuse entre la droite
et sacrificielle d’une destinée humaine universelle. et la gauche, est paradoxalement et outrageuse-
C’est cette alliance qui permit à la France d’être ment vide de toute vision. Le macronisme n’est
l’initiatrice de la belle et rayonnante idée d’État- ainsi rien d’autre que la figure exacerbée de l’in-
nation. Cette idée fut à la fois la révélation idiosyn- telligence cynique qui, consciente de la faiblesse
crasique d’une âme nationale singulière et la re- du temps, ne vise à vouloir le pouvoir qu’à vide et,
vendication d’une signification universelle. Pour la tout en hystérisant une population petite-bour-
préservation de la France et de la monarchie, cette geoise, naïve et éberluée, à se perdre dans le tour-
alliance fit advenir la belle figure d’une jeune billon de sa propre vacuité. Il ne s’agit sans doute
femme soumise à Dieu. Après le Grand Siècle et sa ici très banalement que d’absorber la nation dans
valorisation étatique de l’intellectualité et des arts, la mondialisation tout en faisant croire aux
elle permit à la Révolution et aux Lumières de don- pauvres gens qui se prennent pour des intellec-
ner, tout en détruisant l’origine monarchiste du tuels qu’il s’agit là de nouveauté. Ce fut au peuple
rayonnement et tout en passant par une sorte de des Gilets jaunes que revint naguère la mission de
transfiguration impériale, de dépasser cette des- révéler, par le réveil d’un authentique bon sens, le
truction vers une amplification inouïe, à portée laï- danger d’une telle entreprise.
ciste, républicaine et démocratique, de ce même Afin de lutter contre la mort de la France, ne
rayonnement. Certes le nouvel Empire colonial prit faudrait-il pas se tourner vers ce qui fut, un temps,
fin, mais sa fin coïncida avec une sorte de restau- le projet du général de Gaulle, à savoir la restau-
ration de la grandeur. Cette dernière fut l’œuvre ration de la Monarchie ? Le pouvoir à dimension
singulière d’un général qui, après avoir sauvé la monarchique du président de la République ne
nation, créa un chef-d’œuvre de politique constitu- pouvait certes convenir qu’à de Gaulle lui-même,
tionnelle qui fit la synthèse entre le monarchisme à savoir à un homme rare en qui pouvaient s’allier
et le républicanisme, à savoir la Ve République. le génie de la vision, la vertu du comportement et
Après cette grandiose aventure épique, de quoi la piété d’une foi aussi sincère que discrète. De
la France peut-elle bien souffrir ? Il faut ici émettre Pompidou à Macron, l’incarnation et l’exercice de
l’hypothèse terrible selon laquelle elle ne souffri- la fonction suprême ne cessèrent de décliner. Afin
rait de rien d’autre que de ce dont souffre toute de lutter contre le cynisme carriériste propre aux
réalité humaine qui, disposant d’une grande po- présidentielles, afin de lutter contre la souffrance
tentialité intellectuelle, a perdu toute matière française, nous osons l’hypothèse selon laquelle
concrète pour la mettre en œuvre de manière au- l’incarnation de l’unité de l’État par une dynastie
thentiquement créatrice. Il faut émettre l’émou- incontestable pourrait être le seul et unique projet
vante hypothèse selon laquelle la France souffri- Patrice Guilla- qui puisse, à plus ou moins long terme et dans la
maud, philo-
rait d’avoir perdu son génie. sophe, auteur de dignité, convenir à une ambition légitime pour le
Le symptôme premier de la perte du génie, ce La Jouissance et pays. À défaut de génie, voire de vertu et de piété,
sont le cynisme et le carriérisme. Le cynisme s’an- l’espérance (Cerf, l’homme qui doit incarner la France dans l’imagi-
(2019) et d’Autrui,
nonce d’abord dans la volonté farouche qui, ani- la chose et la tech-
naire collectif devrait au moins avoir simplement
mant certains candidats à la magistrature su- nique (Kimé, de l’allure, de la sincérité et de l’éducation !
prême, vise ni plus ni moins que la destruction de 2021). P.G. z

52 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


DÉBATS Point de vue

Avortement : un conflit mondial


A
lors que j’écris ces lignes, le combat pour la lais légaux. La reconnaissance de l’avortement
défense de la vie humaine se mène au Parle- comme un droit de l’homme permet aussi de dé-
ment européen contre la Résolution Matic, noncer les opposants pro-vie comme des ennemis
mais aussi au sein de parlements nationaux (en des droits de l’homme, et de justifier l’atteinte à
France, à Malte ou encore à Gibraltar), devant des leur liberté d’expression. C’est ainsi que la Réso-
juridictions : à la Cour européenne des droits de lution Matic recommande de lutter contre la « dés-
l’homme (CEDH) contre la clause de conscience, à information » pro-vie.
la Cour interaméricaine des droits de l’homme
contre l’interdiction de l’avortement, ou encore à la Des attaques de plus en plus violentes
Cour Suprême des États-Unis contre l’introduction par Les attaques contre les opposants à l’avortement
d’un délai légal antérieur au seuil de viabilité. À Grégor se font de plus en plus fortes, violentes, à mesure
chaque fois et en tous lieux, les mêmes lobbies de Puppinck que le conflit est exacerbé. En effet, nous assistons
l’avortement agissent, et à chaque fois, quelques à un renforcement simultané des deux camps. Les
groupes pro-vie chrétiens tentent de résister. « pro-vie » se renforcent aux États Unis, dans plu-
Au-delà des arguments, l’issue de ces combats sieurs pays d’Europe centrale et ont même rem-
dépend largement des forces en présence au sein porté des victoires en Europe occidentale, tandis
de ces instances, d’où l’importance de la composi- que les « pro-mort » renforcent leurs positions dans
tion de la CEDH ou de la Cour Suprême. En effet, les instances internationales, et dans les pays
depuis l’origine du Planning Familial, la promo- pauvres. De plus en plus, nous avons le sentiment
tion de l’avortement a toujours été faite par un de l’imminence d’une lutte finale ; c’est en cela que
petit groupe de militants, de préférence via les tri- la guerre est mondiale.
bunaux plutôt que les urnes, et grâce aux soutiens Contre les pro-vie, l’industrie de l’avortement a
de fondations et de milliardaires anglo-saxons, tels décidé d’employer de grands moyens. C’est ainsi,
que, par ordre chronologique, les fondations Rocke- par exemple, qu’en 2019, l’IPPF a formellement
feller, Ford, Open Society, et surtout Gates, en lien pris la décision d’attaquer les personnes et organi-
avec des instances internationales, en particulier sations résistant à l’avortement et en a confié la
la Banque Mondiale et le Fonds des Nations Unies mission au bureau européen de l’IPPF et à l’EPF.
pour les activités en matière de population Simultanément, l’organisation britannique Open-
(FNUAP). Ces fondations et institutions financent Democracy s’est aussi engagée dans ce combat au
et collaborent étroitement avec les multinationales moyen d’une initiative dénommée « Tracking the
de l’avortement que sont la Fédération Internatio- Backlash » – c’est-à-dire « traquer la réaction » –
nale du Planning Familial (IPPF) et Mary Stopes financée notamment par l’Open Society à hauteur
International. Ce sont ces grandes institutions qui de 407 000 dollars pour 2019. Ensemble, ils ont en-
décident d’ouvrir un nouveau front, tantôt en Ir- trepris d’enquêter sur les réseaux conservateurs
lande, puis en Pologne ou en Amérique latine. pro-vie et pro-famille, et de publier des rapports et
Elles disposent d’un budget quasi illimité, en mil- articles alarmistes, dénonçant l’existence d’un
liards de dollars. La Fondation Gates, à elle seule, complot christiano-conservateur tentaculaire,
a versé plus de 25 millions de dollars depuis 2010 composé d’aristocrates, d’oligarques et de néo-croi-
à la branche européenne de l’IPPF et près de trois sés fanatiques… L’objectif de ces récits conspira-
millions de dollars, rien qu’en 2018, au European tionnistes est de faire peur, de faire accroire en
Grégor Pup-
Parliamentary Forum on Population and Develop- pinck, directeur l’existence d’un adversaire redoutable contre le-
ment (EPF), le lobby de l’IPPF auprès des institu- de l’ECLJ (Euro- quel il convient d’employer de grands moyens.
tions européennes, l’auteur probable du Rapport pean Centre for Les responsables de l’IPPF, l’EFP et de OpenDe-
Law and Justice),
Matic. L’EPF est aussi financé par 22 autres orga- auteur notam-
mocracy ont été reçus officiellement par deux
nisations dont les fondations Open Society de ment de Les commissions du Parlement européen, en parallèle
George Soros, Nike ou Hewlett, etc. droits de l’homme du débat sur le rapport Matic, pour demander
L’objectif du lobby de l’industrie de l’avortement dénaturé (Cerf, qu’une enquête officielle soit initiée, et que des me-
2018) et du
est de normaliser le recours à cette pratique en la rapport sur « Les sures soient adoptées contre les réseaux conserva-
présentant comme une composante essentielle des ONG et les juges teurs. À l’ONU, on observe actuellement une initia-
droits de l’homme, et comme exigeant par consé- de la CEDH » (fé- tive similaire contre les défenseurs de la famille. La
vrier 2020) télé-
quent de « lever tous les obstacles à l’accès à l’avor- défense de la vie et de la famille serait une atteinte
chargeable sur le
tement », en particulier la clause de conscience des site de l’ECLJ insupportable aux droits de l’homme dénaturé.
professions médicales, et jusqu’à l’existence de dé- (https://eclj.org/). G.P. z

La Nef n°338 Juillet-Août 2021 53


CONTRE CULTURE

Un régime en fin de vie


L
e premier tour des élections régionales – principal exercice de ses droits civiques ; que
le seul qui se soit déroulé au moment où c’est sur le plateau d’Hanouna ou de Zemmour
nous devons rendre cet article – ce pre- que se joue l’avenir de la France, voire du
mier tour donc et son abstention colossale ont monde. Quand il s’agit, au pire, de clowneries
marqué d’un sceau consternant la conster- sans nom chez le premier ; de dissertations édi-
nante République française, dont le régime dé- toriales chez le second, qui ne changent guère
mocratique fait chaque jour la preuve de son la face du monde, parce que ce n’est pas leur
absurdité, de son inutilité et de sa nocivité. rôle.
par Absurde d’abord parce qu’il est de plus en
Jacques de plus visible que les Français dans leur ensem- Le peuple, voix de la sagesse ?
Guillebon ble ne sont pas représentés, notamment à Mais alors, que faire ? On a longtemps criti-
cause de la forme majoritaire du scrutin légis- qué le régime des experts, et c’était une des re-
latif, mais aussi parce que les campagnes se vendications des Gilets jaunes que de redonner
sont vidées et que cette France rurale, à quoi la parole à un peuple qu’on estimait muselé
on peut ajouter sa cousine périphérique, quand il aurait été en réalité la voix de la sa-
compte de moins en moins, tant pour le nombre gesse. Plus d’un an de virus, de rumeurs, de
que pour la symbolique. Sinon, de petits mensonges en tout genre qui finissent en
maires actifs, personne ne se soucie de son croyances superstitieuses aura au moins
sort. prouvé que le peuple, en tant que tas, en tant
que foule grommelante et commentante,
n’était pas le réceptacle du savoir et de la fi-
nesse politique. Mais évidemment, on ne va
« Il est de plus en plus visible que pas changer le peuple.

les Français dans leur ensemble ne Pourtant, il faudra bien réorganiser son gou-
vernement, son mode de fonctionnement, ce
sont pas représentés. » qui suppose de battre en brèche le mythe hé-
rité de la Révolution française de sa souverai-
neté absolue en toute matière. Ce peuple, si on
l’interroge demain sur l’euthanasie, mal ren-
Inutile ensuite, parce que le droit européen seigné qu’il sera ou trop plein de bons senti-
prévaut de plus en plus sur le droit national et ments inappropriés, votera évidemment son
que l’impression qu’a le Français d’avoir été dé- autorisation, au motif que certaines vies ne va-
pouillé de sa souveraineté est de moins en lent plus d’être vécues, ou qu'il s’agit d’apaiser
moins fausse ; parce que ses souhaits les plus toute souffrance. De même que ce peuple au-
pressants, telle la limitation de l’immigration, rait voté pour l’avortement, pour le mariage
le besoin de sécurité ou la réforme de l’éduca- pour les homosexuels, ou la PMA et demain
tion sont les moins exaucés par les gouverne- pour la GPA.
ments qui se succèdent qui, par là, soit révè- Ce ne sont ici que des exemples partiels.
lent leur impuissance congénitale, soit leur dé- Mais alors même qu’on le somme de choisir qui
dain pour des causes qui leur semblent dépla- le gouvernera en ses régions, ce peuple ne se
cées, et même choquantes. De temps en temps, déplace pas et toute honte bue, refuse délibé-
ces maigres énarques qui président à nos des- rément de participer à ce qu’il croit n’être
tinées nous accordent quelques miettes – au- qu’un jeu vain – ce qu’il est peut-être. Pourtant
jourd’hui un Darmanin qui simule le gros bras demain ce même peuple énervé, à raison, sor-
face aux étrangers illégaux – pour acheter une tira les fourches et beuglera une nouvelle fois
paix provisoire ou se faire réélire. contre un pouvoir ennemi.
Nocif surtout parce que tout le monde étant Ces élections sont donc une preuve nouvelle
requis de donner son avis sur tout, l’intelli- que ce régime est en fin de vie et que les Fran-
gence se perd et le débat se fait cacophonique. çais attendent un ordre nouveau. Avec le
Ce que prouve particulièrement cette désertion risque immense qu’il soit pire que le précédent
actuelle des urnes, c’est que le contemporain et que s’ensuivent des troubles tragiques.
croit que commenter une vidéo Youtube est le J.G. z

54 La Nef n°338 Juillet-Août 2021


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