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Les ravages de la
pornographie
ENTRETIEN
Nikita Krivochéine :
du goulag à la liberté
Juillet-Août 2021 – n°338
8 € / ISSN 1146-4461.
LES TRADIS
DOSSI E R SPÉC IAL 22 PA G E S
UNE FEMME ENTIÈREMENT DÉVOUÉE AUX ENFANTS
4 Courrier
4 En bref
ÉDITORIAL
5 Les raisons de l’abstention, par Christophe Geffroy
ACTUALITÉ
6 Les ravages de la pornographie, par Henri de Baudoüin
7 Comment protéger nos enfants ?, entretien avec Tanguy Lafforgue
9 Bioéthique : rendez-vous manqué, par Élisabeth Geffroy
10 L’islam et le modèle occidental, entretien avec Raymond Ibrahim
LA NEF 13 États-Unis : débat autour de la Communion, par Solène Tadié
1 allée des Poiriers
14 Proche-Orient : où en est-on ?, par Annie Laurent
F-78810 Feucherolles
Site : https://lanef.net/
Tél. : 01 30 54 40 14 ENTRETIEN
lanef@lanef.net 16 Du goulag à la liberté, entretien avec Nikita Krivochéine
RÉDACTION
Directeur :
Christophe Geffroy DOSSIER Spécial les « tradis »
christophe.geffroy@lanef.net 18 Les « tradis » : d’où viennent-ils ?, par Christophe Geffroy
Chroniqueurs :
Jacques de Guillebon, Contre Culture 22 Enquête : une minorité vivante et diverse, par Pierre Louis
Abbé Hervé Benoît, Spiritualité 25 « Servir au mieux l’œuvre de Dieu »,
Philippe Maxence, Littérature
François Maximin, Cinéma entretien avec Mgr Éric de Moulins-Beaufort
Hervé Pennven, Musique
Constance de Vergennes, Sortir
26 Éviter des « réserves d’Indiens », entretien avec le chanoine Louis Valadier
Marine Tertrais, Rencontre 27 « Un rôle réformateur à jouer », entretien avec l’abbé Benoît Paul-Joseph
Rédaction :
Matthieu Baumier, Jean Bernard, Yves Chiron,
28 La question « tradi » dans l’Église, par Christophe Geffroy
abbé Christian Gouyaud, Annie Laurent, 32 Une difficile réconciliation, par l’abbé Gérald de Servigny
abbé Laurent Spriet, Michel Toda
Administration & Mise en page : 34 Versailles, laboratoire unique, par Michel Lefèvre
Brigitte Geffroy 35 Une meilleure transmission de la foi, par Hubert de Saizieu
La Nef, éditée par AMDG, sarl au capital de 15 244,90 €. Siège
social : 1 allée des Poiriers, F-78810 Feucherolles. Principal 36 Vous avez dit « tradismatique » ?, par Marine Tertrais
actionnaire : Christophe Geffroy. Directeur de la publication et
gérant : Christophe Geffroy. RCS Versailles B 379 469 927. Siret
37 Coup de projecteur sur l’étranger, par Jean Bernard
379 469 927 00055. APE 5814Z. ISSN 1146-4461. Dépôt légal à 38 « Un des pôles de l’Église », entretien avec Guillaume Cuchet
parution. Commission paritaire : 0624 D 85017.
© 2021 « LA NEF ».
Tous droits de reproduction réservés.
VIE CHRÉTIENNE
Imprimé par IME Estimprim, 6 ZI de la Craye,
25110 Autechaux. Tél. : 03 39 40 04 53. 40 La souffrance du chrétien (3/4), par le Père Robert Augé, osb
Origine du papier : Belgique. Papier certifié PEFC 100 %.
Les noms, prénoms et adresses de nos abonnés sont communiqués à nos
41 Question de foi « Notre » République, par l’abbé Hervé Benoît
services internes et aux organismes liés contractuellement avec « La Nef »,
sauf opposition motivée. Dans ce cas, la communication sera limitée au
service de l’abonnement. Les informations pourront faire l’objet d’un droit
d’accès ou de rectification dans le cadre légal. CULTURE
Crédit photos. – Couverture et p. 29 : Notre-Dame de Chrétienté.
P. 4 : Mharris-Wikimedia. P. 19 : Shalone-Cason-Unsplash. P. 25 : Michel Jolyot.
42 Savonarole ou le cri de la sainte fureur, par Michel Toda
P. 51 : Melchior Magazin-Pierre Boutinard Rouelle. Autres photos :
Commons-wikimedia.org, Pixabay, Unsplash, DR et collection du journal. 44 Notes de lecture, par Rémi Carlu, Christophe Geffroy,
Ce numéro contient un pli jeté de la Fondation Jérôme Lejeune. Patrick Kervinec, Annie Laurent, Pierre Mayrant, Robin Nitot,
Ce numéro a été bouclé le jeudi 24 juin 2021
Anne-Françoise Thès et Michel Toda
45 Au fil des livres J. Julliard et ses Carnets inédits, par Philippe Maxence
ABONNEMENTS 46 Musique Un joyau français, par Hervé Pennven
Papier/Numérique/Intégral
q France, prélèvement 49 Cinéma Le discours et Les 2 Alfred, par François Maximin
automatique mensuel : 6,70 € 5 € 7,70 € 51 Un livre, un auteur, entretien avec Fabrice Hadjadj
q France, 1 an (11 n°) : 77 € 58 € 89 €
q France, 1 an étudiants,
ecclésiastiques (11n°) : 55 € 41 € 64 €
q France, 2 ans (22 n°) : 145 € 109 € 168 € 50 Brèves
q Étranger, 1 an (11 n°) : 99 € 58 € 114 € 52 Débats Du cynisme au monarchisme, par Patrice Guillamaud
q Étranger, 1 an
ecclésiastiques (11 n°) : 71 € 41 € 82 € 53 Débats Avortement : un conflit mondial, par Grégor Puppinck
q Prix du numéro : 8 €
54 Contre-Culture Un régime en fin de vie, par Jacques de Guillebon
EN BREF
z RESTRICTIONS AU MOTU PROPRIO cèse, qui bénéficiaient, depuis 1998, des
SUMMORUM PONTIFICUM ? services de deux prêtres de la Fraternité
Des informations concordantes font état Saint-Pierre (FSSP) à qui Mgr Minnerath,
d’une prochaine réforme du motu proprio archevêque de Dijon, a demandé de quit-
Summorum Pontificum (2007) de Benoît ter ce ministère à la rentrée prochaine,
XVI. Le texte, qui pourrait être publié en souhaitant les remplacer par des prêtres
juillet 2021, aurait connu plusieurs rédac- diocésains. Un de nos journalistes a es-
tions et consisterait surtout à redonner la sayé de joindre l’archevêché qui n’a pas
main aux évêques pour la célébration de souhaité répondre. Ne fournissant aucune
la forme extraordinaire du rite romain ; il justification à sa décision, l’archevêché a
obligerait les prêtres diocésains souhai- finalement publié un communiqué, le 17
tant la célébrer à obtenir préalablement juin, expliquant le départ de la FSSP par le Mgr Arthur Roche.
l’autorisation de l’Ordinaire. Nous revien- refus de ses prêtres de concélébrer, alors
drons sur cette réforme quand elle sera que jusqu’en 2016, le prêtre installé à Di- annoncée du motu proprio Summorum
promulguée. On peine à comprendre sa jon acceptait cette pratique. Ne pouvant Pontificum.
nécessité, alors que parmi les quelque être reçu par l’archevêque, la FSSP a ré-
30 % d’évêques du monde qui ont ré- pondu le lendemain à ce communiqué z ROBERT SCHUMAN « VÉNÉRABLE »
pondu au questionnaire de la Congréga- par un autre communiqué reprenant Le pape François a reconnu le 19 juin les
tion pour la Doctrine de la foi sur la situa- point par point celui du diocèse de Dijon, vertus héroïques de Robert Schuman
tion du motu proprio dans leur diocèse, notamment sur le fait que Mgr Minnerath (1886-1963), faisant de lui un « véné-
une majorité d’entre eux auraient émis avait accepté en 2016 puis 2017 un prêtre rable » et ouvrant la voie à son éventuelle
des avis positifs ; mais surtout, alors que puis deux en sachant qu’ils ne concélébre- béatification si un miracle est authentifié.
l’Église d’Allemagne provoque Rome avec raient pas et n’avait depuis formulé au- Les béatifications de responsables poli-
son « chemin synodal », quelle urgence y cune remarque. Souhaitons qu’un dia- tiques sont assez rares et Rome précise
a-t-il à restreindre l’usage de la forme ex- logue puisse se renouer… bien que celle-ci ne canonise pas une po-
traordinaire et de risquer de nouveaux litique mais un homme
conflits alors que la situation, même im- z UN NOUVEAU PRÉFET POUR LA
parfaite, a été apaisée grâce à ce motu CONGRÉGATION POUR LE CULTE DIVIN z LE PAPE REFUSE LA DÉMISSION DU
proprio de Benoît XVI ? Deux poids, deux Le pape François a nommé le 27 mai Mgr CARDINAL MARX
mesures ?… Arthur Roche, 71 ans, préfet de la Congré- Le cardinal Reinhard Marx, archevêque de
gation pour le Culte divin et la Discipline Munich, avait envoyé au pape sa lettre de
z LA FRATERNITÉ SAINT-PIERRE des Sacrements pour succéder au cardinal démission pour marquer sa solidarité avec
ÉCARTÉE DU DIOCÈSE DE DIJON Robert Sarah. L’archevêque anglais était les victimes d’abus sexuels dans l’Église,
Sans lien apparent avec ce projet de ré- depuis 2012 le secrétaire de cette Congré- mais François l’a refusée, en arguant que
forme de Summorum Pontificum, un bras gation, il fut auparavant évêque de Leeds la crise des abus est générale et qu’elle ne
de fer s’est instauré entre l’archevêché de de 2004 à 2012. C’est vraisemblablement peut se résoudre seule, « mais en commu-
Dijon et les fidèles traditionalistes du dio- lui qui aura la charge de publier la réforme nauté ». z
L
e 4 décembre 2020, le New York Times pu- Parallèlement, on aperçoit le développement
bliait une enquête inquiétante sur les dé- du « new-porn » (2) : c’est-à-dire un porno
rives d’une plateforme de streaming por- « consentant » et « éthique ». Par exemple l’appli-
nographique, Pornhub, qui hébergerait des vi- cation OnlyFans propose de s’abonner à des
déos de viols et de pédopornographie. Plusieurs créations de contenus pour adultes, où les ac-
millions (!) de vidéos auraient été retirées de teurs délivrent des contenus consentis et de
cette plateforme selon le quotidien Le Monde. « qualité ». Cependant les contenus sont payants,
Une enquête criminelle est en cours contre la so- et ce business est très lucratif (3). Il s’agit là
ciété canadienne Mindgeek, hébergeur de la pla- d’une véritable exploitation marchande de pul-
teforme. Triste réalité. sions sexuelles.
Après le porno éthique, place au porno éduca-
Un nouveau mode de consommation tif. La plateforme Lumni.fr (plateforme gouver-
La pornographie ne date pas d’hier, mais avec nementale à destination des élèves pour « ap-
internet, elle a pris un autre tournant. Autrefois, prendre, réviser et comprendre le monde ») pro-
il fallait, pour y avoir accès, mettre en place de pose des vidéos dans sa rubrique sexotuto. Le
redoutables stratagèmes (emprunter la K7 d’un tuto « les pratiques sexuelles sans pénétration »,
ami, ou subtiliser la revue érotique du grand disponible dès la 4ème, est édifiant de terminolo-
frère). Aujourd’hui, cette époque est révolue. Le gies identiques à celles du porno. On voudrait in-
X se consomme bien plus facilement. Le terme culquer aux jeunes les codes du porno, on ne s’y
consommation est employé à dessein, car il est prendrait pas mieux. Quel beau programme !
bien question de consommation de masse. Les
chiffres, vertigineux, parlent d’eux-mêmes. On Que dit l’Église sur la pornographie ?
estime que la pornographie représente actuelle- « Experte en humanité » (formule de Paul VI),
ment 30 % du trafic internet mondial. Pornhub l’Église a rapidement compris les dangers que
est, selon les estimations, l’un des dix sites les représentent la pornographie couplée à la mas-
plus fréquentés au monde. turbation. Un tel diptyque révèle une sexualité
Internet et les smartphones ont indéniable- pulsionnelle et non relationnelle, contraire au
ment massifié et anonymisé le rapport des indi- dessein créateur, souligne-t-elle.
vidus à la pornographie. Ce phénomène touche Le Catéchisme de l’Église catholique (CEC)
les jeunes de plus en plus tôt, puisque chez les condamne ceux qui se livrent à la pornographie,
15-17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles ont pointant là une offense faite à la chasteté qui dé-
déjà surfé sur un site pornographique. Un cin- nature le projet de Dieu sur la sexualité, où le
quième des 14-24 ans affirme en consulter au corps est fait pour le don et la relation. L’Église
moins une fois par semaine, et 9 % quotidienne- enseigne par ailleurs que la pornographie blesse
ment (1). Au-delà du porno stricto sensu, l’hyper la dignité de l’homme, en ce que « chacun devient
sexualisation des clips formate les jeunes. Ce qui pour l’autre l’objet d’un plaisir rudimentaire et
était autrefois sous-entendu par un baiser volé d’un profit illicite » (CEC 2354). En dehors du
est aujourd’hui explicite : le clip et les paroles de CEC, les écrits pontificaux ont rappelé la posi-
la chanson WAP de Cardi B sont un exemple sai- tion de l’Église face à ce fléau (cf. Paul VI, Hu-
sissant. manae vitae, n. 22 et François, Laudato si’,
n. 155).
Et concernant les situations de dépendance, le
« Internet a indéniablement mas- CEC précise que les habitudes, les affections im-
modérées et les autres facteurs psychiques et so-
sifié et anonymisé le rapport des ciaux peuvent diminuer, voire supprimer la res-
ponsabilité (CEC 1735).
individus à la pornographie. » (Suite page 8)
Outre l’aspect moral, le porno pose un pro- Honte et culpabilité, car il sait qu’il n’est pas à
blème de santé majeur. Les conséquences phy- la hauteur des performances physiques anor-
siques et psychiques sont nombreuses. males des acteurs, dont il pense qu’elles sont la
norme. Cela l’angoisse profondément. Or, la por-
La pornographie est déshumanisante nographie est un mensonge : tout est faux de A
D’abord, la pornographie s’est développée pour à Z, mais l’adolescent ne le sait pas, puisque c’est
les hommes, lesquels sont plus réceptifs aux sti- généralement son premier contact avec la sexua-
muli sexuels visuels (4). Rapidement, le porno a lité. Ainsi, il continue de naviguer dans cet ima-
mis en scène des rapports sexuels où l’homme ginaire irréel. Le réveil est souvent douloureux,
domine la femme, dégradant ainsi cette der- notamment lorsqu’il s’apparente à l’addiction.
nière. De ce fait, le porno l’a réduite à son corps,
et la prive de sa dimension spirituelle. Une porte vers l’addiction ?
Ensuite, l’industrialisation du porno a provo- Soljénitsyne disait : « On asservit les peuples
qué une surenchère des pratiques choquantes, plus facilement avec la pornographie qu'avec des
dans l’optique de satisfaire les consommateurs miradors. » Cela se vérifie scientifiquement. La
(mécanisme de l’addiction). Les vidéos violentes dopamine (neurotransmetteur) intervient dans
et humiliantes (étranglement, insulte, double le circuit de la récompense, zone du cerveau res-
pénétration) sont des réalités quotidiennes dans ponsable de la sensation de plaisir. Plus la dé-
le porno. Elles sont dégradantes et physique- charge de dopamine est importante, plus le plai-
ment dangereuses pour les acteurs, et déshuma- sir est intense. Or, les stimuli sexuels, en ce
nisantes pour ceux qui les visionnent passive- qu’ils sont associés à l’instinct de reproduction,
ment. libèrent une forte dose de dopamine.
L’effet Coolidge a mis en lumière le lien étroit
Conséquences sur le couple adulte entre le désir et la nouveauté. Autrement dit :
Là où la sexualité du couple nécessite de la l’habitude mène à l’ennui. Appliqué à la porno-
complicité et de la tendresse, en vue d’une union, graphie, le consommateur est attiré par de nou-
la pornographie promeut la technicité et la per- veaux contenus, pour libérer de la dopamine et
formance pour un rapport sexuel. En effet, le ressentir du plaisir. Le cerveau mémorise cette
diptyque pornographie et masturbation procure action, il l’associe à la satisfaction de l’instinct
une jouissance forte et rapide, praticable à tout de reproduction, et encourage sa réédition.
moment de la journée, autant de fois que souhai- Les millions de contenus variés, accessibles en
tées. A contrario la relation de couple nécessite un clic, libèrent ainsi des doses de dopamine
du temps, et n’est pas automatiquement source anormalement élevées lors du visionnage, et ce,
d’orgasme, contrairement à ce que laisse croire à l’infini, sans aucun mécanisme inhibiteur (a
la pornographie qui met en scène des orgasmes contrario de la sexualité de couple). Petit à petit,
factices. De ce fait, la relation de couple apparaît le cerveau s’habitue à ces pics de dopamine, mais
routinière et ennuyeuse. Cela ne s’arrange pas en demande toujours plus pour fonctionner nor-
lorsqu’apparaissent des troubles de l’érection ou malement et ressentir encore du plaisir. Il fau-
des éjaculations précoces. dra alors toujours plus de contenus, et en quan-
Ce constat conduit la sexologue Thérèse Har- tité toujours plus importante (effet Coolidge).
got à se demander dans son dernier livre (5) si Ainsi naît l’addiction et avec elle les lourdes
les couples cesseront de faire l’amour en 2030. conséquences sur la santé : trouble érectiles,
Nul besoin de prendre le futur en otage : on en perte de la libido et de la motivation, difficulté à
prend déjà le chemin. se concentrer, repli sur soi, déprime, anxiété...
L
a Nef – L’hostilité entre l’islam et la Le terme « Occident » masque selon vous
chrétienté est-elle un accident de la véritable histoire parce qu’il laisse
l’histoire ou s’inscrit-elle dans la accroire que les terres « orientales » et
continuité de l’histoire islamique ? nord-africaines conquises par l’islam,
Raymond Ibrahim – Elle s'inscrit très certai- Syrie, Égypte, Asie Mineure, Afrique du
nement dans la continuité. Le problème est que Nord, n’auraient pas fait vraiment partie
les historiens modernes ont tendance à mettre de de l’héritage chrétien gréco-romain :
côté l’aspect religieux et à se concentrer plutôt pourquoi se réfère-t-on toujours à
sur les identités nationales. Nous savons, par l’Empire byzantin et jamais à l’Empire
exemple, que pendant des siècles un grand nom- chrétien greco-romain ?
bre de peuples « orientaux » ont envahi et parfois Oui, non seulement l'Europe postchrétienne et
conquis des parties appréciables de l'Europe. Les ses ramifications (l'Amérique, l'Australie, etc.)
historiens modernes donnent des noms très va- ne parviennent pas à comprendre la véritable
riés à ces peuples : Arabes, Maures, Berbères, histoire de l'islam, mais elles ne parviennent pas
Turcs et Tatars, ou encore Omeyyades, Abbas- non plus à comprendre vraiment leur propre his-
sides, Seldjoukides et Ottomans. Ce que ces his- toire, et en particulier l'impact de l'islam. Ce que
toriens modernes omettent de faire, cependant, l'on appelle aujourd'hui « l'Occident » a été pen-
c'est de souligner que tous s'appuyaient sur la
même logique et la même rhétorique djihadistes
que les groupes terroristes contemporains tels Quatorze siècles de lutte entre Islam et Occident
que l'État islamique. Qu'il s'agisse des Arabes (ou
« Sarrasins ») qui ont envahi la chrétienté pour
la première fois au VIIe siècle, ou des Turcs et des
Tatars qui ont terrorisé l'Europe de l'Est jusqu'au
L’ Américain Raymond Ibrahim vient de publier une histoire aussi
passionnante qu’érudite des conflits pluriséculaires qui ont op-
posé l’islam et la chrétienté (1). Ce livre est le récit quasiment
XVIIIe siècle, tous ont justifié leurs invasions en exhaustif des quatorze siècles d’antagonismes et de combats, ma-
invoquant l'enseignement islamique, à savoir jeurs ou mineurs, qui se sont déroulés depuis Yarmuk (636) jusqu’à
que le « destin » de l'islam est de régner sur le la fin des guerres barbaresques (1830), en passant par les fameuses
monde entier par le biais du djihad. Ils ont tous batailles de Guadalete (711), Poitiers-Tours (732), Manzikert (1071),
également suivi les injonctions juridiques clas- Hattin (1187), Las Navas de Tolosa (1212), Koulikovo (1380), Constan-
siques consistant, notamment, à offrir aux « infi- tinople (1453), Malte (1565), Lépante (1571) et Vienne (1683).
dèles » trois choix avant la bataille : la conversion Historien, linguiste et philologue, spécialiste des langues orien-
à l'islam, l'acceptation du statut de dhimmi et le tales, Ibrahim a exploité méthodiquement les sources de première
paiement du tribut (jizya), ou la mort. Et, une main tant musulmanes qu’occidentales et a consulté de très nom-
fois qu'ils ont conquis une région chrétienne, ils breux manuscrits de la Librairie du Congrès de Washington. Son
ont immédiatement détruit ou transformé les livre n’est pas seulement une chronique détaillée des batailles, il
églises en mosquées, et vendu tous les chrétiens
est aussi et surtout une analyse rigoureuse des intentions et des
qui n'ont pas été massacrés, les condamnant à un
stratégies des différents leaders belligérants. Ibrahim montre que
esclavage abject, souvent sexuel.
les forces musulmanes obéissaient essentiellement à une logique
Le degré d'ignorance de l'Occident moderne
religieuse, messianique, expansionniste, conquérante, alors que les
est évident lorsqu'il affirme que des groupes
armées chrétiennes voulaient avant tout récupérer des territoires
comme l'État islamique ne se comportent pas
conformément à l'enseignement et la doctrine is- qui, pendant des siècles, avaient été romains, grecs et chrétiens.
lamiques. En fait, non seulement ces derniers Il montre également que la ferveur religieuse des islamistes d’au-
agissent en stricte conformité avec la vision tra- jourd’hui recoupe exactement les dogmes islamistes ancestraux,
ditionnelle du monde de l'islam – haïr, combat- que les réactions occidentales sont des mécanismes d’autodéfense
tre, tuer et réduire en esclavage les infidèles – vieux de 1400 ans et que les rivalités actuelles sont le reflet d’une
mais ils imitent souvent intentionnellement les très ancienne lutte existentielle.
grands djihadistes de l'histoire (comme Khalid Arnaud Imatz z
bin al-Walid, le « sabre d'Allah ») dont l'Occident (1) L’épée et le cimeterre, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2021, 350 pages, 24 €.
a tendance à ne rien savoir.
Le sentiment de solidarité chrétienne a tion (Coran 33 : 50-52) lui offrant, à lui seul, une
disparu de nos jours non seulement parmi dispense pour coucher et se marier avec autant
les hommes politiques et les chancelleries de femmes qu'il le souhaitait – ce qui a incité sa
européennes mais plus généralement fiancée Aïcha à dire : « Je sens que ton Seigneur
dans l’opinion publique. Qu’en est-il des se hâte d'exaucer tes souhaits et tes désirs »
musulmans ? (rapporté dans Sahih Bukhari 6 : 60 : 311).
Oui, il en est plus particulièrement ainsi de
ceux qui ont appris l'histoire – et le musulman
moyen est de loin beaucoup plus instruit de l'his-
toire de l'islam que l'Européen moyen ne l'est de « Pour l'islam, se conformer au modèle
sa propre histoire. Pire encore, comme nous
l'avons mentionné, les Européens ont tendance à
occidental, c'est devenir quelque chose
être « éduqués » – c'est-à-dire endoctrinés – dans d'entièrement méconnaissable. »
de fausses histoires, conçues pour diaboliser leur
passé et leur héritage, tout en blanchissant le
passé et l'héritage des autres, en l'occurrence les
musulmans. Le djihad contre les infidèles fait en Alors que la communautarisation de la
effet partie intégrante de l'islam, ceci est docu- société française est désormais un fait
menté et validé partout – dans et par le Coran, sinon admis du moins largement débattu,
les hadiths (puis la Sunna) et le consensus de la les élites françaises font depuis plus de
oumma. Aucun religieux musulman faisant au- cinquante ans le pari de l'émergence
torité, passé ou présent, ne l'a jamais nié – sauf, d'un « nouvel islam, modernisé, réformé,
bien sûr, lorsqu'il s'exprime devant des audi- ouvert, contextualisé, laïcisé,
toires « infidèles » et pratique la taqiyya. démocratisé », compatible avec le
modèle occidental, qui permettrait
Les musulmans « militants », « extré- de marginaliser la « petite minorité
mistes » ou « islamistes », sont-ils fidèles à fondamentaliste vivier du terrorisme
l’islam ou bien le prennent-ils en otage islamiste » : un tel islam est-il possible ?
pour satisfaire leurs propres intérêts Un tel islam « occidentalisé », s'il devait voir
politiques ? le jour, aurait par nécessité si peu de rapport
L'important est de savoir qu’il n'y a pratique- avec l'islam authentique qu'il serait intellec-
ment rien que ces différents types de musulmans tuellement malhonnête de l'associer à l'« islam »,
fassent qui ne fasse déjà partie de leur religion sans même parler de l'appeler ainsi. L'important
et de leur héritage. Par exemple, toutes les dé- est que les enseignements essentiels de l'islam
pravations auxquelles s'est livré l'État islamique ont été promulgués par un Arabe du VIIe siècle,
– asservir, vendre et acheter des « esclaves qui pensait et agissait précisément comme on
sexuels » infidèles ; décapiter, crucifier et même peut s'attendre à ce qu'un Arabe du VIIe siècle
brûler vifs des infidèles ; détruire ou transformer pense et agisse, c'est-à-dire de manière draco-
des églises en mosquées – ont été commises d'in- nienne et même barbare. Les enseignements de
nombrables fois au cours des siècles par des mu- l'islam – qui incluent la haine et, lorsque cela est
sulmans, toujours au nom du djihad. De telles opportun, la guerre contre les infidèles, l'ostra-
dépravations sont d'ailleurs définies comme cisme ou le meurtre des apostats, la soumission
étant au moins « permises » par la loi islamique. des minorités religieuses et une foule de mesures
Comment pouvons-nous alors qualifier ces mu- misogynes – ne sont pas, par nature, « moderni-
sulmans de « militants » et d'« extrémistes » ? Ne sés, réformés, ouverts, contextualisés, sécularisés
semble-t-il pas plus logique de qualifier l'islam ou démocratisés ». En bref, la charia, cet ensem-
lui-même de « militant » et d'« extrémiste » ? ble sacré d'enseignements islamiques, est par
L'argument selon lequel ces types de musul- définition non seulement pas « compatible avec
mans agissent ainsi parce qu'ils « prennent l'is- le modèle occidental », mais elle est l'antithèse
lam en otage de leurs propres intérêts politiques » du modèle occidental.
n'est pas pertinent. En réalité, depuis le tout dé- Bien entendu, cela ne veut pas dire que les mu-
but, à commencer par Mahomet lui-même, l'is- sulmans ne peuvent pas être laïques, réformés,
lam a toujours été utilisé – et sans doute etc. Il s'agit simplement de dire que, s'ils le sont
« conçu » – pour des intérêts politiques. Rappe- – et tant mieux pour eux – c'est parce qu'ils igno- NB – La version
lons ici un seul exemple frappant : après avoir rent les enseignements de l'islam. Pour l'islam, longue intégrale
proclamé qu'Allah avait autorisé les musulmans se conformer au modèle occidental, c'est devenir de cet entretien
est librement ac-
à avoir quatre épouses et un nombre illimité de quelque chose d'entièrement méconnaissable. cessible sur notre
concubines (Coran 4:3), Mahomet a déclaré plus Propos recueillis et traduits site internet :
tard qu'Allah avait délivré une nouvelle révéla- de l’anglais par Arnaud Imatz z https://lanef.net
L
es catholiques qui sont dans la fonction Dans une lettre du mois de mai au président
publique et promeuvent des politiques de l’USCCB, Mgr José Horacio Gomez, le cardi-
contraires au Magistère de l’Église seront nal Luis Ladaria, préfet de la Congrégation pour
désormais susceptibles d’être excommuniés. la Doctrine de la foi, avait appelé les évêques
C’est l’orientation choisie par une large majorité américains à la prudence et mis en garde contre
des évêques américains au terme de leur assem- l’élaboration d’une « politique nationale » à ce su-
blée plénière virtuelle qui s’est tenue du 16 au jet. Il espérait que le débat soit « contextualisé
18 juin, et qui avait pour thème central un do- dans le cadre plus large de la dignité de la récep-
par cument pédagogique « sur le sens de l’Eucharis- tion de la communion par tous les fidèles, plutôt
Solène tie dans la vie de l’Église ». que par une seule catégorie de catholiques, reflé-
Tadié* Ce choix de la Conférence des évêques catho- tant leur obligation de conformer leur vie à l’en-
liques des États-Unis (USCCB) d’axer leurs dis- semble de l’Évangile de Jésus-Christ, alors qu’ils
cussions autour de la « cohérence eucharistique » se préparent à recevoir le sacrement ».
répondait en effet à deux problèmes majeurs en
débat dans leur Église. D’une part, la révélation
émanant d’une étude de l’Institut Pew en 2019
« Le salut des âmes doit
selon laquelle un tiers seulement des catholiques primer la recherche d’un
américains croyaient en la présence réelle de Jé-
sus-Christ dans l’Eucharistie. D’autre part, la consensus avec les forces
confusion suscitée par un nombre accru de per-
sonnalités catholiques et pratiquantes telles que
politiques du pays. »
le président des États-Unis, Joe Biden, ou la pré-
sidente de la Chambre des représentants, Nancy De son côté, Mgr Kevin Rhoades, président du
Pelosi, favorables à des législations condamnées Comité doctrinal des évêques américains chargé
par l’Église, tel que le droit à l’avortement ou de rédiger le document, s’est à plusieurs reprises
l’euthanasie. défendu de toute démarche politique, assurant
Joe Biden – qui s’était vu refuser la commu- que ces orientations ne visaient « aucun individu
nion une première fois en 2019 par un prêtre du ni catégorie de péché », mais plus généralement
diocèse de Charleston en Caroline du Sud – n’a « une sensibilisation accrue des fidèles à la né-
jamais fait mystère de ses vues « pro-choix ». Dès cessité de se conformer à l’Eucharistie et de té-
son arrivée à la Maison Blanche, en janvier moigner publiquement de la foi par un appel à
2021, il a également révoqué la mesure prise par la conversion ». Il a par ailleurs ajouté que la dé-
son prédécesseur Donald Trump, laquelle inter- claration n’établirait pas de normes nationales
disait au gouvernement américain de subven- mais réaffirmerait les enseignements existant
tionner des ONG internationales pratiquant ou sur la question.
promouvant l’avortement. Les évêques partisans de ce document se sont
C’est à une majorité d’environ 75 % (168 voix rejoints sur l’idée que le salut des âmes doit pri-
pour, 55 contre et 6 abstentions) que les évêques mer la recherche d’un consensus avec les forces
ont officiellement chargé leur comité doctrinal politiques du pays.
de préparer un texte rappelant l’importance de Il est à noter enfin qu’une telle prise de position
se montrer « digne » de l’Eucharistie. Celui-ci de- semble refléter les sentiments d’une vaste majo-
vrait être débattu et adopté lors de leur pro- rité de catholiques américains pratiquants. En
chaine assemblée, en novembre 2021. effet, selon un récent sondage du CRC Research,
83 % d’entre eux (dont plus de la moitié dit avoir
Pas de caractère politique soutenu Joe Biden lors de la présidentielle) esti-
Les débats qui ont précédé le vote furent néan- ment que les responsables politiques rebelles aux
moins houleux, les opposants à ce document re- enseignements de l’Église « créent la confusion et
doutant qu’il nuise encore davantage à la fragile la désunion ». 74 % d’entre eux considèrent éga-
*Correspondante
unité des catholiques de ce pays, et que les ques- lement que ces mêmes dirigeants et catholiques
en Europe (basé à
Rome) du National tions liées à l’Eucharistie puissent être instru- supposés devraient s’abstenir d’aller communier.
Catholic Register. mentalisées à des fins politiques. S.T. z
Proche-Orient : où en est-on ?
Alors que Benjamin Netanyahou a perdu son poste de Premier ministre après douze années de pouvoir,
petit point sur la situation d’Israël et de la région.
« U
ne page de l’histoire israélienne s’est- soutien d’un parti arabe », notait S. Khouri
elle vraiment tournée hier avec le vote quelques jours avant la conclusion de l’accord (2).
au Parlement d’un nouveau gouverne- Le chef du Raam, Mansour Abbas, a condi-
ment, dit “du changement” » ? Cette question, po- tionné son soutien à des demandes spécifiques
sée par une journaliste libanaise, Stéphanie concernant l’amélioration des conditions de vie
Khouri, dans le quotidien beyrouthin L’Orient- des deux millions d’Israéliens arabes (logements,
Le Jour du 14 juin, reflète les perplexités engen- éducation, emplois, sécurité, reconnaissance de
drées, au Proche-Orient et ailleurs, par l’arrivée villages bédouins du Néguev). Mais l’accord oc-
au pouvoir à Jérusalem d’une équipe disparate culte les questions stratégiques, comme la colo-
unie autour d’un objectif inhabituel : l’éviction de nisation de la Cisjordanie et la création d’un
Benjamin Netanyahou, couramment appelé État palestinien. Sioniste religieux, Naftali Ben-
« Bibi », qui occupait le poste de Premier minis- nett conserve d’ailleurs les positions de Nétanya-
tre depuis 2009. Selon le principal journal israé- hou : le Grand Israël, de la Méditerranée au
lien, Yedioth Ahronoth, ce sont moins ses échecs Jourdain, est un droit d’origine divine ; il ne peut
que sa personnalité égocentrique qui est la cause cohabiter avec un État palestinien sur son terri-
du rejet dont il a fait l’objet, y compris de la part toire. Pendant la dernière décennie, le nombre
de ceux qui partagent ses orientations poli- de colons juifs en Cisjordanie a augmenté de
tiques, notamment sur le dossier israélo-pales- 50 % ; il dépasse 475 000 personnes vivant dans
tinien (1). Tel est le cas de son successeur Naftali le voisinage de plus de 2,8 millions de Palesti-
Bennett, chef de Yamina, petite formation de niens.
droite nationaliste et religieuse qu’il a créée en
2012 lorsqu’il s’est séparé du Likoud, le parti de Un problème insoluble
« Bibi ». En 2023, un centriste libéral, Yaïr La- Enfin, la menace d’expulsion de familles
pid, chef du parti Yesh Atid (« Il y a un avenir »), arabes résidant dans certains quartiers de Jéru-
lui aussi ardent partisan de l’éviction de « Bibi », salem-Est annexés par l’État hébreu, en vue de
prendra la relève jusqu’aux élections législatives les remplacer par des colons juifs, demeure sans
de 2025. solution. C’est cette décision, concernant Cheikh
Pour parvenir à leurs fins, Bennett et Lapid Jarrah et Silwan, qui a provoqué, le 10 mai der-
ont invité six autres partis à les rejoindre au sein nier, en la veille de l’Aïd el-Kebir, fête religieuse
d’une coalition que rien ne prédisposait à travail- marquant la fin du Ramadan, les protestations
ler ensemble. Cette alliance inattendue, soumise de musulmans devant la mosquée El-Aqsa, si-
au vote de la Knesset le 13 juin, a été approuvée tuée sur l’esplanade des Mosquées qui est aussi
par 61 voix contre 59. À côté de formations de di- l’emplacement de l’ancien Temple juif. Depuis le
verses tendances, elle comporte un parti palesti- territoire de Gaza, dont il s’est emparé par la
nien, le Raam (membre de la Liste arabe unie, force en 2007, le mouvement islamiste palesti-
composée de 5 élus) d’obédience islamiste. Même nien Hamas a déclenché l’opération « Épée de Jé-
si aucun portefeuille ministériel ne lui a été at- rusalem », envoyant des centaines de missiles
tribué, il s’agit là d’une véritable nouveauté. sur plusieurs villes israéliennes, attaques aux-
« Pour la première fois depuis sa création, le gou- quelles Tsahal a réagi par des bombardements
vernement de l’État hébreu sera dépendant du aériens. Suite au cessez-le-feu conclu le 21 mai,
le Hamas a menacé de reprendre les hostilités si
l’ordre d’expulsion était appliqué.
Pour justifier son appui à la nouvelle coalition
« La normalisation avec Israël gouvernementale, Mansour Abbas devra obtenir
la réalisation des engagements pris par ses
est devenue une priorité pour partenaires juifs en faveur des Arabes israéliens.
Il s’agit là d’une priorité pour lui, compte tenu
les Arabes. » de son option en faveur d’une coexistence judéo-
arabe apaisée au sein de l’État hébreu. Or, celle-
Du goulag à la liberté
Né à Paris en 1934 dans une famille de la noblesse Qu’est-ce qui vous a le plus marqué de
votre vie en URSS et du temps passé dans
ayant fui le communisme, Nikita Krivochéine, en les camps ?
1948, rejoint l’URSS avec ses parents qui pensent J’ai intimement ressenti et intériorisé que
retrouver une Russie apaisée, ce qui lui vaudra de l’Espérance est une grande vertu. Il aurait suffi
de ne plus la vivre, fut-ce un instant, pour som-
connaître le goulag avant de pouvoir revenir en brer dans le grand rien de « l’homo sovieticus ».
France en 1971. Il raconte cela dans un livre Notre famille était l’une des rares de la dias-
poignant (1). pora russe de Paris à ne pas vivre dans la mi-
sère. Jusqu’au déclenchement de la Seconde
Guerre mondiale, ma première enfance a été
heureuse. Avec mes parents, nous habitions
L
a Nef – Vous avez eu un parcours dans un grand trois-pièces des quais de la Seine,
inimaginable, naissance en France, en face de la Tour Eiffel. Nous vivions dans un
puis départ pour l’URSS où vous confort rare à l’époque, surtout dans les familles
connaîtrez le goulag et retour en France : d’émigrés russes. Mon père avait fait d’excel-
pourriez-vous nous le résumer ? lentes études à la Sorbonne, il était devenu l’un
Nikita Krivochéine – Le Ciel a été clément, gé- des spécialistes des appareils électroménagers.
néreux : j’ai pu rentrer en France, m’y bien réin- À ma naissance, il était ingénieur en chef de l’en-
tégrer, y faire revenir mes parents, fonder un treprise Lemercier Frères. Mon père possédait
foyer. Parmi les jeunes émigrés emmenés en une Citroën noire, avec ma mère ils ont beau-
URSS après la guerre, ceux qui ont eu cette coup voyagé. J’étais fils unique, né tard de sur-
chance se comptent sur les doigts d’une main. Il croît.
m’a été donné de voir de Paris l’effondrement du En juin 1946, Staline met en place une gigan-
régime communiste, et cela sans que le sang soit tesque campagne de propagande : une amnistie
versé ! Une grande vague de règlements de est proposée à tous les anciens émigrés blancs de
comptes meurtriers était plus que probable. France, avec remise d’un passeport soviétique et
Nous avons survécu en URSS corporellement la possibilité de retrouver leur patrie. La Pravda
ainsi que dans notre foi, notre vision. Mais sortait avec un nouveau slogan en exergue :
combien de « rapatriés » ont préféré se faire « Pour notre patrie soviétique ! » à la place de
« couleur muraille », se dépersonnaliser pour « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Et
survivre. Mon retour en France a été et reste un la radio ne passait plus L’Internationale mais
très grand bonheur ! Russie puissante… Les Russes ont pensé que la
« débolchevisation » était lancée.
Pourquoi vos parents sont-ils retournés Je me suis retrouvé en URSS en 1948 et en-
avec vous en URSS en 1948, alors que le suite pendant de longues années j’ai été obsédé
totalitarisme du communisme soviétique par l’idée de m’enfuir. Notre bateau, parti de
était manifeste ? Marseille, a amarré dans le port d’Odessa. Il
Il avait, dans l’après-guerre immédiat, cessé avait à bord de nombreux Russes désireux de ré-
d’être claironné et manifeste. À partir de 1943 intégrer le pays. Le lendemain, c’était le 1er mai.
Staline constatant que les Russes ne sont pas Nous attendions. Un militaire en tenue du
très chauds pour se faire tuer par la Wehrmacht NKVD est entré dans notre cabine, il a demandé
au « nom du communisme, avenir radieux de à ma mère d’ouvrir son sac à main et lui a confis-
toute l’humanité », change de disque et se met à qué trois journaux de mode : « C’est interdit ! »
invoquer « la grande Russie », ses militaires, sa On nous a dit : vous allez à Lüstdorf, une an-
culture, rouvre les églises. Il change d’hymne na- cienne bourgade allemande près d’Odessa. Sur
tional et renonce à la devise « Prolétaires de tous le débarcadère, des camions nous attendaient,
(1) Nikita Krivo-
chéine, Des mira- les pays, unissez-vous ! », fait renaître le corps conduits par des soldats. On nous a emmenés
dors à la liberté. des officiers. Pour, dès 1946, revenir à la répres- dans un véritable camp, avec des miradors, des
Un Français- sion de l’Église. Il lance en 1949 une très impor- chiens, du fil de fer barbelé et des baraque-
Russe toujours en
résistance, Life
tante vague d’arrestations (dont celle de mon ments ! Nous fûmes transférés à Oulianovsk
Éditions, 2021, père). Mais pendant la guerre l’illusion d’un re- dans un wagon (40 hommes, 8 chevaux, voyage
192 pages, 22 €. noncement au communisme a fonctionné. de 12 jours). En 1949 mon père est arrêté et
Les « tradis » :
d’où viennent-ils ?
Rome avait lancé en avril 2020 une grande enquête auprès des
évêques sur l’application du motu proprio Summorum Pontificum
(2007), lequel est en passe d’être réformé par François dans un sens
plus restrictif. Pour mieux connaître les fidèles adeptes de la forme
extraordinaire – les « tradis » –, La Nef a réalisé une grande enquête
de terrain. Avant de la présenter, bref retour sur l’histoire pour
comprendre d’où vient cette mouvance dans l’Église.
P
our introduire ce dossier sur les « tra- des questions ecclésiologiques (Vatican I s’était
dis », il convient de commencer par sa- arrêté à la fonction du pape sans aborder celle
voir qui ils sont et d’où ils viennent. Le des évêques) et exégétiques. Vatican II allait
« traditionalisme » a des origines qui remontent aborder tous ces sujets, avec plus ou moins de
au début du XXe siècle ; dans l’acception ac- bonheur, et entreprenait ainsi de véritables ré-
tuelle, cependant, on qualifie de « traditiona- formes impliquant, selon les fines analyses de
listes » les catholiques qui vont à la messe selon Benoît XVI, des discontinuités sur des aspects
la forme extraordinaire du rite romain, c’est-à- contingents tout en maintenant la continuité
dire le rite liturgique d’avant la réforme de des principes sur les points essentiels.
1969, également nommé « rite de saint Pie V » ; Dès le concile, une minorité conservatrice
il désigne également ceux qui ont opposé une s’était formée et celle-ci a contribué à réorien-
critique « traditionnelle » au concile Vatican II ter certains textes, son influence a donc été
et à cette réforme liturgique – ce ne sont pas réelle. Il est à noter que Mgr Lefebvre, qui ap-
forcément les mêmes. partenait à cette minorité, a voté tous les textes
Pour comprendre la situation actuelle, un conciliaires, y compris celui qu’il a par la suite
petit détour par l’histoire est nécessaire. le plus contesté, celui sur la liberté religieuse
Le concile Vatican II (1962-1965) a été convo- (Dignitatis humanae, 1965). Très vite, cepen-
qué et s’est déroulé dans un climat d’optimisme dant, s’est imposé un « esprit du concile », pour
qui était celui des « Trente Glorieuses ». Des ré- reprendre l’expression de Benoît XVI, large-
formes étaient absolument nécessaires dans ment relayé par les médias, lequel « esprit »
l’Église depuis le premier concile du Vatican était surtout celui de la tabula rasa et de la ré-
(1871) demeuré inachevé en raison de l’occupa- volution prônées par les plus progressistes.
tion des États pontificaux par les armées ita- Sur le plan liturgique, les Pères conciliaires
liennes, alors qu’en un siècle le monde s’était étaient unanimes sur la nécessité d’une ré-
plus transformé qu’en mille ans. Ainsi que l’ex- forme et la constitution Sacrosanctum conci-
pliquait Benoît XVI, « trois cercles de questions lium (SC) fut le premier texte adopté sans l’om-
attendaient une réponse » : « la relation entre foi bre d’une opposition (1963). Le pape Paul VI
et sciences modernes » ; « le rapport entre Église mit en route la réforme liturgique dès 1964 et
et État moderne » ; le « problème de la tolérance Mgr Lefebvre lui-même fut satisfait par la pre-
religieuse » et la « définition du rapport entre foi mière étape qui vit l’apparition de l’éphémère
chrétienne et religions du monde » ; sans parler missel de 1965. Ce missel répondait globale-
La liturgie chamboulée
ment aux vœux de SC et la réforme aurait pu Messe célébrée La liturgie fut la victime la plus visible des
s’arrêter là. Sur le terrain, néanmoins, beau- dans la forme bouleversements de l’époque. En l’espace de
coup avaient anticipé le mouvement et célé- extraordinaire quelques années, la messe était devenue mé-
du rite romain.
braient déjà, sans autorisation, en langue ver- connaissable, les fidèles avaient l’impression
naculaire et « face au peuple ». Paul VI pour- qu’on avait changé leur religion : retournement
suivit les changements liturgiques jusqu’à la du prêtre, suppression du latin et du grégorien
messe qui porte son nom, promulguée en avril (que le concile préconisait de conserver), des-
1969. truction de nombreux autels, désacralisation
générale, etc., il y avait de quoi déstabiliser les
Une volonté de rupture pratiquants dont beaucoup désertèrent peu à
Les jeunes générations peinent à imaginer peu les églises. La réforme a été trop ample,
quel fut le climat de l’époque dans l’Église. Il y trop brutale, trop intellectuelle, contraire à l’es-
avait une volonté de rupture avec le passé, l’au- sence même de la liturgie qui est censée se dé-
torité était ouvertement bafouée, la foi relati- velopper de façon organique et harmonieuse :
visée, les dévotions populaires tournées en dé- le cardinal Ratzinger l’a qualifiée de « fabrica-
rision comme les restes d’un âge obscur indigne tion ». Certes, chaque changement, pris sépa-
d’un catholicisme enfin adulte et raisonnable rément, peut se justifier, car le missel de 1962
(ce qui explique en partie la perte des milieux avait besoin d’améliorations bien vues par la
populaires et l’apparition d’une Église de constitution conciliaire, mais l’ensemble, tel
France essentiellement issue de la bourgeoi- qu’il était appliqué, opérait un cataclysme : si
sie). Une part de la hiérarchie de l’Église de le nouveau missel avait été mis en œuvre dans
France, en partie fascinée par le marxisme, un esprit de continuité, ce qui était tout à fait
penchait ouvertement à gauche au point que le
cardinal Decourtray avait dû reconnaître « une
certaine connivence » entre des évêques fran-
çais et le communisme (Le Figaro du 5 janvier « La liturgie fut la victime la
1990). Guillaume Cuchet, dans Comment notre
monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018),
plus visible des bouleversements
montre comment l’état d’esprit dominant a joué
pour répandre de funestes idées telles que la
de l’époque. »
fin de la pratique obligatoire, l’effacement de la
possible, sans doute les choses se seraient-elles la FSSPX à l’été 2018 ne laisse augurer aucun
passées bien différemment. rapprochement dans un avenir proche (la
En réaction se forma une vive opposition à la FSSPX compte aujourd’hui plus de 600 prêtres
réforme liturgique, bien avant la promulgation dans le monde).
du nouvel Ordo de la messe (NOM) en 1969. Dès
qu’il apparut que le latin et le grégorien étaient La mouvance « Ecclesia Dei »
menacés se créa l’association Una Voce (1964). À la suite de la grave rupture de juin 1988,
Nombre de « résistants » évoqués plus haut re- Jean-Paul II publie le motu proprio Ecclesia Dei
joignirent le « combat de la messe ». Lorsque adflicta (1988) afin de tendre la main aux tradi-
Paul VI promulgua le NOM, deux anciens cardi- tionalistes qui ne veulent pas suivre Mgr Lefeb-
naux de Curie, Bacci et Ottaviani, présentèrent vre dans son « acte schismatique » (n. 3 et 4). En
au pape un Bref examen critique du nouvel Ordo reprenant l’esprit du protocole d’accord du 5 mai
Missae rédigé par un groupe où émergeait la fi- 1988 signé par Mgr Lefebvre (puis dénoncé par
gure du dominicain Guérard des Lauriers qui al- lui), sur les points difficiles de Vatican II, ils
lait finir « sédévacantiste » : était particulière- s’engagent « à avoir une attitude positive d’étude
ment critiquée l’absence de caractère sacrificiel et de communication avec le Siège apostolique,
dans la présentation de la messe, point que Paul en évitant toute polémique » (n. 1-3). C’est ainsi
VI corrigea par la suite. Depuis ce Bref examen, qu’une douzaine de prêtres et séminaristes quit-
un certain nombre de traditionalistes considè- tent la FSSPX pour créer la Fraternité Saint-
rent la « nouvelle messe » comme « équivoque » et Pierre (FSSP) qui bénéficie de la faculté d’utili-
« déficiente » – c’est encore le cas aujourd’hui, es- ser les livres liturgiques anciens. D’autres
sentiellement du côté de la Fraternité Saint- communautés, jusqu’alors dans la mouvance de
Pie X. la FSSPX, refusent la rupture avec Rome et vont
demander à être régularisées : l’abbaye du Bar-
Mgr Lefebvre et la FSSPX roux, fondée par Dom Gérard Calvet en 1970
C’est à la demande de jeunes gens et de sémi- (ainsi que les bénédictines voisines), la Frater-
naristes aspirant à une formation traditionnelle nité Saint-Vincent-Ferrier, fondée par le Père
que Mgr Lefebvre fonde en 1970 la Fraternité Louis-Marie de Blignières en 1979 et devenu
Saint-Pie X (FSSPX). D’abord régulièrement éri- « sédévacantiste ». Sans lien aucun avec la
gée ad experimentum, celle-ci soulève l’hostilité FSSPX, l’Institut du Christ Roi Souverain
de Rome quand Mgr Lefebvre, à la suite d’une Prêtre, sous l’égide de Mgr Wach, est l’émana-
visite canonique houleuse, publie en 1974 une tion en 1990 de l’Opus Sacerdotale, l’œuvre du
« Déclaration » où il affirme son refus de suivre chanoine Catta (1964) ayant vocation à soutenir
les réformes « modernistes » issues de Vatican II le sacerdoce dans les temps difficiles de la crise.
qui conduisent à « l’hérésie » et sa volonté de D’autres communautés plus anciennes vont
poursuivre l’œuvre de sa Fraternité quoi qu’il ar- profiter du motu proprio Ecclesia Dei : l’abbaye
rive. Dès lors, le conflit est inévitable : l’approba- bénédictine de Fontgombault (établie par So-
tion donnée à la FSSPX est retirée en 1975 et, lesmes en 1948) et ses « filles » (Randol, Triors
l’année suivante, Mgr Lefebvre ordonne des et Gaussan) – le Père Abbé de Fontgombault,
prêtres malgré l’interdiction de Rome et se re- Dom Jean Roy, proche de Mgr Lefebvre, avait es-
trouve suspens a divinis. Malgré un timide in- sayé de l’empêcher de s’égarer dans une dissi-
dult en faveur de l’ancienne messe en 1984 et, dence étrangère à l’esprit ecclésial et romain
surtout, une tentative de conciliation menée dont cette abbaye a toujours été un exemple ;
sous la houlette du cardinal Ratzinger en 1987, Riaumont, crée par le Père Revet en 1958 ; les
Mgr Lefebvre sacre évêques en juin 1988 quatre chanoines réguliers de la Mère de Dieu, fondés
prêtres de la FSSPX, provoquant son excommu- en 1969 sous le nom d’Opus Mariæ et installés à
nication automatique, ainsi que celle des quatre Lagrasse depuis 2004 (avec les chanoinesses
nouveaux évêques. d’Azille) ; les Dominicaines du Saint-Esprit
Jusqu’en 2000, il y eut peu de rapports entre (Pontcalec), œuvre de l’abbé Berto (1943) ; l’ab-
Rome et Écône. Le Grand Jubilé fut l’occasion baye des bénédictines de Jouques (1967) qui es-
d’une reprise de contact, des rencontres théolo- saiment à Rosans en 1991.
giques eurent lieu, Benoît XVI leva même les ex-
communications touchant les évêques lefeb-
vristes (2009), François leur accorda la validité En matière liturgique, « les
permanente des mariages et des confessions,
mais l’accord échoua devant le refus de la préconisations de Benoît XVI
FSSPX de reconnaître que le concile pouvait être
interprété selon la Tradition. Le remplacement ont trouvé peu d’écho. »
de Mgr Fellay par l’abbé Pagliarani à la tête de
E
n lançant notre enquête, nous pensions
qu’il serait parfois difficile d’obtenir une
réponse de la part de prêtres surchargés
Qu’est-ce qu’un « tradi » ?
et habitués à rester discrets sur ces questions
délicates. Mais il faut avouer qu’à de rares ex-
ceptions près, la plupart des prêtres interrogés
Q u’ils soient des habitués de longue date ou fraîchement
convertis, les fidèles appartenant à la mouvance tradition-
nelle pratiquent la forme extraordinaire du rite romain (FERR) de
– qu’ils soient diocésains ou de communautés – manière assez variable. On peut les distinguer en trois catégories
ont été très collaboratifs… parfois même très (plus une).
heureux que quelqu’un s’intéresse un peu à leur Ceux qui y ont un enracinement exclusif.
ministère ! Voici quelques éléments qui ressor- Certains pratiquent, sauf exception, la forme extraordinaire sys-
tent de cette enquête. tématiquement et ce pour la messe et toutes les activités spiri-
tuelles. Ils représentent plus de la moitié d’une assemblée domini-
Prêtres diocésains & communautés cale en FERR. Ce sont eux (et souvent eux seuls) que les autres fi-
traditionnelles dèles du diocèse identifient aux tradis : « ceux que l’on ne voit ja-
On compte en France environ 250 lieux de mais, qui vivent en vase clos, etc. »
culte, d’inégale importance, offrant régulière- Ceux qui y viennent régulièrement.
ment la liturgie selon la forme extraordinaire. Un certain nombre de fidèles conjuguent leur pratique de l’an-
cienne messe avec la messe en paroisse, en semaine, le dimanche
La moitié sont tenus par des prêtres diocésains
ou pour telle activité spirituelle. Ici, toutes les proportions existent.
(dont un certain nombre issus de communautés
(Pour notre enquête, nous en avons fixé le seuil à une fois par
traditionnelles) et l’autre par des prêtres appar-
mois.) Cette catégorie n’est pas toujours considérée par le reste des
tenant à des communautés traditionnelles (prin-
diocésains comme tradi : « ceux-là, c’est pas pareil, on les connaît ».
cipalement la Fraternité Saint-Pierre et l’Ins- Ceux qui trouvent là un enracinement spirituel (entre bien
titut du Christ Roi), qui s’occupent ainsi de plus d’autres).
de deux-tiers des fidèles. Enfin s’y ajoutent des fidèles qui ont dans la messe traditionnelle
Les diocèses, rechignant parfois à puiser dans un enracinement substantiel mais pratiquent habituellement la
leurs forces vives, peinent à trouver un prêtre forme ordinaire. C’est le cas notamment de ceux qui choisissent
disponible. Sachant en outre qu’il n’est pas facile une activité régulière avec la FERR : scoutisme, catéchisme, école
de passer sans cesse d’une forme à l’autre – cha- (hors contrat), pèlerinages, etc. Cette catégorie n’est en général pas
cune ayant son « ethos » propre (1) – et de mener considérée comme appartenant à la sphère tradie par les autres ca-
ainsi de front un double ministère liturgique. tholiques.
C’est la raison pour laquelle, dans la vie du À ces trois catégories, s’en ajoute une quatrième, qui a sans
prêtre, il y a inévitablement une forme domi- doute une certaine importance, mais qui n’est pas quantifiable (et
nante. n’apparaît pas dans notre enquête) : ce sont les tradis de cœur mais
Pour toutes ces raisons, les diocèses se tour- qui ne pratiquent pas ou plus la FERR et ce pour des motifs divers
nent volontiers vers les communautés tradition- et variés : éloignement géographique, divergences de vues, habi-
nelles. Elles assurent alors une continuité dans tude d’aller au plus près, grand âge, paresse, tiédeur… Ils ont sou-
ce ministère, en étant en syntonie avec les aspi- vent gardé comme lien avec le monde tradi, outre l’assistance très
rations des fidèles. C’est sans doute ce qui les ponctuelle à la messe, quelques abonnements et le denier du
rassure grandement, tandis qu’ils sont parfois culte !
Voilà pourquoi notre questionnaire s’articule en 3 colonnes :
contrariés d’être soumis aux aléas des nomina-
– Le nombre habituel de fidèles chaque dimanche.
tions de prêtres diocésains, pleins de bonne vo-
– Le nombre élargi de fidèles qui pratiquent régulièrement (au
lonté, mais ayant parfois du mal à comprendre
moins une fois par mois) le dimanche.
et à aimer ces brebis un peu différentes qui leur
– Le nombre global de fidèles : s’y ajoutent ici ceux qui, sans
sont confiées (par exemple, l’un d’entre eux nous pratiquer habituellement la FERR le dimanche, bénéficient réguliè-
faisait part de son incompréhension devant l’at- rement de la messe en FERR (catéchisme, école, scoutisme, etc.).
tachement de ses fidèles à communier dans la P.L. z
bouche, même en temps de Covid…)
E
n avril 2020, la Congrégation pour la Doc- ont du mal à se comprendre », les tradis forment
trine de la foi a lancé une enquête auprès un « groupe en milieu fermé » avec un « repli sur
des évêques du monde entier sur l’appli- soi », ayant une « faible dimension mission-
cation du motu proprio Summorum Pontificum naire », « les prêtres de la FSSP » refusent « la
(2007) dans leur diocèse. Chaque évêque a ré- concélébration », etc. En conclusion : « La publi-
pondu à un questionnaire détaillé. La Confé- cation du motu proprio manifeste une intention
rence des évêques de France (CEF) a réalisé une louable mais qui ne porte pas les fruits attendus.
« synthèse des résultats » qui donnait du monde Si elle honore un principe de réalité, un inlas-
« traditionaliste » une image peu valorisante, sable travail d’unité apparaît toujours néces-
synthèse, au demeurant, qui ne pouvait que gom- saire. Les promesses d’un enrichissement mutuel
mer les particularités de chaque diocèse et les des deux formes de l’unique rite romain demeu-
différences des situations. Ce n’est toutefois pas rent largement inchoatives. Des méfiances réci-
cette synthèse qui a été envoyée à Rome, mais proques stérilisantes demeurent. Le souci de
bien les réponses individuelles de chaque évêque. l’unité de l’Église n’est pas pleinement honoré par
Reprenons néanmoins rapidement les princi- la mise en œuvre du motu proprio. L’application
paux éléments de cette synthèse de la CEF, car de cette lettre pose ultimement des questions ec-
elle est significative d’une certaine incompréhen- clésiologiques plus que liturgiques. »
sion de ce qu’est la mouvance traditionaliste. Les
chiffres sont d’abord minorés et ne correspondent Une question non résolue
pas à l’enquête précise que nous avons réalisée. Certes, nombre de défauts du monde tradi
La synthèse parle de moins de 100 personnes en pointés par la synthèse de la CEF sont bien
moyenne (« entre 20 et 70 majoritairement ») par réels, mais ce qui est navrant est qu’il n’émane
lieu de culte affecté à la forme extraordinaire du de ce texte aucune empathie ni bienveillance,
rite romain (FERR). Selon notre enquête, le aucune recherche de compréhension à l’égard de
« nombre élargi » de fidèles est de 41 465 pour ceux qui n’apparaissent guère comme des frères
192 lieux de culte recensés, soit une moyenne de dans la foi : on lit un compte rendu bureaucra-
216 pratiquants à la messe dominicale. tique froid, largement à charge à l’égard de fi-
La synthèse note toutefois que « dans la plu- dèles dont l’existence semble tolérée à contre-
part des diocèses, la situation semble apaisée ». cœur. Le rédacteur aurait-il fait de même pour
Bien que la FERR « relève d’un véritable besoin tout autre composante de l’Église ?
pastoral » dans « près des deux tiers des dio- La difficulté de la situation est qu’il existe une
cèses », la synthèse conclut que « l’évêque agit par question « tradi » depuis cinquante ans et qu’elle
délicatesse pastorale ». Quand on arrive aux « as- n’a jamais été résolue au fond pour de multiples
pects positifs et négatifs » de l’usage de la FERR, raisons dont les responsabilités sont largement
le déséquilibre devient patent : si cet usage partagées, malgré la bonne volonté des papes
contribue à l’« apaisement » et « permet de Jean-Paul II et Benoît XVI. Il est vrai que cette
contenter des fidèles », il « blesse l’unité de question est sensible en ce sens qu’elle peut met-
l’Église » et la « contestation du concile Vatican tre en cause, en effet, le concile Vatican II et la
II » engendre « deux Églises », « deux mondes qui réforme liturgique de Paul VI. Néanmoins, de-
puis la rupture de Mgr Lefebvre avec Rome en
1988, les choses se sont nettement clarifiées. Mgr
« Certains tradis ont contribué à Lefebvre menait un combat frontal contre le
concile et la « nouvelle messe », y voyant une hé-
éclaircir des points doctrinaux résie moderniste pour le premier et une liturgie
déficiente pour la seconde – la « messe de Lu-
controversés de Vatican II. » ther » –, positions dont on conçoit qu’elles fussent
inacceptables pour Rome ; les traditionalistes ob-
une vision sacrée et verticale, n’auraient-ils donc Des Missionnaires de la Miséricorde divine qui
pas de place dans l’Église, ne répondraient-ils pas ont pour vocation l’évangélisation des musul-
à un besoin réel de nombre d’âmes? Ajoutons que mans et pratiquent également l’évangélisation
le noyau des tradis est formé de familles nom- des jeunes dans les rues et sur les plages ? Des
breuses et jeunes qui ont une culture religieuse chanoines de l’abbaye de Lagrasse qui ont déve-
au-dessus de la moyenne, un sens de l’Eucharistie loppé une admirable pastorale du tourisme atti-
et de sa primauté, ainsi qu’une belle générosité rant à Dieu de simples visiteurs ?
dans l’accueil de la vie. Elles offrent à l’Église un Finalement, la principale difficulté tient au
nombre de vocations bien plus élevé, en propor- refus, pour certains, de célébrer la messe dans
tion, que partout ailleurs : quelque 4 % des prati- la forme ordinaire, y compris lors de la messe
quants fournissent plus de 15 % des vocations. chrismale autour de l’évêque. Plus que le refus
N’y a-t-il pas là de quoi s’interroger, essayer de lui-même, le problème réside dans ce qu’il signi-
comprendre la raison d’un tel dynamisme ? La fie, à savoir la suspicion qu’il jette sur la légiti-
transmission de la foi fonctionne chez eux mieux mité du nouveau missel. Car de deux choses
qu’ailleurs, leur catéchèse est recherchée bien au- l’une : ou ce missel a des « déficiences » et il est
delà du cercle de leurs chapelles : cela ne devrait- logique de préférer ne pas l’utiliser ; ou il n’en a
il pas interpeller nos autorités, susciter un regard pas et on comprend mal la raison d’un tel refus,
moins condescendant envers ce monde-là ? l’argument des constitutions étant sans consis-
tance, puisque Rome a tranché en 1999 – un su-
Du côté des tradis périeur ne peut interdire à un de ses prêtres de
Du côté des tradis, l’analyse n’est pas aisée, bénéficier du droit commun, en l’occurrence la
car si l’on a affaire à un groupe apparemment co- forme ordinaire.
hérent de par son attachement à la FERR et à Il n’y a rien de scandaleux à juger que le mis-
ce qui tourne autour (sacrements, catéchisme), sel de Paul VI mériterait des corrections et ar-
il est en réalité très diversifié si l’on prend en gumenter respectueusement en ce sens (le car-
considération les positions théologiques parfois dinal Ratzinger a déjà évoqué une « réforme de
éloignées, notamment sur la question de la célé- la réforme »). C’est en revanche un motif de scan-
bration de la forme ordinaire ou sur certains as- dale, pour un prêtre du rite romain, de toujours
pects controversés de Vatican II. Entre les tradis refuser de le célébrer, comme serait scandaleuse
et le reste de l’Église, la synthèse de la CEF la position inverse. C’est d’autant plus absurde
évoque « deux mondes qui ont du mal à se qu’il n’existe pas de missel « parfait », la liturgie
comprendre », « deux mondes qui ne se rencon- nous est donnée par l’Église et l’on ne peut ima-
trent pas » ; mais ici, à La Nef, nous pouvons té- giner qu’elle donne à ses fidèles un fruit empoi-
moigner du contraire : nous avons toujours sou- sonné. Nous sommes d’ailleurs dans la situation
tenu « l’herméneutique de la réforme dans la paradoxale où la plupart des tradis célèbrent
continuité » chère à Benoît XVI, défendant ainsi selon le missel dit de Jean XXIII (1962) qui est
et le concile Vatican II et la réforme liturgique celui-là même dont tous les Pères conciliaires ju-
tout en étant partisans du maintien de la forme geaient la réforme nécessaire (2).
extraordinaire ; ainsi, dès l’origine, notre revue
a voulu être un pont entre les tradis et l’Église Quelles solutions ?
et, riche d’une expérience de plus de trente ans, Comment résoudre ce problème ? Il ne me sem-
nous affirmons que les rencontres sont possibles ble pas que la méthode forte soit la bonne solu-
et se passent bien. tion (obliger à la concélébration pour accueillir
Certes, il existe des tradis très heureux de un prêtre tradi dans un diocèse), car on repart
cultiver l’entre-soi avec une mentalité d’assiégés dans un bras de fer destructeur de la confiance.
et de « purs », les familles se retrouvant dans un Si celle-ci était établie et réciproque, je pense
cercle restreint (la messe, le catéchisme, le scou- que cette question se réglerait progressivement
tisme, l’école hors contrat, le groupe Domus d’elle-même, le premier moteur du rejet du nou-
Christiani…), bref, faisant leurs affaires tran- vel Ordo étant la peur, peur notamment de per-
quillement entre eux sans être trop dérangés. Ce dre le charisme de la forme extraordinaire et
travers est à corriger, mais n’est-ce pas un pen- d’être « normalisé ».
chant de toute communauté regroupée autour
d’un charisme spécifique d’agir de la sorte ? Et,
en face, des évêques sont parfois très heureux de « La seule voie constructive nous
voir ces fidèles rester entre eux et avoir ainsi la
paix en entendant le moins possible parler d’eux. semble donc de continuer sur le
Mais, là encore, il est impossible de générali-
ser. « Faible dimension missionnaire », affirme chemin tracé par Benoît XVI. »
la synthèse de la CEF : mais de qui parle-t-on ?
D
epuis plus de cinquante ans se pose, dans nant pour les plus jeunes fut le zèle de certains
l’Église en France, l’épineuse « question prêtres ou évêques, à imposer la communion
des traditionalistes ». De multiples épi- dans la main, pour des motifs… vaguement sa-
sodes ont scandé cette histoire, mais au fil des nitaires !
décennies, nous avançons doucement dans le la- Quelle que soit la part prise dans ces disputes
beur d’une réconciliation entre catholiques. liturgiques, personne ne fut épargné, ni les
prêtres, ni les congrégations religieuses, ni les
Un passé oublié ? familles. Dans cette indescriptible mêlée, on ne
Nous sommes loin des tempêtes des années distinguait alors plus très bien qui était victime,
1960 et des désordres qui ont suivi… simple- qui était bourreau, qui avait commencé et qui ne
ment inimaginables pour les jeunes générations ! voulait pas finir. Parfois même, certains pas-
On reste même abasourdi par l’énergie – pour ne saient subitement de victimes à bourreaux…
pas dire la violence – qui fut alors déployée, spé- Pour toutes ces errances liturgiques, (seul ?)
cialement autour des questions liturgiques : dis- Jean Paul II a demandé « pardon – en mon nom
pute que Benoît XVI illustrait par le « mordre et et en votre nom à tous, vénérés et chers Frères
dévorer » de l’Épître aux Galates (1). dans l’épiscopat – pour tout ce qui, en raison de
Que s’est-il donc passé dans l’Église de quelque faiblesse humaine, impatience, négli-
France ? Pour les historiens ce champ d’investi- gence que ce soit, par suite également d’une ap-
gation commence, tout doucement, à livrer ses plication parfois partielle, unilatérale, erronée
secrets. Pour ceux qui l’ont vécu, il demeure un des prescriptions du concile Vatican II, peut
traumatisme dont il est encore trop tôt de parler. avoir suscité scandale et malaise au sujet de l’in-
Un double poids semble peser sur les témoins de terprétation de la doctrine et de la vénération qui
cette éprouvante époque de la vie de l’Église, non est due à ce grand sacrement » (3).
seulement psychologique, chez ceux qui en fu-
rent les acteurs et les proches témoins, mais Un poids moral
aussi moral, selon la part personnelle ou commu- La responsabilité morale s’estompe avec la
nautaire prise dans ce désordre. progressive disparition des acteurs de ce grand
Ce douloureux passé de l’Église en France chambardement, mais il reste la part indivi-
peut se décomposer en deux étapes principales : duelle et collective de tous ceux qui s’inscrivent
un vent de folie (1965-1975) qui vit fleurir, dans dans un héritage.
une ambiance quasi révolutionnaire, tant d’ini- S’il n’y a quasiment plus d’héritiers des « chré-
tiatives insensées. Benoît XVI parla de « défor- tiens de gauche », défenseurs de l’ouverture ad-
mations à la limite du supportable » (2) ; le temps mirative au monde, demeurent cependant de sé-
des grandes disputes (1976-1988) qui affecta rieuses divergences entre partisans d’un authen-
clercs et laïcs, où chacun réagit selon son his- tique renouveau. Là, se continuèrent de fortes
toire, son tempérament, les circonstances lo- disputes doctrinales (quel catéchisme ?), ecclésio-
cales, les rencontres… logiques (autour de la réception de Vatican II et
Au début des années 80, le pontificat de saint de l’obéissance), liturgiques (le latin, l’orienta-
Jean Paul II fit sentir ses premiers fruits de re- tion, la communion, les chants) ou morales (la
mise en ordre et cette guerre ouverte a peu à peu
cédé la place à des tensions larvées.
« La mise en œuvre concrète des
Un poids psychologique
Le poids psychologique de cette épreuve tend décisions romaines concernant la
bien évidemment, au fil des années, à s’estom-
per. Mais il se révèle parfois, chez les plus an- liturgie ancienne (en 1984, 1988 et
ciens, subrepticement, dans quelque réaction
inappropriée ou décalée. Par exemple, surpre- 2007) ne fut jamais très simple. »
32 La Nef n°338 Juillet-Août 2021
place du péché, l’attitude face aux divorcés re-
mariés…). Atténuées ou renouvelées, ces problé-
matiques sont toujours actuelles.
L
a Nef – Notre enquête recense pour 1954, 1962 et 1975. Les
la France environ 51 000 catholiques résultats de 1954 ont paru
pratiquant régulièrement la forme plutôt bons à l’époque ; or
extraordinaire au sein des diocèses (et la situation n’avait pas
environ 35 000 pour la Fraternité Saint- bougé en 1962 ; l’enquête
Pie X) : que vous inspirent ces chiffres ? de 1975, en revanche, a
Guillaume Cuchet – Le premier constat est révélé une chute de la pra-
qu’il y a plus de « traditionalistes » que d’« inté- tique de 47 % ! Une rup-
gristes », pour reprendre un vocabulaire usuel. ture s’est donc produite,
Par conséquent, si le but de Rome, en autorisant chez les jeunes en particu-
l’ancien rite, était d’éviter de voir trop se déve- lier dont il ne faut pas ou-
lopper le schisme lefebvriste, on peut dire qu’il blier qu’ils faisaient large-
est atteint. Ensuite qu’on a affaire, même en ment les taux dans les ré-
comptant les sympathisants, à une petite mino- gions ou les quartiers dé-
rité. Le taux de pratique hebdomadaire en christianisées du fait de la
France aujourd’hui est de 2 %, soit environ 1,3 communion solennelle
ou 1,4 million de personnes qui vont à la messe (80 % de la génération).
tous les dimanches, sans parler des occasionnels. Moyennant quoi, les fac-
Les « tradis » ne pèsent donc que 5 à 6 % du total. teurs religieux de cette
Cela reste un petit monde, même s’il est dyna- rupture sont bien, pour
mique et organisé, et qu’il peut peser localement une part, liés au concile et à tout ce qu’il a Guillaume
d’un poids non négligeable, comme dans le dio- ébranlé dans le catholicisme français : la réforme Cuchet,
cèse de Versailles. Est-il cependant en crois- liturgique, sans doute, mais davantage encore la professeur
d’histoire
sance ? Il faudrait des points de comparaison an- sortie de la culture de la pratique obligatoire, la
contem-
térieurs pour le dire mais si croissance il y a, elle réforme de la communion solennelle, le silence poraine à
est modeste. Il faut se méfier dans ce domaine sur les fins dernières, la redéfinition de l’excel- l’université
des impressions que produit dans le catholicisme lence chrétienne alignée sur les critères de l’Ac- Paris-Est
la miniaturisation tendancielle de ses effectifs, tion catholique chère à l’épiscopat français, etc. Créteil, a
notamment en matière de vocations. Bref, le concile a non pas provoqué la rupture en dernièrement
ce sens qu’elle n’aurait pas eu lieu sans lui publié Une
Dans Comment notre monde a cessé d’être (puisqu’elle a eu lieu aussi bien dans l’Angle- histoire du
sentiment
chrétien, vous expliquez que Vatican II terre anglicane, peu de temps auparavant), mais
religieux au
n’a pas créé la crise mais a amplifié la il l’a déclenchée, c’est-à-dire qu’il lui a fixé son XIXe siècle
vague : que pensez-vous des études calendrier tout en lui donnant une intensité (Cerf, 2020).
réalisées par les traditionalistes qui particulière. Ce n’était pas prévu au départ mais
font du concile le principal responsable l’histoire a parfois de ces ironies.
de la crise ?
Il y a une part de vérité dans cette thèse mais Vatican II a « déclenché » la crise, mais a
une part seulement, et à condition de s’entendre été cependant nécessaire, écrivez-vous :
sur ce qui dans le concile a pu provoquer ce pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?
genre d’effets. J’ai proposé de parler de rupture
de pente pour désigner ce qui s’est passé au mi-
lieu des années 1960 en matière de pratique re-
ligieuse. Il y avait une pente, légèrement déclive, « Les tendances ne sont pas bonnes
tirée par de puissants facteurs socioculturels,
même si l’après-guerre a connu un petit boom re- mais le produit est excellent et
ligieux et que les situations locales étaient très
variées. On le voit bien à Paris par exemple où l’avenir dure longtemps. »
l’on dispose d’une belle série d’enquêtes pour
H
eureux ceux qui souffrent ! Confi-
guré au Christ, le chrétien entre en
participation de la vertu des mys-
tères et des états de l’âme du Verbe incarné.
Or, l’un des traits caractéristiques de l’âme
de Jésus en sa passion est la coexistence de
la joie et de la douleur. En effet, il jouissait
en la fine pointe de son esprit de la vision
bienheureuse, source de béatitude ineffable,
tandis que simultanément il souffrait en sa
chair, en sa sensibilité, mais aussi en ses fa-
cultés spirituelles. De même, le chrétien qui
porte sa croix à la suite du Christ fait l’ex-
périence de la joie dans la souffrance ; la
douleur certes demeure, mais elle est trans-
figurée par l’amour. « Joyeux dans l’espé-
rance » (Rm 12, 12), nous avons la convic-
tion que « les souffrances du temps présent
ne sont pas à comparer à la gloire qui doit
se révéler en nous » (Rm 8, 18) dans la lu-
mière de la vision béatifique. Cette certi-
tude, jointe à celle de la valeur salvifique de
nos souffrances, est une source de joie sur- Pedro Roldan : Mater Dolorosa.
naturelle.
U
n fils d’honnêtes bourgeois ferrarais. Un ne voulait pas en courir le risque. Finalement,
novice au couvent de Saint-Dominique, les pouvoirs de Provincial obtenus, et l’indépen-
à Bologne. Soucieux de se plier intégra- dance assurée, restait un plus vaste dessein : dé-
lement à la règle primitive, Jérôme Savonarole tacher d’autres couvents de la Lombardie pour
avait été désigné, en 1482, au cours du chapitre les réunir à Saint-Marc et créer de la sorte une
de la Congrégation lombarde, pour exercer l’of- nouvelle congrégation (érigée en 1494 avec Sa-
fice de lecteur au couvent de Saint-Marc, à Flo- vonarole comme Vicaire général). Étant entendu
rence – lequel office consistant par-dessus tout que réformer ceux-ci signifiait en premier lieu se
dans l’exposition de la Sainte Écriture. Or, réformer soi-même, rétablir dans un milieu na-
presque encore un enfant, du moins un adoles- guère tout médicéen, les strictes constitutions de
cent, les vices du clergé déjà l’affligeaient, et la l’Ordre noir et blanc et, s’arrangeant des seules
« grande malice » des peuples « aveuglés ». Donc, aumônes, renoncer aux rentes fixes et aux biens
à présent qu’il connaissait mieux cette triste réa- propres. Ainsi atteindrait-on le perfectionne-
lité, son exaspération allait s’en trouver accrue ment spirituel des religieux en cause – duquel
d’autant. découlerait, ô espérance, la rénovation de Flo-
Pape adonné aux pillages et aux brigandages, rence, puis de l’Église.
Sixte IV est mort le 12 août 1484. Lui succède Sa méditation du Livre de la Genèse proposait
Innocent VIII, élevé comme son indigne prédé- au Frate le mystère de l’Arche construite par
cesseur, à prix d’argent, au siège de Pierre, et Noé, abri devant l’imminence du déluge. Elle
qui laisse forfaire et prévariquer l’administra- l’entraînait à rêver d’une arche symbolique re-
tion vaticane. De quoi émouvoir le cœur sensible jointe, pour son salut, par le peuple menacé.
et chaud de Savonarole ! En proie, la même Événement peu ou prou attendu, en 1494 l’irrup-
année, à une illumination soudaine et, pour tou- tion militaire du roi de France, le téméraire
jours, directrice de sa voie et de sa vie. Charles VIII, dans la péninsule, suivie, le 17 no-
Ce fut lors du Carême de 1485, entre les vembre, de l’entrée solennelle de Charles à Flo-
hautes tours carrées de San Gimignano, que le rence, souleva beaucoup de crainte et d’anxiété.
Frate inaugura sa prédication prophétique. Re- Mais Savonarole, envoyé en ambassade auprès
venu au Studium generale de Bologne où il as- du monarque avant et après son entrée afin de
sure, en qualité de maître des études, une année s’entremettre, sut notoirement aider à démêler
d’enseignement, envoyé ensuite à Ferrare, il y les choses. Cependant, le péril extérieur conjuré,
revoit sa mère et y séjourne assez longtemps, lutte des factions et haines des particuliers
non sans distribuer, tantôt dans une ville, tantôt bouillonnaient au sein d’une ville qu’avait fuie
dans une autre, le pain de la parole. En 1490, re- Pierre de Médicis, fils dégénéré du Magnifique,
L
lem et d’autres fiefs (comté de Tripoli, principauté d’Antioche,
comté d’Edesse), la croisade enfonça un coin en terre d’Islam. a publication des journaux in-
Comme, en Espagne, débuts de la Reconquista, elle s’était em- times semble moins répandue
parée de Tolède (1085). Au reste, elle n’eut d’abord affaire qu’à aujourd’hui qu’elle n’a pu l’être
une poussière d’émirats ennemis les uns des autres. Plus tard,
dans le passé. L’heure est pourtant
plus que jamais à l’introspection per-
la situation se modifiant, l’œuvre franque au Levant allait être
manente, mais on écrit moins. Para-
toujours davantage menacée (par la prise d’Edesse en 1144, de
doxalement, on se répand toujours
Jérusalem en 1187). Et, malgré le recouvrement d’Acre et du lit-
par plus sur les réseaux sociaux, sorte de
toral de Syrie-Palestine (mais pas de Jérusalem) entre 1189 et
Philippe grand défouloir intime à ciel ouvert.
1192, le monde musulman et ses atabegs de la famille de Zen- La publication récente des Carnets
gui, ensuite les sultans de la maison de Saladin, pourra tant Maxence inédits de Jacques Julliard prend
bien que mal, refaire son unité politique et confessionnelle – donc une résonance particulière dans
cette dernière grâce à l’abolition en 1171 du califat chiite des la mesure où elle s’inscrit dans une tradition
Fatimides. ancienne et qu’elle dépasse largement le simple
Un pas encore, et voici les Mamelouks maîtres de l’Égypte à retour sur soi.
partir de 1250, date de la capture de Saint Louis à la Mansura ; Social-démocrate revendiqué, éditorialiste à
vainqueurs aussi en 1260 et en 1281 des Mongols, lancés de- Marianne et chroniqueur au Figaro,
puis 1219 dans plusieurs chevauchées exterminatrices, dont Jacques Julliard est une voix impor-
celle de 1258 contre Bagdad, où furent massacrées la dynastie tante du petit monde des intellectuels
des Abbassides et toute la population. Or, en 1262, un sur- français. Son catholicisme assumé lui
vivant abbasside sera accueilli au Caire et revêtu de la dignité donne une touche de spiritualité que
du califat – recréé à son profit par le régime mamelouk. Au l’on ne retrouve pas toujours chez ses
Caire, devenu « l’Arche de Noé de l’Islam, la garde ultime de son alter ego. Pour autant, il figure bien
héritage ballotté dans le déluge des invasions ». ces catholiques absorbés et intégrés
Michel Toda z au système, petits-fils lointains du Ralliement.
Pourtant Julliard représente une sorte parti-
culière de rallié : l’intelligent et le cultivé,
presque le rallié d’ancien régime si la formule
avait un sens. Pétri de culture classique, grand
lecteur des écrivains anti-modernes comme
LE RÉVEIL DE LA FRANCE OUBLIÉE
Péguy, Bernanos ou Claudel (très présent dans
ANTONY CORTES
ce volume, tout comme Balzac), il fréquente les
Éditions du Rocher, 2021, 164 pages, 14,90 €
allées du pouvoir sans jamais se départir d’une
Vouée à une disparition inéluctable, aban- belle formule et d’un regard distancié. S’il
donnée des services publics, des communi- n’était croyant, il y aurait chez lui quelque
cations, de l’éducation, des circuits de distri- chose de l’homme des Lumières, mais davan-
bution, la France rurale se révèle pourtant une belle endormie tage Voltaire que Rousseau.
dont les trésors cachés ne demandent qu’à être révélés. An- Syndicaliste ayant participé à la déconfes-
thony Cortès nous livre les fruits d’une formidable enquête au- sionnalisation de la CFTC (ce qui devait don-
près de ces découvreurs qui tentent de sauver leur village. ner le jour à la CFDT), Julliard est malgré tout
Mille initiatives ont fleuri : commerces ambulants, magasins un contestataire de salon. Il n’a pas mis sa
coopératifs, circuits courts, aide à l’implantation d’entreprises, peau au bout de ses idées, et ses engagements
écoles hors contrat, bus médicaux… Plusieurs font déjà figure de jeunesse l’ont porté à devenir une voix ac-
de modèles, d’autres ne peuvent s’ancrer que dans le patri- cordée au reste de l’orchestre malgré sa singu-
moine traditionnel propre à chaque région. larité. Il n’en reste pas moins que son sens de
C’est avant tout une belle aventure humaine face à une ad- la formule (« l’anticatholicisme est l’antisémi-
ministration aussi centralisée qu’inapte, figée dans les seules tisme des intellectuels de gauche » ; « contre ma
considérations de réductions de dépenses. Toutes ces réalisa- façon de vivre : l’urgent ne fait pas le bonheur »,
tions portent un mouvement d’espérance pour la revitalisation par exemple) et sa vaste culture offrent souvent
de ces territoires abandonnés que certains ont déjà retrouvés matière à réflexion. Et à désaccords…
P.M. z
avec bonheur au cours de ces jours de pandémie. Jacques Julliard, Carnets inédits, 1997-2020, Bouquins,
Anne-Françoise Thès z 2021, 1152 pages, 32 €.
E
n 2013 Éric Rouyer, patron d’une entreprise collectif présente plusieurs contributions sur le
alors spécialisée dans quelques vins fins, le thème de la Communion dans la main, sujet à nouveau forte-
Palais des Dégustateurs, décidait d’ajouter au ment débattu à l’occasion des consignes sanitaires imposées
plaisir des papilles le plaisir des oreilles, en produi- pendant la pandémie de Covid au cours de laquelle certains
sant des disques de musique classique, selon le même évêques imposèrent cette pratique de recevoir la Communion.
principe de ne choisir que l’excellence. Si le Palais des Le chanoine G. de Guillebon, de l’Institut du Christ Roi, pro-
Dégustateurs est aujourd’hui connu, la sortie de son pose une étude fouillée aux sources des Pères de l’Église sur La
premier CD, PPD001, fut totalement ignorée par la communion dans la main au temps apostolique restituant dans
presse spécialisée : un marchand de vin qui prétend leur juste contexte les arguments opposés par certains pour
faire des disques, mais de quoi se mêle-t-il ? justifier la Communion dans la main.
Ces critiques auraient pu au moins remarquer le L’abbé Claude Barthe explique par quel processus cette pra-
nom des interprètes. Car il s’agissait de deux repré- tique s’est ainsi imposée sous couvert d’aggiornamento. Le
sentants de la fine fleur de la mu- Père Réginald-Marie, de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier,
sique française et de la plus authen- Docteur en Droit canonique, précise la « Situation Juridique de
tique musique de chambre : Gérard la Communion dans la Main », notamment durant la période de
Poulet et Christian Ivaldi. pandémie que nous traversons : situation compliquée par des
Mais ces deux-là n’étaient-ils pas
décisions prises sans preuve scientifique justifiant un « état de
rangés des voitures ? Autre réflexe,
nécessité » qui obligerait à communier dans la main.
sans doute, de jeunes loups de la cri-
L’introduction de J.-P. Maugendre, délégué général de Re-
tique musicale méprisant les papys.
naissance Catholique, et la conclusion de J. Smits dressent un
En effet tous deux étaient déjà lar-
bilan sévère de la généralisation de la pratique de la Commu-
gement septuagénaires, et tout près de se retirer.
Mais n’est-ce pas l’occasion d’entendre ce qu’ils ont nion dans la main, source, selon eux, de perte du sens du sacré
encore à dire, et comment ils peuvent encore le dire ? et de pratique religieuse.
Or ce disque inconnu est un véritable joyau. Dès le Anne-Françoise Thès z
premier mouvement de la Sonate de Ravel on est pris
par cette parfaite exactitude stylistique, le mouve-
ment chaloupé, la grâce, le chant du violon, la clarté SUCCESSION DE FRANCE
cristalline du piano, l’autorité aussi dans les affirma- ET RÈGLE DE NATIONALITÉ
tions, la distillation du mystère. Le « blues » est ce GUY AUGÉ
qu’il doit être : non pas un essai d’imitation d’une mu- Via Romana, 2021, 252 pages, 20 €
sique américaine, mais une élaboration, une alchimie Si de nos jours, au nord de l’Europe (Benelux
de musique française à partir du blues. Et le tour- et Scandinavie), survivent encore quelques pâles
noiement du Perpetuum mobile montre s’il en était royautés asservies à des régimes parlementaires qui les altèrent
besoin que Gérard Poulet n’a rien perdu de sa virtuo- et même les nient, partout ailleurs sur le continent, soit après la
sité. Première Guerre mondiale, soit après la Seconde, ont chaviré
Avec la Sonate de Debussy (qui fut créée au début les dynasties et poussé les républiques. Quant à la France, sé-
de sa carrière par Gaston Poulet, le père de celui qui parée de sa famille régnante dès la fin du XVIIIe siècle, elle n’al-
la joue ici à la fin de la sienne…) on monte encore de lait la retrouver, pour une assez courte durée, qu’au XIXe. Et la
quelques degrés. Sans doute parce qu’il s’agit d’une retrouver, à partir de 1830, date où Louis-Philippe d’Orléans,
quintessence de l’art de Claude de France, et que les
chef de la branche cadette des Bourbons, accède irrégulière-
interprètes, avec une incroyable palette sonore et ex-
ment au trône, dans une situation conflictuelle : Charles X ren-
pressive, en distillent toute la magie, avec cette al-
versé et exilé avec son fils et son petit-fils ; le cousin se subs-
liance de liberté et de rigueur dont seuls les grands
tituant à lui et, fort d’une nombreuse progéniture, inaugurant
sont capables. Le finale est un éblouissement.
un nouvel établissement dynastique... arrêté en 1848.
Entre les deux, la Sonate de Poulenc ne peut pré-
tendre au même niveau, mais elle bénéficie de la La suite ? Bref retour de la République puis, beaucoup moins
même qualité de jeu, et ici de cette rigueur si néces- bref, retour de l’Empire. Celui-ci effondré, l’élection en 1871
saire pour contenir de dangereux alanguissements… d’une Assemblée nationale dont la majorité semble favorable
Il faut ajouter que la prise de son est (déjà) parfaite, à la monarchie et la reconnaissance (ambiguë ?) par les princes
et qu’on lit avec plaisir les notices originales d’Alain d’Orléans du droit d’aînesse du Comte de Chambord auraient
Meunier. pu conduire à son avènement sous le nom d’Henri V. Mais l’af-
H.P. z faire échoua, Chambord s’éteignit sans enfants en 1883 et le
Romans à signaler
TANAEL ET LE LIVRE DE VIE vures », au bureau des affaires criminelles non élucidées :
MATTHIEU DAUCHEZ parmi celles-ci, une ancienne série de meurtres apparem-
Plein Vent, 2021, 312 pages, 14,90 € ment rituels s’ancrant dans des cultes païens primitifs. Le
Ãnjo, jeune orphelin à la recherche de sa tandem peine à rouvrir ce dossier. Mais un nouveau meur-
sœur et qui tente de subsister dans les tre aux contours similaires semble avoir raison de leurs hé-
quartiers pauvres de Manille, rencontre sitations et les entraîne, elles et leur équipe, dans une
souvent, apparemment de manière for- quête dramatique et terrifiante sur fond de croyances an-
tuite, un curieux jeune garçon, Tanael qui lui parle de Dieu. cestrales. Un excellent policier riche en rebondissements
Au fil de leurs discussions se creusera dans le cœur d’Ãnjo au cœur d’une Sardaigne aussi belle que cruelle.
le désir de mieux connaître le Seigneur jusqu’à le rencon- A.-F. T. z
trer. Au-delà du roman et de ces échanges imaginaires se
retrouve un véritable itinéraire catéchétique : existence de LAISSE ALLER TON SERVITEUR
Dieu, création de l’homme, mystère du mal, pardon, foi, SIMON BERGER
joie et espérance. Ce livre peut être lu par un large public, Éditions Corti, 2021, 112 pages, 14 €
d’adolescents à adultes. Jeune normalien, Simon Berger signe là
A.-F. T. z son premier roman. Roman plein de finesse
et de poésie consacré au génial Jean-Sébas-
LES ENFANTS DE NOTRE-DAME tien Bach, dont on perçoit l’admiration que l’auteur lui
PAULE AMBLARD voue. Il a imaginé ce que fut le voyage à pied qu’entreprit
Salvator, 2021, 356 pages, 21 € Bach à l’hiver 1705, depuis Arnstadt, où il est l’organiste de
Au temps moyenâgeux où, à Paris, se re- l’église Saint-Boniface, jusqu’à Lübeck (soit 400 km), pour
groupent autour de sa cathédrale Notre- voir et entendre le grand Buxtehude. La rencontre entre
Dame le petit monde besogneux des corpo- les deux hommes est particulièrement forte et émouvante,
rations et celui plus trouble de la Cour des Miracles, plusieurs l’auteur ayant parfaitement compris que Bach ne compo-
destins de jeunes adolescents se croisent au hasard de condi- sait que pour Dieu. Un bel exercice de piété.
tions dramatiques. Agathe qui vient de perdre sa mère chérie, Christophe Geffroy z
Eliezer qu’un lourd secret conduit à la déchéance, Hélix, Au-
rore… tous cherchent une forme de rédemption. La peste est LE BAISER DES CRAZY MOUNTAINS
aux portes de la capitale brouillant encore une ultime fois les KEITH McCAFFERTY
destinées. Un roman captivant qui nous transporte avec force Gallmeister, 2021, 490 pages, 25,20 €
détails dans le bouillonnement de cette époque médiévale. Une jeune femme disparue retrouvée
A.-F. T. z morte plusieurs mois plus tard dans le
conduit de cheminée d’un bungalow du
L’ÎLE DES ÂMES Montana. Curieuse intrigue que doit résoudre le shérif
PIERGIORGIO PULIXI Martha Ettinger, qui va s’appuyer, une fois de plus, sur son
Gallmeister, 2021, 544 pages, 25,80 € ami pêcheur et détective Sean Stranahan, lequel se fait en-
L’une est fraîchement débarquée de gager par la sulfureuse mère de la victime pour aller au
Milan, l’autre est une véritable Sarde, l’une bout de cette difficile enquête. Tout cela n’est pas d’une
se mure dans le silence d’un lourd secret, moralité exemplaire, mais si vous aimez les grands es-
l’autre a la langue trop bien pendue… tout semble oppo- paces, l’atmosphère de cette Amérique à l’ancienne, vous
ser ces deux inspectrices du commissariat de Cagliari (Sar- ne serez pas déçu.
daigne) excepté leur placardisation, au prétexte de « ba- Patrick Kervinec z
LES MEILLEURS N’AURONT PAS Descriptive plus que normative, la perspective tocquevi-
LE POUVOIR lienne est encore différente : tendant à anéantir la liberté poli-
Une enquête à partir d’Aristote, tique par le poids de l’opinion majoritaire, le phénomène dé-
Pascal et Tocqueville mocratique menacerait la grandeur humaine, et donc le règne
ADRIEN LOUIS du mieux. Du reste, le sociologue n’a que peu d’illusions sur la
Presses universitaires de France, 2021, 204 pages, 19 € capacité réelle du processus électif à sélectionner les plus
Les meilleurs, d’autres diraient les « sa- compétents, et qu’importe : le salut de l’âme démocratique
chants », doivent-ils gouverner ? Élève de passe ailleurs, à savoir par le sentiment retrouvé de liberté et
Pierre Manent et auteur d’un ouvrage remarqué sur Léo de grandeur que doivent procurer le foisonnement associatif,
Strauss, Adrien Louis réexplore cette question parmi les plus l’exécutif limité et la morale religieuse.
classiques de la philosophie politique, et sonde la négative Sans essorer la question – la part juste de reproduction so-
avec Aristote, Pascal et Tocqueville, dans un essai passionnant ciale aurait mérité d’être traitée –, ces trois perspectives rappel-
et pédagogique, quoique dense. Le premier – si sa hiérarchie lent l’infinie complexité du politique incarné, et son écart
des biens le pousse à promouvoir dans un premier mouve- parfois immense avec des affirmations évidentes à première
ment l’aristocratie naturelle des meilleurs, c’est-à-dire des plus vue, grossières dans les faits.
conscients du bien suprême – répond par les principes d’ami- Rémi Carlu z
tié civique et de justice distributive : le bon régime politique
doit honorer chaque partie de la cité en proportion de sa
contribution au bien-être général, afin de corriger les pentes LE MAL À L’ÂME
naturelles de la démocratie et de l’oligarchie. L’acédie de la mélancolie à la joie
Pascal se place lui ouvertement du côté de la défaite du mé- ALEXANDRA PUPPINCK-BORTOLI
rite, principe belliqueux s’il en est car reposant sur la confron- Cerf, 2021, 216 pages, 18 €
tation des amours-propres. À l’impossible gouvernement des L’acédie, appelée aussi démon de midi, bien
meilleurs, il préfère l’ordre établi – monarchie et aristocratie connue des Pères du désert, fut placée au rang
instituées –, non pas qu’il soit juste, mais plutôt qu’il a le mérite des péchés capitaux puis remplacée par la
d’être et qu’il est en cela facteur d’ordre. La véritable méritocra- paresse. Mais parce que cette substitution masque la réalité pro-
tie serait des seuls domaines de l’esprit et de la charité, sans in- fonde de cet état qui nous prive de vie spirituelle en coupant le
cidence sur l’ordre matériel. lien à Dieu, son étude connaît depuis quelques décennies un re-
gain d’intérêt. À la limite du spirituel et du psychologique, ses
symptômes, paresse, dépression, burn-out… sont exacerbés
À signaler dans le monde d’aujourd’hui par la dictature de l’immédiateté.
L’auteur, coach certifiée, fait le constat que l’acédie est multi-
VERA GRITA, une vie eucharistique, Élisabeth
forme, s’adapte à toute époque et peut être une gangrène af-
de Baudoüin, Salvator, 2021, 126 pages, 14 €.
fectant toute une vie, personnel, familiale ou professionnelle.
Inconnue en France, Vera Grita (1923-1969) est
Elle propose ici une démarche globale pour, selon ses
une institutrice italienne à l’origine de l’Œuvre
termes, réveiller son âme en utilisant les remèdes, d’une extra-
des tabernacles vivants, encouragée par Paul VI dont elle
ordinaire actualité, des Pères du désert aux moines, la garde du
fut le confident. Magnifique figure de sainte mystique à la
cœur, l’accomplissement de soi, la nécessité d’une vie inté-
spiritualité eucharistique faite pour notre temps. À décou-
rieure et d’une vie spirituelle, de retrouver les absolus que sont
vrir.
la beauté, l’amour et le divin.
Anne-Françoise Thès z
AU MATIN DE LA FRANCE CHRÉTIENNE,
Francine Bay, Transmettre, 2021, 230 pages,
22 €. Présentation ornée de belles illustrations
LE PROPHÈTE ET LA PANDÉMIE
d’une trentaine de saints qui ont été les
Du Moyen-Orient au djihadisme
premiers évangélisateurs de la Gaule, beaucoup fort peu
d’atmosphère
connus. Très agréable, à découvrir dès l’adolescence.
GILLES KEPEL
P.K. z
Gallimard, 2021, 324 pages, 20 €
L’année 2020 restera dans l’histoire de l’es-
LE SILENCE MONASTIQUE, Dom Marie Bruno,
pace méditerranéen, marqué par l’islam dans sa
Life Éditions, 2021, 280 pages, 19,90 €. Écrit par
grande diversité confessionnelle et idéologique, comme une pé-
un moine cistercien dans les années 1950, ce
riode de profonds bouleversements. C’est à l’explication très
livre nous fait découvrir la nécessité du silence,
fouillée de tous ces événements, auxquels la Covid-19, l’effon-
ses formes, ses diverses qualités, bienfaitrices mais aussi
drement du marché pétrolier mais aussi les revirements des
possiblement perverses, ainsi que la « technique » pour
grandes puissances et l’irruption de la Chine ont apporté une
l’apprivoiser. Un excellent guide spirituel. A.-F. T. z
complexité supplémentaire, que Gilles Kepel, professeur dans
Du cynisme au monarchisme
Réflexion sur la souffrance française
D
e quoi la France souffre-t-elle ? Souffre-t- ce qu’il y a aujourd’hui de plus grand en France, à
elle d’un manque d’égalité, d’un manque de savoir de la Ve République. Tout se passe comme
liberté ou d’un manque de prospérité ? si le cynisme de l’intelligence politique n’avait
Souffre-t-elle encore tout simplement de la perte d’autre souci que d’atteindre en plein cœur la gran-
nostalgique de son aura culturelle ? Souffre-t-elle deur elle-même à la seule fin de la détruire. Tout
de la dilution vaporisatrice de sa culture dans le se passe comme si l’intelligence, vide de vision et
paysage sans nom d’une mondialisation sournoise, pétrie de ressentiment, ne pouvait avoir d’énergie
laquelle prendrait la double face inversée d’une que dans le retournement destructeur contre le
seule et même violence barbare, celle, matérialiste, chef-d’œuvre de la génialité créatrice gaullienne.
du consumérisme, et celle, spiritualiste, du djiha- par Le second symptôme de la décadence carriériste,
disme ? Patrice c’est celui qui consiste dans l’exploitation de la dé-
La grandeur culturelle passée de la France fut le Guillamaud crédibilisation actuelle du système institutionnel
fruit d’une alliance inouïe entre l’idée monarchiste des partis afin d’annoncer une possibilité politique
de la puissance absolutiste et la vision chrétienne qui, derrière une synthèse confuse entre la droite
et sacrificielle d’une destinée humaine universelle. et la gauche, est paradoxalement et outrageuse-
C’est cette alliance qui permit à la France d’être ment vide de toute vision. Le macronisme n’est
l’initiatrice de la belle et rayonnante idée d’État- ainsi rien d’autre que la figure exacerbée de l’in-
nation. Cette idée fut à la fois la révélation idiosyn- telligence cynique qui, consciente de la faiblesse
crasique d’une âme nationale singulière et la re- du temps, ne vise à vouloir le pouvoir qu’à vide et,
vendication d’une signification universelle. Pour la tout en hystérisant une population petite-bour-
préservation de la France et de la monarchie, cette geoise, naïve et éberluée, à se perdre dans le tour-
alliance fit advenir la belle figure d’une jeune billon de sa propre vacuité. Il ne s’agit sans doute
femme soumise à Dieu. Après le Grand Siècle et sa ici très banalement que d’absorber la nation dans
valorisation étatique de l’intellectualité et des arts, la mondialisation tout en faisant croire aux
elle permit à la Révolution et aux Lumières de don- pauvres gens qui se prennent pour des intellec-
ner, tout en détruisant l’origine monarchiste du tuels qu’il s’agit là de nouveauté. Ce fut au peuple
rayonnement et tout en passant par une sorte de des Gilets jaunes que revint naguère la mission de
transfiguration impériale, de dépasser cette des- révéler, par le réveil d’un authentique bon sens, le
truction vers une amplification inouïe, à portée laï- danger d’une telle entreprise.
ciste, républicaine et démocratique, de ce même Afin de lutter contre la mort de la France, ne
rayonnement. Certes le nouvel Empire colonial prit faudrait-il pas se tourner vers ce qui fut, un temps,
fin, mais sa fin coïncida avec une sorte de restau- le projet du général de Gaulle, à savoir la restau-
ration de la grandeur. Cette dernière fut l’œuvre ration de la Monarchie ? Le pouvoir à dimension
singulière d’un général qui, après avoir sauvé la monarchique du président de la République ne
nation, créa un chef-d’œuvre de politique constitu- pouvait certes convenir qu’à de Gaulle lui-même,
tionnelle qui fit la synthèse entre le monarchisme à savoir à un homme rare en qui pouvaient s’allier
et le républicanisme, à savoir la Ve République. le génie de la vision, la vertu du comportement et
Après cette grandiose aventure épique, de quoi la piété d’une foi aussi sincère que discrète. De
la France peut-elle bien souffrir ? Il faut ici émettre Pompidou à Macron, l’incarnation et l’exercice de
l’hypothèse terrible selon laquelle elle ne souffri- la fonction suprême ne cessèrent de décliner. Afin
rait de rien d’autre que de ce dont souffre toute de lutter contre le cynisme carriériste propre aux
réalité humaine qui, disposant d’une grande po- présidentielles, afin de lutter contre la souffrance
tentialité intellectuelle, a perdu toute matière française, nous osons l’hypothèse selon laquelle
concrète pour la mettre en œuvre de manière au- l’incarnation de l’unité de l’État par une dynastie
thentiquement créatrice. Il faut émettre l’émou- incontestable pourrait être le seul et unique projet
vante hypothèse selon laquelle la France souffri- Patrice Guilla- qui puisse, à plus ou moins long terme et dans la
maud, philo-
rait d’avoir perdu son génie. sophe, auteur de dignité, convenir à une ambition légitime pour le
Le symptôme premier de la perte du génie, ce La Jouissance et pays. À défaut de génie, voire de vertu et de piété,
sont le cynisme et le carriérisme. Le cynisme s’an- l’espérance (Cerf, l’homme qui doit incarner la France dans l’imagi-
(2019) et d’Autrui,
nonce d’abord dans la volonté farouche qui, ani- la chose et la tech-
naire collectif devrait au moins avoir simplement
mant certains candidats à la magistrature su- nique (Kimé, de l’allure, de la sincérité et de l’éducation !
prême, vise ni plus ni moins que la destruction de 2021). P.G. z
les Français dans leur ensemble ne Pourtant, il faudra bien réorganiser son gou-
vernement, son mode de fonctionnement, ce
sont pas représentés. » qui suppose de battre en brèche le mythe hé-
rité de la Révolution française de sa souverai-
neté absolue en toute matière. Ce peuple, si on
l’interroge demain sur l’euthanasie, mal ren-
Inutile ensuite, parce que le droit européen seigné qu’il sera ou trop plein de bons senti-
prévaut de plus en plus sur le droit national et ments inappropriés, votera évidemment son
que l’impression qu’a le Français d’avoir été dé- autorisation, au motif que certaines vies ne va-
pouillé de sa souveraineté est de moins en lent plus d’être vécues, ou qu'il s’agit d’apaiser
moins fausse ; parce que ses souhaits les plus toute souffrance. De même que ce peuple au-
pressants, telle la limitation de l’immigration, rait voté pour l’avortement, pour le mariage
le besoin de sécurité ou la réforme de l’éduca- pour les homosexuels, ou la PMA et demain
tion sont les moins exaucés par les gouverne- pour la GPA.
ments qui se succèdent qui, par là, soit révè- Ce ne sont ici que des exemples partiels.
lent leur impuissance congénitale, soit leur dé- Mais alors même qu’on le somme de choisir qui
dain pour des causes qui leur semblent dépla- le gouvernera en ses régions, ce peuple ne se
cées, et même choquantes. De temps en temps, déplace pas et toute honte bue, refuse délibé-
ces maigres énarques qui président à nos des- rément de participer à ce qu’il croit n’être
tinées nous accordent quelques miettes – au- qu’un jeu vain – ce qu’il est peut-être. Pourtant
jourd’hui un Darmanin qui simule le gros bras demain ce même peuple énervé, à raison, sor-
face aux étrangers illégaux – pour acheter une tira les fourches et beuglera une nouvelle fois
paix provisoire ou se faire réélire. contre un pouvoir ennemi.
Nocif surtout parce que tout le monde étant Ces élections sont donc une preuve nouvelle
requis de donner son avis sur tout, l’intelli- que ce régime est en fin de vie et que les Fran-
gence se perd et le débat se fait cacophonique. çais attendent un ordre nouveau. Avec le
Ce que prouve particulièrement cette désertion risque immense qu’il soit pire que le précédent
actuelle des urnes, c’est que le contemporain et que s’ensuivent des troubles tragiques.
croit que commenter une vidéo Youtube est le J.G. z
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de 5 numéros à des proches « ciblés » (ou pour
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