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VOYAGES DANS L’ESPACE : l’essor des compagnies privées ?

Février 2011 - n° 400 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Les langues d’Europe


D’où viennent-elles ?
Le Rubik’s Cube
Le résoudre
en 20 mouvements
La théorie du Tout
est-elle une utopie ?
Les physiciens face
à différentes pistes
Le bananier
Une herbe essentielle
à l’alimentation
du monde

M 02687 - 400 - F: 6,20 E


N° 400 En plus, dans ce numéro :
3:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@a@k@k; La science de demain en images
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ÉDITO
de Françoise Pétry directrice de la rédaction
POUR LA

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science

En quête de théories
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle,
Jean-Jacques Perrier
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Rédacteur : Guillaume Jacquemont

L
Cerveau & Psycho e physicien et chimiste Pierre Duhem (1861-1916) s’est
L’Essentiel Cerveau & Psycho intéressé au statut de la théorie en physique dans son
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler ouvrage La théorie physique, son objet et sa structure,
Directrice artistique : Céline Lapert publié en 1906. Il en a donné une définition : « Une théorie
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Ifedayo Fadoju mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour
Marketing: Heidi Chappes but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exac-
Direction financière : Anne Gusdorf
Direction du personnel : Marc Laumet tement que possible un ensemble de lois expérimentales. » Selon lui,
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne une théorie résume les lois sous une forme synthétique, et quand elle
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé est achevée, elle révèle la structure du monde réel, elle devient une
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This « classification naturelle ».
Ont également participé à ce numéro : Elisabeth Blanc,
Christophe Bonnal, Bernard Calvino, Ismaël Cognard, Cette impression est sans doute celle d’un physicien face à une
Pierre Fayet, François Ganachaud, Évelyne Host-Platret,
André Langaney, Carole Lartigue, Denis Le Bihan, théorie « juste ». Selon le physicien Steven Weinberg, Einstein a
Annick Loiseau, Christophe Pichon, Cyril Poupon, sûrement éprouvé le sentiment que sa théorie de la relativité restreinte
François Rechenmann, Patrick Simon, Anne Tursz.
PUBLICITÉ France « ne pouvait qu’être juste ». Au contraire, lui-même, S. Weinberg, ne
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin ressent pas cette « évidence » face à la théorie de la supersymétrie,
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 cette tentative d’unification des diverses interactions fondamentales.
SERVICE ABONNEMENTS La supersymétrie n’est qu’un aspect de la quête de cette théorie du
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
Espace abonnements :
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr
Une théorie n’est pas une explication.
Adresse postale :
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 Tout sur laquelle travaillent les physiciens des particules. Mais
Commande de dossiers ou de magazines : l’heure n’est guère à l’optimisme, car il ne semble plus certain que cette
02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62) théorie unique existe. Peut-être faudra-t-il admettre que plusieurs
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE briques en partie distinctes sont nécessaires pour construire l’édifice
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
Québec, H3N 1W3 Canada. théorique attendu (voir le dossier : La quête d’une théorie unifiée des
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
interactions, page 61).
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. À défaut de théorie « achevée », les scientifiques utilisent des
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky modèles qui leur permettent de préciser une théorie en cours d’éla-
Rusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark
Fischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate boration. C’est le cas dans de nombreux domaines, celui de la diffu-
Wong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. sion des langues (voir L’arrivée des langues indo-européennes en
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou Europe, page 32) ou de la théorie de l’évolution, sans cesse précisée
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-
nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American», (voir L’évolution par fusion, page 50). Ces modèles ont leurs limites,
dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par
écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. car si une théorie n’est pas une explication, un modèle ne reproduit
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- pas strictement la réalité.
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le Pourtant, l’heure est aux modèles, et ils font progresser la com-
nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific Ame-
rican, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». préhension de divers mécanismes. C’est l’un des domaines que la rédac-
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de tion a choisi de mettre en avant pour le numéro 400 de Pour la Science
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de (voir Aperçus de la science de demain, page 40). Dans ces quelques
l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augus- pages figurent sans doute plusieurs sujets qui aideront à la construc-
tins - 75006 Paris).
tion de nouvelles théories ! ■

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO
À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon

Actualités 32 LINGUISTIQUE

L’arrivée des langues


6 L’asymétrie du vivant
viendrait de l’espace
indo-européennes
7 Une histoire de famille
en Europe
néandertalienne Ruth Berger
10 Aérosols atmosphériques : La paléogénétique et la linguistique
assistée par ordinateur livrent
une question de taille de nouveaux indices sur la diffusion
12 Des rayons gamma des langues.
dans les orages
... et bien d’autres sujets.

16 ON EN REPARLE 50 L’évolution par fusion


BIOLOGIE

Marc-André Selosse
Opinions L’arbre de l’évolution porte des branches
qui se ramifient au fil du temps.
18 POINT DE VUE Mais pas seulement : par un mécanisme dit
d’évolution par fusion, certaines branches
Le Mont-Saint-Michel fusionnent parfois avant de diverger à nouveau.
restera une île. À quel prix ?
Fernand Verger
19 ÉCONOMIE
Responsable et coupable
Ivar Ekeland
20 DÉVELOPPEMENT DURABLE
La nature risque-t-elle
de devenir silencieuse ?
Valérie Chansigaud
22 VRAI OU FAUX
Voit-on des taches
sombres en cas
de glaucome ?
Laurent Laloum
24 QUESTIONS OUVERTES
Vers la privatisation
des vols spatiaux?
David Freedman
La NASA envisage de sous-traiter
les vols habités à des entreprises
N° 400
privées. Au-delà des questions
techniques et de sécurité que poserait
Dans ce numéro, découvrez nos
une telle décision, cela pourrait
paradoxalement conduire
à les développer.
Aperçus de la science
de demain

2] Sommaire © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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n° 400 - Février 2011

61 PHYSIQUE THÉORIQUE Regards


La quête 94 HISTOIRE DES SCIENCES
DOSSIER
d’une théorie unifiée Un théorème géométrique
des interactions parmi les Pensées de Pascal
Dominique Descotes
➜ Monsieur Unification Des notes de géométrie de Pascal
Entretien avec Steven Weinberg ont été retrouvées au verso d’un feuillet
des Pensées, révélant les coulisses
➜ L’insaisissable théorie unifiée d’un de ses ouvrages mathématiques,
les Lettres de A. Dettonville.
Stephen Hawking
98 LOGIQUE & CALCUL
➜ Une théorie géométrique du Tout
Le Rubik’s Cube :
Garrett Lisi et James Weatherall pas plus de 20 mouvements !
Jean-Paul Delahaye
Le cube de Rubik est le numéro
un de tous les casse-tête. Trente ans après
son invention, on continue à y jouer
et à résoudre
les problèmes
qu’il pose.

104 ART & SCIENCE


78 Le bananier, un enjeu mondial
AGRONOMIE
Astronomie dans le décor...
à Versailles
André Lassoudière Loïc Mangin
Le bananier est l’une des principales ressources 106 IDÉES DE PHYSIQUE
alimentaires de la planète. Depuis une vingtaine
d’années, une agriculture raisonnée et durable Profiter de la houle
de la banane est mise en place pour répondre Jean-Michel Courty
à des besoins toujours croissants. et Édouard Kierlik
109 SCIENCE & GASTRONOMIE
86 Improbables planètes
ASTROPHYSIQUE
Attention au froid !
Hervé This
Michael Werner et Michael Jura 110 À LIRE
Il existe des planètes autour d’étoiles atypiques,
où il ne devrait pas y en avoir. Le processus
de formation planétaire serait-il plus universel
qu’on ne le pensait ?
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© Pour la Science - n° 400- Février 2011 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

 PÉCHÉ DE COMPLEXISME presse a rendu compte ces temps derniers)  DEAR FERMAT...
pour soutenir que :

C ertaines idées simples peuvent être


bien vues, suffire, et mener loin ; cer-
taines idées complexes peuvent être
vaines et confuses. Seulement, beaucoup
d’intellectuels voient le simplisme comme
1) contrairement à la légende, Tycho Brahe
n’est pas mort d’un éclatement de la ves-
sie pour s’être trop retenu pendant un repas
royal, mais a été empoisonné ;
2) son futur assassin l’a nargué en suggé-
D ans une lettre à Fermat datant du
29 juillet 1654, Pascal pose un pro-
blème (relevant de ce qu’on appelle
aujourd’hui la combinatoire). La lettre com-
mence en français, mais Pascal change
un péché suprême. Du coup, ils pèchent rant à Shakespeare de faire mourir Claudius soudain de langue : « Par exemple, et je
par « complexisme »: victimes d’une défor- de la façon dont Tycho Brahe allait mourir. vous le dirai en latin, car le français n’y vaut
mation professionnelle, ils croient que les Si la thèse de Peter Andersen finit par rien », écrit-il, et il se met à exposer en latin
idées complexes ont, par nature, une s’imposer, la science (en l’occurrence, l’his- une assez longue explication. Le lecteur
pertinence supérieure aux idées simples. toire) sera enrichie d’un savoir nouveau, actuel sourit : c’est le latin qui, pour lui,
Devenus trop subtils à force de s’exercer mais la littérature n’aura rien gagné. Si la n’y vaut rien. L’édition moderne annotée
au raffinement, ils théorisent des situa- thèse est écartée comme une billevesée, n’a aucun mal à traduire en français la
tions ou des faits qui n’en demandent la littérature sera enrichie d’une jolie fiction démonstration mathématique que Pascal
pas tant. Il n’y a pas toujours matière à éla- née du cerveau imaginatif de Peter Ander- avait rédigée en latin.
boration, dans la vie. sen, mais la science n’aura rien gagné. Un
Ceux qui s’appliquent trop aux idées exemple de plus du fait que concilier les inté-
complexes deviennent ordinairement inca- rêts de la science et ceux de la littérature
pables des simples. n’est pas simple. Qu’un savant du calibre de
Tycho Brahe ait inspiré un écrivain du calibre
de Shakespeare n’y suffirait pas.

 SUSPENSE SCIENTIFIQUE
 LES CLÉS DU SUCCÈS
S elon le médiéviste danois Peter
Andersen, Tycho Brahe a servi de
modèle au personnage de Claudius
dans Hamlet. La question To be or not to
be ? est une allusion cryptée : T(ych)o O n peut imaginer que, dans les tradi-
tions orales, posséder une voix forte
aide plus à s’imposer qu’avoir de la
B(rah)e or not T(ych)o B(rah)e ? Mauvaise finesse. Notre civilisation ne s’y prend pas
nouvelle pour les traducteurs : rendre la mieux. La puissance de l’imprimerie l’a menée Sur ce choix de langue, Pascal n’a pas
phrase anglaise à l’aide de mots ayant à la pléthore : aucun lecteur ne saurait été original. Selon le latiniste Jürgen Leon-
les mêmes lettres initiales et finales, de connaître et juger lui-même tous les livres hardt, en effet, on a tort de croire que, his-
façon à garder l’allusion, ne va pas être susceptibles de l’intéresser. Du coup, le toriquement, les sciences de la nature ont
une mince affaire... hasard et l’habileté de l’auteur dans l’art de été pionnières dans l’utilisation des
L’observation certaine faite par Peter se placer jouent un rôle majeur dans la récep- langues nationales. Au contraire. Soucieux
Andersen le mène-t-elle, comme il arrive tion d’une œuvre. « Il n’est pas si aisé de se d’avoir un écho international, les savants
souvent, à une conclusion incertaine ? Pru- faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en ont publié en latin jusqu’au début du
dence. Il a d’autres arguments (dont la faire valoir un médiocre par le nom qu’on XIX e siècle (La grande histoire du latin,
s’est déjà acquis » (La Bruyère). CNRS Éditions, 2010, p. 206).
En facilitant la publication, la technologie Ainsi, le fait que les scientifiques
moderne aggrave ce travers. La profusion des actuels semblent moins réticents que
œuvres augmente ; la probabilité qu’a cha- d’autres professions à échanger en anglais
cune de recevoir un examen loyal diminue avec leurs collègues s’inscrit dans la longue
donc; la hiérarchisation qui naît entre elles durée. Le désir d’avoir une audience inter-
devient encore plus douteuse. La meilleure nationale les pousse vers l’anglais, comme
chance de succès d’une œuvre réside dans il poussait leurs prédécesseurs vers le
l’entregent médiatique de son auteur. Pour latin. Peut-être, alors, n’est-on pas irré-
se faire entendre, il faut être visible... vérencieux à l’égard de Pascal en imagi-
Le progrès technologique insuffle une nant que, s’il vivait aujourd’hui, il enverrait
vigueur accrue à cet archaïsme qu’est la très naturellement des mails à Fermat
foire d’empoigne. en anglais...

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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 LA VOIX DU PLUS FORT EST


TOUJOURS LA MEILLEURE

I l n’y a aucune incohérence à trouver


instructif tel ou tel débat, et à ne pas
s’intéresser à celui-ci. Par exemple, pré-
tendre que je m’intéresse au changement
climatique serait exagéré. La thermodyna-
mique, la dynamique des fluides, les sta-
tistiques, les probabilités, les équations
différentielles, la modélisation, etc., sont
autant de sujets qu’il faut connaître bien
pour se faire une idée sur la question. Tel
n’est pas mon cas. Je ne pourrais m’expri-
mer sur le climat qu’à condition de répéter
ce que d’autres disent. Or ce n’est pas s’inté-
resser à un sujet que d’être incapable d’éla-
borer une opinion personnelle dessus.
Pourtant, le débat sur le changement
climatique est instructif. Il met en évidence
la loi d’indépendance de la véhémence et
de la compétence. Que certains climato-
logues soient véhéments parce que leur
travail les mène à prévoir des dangers dont
ils pensent devoir avertir la population, c’est
légitime. Mais on ne me fera pas croire que
ceux qui sont véhéments (et ils sont nom-
breux !) possèdent tous les énormes
connaissances nécessaires pour avoir une
opinion étayée. Ces suivistes se sont
rangés à un camp, mais ne poussent pas
leur intérêt pour le sujet jusqu’à se donner
les moyens d’une analyse sur le fond. Pour-
quoi crient-ils si fort, alors ? Parce qu’ils
prennent cela pour une preuve qu’ils sont
dans le vrai.
Comme souvent, ce qu’un débat a de
plus instructif, c’est ce qu’il a de moins neuf.
Car ce n’est pas d’hier qu’on voit la véhé-
mence tenir lieu de compétence. 

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Bloc-notes [5


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A c t u a l i t é s

Astrobiologie
L’asymétrie du vivant viendrait de l’espace
Dans le milieu interstellaire, le rayonnement entraînerait
un excès d’une des formes symétriques des molécules du vivant.
Un rayonnement ultraviolet polarisé
circulairement aurait donné
naissance, dans le milieu
interstellaire, à des molécules
présentes sous leurs deux formes
symétriques en proportions
inégales. C’est le cas des 70 acides
aminés d’origine interstellaire qui
ont été retrouvés dans la météorite
de Murchison, tombée en 1969
en Australie (ci-dessous). On
connaît, dans l’espace, des objets,
tels que la nébuleuse d’Orion, qui
émettent un rayonnement polarisé
circulairement, mais dans
le domaine de l’infrarouge
(ci-contre).

NASA / STSCI
C ertaines molécules,
dites chirales (ou
énantiomères), exis-
tent sous deux formes symétriques
l’une de l’autre dans un miroir. Les
Deux hypothèses s’affrontent
quant à l’origine de cette asymétrie.
Selon la première, la vie serait appa-
rue à partir d’un mélange conte-
nant à parts égales des formes
les conditions régnant dans cer-
tains milieux spatiaux. Ces glaces
ont ensuite été réchauffées, pro-
duisant un résidu organique.
L’analyse de ce mélange a révélé
molécules du vivant sont pour la gauches et droites (mélange racé- qu’il contenait un excès d’environ
plupart chirales, certaines formes mique) ; l’homochiralité serait 1,3 pour cent de la forme gauche
étant privilégiées. Ainsi, les acides ensuite apparue au fil de l’évolu- d’un acide aminé, l’alanine, excès
aminés n’existent quasiment que tion. Dans la seconde, en revanche, comparable à celui mesuré dans
sous leur forme gauche (lévogyre), l’asymétrie aboutissant à l’homo- les météorites primitives.
tandis que les sucres sont présents chiralité serait antérieure à l’appa- Cette synthèse d’un mélange
uniquement sous la forme droite rition de la vie et viendrait du milieu non racémique de molécules chi-
(dextrogyre). On parle d’homo- interstellaire. Cette hypothèse est rales à partir de molécules non chi-
chiralité lorsqu’une seule forme étayée par la détection d’excès de rales conforte l’hypothèse de
est présente dans la nature. Pour- certains énantiomères d’acides ami- l’origine interstellaire de l’homo-
quoi l’une des deux formes est- nés dans des météorites primitives. chiralité. Un processus astrophy-
elle privilégiée dans le monde Pour vérifier cette hypothèse, sique asymétrique (le rayonnement
du vivant ? les chercheurs ont tout d’abord polarisé d’étoiles massives, par
L’équipe de Louis d’Hende- préparé en laboratoire des échan- exemple) a pu produire des molé-
court, de l’Institut d’astrophysique tillons analogues aux glaces inter- cules organiques chirales de façon
spatiale (Université Paris-Sud/ stellaires et cométaires, contenant non racémique dans la nébuleuse
CNRS), a obtenu un excès de molé- des molécules non chirales. Ils ont primordiale, molécules par la
cules lévogyres dans une expérience ensuite soumis ces échantillons suite importées sur Terre par des
reproduisant les conditions de l’es- à un rayonnement ultraviolet comètes et des météorites.
pace interstellaire. De quoi appuyer polarisé circulairement, produit .➜ Philippe Ribeau-Gésippe.
l’origine cosmique de l’asymétrie par le synchrotron Soleil, installé L. d’Hendecourt et al., The Astrophysical
des molécules du vivant. près de Paris, afin de reproduire Journal Letters, vol. 727 (n° 2), L27, 2011

6] Actualités © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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A c t u a l i t é s

Paléontologie
L’oiseau à nunchaku En bref
REPAS D’AMMONITES

B ruce Lee a popularisé en Occident le nunchaku, une arme consti-


tuée de deux bâtons reliés par une chaîne ou par une corde. La
légende veut que l’engin serait dérivé du fléau qu’utilisaient
des paysans de l’île d’Okinawa pour décortiquer le riz. En fait, son
invention serait bien plus ancienne : selon Nicholas Longrich, de l’Uni-
Les ammonites sont des cépha-
lopodes (calmars, seiches,
poulpes...) qui abondaient dans
les mers il y a 200 millions
d’années. Cependant, on igno-
versité Yale, on la doit à un oiseau (Xenicibis xympithecus) de la rait tout de leurs habitudes et
famille des ibis qui vivait il y a 10 000 ans, uniquement en Jamaïque. notamment de leur alimentation.
Le paléontologue a étudié plusieurs fossiles récemment mis au Une équipe internationale montre
jour. L’animal, de la taille d’une poule et incapable de voler, res-
© N. Longrich/ Université Yale

que des ammonites «déroulées»,


semble beaucoup aux ibis actuels. Cependant, son bréchet est nota- disparues il y a 65,5 millions
blement plus large que celui des autres oiseaux non volants. En d’années, avaient des mâchoires
outre, ses ailes sont plus longues et se terminent par des os longs, fins et des langues râpeuses, et se
et incurvés. L’analyse de l’anatomie du squelette, ainsi que l’obser- nourrissaient de plancton. Elles
vation de multiples fractures, plaident pour une utilisation de l’aile sont apparues il y a environ
L’oiseau préhistorique Xenicibis comme d’une sorte de masse d’armes, telles celles qu’employaient 400 millions d’années, et leur
xympithecus utilisait ses ailes les chevaliers. Peine perdue, l’un et l’autre ont disparu... diversité a explosé il y a 200 mil-
comme des nunchakus pour se .➜ Loïc Mangin. lions d’années.
battre contre ses congénères. N. Longrich et S. Olson, Proceedings of the Royal Society B, prépublication en ligne, 2011

LA NAINE ET LE GÉANT

Paléoanthropologie Si les trous noirs supermassifs


sont fréquents au cœur des
Une histoire de famille néandertalienne grandes galaxies, on ne pensait
pas qu’il pouvait en exister dans
les galaxies naines. Amy Reines,

P our la première fois, l’his-


toire familiale d’un groupe
de Néandertaliens a été
reconstituée. Carles Lalueza-Fox
et ses collègues de l’Institut de bio-
Divers os, dont une mandibule,
retrouvés à El Sidrón.
de l’Université de Virginie, et ses
collègues ont pourtant décou-
vert qu’un spécimen de un mil-
lion de masses solaires se cache
au centre de Henize 2-10, une
logie évolutive de Barcelone ont
galaxie irrégulière 50 à 100 fois
étudié les fragments osseux de
plus petite que la Voie lactée.
12 individus mis au jour sur le site
Sa présence dans une galaxie à
d’El Sidrón, dans les Asturies.
El Sidrón Research Team

un stade d’évolution peu avancé


D’après l’analyse morpholo-
étaye l’hypothèse selon laquelle
gique des fragments, tous datés d’il
ils se développent avant leurs
y a 49000 ans, le groupe compre-
galaxies hôtes.
nait trois hommes, trois femmes,
trois adolescents, dont au moins
deux garçons, et trois enfants de un seul, une femme, à une troi- ceux de leurs conjoints. Enfin, l’âge ADN FRAISE CHOCOLAT
deux à neuf ans, dont le sexe n’a sième. Les trois femmes étaient des deux jeunes frères suggère
Les séquençages du génome de
pu être déterminé. Les restes pré- toutes d’une lignée maternelle dif- qu’ils sont nés à trois ans d’inter-
diverses espèces végétales ou
sentent en outre des marques de férente, alors que les trois hommes valle, un écart comparable à celui
animales se succèdent à bon
cannibalisme, ce qui suggère que étaient de la même lignée. Deux observé dans les populations de
rythme. Les derniers en date
les individus auraient été dépe- des femmes, non apparentées aux chasseurs-cueilleurs modernes.
concernent le fraisier des bois
cés par d’autres Néandertaliens. hommes, étaient sans doute leurs Toutefois, on ignore si ces indi-
(Fragaria vesca) et le cacaoyer
Les paléoanthropologues ont partenaires, et l’une d’elles était la vidus sont morts en même temps
(Theobroma cacao). Le génome
extrait l’ADN mitochondrial des mère de deux des enfants. La troi- ou non. Les ossements auraient
du fraisier des bois se révèle être
fossiles et l’ont séquencé, définis- sième femme, de la même lignée été rassemblés par des phéno-
constitué de 35 000 gènes envi-
sant ainsi plusieurs lignées géné- maternelle que les trois hommes mènes géologiques. Mais selon
ron. Le séquençage du cacaoyer
tiques maternelles. Ils ont aussi (une sœur ou une nièce ?), aurait les découvreurs, l’accumulation
a mis en évidence près de
recherché la présence du chro- mis au monde le troisième enfant. récurrente au cours du temps d’in-
29 000 gènes ; 2 053 des pro-
mosome Y, propre au sexe mâle. Il Il semble que le groupe ait eu dividus victimes de cannibalisme
téines qu’ils codent semblent
ressort de cette étude que sept indi- un comportement dit patrilocal, et apparentés est peu plausible.
spécifiques du cacaoyer.
vidus appartiennent à une même c’est-à-dire que les femmes quit- .➜ Jean-Jacques Perrier.
lignée, quatre à une deuxième, et taient leurs clans pour rejoindre C. Lalueza-Fox et al., PNAS, vol. 108, 2011

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En bref La déformation Chimie

LA TÊTE DE HENRI IV

Le 14 mai 1610, Henri IV est poi-


des nanoélectrodes
gnardé par Ravaillac. Le roi est
enterré à la basilique Saint-Denis,
mais en 1793, les révolution-
naires profanent son tombeau :
la tête commence alors un long
L es batteries lithium-ion qui alimentent nos télé-
phones et ordinateurs portables produiraient
au moins 50 pour cent d’énergie supplémen-
taire si leur anode (leur électrode négative) était à
base de silicium, et non de graphite : lorsque l’accu-
périple et disparaît. Après moult
péripéties, elle vient d’être mulateur est en charge, la cathode (l’électrode posi-
retrouvée et identifiée, à partir tive) libère des ions lithium qui rejoignent l’anode ;
de nombreuses caractéristiques or le graphite ne peut accueillir qu’un ion lithium

© Science/AAAS
anatomiques connues, par pour six atomes de carbone, contre quatre pour un
l’équipe de Philippe Charlier, atome de silicium dans une anode de silicium.
de l’Hôpital universitaire Ray- Toutefois, cette propriété du silicium a son revers:
mond Poincaré, à Garches. La en se liant à l’anode dans cette proportion, les ions Déformation d’une anode en nanofil d’oxyde d’étain
tête de Henri IV rejoindra bien- lithium la déforment, doublant, voire triplant, son (en bleu) pendant les 15 premières minutes de charge
tôt son royal corps. volume. Si l’anode retrouve ses dimensions à la d’une batterie (observée en microscopie électronique
décharge, au fil des recharges, les déformations la à transmission).
LE LABRADOR AFFAIBLI dégradent et réduisent sa durée de vie. Depuis plu-
sieurs années, les chercheurs tentent d’y remédier. tion serait amplifiée avec le silicium. Dès les pre-
D’après l’analyse des isotopes de Pour faciliter ces recherches, Jian Yu Huang, des Labo- mières secondes de charge, le nanofil se bosselle, puis
l’azote dans des coraux profonds ratoires Sandia, à Albuquerque, aux États-Unis, et ses s’entortille, s’allonge et s’élargit. Certes, la géomé-
de l’Atlantique Nord, au large de collègues ont filmé la déformation de l’anode d’une trie de la batterie est particulière : l’électrode n’a
la Nouvelle-Écosse, une équipe batterie nanométrique pendant sa recharge. qu’une dimension et la réaction n’a lieu qu’à son
suisse suggère que le courant du Leur batterie est expérimentale : une extrémité extrémité. Néanmoins, ces travaux montrent l’am-
Labrador a perdu de sa force d’une anode en nanofil d’oxyde d’étain est plongée pleur des déformations possibles et leur enchaîne-
depuis les années 1970. Ce cou- dans une goutte de liquide conducteur (l’électrolyte), ment; ils offrent ainsi une méthode précise pour tester
rant froid, plus riche en azote 15 lui-même en contact avec la cathode (en oxyde de la déformation des nouveaux matériaux.
que les masses d’eau plus lithium-cobalt). L’étain remplace ici le silicium : les .➜ Marie-Neige Cordonnier.
chaudes, domine dans les phases chercheurs ont limité le stockage à deux ions lithium J. Y. Huang et al., Science, vol. 330, pp. 1515-1520, 2010
négatives de l’Oscillation nord- par atome d’étain, ce qui suggère que la déforma- Y.-M. Chiang, Science, vol. 330, pp. 1485-1486, 2010
atlantique, sorte de balancier
atmosphérique entre les hautes
pressions des Açores et la dépres-
sion subarctique. Cette modifi- Neurobiologie
cation ne s’est pas produite au
cours des derniers 2 000 ans. Soulager la douleur chronique
L es douleurs chroniques per-
sistent plusieurs mois, voire
des années, même quand la
cause de la douleur a disparu.
Pourquoi ? Parce que dans le cer-
enzyme clef du mécanisme de
mémorisation.
Plusieurs molécules, notam-
ment des enzymes kinases, par-
ticipent à la plasticité synaptique,
lable endommagé un nerf péri-
phérique. Ils ont constaté que cette
enzyme est activée par la blessure
et que l’activation persiste plus de
20 jours après le stimulus, et ce,
veau, les signaux de la douleur c’est-à-dire à la création de nou- uniquement dans cette région
modifient les connexions synap- velles connexions entre neurones du cortex. En outre, en inhibant
tiques entre les neurones des et à leur renforcement ; c’est le cas cette enzyme avec une molécule
centres de la douleur, de sorte que de la protéine kinase M zêta. nommée ZIP (injectée directement
ces neurones restent actifs des Elle maintient durablement les dans le cortex cingulaire anté-
mois après la blessure. modifications synaptiques dans rieur), les neurobiologistes ont
Cette plasticité cérébrale diverses régions du cortex. Or le montré que les souris ne présen-
engendre une forme de mémoire cortex cingulaire antérieur est l’un tent plus de comportements dou-
© Shutterstock/Sebastian Kaulitzki

de la douleur. Xiang-Yao Li, du des centres cérébraux impliqués loureux et que les modifications
Centre d’étude de la douleur à dans la douleur chronique. synaptiques entre neurones cor-
l’Université de Toronto au Les neurobiologistes ont donc ticaux disparaissent.
Canada, et ses collègues ont réussi mesuré l’activité de cette enzyme .➜ Bénédicte Salthun-Lassalle.
à soulager la douleur chronique dans le cortex cingulaire antérieur Xiang-Yao Li et al., Science, vol. 330,
chez la souris, en inhibant une de souris dont ils avaient au préa- pp. 1400-1404, 3 décembre 2010

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Psychologie
Des larmes qui éteignent la flamme des hommes
À quoi servent les larmes ?
Plusieurs rôles physiolo-
giques ont été proposés, par
exemple l’évacuation de sub-
stances toxiques ou la protection
ne peut distinguer l’odeur de ces
larmes de celle du liquide qui
baigne l’œil en conditions nor-
males. Ils se sont ensuite inté-
ressés à l’effet de ces larmes
tré que les larmes émotionnelles
diminuent l’activité des aires céré-
brales liées à l’excitation sexuelle.
S. Gelstein et ses collègues
en déduisent que les larmes liées
des yeux. Cependant, la fonc- émotionnelles sur des hommes à une émotion forte contiennent
tion psychologique et sociale des qui les avaient inhalées. Plusieurs une substance, encore inconnue,
larmes émotionnelles, celles qui observations ont été faites. de type phéromone, qui module
coulent lors d’une sensation D’abord, ces larmes dimi- le comportement des hommes,
intense, de joie ou de tristesse, res- nuent l’attirance sexuelle : c’est ce notamment en limitant le désir
tait inconnue. Shani Gelstein, de qui ressort de questionnaires stan- sexuel. Juvénal, le poète latin de
l’Institut Weizmann, à Rehovot, dardisés remplis par des hommes la fin du Ier siècle, ne disait pas
en Israël, et ses collègues ont à qui l’on avait présenté des autre chose : « La nature prouve
révélé qu’elles contiennent un visages de femmes. En outre, qu’elle nous veut du bien puis-

© Shutterstock/ Olly
signal chimique qui influe sur le d’autres mesures ont mis en évi- qu’en nous donnant des larmes
comportement sexuel. dence une réduction de la quan- elle nous donne le meilleur: la sen-
Les biologistes ont collecté tité de testostérone, l’hormone sibilité. »
les larmes émotionnelles de deux mâle par excellence (même si les .➜ L. M..
femmes ayant regardé des films femmes en produisent aussi). S. Gelstein et al., Science, Les larmes d’une femme
dramatiques et ont montré qu’on Enfin, l’imagerie cérébrale a mon- prépublication, 6 janvier 2011 diminuent le désir sexuel des hommes.

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Archéologie Climatologie
L’archéologie éphémère Aérosols atmosphériques :
de Formby une question de taille
À la pointe de Formby, le livre du temps se lit dans l’argile. En ce
lieu situé sur la côte de Sefton, dans le Lancashire, en Angle-
terre, on vient de retrouver des traces de pas vieilles de 5000 ans;
elles ont pu être relevées juste à temps, avant que la mer ne les efface
comme elle l’avait fait pour les couches d’argile précédentes.
L es poussières minérales en
suspension dans l’atmo-
sphère ont un impact sur le
climat, en raison de leurs interac-
tions avec les nuages, les écosys-
que le vent emporte, leurs forces
de cohésion étant plus faibles que
les forces aérodynamiques. Quand
elles heurtent le sol, elles éjectent
des particules de poussière fine.
Ce ne sont ni les premières du genre ni les plus anciennes, puisque tèmes et le rayonnement. C’est un De plus, une partie des grosses par-
de mystérieuses traces de pas ont été observées à Formby depuis les élément d’incertitude dans la modé- ticules sont des agrégats de petites
années 1950. Depuis 1989, plus de 200 pistes humaines ont ainsi pu lisation climatique, en particulier particules, qui se fragmentent lors
être enregistrées avant que la mer ne les détruise ; à cela s’ajoutent parce que la taille des particules du choc avec le sol.
des centaines de traces d’aurochs, de cervidés, de chevaux sauvages, minérales émises dans l’atmosphère J. Kok s’est fondé sur un pro-
de loups, d’ovidés et de caprinés sau- est mal connue. Or Jasper Kok, du cessus bien compris, la fragmen-
vages… Ces données livrent petit à petit Centre américain de recherche tation des matériaux fragiles
des informations originales: ainsi, une étude atmosphérique, à Boulder, a déter- (comme le verre ou le gypse). Pour
de 75 pistes réalisée en 1995 a révélé que miné la répartition en tailles des par- des énergies d’impact assez éle-
les hommes qui foulèrent la plage de la ticules minérales d’aérosol émises. vées, ces matériaux se fragmentent
pointe de Formby mesuraient en moyenne Les poussières minérales dif- en particules de tailles très diverses,
1,66 mètre, tandis que les femmes ne mesu- fusent ou absorbent le rayonne- où la taille maximale est petite com-
raient que 1,45 mètre. Les traces indiquent ment, et modifient les propriétés parée à celle du morceau initial.
la présence fréquente de femmes et d’enfants des nuages. Par ailleurs, en se dépo- Cette fragmentation suit une loi de
venus sur la plage ramasser des coquillages, sant sur les océans, elles influent sur puissance (le nombre de fragments
Matthew Bennett, Université de Bournemouth

des crevettes, etc. Les pistes des hommes la productivité des écosystèmes de taille D est proportionnel à
sont pour la plupart associées à celles de marins et la quantité de dioxyde de une certaine puissance négative de
cerfs et de daims, et sont caractérisées par carbone emmagasinée dans les D). Les résultats de J. Kok, fondés
une vitesse plus élevée, ce qui suggère mers. Tous ces processus dépendent sur cette loi, sont en accord avec
qu’elles ont été laissées par des chasseurs… de la taille des particules de pous- les mesures de terrain disponibles.
.➜ François Savatier. sière, qui détermine aussi la durée Il conclut notamment de son étude
de leur séjour dans l’atmosphère. que les modèles de circulation
L’une des empreintes de pied relevées
J. Kok a surtout étudié les par- atmosphérique surestiment le
numériquement (datant d’environ 5 000 ans).
ticules de diamètre inférieur à refroidissement dû à une quan-
20 micromètres, les plus impor- tité donnée d’aérosols et, par
tantes parce qu’elles peuvent res- conséquent, sous-estiment leurs
Médecine ter longtemps dans l’atmosphère. émissions globales et leur impact
Elles ne sont pas soulevées direc- sur les océans.
L’aspirine pour prévenir tement par le vent. En fait, ce sont
des particules plus grosses (entre
.➜ Maurice Mashaal.
J. F. Kok, PNAS, prépublication en ligne,
les cancers ? 70 et 500 micromètres de diamètre) décembre 2010

U ne équipe coordonnée par Peter Rothwell, de l’Université


d’Oxford, a confirmé que l’aspirine diminue le risque de déve-
lopper des tumeurs cancéreuses, et d’en mourir. Les cher-
cheurs ont examiné les données de mortalité par cancers de
25 570 personnes ayant reçu chaque jour de l’aspirine. Le nombre
de décès dans les groupes traités durant au moins cinq ans a dimi-
nué de 34 pour cent, en moyenne, par rapport aux groupes prenant
un placebo. Cet effet augmente avec la durée du traitement, mais pas
avec la dose d’aspirine (75 milligrammes par jour suffisent).
© Shutterstock/Maxim Petrichuk

Une vingtaine de mécanismes seraient impliqués dans cet effet


anticancéreux, d’après Robert Benamouzig, gastroentérologue à
l’Hôpital Avicenne, à Bobigny, et l’un des promoteurs de l’étude APACC
(Association pour la prévention par aspirine du cancer colorectal), lan-
cée en France en 1997. Selon lui, les personnes ayant un risque poten-
tiel de cancer pourront, à terme, bénéficier de cette chimioprévention.
.➜ J.-J. P.. Les particules de poussières minérales en suspension dans l’atmosphère
P.M. Rothwell et al., Lancet, vol. 377, pp. 31-41, 2011 (ici une tempête de sable dans le désert) influent sur le climat.

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A c t u a l i t é s

En bref Des rayons gamma Géophysique

MICELLES ORDONNÉES

Structures ordonnées à grande


dans les orages
distance, mais non périodiques,
les quasicristaux étaient obser-
vés dans des alliages métalliques
et des mélanges de nanoparti-
cules ou de polymères. Des cher-
U n orage produit non seulement des éclairs,
mais aussi, au-dessus des nuages, toutes sortes
d’émissions lumineuses fugitives que l’on
étudie depuis 20 ans. Mais ce n’est pas tout. À par-

NASA/Robert Kilgore
cheurs en ont détecté dans une tir de 1994, des satellites dédiés à la mesure des rayons
solution de micelles, agrégats gamma dans l’espace ont détecté par hasard, au-des-
spontanés de molécules. Dans sus d’orages, des flashs comparables aux émis-
certaines conditions, ces micelles sions cosmiques, dont l’énergie peut atteindre
30 mégaélectronvolts. Outre les éclairs, dirigés vers le sol ou d’autres
s’organisent en un quasicristal
On pensait que ces flashs résultaient des colli- nuages, les nuages orageux émettent parfois des
stable dont la figure de diffrac-
sions des rayons cosmiques (particules de haute éner- flashs de rayons gamma vers l’ionosphère.
tion présente une symétrie
d’ordre 18, jamais observée dans gie, en partie émises par le Soleil et circulant dans
des quasicristaux. Elles pour- l’espace) sur les molécules des nuages : une rafale des types d’émissions lumineuses visibles au-dessus
raient ouvrir de nouvelles pistes de rayons cosmiques arracherait des électrons aux des nuages, présentent des zones où l’on observe
en photonique. molécules supérieures du nuage ; accélérés par le une forte accélération des électrons, qui pourrait leur
champ électrique puissant créé par la répartition conférer une énergie cinétique suffisante pour expli-
FLORE MENACÉE des charges du nuage (positives en haut, négatives quer les flashs, dont il existe peut-être plusieurs types.
en bas), ces électrons, projetés vers l’ionosphère, émet- Aujourd’hui, les données sont insuffisantes pour
Sur l’île de la Réunion, parmi traient des rayons gamma au gré de leurs collisions conclure, mais le Centre national d’études spatiales
toutes les espèces végétales avec les molécules de l’air. Mais les dernières mesures vient d’approuver la construction du satellite TARA-
répertoriées, 49 (5,4 pour cent) de la mission spatiale italienne AGILE remettent en NIS, dédié à la détection de toutes les émissions asso-
ont disparu en quelques décen- cause ce scénario. ciées aux orages, y compris les électrons, ce qui devrait
nies et 275 autres (30,4 pour Le satellite AGILE a détecté des flashs gamma de permettre de mieux comprendre les mécanismes
cent) sont menacées de dispa- 100 mégaélectronvolts, des énergies trop hautes physiques en jeu et d’évaluer leur impact. Les mesures
rition. Sur 905 espèces indi- pour être expliquées par ce modèle. D’autres pistes devraient commencer en 2015.
gènes de fougères et de plantes sont envisagées: selon Elisabeth Blanc, géophysicienne .➜ M.-N. C..
à fleurs, 237 sont endémiques : au Commissariat à l’énergie atomique, les sylphes, un M. Tavani et al., Physical Review Letters, vol. 106, 018501, 2011
leur disparition de la surface
de la Terre serait donc défini-
tive. Comme souvent, la des-
truction et la dégradation des Sociologie
habitats naturels sont en cause.
Cet état des lieux vise à faire
évoluer les mesures de pro-
Les néonaticides sous-estimés en France
L
tection de la flore de l’île. a mort de tout jeunes nour- analysé les dossiers judiciaires de mentale. En revanche, elles avaient
rissons défraie parfois la trois régions françaises entre 1996 peu confiance en elles, présentaient
chronique, quand, des an- et 2000, et recueilli les données cor- des carences affectives, une forte
nées après le crime, on découvre respondant à 27 décès de nouveau- dépendance à l’autre, voire une
leur corps au fond d’un jardin ou nés, ainsi que les caractéristiques peur de l’abandon. Elles n’utili-
dans un congélateur. On parle de sociales et psychologiques des saient pas de contraception,
néonaticide lorsque l’enfant est âgé mères auteurs de ces actes. cachaient leur grossesse à leur
de moins d’une journée lors de son Dans les statistiques officielles famille et ne se faisaient pas suivre
décès. Ces infanticides sont sou- de mortalité (établies par l’INSERM durant leur grossesse. Elles accou-
vent associés au déni de grossesse, à partir des certificats de décès), chaient souvent seules. Mais aucun
à savoir que la mère n’a pas les néonaticides concerneraient déni de grossesse n’a été mis en
conscience d’être enceinte. Mais 0,39 naissance sur 100000. Les cher- évidence. Bien qu’il semble diffi-
combien de nourrissons sont cheurs rapportent quant à eux cile de dresser un profil des femmes
concernés chaque année? 2,1 néonaticides sur 100000 nais- qui auraient besoin d’aide, il est
© Shutterstock/Kalmatsuy Tatyana

Anne Tursz et Jon Cook, du sances, soit 5,4 fois plus. Dans cette important de noter que ces femmes
Centre de recherche médecine, étude, les mères avaient en ne sont pas forcément très jeunes,
En France, les infanticides sciences, santé, santé mentale et moyenne 26 ans, vivaient souvent pauvres, seules et sans emploi.
de nourrissons âgés de moins société (Unité INSERM 988), révè- en couple, et le tiers d’entre elles .➜ B. S.-L..
de 24 heures sont plus fréquents lent les premières données fran- avaient déjà trois enfants. Elles A. Tursz et J. Cook, Archives of Disease in
qu’on ne le croyait. çaises sur les néonaticides. Ils ont ne souffraient d’aucune maladie Childhood, en ligne, décembre 2010

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Zoologie Médecine
Tribus d’éléphants La myopathie
de Duchenne revisitée
E n 2001, l’équipe d’Alfred Roca, de l’Université de l’Illinois, a
suggéré que l’éléphant d’Afrique comprend deux espèces dis-
tinctes: l’éléphant de savane, Loxodonta africana, et l’éléphant
de forêt, Loxodonta cyclotis. Cependant, ces résultats ont été contestés.
Aujourd’hui, A. Roca, Michael Hofreiter et des collègues de Harvard
et de Leipzig confirment cette conclusion. Ils ont pour cela comparé
375 régions d’ADN nucléaire avec celles de leur cousin d’Asie (Elephas
maximus) et d’individus représentant deux cousins disparus: le mas-
O n le soupçonnait depuis
longtemps. Les lésions mus-
culaires caractéristiques de
la myopathie de Duchenne sont
aggravées par l’inaptitude des cel-
Celles-ci seraient épuisées par les
cycles de régénération successifs
et deviendraient de ce fait incapables
de réparer les nouvelles lésions dues
à la dystrophine anormale.
todonte (Mammut americanum) et le mammouth laineux (Mammuthus lules souches du muscle à les répa- En outre, le modèle animal dou-
primigenius). En outre, les deux éléphants d’Afrique seraient aussi rer durablement. L’équipe d’Helen blement mutant (mutation de la dys-
différents que le sont le mammouth et l’éléphant d’Asie, et leur diver- Blau, à l’Université Stanford, vient trophine et de la télomérase) ainsi
gence aussi ancienne (2,6 à 5,6 millions d’années). La famille des Élé- de montrer pourquoi. mis au point permettra, selon Vin-
phantidés serait ainsi composée de deux «tribus»: celle des Elephantini, La myopathie de Duchenne est cent Mouly, de l’Institut de myolo-
dont l’éléphant d’Asie et le mammouth, et la tribu des Loxodontini, une maladie dégénérative des gie (INSERM U974, UMR7215 CNRS,
comprenant les deux éléphants d’Afrique et leurs parents éteints. muscles squelettiques due à la UPMC), de tester des thérapies expé-
.➜ J.-J. P.. mutation du gène de la dystro- rimentales d’une façon beaucoup
N. Rohland et al., PLoS Biology, 8(12), e1000564, 2010 phine, une protéine indispensable plus proche de la réalité physiolo-
à la stabilité de la membrane des gique du muscle humain.
Géophysique cellules musculaires. Or la souris .➜ J.-J. P..
modèle de cette myopathie, la sou- A. Sacco et al., Cell, vol. 143, pp. 1-13, 2010
ris mdx, est peu affectée par la mala-
Le champ du noyau die. Cela tiendrait à ce que les

© Hesed Padilla-Nash et Thomas Ried, National Cancer Inst.


cellules de souris – contrairement

À la surface de la Terre, le champ magnétique créé par les


mouvements profonds des fluides terrestres a une intensité
de l’ordre de 45 microteslas. Mais dans les profondeurs de la
Terre ? Bruce Buffett, de l’Université de Californie à Berkeley, vient
d’estimer indirectement son intensité moyenne au niveau du noyau
à celles de l’homme – produisent
la télomérase, une enzyme qui pro-
tège les télomères, séquences d’ADN
coiffant l’extrémité des chromo-
somes. Les télomères bien entrete-
terrestre, à quelque 2 900 kilomètres de profondeur : environ 2,5 mil- nus de la souris mdx empêcheraient
liteslas, soit 55 fois plus qu’à la surface du globe. les cellules souches musculaires de
Pour ce faire, B. Buffett s’est appuyé sur les mesures détaillées vieillir; elles pourraient donc «répa-
de la nutation de la Terre, c’est-à-dire les petites variations de l’orien- rer» le muscle atteint.
tation de son axe de rotation, variations dues aux forces de marée exer- Pour vérifier cette hypothèse,
cées par le Soleil et la Lune. Ces variations sont liées au fait que les les chercheurs ont produit des sou- Chez l’homme, seules certaines
vitesses de rotation du noyau solide (la graine), du noyau liquide et ris mdx privées de télomérase. Ces cellules souches non musculaires,
du manteau sont un peu différentes et leurs axes de rotation non ali- souris présentaient alors les graves les cellules germinales et
gnés. Les écoulements qui en résultent dans le noyau terrestre dis- symptômes de la maladie humaine. les cellules de l’embryon,
tordent le champ magnétique interne et engendrent des courants La myopathie de Duchenne ne serait produisent la télomérase, l’enzyme
électriques, dont la dissipation d’énergie influe sur la nutation. donc pas seulement une maladie qui entretient les télomères
.➜ M. M.. génétique, mais aussi une atteinte (en blanc) des 23 paires
B. A. Buffett, Nature, vol. 468, pp. 952-955, 2010 des cellules souches musculaires. de chromosomes humains.

DERNIÈRE minute ...


CHANTS D’OISEAUX URBAINS ville qu’à la campagne, ce qui est en faveur campe – ne s’activent pas face au danger comme
Les oiseaux adaptent leur chant dans de la seconde hypothèse. elles le font dans l’enfance ou à l’âge adulte.
un environnement bruyant tel qu’une ville. Ce phénomène serait nécessaire pour que les
Est-ce le fait de la plasticité de leur répertoire ADOLESCENTS SANS PEUR jeunes souris – ou préadolescentes – se ris-
vocal ou de la sélection naturelle d’individus Des biologistes new-yorkais ont montré que quent à quitter le nid familial…
génétiquement adaptés ? Des chercheurs de des souris de 29 jours (début de l’adolescence)
Melbourne ont étudié le chant, en partie n’ont plus peur d’une situation qu’elles redou-
appris, et les cris, innés, d’un passereau. Les taient auparavant. Leurs régions cérébrales Retrouvez plus d’actualités
deux types de ses vocalisations sont plus
lentes et ont des fréquences plus élevées en
impliquées dans la mémoire de la peur – un
noyau amygdalien et une partie de l’hippo- fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

14] Actualités © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


LA SÉLECTION DE
Des livres à o~rir ou à s’o~rir
Au nom de l’infini • Jean-Michel Kantor, Loren Graham
Peut-on parler de mathématiques, de religion, de politique dans un même
ouvrage ? Oui, et c’est le défi qu’ont relevé le mathématicien Jean-Michel Kantor
et l’historien des sciences Loren Graham, du MIT.
Ce livre touchera même ceux que les mathématiques laissent indifférents, voire
effraient. Les auteurs éclairent les liens étroits entre la vie – avec ses plaisirs
et ses drames – et l’œuvre de ces hommes et ces femmes qui ont marqué
le XXe siècle par leur créativité en mathématiques.
075107 • 288 pages • 24 euros

Les mathématiciens • Collectif


Autant artistes que scientifiques, les mathématiciens sont en proie à leurs passions,
leurs interrogations, leurs doutes, leurs tourments, leurs angoisses, et la hantise
de la beauté. « Nul ne peut être mathématicien s’il n’a une âme de poète », disait
Sophie Kowalevskaia. Les mathématiciens doivent faire preuve de rigueur
et de ténacité, mais surtout d’inventivité. Maudissant chaque jour leur impuissance
à faire reculer les frontières du savoir, ils s’émerveillent pourtant, regardant
derrière eux, de l’ampleur du chemin parcouru.
075109 • 280 pages • 24 euros

La physique buissonnière • Jean-Michel Courty, Édouard Kierlik


La nature est pleine de surprises pour qui veut bien s’aventurer hors des sentiers
battus.Passionnés de physique et curieux de sciences, les auteurs vous invitent
à une promenade sur ces chemins de traverse. Avec eux, laissez-vous surprendre
par un phénomène que vous avez déjà côtoyé sans même le remarquer.
Suivez-les pour découvrir et comprendre cette physique du quotidien.
075105 • 160 pages • 22 euros

Maux d’artistes • Sebastian Dieguez


Existe-t-il des liens cachés entre une œuvre d’art – une peinture, une sculpture,
une composition musicale ou une œuvre littéraire – et une maladie de l’esprit
que présentait son auteur ? Examinant divers chefs-d’œuvre avec un regard
de psychologue, neurologue, voire de psychiatre, Sebastian Dieguez analyse
plus d’une vingtaine d’œuvres : Dostoïevski, Monet, De Chiricho, Proust,
Van Gogh, etc.
075101 • 176 pages • 25 euros

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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 UN NOUVEAU GROS VIRUS protéines nécessaires à la réplication de


l’ADN – et donc à la multiplication du virus.
 DES TROUS NOIRS
S elon la définition qui fait encore réfé-
rence aujourd’hui, un virus a une
petite taille (une de ses dimensions
est inférieure à 250 nanomètres), n’a qu’un
type d’acide nucléique (ADN ou ARN) en
En général, les virus trouvent ces protéines
dans les hôtes qu’ils infectent pour se mul-
tiplier. Un tiers de ses gènes serait com-
mun à ceux de Mimivirus et, comme
Mimivirus, son origine est débattue.
DE L’UNIVERS AUX TROUS
NOIRS ARTIFICIELS
guise de génome, n’a pas les enzymes néces-
saires pour produire de l’énergie et est inca-
pable de se multiplier seul par division; il
parasite donc d’autres cellules. Mais en 2003,
la découverte de Mimivirus, un virus de plus
a U n trou noir est un objet massif dont
le champ gravitationnel est si
intense qu’il empêche toute forme
de matière ou de rayonnement de s’en
échapper. En deçà d’une limite nom-
de 400 nanomètres de diamètre, contenant mée horizon, les rayons lumineux sont
1,2 million de bases et possédant de l’ADN piégés. À l’extérieur de cette limite,
et de l’ARN, bouleverse la conception des leur trajectoire est modifiée, mais ils peu-
virus (voir Mimivirus: le plus gros des virus, vent s’échapper. Les seules observations
Pour la Science, janvier 2006, http://bit.ly/ des propriétés des trous noirs dans l’Uni-
plsoer339). Des biologistes de Vancouver vers se font à des milliers ou des millions
viennent de découvrir dans les océans d’années-lumière, ce qui n’est pas simple!
© Matthias G. Fischer
un nouveau virus géant nommé Les scientifiques tentent donc de recréer
CroV (PNAS, novembre 2010). Il b des « trous noirs » en laboratoire.
infecte une espèce de micro- 1 ␮m Ainsi, comme la propagation du son
zooplancton (Cafeteria roenber- dans un fluide en mouvement est sem-
gensis) et est le plus grand virus Un microzooplancton (a, Cafe- blable à celle de la lumière dans un
marin jamais observé. Son teria roenbergensis)est infec- espace-temps courbe, des physiciens
té par des dizaines de virus
génome contient 730 000 paires géants CroV (b) qui se sont conçoivent des « trous noirs acoustiques »
100 nm
de bases et code certaines des multipliés dans leur hôte. ayant des propriétés analogues à celles
des trous noirs de l’Univers. Pour ce faire,
ils utilisent une conduite cylindrique
 LE CERVEAU DES BÉBÉS NE S’ARRÊTE JAMAIS conçue pour accélérer le fluide à une
vitesse supersonique. Les trajectoires sui-
Depuis une dizaine d’années, on sait que le cerveau humain adulte reste actif lors- vies par les ondes sonores dans ce dis-
qu’il est au repos, par exemple en état de somnolence. Et de façon étonnante, positif correspondent à celles des ondes
l’énergie alors consommée est environ 20 fois supérieure à celle utilisée quand le lumineuses dans les régions internes et
cerveau réagit consciemment (lors d’une tâche par exemple). Cette activité céré- externes d’un trou noir (voir Les trous
brale de repos, nommée le mode par défaut, serait indispensable à la planification noirs acoustiques, Pour la Science, mai 2002).
de tâches et à la prise de décision, et assurerait la cohérence des pensées et l’in- Des physiciens chinois viennent de
trospection, qu’il s’agisse de se souvenir du passé ou d’imaginer le futur. Elle repose créer en laboratoire des trous noirs artifi-
sur un réseau de régions cérébrales, notamment le cortex préfrontal médian, les cor- ciels électromagnétiques (Journal of Applied
tex pariétaux médian et latéral et le cortex temporal latéral (voir Un cerveau jamais Physics, novembre 2010). Ils ont utilisé cinq
au repos, Pour la Science, juillet 2010, http://bit.ly/plsoer393). On pensait jusqu’alors métamatériaux isotropes – des maté-
que ce réseau du mode par défaut était inexistant chez les bébés et se mettait en riaux artificiellement structurés aux pro-
place dans la petite enfance. Il n’en est rien. Des neurobiologistes à Londres ont priétés inhabituelles, absentes dans la
enregistré l’activité cérébrale de 70 bébés inactifs, nés entre 29 et 43 semaines de nature –, disposés en couches, de sorte que,
grossesse, sous sédatifs ou non (PNAS, novembre 2010). Au repos, leur cerveau est grâce à leurs propriétés magnétiques, ils
actif et le réseau du mode par défaut est déjà présent quand le bébé à 30 semaines piègent les ondes électromagnétiques. Et
de développement ; ce réseau est complet à 40 semaines (au moment où la plupart ce trou noir électromagnétique ne laisse
des bébés naissent). Et ce, que les bébés soient sous sédatifs ou non. Le cerveau des pas s’échapper les micro-ondes qui y pénè-
bébés est donc plus développé qu’on ne l’imaginait, et soit les bébés sont déjà capables trent. Ce dispositif permettra peut-être de
d’imaginer le futur et de planifier des tâches – ce qui est peu probable! –, soit d’autres mieux comprendre comment la lumière
fonctions du réseau du mode par défaut restent à découvrir... est absorbée dans un trou noir.
. Bénédicte Salthun-Lassalle.

16] On en reparle © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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OPINIONS
POINT DE VUE

Le Mont-Saint-Michel restera une île. À quel prix?


Le barrage qui retient l’eau d’écoulement du Couesnon et des marées hautes
est périodiquement vidé pour évacuer les sédiments qui menacent l’insularité
du Mont. Après un an d’utilisation, le bilan est plutôt positif... sauf pour les touristes.
Fernand VERGER

«Le Mont-Saint-Michel est pour la France prévisions, et l’impact sur la biodiversité cubes par seconde, d’une part, parce que
ce que la grande pyramide est pour l'Égypte. locale est positif. En revanche, force est dele dispositif est encore en phase d’étude
Il faut que le Mont-Saint-Michel reste une île. constater que les courants modifient le lit et, d’autre part, pour limiter les risques pour
Il faut conserver à tout prix cette double des rivières qui sillonnent la baie, en aug- les touristes de la baie (nous y reviendrons).
œuvre de la nature et de l'art. » mentent notablement le débit, et perturbent Le volume actuel de la retenue est de
les randonneurs de la baie. l’ordre de 300000 à 500000mètres cubes.

C
ette requête véhémente de Avant de revenir sur ces différents Pour accroître ce volume et pratiquer des
Victor Hugo date de 1884, cinq aspects, rappelons en quoi consiste le dis- chasses plus importantes lorsque les deux
ans après la construction positif. Le barrage construit sur le Coues- bras du Couesnon seront en service, l’anse
d’une digue qui fit du Mont- non retient l’eau du fleuve et emmagasine de Moidrey, une ancienne boucle de
Saint-Michel une presqu’île. Depuis lors, se des eaux de mer à marée haute. Les eaux méandre du Couesnon aujourd’hui com-
pose une question récurrente : comment ainsi retenues sont libérées à marée basse. blée, sera creusée, tout comme le lit du
faire pour que le Mont reste une île ? De Il est prévu deux bras d’évacuation passant Couesnon en amont du barrage. Dans les
nombreux projets ont échoué, jusqu’à ce de part et d’autre du Mont, mais aujourd’hui études préliminaires, on avait envisagé que
que des travaux visant à préser- ce volume atteindrait jusqu’à
ver cette insularité soient décidés LE FONCTIONNEMENT DU BARRAGE 1 700 000 mètres cubes.
en mars 1995. assure aujourd’hui un déblaiement Par son ampleur, un tel projet
D’immenses volumes de sédi- retentit inévitablement sur l’envi-
ments charriés par la mer s’accu- efficace du chenal. ronnement. Contrairement à l’ancien
mulent inéluctablement, menaçant l’insularité seul le plus important des deux, qui assu- barrage, le nouveau ne constitue pas une
du Mont. Les récents travaux entrepris visent rera 70 pour cent du débit lorsque le pro- cloison entre le milieu marin et le milieu
à utiliser le Couesnon, un petit fleuve côtier jet sera achevé, fonctionne. Il passe à l’Ouest fluvial puisque les eaux de mer s’accumu-
qui se jette dans la baie, pour entraîner les du Mont. La digue qui unit le Mont au conti- lent dans la réserve, entraînant une salini-
sédiments vers le large. Le Couesnon a un nent fait encore obstacle à l’écoulement du sation du cours inférieur du Couesnon. Le
débit moyen annuel de 10 mètres cubes par bras coulant à l’Est du Mont. Vers 2015, la franchissement du nouveau barrage par les
seconde, ce qui est insuffisant pour déga- digue qui supporte la route sera rempla- poissons anadromes, qui doivent remonter
ger les abords du Mont de la tangue qui cée par un pont qui permettra l’écoulement les fleuves pour s’y reproduire, a été faci-
s’accumule. Pour y parvenir, il faudrait des du bras oriental du Couesnon et l’accès au lité par deux passes à poissons ménagées
débits de l’ordre de 100 mètres cubes par Mont par un court gué submersible lors des aux deux extrémités du barrage qu’utilisent
seconde, ce qui représente les rares débits plus grandes marées, qui présentera un notamment les saumons atlantiques. Le
de crue. Afin d’obtenir des chasses puis- intérêt symbolique : garantir le caractère même franchissement est possible pour les
santes, un nouveau barrage a été construit insulaire du monument. poissons catadromes, telles les anguilles,
à l’endroit où le Couesnon se jette dans la Le fonctionnement du barrage sur le seul qui pénètrent à l’état de civelles dans le
baie. Il a été achevé en 2009. bras occidental assure aujourd’hui un déblaie- Couesnon où elles vont grossir avant de fran-
Après une année de fonctionnement ment efficace du chenal jusqu’en aval du chir une nouvelle fois le barrage et rejoindre
– partiel comme nous le verrons –, dressons Mont. Les chasses sont beaucoup plus vio- la mer des Sargasses pour y frayer.
un premier bilan. En ce qui concerne l’éva- lentes qu’auparavant. Leur vitesse est cepen- L’anse de Moidrey a dû être débarras-
cuation du sable, elle est conforme aux dant volontairement limitée à 100 mètres sée de sa peupleraie avant que n’y soient

18] Point de vue © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Opinions

creusés de nombreux chenaux devant rece- Si, comme nous l’avons montré, le dic- Ainsi, les préoccupations écologiques
voir les eaux saumâtres de la réserve d’eau ton selon lequel la mer monte dans la baie ont été prises en compte dans ce vaste pro-
destinée aux chasses. Cette opération à la vitesse d’un cheval au galop est faux, gramme destiné à restaurer l’insularité du
risquait de détruire des amphibiens nom- il n’en demeure pas moins que les prome- Mont-Saint-Michel pour plusieurs décennies
més pélodytes ponctués, une espèce pro- neurs qui s’aventurent dans la baie doivent et qui devrait s’achever en 2015. Reste à
tégée au plan national et qui vivait dans être vigilants : les horaires des marées améliorer la prise en compte des touristes
cette anse. Afin d’éviter cette perte de doivent être impérativement consultés. S’y tant ceux qui veulent explorer la baie à
biodiversité, une des premières opérations ajoutent désormais les horaires de la pro- pied que ceux qui veulent pouvoir se garer
entreprises dès 2005 par le Syndicat mixte grammation des chasses. Lorsque l’eau rete- à proximité du Mont: l’aménagement de par-
Baie du Mont-Saint-Michel, maître d'ouvrage nue par le barrage est libérée, elle envahit kings de stationnement éloignés du site de
du projet, a consisté à déplacer ces amphi- le chenal du Couesnon dans la baie avec une départ des futures navettes suscite déjà
biens pour les installer dans de nouvelles rapidité et un débit surprenants. La mise de vives critiques. Jusqu’à présent, l’abbaye
mares creusées à cet effet. D’autres par- en fonctionnement du second chenal et attire chaque année près de trois millions
ties du projet consistent à supprimer le l’augmentation du volume des chasses ne de visiteurs. Continueront-ils à venir aussi
vaste parking établi sur les grèves. Ces der- feront qu’augmenter les risques. Des pan- nombreux ? I
nières retrouveront leur aspect naturel et neaux d’avertissement ont été installés. Or
les marées hautes pourront nourrir sur ce les horaires des chasses ne sont annoncés Fernand Verger est géographe et professeur
émérite de l'École normale supérieure.
rivage de tangue une faune d’invertébrés qu’un jour ou deux à l’avance, de sorte que
marins que les sols durs du parc de sta- les programmations des sorties dans la baie Réagissez en direct
tionnement avaient éliminée. sont rendues difficiles. fr à cet article sur
www.pourlascience.fr

ÉCONOMIE

Responsable et coupable
Dans les années 1930, la thésaurisation excessive (responsabilité) de l’or
dans la Banque de France a diminué la monnaie en circulation, et la passivité
du gouvernement (culpabilité) a accentué les effets de la Grande Dépression.
Ivar EKELAND

C
’est toujours un plaisir de savoir moitié, et le taux de chômage est multiplié
qu’on a eu quelque influence par six. La France, la Grande-Bretagne et
sur la marche du monde, l’Allemagne emboîtent le pas, et la valeur
même si la reconnaissance des échanges internationaux est divisée
arrive 80 ans après les faits. Nos compa- par trois. C’est la dépression : l’argent
triotes seront sans doute heureux d’ap- manque, et la production ne baisse jamais
prendre que le responsable de la grande assez pour rattraper la consommation.
crise économique des années 1930 a enfin Pourquoi un krach boursier aux États-
été identifié : c’est la France. Unis s’est-il transformé en une crise écono-
Rappelons les faits. Le 29 octobre 1929 mique mondiale, et surtout pourquoi a-t-elle
(Black Tuesday), Wall Street s’effondre, mar- duré si longtemps? On s’accorde aujourd’hui
quant ainsi la fin de l’euphorie boursière des à penser que la cause profonde était moné-
années 1920. Il faudra attendre 1954 pour taire. Depuis 1922, les économies dévelop-
J.-M. Thiriet

que les cours retrouvent leur niveau de pées étaient revenues à l’étalon or : pour
mi-1929. Entre 1929 et 1932, la produc- chacun de ces pays, la quantité totale de
tion industrielle aux États-Unis chute de monnaie nationale en circulation ne devait

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Économie [19


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Opinions

pas excéder un certain multiple de la quan- alors que les États-Unis, avec une écono- Banque de France, ce sera le bon moment
tité d’or détenue dans les coffres de la Banque mie quatre fois plus importante, en déte- pour le gouvernement allemand d’annoncer
centrale. En 1928, les réserves d’or des États- naient 34 %. À titre de comparaison, en 1928, qu’un de ses chimistes a trouvé le moyen
Unis représentaient 60 % de la monnaie en les proportions respectives étaient de 12 et de produire de l’or à six sous le kilogramme. »
circulation ; cette proportion était de 40 % 38 %. Cela n’aurait pas été bien grave si cet Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La thé-
en France et de 30 % en Grande-Bretagne. or avait servi à créer de la monnaie, comme saurisation par les Banques centrales fran-
Évidemment, si ces proportions sont c’était sa fonction. Mais la Banque de France çaise et américaine a créé une pénurie
rigides, on ne peut pas augmenter la quan- s’est contentée de l’entasser dans ses caves, artificielle de monnaie, et les prix ont baissé
tité de monnaie en circulation si l’on n’aug- sans mettre un franc de plus en circulation. mécaniquement : plus de 30 % entre 1928
mente pas les réserves d’or de la Banque Alors que la loi de finance de 1928 imposait et 1932 ! D’où une explosion du chômage (il
centrale. À l’échelle mondiale, une croissance un taux de couverture minimal de 35%, on en est plus facile de licencier que de baisser les
normale de l’activité économique, disons de était à 40 % dès 1928, 51 % en 1931 et 80 % salaires) et une chute des investissements.
trois pour cent par an, impose donc une aug- en 1932! Si l’on tient compte des autres avoirs Pour sortir de la dépression, les pays quittent
mentation régulière de la quantité d’or pro- de la Banque, le taux de couverture dépassait l’étalon or, ce qui leur permet de créer de la
duite, ou du moins un transfert de l’or existant 100 % : il y avait autant de réserves dormant monnaie, la Grande-Bretagne dès 1931, la
des coffres des bijoutiers vers ceux des ban- dans les coffres que de francs en circula- France la dernière en 1937, non sans consé-
quiers. Cela avait fait craindre à certains éco- tion. La France aurait pu se passer d’émettre quences dramatiques : entre 1930 et 1935,
nomistes une pénurie d’or, qui ne s’est pas de la monnaie et régler ses transactions direc- le revenu disponible baisse de 12 %.
manifestée: entre1928 et1933, les réserves tement en or. En 1932, l’excès de ses réserves, Cette brève histoire de la Grande Dépres-
mondiales ont augmenté de 20 %. Il y avait par rapport au taux légal de 35 %, représen- sion n’a bien entendu aucun rapport avec la
largement de quoi financer une reprise tait 13 % du stock d’or mondial. crise actuelle, et seuls des esprits mal-
économique. Pourquoi n’a-t-elle pas eu lieu? Cette situation n’avait pas échappé aux veillants pourraient rapprocher l’étalon or
Parce que cet or est allé directement dans contemporains, notamment à Keynes qui et la défense de l’euro. I
les coffres de la Banque de France. En 1932, écrivait : « Quand le dernier lingot d’or du
celle-ci détenait 27 % des réserves mondiales, monde aura été soigneusement rangé à la Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE

La nature risque-t-elle de devenir silencieuse?


Dans certains écosystèmes, notamment en Grande-Bretagne, les insectes se raréfient.
Valérie CHANSIGAUD

L
es populations d’animaux inver- de l’environnement que les plantes ou les plusieurs décennies, associant de nombreux
tébrés, notamment des insectes, vertébrés. Or durant les années 1970, les bénévoles. Ainsi, depuis 1968, un suivi régu-
décroissent-elles? Oui, du moins premiers signes de cette régression sont lier montre une régression de 44 pour
en Grande-Bretagne, si l’on en apparus, y compris dans des réserves natu- cent des populations de papillons de nuit
croit le livre publié en 2010 par des natura- relles. Bien que les guêpes, araignées ou dans la moitié Sud de la Grande-Bretagne,
listes britanniques, Silent Summer (L’été limaces ne suscitent pas autant d’atten- et une relative stagnation dans la partie Nord.
silencieux). Ce titre fait référence à celui tion que d’autres animaux, ces organismes Les populations de papillons de jour sont
– Silent Spring (Le printemps silencieux) – sont essentiels au monde vivant et ont évaluées depuis 1976 : 170 000 observa-
de l’ouvrage de la biologiste américaine un impact direct sur les mammifères et les tions hebdomadaires sur 1 500 sites dif-
Rachel Carson qui, en 1962, dénonçait déjà oiseaux qui s’en nourrissent. férents ont permis de dénombrer plus de
les méfaits des pesticides. Comment a-t-on mesuré l’ampleur de 12,5 millions de lépidoptères. Le constat
On a longtemps cru que les invertébrés cette régression ? Avant tout, grâce à un est sans appel : les populations de 70 pour
étaient moins vulnérables aux changements patient travail de récolte de données durant cent des espèces de papillons de jour ont

20] Développement durable © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Opinions

diminué, un déclin plus important que celui environnementaux ? Ou faut-il y voir les
lacunes de nos connaissances concernant
des oiseaux ou des plantes. Un chiffre illustre
bien la régression des insectes : il faut les autres insectes ? En effet, la plupart des
trois minutes pour capturer une centaine espèces de papillons de jour britanniques
étaient déjà inventoriées en 1900, contre
de larves d’éphémères, insectes des rivières,
sur un site du Surrey ; en 1979, l’opération40 pour cent des cloportes et 70 pour cent
prenait à peine dix secondes ! des mouches de la famille des syrphes.
Cependant, la situation est complexe. Si Le Royaume-Uni présente une autre par-
des espèces régressent, d’autres profitent ticularité : c’est le pays où s’est manifesté
des changements de l’environnement et le plus tôt et le plus massivement l’intérêt
étendent leurs aires de répartition ; c’est pour l’étude et la protection de la nature.
L’environnement s’y est progressive-
L’ÉTÉ 2050 SERA PEUT-ÊTRE SILENCIEUX, ment dégradé, ce qui remet en ques-
tion l’efficacité des mesures qui ont
mais y aura-t-il encore des observateurs été prises. Dès lors, on s’interroge : si
compétents pour le constater ? un pays développé n’arrive pas à jugu-
ler le déclin de sa flore et de sa faune,
le cas d’un tiers des espèces de papillons comment pourrait-il promouvoir la protec-
de jour. Ainsi, de nouvelles espèces béné- tion de l’environnement à l’étranger, notam-
ficient du réchauffement climatique. Ces ment auprès des pays en développement ?
nouvelles venues compenseront-elles la Pourtant, certaines mesures de protection
régression d’autres espèces dans les éco- ou de restauration de l'environnement don-
systèmes ? En fait, elles risquent plus vrai- nent de bons résultats : la Tamise, un fleuve
semblablement de contribuer à fragiliser déclaré biologiquement mort dans les
l’ensemble des communautés animales, années 1950, contient aujourd'hui de nom-
parce qu’elles peuvent devenir des espèces breuses espèces, certaines très sensibles,
invasives et pullulantes. tel l'hippocampe à museau court. On attri-
La situation britannique est-elle trans- bue ce résultat à l'efficacité du traitement
posable à d’autres pays européens ? La des eaux usées, mais aussi au déclin de l'in-
Grande-Bretagne et l’Irlande sont des ter- dustrie britannique.
ritoires restreints à faible biodiversité pré- Ce résultat est encourageant, mais
cisément suivis par de nombreux indique-t-il que la faune et la flore vont cesser
naturalistes. Pourtant, quand on compare de diminuer Outre-Manche? Rien n’est moins
les données britanniques avec celles de sûr, notamment parce que les anciennes per-
l’Europe de l’Ouest, on constate que la situa- turbations des écosystèmes n’ont pas toutes
tion est similaire en matière de dégradation été éliminées, et que de nouvelles survien-
des habitats ou d’adaptation des organismes nent. Ainsi, la population britannique croîtra
vivants. Ainsi, de nombreux oiseaux souf- de dix millions d’habitants d’ici 2050, entraî-
frent du déclin de la polyculture, résultant nant notamment la transformation de zones
de la politique agricole commune de l’Eu- rurales en zones d’habitations.
rope. Les populations de migrateurs (mar- Aujourd’hui, les jeunes Européens s’im-
tinets, coucous, rossignols, etc.) diminuent pliquent peu dans les Sociétés de natura-
tant en Europe continentale qu’en Grande- listes qui surveillent la santé de la nature.
Bretagne, comme le montrent les inven- L’été 2050 sera peut-être silencieux, mais
taires réalisés dans les Zones naturelles y aura-t-il encore des observateurs com-
d'intérêt écologique faunistique et floris- pétents pour le constater ? I
tique (ZNIEFF) et par le réseau Natura 2000.
Les données britanniques soulèvent
diverses questions. Pourquoi les papillons Valérie CHANSIGAUD est historienne
des sciences de l’environnement.
de jour sont-ils les principales espèces d’in- N. Maclean (éd.), Silent Summer :
sectes touchées ? Sont-ils plus sensibles The State of Wildlife in Britain and Ireland,
que d’autres insectes aux changements Cambridge University Press, 768 p., 2010.

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Développement durable [21


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Opinions

VRAI OU FAUX

Voit-on des taches sombres


en cas de glaucome ?
Oui, mais uniquement à un stade avancé de la maladie.
Le dépistage et le traitement permettent d’éviter cette perte de vision.
Laurent LALOUM

L
e glaucome est une maladie de torécepteurs auxquels elles sont connectées les zones aveugles sont si étendues que
l’œil ; plus précisément le nerf ne transmettent plus d’information au cer- la perception devient mauvaise. Et même à
optique dégénère. Cela entraîne veau. Des troubles de la vision apparaissent. ce stade, le malade peut avoir une acuité
une perte progressive irréversible Un glaucome commence par des zones visuelle de dix dixièmes, alors qu’il ne peut
de la vision, qui se caractérise par l’apparition dites aveugles dans le champ de vision : ce plus conduire parce qu’il ne voit plus sur les
de zones où l’on ne voit plus. Mais avant d’en sont des régions de la rétine qui ne trans- côtés : des piétons ou des véhicules sem-
arriver là, il est possible de traiter la maladie. mettent plus d’information au cerveau, car les blent surgir de nulle part !
Dans le monde, plus de 66millions de per- fibres correspondantes du nerf optique sont
sonnes sont traitées pour un glaucome et mortes. Mais ces zones ne sont pas «recon-
plus de 6 millions des cécités sont dues à nues» comme aveugles: le malade ne se rend
Dépistage nécessaire
cette maladie. En France, 800000 personnes donc pas compte qu’il ne voit plus en certains Pourtant, le glaucome se soigne bien quand
ont un glaucome traité, mais on estime qu’au- endroits de son champ de vision. En effet, le il est dépisté tôt ; le traitement consiste à
tant de glaucomateux ne sont pas connus. cerveau est capable de reconstruire une image diminuer la pression dans le globe oculaire,
Les cellules réceptrices de la lumière même là où l’œil ne perçoit plus rien. et souvent, une goutte dans les yeux tous
– ou photorécepteurs – dans la rétine sont À mesure que la maladie progresse, les soirs suffit. C’est pour cela que l’ophtal-
reliées au cerveau par des fibres. Ces der- les zones aveugles se multiplient. Elles ne mologiste recherche systématiquement un
nières, à la sortie de la rétine, sont réunies sont détectables que si on les cherche glaucome, et, en cas de doute, prescrit des
en un seul gros «câble», le nerf optique. L’œil systématiquement, avec des examens oph- examens complémentaires. Le glaucome
est une coque souple gonflée par du liquide. talmologiques complexes, car, au début, ces est donc une maladie à prendre au sérieux,
Lorsque la pression régnant dans le globe régions sont seulement moins sensibles car sans traitement adapté, il évolue et peut
oculaire est trop élevée (on parle d’hyper- que la rétine normale. engendrer une cécité. ■
tension oculaire, ce qui n’est pas lié à l’hy- Le glaucome est une pathologie insi-
pertension artérielle), les fibres du nerf dieuse : le malade n’en prend conscience Laurent LALOUM est
optique dégénèrent petit à petit, et les pho- qu’à un stade avancé de la maladie, lorsque neuro-ophtalmologiste à Paris.

Le glaucomateux voit l’image


de gauche quand il conduit,
alors qu’un ballon est
présent au bord de la route
(au milieu) : des taches
aveugles apparaissent dans
son champ de vision. Elles
© Shutterstock/Iwona Grodzka

s’étendront, puis deviendront


des taches sombres lorsque
le sujet, s’il n’est pas traité,
aura perdu 90 pour cent des
fibres visuelles de la région
concernée (à droite).

22] Opinions © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Balistique, génétique, psychologie, informatique, statistiques...


Les sciences aident à reconstituer le déroulement des faits
et à décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un prévenu.
Cependant, pour être fiables, les experts doivent laisser une place
au doute et favoriser la confrontation d’hypothèses contradictoires.
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Sous thème

Opinions

QUESTIONS OUVERTES

Vers la privatisation des vols spatiaux ?


La NASA envisage de sous-traiter les vols habités à des entreprises privées.
Au-delà des questions techniques et de sécurité que poserait une telle décision,
cela pourrait paradoxalement conduire à les développer.
David FREEDMAN

I
l y a deux ans, feu l’acteur de la série au bout de laquelle vous avez intérêt à duire de façon catastrophique par des acci-
télévisée Star Trek James Doohan accélérer franchement pour dépasser les dents mortels. L’aventure de l’homme dans
(« Scotty ») a eu droit à une dernière 7,7 kilomètres par seconde nécessaires l’espace subirait alors un coup d’arrêt
aventure, offerte par l’entreprise pri- pour placer une charge en orbite stable à durable : en effet, une fois la massive infra-
vée californienne Space X, créée en 2002 300 kilomètres d’altitude. structure des vols habités de la NASA déman-
avec l’objectif d’envoyer des hommes en Mais alors, pourquoi l’administration telée, il serait tellement long et coûteux
orbite autour de la Terre. En août 2008, Obama a-t-elle annoncé en février 2010 de la reconstruire en cas d’échec des com-
Space X a embarqué les cendres de Doohan que la NASA devrait pour ainsi dire se reti- pagnies privées que personne ne le ferait.
sur le troisième vol test de Falcon 1, une rer du domaine des vols habités et l’aban- Après un été de débats houleux, le Congrès
fusée à kérosène et oxygène liquide. Mais donner au secteur privé ? Selon ce plan, américain a cependant fini par adopter le
après deux minutes de vol, le dernier voyage la NASA devrait annuler l’essentiel des plan à contrecœur.
de Doohan s’est terminé en catastrophe : sept milliards d’euros affectés à ce jour au Mais le fait que ce soit un pari risqué ne
le premier étage de la fusée est entré en col- programme Constellation, destiné à rem- signifie pas que ce soit un mauvais pari. Il
lision avec le deuxième au moment de la placer la navette spatiale et à acheminer y a des raisons de croire que les compa-
séparation. C’était le troisième échec de des astronautes vers la Station spatiale gnies privées pourraient être à la hauteur
Space X en... trois tentatives. internationale et, à terme, jusqu’à la Lune. de la tâche et envoyer des hommes en orbite,
« Qu’espériez-vous d’autre ? », raillè- Au lieu de cela, l’agence fournira les capi- assez vite, pour moins cher et de façon aussi
rent d’anciens membres d’équipage de taux de lancement à des jeunes sociétés fiable que la NASA. Et cela pourrait redon-
la NASA, des responsables de l’aérospa- telles que Space X, puis leur achètera des ner vie à un rêve que 30 ans d’attentisme
tiale et de nombreux autres spécialistes places sur leurs lanceurs. en matière d’exploration spatiale avaient
convaincus que l’envoi en orbite de vais- estompé : celui d’une station en orbite. Ce
seaux spatiaux, surtout s’ils sont habités, « pied-à-terre » ne serait pas réservé aux
nécessite des armées d’ingénieurs, de tech-
Un pari risqué seuls astronautes, mais ouvert à des légions
niciens et de directeurs, avec un finance- De nombreuses voix se sont élevées pour de scientifiques, d’ingénieurs, et même à
ment de milliards d’euros et des plans de dénoncer ce « projet naïf et imprudent ». ceux qui rêvent de passer quelques jours
développement sur plusieurs décennies. Parmi les plus virulents, l’icône de l’histoire dans l’espace. Mieux encore, cette vague de
L’espace, après tout, est difficile d’ac- spatiale, Neil Armstrong, plus que sceptique visiteurs spatiaux pourrait lancer une nou-
cès. Une initiative privée peut parvenir à à l’idée que le secteur privé prenne la relève velle économie orbitale, dont certains pen-
envoyer un prototype modeste à 100 kilo- de la NASA. Selon lui, il faudra de nombreuses sent qu’elle serait autosuffisante.
mètres d’altitude, comme l’a réussi l’avion années et des investissements considé- S’en remettre au secteur commercial
SpaceShip One de Burt Rutan en 2004. Mais rables pour atteindre le niveau de sécu- pour construire des lanceurs et des vais-
c’était un exploit de salon comparé aux mis- rité et de fiabilité requis. Comme d’autres, seaux spatiaux n’est pas nouveau. Les véhi-
sions de la navette spatiale américaine il pense que laisser le transport orbital cules qui ont transporté les astronautes de
ou la Station spatiale internationale (ISS). aux mains d’entreprises privées serait dans la NASA dans l’espace ont toujours été
Pour gagner l’orbite terrestre, une altitude le meilleur des cas un pas en arrière pour construits par des entreprises privées. Ce
de 100 kilomètres équivaut à la longueur l’exploration spatiale habitée. Pire, le qui changera avec le plan d’Obama, c’est la
d’une bretelle d’entrée sur une autoroute, manque de compétence pourrait se tra- façon dont la NASA travaillera avec les entre-

24] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Opinions

prises privées. L’Agence spatiale améri-


caine a toujours engagé ses fournisseurs
sur des contrats de type « prix de revient
plus marge » (cost-plus), ce qui signifie
que la NASA leur rembourse ce qu’ils dépen-
sent et y ajoute un profit garanti.
Les experts s’accordent à dire que de
tels contrats augmentent les prix et la com-
plexité des projets, car plus le nombre de
fonctionnalités et de mesures de sécurité
augmente, plus les fournisseurs gagnent
d’argent et plus l’Agence spatiale limite le
risque de se voir un jour accusée d’avoir mis
en danger des vies par souci d’économies.
Ce serait la raison pour laquelle, selon cer-
tains, les vols habités sont confinés en orbi-
te terrestre basse depuis près de 30 ans,
avec des vols de la navette spatiale à plus
de 750 millions d’euros par mission. À ce
prix, les vols sont rares et le bilan de la
navette spatiale pas aussi étoffé qu’espéré.
Les critiques mettent en garde contre le
même gaspillage avec le program-
me Constellation.

Le juste prix
Un nouveau modèle où l’on « paie pour le
produit » ne serait pas sans précédent, note
Paul Guthrie, analyste du groupe d’exper-
tise pour l’espace et la défense Tauri, à
Alexandria, en Virginie. Depuis la
Seconde Guerre mondiale, le gou-
vernement des États-Unis a in-
vesti massivement dans les
sciences et la technologie,
avec des retombées commerciales incer-
taines, mais potentiellement importantes.
Ces investissements ont ouvert la voie
aux industries biotechnologiques et in-
formatiques, entre autres. Comme pour le
vol spatial aujourd’hui, ces industries ont
été confrontées à leurs débuts à des défis
technologiques et commerciaux. Elles ont
pu les surmonter grâce à des programmes
gouvernementaux, fonctionnant comme le
nouveau plan de la NASA : en donnant aux
entreprises des crédits pour leur développe-
ment et en étant un « client garanti », tan-
dis que l’industrie améliorait ses produits
John Mattos

et développait des économies d’échelle. Le


Département américain de la défense a été

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Questions ouvertes [25


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Opinions

le principal financier et le principal client le prix au kilogramme par dix. Une place pour
de nombreux fabricants de circuits intégrés la Station spatiale passerait ainsi de 40
au début des années 1970, par exemple, millions à 4 millions d’euros.
jusqu’à ce que des circuits intégrés beau- Pour encourager ce type d’innovations,
coup plus performants et moins chers soient la NASA devra changer sa façon de travailler.
disponibles, à la suite de la vive concurrence L’Agence a toujours dicté précisément à ses
à laquelle se sont livrées les entreprises. fournisseurs comment les véhicules spa-
Il n’existe sans doute pas d’équivalent tiaux devaient être construits, ce qui est
de la loi de Moore (le nombre de transistors normal, étant donné que c’est la seule à
par unité de surface double tous les deux avoir les compétences nécessaires jusqu’à
ans) pour les voyages spatiaux, mais il n’y présent. Mais avec ce nouveau fonction-
a sûrement aucune loi qui les oblige à res- nement, elle devra se contenter d’imposer
ter indéfiniment très chers. Les entreprises les objectifs.
D’après Phil McAlister, membre de l’équi-
pe de la NASA en charge de l’analyse des
SI LES COÛTS BAISSAIENT DE FAÇON NOTABLE programmes, l’agence ne sera pas trop exi-
et que la sécurité était assurée, les vols spatiaux geante sur la façon dont les fournisseurs
devront répondre au cahier des charges.
pour particuliers pourraient se multiplier. Il y aura une liste d’objectifs majeurs et
un maximum de flexibilité sur la façon de
en concurrence dans le cadre du plan Obama les remplir. Ensuite, à des étapes spéci-
seront forcées de réduire leurs coûts: si elles fiques, la NASA vérifiera que les exigences
dépassent le budget alloué, la différence ont été satisfaites.
sera à leurs frais ; si elles dépensent moins, Pour aider les entreprises à concevoir
elles feront des bénéfices. Outre la question des véhicules aussi simples et efficaces
des financements, celle de la sécurité à res- que possible, le nouveau plan élimine du
pecter malgré la réduction des coûts est bien programme Constellation les missions de
évidemment cruciale. la navette orbitale vers la Lune. La mission
se contenterait de déposer cargaisons et
Plus d’autonomie équipages en toute sécurité et à moindre
coût jusqu’à la Station spatiale internatio-
pour des coûts réduits nale, et de les en ramener.
Space X, qui s’impose pour l’instant comme La suppression des missions lunaires
chef de file de la nouvelle industrie spatiale, a attiré de nombreuses critiques, mais c’est
a déjà beaucoup travaillé dans ce sens. Elle oublier qu’elles n’étaient qu’un entraîne-
a réduit le prix des boulons en aluminium ment pour le véritable objectif à long terme :
anodisé en les usinant elle-même. Elle a le voyage vers Mars. Et contrairement à ce
diminué notablement le coût du matériau que certains opposants au nouveau plan
à base de carbone utilisé dans les boucliers ont laissé entendre, il n’est pas question
thermiques en mettant au point sa propre que la NASA dépense moins d’argent pour
formulation (certes inspirée d’un brevet de l’espace ou abandonne les vols habités à
la NASA). Elle a remplacé les tubes très oné- long terme. Le plan reconnaît seulement
reux destinés à éliminer la turbulence dans de façon implicite qu’un aller-retour vers
les tuyères de la navette spatiale par un Mars nécessitera des progrès technolo-
système meilleur marché fondé sur des giques bien plus importants que ne le pro-
tubes en spirale de diamètre constant. mettait le programme Constellation. Et en
Selon Kenneth Bowersox, ancien com- libérant la NASA de l’obligation de consa-
mandant de la navette spatiale et aujourd’hui crer tout son budget à ce programme, ce
vice-président de Space X, le rapport du coût plan donne à l’Agence le répit nécessaire
et de la performance changera forcément : pour mettre en route d’autres projets.
les charges placées en orbite seront certes Selon Eligar Sadeh, président d’As-
plus petites, mais l’objectif sera de diviser troconsulting International, un cabinet

26] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Opinions

CON TR A IN T E S OR BITA LE S
Le vol spatial orbital n’implique pas seulement de monter suf- l’a fait SpaceShipOne en 2004, ne prouve pas que les com-
fisamment haut; il faut aussi voyager suffisamment vite pour pagnies privées aient conquis l’espace : placer un module
ne pas retomber sur Terre. C’est pourquoi un vol balistique, avec équipage en orbite terrestre basse est bien plus diffi-
où l’on se contente de monter, puis de redescendre comme cile. Un voyage jusqu’à la Lune le serait plus encore.

Énergie requise
L’énergie totale nécessaire pour lancer chaque engin
indiqué sur ce schéma est la somme de son énergie
potentielle et de son énergie cinétique. Les paramètres Orbite lunaire :
complexes comme la résistance de l’atmosphère ont été 384 000 kilomètres
négligés. Il s’agit donc seulement d’approximations.

 Apollo 11
(position à la fin
 Satellite géostationnaire de la combustion finale)
Hauteur : 35 800 kilomètres (km) Hauteur : 1 920 km
Masse : 6 080 kilogrammes (kg) Masse : 40 000 kg
Vitesse : 3 074 mètres par seconde (m/s) Vitesse : 10 844 m/s
Énergie : 56,5 Mégajoules Énergie : 73,3 MJ/kg
par kilogramme (MJ/kg)

Télescope
spatial Hubble
610 km
600 k
m

 Falcon 9 Navette spatiale


Hauteur : 350 km 185-643 km
Masse : 10 000 kg 500 k
Vitesse : 7 407 m/s m
 Boeing 777 Énergie : 30,7 MJ/kg
Hauteur : 12 km
Masse : 160 000 kg
Vitesse : 248 m/s 400 k
Énergie : 0,2 MJ/kg m
Station spatiale
internationale (ISS)
400 km
 SpaceShipOne 300 k
Hauteur : 100 km m
Masse : 2 000 kg Orbite géostationnaire
Vitesse : 0 m/s et au-delà :
Énergie : 1,0 MJ/kg plus de 35 800 km
200 k
m

Orbite terrestre moyenne :


100 k 2 000 à 35 800 km
m
Orbite terrestre basse :
180 à 2 000 km
Suborbital
Orbite terrestre
Don Foley

Vers l’orbite lunaire

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Questions ouvertes [27


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Opinions

s’ils ne seront pas forcément plus fiables


LE S VA IS S E AU X DE DE M A IN ou efficaces, du moins dans les cinq à dix
Plus d’une dizaine de compagnies ont annoncé leur intention d’envoyer des hommes prochaines années. Pour J. Logsdon, on
en vol suborbital ou en orbite basse. Les astronautes atteindront l’orbite basse va d’abord assister à une réduction des
en décollant avec le Taurus 1 (1) construit par Orbital Science Corporation , dans coûts. Parmi les entreprises spatiales qui
le Falcon 9 de Space X (2), qui a été lancé avec succès durant l’été 2010, ou sur
une variante de la fusée Delta (3) construite par United Launch Alliance, une coen- s’apprêtent à répondre aux appels d’offres
treprise entre Boeing et Lockheed Martin. Les touristes, quant à eux, iront faire de la NASA, citons Blue Origin, créée par le
des tours à la frontière de l’atmosphère à bord de véhicules construits par Xcor (4), fondateur d’Amazon Jeff Bezos, Armadillo
Virgin Galactic (5) ou Blue Origin (6). Aerospace, par le magnat des logiciels John
Carmack, et Xcor Aerospace, par des vété-
1 2 3
Orbital Sciences Corporation

rans de l’industrie aérospatiale.

United launch alliance


Et l’industrie spatiale ne se limitera pas
aux fabricants de navettes orbitales. Sup-
posons que les coûts baissent notablement
Spacex

et que la sécurité soit suffisante ; les vo-


4 5 6 yages spatiaux pour particuliers pourraient
Mark Greenberg, Virgin galactic

alors se multiplier. La Station spatiale inter-


nationale ne pourra pas accueillir tous
Mike Massee, Xcor

ces touristes de l’espace. L’entreprise Bige-


Blue origin low Aerospace a développé des capsules
gonflables dont les composants modulaires
peuvent être assemblés et déployés dans
l’espace pour former des quartiers d’habi-
d’experts pour l’espace et la défense de Colo- suivie moins d’un an après par Falcon 9, tation orbitaux. Il est vraisemblable que
rado Springs, le nouveau plan entraînera une une fusée plus puissante conçue pour trans- d’autres entreprises vont émerger pour pro-
réduction des coûts et une meilleure gestion porter un véhicule avec équipage. poser des lieux de vie, des laboratoires, des
du dossier « orbite terrestre basse » de la Les essais réussis de Space X sont installations de stockage et de construc-
NASA, si bien que celle-ci pourra se recentrer encourageants, mais ils représentent les tion dans l’espace. Et la compétition sera
sur les sciences de la Terre et de l’espace. seuls succès tangibles. Le seul autre nou- encore accrue quand les pays du monde
En fait, le plan Obama prévoit une hausse vel acteur qui se prépare à produire un entier se lanceront dans cette nouvelle
du budget de la NASA dans les années à venir. véhicule spatial, Orbital Sciences à Dulles, course à l’espace. Le Japon et l’Inde entrent
En un sens, le président des États-Unis tente en Virginie, n’a pas encore grand-chose à déjà dans la bataille.
de redonner à la NASA l’image qu’elle avait présenter. Les deux entreprises ont embau- Les fournisseurs de l’aérospatiale en-
dans les années 1960 en faisant d’elle à nou- ché certains des directeurs et ingénieurs treront sans doute eux aussi dans la com-
veau une agence de recherche et de déve- les plus compétents de l’industrie spatiale, pétition. Ces grandes entreprises savent
loppement performante, et en déléguant à mais il est impossible de savoir si l’une construire des véhicules spatiaux opéra-
des fournisseurs civils l’orbite terrestre basse. ou l’autre sera capable de produire un véhi- tionnels ; la seule question est de savoir si
Mars deviendrait la nouvelle Lune. cule de qualité avec des budgets réduits elles pourraient les construire en réduisant
Le nouveau plan ne serait cependant et sans que les ingénieurs de la NASA ne leurs coûts. ULA (United Launch Alliance),
pas très pertinent si, en fin de compte, les leur fournissent en aval des cahiers des une coentreprise de BoeingetLockheed Mar-
entreprises ne parvenaient pas à dévelop- charges très détaillés. tin, envoie déjà des charges en orbite pour
per un véhicule orbital sûr et fiable, que le 75 millions d’euros. Bien que ce soit quatre
programme Constellation pourrait mettre Vers une réduction fois ce que Space X projette de faire payer,
au point (mais pour plus cher). Le secteur ULA a acquis une réputation de fiabilité.
privé y parviendra-t-il? Bien qu’il soit encore des coûts Le plus grand intérêt financier poten-
trop tôt pour l’affirmer, ce n’est pas impos- D’après John Logsdon, ancien directeur tiel du plan Obama serait de baisser suffi-
sible. En septembre 2008, juste un mois de l’Institut de politique spatiale à l’Univer- samment les coûts d’un lancement en orbi-
après le lancement raté embarquant les sité George Washington, si l’on donne une te pour créer un cercle vertueux : si les
restes de James Doohan, le Falcon1 de chance à ces entreprises privées, elles y prix baissaient, davantage de personnes
Space X est devenu la première fusée pri- parviendront sans doute. Les véhicules iraient dans l’espace, ce qui entraînerait des
vée à ergols (comburant et combustibles) résultants coûteront moins cher que dans économies d’échelle et une intensification
liquides à être placée en orbite. Elle a été le cadre du programme Constellation, même de la concurrence, laquelle ferait encore

28] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Opinions

baisser les prix, et ainsi de suite. Si un microgravité devrait ouvrir une nouvelle
nombre suffisamment important de per- profession : chercheur en impesanteur. Le
L’ A U T E U R
sonnes visitent l’espace, il faudra créer de coût du transport en orbite a limité jusqu’à
grandes infrastructures en orbite, ce qui at- présent ce domaine d’expérimentation. Mais
tirerait encore davantage de personnes. Une si ce coût diminuait, il y aurait de plus en
économie spatiale pourrait ainsi se mettre plus d’expériences réalisées en orbite, et
en place, à condition encore une fois que donc de chances de trouver un composé ou
la sécurité des vols soit assurée et que un résultat intéressant. Une seule décou-
ces vols puissent être rentables. verte remarquable donnerait une forte impul-
Mais le simple fait de faire baisser le prix sion à l’économie orbitale.
d’un voyage en orbite attirera-t-il davantage
David Freedman est journaliste
scientifique à New York.
de clients ? Y aura-t-il assez de personnes Le tourisme spatial,
intéressées pour rendre les navettes ren-
tables et stimuler la concurrence ? Sans un marché crédible ?
vision claire des bénéfices attendus au-delà Cependant, de nombreux observateurs
des commandes de la NASA, l’avenir du sec- pensent que le secteur le plus prometteur
teur privé dans l’espace reste très incertain. à court terme est celui du tourisme spa-
Certes, il existe déjà un marché : celui tial. Depuis 2001, la Russie a envoyé huit
occupé par la navette spatiale. Les États- touristes jusqu’à la station spatiale avec ses
Unis et les autres pays continueront à vou- fusées Soyouz, à des prix compris entre
loir envoyer des scientifiques et des tech- 22 et 36 millions d’euros. Avec des billets
niciens dans la Station spatiale internationale nettement moins chers, le nombre de candi-
pour y mener des recherches en impesan- dats au départ augmenterait. Selon L. Levin,
teur, ou pour finaliser des observations de il existe des clients potentiels pour se rendre
la Terre ou de l’espace. Si une nouvelle in- dans la Station spatiale internationale, et ils
dustrie spatiale pouvait abaisser le prix d’un seraient prêts à payer entre 10 et 20 mil-
« taxi orbital » aux alentours de quatre mil- lions de dollars pour y aller.
lions d’euros, davantage de pays enverraient Mais une menace plane sur ce marché
leurs chercheurs dans l’espace. Il n’en res- potentiel : celui d’un accident mortel. Si des
te pas moins que ce prix sera encore trop clients étaient tués dans un accident de
 BIBLIOGRAPHIE élevé pour la plupart des organismes. navette, ce serait la fin immédiate du tou-
Les perspectives d’une économie or- risme spatial. C’est ce que pense Sherman
Review of U.S. Human Spaceflight
Plans Committee – Final Report, bitale s’amélioreraient s’il s’avérait avan- McCorkle, PDG de la firme d’expertise-conseil
sous la direction de N. Augustine, tageux de fabriquer certains objets en im- Technology Ventures à Albuquerque, au
octobre 2009. pesanteur. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Nouveau-Mexique (État qui construit un
www.nasa.gov/offices/hsf/home
La quasi-absence de gravité ressentie dans « spatioport » à 225 millions de dollars,
Michael Belfiore, Rocketeers : une navette permet par exemple de pro- anticipant une industrie du vol spatial) : si
How a Visionary Band of Business duire des cristaux exceptionnellement gros un vol orbital touristique se soldait par un
Leaders, Engineers, and Pilots
Is Boldly Privatizing Space, et purs ou des roulements à billes et autres échec, il n’y en aurait certainement pas
Smithsonian, 2007. objets sphériques parfaits. Quelle que soit d’autres avant longtemps.
la valeur ajoutée de ces produits, les coûts Le tourisme devrait être un moteur pour
G. Musser, Cinq priorités pour l'ex- d’installation et d’exploitation d’une usine l’économie spatiale, mais son développe-
ploration du Système solaire,
Pour la Science n° 362 - décembre dans l’espace seraient des milliers de fois ment sera lent, et ce sera, du moins au début,
2007. http://bit.ly/pls362-musser supérieurs. Selon Lon Levin, cofondateur un marché limité. Le tourisme pour mil-
de SkySevenVentures, un fonds d’inves- liardaires peut paraître un moteur à la fois
C. Dingell, W. Johns et J. White,
Retour sur la Lune, Pour la Science tissement dans les jeunes pousses du sec- fragile et superficiel comparé à nos rêves
n° 362 - décembre 2007. teur spatial, même l’exploitation d’un as- d’exploration spatiale, mais cela ne semble
http://bit.ly/pls362-constellation téroïde de diamant pur ne serait sans doute plus être du domaine de l’utopie. Le désir
pas rentable ! de repousser les limites de notre village glo-
La seule possibilité de découvrir un bal est un projet ambitieux, et le tourisme
jour un produit pharmaceutique ou un nano- spatial pourrait être un outil efficace pour
matériau ne pouvant être fabriqué qu’en le faire avancer. 

30] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Linguistique

L’arrivée des langues


indo-européennes
en Europe
Ruth Berger

La paléogénétique et la linguistique assistée par ordinateur


livrent de nouveaux indices sur la diffusion des langues.

A vant que les langues indo-européen-


nes ne conquièrent l’Europe, on y
parlait notamment une langue appa-
rentée au basque actuel, le vascon. Ainsi,
en Europe occidentale et centrale, beau-
hypothèse concurrente, selon laquelle les
Indo-Européens seraient originaires
d’Anatolie. Ils seraient arrivés bien plus
tôt, il y a plus de 8 000 ans, et ces colons
auraient apporté l’agriculture à une Europe
coup de fleuves portent des noms déri- sauvage et faiblement peuplée.
vés de termes basques. Mais quand et La thèse de C. Renfrew est attrayante,
comment les langues indo-européennes parce qu’elle est simple : avec l’introduc-
ont-elles supplanté celles de l’ancienne tion de l’agriculture, l’Europe a connu sa
Europe ? Comme nous le verrons dans cet plus grande révolution préhistorique et
article, des études récentes de génétique il tombe alors sous le sens de ramener la
et de linguistique ont apporté de nouveaux propagation des langues indo-européen-
éléments de réponse à cette question. nes au même événement. Cela suppose
Longtemps a prévalu l’hypothèse de toutefois que l’agriculture ait effective-
l’archéologue américano-lituanienne Marija ment été introduite en Europe par l’immi-
Gimbutas (1921-1994), selon laquelle des gration. C’est précisément ce dont doutent
peuples de cavaliers nomades originaires beaucoup d’archéologues. Selon eux, la
des steppes entourant la mer Noire et la population européenne ancestrale s’est
mer Caspienne auraient commencé, il y a convertie elle-même à un mode de vie agri-
6000 ans au plus, à se répandre par vagues cole, contaminée en quelque sorte par le
successives en Europe et en Asie. Quelques contact avec l’Anatolie, mais sans échan-
indices archéologiques en témoignent, mais ges importants de populations.
ils n’ont pas apporté de réponse claire. En La génétique peut-elle nous aider à
tout cas, ces peuples des steppes et leur aller plus loin ? Depuis les années 1980, les
culture patriarcale guerrière semblaient
concorder avec certains éléments que
l’on croyait connaître depuis le XIXe siècle 1. CES MASQUES SCULPTÉS de la ville de Myre,
© Shutterstock/nehbitski

de l’ancienne Lycie (dans la région de l’actuelle


sur les anciens Indo-Européens et leur Antalya, dans le Sud de la Turquie), semblent par-
« patrie d’origine ». ler. Le lycien, supplanté par le grec au Ier siècle
L’archéologue britannique Colin Ren- avant notre ère, est l’une des plus anciennes
frew a élaboré à la fin des années 1980 une langues indo-européennes.

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chercheurs tentent de déduire les anciens vent être testées directement que par des
mouvements migratoires de l’étude des découvertes de fossiles. L’ESSENTIEL
gènes d’individus vivant aujourd’hui. Les chercheurs travaillant avec Bar-
En Europe, ils ont trouvé une diminution bara Bramanti, à l’Université de Mayence,  L’origine des langues
progressive de la fréquence de certains ont isolé de l’ADN mitochondrial (voir l’en- indo-européennes reste
variants de gènes du Sud-Est vers le Nord- cadré page 38) sur 26 squelettes des pre- une question très débattue,
Ouest. On a supposé que cela représentait miers agriculteurs de l’Est de l’Europe mais qui est aujourd’hui
effectivement une vague d’immigration, centrale (il existe deux types d’ADN, l’ADN éclairée par des analyses
mais il était impossible de dire quand du noyau cellulaire et l’ADN des mitochon- d’ADN et des arbres
elle aurait eu lieu. drie; ce dernier est transmis par les mères). de parenté linguistique
De telles déductions sont incertaines. Les agriculteurs appartenaient à la civili- élaborés par ordinateur.
Supposons que vous deviez déduire du pay- sation dite de la céramique rubanée (ou  Deux hypothèses
sage politique actuel quels étaient les grou- culture rubanée), qui annonçait il y a quel- s’affrontent. L’une affirme
pes parlementaires composant le parlement que 7 500 ans l’époque agricole dans nos que ces langues ont gagné
en 1848. Il y a peu de chance que cela donne régions. L’équipe de B. Bramanti a par ail- l’Europe via des migrations
un résultat exact. Il en va de même pour leurs prélevé des échantillons d’ADN sur de peuplades de guerriers
les généalogies génétiques: il existe toujours des restes de chasseurs-cueilleurs ayant nomades originaires des
plusieurs scénarios historiques aboutissant vécu à la même époque. steppes entourant la mer
à la répartition actuelle, et de nombreux Noire et la mer Caspienne,
détails du passé resteront inconnus à jamais.
Les progrès réalisés ces dernières années
Quand l’ADN témoigne il y a moins de 6000 ans.

dans la lecture de l’ADN ancien représen- Résultat : les segments d’ADN analysés  L’autre hypothèse
tent donc une aubaine. différaient considérablement entre les chas- invoque des migrations
Les hypothèses concurrentes relatives seurs et les agriculteurs. Ils paraissaient d’agriculteurs d’Anatolie,
à la «révolution néolithique» en Europe, même génétiquement plus éloignésque il y a plus de 8 000 ans.
qu’il y ait eu immigration ou non, ne peu- les autochtones d’Australie le sont des

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L’ A U T E U R Européens. Les premiers agriculteurs d’Eu- Tadjikistan et dans les régions voisines; il
rope centrale, appartenant à la civilisation était considéré jusqu’à présent comme typi-
de la céramique rubanée, étaient donc des quement indo-européen.
immigrants. Cela concorde parfaitement L’étude de B. Bramanti réservait une
avec la thèse de C. Renfrew, selon laquelle autre surprise : les agriculteurs de la cul-
l’indo-européen serait arrivé en Europe par ture rubanée présentaient une répartition
l’intermédiaire d’agriculteurs anatoliens. des gènes différente de celle des Européens
Cependant, comme souvent, le diable actuels; la plupart d’entre eux portaient le
se cache dans les détails. Certes, les chas- variant N1a ou H de l’ADN mitochondrial.
seurs-cueilleurs ayant vécu à l’époque Le variant H est jusqu’à présent très répandu
Ruth BERGER, biologiste archaïque, sur laquelle a porté l’étude de chez les Européens et même dominant, alors
et linguiste, a publié en 2008 B. Bramanti, contrastaient fortement avec que N1a n’existe presque plus en Europe.
un livre sur l’évolution
des langues, Warum der Mensch les agriculteurs de la culture rubanée ;
leur réservoir de gènes appauvri est typi-
spricht (Pourquoi l’homme parle).
que de petits groupes isolés. Mais les
Quelles migrations ?
variants d’ADN mitochondrial trouvés chez Ce résultat inattendu pourrait indiquer
les chasseurs de l’âge de pierre (les variants au moins deux grands événements migra-
U4 et U5) existent encore en Europe, avec toires au Néolithique de l’Europe cen-
une fréquence de 11 pour cent pour U5. trale. D’abord seraient arrivés les peuples
De nos jours, le variant U4, rare en Alle- de la culture rubanée, qui auraient repoussé
magne, se rencontre avec la fréquence la des chasseurs-cueilleurs porteurs des
plus élevée en Europe de l’Est, ainsi qu’au variants U4 et U5. Ils auraient ensuite eux-
mêmes été repoussés si fortement par une
vague de migration ultérieure, que leur
Vieux nordique type mitochondrial caractéristique N1a
Période de migration aurait pratiquement disparu. Cela corres-
pour la théorie Vieux haut-allemand
des paysans anatoliens Vieil anglais pond davantage à l’hypothèse de Gimbu-
Période de migration pour tas de l’immigration de peuples des steppes
Gothique
la théorie des guerriers au début de l’âge du bronze qu’à la thèse
nomades des steppes Ombrien
de C. Renfrew. Les peuples de la culture
Osque rubanée pourraient avoir été les Basques
Latin primitifs et ce ne serait que lors de la migra-
Gallois tion ultérieure que les Indo-Européens
Vieil irlandais auraient atteint l’Europe. Mais ce pourrait
Vieux prussien être l’inverse... ou ni l’un ni l’autre : en
D’après Q. Atkinson et al., Transactions of the Philological Society, vol. 103, pp. 193-219, 2005

réalité, le tableau est encore plus complexe.


Lithuanien
D’une part, la modification de la répar-
Letton tition des différents types d’ADN pour-
Vieux slave (OCS) rait résulter en partie de la sélection et non
Avestique
de la migration. Des variants mitochon-
Vieux persan driaux auraient ainsi subsisté ou été éli-
Sanskrit védique minés selon l’endroit, sans qu’il y ait
Arménien déplacement d’individus.
Grec D’autre part, la civilisation de la céra-
Albanais mique rubanée n’a pas été la seule agricul-
Tokharien B ture primitive en Europe. Dans le Sud, le
long des côtes méditerranéennes, il en exis-
Tokharien A tait une seconde, moins développée, dont
Louvite
les membres vivaient en partie dans des
Lycien grottes. La céramique à empreintes de
Hittite coquillages, caractéristique de la culture
dite cardiale (Cardium est un genre de
9 000 ans 6 000 ans 3 000 ans Présent
coquillage), est attestée au plus tôt en Thes-
2. CET ARBRE GÉNÉALOGIQUE des anciennes langues indo-européennes a été établi à l’aide salie dans l’actuelle Grèce; mais elle s’étend
d’une simulation informatique. L’ordinateur a traité des listes de vocabulaire de base de chaque le long de la côte Nord et Sud de la Médi-
langue à l’aide d’un algorithme statistique. La fiabilité de cet arbre reste à déterminer, tant que
l’on ne disposera pas d’éléments d’information obtenus par d’autres moyens. L’analyse a été terranée jusqu’à l’Atlantique. On a distin-
réalisée avec un autre choix de langues que celui des pages 36 et 37 et a donné des valeurs gué un précurseur possible au Liban, tandis
similaires, mais non identiques. (D’après Q. Atkinson et al., Transactions of the Philological Society, que les origines des peuples de la civilisa-
vol. 103, pp. 193-219, 2005.) tion de la céramique rubanée se situent

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dans l’espace danubien occidental. La cul-


ture cardiale méditerranéenne, contraire-
Gradients génétiques en Europe
ment à celle de la céramique rubanée, est
ainsi directement liée à l’Orient.
Les origines de certaines composan-
tes du réservoir de gènes européens se
trouvent-elles chez les représentants de la
culture cardiale? Ces derniers, et non les
peuples de la culture rubanée, seraient-ils
les Indo-Européens recherchés ? En 2005,
Helen Chandler et ses collègues, de l’Uni-
versité d’Oxford, ont mené une étude
paléogénétique au Portugal. Là aussi,
des chasseurs-cueilleurs locaux ont été
Spektrum der Wissenschaft / Emde-Grafik

comparés avec des agriculteurs du Néo-


lithique et les chercheurs ont travaillé avec
des marqueurs de l’ADN mitochondrial,
le génome du noyau étant plus difficiles
à isoler et séquencer à partir d’os anciens.
Des différences sont aussi apparues
entre les chasseurs et les agriculteurs
portugais, mais elles se sont révélées beau-
coup moins marquées que celles notées 3. SUR CETTE CARTE, LES COULEURS indi- directe entre les peuples de la culture ruba-
chez les sujets examinés par l’équipe de quent la fréquence de divers variants généti- née et les Européens actuels fait défaut, il
B. Bramanti. Avant tout, les deux grou- ques dans les populations. Les variants les plus est probable qu’il y ait eu des migrations
pes portugais divergent de manière simi- fréquents en Orient se raréfient à mesure que ultérieures vers la région considérée.
l’on va vers le Nord-Ouest (et inversement), ce
laire de l’actuelle répartition moyenne qui est compatible avec une colonisation en une Si la génétique ne répond pas pour le
européenne des différents types mitochon- ou plusieurs vagues à partir du Sud-Est. moment à la question de l’origine des Indo-
driaux: le variant J, considéré comme carac- Européens, la linguistique nous aiderait-
téristique du Proche-Orient, est totalement elle? En 2003 parut une étude, très débattue
absent ; en revanche, dans les deux grou- depuis lors, qui commençait par l’asser-
pes, les variants H et U sont respective- tion qu’il était possible de trancher entre
ment très fortement et fortement les thèses de Gimbutas et de C. Renfrew.
représentés. La diversité est globalement
réduite, comme on pouvait s’y attendre
pour des populations vivant aux marges
Des mots pour un arbre
du continent à l’âge de pierre. Quentin Atkinson et Russel Gray, deux
L’équipe de H. Chandler a comparé psychologues de l’Université d’Auckland
les anciens Portugais aux populations s’intéressant aux langues, déterminèrent
actuelles et en a conclu que les chasseurs à l’aide d’un programme informatique,
tout comme les agriculteurs ressemblent, qui sert normalement aux généticiens pour
pour ce qui est de leur ADN mitochondrial, L’archéologie des langues calculer les arbres généalogiques des
essentiellement aux Basques, aux Gali- humains, l’âge de la famille des langues
ciens et aux Catalans. Du moins au Por-  Les mots désignant le joug, indo-européennes. Ils ont fourni à l’ordi-
tugal, la première culture néolithique la roue et l’axe sont très semblables nateur un vocabulaire de base de 200 mots
semble ainsi avoir été représentée par une dans les langues indo-européennes. et leurs équivalents dans les différentes
population indigène vivant sur les côtes On en a conclu que ces objets langues indo-européennes, ainsi que des
méditerranéennes occidentales. Dans cette ont dû exister avant la ramification estimations sur le temps qu’il faut pour
région, on recherche sans doute les Indo- de l’indo-européen en langues filles. que dans une langue un mot soit remplacé
Européens en vain. Ainsi, la famille de langues ne daterait par un autre d’origine différente. Le pro-
En résumé, la paléogénétique n’a pas pas de plus de 6 000 ans, gramme a alors calculé un arbre des lan-
apporté jusqu’ici d’éléments étayant la car la roue n’existait pas auparavant. gues et a déterminé l’âge de la racine et de
thèse de C. Renfrew, selon laquelle les pre- Les partisans de la thèse l’ensemble des ramifications.
miers agriculteurs auraient immigré d’une ramification antérieure La méthode n’est pas aussi précise qu’il
d’Anatolie. Concernant la civilisation de de l’indo-européen essaient y paraît, les vitesses de modification du
la céramique rubanée, il y a bien eu une au contraire d’expliquer vocabulaire étant en fait variables: le contact
migration, mais elle ne permet de remon- les ressemblances par des emprunts avec les peuples voisins ou l’adoption d’une
ter que jusqu’à l’espace danubien. De sur- et des apparitions simultanées langue par un groupe parlant aupara-
croît, comme la continuité génétique survenues par hasard. vant une autre langue peuvent accélérer

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L’ a r b r e d e p a r e nt é d es la ng u es i n d o - e u ro p é e n n es

Hittite 1700
Tokharien B
Tokharien A
Arménien (moderne oriental)
Arménien (occidental)
8700
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800 Grec (nouvelle langue écrite)


Grec (démotique)
Grec moderne (variante)
7/01/11

Grec (parlé de nos jours)


7900 Albanais (Sicile)
Grec (Lesbos)
600 Albanais (Corinthe)
17:54

Albanais Top
Albanais G
Albanais T
Page 36

2500 Waziri
Afghan
Baloutchi
Tadjik
7300 Persan
4600
Wakhi
Ossète
Kashmiri
2900 Khaskura
Bengali
Hindi
Lahnda
Penjabi (standard)
Gujari
Marathi
Cinghalais
Romani

Polonais
Russe
6900
Biélorusse
Ukrainien
Slovaque
Tchèque (slovaque)
Tchèque
Tchèque

Bas sorabe
Haut sorabe
Serbo-croate Cette généalogie de nombreuses
1300 Bulgare langues indo-européennes a été
Macédonien établie, comme l’arbre de la figure 2,
Slovène à l’aide de méthodes statistiques.
3400 Plus une langue est à droite
Letton
du schéma, plus son vocabulaire s’est
Lituanien (standard) éloigné de celui de l’indo-européen
Lituanien (variante) originel. Il apparaît ainsi que certaines
langues se sont transformées plus
Danois lentement que d’autres.
Féroïen Les chercheurs n’ont pas pu
Anatolien Islandais déterminer tous les anciens liens
pls_400_p000000_langues.xp_mm_0701

Norvégien de parenté avec certitude,


Tokharien de sorte que d’autres ramifications
1750 Suédois
et datations sont possibles. La variante
Arménien Suédois (Laponie) représentée ici est la plus probable.
7/01/11

Suédois (Uppland)
Grec Anglais (créole Surinam)
Anglais (standard)
17:54

Albanais 6500 Frison


5500 Flamand
Iranien Afrikaans
Allemand de Pennsylvanie
Page 37

Indo-iranien
Indien Allemand (standard)

Slave Sarde (Logudorese)


Balto-slave Sarde (Cagliari)
Balte 1700 Sarde (Nuorese)
Italien
Allemand nordique Catalan
Germanique Brésilien
Allemand occidental Portugais (standard)
Espagnol
Français/ibérique Français (créole)
Italique Français (créole, dominicain)
Italique 6100 Wallon
Français
Celtique Provençal
Ladin
Valachien
Breton (standard)
Âges moyens calculés des ramifications,
5500 exprimés en années avant le présent Breton (Vannes)
2900 Breton (1919)
Gallois C

Spektrum der Wissenschaft / Emde-Grafik (D’après R. D. Gray et Q. D. Atkinson, Nature, vol. 426, pp. 435-438, 2003.)
Gallois N
Irlandais B
Irlandais A
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l’échange de mots. Les auteurs se sont effor- les Indo-Européens originels. Une ramifi-
cés de prendre en compte de tels impon- cation de l’indo-européen originel il y a
dérables. Et d’après Q. Atkinson et R. Gray, environ 9000 ans est en revanche en accord
Indo-européen les faiblesses de la méthode sont largement avec la thèse de C. Renfrew. En Grèce orien-
compensées par l’utilisation d’un grand tale, les premières traces d’agriculture sont
ou indo-germanique ? nombre de langues et de mots. décelables à peine plus tard ; elles pro-
 Ces expressions sont toutes L’arbre établi par ordinateur (voir l’il- viennent de l’Anatolie voisine et c’est pré-
deux correctes. Le terme lustration pages 36 et 37) ne surprend pas cisément là-bas que l’arbre généalogique
« indo-germanique » fait allusion et étaye des hypothèses qui ont été élabo- situe, avec le hittite, la plus ancienne bran-
aux composantes rées par des méthodes classiques. Par exem- che des langues indo-européennes.
de la famille des langues ple, le statut de langue isolée de l’albanais
se voit confirmé. De même, les grands grou-
indo-européennes rencontrées
pes de langues actuelles, germaniques,
Un berceau anatolien ?
à l’extrême Sud-Est et Nord-Ouest
(Sri Lanka et Islande respectivement) romanes, slaves, etc., sont correctement Il y a toutefois une difficulté. Le hittite n’est
de l’aire de répartition de ces langues. représentés. attesté qu’au IIe millénaire avant notre
Ce terme s’est imposé dans l’espace Mais la datation est-elle fiable ? Il ne ère, des milliers d’années après la diffu-
linguistique allemand ; ailleurs faut pas se laisser leurrer par les valeurs sion de l’agriculture. L’arbre ne révèle
en Europe, c’est le terme plausibles pour la période historique (par pas si le préhittite parlé il y a plus de
« indo-européen » qui prévaut. exemple celle de la ramification des lan- 8 700 ans doit aussi être situé en Anatolie,
Dans certains cercles allemands, gues germaniques et romanes en leurs bran- car il ne contient pas d’indications de
le terme « indo-germanique » ches actuelles il y a au moins 1 700 ans), lieu. Des localisations actuelles ou histo-
est tombé en disgrâce après car c’est précisément avec de telles dates riques peuvent tout au plus apporter de
la Seconde Guerre mondiale, déduites de connaissances historiques que maigres indices. Les langues ne sont pas
en raison de sa connotation la méthode a été étalonnée. Supposons ainsi attachées à un lieu. Le celtique, aujourd’hui
trop nationale. que, pour les dates plus anciennes, elle four- limité à la Bretagne et aux îles Britanni-
nisse au moins une approximation. Après ques, était autrefois parlé de l’Espagne
tout, des analyses ultérieures ont conduit jusqu’au Bosphore. Le turc, principale lan-
à des résultats similaires (voir la figure2). gue actuelle de l’Anatolie, n’y est arrivé
D’après la simulation, la première rami- qu’au haut Moyen Âge.
fication de la langue originelle proto- Les langues se déplacent ou dispa-
indo-européenne s’est produite il y a déjà raissent. L’histoire de l’Europe, de l’Est de
près de 8700 ans. L’hypothèse de Gimbu- l’Asie et des Indo-Européens s’étend sur
tas serait donc réfutée. Les peuples de cava- neuf millénaires, au cours desquels des lan-
liers des steppes de la Russie méridionale, gues se sont déplacées, se sont modifiées
que Gimbutas considérait comme étant les ou ont disparu sans laisser de traces. C’est
diffuseurs du proto-indo-européen, ont pourquoi nous ignorons quelle langue on
vécu plus de 2000 ans trop tard pour être parlait en Anatolie il y a plus de 8000 ans.
D’après la thèse de C. Renfrew, il s’agis-
sait du proto-indo-européen, qui serait
Quelle fiabilité pour l’ ADN mitochondrial ? ensuite arrivé avec l’agriculture dans les
Balkans et serait devenu le précurseur du
es mitochondries (ci-contre) de celle des mitochondries. drial ne sont pas seulement
L sont des organites cellulai- D’autre part, les différents
res qui ont leur propre matériel variants de l’ADN mitochon-
des marqueurs de parenté
dépourvus de fonction.
grec et de l’albanais. Le préhittite serait resté
isolé en Anatolie, tandis que les autres lan-
gues indo-européennes auraient continué
génétique. L’ADN mitochondrial Certains variants sont à diverger en Europe. Il aurait donc existé
n’est transmis que par la mère, associés à des particularités du dans les Balkans et en Anatolie une conti-
mute souvent,présente de mul- métabolisme ou à une vulné-
nuité indo-européenne de plus de 8000 ans.
tiples copies et peut être extrait rabilité à certaines maladies.
Mais il est aussi possible qu’il en fût
plus souvent d’os anciens que Dans la répartition actuelle des
autrement. L’écriture la plus ancienne d’Eu-
l’ADN du noyau cellulaire. On mitochondries, il est probable
rope, déchiffrée partiellement, est le linéai-
l’utilise pour retrouver la trace que la sélection soit intervenue
des migrations préhistoriques tout autant que la parenté.
reA sur l’île de Crête. Elle témoigne d’une
de différents peuples. Par exemple, le variant mito- langue qu’il a été impossible jusqu’ici de
Universität Rostock, Institut für Anatomie

Il ne constitue toutefois chondrial N1 pourrait avoir dis- classer dans la famille indo-européenne.
pas un indicateur très fiable paru par sélection chez les On débat aussi d’une origine non indo-euro-
pour établir l’existence ou l’ab- agriculteurs de la civilisation péenne pour la langue des Pélasgiens, peu-
sence de parenté. D’une part, de la céramique rubanée, bien ple préhistorique de la Grèce pratiquant
le génome nucléaire peut avoir que ses porteurs soient peut- l’agriculture, ainsi que celle des habitants
une origine en partie différente être nos ancêtres. de la haute Antiquité des îles de Limnos
et de Chypre. Et l’Anatolie? Lorsque les

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4. LA RÉPARTITION DES LANGUES INDO-EUROPÉENNES


au Ier millénaire avant notre ère correspondait
probablement aux zones en couleurs représentées
ici schématiquement (les zones de recouvrement
ne sont pas indiquées). À cette époque, cette famille
Germanique de langues s’était déjà considérablement
Finno-ougrien répandue et ramifiée.
Celtique Balto-
Germanique slave
Langues Langues turques
Celtique Illyrique indo-iraniennes
Tokharien
Daco-
thrace
Celtique Langues sino-tibétaines
Grec
Spektrum der Wissenschaft / Emde-Grafik

Italique Arménien
Messapique
Langues
anatoliennes Sémitique

Hittites commencèrent à y écrire, ils ont rope, le balte et le slave. Il y a 6 100 ans, le
immortalisé, en même temps que leur pro- celtique s’est séparé du tronc. Enfin, il y a
pre langue indo-européenne, celle de l’État 5 500 ans, le reste s’est ramifié en germa-
de leurs prédécesseurs Hatti, dont ils ont nique et en italique.
adopté la culture et la capitale. Cette lan- Selon C. Renfrew, cette énorme vague
gue n’était certainement pas indo-euro- de migration, sur laquelle repose le suc-
péenne. Il n’est donc nullement établi cès des langues indo-européennes sur un
que les premiers agriculteurs d’Anatolie vaste périmètre, est partie des Balkans. Il
ou de Grèce aient été des Indo-Européens. ne s’agit bien sûr que d’une option. Un
coup d’œil sur la carte suggère une autre
Un arbre très ramifié possibilité : la vague de ramifications et de  BIBLIOGRAPHIE
migrations est peut-être partie des step-
il y a près de 6000 ans pes du Nord de la mer Noire, c’est-à-dire
B. Bramanti et al., Genetic
discontinuity between local
Ainsi, l’arbre auquel sont parvenus R. Gray de la région habitée par les peuples des hunter-gatherers and Central
et Q. Atkinson, avec ses dates, est certes steppes qui ont la faveur de Gimbutas. De Europe’s first farmers, Science,
compatible avec la thèse selon laquelle là-bas, on arrivait facilement en Iran, et à vol. 326, pp. 137-140, 2009.
l’indo-européen est arrivé en Europe avec la ramification de l’indo-iranien, aussi bien H. Chandler et al., Using ancient
l’agriculture, mais il ne peut la prouver. qu’en Europe de l’Est avec la ramifica- DNA to examine genetic
L’arbre contient en revanche une autre tion des langues baltes et slaves. On dis- continuity at the Mesolithic-
Neolithic transition in Portugal,
date qui captive les chercheurs. Outre les pose même d’un élément qui étaye la dans P. Arial et al. (éds.), Actas
langues disparues ou isolées comme le hit- présence très ancienne d’Indo-Européens del III Congreso del Neolitico en la
tite ou le grec, il fixe aussi l’origine des dans la région de la mer Noire : les noms Peninsula Iberica, Santander,
grandes familles de langues indo-euro- que portent les fleuves qui y coulent. Don, pp. 781-786, 2005.
péennes : l’indo-iranien, le balte, le slave, Donez, Dniepr, Dniestr, Danube, tous ces R. D. Gray et Q. D. Atkinson,
le celtique, le romano-italique et le ger- noms ont une racine indo-européenne, qui Language-tree divergence times
manique. Toutes ces familles ont une ori- est le terme du vieux persan et du vieux support the Anatolian theory
of Indo-European origin, Nature,
gine commune, qui se situe environ celtique désignant le fleuve (danu). vol. 426, pp. 435-438, 2003.
2 000 ans après la divergence de l’hittite. Pour ce qui est de l’origine des Indo-
La ramification en grandes familles exis- Européens, les peuples des steppes sont E. Hamel et Th. Vennemann,
donc toujours en lice. Il est possible qu’ils Le vascon, première langue
tant aujourd’hui s’est alors produite dans d’Europe, Pour la Science, n° 299,
une fenêtre temporelle de 1 400 ans seule- aient contribué à la répartition actuelle des septembre 2002.
ment. Cela indique des migrations posté- langues indo-européennes. La vérité se
rieures à la plus ancienne diffusion de situe sans doute quelque part entre les thè- Collectif, Les langues du monde,
Bibliothèque Pour la Science,
l’agriculture. La première des grandes ses de C. Renfrew et de Gimbutas. Une 1999.
familles actuelles à diverger, il y a 6900 ans, chose est sûre : dans ce domaine, les hypo-
fut l’indo-iranien. Ont ensuite suivi les thèses les plus simples ne sont pas forcé- M. Ruhlen, L’origine des langues,
Belin, 1997.
familles des langues du Nord-Est de l’Eu- ment les meilleures. I

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Portfolio

]
P OUR L A SCIENCE N° 40 0
Aperçus
de la science de demain
É videmment, personne ne peut prévoir les grandes avancées scientifi-
ques des prochaines années. Mais les découvertes ne jaillissent pas
de nulle part, elles viennent aux esprits préparés qui savent, en outre,
comprendre l’importance de l’inattendu. Aussi, pour son 400e numéro, Pour
la Science ne se tourne pas vers le passé mais vers l’avenir, et vous propose
un florilège de champs de recherche propices aux découvertes. En quelques
pages alliant des illustrations surprenantes et un résumé de l’état de l’art,
nous vous convions à un voyage vers le futur.
Sans prétendre être exhaustifs, nous avons choisi, pour illustrer ces ter-
rains fertiles, les cellules souches, le graphène, l’imagerie cérébrale, les exo-
planètes, la chimie macromoléculaire, les particules élémentaires, le
rayonnement du fond diffus cosmologique, la biologie synthétique, la science
des réseaux, la biodiversité, les nanosciences, la modélisation informatique,
l’épigénétique et les métamatériaux.
La rédaction

LES CELLULES SOUCHES. Ces neurones,

]
dont on voit les prolongements, ou axones (en vert et

Biomédecine
jaune), par centaines, se sont formés in vitro à partir
de cellules souches dites pluripotentes induites.
En s’amoncelant, leurs noyaux, colorés en bleu, forment
une masse bleutée (en rouge, un marquage de certaines
ramifications des neurones, les dendrites). Les cellules
souches pluripotentes seront vraisemblablement
à l’origine de progrès thérapeutiques. Elles se
reproduisent à l’identique presque indéfiniment,
et peuvent se transformer – se différencier – en toutes
sortes de cellules spécialisées (nerveuses ou musculaires,
par exemple) qui pourraient remplacer des tissus lésés.
Il existe deux types de cellules pluripotentes : les cellules
souches embryonnaires, issues des tout premiers stades
de développement d’embryons et, depuis 2006,
Fred Gage et Kristen Brennand, Salk Institute for Biological Studies

les cellules souches pluripotentes induites (CSPi),


obtenues par reprogrammation de cellules déjà
différenciées. Pour former des tissus de remplacement,
il faut produire un grand nombre de cellules
d’une lignée tissulaire à partir de cellules souches, puis
les implanter. Dans l’organisme, ces cellules doivent
être fonctionnelles et dénuées de risques. Une application
plus immédiate consiste à utiliser les cellules souches
induites pour modéliser des maladies. Prélevées sur
des patients et différenciées en cellules « malades »,
elles permettent d’étudier les mécanismes cellulaires
et moléculaires de diverses pathologies, et de tester
à grande échelle des médicaments potentiels. ❏

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]
Physique
Lawrence Berkeley National Laboratory

LE GRAPHÈNE. Cette image en fausses cou- du graphène a vite révélé que ce cristal bidimen- Le graphène est la troisième des grandes sur-
leurs, obtenue par microscopie électronique à sionnel, le seul connu à ce jour, a de nombreu- prises que nous a réservées le carbone au cours
transmission, montre un réseau d’atomes de ses propriétés intéressantes, tant du point de vue des dernières décennies. La première a été la
carbone liés entre eux de façon hexagonale (en fondamental que de celui des applications. découverte de la molécule C60 en forme de cage
vert sur fond bleu). Une telle couche de car- Par exemple, les électrons dans le graphène sphérique, en 1985, suivie de plusieurs autres
bone d’épaisseur monoatomique est nommée se comportent comme s’ils étaient de masse nulle, molécules du même type (C70, C76, etc.). La
graphène. Le graphite, forme bien connue du car- avec une mobilité très élevée à température deuxième surprise a été l’identification, en 1991,
bone, n’est autre qu’un empilement de nombreux ambiante. C’est un matériau très transparent, méca- de feuillets de carbone recourbés en tubes de dia-
feuillets de graphène. niquement très résistant (200fois plus que l’acier) mètre nanométrique. Les molécules de type C60
Qu’y a-t-il alors de nouveau? En fait, des feuil- et cependant souple. Ses propriétés, activement et les nanotubes de carbone constituent la famille
lets de graphène n’ont été isolés que très récem- explorées et encore imparfaitement comprises, dite des fullerènes. Ces structures ont de remar-
ment, en 2004. C’est notamment ce qui a valu à laissent envisager de nombreuses applications quables propriétés physiques et chimiques, tou-
Andre Geim et Konstantin Novoselov, de l’Univer- (détection de molécules uniques, transistors et jours très étudiées. Comme le graphène, elles
sité de Manchester en Grande-Bretagne, le prix autres composants électroniques ou optoélectro- intéressent beaucoup les ingénieurs, en particu-
Nobel de physique de 2010. Et surtout, l’étude niques, cellules photovoltaïques, etc.). lier les spécialistes des nanotechnologies. ❏

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al.
D. Le Bihan et
Mangin,
upon, JF
ara, C. Po Spin, CEA
P. Guev euro
AO, N
LRMN, LN
]

L’IMAGERIE CÉRÉBRALE. Cette représentation mesurent en temps réel l’activité des régions céré- valeurs pour chacune. Quant à l’IRM de diffusion,
Neurosciences

du cerveau humain, obtenue par imagerie par réso- brales durant certaines tâches. Par exemple, l’IRM elle offre une approche unique pour étudier in vivo
nance magnétique de diffusion (IRM de diffu- fonctionnelle ou la tomographie par émission de l’architecture fine du tissu cérébral et de ses chan-
sion), révèle les faisceaux de substance blanche positrons ont aujourd’hui une résolution tempo- gements physiologiques ou pathologiques ; elle
(représentés par les différentes couleurs), chacun relle de l’ordre de la seconde, c’est-à-dire que l’on est en train de se transformer en un véritable
de ces faisceaux étant un ensemble de fibres ner- peut «filmer» le cerveau en action à raison d’une microscope capable de voir à distance, sans pré-
veuses. Cette technique permet de sonder et de image par seconde. lèvement tissulaire.
visualiser la structure des tissus biologiques, notam- Ces différentes techniques ont des applica- Cette méthode reste un outil de choix pour
ment cérébraux, à une échelle microscopique: elle tions médicales et permettent d’étudier le fonc- le diagnostic des ischémies cérébrales (priva-
illustre les progrès considérables de l’imagerie céré- tionnement du cerveau. On peut par exemple tions d’oxygène d’une région du cerveau) : avec
brale depuis une vingtaine d’années. localiser des foyers épileptiques, repérer des une sensibilité sans égale, l’IRM de diffusion per-
Les premières techniques datent du début tumeurs, même millimétriques, et des hémor- met à certains patients de recevoir un traite-
des années 1980. Il s’agissait surtout de l’image- ragies cérébrales. Or des diagnostics précis et ment adapté en urgence, avant que la zone
rie par résonance magnétique et du scanner rapides facilitent une prise en charge précoce, lésée soit importante. En outre, elle permet d’ob-
aux rayons X. Ces méthodes permettaient de ce qui augmente les chances de guérison et server le câblage intracérébral et reste aujourd’hui
voir les structures du cerveau (vivant), mais la limite les séquelles. Quant à l’étude du cer- le seul outil utilisable in vivo. Cette « tractogra-
résolution spatiale était médiocre, de l’ordre du veau, on observe aujourd’hui comment il s’ac- phie» cérébrale, jointe à l’IRM fonctionnelle, ouvre
centimètre. Elles ne révélaient pas forcément les tive lors d’une tâche cognitive ou motrice. Mais une voie nouvelle pour l’étude de la connectivité
plus petites tumeurs ou les lésions susceptibles le chemin est encore long entre la mise en évi- cérébrale et de ses pathologies, par exemple psy-
de perturber le fonctionnement cérébral. Progres- dence de l’activité associée à une tâche et la chiatriques, qui représentent un enjeu de santé
sivement, la résolution de ces deux techniques mise en évidence de l’activité cérébrale qui sous- publique majeur. La dernière avancée concerne
d’imagerie anatomique a été améliorée et atteint tend la conscience. la détection rapide de l’activation neuronale : les
aujourd’hui le millimètre, voire quelques dixièmes Que nous réservent les années à venir ? cellules cérébrales activées changent de struc-
de millimètre pour les IRM à très haut champ Les techniques devraient améliorer les résolu- ture, ce qui entraîne des modifications du signal
magnétique. Mais le grand bouleversement vient tions spatiales et temporelles et l’on espère com- d’IRM de diffusion. Cela devrait bouleverser l’ima-
des méthodes d’imagerie dites fonctionnelles, qui biner ces deux sortes de résolution, avec de bonnes gerie neurofonctionnelle. ❏

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]
LES EXOPLANÈTES. Non, ce n’est pas l’œil du Seigneur
Astronomie

des anneaux, mais un disque de poussière autour


de l’étoile Fomalhaut (masquée, au centre), qui abrite
une planète trois fois plus massive que Jupiter
(voir le cartouche). Quinze ans après la découverte 2004
de la première exoplanète, autour d’une étoile de type 2006
solaire, on en connaît aujourd’hui plus de 500. Avec une
variété bien plus grande qu’on ne l’aurait imaginé :
des planètes géantes très proches de leur étoile, d’autres
autour d’étoiles ratées ou de cadavres stellaires... Comment
ces systèmes se sont-ils formés ? Le Système solaire
est-il une exception ? Et, surtout, existe-t-il des planètes
semblables à la Terre ? Ces questions restent ouvertes.
Des « super-Terres » à peine plus massives que la nôtre
ont été détectées récemment, et les télescopes CoRoT
et Kepler devraient en découvrir des dizaines dans
les années à venir. Quelles sont les conditions qui
y règnent ? Si l’on parvient depuis peu à analyser
l’atmosphère des planètes géantes gazeuses en transit
devant leur étoile, pour les planètes de type terrestre,
il faudra attendre des instruments plus puissants.
Avec l’espoir de découvrir, bientôt, une jumelle
de la Terre. Et peut-être la vie ? ❏

LA CHIMIE MACROMOLÉCULAIRE. Ces microcapsules


de polymères criblées de minuscules trous contiennent
une substance active (par exemple un parfum)
et font moins de 0,1 millimètre de diamètre. On les obtient
en agitant une solution de polymère et le parfum, dans
une solution aqueuse qui comporte un stabilisant ; lorsqu’on
élimine le solvant par évaporation contrôlée, les gouttelettes
piègent la substance active dans une gangue solide
de polymère. De telles capsules ont été insérées notamment
dans des peintures, qui restent ainsi odorantes
pendant deux ans (pour des sanitaires par exemple).
À l’avenir, des capsules nanométriques pourraient
transporter dans l’organisme, voire dans les cellules,
des médicaments, par exemple des substances
anticancéreuses, des cellules souches, des gènes.
On traiterait ainsi de façon ciblée des tissus malades
ou l’on détruirait spécifiquement des tumeurs. Reste
toutefois à trouver un marqueur spécifique du tissu
biologique visé, capable de guider la capsule vers son site
d’action, et à le greffer à la surface des nanoparticules. ❏
© CNRS Photothèque, UMR5635, Intit. Europ. des membranes (I. E. M.)
[Chimie

© NASA, ESA, STCSI

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[Physique

CERN

LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES. ALICE s’est est prédite par le modèle standard, la théorie actuelle Il est aussi possible que les autres expérien-
mise en marche pour remonter le temps. Ces des interactions électromagnétique, faible et forte. ces du LHC fournissent des découvertes inatten-
multiples filets colorés issus d’un même point En cette ère où la construction d’un accélé- dues. L’expérience LHCb sur la violation de la
représentent la reconstitution par ordinateur rateur géant tel que le LHC dure autant que la car- symétrie CP, liée à l’asymétrie matière-antima-
des trajectoires des diverses particules produi- rière d’un physicien, la découverte de cette tière, en est une première source potentielle.
tes lors d’une violente collision entre deux ions de particule est un enjeu essentiel, car le boson de ALICE en est une autre. Ce détecteur de 10000ton-
plomb. C’est l’un des innombrables événements Higgs est l’un des ingrédients clefs de la logique nes mesure les produits de collisions frontales
enregistrés en novembre 2010 par le détecteur du modèle standard. S’il n’est pas découvert, la entre ions de plomb. Ces expériences visent à
ALICE (A Large Ion Collider Experiment), au CERN à construction du collisionneur LHC aura-t-elle étudier le changement d’état de la matière qui
Genève. été inutile ? Sans doute pas : les physiciens se produit lorsqu’on détruit les liaisons créées
ALICE est l’une des grandes « expériences » seraient très étonnés que le LHC n’apporte pas par l’interaction forte. Dans le plasma quarks-
menées au LHC (Large Hadron Collider), le grand de trouvailles conséquentes. gluons ainsi créé, les constituants (quarks et
collisionneur de hadrons récemment mis en En effet, depuis plus de 25 ans, les théori- gluons) des protons et des neutrons sont à
service, où les énergies de collision sont inédites. ciens du monde subatomique attendent des résul- peu près libres. Cet état n’existe que dans des
Le LHC accélère soit des protons, soit des ions de tats expérimentaux importants pour guider conditions extrêmes, analogues à celles qui
plomb. Six détecteurs, dont ALICE et trois autres de leurs spéculations. ATLAS et CMS révéleront peut- régnaient aux premiers instants de l’Univers.
très grande taille, ATLAS, CMS et LHCb, ont été être des particules inattendues, que les théori- C’est pourquoi ALICE constitue une sorte de
construits pour y mener diverses expériences. ciens s’empresseront d’exploiter, soit pour machine à remonter le temps. ALICE est-elle sur
ATLAS et CMS traquent le boson de Higgs. Cette départager les idées concurrentes, soit pour ouvrir le point de nous ouvrir un nouveau pays de mer-
particule, qui n’a pas encore été mise en évidence, des pistes originales. veilles... scientifiques ? ❏

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]
LE RAYONNEMENT DE FOND COSMOLOGIQUE. pour cent du contenu en énergie du cosmos. Le de l’inflation? Quelle est la bonne théorie physi-

Cosmologie
Sur cette image du ciel en micro-ondes, on distin- reste se partage entre la matière noire (24 pour que pour décrire l’Univers primordial?
gue, en arrière-plan du disque de la Voie lactée cent), composée de particules massives sans En améliorant la résolution et la sensibilité
et du milieu interstellaire, le motif granulaire du interactions avec la matière ordinaire, et l’éner- de la carte des fluctuations du fond diffus, le satel-
fond diffus cosmologique. C’est pour cartogra- gie sombre (72 pour cent), qui crée une répul- lite Planck apportera des éléments de réponse.
phier avec précision ce fossile de la première sion gravitationnelle et provoquerait l’accélération Préciser les proportions de matière baryonique,
lumière émise dans l’Univers qu’a été lancé de l’expansion cosmique. Dans les premières frac- de matière noire et d’énergie sombre permettra
en 2009 le satellite Planck. tions de seconde, une brève phase d’expansion de mieux contraindre les hypothèses sur leur
Le rayonnement du fond diffus a été émis accélérée, l’inflation, a homogénéisé le contenu nature, de mieux tester les prédictions sur la
380 000 ans après le Big Bang, lorsque les élec- de l’Univers et engendré les infimes fluctuations nucléosynthèse ou de vérifier que la courbure
trons se sont recombinés aux noyaux pour for- de densité détectées dans l’image du fond dif- de l’Univers est nulle. Par ailleurs, Planck livrera
mer les atomes. C’est un élément clef du modèle fus. Ces fluctuations de densité ont par la suite la première carte précise de la polarisation du
standard de la cosmologie, qui décrit comment donné naissance, par l’action de la gravité, aux fond diffus, qui pourrait révéler la trace d’ondes
l’Univers a évolué en se dilatant et en se refroidis- galaxies et amas de galaxies. Mais de nombreu- gravitationnelles primordiales. Tous ces résul-
sant à partir d’une phase chaude et dense. ses questions demeurent. Que sont la matière tats, et d’autres, telle la cartographie des gran-
Le tableau est aujourd’hui le suivant: la matière noire et l’énergie sombre ? Existe-t-il des modè- des structures, permettront d’affiner les modèles
usuelle, ou baryonique, ne représente que quatre les alternatifs qui s’en passent? Quel est le moteur d’évolution de l’Univers. ❏
© ESA, HFI et LFI Consortia, juillet 2010
]

LA BIOLOGIE SYNTHÉTIQUE. Ces cellules, vues ici en microscopie


Biologie

électronique à transmission, ont fait parler d’elles en mai 2010. Elles ont été
reprogrammées au moyen d’un génome synthétique : des chercheurs
de l’Institut J. Craig Venter, aux États-Unis, ont synthétisé un génome presque
identique à celui d’une bactérie connue et l’ont introduit dans une espèce
bactérienne proche. Après la division cellulaire, les cellules filles qui en avaient
hérité ont changé d’identité, se mettant à produire les protéines codées
par le génome synthétique. Ces travaux ont inauguré l’ère de la biologie
synthétique. La méthode, nouvelle étape du génie génétique, est simple
en théorie: identifier des séquences génétiques qui remplissent des fonctions
souhaitées, les combiner pour obtenir des fonctions plus complexes,
et les insérer dans des cellules, qui exécuteront alors ces fonctions.
Les applications potentielles sont multiples : spécialiser des cellules
dans la production de molécules utiles ou dans la capture du dioxyde de carbone,
les rendre résistantes à des virus, voire, à plus long terme, faire revivre
J. Craig Venter Institute

des bactéries anciennes ou créer de nouveaux organismes... Mais les obstacles


sont nombreux. On est loin de connaître tous les gènes nécessaires
à une tâche, le rôle des autres constituants cellulaires, l’impact de la réduction
du génome sur l’adaptabilité d’une cellule, etc. Et il faut que les travaux
s’accompagnent de toutes les précautions éthiques et expérimentales nécessaires. ❏

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© Science/AAAS-M. Costanzo et al., Science, vol. 327, pp.425-431, 2010


]

LA SCIENCE DES RÉSEAUX. Il ne s’agit pas vésicules intracellulaires et leur transport, tandis alimentaires dans le monde vivant, etc., des pro-
Maths-Informatique

d’un feu d’artifice, mais d’une représentation gra- que les nœuds en vert clair sont liés aux fonctions priétés universelles se révèlent parfois.
phique du réseau des interactions entre les trois de réplication et de réparation de l’ADN. Ainsi, malgré l’apparence désordonnée des
quarts des quelque 6 000 gènes de la levure de L’analyse détaillée d’un tel réseau aide à com- réseaux complexes, l’approximation consistant à
bière, Saccharomyces cerevisiae. prendre le fonctionnement du système représenté. les considérer comme des assemblages aléatoi-
Sur cette cartographie d’environ cinqmillions D’autant que, depuis plusieurs années, sous res de nœuds et de liens n’est, le plus souvent,
d’interactions génétiques, publiée début2010 par l’impulsion notamment d’Albert-Lászlo Barabási, pas valable. Les chercheurs ont par exemple décou-
une équipe majoritairement canadienne, les nœuds aux États-Unis, se développe l’étude générale des vert que beaucoup de réseaux très différents sont
du réseau correspondent à des gènes, et deux réseaux, indépendamment des objets concrets « invariants d’échelle », c’est-à-dire que la proba-
nœuds sont reliés entre eux si les deux gènes qu’ils représentent. Qu’il s’agisse du réseau bilité qu’un nœud soit connecté à n autres nœuds
qu’ils représentent interagissent. Les groupes de Internet, des relations entre individus au sein d’une est proportionnelle à une certaine puissance den.
nœuds d’une couleur donnée figurent des gènes communauté, des connexions entre neurones La recherche de telles propriétés universel-
intervenant dans un type de fonctions de la cel- dans le cerveau, du réseau de distribution de l’élec- les caractérisant l’architecture et le fonctionne-
lule. Par exemple, les nœuds en jaune représen- tricité, des réseaux de contacts humains par les- ment des réseaux, qu’ils soient fixes ou changeants,
tent des gènes impliqués dans la sécrétion de quels se propage une épidémie, des chaînes est un domaine en plein essor. ❏

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LA BIODIVERSITÉ. Ce crustacé copépode long d’un demi-millimètre,


Ceratonotus steiningeri, a été découvert en 2006 dans le cadre
du Recensement de la vie sous-marine (Census of Life) par 5 400 mètres
de fond, au large de l’Angola, puis dans le Pacifique.
C’est l’une des 5 000 espèces nouvelles pour la science collectées
depuis 2000 par ce recensement. Les océans sont tout un monde
qui reste à explorer, notamment à plus de 1 000 mètres de profondeur.
Alors que les scientifiques ont décrit 250 000 espèces marines environ,
il en existerait plus de un million, micro-organismes mis à part – lesquels
représenteraient 90 pour cent de la masse de tous les organismes
marins. Ainsi, il resterait environ 5 000 poissons marins inconnus
(près de 17 000 ont été décrits). Et 75 pour cent des espèces

[Biodiversité
vivant en profondeur en Méditerranée resteraient à collecter
et à décrire. Dans les forêts tropicales, qui abritent 50 à 75 pour cent
de la biodiversité terrestre, des dizaines de milliers d’espèces sont
aussi à découvrir, si leur rythme d’extinction, 100 à 1 000 fois
plus rapide qu’avant l’ère industrielle, en laisse le temps.
Ce sont surtout des arthropodes et des végétaux, mais aussi
des oiseaux et des mammifères. De quoi justifier nombre

Jan Michels
de missions naturalistes sur le terrain et des mesures concrètes
de protection. La Terre reste à explorer... et à préserver. ❏
]

LE NANOMONDE. Ces flocons sont en or et ne souvent le caractère quantique des phénomè- à l’échelle nanométrique : microscopie optique,
Nanosciences

mesurent que deux micromètres de diamètre nes en question qui les rend utiles pour créer électronique ou à sonde locale, microstructura-
et 40 nanomètres d’épaisseur. Déposés sur une « nanomachines », « nanomatériaux » et autres tion des surfaces (par photolithographie, litho-
plaque de verre par lithographie électronique, « nanomédicaments », autrement dit des dis- graphie électronique, etc.), manipulations à
c’est-à-dire à l’aide d’un faisceau d’électrons, ils positifs nanométriques dotés des fonctions l’échelle moléculaire (mécanosynthèse, auto-
illustrent les possibilités des nanosciences et (mécaniques, optiques, chimiques, électroni- assemblage moléculaire, etc.).
des nanotechnologies. ques, biologiques ou médicales) souhaitées. Ce domaine est riche de travaux variés : la
Les termes de nanosciences et de nano- L’idée de constructions à l’échelle molécu- «neige» d’or montrée ici sert par exemple à l’étude
technologies se sont peu à peu imposés pour laire fut évoquée dès les années 1950 par Richard fondamentale des ondes électroniques de sur-
décrire les recherches et la construction de sys- Feynman, puis popularisée par certains ingé- face nommées plasmons. Du côté des applica-
tèmes de tailles comprises entre le micromè- nieurs et auteurs de science-fiction, qui la pré- tions, de plus en plus de laboratoires sur puce,
tre et le nanomètre, c’est-à-dire le milliardième sentèrent comme le moyen de transformer la Terre de micromoteurs électriques, de lasers miniatu-
de mètre. Il ne s’agit donc ni d’une nouvelle en un paradis technique, ou au contraire en un risés, de composants nanoélectroniques et d’au-
science ni d’une nouvelle branche technique, enfer où les humains ne pourront se défendre tres microsystèmes apparaissent. Et les
© Science/AAAS-M. Costanzo et al., Science, vol. 327, pp.425-431, 2010

mais d’un ensemble d’études et de réalisa- contre des objets plus petits que leurs cellules... perspectives étonnantes ne manquent pas : on
tions mettant en jeu des phénomènes physi- Les nanosciences et les nanotechnologies parle de nanorobots mobiles à l’intérieur du corps,
ques, chimiques ou biologiques portant sur de se développent grâce à un éventail toujours plus d’essaims de microrobots domestiques, de robots
petits groupes d’atomes et de molécules. C’est grand de techniques permettant d’étudier et d’agir de combat imparables parce qu’invisibles... ❏

F. Labarthet, N. Marquestaut, D. Talaga, UMR5255 - Institut des sciences moléculaires


© CNRS Photothèque/ISM/Université de Bordeaux 1/

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© CNRS Photothèque/F. Rey, J. Cohen, B. V. V. Prasad, UMR 2472 - Virologie moléculaire et structurale
[Informatique

LA MODÉLISATION INFORMATIQUE. La rosace à produire des simulations plausibles de l’appari- l’évolution de réseaux d’interactions moléculaires
de quelque cathédrale moderne ? Non... Réalisée tion et de l’évolution des galaxies. En climatologie, comportant jusqu’à 20 ou 30 composants.
en 2004 à partir de données cristallographi- la puissance des calculateurs permet d’améliorer Toutefois, les concepts progressent moins
ques et d’observations en microscopie électro- l’échantillonnage de la surface terrestre et, par vite que la technologie. Accumuler d’innombra-
nique, cette structure modélise le rotavirus conséquent, la fiabilité des prévisions. bles données ne servira à rien si l’on ne conduit
responsable des gastro-entérites infantiles. Depuis En biologie, les données disponibles pour la pas une réflexion approfondie sur la façon de les
30 ans, la modélisation informatique, qui simule modélisation sont impressionnantes. Les techni- exploiter. Un modèle ne reproduit pas exactement
des phénomènes décrits par des théories, connaît ques de séquençage sont un million de fois plus la réalité : on fait des hypothèses, des choix
un grand essor pour deux raisons : d’une part, performantes qu’il y a 20 ans : aujourd’hui, on pour la simplifier. Dans la montagne de données
l’augmentation de la puissance de calcul des ordi- séquence le génome de cellules saines et can- amassées, quels choix seront pertinents pour
nateurs et de leur capacité de stockage et, d’au- céreuses chez un même patient, ou de bactéries aborder tel problème ? Par exemple, d’ici trois ou
tre part, l’accroissement des données lié aux de diverses provenances. Avec ces millions de quatre ans, on sera sans doute en mesure de don-
progrès techniques. données et des modèles appropriés, on espère ner la carte d’identité des tumeurs de centaines
De plus en plus précises, les méthodes de prévoir l’évolution d’un cancer ou mieux compren- d’individus et d’y repérer les mutations par rap-
résolution numérique des équations aux dérivées dre le fonctionnement d’une bactérie. port aux cellules saines. Mais parmi elles, quel-
partielles, qui régissent notamment la mécanique La transcriptomique et la protéomique, qui les mutations conserver dans un modèle destiné
des fluides, éclairent des champs aussi variés que étudient l’expression des gènes en recensant leurs à prévoir l’évolution d’un cancer ou à élaborer des
la physique des plasmas, l’étude du climat ou celle ARN messagers et leurs produits, fournissent aussi tests de prédisposition? Un modèle n’est pas une
du comportement des colonies bactériennes. En quantité de données moléculaires que l’on peut fin en soi. Il répond à une question, et tout l’enjeu
astrophysique, grâce aux données collectées par intégrer dans des modèles; grâce à la puissance des prochaines années sera de formuler les
les radiotélescopes et les sondes, on commence actuelle des calculateurs, on simule par exemple bonnes questions. ❏

48] Portfolio © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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]
Génétique
J. Valladeau/Inserm

L’ÉPIGÉNÉTIQUE. L’une des nombreuses décou- cause de diverses maladies. Qui plus est, certai- lier, c’est-à-dire d’un ensemble de modifications
vertes faites en biologie depuis les années 1990 nes modifications épigénétiques acquises sont chimiques qui stabilisent l’activité de certains
est celle des mécanismes héréditaires par les- transmissibles à la descendance. gènes et l’inactivité d’autres : selon les groupes
quels l’environnement des gènes agit sur leur En quoi consistent ces mécanismes ? Tous chimiques qui se greffent sur l’ADN et les histones,
expression. Ces mécanismes, dits épigénétiques, influent sur l’expression des gènes sans chan- certains gènes restent inaccessibles aux protéi-
peuvent être étudiés en comparant les variations ger leur séquence (la succession de leurs nes qui déclenchent leur lecture, ou transcription,
de l’expression des gènes dans des cellules bases d’ADN). Ils sont de plusieurs types, entre tandis que d’autres peuvent, au contraire, être
normales et malades, par exemple. Ici, des autres : l’ajout de groupes méthyle sur l’ADN ; l’ad- atteints et transcrits en ARN messagers.
chercheurs de l’INSERM ont marqué deux gènes, dition de groupes acétyle et méthyle sur les Les combinaisons spécifiques de modifica-
pp65 (en rouge) et GFP (en vert), pour observer histones, protéines associées à l’ADN ; et l’inter- tions chimiques survenant sur les histones consti-
leur expression dans les cellules d’un cancer du férence avec les ARN messagers, les molécules tueraient un « code histone » qui permettrait à
sein (dont le noyau apparaît en bleu lorsque codées par les gènes, par le biais de micro-ARN la cellule d’«interpréter» le génome. Bien que l’on
ces gènes ne s’expriment pas). et de grands ARN non codants. ignore comment le code histone serait décodé,
Cette expression dépend de l’organisation de Pourquoi ces modifications épigénétiques des scientifiques tentent de cataloguer, chez diver-
la molécule d’ADN et des conditions physico-chi- sont-elles importantes? Les cellules se divisent, ses espèces à différents stades de développe-
miques qui règnent dans la cellule, mais aussi et les cellules filles doivent disposer d’informa- ment, toutes les modifications épigénétiques
de facteurs plus indirects, présents dans l’envi- tions indiquant quels gènes doivent s’exprimer ou identifiables dans un type donné de cellules.
ronnement de l’individu. Ainsi, les modifications rester silencieux (une cellule de foie n’exprimant Ce catalogue devrait permettre de mieux com-
épigénétiques produites sous l’influence de pas les mêmes gènes qu’une cellule de muscle). prendre les dérèglements de l’expression des
l’alimentation seraient responsables d’une expres- Ces informations leur sont livrées par la cellule gènes propres à une maladie ou encore la régu-
sion anormale de certains gènes, et seraient la mère sous forme d’un profil épigénétique particu- lation du développement de l’embryon. ❏
]

LES MÉTAMATÉRIAUX. Ces quatre faisceaux lumineux


Physique

(en bleu clair) dévient en s’approchant d’une structure


centrale, comme attirés par elle ; une partie de l’énergie
incidente s’échappe, mais une autre reste piégée,
comme par un trou noir. Dans cette simulation réalisée
en 2009 par Xiang Zhang et ses collègues, à Berkeley,
la structure centrale est censée être une boule
d’arséniure de gallium (GaAs) de quelques micromètres,
où de minuscules poches d’air sont agencées de telle
façon que l’indice de réfraction optique varie
spatialement selon une loi précise. Des métamatériaux
– matériaux structurés artificiellement à une échelle
assez petite par rapport aux longueurs d’onde que l’on
souhaite contrôler – peuvent ainsi reproduire la capture
de la lumière par les trous noirs ou d’autres trajectoires
célestes relevant de la théorie de la relativité générale.
Depuis cinq ou six ans, les métamatériaux
constituent un domaine de recherche très actif,
notamment grâce aux idées du théoricien britannique
Lawrence Berkeley National Laboratory

John Pendry. Ce physicien a ouvert la voie aux travaux


sur les « capes d’invisibilité », qui dévient les ondes
de façon à camoufler un objet grand par rapport
à la longueur d’onde, ou sur des dispositifs optiques tels
que des lentilles planes et parfaites. Autres exemples
d’applications visées: des antennes unidirectionnelles,
des composants pour l’optoélectronique ou, à une échelle
bien différente, des brise-lames. ❏

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Portfolio [49


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Évolution, Évolution par fusion, espèces, lignées, fusion, divergence, Darwin, théorie darwinienne, théorie néodarwinienne, endosymbiose, hybridation, transfert de gène, eucaryote

Biologie

Marc-André Selosse
NASA/USGS EROS Data Center Satellite Systems Branch

50] Biologie © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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F ille du géant Typhon et de la femme


serpent Echidna, Chimère est une
créature mythologique qui associe
une tête de lion, un corps de chèvre et
une queue de serpent. Cette créature est
ne sont pas nouveaux en eux-mêmes, mais
c’est leur contribution à l’évolution que
nous soulignerons ici, en nous appuyant
notamment sur les résultats récents de
l’étude des génomes. Ces dernières années,
L’ A U T E U R

assurément mythique : aucun être vivant les généticiens ont par exemple découvert
ne saurait combiner plusieurs espèces. Et que la plupart des plantes à fleurs sont
pourtant… Dans la nature, il arrive que apparues à la suite de croisements entre
des matériels génétiques différents fusion- espèces, preuve que l’hybridation est
nent: issus d’espèces différentes, beaucoup une source importante de diversité bio-
d’organismes vivants sont des chimères. logique. De même, on se rend compte Marc-André SELOSSE,
Cette conception semble en désac- aujourd’hui que les transferts de gènes professeur de biologie
à l’Université Montpellier II,
cord avec la représentation que beau- entre espèces sont plus fréquents qu’on ne est chercheur au Centre
coup de biologistes se font de l’origine des le croyait. Hybridation et transferts de d’écologie fonctionnelle
espèces, c’est-à-dire de la spéciation. Dans gènes font apparaître des lignées et des et évolutive (CEFE) du CNRS.
son ouvrage publié en 1859, Charles Dar- espèces nouvelles.
win propose que les espèces apparaissent Après avoir rapidement rappelé com-
par divergence à partir d’un ancêtre com- ment l’évolution par fusion a été décou-
mun ; selon la théorie néodarwinienne de verte, nous examinerons ses trois
l’évolution, développée au XXe siècle avec principales modalités : la fusion par endo-
l’étude de la transmission des gènes dans symbiose, l’hybridation et les transferts
les populations, cette divergence procède de gènes. Nous proposerons alors une

L’arbre de l’évolution porte des branches qui se ramifient


au fil du temps. Mais pas seulement : par un mécanisme
dit d’évolution par fusion, certaines branches fusionnent
parfois avant de diverger à nouveau.

par accumulation de mutations génétiques. conception synthétique de l’origine des


C’est pourquoi les livres de biologie pré- espèces en tenant compte de ces méca-
sentent le plus souvent l’histoire du vivant nismes d’évolution par fusion. L’ E S S E N T I E L
sous forme d’arbres ramifiés, dits phylo- L’idée d’une évolution par fusion a
génétiques, où des nœuds représentent des été envisagée dès la fin du XIXe siècle.
✔ La théorie darwinienne
classique illustre
espèces ancestrales qui ont divergé en deux En 1883, le botaniste allemand Andreas
l’évolution des espèces
rameaux (voire davantage), portant cha- Schimper s’interroge sur les organites cel-
par un arbre
cun les espèces qui en sont issues. lulaires des plantes contenant la chloro-
dont les branches
Cette vision rend compte de nombreux phylle, les plastes : « Peut-être une plante
ne se rejoignent jamais.
cas de spéciation, mais elle omet le rôle de verte n’est-elle que l’union entre un orga-
phénomènes qui impliquent la fusion de nisme incolore et un microbe possédant
matériels génétiques provenant d’espèces des pigments chlorophylliens. » En 1905,
✔ Or des phénomènes
de fusion évolutive
différentes, à l’image des cours d’eau dont le Russe Konstantin Mereschkowsky
se produisent
les bras fusionnent pour former un réseau consacre un livre entier à la théorie de la
dans le monde du vivant.
fluvial (voir la figure 1). « symbiogenèse », selon laquelle la fusion
Les mécanismes d’acquisition du maté-
riel génétique d’une espèce par une autre
de deux organismes est le moteur de l’évo-
lution. Faute de preuves, cette théorie
✔ Les fusions évolutives
sont de trois types :
tombe ensuite en désuétude.
l’endosymbiose,
Elle ne reviendra sur le devant de la
l’hybridation et
1. UN RÉSEAU FLUVIAL, tel celui du delta scène qu’en 1970 avec la biologiste amé-
le transfert de gènes.
du fleuve Léna, en Sibérie, illustre la façon ricaine Lynn Margulis. Dans L’origine des
dont les espèces évoluent : certaines
espèces divergent, puis convergent
cellules eucaryotes – les eucaryotes sont les
organismes dont l’ADN est contenu dans
✔ Plus qu’un arbre
par des mécanismes d’évolution par fusion, qui se ramifie, l’évolution
un noyau –, elle affirme que certaines
avant de diverger à nouveau. L’évolution s’apparente à un réseau
des espèces ne serait pas qu’une suite parties des cellules eucaryotes sont en
complexe de lignées
de divergences à partir d’un ancêtre fait des bactéries. Celles-ci vivraient en
échangeant des gènes.
commun, mais une succession symbiose dans les cellules, c’est-à-dire en
de divergences émaillées de fusions. entretenant une relation réciproquement

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Absorption
d’une bactérie
a b confirmé que les plastes résultent de sym-
bioses qui se sont produites plusieurs fois
dans l’évolution. Dans les plantes vertes
ou les algues vertes et rouges, par exem-
Mitochondrie ple, ils dérivent de bactéries photosyn-
thétiques du groupe des cyanobactéries.
Bactérie Il existe beaucoup d’autres exemples
Cellule proto-eucaryote d’endosymbioses plus récentes: les cellu-
hypothétique Eucaryote ancestral les de nombreux eucaryotes contiennent
Absorption des bactéries, parfois de plusieurs espè-
d’une bactérie ces, qui sont transmises lors des divisions
photosynthétique d
c cellulaires. C’est le cas pour la majorité
Plaste des protozoaires et des insectes (voir la
figure 2). Comme les mitochondries, ces

Bruno Bourgeois
endosymbioses assurent souvent des fonc-
tions importantes, qui ont été sélectionnées
au cours de l’évolution.
Mitochondrie Mitochondrie
Par exemple, l’équipe de Nancy Moran,
de l’Université d’Arizona, a montré que
des bactéries facilitent la colonisation de
certaines niches écologiques par des insec-
Eucaryote photosynthétique tes en leur apportant des éléments nutri-
ancestral tifs indispensables. La cicadelle Homalodisca
coagulata se nourrit de sève dépourvue
d’une dizaine d’acides aminés essentiels
e 2. DES CELLULES EUCARYOTES
ont un jour absorbé des bactéries (a) aux insectes: elle contient deux bactéries,
© Joshua White & Nancy Moran, Univ. d’Arizona

qui ont formé des mitochondries, donnant Sulcia muelleri qui synthétise huit de ces aci-
l’ancêtre des eucaryotes actuels (b). des aminés, et Baumannia cicadellinicola, qui
L’absorption de bactéries photosynthétiques (c) en produit deux autres. De même, la mou-
a produit l’ancêtre des végétaux actuels (d). che tsé-tsé (Glossina palpalis) survit grâce à
Les endosymbiotes jouent un rôle dans la bactérie Wigglesworthia glossinidia, qui
le métabolisme des cellules. Par exemple, des
bactéries Buchnera (e, les petits cercles) synthétise une vitamineB absente du sang
nichées dans une cellule de puceron du pois dont elle se nourrit. Citons enfin les puce-
fournissent à l’insecte des acides aminés. rons qui parasitent le trèfle et deviennent
incapables de se nourrir de cette plante
quand on élimine expérimentalement leurs
bénéfique avec leur hôte ; elles seraient des organites intracellulaires utilisant bactéries endosymbiotiques.
transmises de génération en génération. l’oxygène pour produire de l’énergie. Les bactéries endosymbiotiques des
Cette théorie relative à la symbiose intra- Même dans des milieux dépourvus d’oxy- insectes ont des génomes très réduits. Elles
cellulaire, dite endosymbiotique, est gène, divers eucaryotes qui ne respirent ont perdu les gènes nécessaires à une vie
aujourd’hui largement acceptée. pas contiennent encore des mitochondries autonome : seuls persistent donc les chi-
Elle explique par exemple l’origine modifiées participant au métabolisme, mères issues de la fusion de la bactérie et
des mitochondries, les organites qui four- c’est-à-dire produisant de l’énergie, ou de l’insecte. Ces fusions endosymbioti-
nissent l’énergie nécessaire à la vie en assurant la synthèse de molécules indis- ques ont contribué à l’extraordinaire diver-
assurant la respiration cellulaire: les mito- pensables aux cellules. sification des insectes, dans des niches
chondries sont des bactéries qui à un écologiques très diverses.
moment de l’évolution se sont intégrées Outre la fusion de génomes d’origines
dans une cellule et y ont non seulement sur- L’endosymbiose, différentes par endosymbiose, un autre
vécu, mais ont établi des liens avec la cel- une source mécanisme de l’évolution par fusion est
lule colonisée (voir la figure 2). Tous les
organismes eucaryotes, des végétaux aux
de diversité l’hybridation, qui croise deux espèces.
Ce processus repose sur la fusion de cel-
animaux en passant par les champignons Les eucaryotes actuels descendent donc lules sexuelles et donc de matériels géné-
et divers unicellulaires, contiennent des d’une chimère ancestrale formée d’une cel- tiques issus de deux espèces différentes.
mitochondries. Le petit génome contenu lule hôte et d’une protomitochondrie, qui Contrairement à une idée reçue, elle n’est
dans ces organites est proche de celui de a ensuite évolué différemment selon les pas propre aux végétaux, mais elle est éga-
bactéries parasitant les cellules, par exem- lignées. De même, l’analyse du génome lement à l’œuvre chez les micro-organis-
ple Rickettsia, l’agent du typhus. des plastes qui assurent la photosynthèse mes et les animaux.
Ainsi, les mitochondries sont des bac- dans les plantes et les algues, ceux-là même Dans le monde végétal, l’hybridation
téries endosymbiotiques qui sont devenues qu’avait étudiés Schimper il y a 150 ans, a revêt deux formes : au sens strict, le des-

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cendant hérite d’un demi-génome de Grande-Bretagne, il y est entré en contact ✔ BIBLIOGRAPHIE


chaque espèce parentale ; au sens large, il avec le séneçon commun (Senecio vulga-
s’agit d’une allopolyploïdie, où le des- ris), qui a deux lots de 20 chromosomes. P.S. Soltis et D.E. Soltis, The role
of hybridization in plant
cendant cumule un génome complet de L’hybridation avec ce dernier parais- speciation, Ann. Rev. Plant Biol.,
chaque parent, ce qui le dote au total sait a priori vouée à l’échec : un hybride vol. 60, pp. 561-588, 2009.
d’un génome multiple (poly) d’origines dif- simple qui comprendrait dix chromoso-
P.J. Keeling, Functional and
férentes (allo). mes d’un parent et 20 chromosomes de ecological impacts of horizontal
l’autre serait stérile. En effet, lors de la gene transfer in eukaryotes,
De nouvelles formation du pollen et des ovules, un pro-
cessus de division cellulaire, la méiose,
Curr. Opin. Genet. Dev., vol. 19,
pp. 613-619, 2009.
espèces hybrides divise par deux le nombre de chromoso- P.-H. Gouyon (ss la dir.),
L’exemple des séneçons, des petites mar- mes dans les cellules sexuelles. Il com- Aux origines du sexe,
guerites jaunes, illustre la diversité des mence par associer les chromosomes Fayard, 2009.
mécanismes évolutifs de l’hybridation (voir par paires, ce qui est impossible quand A.B. Simonson et al., Decoding
l’encadré ci-dessous). Le séneçon négligé les espèces parentales n’ont pas le même the genomic tree of life, PNAS,
(Senecio squalidus) est un hybride de deux nombre de chromosomes. vol. 102, Suppl.1, pp. 6608-6613,
espèces vivant dans des zones différen- Pourtant, il existe en Grande-Breta- 2005.
tes de l’Etna, en Sicile. Les deux espèces gne un hybride particulier, Senecio cam- M.-A. Selosse, La symbiose,
parentales ont chacune deux lots de dix brensis. Il est doté d’un double génome, Vuibert, 2000.
chromosomes, et le séneçon négligé com- soit deux lots de 30 chromosomes : deux
porte un lot de chaque. Introduit en lots de 10 chromosomes du séneçon

L A FUSION PAR HYBRIDATION

Senecio aethnensis 20 chromosomes 20 chromosomes Senecio chrysanthemifolius


2n = 20 2n = 20

HYBRIDATION
a SIMPLE b
Senecio squalidus Senecio vulgaris

20 chromosomes 40 chromosomes
2n = 20 2n = 40
a-b : S. Hiscock, Bristol University, School of Biological Sciences ; c-e : R. Abbott, University of St Andrews

Hybride simple
c d
HYBRIDATION
Le croisement de deux séneçons de Sicile (a et b) Senecio cambrensis PAR ALLOPOLYPLOÏDIE
a produit une espèce hybride, le séneçon négligé
(Senecio squalidus, c). Au Royaume-Uni, cet hybride
s’est croisé avec le séneçon commun (Senecio vul-
garis, d) pour donner un hybride dit allopolyploïde, 60 chromosomes
2n = 60
à double génome, Senecio cambrensis (e). En effet,
une anomalie génétique des cellules sexuelles des
deux parents a permis que les deux lots de 10 chro-
Bruno Bourgeois

mosomes du séneçon négligé s’ajoutent aux deux


lots de 20 chromosomes du séneçon commun,
produisant une nouvelle espèce à deux lots de Allopolyploïde
30 chromosomes. e

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a b
N. Curtis, University of South Florida

c ADN libre Gènes


Mitochondrie transférés

Virus

Bruno Bourgeois
ADN
du noyau

ADN
Cellule eucaryote mitochondrial

3. CE GASTÉROPODE SANS COQUILLE, Elysia clarki (a), se convertit car son génome a acquis des gènes de l’algue nécessaires à l’entretien
en végétal photosynthétique temporaire en conservant dans ses des plastes. Les transferts de gènes chez les eucaryotes (c) peuvent se
cellules les plastes issus de l’algue verte Penicillus capitatus, qu’il est produire par absorption d’ADN libre, par transfert d’ADN issus des organites
ici en train de manger. Ces plastes piégés (b, grossis mille fois) conti- (ici, la mitochondrie) ou par l’ADN porté par un virus: dans tous les cas, le
nuent à fonctionner pendant plusieurs mois au bénéfice du gastéropode, noyau acquiert de nouveaux gènes (en rouge sur l’agrandissement).

négligé et deux lots de 20 chromosomes des plantes à fleurs (jusqu’à plusieurs cen- espèces parentales au profit d’une nou-
du séneçon commun. Senecio cambrensis taines). Bien qu’on ne puisse le démon- velle espèce hybride.
est un allopolyploïde, à reproduction trer, ces observations laissent penser que S’ils forment rarement des espèces
sexuée. Il est sans doute apparu par croi- les allopolyploïdes peuvent fonder des allopolyploïdes, on estime que dix pour
sement entre un grain de pollen et un lignées durables. cent des animaux peuvent s’hybrider avec
ovule de chaque espèce parentale, dont une autre espèce (25 pour cent chez les
la méiose n’a pas eu lieu normalement.
C’est un exemple de fusion récent à
Une évolution plantes). L’hybridation et la déspécia-
tion jouent aussi dans le monde bactérien,
l’échelle de l’évolution, et local. Mais ce par déspéciation comme Samuel Sheppard, de l’Université
type de mécanisme a un impact réel sur Par ailleurs, on constate que de telles espè- d’Oxford, l’a mis en évidence entre Cam-
l’évolution à long terme. Le séquençage ces hybrides se croisent parfois avec les pylobacter jejuni et Campylobacter coli, deux
du génome de divers organismes euca- espèces qui leur ont donné naissance. Elles bactéries intestinales issues d’un ancêtre
ryotes a révélé que certaines parties se res- peuvent alors fusionner en une unique commun datant d’environ 100 millions
semblent. Elles seraient les vestiges de espèce hybride. Le canard colvert (Anas d’années. Diverses souches de la première
l’apport de lots de chromosomes sem- platyrhynchos), introduit dans diverses ont acquis, à plusieurs reprises, de l’ADN
blables qui auraient ensuite évolué indé- régions de la planète, en est un exemple. issu de la seconde. Les circonstances de
pendamment. Il s’est croisé avec des canards locaux : le ces échanges restent inconnues, car Cam-
Ainsi, l’étude des plantes à fleurs, ou canard à sourcils (Anas superciliosa) en pylobacter jejuni vit dans le tube digestif
angiospermes, montre que le génome de Australie, le canard des îles Hawaii (Anas du bétail, alors que Campylobacter coli vit
leur ancêtre commun, qui poussait il y a wyvilliana), le canard brun (Anas fulvigula) dans celui d’oiseaux sauvages… Des chan-
150 millions d’années, résulte d’au moins en Floride… Les hybrides qui en ont gements récents dans les pratiques agri-
trois fusions de génomes. Plus d’une ving- résulté se croisent aujourd’hui avec les coles ont pu favoriser un rapprochement
taine d’autres fusions ont eu lieu par la espèces parentales locales, qu’elles mena- et la fusion des deux espèces.
suite au cours de la diversification des cent de supplanter. On parle alors de Ces fusions par hybridation ne font
lignées d’angiospermes. Cela explique les «déspéciation», puisque le processus peut intervenir que des espèces parentales voi-
nombres parfois élevés de chromosomes entraîner à terme la disparition de deux sines dans l’évolution. Mais une autre

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forme d’évolution par fusion assemble Plus surprenant encore, des gastéro- Glossaire
des gènes d’origines très différentes : le podes marins, les Élysidés, absorbent des
transfert de gènes. On sait que des trans- plastes d’algues et les intègrent pour quel- ✔ FUSION
ferts de gènes se produisent dans les que temps dans leurs propres cellules (voir Terme proposé pour réunir l’ensemble
bactéries de trois façons différentes. Ou la figure 3). Les plastes fonctionnent alors des mécanismes évolutifs qui
bien les gènes circulent d’une bactérie à au bénéfice de l’animal, qui utilise les sucres regroupent dans une même lignée
l’autre par des ponts cellulaires : c’est la formés. Elysia chlorotica consomme par des gènes issus de lignées
conjugaison. Ou bien un virus infecte la exemple une algue annuelle éphémère, différentes : endosymbiose,
bactérie et y introduit des gènes : c’est la dont elle conserve les plastes pendant… hybridation et transfert de gènes.
transduction. Enfin, il peut exister dans dix mois. Or le plaste porte un génome si
l’environnement, des fragments d’ADN réduit que la plupart de ses protéines ✔ ENDOSYMBIOSE
libre qu’une bactérie peut acquérir : c’est sont produites à partir des gènes du noyau Symbiose où l’un des partenaires
la transformation. Souvent, les gènes de l’algue. Le noyau des Élysidés a acquis vit dans les cellules de l’autre.
transférés sont repérables car on les trouve certains de ces gènes, comme ceux des pro- Si elle peut être transmise
dans des lignées éloignées, mais pas dans téines synthétisant la chlorophylle. Ces chi- à la génération suivante, c’est
les lignées proches. mères sont les seuls animaux à fabriquer une fusion évolutive.
de la chlorophylle : elles se transforment
✔ HYBRIDATION
Transferts de gènes en végétaux « transitoires » entre deux pri-
ses alimentaires.
Résultat de la fécondation entre
s à double sens Contrairement aux processus à l’œu-
gamètes issus de lignées différentes.
L’hybride formé peut être viable
Ainsi, si l’on compare les génomes du coli- vre chez les bactéries, les mécanismes des
ou non. S’il est fertile, il peut
bacille (Escherichia coli) et de la lignée voi- transferts de gènes chez les eucaryotes
constituer une espèce nouvelle.
sine des Salmonella, avec laquelle il partage restent mal compris. Il s’agit vraisembla-
un ancêtre commun datant de 100 mil- blement d’événements accidentels. L’incor- ✔ ALLOPOLYPLOÏDIE
lions d’années, on constate que près de poration d’ ADN issu de la digestion Hybridation où l’organisme contient
750 gènes issus d’espèces plus éloignées d’aliments est sans doute fréquente chez non pas un jeu de chromosomes
ont été acquis par le colibacille, soit 18 les unicellulaires, telles les amibes, qui se de chaque parent, mais deux.
pour cent de son génome actuel. nourrissent en digérant d’autres cellules. Les organismes qui en sont issus
Les transferts peuvent se produire Les virus, quand ils changent d’espèce hôte, constituent une espèce nouvelle,
entre organismes très éloignés dans l’ar- sont aussi de possibles vecteurs de gènes. car ils ne se croisent plus avec
bre évolutif. Les bactéries Chlamydia, para- En revanche, les transferts sont peu fré- l’espèce des parents.
sites des animaux et des plantes, ont acquis quents chez les animaux, car les cellules
des gènes d’eucaryotes permettant la syn- sexuelles, seules à transmettre les gènes, ✔ TRANSFERT DE GÈNE
thèse des stéroïdes, des lipides tel le cho- sont à l’abri de l’environnement et ne reçoi- Passage d’un gène d’un organisme
lestérol, que les bactéries ne produisent vent quasiment pas de gènes. Seuls certains à un autre, d’espèce différente.
normalement pas. Pour qu’un transfert virus sont capables de les atteindre, et d’y Mécanisme fréquent chez
de gènes se produise, il suffit que les introduire leur génome : les rétrovirus les bactéries, il existe aussi chez
partenaires coexistent dans un même aujourd’hui intégrés dans le génome les organismes plus complexes.
milieu, quel que soit leur degré de parenté. humain représentent près de dix pour cent
Ainsi, les fusions par transfert de gènes des gènes de l’homme.
sont fréquentes chez les bactéries.
On a récemment découvert, grâce au
séquençage des génomes de plusieurs
Des chimères au cœur
eucaryotes, que ces organismes subis- des cellules
sent aussi de tels transferts de gènes. Ainsi, Par ailleurs, on sait que de nombreux gènes
les vers nématodes parasites des plantes, issus de plastes et de mitochondries se sont
tels Meloidogyne hapla et Meloidogyne inco- intégrés dans le génome du noyau cellu-
gnita, ont acquis des gènes d’enzymes bac- laire des eucaryotes. Là, ils permettent non
tériennes détruisant la paroi végétale, ce seulement la synthèse de protéines inter-
qui leur permet d’attaquer les plantes. venant dans les plastes ou les mitochon-
De même, le champignon Pyrenophora dries, mais aussi de protéines ayant de
tritici-repentis est devenu un parasite du nouvelles fonctions dans la cellule. ✔ SUR LE WEB
blé dans les années 1940 : cette espèce, Par exemple, 2000 des 25000 gènes de http://sbe.umaine.edu/symbio/
initialement bénigne, a alors reçu d’un l’arabette des dames (Arabidopsis thaliana), index.html
autre champignon parasite du blé un gène une plante proche de la moutarde servant
http://www.sb-roscoff.fr/
codant une toxine affaiblissant l’hôte. À de modèle aux biologistes, seraient issus de ETSymbioses2008
l’évidence, ces transferts de gènes sont ses plastes. Ainsi en est-il des gènes codant
au cœur de l’adaptation des organismes les phytochromes, protéines sensibles à la http://www.cefe.cnrs.fr/coev/
MA_Selosse.htm
à leurs niches écologiques. lumière qui régulent le développement de

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Biologie [55


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Chimère Chimère Chimère


a b endosymbiotique par transfert de gènes par hybridation

Hybridation
x

Endosymbiose Transfert
de gènes

4. L’ARBRE DU VIVANT de l’évolution

x
darwinienne classique (a) comporte
des phénomènes de spéciation par
divergence (cercles) et des extinctions
(croix). Il faut y ajouter des phénomènes
d’évolution par fusion qui créent
un réseau (b). Trois mécanismes sont
à l’œuvre : l’endosymbiose, ou absorption
d’un matériel génétique d’une lignée
(pointillés violets) par une autre (en vert),
le transfert de gènes (pointillés rouges)
et l’hybridation de deux espèces
en une nouvelle (en bleu).

la plante et l’expression de divers gènes. voire à l’apparition de nouvelles espèces. anastomoses évolutives. Ainsi, Maria
C’est aussi le cas du gène codant les pro- Ces processus représentent autant de Rivera et James Lake, de l’Université de
téines nécessaires à la synthèse de la cellu- petits sauts évolutifs qui réunissent des Californie, ont représenté les relations entre
lose des plantes: ce polymère de la paroi gènes issus d’histoires évolutives indé- les grands groupes du vivant sous la forme
cellulaire a été acquis à partir de la paroi des pendantes en une chimère. Ce phéno- de ce qu’ils ont nommé un anneau de la
bactéries ancêtres des plastes. mène, nommé saltationnisme, nuance vie, où les premières cellules eucaryotes
Plusieurs équipes ont cherché à quan- l’approche continue de l’évolution sou- résultent de la fusion d’une bactérie et
tifier la fréquence des transferts d’ADN des tenue par Darwin, pour qui l’évolution d’une archée (les archées forment avec les
organites (mitochondries et plastes) vers ne fait pas de sauts. bactéries et les eucaryotes l’ensemble des
le noyau. Pour ce faire, on place un gène organismes vivants).
de résistance à un antibiotique dans l’ADN
de l’organite: ce gène s’exprime seulement
Quand la théorie En 1970, L. Margulis écrivait que le tra-
vail de Darwin était « anthropomorphi-
dans le noyau cellulaire, car la machine- de l’évolution évolue que et d’un intérêt limité», critiquant ainsi
rie génétique de l’organite, un peu diffé- Cette notion d’évolution par fusion fait l’absence de l’endosymbiose dans la vision
rente, ne peut le transcrire. Si toutefois des donc évoluer le darwinisme, tant quant darwinienne de l’évolution. Souvent, les
cellules de la descendance deviennent résis- au mécanisme d’apparition des espè- approches néodarwiniennes prennent trop
tantes à l’antibiotique, c’est que ce gène a ces, qu’en ce qui concerne le rythme de peu en compte l’importance des fusions.
été transféré dans le noyau. Par conséquent, l’évolution. En outre, il réintroduit une En réalité, évolution par fusion et évolu-
la fréquence d’apparition de cellules résis- forme d’hérédité des caractères acquis, tion par divergence ne s’excluent pas: cha-
tantes représente la fréquence du transfert. car une bactérie ou des gènes acquis cune est un mécanisme d’innovation
Elle serait de l’ordre de une à dix par l’un des mécanismes fusionnels biologique, créant une diversité sur
par million à chaque génération ! Si l’on persistent dans la descendance. laquelle agit la sélection naturelle. En ce
tient compte des effectifs des populations Plus qu’un arbre, le cours de l’évolu- sens, les arbres évolutifs « classiques »
naturelles, l’ADN d’organites s’intègre fré- tion serait un réseau, dont les branches restent valables, mais ne reflètent qu’une
quemment dans le noyau. De nombreux se séparent, puis refusionnent (voir la partie de la réalité. La conception de l’évo-
fragments sont vite perdus, mais d’au- figure 4). Darwin avait puisé son inspira- lution biologique vers laquelle nous pen-
tres peuvent remplir une fonction, si, par tion dans les arbres généalogiques ; or, si sons qu’il faudrait tendre enrichit le schéma
le biais de mutations, ils acquièrent la on les regarde de près, ce sont aussi des classique de spéciation par les phénomè-
capacité de s’exprimer dans le noyau. réseaux. Chaque naissance unit deux nes de fusion évolutive. Loin de se figer en
Ainsi, trois phénomènes de fusion lignées à travers leur descendance. Cer- un dogme, la théorie néodarwinienne de
contribuent à l’évolution des espèces, tains chercheurs tentent de dessiner les l’évolution continue à évoluer… ■

56] Biologie © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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L’exploration des richesses


du monde quantique
« Par la mise en réseau de ses équipes de recherche, l’IFRAF contribue à enrichir
la vision moderne du monde quantique et à mieux maîtriser les technologies du
temps et de l’espace »
Michèle Leduc, directrice de l’IFRAF
Publireportage

Les petits nuages d’atomes ultrafroids en tournant sur eux-mêmes engendrent des tourbillons quantiques
qui inspirent les théoriciens de l’IFRAF.
publi.xp 2 11/01/11 15:59 Page 2

L
a physique quantique a élargi notre vision du monde et suscité Ces petits nuages de gaz, comportent moins d’un milliard d’atomes.
de multiples découvertes qui, du transistor au laser, ont boule- Ils lévitent, sont confinés par la lumière laser et refroidis à des tempéra-
versé notre vie ; au XX1e siècle, cette exploration s’amplifiera tures de quelques milliardièmes de degré au-dessus du zéro absolu.
et contribuera de façon majeure à notre environnement technique. Le but de l’Institut Francilien de Recherche sur les Atomes Froids, lancé
La physique des atomes froids est une magnifique réussite qui en 2005, est de fédérer les recherches sur cet état de la matière.
estompe les barrières entre physique fondamentale et physique appli-
quée, les nouvelles propriétés découvertes offrant une perspective Réflexion individuelle et démarche collective
pour des outils prometteurs. Cette recherche où les propriétés quan- Donnons la parole aux acteurs de la recherche comme ils se sont expri-
tiques de la matière sont exacerbées, est le prolongement vivace et més dans le livre de Jean-François Dars et Anne Papillault, Le plus
fructueux d’une longue tradition de physique atomique de haut grand des hasards, Surprises quantiques, 2010, Éditions Belin.
niveau en France ;elle a été personnifiée,entre autres,par les prix Nobel « Les atomes froids, a dit Claude Cohen-Tannoudji, sont devenus des
d’Alfred Kastler en 1966 et de Claude Cohen-Tannoudji en 1997. outils privilégiés pour la recherche. Ils permettent des tests très sévè-
res des théories fondamentales,telles que la relativité générale,et ouvrent
de nouveaux champs comme l’interférométrie atomique, les molécu-
Indépendance de la pensée les ultra-froides, les gaz quantiques dégénérés. L’IFRAF contribuera de
et mise en commun des idées manière essentielle au développement de cette aventure scientifique. »
Pour Williams Phillips,prix Nobel de Physique,« la meilleure façon d’ap-
prendre est de travailler avec des gens de qualité... Certaines de mes
Alfred Kastler, avec Jean Brossel, a été le pionnier des recherches meilleures occasions d’apprendre ont résulté de ma capacité à conta-
sur les inversions de populations des atomes qui ont permis le laser. miner les autres par ma propre confusion, ou lors d’un violent désac-
Claude Cohen-Tannoudji et ses collègues du laboratoire Kastler-Bros- cord avec mes collègues sur un point de physique : j’ai la conviction
sel ont travaillé sur la théorie du ralentissement, du refroidissement et que lorsqu’il s’agit de physique, il y a une réponse ».
du piégeage des atomes par la lumière. La physique quantique est dépeinte comme énigmatique et Antoine
Pendant longtemps les propriétés quantiques n’ont pu être obser- Georges témoigne de cette fascinante difficulté : « Comme tout
vées que sur des moyennes ; les conséquences des lois régissant les serait facile si nous autres, physiciens quantiques, pouvions accéder à
électrons et les photons portaient sur des comportements d’ensem- ce monde secret avec l’évidence de nos sens. Au lieu de cela, il nous
bles gigantesques de particules (de l’ordre du nombre d’Avogadro, faut construire des appareils sophistiqués, effectuer des calculs com-
1024). C’était le domaine de la physique du solide, des liquides super-
fluides, des cristaux supraconducteurs. Aujourd’hui le refroidissement
et le piégeage des atomes permettent de mettre en évidence des
propriétés quantiques sur des atomes isolés et de réaliser des expé-
riences de pensées dont la réalisation était inenvisageable à l’époque
d’Einstein. En outre, il devient possible d’observer des comporte-
“ Le critère incontournable de la valeur
d’une théorie physique est la propriété
étonnante de receler plus de richesses


ments collectifs prédits par la mécanique quantique pour de petits que ce qu’on y avait mis.
nuages dilués d’atomes,en particulier la condensation de Bose-Einstein. Alain Aspect

Denis Boiron,Aurélien Perrin,Alain Aspect,Valentina William D. Phillips exprimant des idées


Krachmalnicoff, Chris Westbrook, Hong Chang et des doutes fertiles devant Juliette Simonet
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pliqués, ou tenter de deviner en presque aveugles ces secrets qui,


pour la nature elle-même, vont de soi. » L’IFFRAF est un réseau de 33 équipes de recherche toutes associées
au CNRS et réparties sur différents établissements : l’École normale
Ce compagnonnage se prolonge dans les réalisations expérimen- supérieure, l’Observatoire de Paris, l’Institut d’Optique et les univer-
tales qui confirment la réalité des surprises que l’esprit a quelques sités UPMC, Paris-Sud 11 et Paris-Nord 13. L’IFRAF a également asso-
difficultés à entrevoir. cié 8 équipes situées dans d’autres établissements.Son siège est à l’École
normale supérieure, 45 rue d’Ulm, 75 231, Paris, Cedex 05.
La visite de la Sainte Chapelle Contact : leduc@lkb.ens.fr.
Les recherches à l’IFRAF regroupent trois axes scientifiques :
« Ces surprises jubilatoires face à l’univers quantique se retrouvent – Les gaz quantiques et les comportements collectifs dans les conden-
lors de l’enseignement de cette discipline. La marche d’approche n’est sats de Bose-Einstein. Les atomes froids, bosons ou fermions, placés
certes pas des plus aisées :si l’apprentissage d’une théorie physique peut dans des potentiels optiques périodiques forment des systèmes
se comparer à la découverte d’un monument, celui de la mécanique modèles pour mieux comprendre la matière condensée. Ces études
s’étendent aux molécules froides.
quantique ressemble davantage à la visite de la Sainte Chapelle qu’à
– La métrologie de précision. L’utilisation des atomes froids fait gagner
celle du château de Versailles. On ne découvre ses richesses qu’après plusieurs ordres de grandeur sur la précision des horloges, des gyro-
avoir traversé des cours étroites et des salles basses. Mais une fois sur mètres,des gravimètres et des capteurs inertiels pour le positionnement
place, les élèves se piquent au jeu et rivalisent d’inventivité pour trou- et la navigation. La miniaturisation sur des puces à atomes est en cours.
ver de nouveaux tours, tentant de déterminer furtivement si la parti- – L’information quantique. Les atomes froids isolés et piégés en petit
nombre permettent d’envisager de nouveaux dispositifs fondés sur
cule est à droite ou à gauche, voire de téléporter leurs camarades » l’intrication entre particules (atome/atome ou atome /photon) desti-
remarque Jean Dalibard. nés au stockage de l’information ou à la cryptographie quantique.
La physique expérimentale a ses réalités. Juliette Simonet a illustré
cette tâche par le maniement de l’outil: « Aujourd’hui je suis en dernière
année de thèse et je manie beaucoup la clé de 13 (par exemple pour
changer une pompe).... L’expérimentation a un impact important sur la Dans les horloges atomiques « chefs-d’œuvre quantiques », le
théorie, non seulement pour la vérifier, mais aussi pour simuler au labo- temps est mesuré comme l’inverse d’une fréquence, laquelle est elle-
ratoire des problèmes non solubles numériquement. » même liée à l’énergie de transition entre deux niveaux d’énergie d’un
atome. Ces horloges, toujours perfectionnées, sont les plus précises
Pour quoi faire ? du monde (une seconde sur 100 millions d’années) et servent à la
La physique fondamentale crée ses propres instruments d’action.Écou- définition de la seconde. Pour Noël Dimarcq « Le spectre d’applica-
tons Christian Bordé :« La mécanique quantique reste encore bien mys- tions des horloges atomiques est extrêmement large. La synchroni-
térieuse, mais elle envahit peu à peu notre échelle humaine grâce à sation d’horloges est essentielle aux réseaux de télécommunications,
cette métrologie quantique en plein développement. À un bout de la aux observations astronomiques par les systèmes d’interférométrie à
chaîne ces recherches sont enracinées dans l’héritage de De Broglie longue base ou à la navigation des sondes dans le Système solaire.
et d’Einstein. À l’autre, elles conduisent à de nouveaux outils pour l’ex- Cette amélioration des mesures viendra peut-être un jour contra-
ploration du monde et pas seulement sur terre car, à en juger par la rier des précisions supposées infaillibles.Tout physicien rêve de vivre une
multiplication des projets de missions spatiales qui les proposent, leur telle révolution associant l’amertume de la théorie abandonnée à l’exci-
avenir est aussi dans l’espace. » tation des domaines à découvrir. »

Yvan Castin, Michèle Leduc, David Guéry-Odelin, Hélène Perrin s’interrogeant sur la marche
Claude Cohen-Tannoudji de l’expérience
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DOSSIER

Monsieur Unification Entretien avec Steven Weinberg, page 62 • L’insaisissable théorie unifiée par Stephen Hawking
et Leonard Mlodinow, page 65 • Une théorie géométrique du Tout par Garrett Lisi et James Weatherall, page 68

P our décrire et comprendre les phénomènes


de la nature, les physiciens ont toujours recher-
ché des lois générales et reposant sur le plus
petit nombre de principes possible. Cette démarche
est particulièrement flagrante en physique des par-
tique constitue le «modèle standard» de la phy-
sique des particules.
Ce modèle est une théorie quantique qui n’in-
tègre pas la quatrième interaction fondamentale,
la gravitation, décrite par la relativité générale d’Ein-
ticules, où la quête d’une théorie unificatrice est enta- stein – une théorie non quantique. Les physiciens
mée depuis les années 1930 au moins. en quête d’unification sont ainsi confrontés à plu-
Quatre interactions fondamentales ont été iden- sieurs défis apparentés : construire une théorie
tifiées dans la nature : la gravitation, la force quantique de la gravitation, réunir la gravitation avec
électromagnétique, l’interaction faible et l’inter- les trois autres interactions, aller au-delà du modèle
action forte, ces deux dernières n’agissant qu’à standard pour éliminer les parts d’ombre et d’arbi-
l’échelle des noyaux atomiques et en deçà. La théo- traire qu’il contient.
rie classique de l’électromagnétisme, œuvre de Malgré des décennies de recherche, le chan-
James Clerk Maxwell vers 1865, est elle-même une tier de l’unification reste inachevé. Le dossier que
théorie (classique) qui unifie l’électricité et le nous publions présente trois regards différents sur
magnétisme. Mais l’étape suivante dans l’unifica- la question. Steven Weinberg nous rappelle dans
tion des interactions fondamentales n’a été fran- un entretien les enjeux, les difficultés et les pistes
chie qu’autour des années 1970, avec la théorie existantes, selon lui.
électrofaible, une œuvre collective de longue haleine Dans le deuxième article, Stephen Hawking et
pour laquelle trois de ses principaux protagonistes, Leonard Mlodinow attirent notre attention, au tra-
Steven Weinberg, Abdus Salam et Sheldon Glashow vers de l’état actuel de la « théorie des cordes », sur
ont été récompensés par le prix Nobel en 1979. le fait que la théorie unifiée tant recherchée est peut-
La théorie électrofaible réunit l’interaction élec- être une utopie: plusieurs édifices complémentaires
tromagnétique et l’interaction faible en un seul édi- et en partie distincts pourraient être nécessaires.
fice, une théorie quantique des champs fondée Enfin, dans le troisième article, Garrett Lisi et
sur d’élégants principes de symétrie. Sa confir- James Weatherall présentent – en utilisant le lan-
mation expérimentale la plus spectaculaire a été la gage des « fibrés » plutôt que le langage habituel
découverte au CERN, en 1982 et 1983, des bosons W de la théorie des groupes de symétrie – une voie de
et Z prédits par la théorie. Une autre particule clef recherche qui s’appuie sur les mêmes principes géo-
de la théorie électrofaible est le boson de Higgs, métriques que la théorie électrofaible et la chromo-
inobservé à ce jour, mais que l’on espère bien détec- dynamique quantique. G. Lisi, physicien extérieur
ter prochainement grâce au collisionneur LHC du au milieu scientifique professionnel, a été très média-
CERN, entré en fonction il y a huit mois. tisé en 2007 en publiant sur Internet une ébauche
Dans les années 1970 également, une théo- de théorie unificatrice fondée sur un groupe noté E8.
rie cohérente de l’interaction forte, fondée sur les Ses travaux laissent toujours sceptiques la plu-
mêmes principes de symétrie que la théorie élec- part des spécialistes. Mais même si ces idées se
trofaible, a vu le jour, sous le nom de chromody- révèlent un jour non pertinentes, son article a le
namique quantique. La juxtaposition de la théorie mérite de bien retracer la série de tentatives qui ont
électrofaible et de la chromodynamique quan- été faites pour étendre le modèle standard.

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Monsieur Unification
La construction d’une théorie unifiant les interactions fondamentales
de la physique est un chantier ouvert depuis des décennies.
Steven Weinberg est l’un de ses principaux protagonistes.
Entretien avec Steven Weinberg

 Le collisionneur LHC, au CERN, nous parvenons à une théorie vraiment com- diction du rapport des masses des bosons
suscite beaucoup d’espoirs. Certains plète de la nature. faibles, prédiction qui semble très bonne.
ont comparé les résultats attendus Notre représentation de la nature se fait Pour autant, une autre possibilité existe:
avec les révolutions quantique de plus en plus globale, et des énigmes d’au- que la symétrie soit brisée par des interac-
et relativiste du premier tiers trefois, comme la nature des forces qui assu- tions fortes d’un type nouveau, de façon qu’il
du XXe siècle. Qu’en pensez-vous ? rent la cohésion des particules au sein n’y ait pas de boson de Higgs. Ces nouvelles
d’un atome, ont été parfaitement comprises interactions devraient être bien plus fortes
. Steven Weinberg. – pour être aussitôt remplacées par de nou- que l’interaction forte ordinaire. Lenny Suss-
On peut imaginer que ces résultats vont velles énigmes, telle l’origine des propriétés kind et moi avons, indépendamment, mis
conduire à une révolution de notre pensée des particules élémentaires, particules du au point une théorie sur ce principe que nous
en physique comparable à celle du début modèle standard. Et le processus par lequel avons d’un commun accord nommée Tech-
du XXe siècle, mais ce n’est pas une certi- on explique des énigmes tout en en susci- nicouleur. Elle prédit bien elle aussi les
tude. Pour qu’une telle révolution se pro- tant de nouvelles se poursuivra longtemps. masses des bosons faibles, mais peine à
duise, il faut qu’arrive quelque chose de Ce n’est qu’une supposition, mais je pense expliquer les masses des quarks. Certains
complètement imprévu... que je ne peux que nous parviendrons à un point où il n’y théoriciens continuent de travailler sur la
donc pas prévoir ! aura plus le même genre d’énigmes. Et ce Technicouleur. Si cette théorie est pertinente,
À court terme, nous essayons d’avan- sera alors un remarquable tournant dans le LHC devrait la mettre en évidence, ainsi que
cer au-delà du modèle standard, et aussi l’histoire de la pensée. tout un ensemble de particules nouvelles.
d’imaginer ce qui s’est passé aux débuts Ainsi, même si le LHC ne trouve pas le
de l’Univers. Cela prendra du temps.  La découverte du boson de Higgs boson de Higgs, il se peut que ce collision-
Nous espérons ensuite pouvoir tout relier, est le premier grand objectif poursuivi neur trouve autre chose d’’équivalent, par
et disposer enfin d’une théorie rendant au LHC, à supposer que les physiciens exemple des indices de la validité de la
compte de toutes les particules et de toutes du Tevatron, au Fermilab, ne le trouvent Technicouleur. De fait, on montre que sans
leurs interactions. Nous ignorons à quoi pas en premier. Dans quelle mesure particules nouvelles, on a des incohérences
elle ressemblera. l’unification électrofaible et le modèle mathématiques.
Quand nous aurons une compréhension standard dépendent-ils du boson
vraiment complète de la nature au niveau de Higgs?  Un autre principe que les physiciens
le plus fondamental, elle diffusera dans la espèrent confirmer au LHC est
société. Elle sera probablement très mathé- . Steven Weinberg. la supersymétrie, l’idée selon laquelle
matique, et le grand public mettra longtemps Le modèle standard repose complètement les particules médiatrices
à comprendre, comme il a fallu longtemps sur l’existence d’une brisure de la symétrie des interactions, tels les bosons faibles,
avant que les scientifiques eux-mêmes com- électrofaible. Mais si vous vous demandez et les particules de matière, telles que
prennent la théorie de Newton. Mais cette pourquoi la symétrie est brisée, le doute les électrons et les quarks,
dernière a finalement eu une profonde est permis. Le mécanisme de brisure de sont intimement reliées. Certains
influence sur la façon dont les gens en géné- symétrie mis en œuvre dans le modèle de physiciens ont autant confiance
ral conçoivent le monde et la vie humaine. Weinberg-Salam (le secteur électrofaible du dans la supersymétrie qu’Einstein
Elle a eu des répercussions sur l’économie, modèle standard) requiert l’existence d’une en avait dans la relativité : elle est si
la biologie, la politique et la religion. Une nouvelle particule, qui a pris le nom de boson convaincante qu’elle ne peut qu’être vraie.
situation semblable pourrait se produire si de Higgs. Ce modèle simple a conduit à la pré- Est-ce aussi ce que vous ressentez ?

62] Entretien © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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ENTRETIEN

. Steven Weinberg. sibles – dotées de propriétés très diffé- ce numéro), l’Univers pourrait être une
Non. La relativité restreinte s’inscrivait rentes et où ce que nous nommons les prin- superposition quantique de plusieurs états,
dans tout ce qui était déjà connu théori- cipes fondamentaux de la nature pourraient comparables au célèbre chat de Schrödin-
quement et expérimentalement à la fin du être différents, et où même les dimensions ger (un chat à la fois vivant et mort imaginé
XIXe siècle, à savoir la théorie électroma- d’espace et de temps seraient différentes. par Erwin Schrödinger pour exprimer la
gnétique de Maxwell, et le fait que personne Il devrait y avoir un grand principe sous- notion de superposition quantique d’états).
ne parvenait à découvrir les effets de jacent qui décrit l’ensemble, mais il se pour- Ainsi, comme il est possible en théorie quan-
l’« éther » dont on supposait qu’il rem- rait que soyons bien plus loin de le découvrir tique qu’un chat se trouve dans deux états
plissait tout l’espace. Si j’avais eu la chance que nous ne l’imaginons aujourd’hui. à la fois, l’un où il est vivant, l’autre où il est
d’inventer la relativité restreinte en 1905, Quand j’ai commencé à écrire sur ce mort, il en va peut-être de même pour l’Uni-
j’aurais ressenti comme Einstein que cette sujet en 1987, j’avais l’esprit complètement vers. Dans l’état où le chat est vivant, le chat
théorie ne pouvait qu’être juste. sait qu’il est vivant, et dans l’autre état il ne
Je ne ressens pas les choses de la même sait rien du tout. De même , il y aurait des
façon à propos de la supersymétrie. Cette états de l’Univers comportant des chercheurs
théorie a quelques succès mineurs à son explorant ce qui leur semble être l’Univers
actif : elle améliore la prédiction d’un para- entier, et d’autres états où peut-être l’Uni-
mètre crucial du modèle standard ; elle four- vers est trop petit ou évolue trop vite, et où
nit un candidat naturel pour les particules il n’y a personne pour l’explorer.
de matière noire ; elle a aussi la très sédui- Les arguments anthropiques prédisent
sante propriété d’être la seule symétrie sus- que la densité de l’énergie sombre doit être
ceptible d’unifier des particules comme les assez faible pour que puissent se former
bosons faibles avec des particules comme des galaxies, mais pas trop, parce que les
les électrons. Mais rien de cela n’est assez univers où elle est nettement plus petite
impressionnant pour me convaincre que la sont rares. Un calcul que j’ai effectué en1998
supersymétrie est nécessairement juste. avec deux astrophysiciens de l’Université
du Texas à Austin, Hugo Martel et Paul Sha-
 Vous avez avancé que le principe piro, suggérait que toute énergie sombre
anthropique – l’idée que certains aspects devrait être en quantité assez importante
de notre Univers n’ont pas d’explication pour qu’on la découvre bientôt. Et peu de
plus profonde que le fait que nous vivons temps après, les astronomes découvraient
dans une partie particulièrement son existence.
Jeff Wilson

habitable d’un domaine plus vaste –


est notre meilleure explication Steven WEINBERG, prix Nobel de physique  Vous faites le lien entre deux
de la densité d’énergie sombre, cette en 1979 pour sa contribution à la théorie communautés différentes de physiciens :
mystérieuse substance responsable électrofaible, est physicien théoricien ceux qui font de la cosmologie
à l’Université du Texas à Austin (États-Unis).
de l’accélération de l’expansion et de la relativité générale, et ceux
de l’Univers. Pouvez-vous nous en parler ? Ses propos ont été recueillis par Amir ACZEL, qui font de la physique des particules
chercheur à l’Université de Boston et écrivain.
et de la théorie quantique. Cette double
. Steven Weinberg. expertise vous aide-t-elle à voir comment
Nous spéculons beaucoup sur ce que nous ouvert – et c’est toujours le cas aujour- unifier ces deux domaines ?
considérons comme fondamental, par d’hui– quant aux diverses façons dont on
exemple la masse des particules, les dif- pourrait concevoir ces parties de l’Univers, . Steven Weinberg.
férentes interactions, les trois dimensions avec des propriétés telles que des densi- Pour le moment, je ne vois aucune direction
d’espace flanquées d’une dimension de tés d’énergie sombre différentes. Une d’unification. J’aurais certainement aimé
temps, mais il se pourrait que tout cela ne des pistes est l’inflation chaotique d’Andrei en voir. J’ai des idées sur les voies possibles
soit pas fondamental, mais lié à notre Linde, qui suppose de nombreux Big Bang vers l’unification, qui me viennent de la phy-
environnement. L’Univers pourrait être beau- se produisant épisodiquement ici ou là, cha- sique expérimentale des particules, mais il
coup plus grand que nous ne l’avons ima- cun étant caractérisé par des valeurs dif- est beaucoup trop tôt pour dire si ces idées
giné, et englober beaucoup plus que le Big férentes des paramètres tels que la densité ont un rapport quelconque avec la réalité.
Bang observé autour de nous. Il pourrait d’énergie sombre. On présente souvent la théorie des cor-
comprendre différentes parties – par « par- Comme Stephen Hawking le décrit (voir des comme la seule façon de traiter le pro-
ties », je désigne diverses choses pos- l’article de S. Hawking et L. Mlodinow dans blème des infinis apparaissant en théorie

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Entretien [63


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quantique de la gravitation, mais une alter- mathématiquement aussi bien définies S’il devait s’avérer que la vérité est du côté
native existe, fondée sur des théories quan- que le modèle standard. de la théorie des cordes, je ne serais pas sur-
tiques des champs du même type général pris. Cette théorie est belle du point de vue
que celle utilisée dans le modèle standard.  En quoi cette approche est-elle diffé- mathématique. La protection asymptotique
Cette idée, que j’ai nommée protection rente de la théorie des cordes ? n’est qu’une possibilité qui vaut aussi la peine
asymptotique, affirme que l’intensité des d’être explorée sérieusement.
forces évolue vers des valeurs finies aux . Steven Weinberg. Jusqu’à présent, aucune de ces deux
hautes énergies : elles y sont empêchées Elle procède à l’opposé de ce que l’on fait en approches n’a débouché sur une percée,
(protégées) d’atteindre l’infini. théorie des cordes. Dans cette dernière, comme le serait le calcul des paramètres du
Cette idée a longtemps stagné parce qu’il on abandonne la théorie quantique des modèle standard, dont les valeurs (précises)
est difficile de montrer que les théories sont champs usuelle pour inventer quelque chose sont données sans explication. Comprendre
ou ne sont pas asymptotiquement proté- de vraiment nouveau. La théorie des cordes pourquoi les masses des particules pré-
gées. J’ai fait des calculs préliminaires, est un grand pas dans une direction nou- sentent les rapports qu’on leur connaît serait
que j’ai trouvés encourageants, mais leur velle. La protection asymptotique consiste le véritable test. Ces masses sont une énigme
poursuite était trop difficile, et j’ai travaillé plutôt à partir du fait que la bonne vieille comparable à un texte dans une écriture
sur d’autres choses. Puis, un peu avant 2000, théorie des champs, celle avec laquelle nous ancienne telle que le linéaire A : nous avons
un certain nombre de chercheurs en Europe travaillons depuis 60 ou 70 ans, est tout ce le texte, mais nous ignorons sa signification.
se sont emparés du sujet, et ils ont établi dont nous avons besoin.
la protection asymptotique dans diverses Je ne vais pas faire particulièrement l’ar- S. Weinberg, Lake Views : This World
approximations et montré qu’elles sont ticle en faveur de la protection asymptotique. and the Universe, Belknap Press, 2010.

64] Entretien © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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théorie des cordes, réalisme, théorie unifiée, théorie M, modèle, unification, gravité, théorie quantique, interactions fondamentales

Physique théorique

L’insaisissable
théorie unifiée
Stephen Hawking et Leonard Mlodinow

Les physiciens recherchent une théorie décrivant matériel. La science classique est fondée
sur la conviction qu’il existe un monde
de façon unifiée les quatre interactions fondamentales. extérieur, dont les propriétés sont bien défi-
Mais ils auront peut-être besoin de plusieurs théories... nies et indépendantes de l’esprit de l’obser-
vateur. En philosophie, cette doctrine se

L
e conseil municipal de Monza, en nomme « réalisme ».
Italie, a interdit un jour de mettre Ceux qui se souviennent de Timo-
les poissons rouges dans des bocaux thy Leary (un psychologue américain par-
ronds. C’est pure cruauté, ont justifié les tisan de l’usage thérapeutique du LSD) et
L’ E S S E N T I E L édiles, car cela impose aux pauvres pois- des années 1960 savent qu’il y a une autre
sons une vision déformée de la réalité. possibilité: la conception de la réalité peut
 Nous modélisons Pour curieuse qu’elle soit, cette anecdote dépendre de l’esprit de celui qui la per-
la réalité physique à partir pose une intéressante question philoso- çoit. À des différences subtiles près, ce
de ce que nous voyons phique : comment savons-nous que la réa- point de vue se décline sous les noms
du monde, qui dépend lité que nous percevons est vraie ? Celle d’antiréalisme, d’instrumentalisme ou
de nous et de notre que voit le poisson diffère de la nôtre, mais encore d’idéalisme. Dans ces doctrines,
point de vue. Dès lors, est-elle pour autant moins réelle ? le monde que nous connaissons est
un « réalisme dépendant En physique, cette question n’est pas construit par l’esprit humain à partir de
du modèle » semble gratuite. Les physiciens et les cosmologis- la matière brute des données sensoriel-
préférable au réalisme tes se trouvent dans une situation similaire les, et il est mis en forme par le cerveau.
absolu habituel en physique. à celle du poisson rouge: depuis des décen- Ce point de vue peut sembler difficile à
nies, ils s’efforcent de mettre au point une
 Or la théorie des cordes, «théorie ultime du Tout», c’est-à-dire un
candidate préférée ensemble complet et cohérent de lois fon-
des physiciens au titre damentales capable d’expliquer tous les
de la théorie du Tout, aspects de la réalité. Or voilà qu’il appa-
se présente sous cinq raît que cette quête pourrait conduire
formulations différentes, non pas à une théorie unique, mais à
valables chacune dans toute une famille de théories reliées,
certaines conditions. chacune décrivant sa propre version
 Des liens de la réalité, comme si elle voyait l’Uni-
mathématiques relient vers depuis son propre bocal…
toutefois ces cinq Cette idée est difficile à accepter, y
théories en un réseau, compris pour nombre de physiciens. La
a

plupart des gens croient en l’existence


Irin

nommé théorie M. Cette


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d’une réalité objective et extérieure, et au


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dernière est-elle la théorie isc


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tant recherchée ? fait que nos sens et notre science nous ers
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renseignent directement sur le monde Sh
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© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Physique théorique [65


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accepter, mais pas à comprendre. S’agis- observations, aucun des deux ne peut être quement décider de tous haïr le chocolat,
sant de notre perception du monde, il considéré plus réel que l’autre. ou que la guerre est inenvisageable, mais
n’existe aucun moyen de supprimer l’ob- rien de cela n’est arrivé. Si ces maîtres sup-
servateur – c’est-à-dire nous.
Les développements de la physique
Plusieurs réalités posés imposaient des lois cohérentes, nous
n’aurions aucun moyen de savoir qu’il
sont tels que le réalisme devient difficile selon le point de vue ? existe une autre réalité derrière la réalité
à défendre. En physique classique (la phy- L’idée de réalités alternatives est l’un simulée. Il est facile d’étiqueter le monde
sique newtonienne, qui décrit bien nos des piliers de la culture populaire moder- des maîtres comme « réel », et le monde
expériences quotidiennes), l’interpréta- ne. Par exemple, dans le film Matrix, les engendré par ordinateur comme « faux ».
tion de termes tels qu’« objet » et « posi- hommes vivent sans le savoir dans une Mais, si (comme nous), les êtres du monde
tion» est pour l’essentiel en harmonie avec réalité virtuelle créée par des ordinateurs virtuel ne pouvaient voir dans leur uni-
notre compréhension « réaliste », de bon intelligents ; le but de ces machines est vers depuis l’extérieur, quelles raisons
sens, de ces concepts. Mais nous som- de maintenir les humains dans une léthar- auraient-ils de mettre en doute leur pro-
mes des instruments de mesure grossiers. gie satisfaite et paisible, afin de pouvoir pre vision de la réalité ?
Les physiciens ont découvert que les objets pomper leur «énergie bioélectrique» (allez Les poissons rouges sont dans une
qui nous entourent et la lumière grâce à savoir ce que c’est…). Le film pose une situation identique. Depuis leur bocal
laquelle nous les voyons sont constitués courbe, ils ne voient pas la même chose
d’objets (tels les électrons et les photons) que nous qui regardons du dehors, mais
que nous ne percevons pas directement. ils pourraient néanmoins formuler des lois
Ces objets ne sont pas régis par les lois gouvernant le mouvement des objets exté-
de la physique classique, mais par celles rieurs au bocal. Par exemple, puisque la
de la théorie quantique. lumière est défléchie en passant de l’air à
La réalité de la théorie quantique est l’eau, un objet qui est pour nous sur une
en rupture radicale avec celle de la phy- trajectoire rectiligne serait perçu par le
sique classique. En théorie quantique, poisson rouge comme décrivant une tra-
les particules n’ont ni position définie ni jectoire courbe. Depuis leur référentiel
vitesse définie avant qu’un observateur déformé, les poissons savants pourraient
ne mesure ces quantités. Dans certains cas, formuler des lois toujours vérifiées et auto-
des objets individuels n’ont même pas risant des prédictions sur le mouvement
d’existence indépendante, mais existent des objets extérieurs au bocal. Leurs lois
seulement en tant que partie d’un ensem- seraient plus compliquées que dans notre
ble. La physique quantique a aussi des référentiel, mais la simplicité est une ques-
implications importantes sur notre concep- tion de goût ! Si les poissons rouges for-
tion du passé. Alors que la physique clas- mulaient une telle théorie, nous devrions
sique voit le passé comme une série définie admettre que leur vision est une représen-
d’événements, en physique quantique le tation valable de la réalité.
Barron Storey

passé, comme le futur, n’existent qu’en Un exemple concret et célèbre de repré-


tant qu’éventail de possibilités. Même sentations différentes de la réalité est le
l’Univers dans son ensemble n’a pas de COMME UN POISSON ROUGE dans son bocal, contraste entre le modèle du cosmos de
passé unique. La physique quantique nous sommes enfermés dans un point de vue Ptolémée (centré sur la Terre) et celui de
implique donc une réalité différente de sur l’Univers. Nous pouvons modéliser ce qui Copernic (centré sur le Soleil). On a beau
celle de la physique classique, même si se passe hors du bocal, mais sans nous affran- dire que Copernic a donné tort à Ptolémée,
cette dernière correspond à notre intuition chir de notre point de vue. Dès lors, il est peut- cela n’est pas vrai. Comme dans le cas de
être inévitable que la quête d’une théorie du
et nous est fort utile pour construire des Tout produise plusieurs solutions, impossibles notre vision opposée à celle du poisson
immeubles ou des ponts. à unifier sans la possibilité d’un regard... rouge, on peut utiliser l’une ou l’autre
Ces exemples nous amènent à une extérieur à l’Univers ? représentation comme modèle de l’Uni-
conclusion importante : il n’y a pas de vers, parce que nous pouvons expliquer
concept de réalité indépendant de toute nos observations de la voûte céleste indif-
représentation ou théorie. C’est pourquoi bonne question : comment pouvons-nous féremment en supposant que la Terre ou
nous préconisons plutôt un « réalisme être sûrs que nous ne sommes pas des que le Soleil est au repos. En dépit de son
dépendant du modèle». Dans cette vision, êtres peuplant un monde factice ? rôle dans les débats philosophiques sur la
une théorie physique ou une représen- Si nous vivions dans un monde syn- nature de notre Univers, le véritable avan-
tation du monde n’est qu’un modèle et thétique imaginaire, les événements s’y tage du système copernicien est que les
un ensemble de règles qui relient les déroulant n’auraient pas nécessairement équations du mouvement sont beaucoup
éléments du modèle aux observations. de logique ou de cohérence, ou n’obéi- plus simples dans le référentiel où c’est
Il est alors vain de se demander si un raient pas forcément à des lois. Les maî- le Soleil qui est au repos.
modèle est réel; il importe seulement qu’il tres nous contrôlant pourraient trouver Le réalisme dépendant du modèle
soit en accord avec les observations. Si intéressant ou amusant de tester nos réac- s’applique non seulement aux modèles
deux modèles sont compatibles avec les tions, par exemple en nous faisant brus- scientifiques, mais aussi aux modèles men-

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taux conscients et subconscients que nous Les théoriciens des cordes sont main-
créons tous pour interpréter et compren- tenant convaincus que les cinq théories
dre le monde de tous les jours. Par exem- des cordes différentes sont juste différen-
ple, le cerveau humain traite les données tes approximations d’une théorie plus fon-
brutes du nerf optique, combinant les don- damentale qui serait la « théorie M »
nées des deux yeux, augmentant la réso- (personne ne semble savoir à quoi cor-
lution et comblant les lacunes telles que respond ce M. Il pourrait désigner le terme
celle du point aveugle de la rétine. De plus, « maîtresse », « miracle » ou « mystère», ou LES AUTEURS
il crée l’impression d’un espace tridi- les trois). On essaye encore de déchiffrer
mensionnel à partir des données bidimen- la nature de la théorie M, mais il semble
sionnelles de la rétine. Quand vous voyez que l’attente habituelle d’une théorie
une chaise, vous avez simplement utilisé unique de la nature ne soit pas tenable, et
la lumière diffusée par la chaise pour que pour décrire l’Univers, il nous fau- Stephen HAWKING, professeur
construire une image mentale, c’est-à-dire dra appliquer différentes théories dans émérite de mathématiques
un « modèle » de la chaise. Le cerveau est différentes situations. à l’Université de Cambridge,
tellement doué pour construire des modè- en Grande-Bretagne,
est l’auteur de travaux
les que si l’on équipe les gens de lunettes
qui renversent l’image, leur cerveau
Un réseau de théories essentiels à la compréhension
moderne des trous noirs
change le modèle de telle sorte qu’ils voient Ainsi, la théorie M n’est pas une théorie et des débuts de l’Univers.
à nouveau les choses dans le bon sens… au sens classique du terme, mais un réseau Leonard MLODINOW
est physicien théoricien
et, avec un peu de chance, avant qu’ils de théories. Elle est comparable à une carte à l’Institut de technologie de
aient le temps d’essayer de s’asseoir ! géographique. Pour représenter fidèle- Californie.
ment l’ensemble de la Terre sur une sur-
face plane, on doit recourir à un ensemble
Cinq théories ultimes? de cartes, qui couvrent chacune une région
Dans la quête pour découvrir les princi- limitée. Les cartes se recouvrent à certains
pes ultimes de la physique, aucune appro- endroits, et là où il y a chevauchement,
che n’a suscité autant d’espoirs que la elles montrent le même paysage. De même,
théorie des cordes. Cette théorie a été pro- les différentes théories de la famille de la
posée dans les années 1970 comme tenta- théorie M peuvent sembler très différen-
tive d’unification des quatre interactions tes, mais on peut les considérer comme  BIBLIOGRAPHIE
fondamentales de la nature en un cadre des versions de la même théorie sous-
S. Hawking et L. Mlodinow,
cohérent ; elle visait particulièrement à jacente. Elles prédisent toutes les mêmes The Grand Design,
faire entrer la gravitation dans le cadre phénomènes là où elles se chevauchent, Bantam Books, 2010.
de la théorie quantique. Toutefois, dès le mais aucune ne fonctionne bien dans
début des années 1990, les physiciens se toutes les situations. J. Maldacena,
La gravité est-elle illusion ?,
sont aperçus que la théorie des cordes souf- À chaque fois que nous développons Pour la Science, n° 339,
frait d’un malencontreux défaut : en fait, un modèle de l’Univers qui fonctionne janvier 2006.
il y en a cinq différentes ! Pour ceux qui bien, nous avons tendance à attribuer à
M. J. Duff, Les nouvelles théories
poussaient « la » théorie des cordes en tant ce modèle la qualité de réalité ou de vérité des cordes, Pour la Science,
que « théorie du Tout », c’était pour le absolue. Mais la théorie M, comme dans n° 246, avril 1998.
moins embarrassant. l’exemple du poisson rouge, montre qu’une
Au milieu des années 1990, les cher- même situation physique peut être modé-
cheurs ont commencé à découvrir que ces lisée de différentes façons, utilisant cha-
différentes théories (à laquelle s’ajoutait cune des éléments fondamentaux et des
désormais la supergravité) décrivent en concepts différents.
fait le même phénomène, ravivant leur Il se pourrait que pour décrire l’Uni-
espoir d’en faire finalement une théorie vers, nous ayons à appliquer différentes
unifiée. Ces théories sont effectivement théories dans différentes situations. Cha-
reliées par ce que les physiciens nomment que théorie peut avoir sa propre version
des dualités, qui sont une sorte de diction- de la réalité, mais d’après le réalisme
naire mathématique pour traduire les dépendant du modèle, cette diversité est
concepts dans un sens ou dans l’autre. acceptable, et on ne peut dire d’aucune
Malheureusement, chaque théorie n’est version qu’elle est plus réelle qu’une autre.
une bonne description des phénomènes Ce n’est pas ce que les physiciens atten-
que dans un ensemble donné de condi- daient a priori d’une théorie de la nature,
tions (par exemple, uniquement pour les et cela ne correspond pas non plus à l’idée
basses énergies). Aucune ne peut décrire que l’on se fait d’ordinaire de la réalité.
à elle seule tous les aspects de l’Univers. Mais l’Univers est peut-être ainsi. 

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particules élémentaires, modèle standard, théorie unifiée, gravitation, interactions fondamentales, bosons, fermions, groupe SU(5), Groupe E8

Physique théorique

L’ E S S E N T I E L
 En 2007, Garrett Lisi
proposa d’utiliser une
structure mathématique,
le groupe E8, pour construire
une théorie unifiant
la gravitation avec les trois
autres interactions
fondamentales.

 Malgré le grand
scepticisme de la plupart
des spécialistes, G. Lisi
et d’autres ont continué
à explorer cette idée.

 Même si cette théorie E8


Toutes les illustrations sont de Chad Hagen

encore inachevée se révèle


inadéquate, elle met
en lumière des structures
géométriques profondes
que toute théorie unifiée
devra expliquer.

68] Physique théorique © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Une théorie
géométrique
du Tout
Garrett Lisi et James Weatherall
Les particules élémentaires et leurs interactions reflètent sans doute
une structure géométrique profonde de la nature. Cette structure a-t-elle
quelque chose à voir avec le groupe de symétrie E8 ?

L a physique moderne est née en 1687 d’un


processus d’unification. Avec sa loi universelle
de la gravitation, Isaac Newton montrait que
les descriptions théoriques d’alors des mouve-
ments du pendule, des planètes, des marées, etc.,
à rechercher les phénomènes attendus par la théorie
électrofaible qu’à recueillir les signatures possibles
d’une éventuelle théorie du «Tout», décrivant toutes
les particules et leurs interactions.
La meilleure théorie actuelle des interactions non
n’étaient en fait que différentes facettes d’une gravitationnelles – à savoir l’interaction électromagné-
même théorie. Depuis, les unifications se succèdent tique, l’interaction faible et l’interaction forte – a été
et jouent un rôle central en physique. Au XIXe siècle, élaborée dès les années 1970. Qualifiée de « modèle
James Clerk Maxwell fusionna électricité et magné- standard» de la physique des particules, elle décrit ces
tisme. L’électromagnétisme résultant fut unifié 100 interactions et les particules qu’elles mettent en jeu. La
ans plus tard, vers 1970, avec la théorie de l’interac- formulation mathématique de cette théorie repose sur
tion faible – qui régit la radioactivité bêta –, ce qui a des objets géométriques abstraits nommés groupes de
donné la théorie dite électrofaible. Lie et espaces fibrés ou plus simplement «fibrés».
Le modèle standard n’en reste pas moins une théo-
Aller au-delà rie composée d’éléments disparates, puisqu’un objet
géométrique différent décrit chaque interaction.
du modèle standard C’est pour réduire, voire faire disparaître cette imper-
La quête de l’unification a des motivations pratiques, fection, que les physiciens n’ont cessé de tenter d’uni-
philosophiques et esthétiques: la réunion de plusieurs fier les divers éléments du modèle standard et ont
théories physiques en une seule clarifie notre com- proposé des «théories de grande unification». Dans
LE ZOO DES PARTICULES préhension de l’Univers et en révèle des aspects insoup- chacune de ces théories, un objet géométrique uni-
élémentaires n'est pas çonnés; les physiciens, persuadés que les lois physiques que est censé expliquer les interactions, mais nul ne
un tohu-bohu : il présente découlent d’une unique structure mathématique, trou- sait laquelle de ces théories de grande unification est
des structures
vent une telle théorie unifiée plus élégante. C’est pour- pertinente, ni même si l’une d’entre elles l’est…
et des relations remarquables
que l’on peut lire sur quoi les expériences menées à l’aide d’accélérateurs Du reste, un problème d’unification plus pro-
un diagramme caractéristique comme le LHC (Large Hadron Collider, ou grand colli- fond se pose aux physiciens : l’intégration de l’inter-
d'un groupe de symétrie. sionneur de hadrons), au CERN à Genève, servent autant action gravitationnelle et des trois autres interactions

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fondamentales dans une même structure espace ; on peut les imaginer comme des Les champs des forces électrique et
mathématique. Depuis les années 1980, espaces internes attachés à chaque point de magnétique qui emplissent l’espace et évo-
la stratégie dominante pour ce faire est la l’espace-temps, dont la forme est liée aux luent dans le temps correspondent à la cour-
théorie des cordes, qui tente de décrire la propriétés des particules. bure de ce faisceau de fibres. Autrement dit,
gravitation et les trois autres interactions L’idée de formuler une théorie physi- d’un point de vue géométrique, les champs
en termes de cordes et de membranes que à partir des espaces fibrés fut introduite électriques et magnétiques sont déterminés
vibrantes au sein d’un espace-temps ayant en 1918 par le mathématicien allemand Her- par la façon dont les fibres évoluent par rota-
de nombreuses dimensions. mann Weyl (1885-1955). Les fibres à la tion dans l’espace et le temps. Une onde élec-
Un petit groupe de chercheurs explo- H. Weyl sont distinctes des dimensions spa- tromagnétique correspond à une ondulation
rent une autre voie : la « gravitation quan- tiales ondulantes postulées en théorie des par rotation de ces fibres circulaires succes-
tique à boucles ». Elle fait appel à un cadre cordes ; elles sont de forme constante ; sives dans l’espace-temps. Et un quantum
mathématique moins élaboré, plus proche leur évolution dans le temps découle de d’une onde électromagnétique est un pho-
de celui du modèle standard. En s’ap- la façon dont elles sont rattachées à l’es- ton, c’est-à-dire une particule de lumière qui
puyant sur ses idées, l’un d’entre nous, pace-temps quadridimensionnel. se propage, et qui véhicule la force électro-
(G. Lisi) a proposé en 2007 une nouvelle Les champs électrique et magnétique magnétique entre particules chargées.
théorie unifiée. L’idée directrice est d’éten- présents partout dans notre espace peuvent
dre de façon cohérente, à l’aide d’un groupe
de Lie noté E8, le cadre géométrique des
être représentés par des fibres circulaires.
Une fibre circulaire est associée au plus sim-
Une fibre pour chaque
théories de grande unification pour y ple des groupes de Lie, qui est noté U(1). type de particules
inclure la gravitation. Rappelons qu’un groupe est, en mathé- À chaque type de particules élémentaires
La « théorie E 8 », comme toutes les matiques, un ensemble dont les éléments correspond une fibre différente. Ainsi, tous
nouvelles idées, doit subir l’épreuve de l’ex- peuvent être composés de façon associa- les électrons du monde résultent de l’évo-
périence. Nombre de physiciens sont scep- tive, dont un des éléments est neutre lution dans l’espace-temps d’un même type
tiques, à juste titre, car cette théorie reste (son produit par n’importe quel élément de fibre, ce qui explique, entre autres, pour-
inachevée. Toutefois, même à ce stade pré- donne cet élément) et dont chaque élément quoi tous les électrons sont identiques. Les
coce de développement, la théorie E8 révèle a un symétrique pour cette loi (son pro- fibres de particules électriquement char-
certaines des structures profondes en jeu duit avec son symétrique donne l’élément gées, tels les électrons, s’enroulent autour
dans la nature, et prédit de nouvelles par- neutre). Quant aux groupes de Lie (d’après des fibres circulaires de l’électromagné-
ticules que le LHC découvrira peut-être. le mathématicien norvégien du XIXe siècle tisme comme le filetage d’une vis, et cela
Avant d’expliquer la théorie E8, com- Sophus Lie), ce sont des groupes à la fois en proportion de leurs charges électriques.
mençons par poser les principes géomé- continus (chaque élément peut être appro- Parmi les « fermions » (les particules
triques qui gouvernent les interactions. La ché d’aussi près que l’on veut par d’au- élémentaires de matière), les électrons
géométrie est l’étude des formes. Oui, mais tres éléments) et lisses (on peut y faire du ont une charge électrique de –1 (trois enrou-
s’agissant de physique fondamentale, de calcul différentiel). lements), les quarks u ont des charges élec-
triques de +2/3 (deux enroulements dans
MÊME INACHEVÉE, LA « THÉORIE E8 » l’autre sens), les quarks d ont une charge
électrique de –1/3 (un enroulement), et les
révèle certaines des structures profondes neutrinos une charge nulle. Les particu-
en jeu dans la nature et prédit de nouvelles particules. les d’antimatière, tels les positrons et les
antiquarks, s’enroulent dans le sens
quelles formes ? Il y a quelque 2 400 ans, Par exemple, U(1) est le groupe des contraire autour de la fibre circulaire de
Platon associait des polyèdres réguliers à nombres complexes de module un, dont l’électromagnétisme, ce qui leur confère
chacun des « éléments » tels que l’air ou le chacun représente une rotation sur le des charges électriques opposées.
feu. De même, des objets géométriques fon- cercle de rayon un. Le cercle unité est la Quand des particules entrent en col-
damentaux peuvent être associés aux fibre associée à U(1). Il a une seule symé- lision, elles peuvent se transformer en d’au-
particules élémentaires. Il s’agit de formes trie : une rotation de n’importe quel angle tres particules, mais de façon que la charge
géométriques parfaites et continues, invi- laisse le cercle inchangé. On nomme géné- totale reste la même. Ce point essentiel est
sibles parce qu’elles sont hors de notre rateur du groupe de Lie U(1) une rotation la conséquence d’une propriété géométri-
espace, mais dont nous constatons les effets. du cercle d’un angle infinitésimal. que des fibres : quand deux particules se
La principale idée géométrique sous- De façon imagée, on peut donc dire que rencontrent, les enroulements de leurs
tendant le modèle standard est qu’à cha- l’espace fibré de l’électromagnétisme est fibres s’ajoutent. La représentation en ter-
que point de l’espace-temps sont attachés constitué de fibres circulaires successives mes de fibrés explique ainsi ce que l’on
des espaces mathématiques nommés attachées à chaque point de l’espace-temps sait de l’électromagnétisme. Les charges
«fibres», chacune correspondant à un type (voir l’encadré page 71). Chose essentielle, électriques décrivent la structure géomé-
de particules. L’ensemble formé par l’es- chaque cercle peut tourner un peu sur lui- trique du fibré constitué par les fibres élec-
pace-temps et les fibres rattachées à ses même par rapport à ses voisins immédiats. tromagnétiques et matérielles (d’un
points constitue ce que l’on nomme un Le «champ de connexion» d’un espace fibré électron par exemple), cette structure déter-
espace fibré ou plus simplement un fibré. décrit la façon dont se correspondent des minant quelles sont les interactions pos-
Les fibres n’appartiennent pas à notre fibres voisines par ces rotations. sibles entre particules chargées.

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Les mêmes principes s’appliquent aux spins (moments cinétiques intrinsèques)


interactions faible et forte. Chacune de ces s’alignent sur leur quantité de mouvement.
interactions nucléaires a son propre type Seuls les fermions d’hélicité gauche (spin
de charge et ses propres particules média- de sens opposé à la quantité de mouvement)
trices. La différence avec l’électromagné- ont des charges faibles; ainsi, le quark u et
tisme est que les forces nucléaires sont le neutrino gauches ont chacun une charge
décrites par des fibres plus complexes, faible +1/2 et le quark d et l’électron gau-
constituées non pas d’un seul cercle, ches ont une charge faible égale à –1/2. Pour
mais d’un ensemble de cercles sécants, les antiparticules, c’est l’inverse : seules
fibres qui interagissent entre elles et avec les antiparticules d’hélicité droite ont une
les fibres de particules de matière selon charge faible. En d’autres termes, notre Uni-
leurs enroulements. vers ne présente pas une symétrie gau-
L’interaction faible est associée à un che-droite : nous pouvons dire si nous
groupe de Lie tridimensionnel noté SU(2). regardons des interactions faibles directe-
Sa géométrie est caractérisée par trois géné- ment ou dans un miroir. Cette asymétrie
rateurs de symétrie, qui correspondent est l’une des nombreuses énigmes que devra
aux trois « bosons faibles » W+, W– et W3 résoudre une théorie unifiée.
médiateurs de l’interaction faible – de rôle
analogue à celui du photon. Les cercles
associés aux bosons W+ et W– dans SU(2)
Des enroulements
s’enroulent en sens contraires autour des de fibres
cercles associés à W3 parce qu’ils ont des Quand les physiciens ont unifié l’interac-
charges faibles W opposées, égales à +1 tion faible avec l’électromagnétisme pour
et –1. Étant dotées d’une charge faible, ces créer la théorie électrofaible, ils ont com-
particules interagissent entre elles ainsi biné la fibre associée à SU(2) avec une fibre
qu’avec les particules de matière. circulaire U(1) particulière, associée à un
Les fibres des particules de matière précurseur de l’électromagnétisme nommé
qui participent à l’interaction faible s’enrou- hypercharge, que l’on note Y. C’est pour-
lent autour du cercle de W3 et d’autres cer- quoi les fibres des particules de matière
cles de SU ( 2). Il existe deux sortes de s’enroulent autour de ce cercle selon leur
fermions, qui se distinguent par leurs héli- hypercharge. À l’intérieur du groupe de
cités, c’est-à-dire par la façon dont leurs Lie de dimension quatre qui combine SU(2)

D E L’ É L E C T R O M A G N É T I S M E À L A G É O M É T R I E
La vision géométrique de la nature découle naturellement de de l’espace et à tout instant. En fait, les physiciens pensent
l’organisation du monde qui nous entoure. Les exemples les que tout dans l’Univers – toutes les forces fondamentales et
plus simples et les plus familiers sont les forces électriques toutes les particules élémentaires de matière – découle de
et magnétiques. Les étincelles électriques, l’attraction magné- différents types de champs. Le comportement de ces champs
tique et la lumière laser sont différentes manifestations suggère l’existence d’une structure géométrique sous-jacente
des champs électriques et magnétiques, définis en tout point qui peut être décrite par des «groupes de Lie» ou des «fibres».
Champ magnétique Fibre électromagnétique

Champ électrique
Fibre
de l’électron

Champ
de connexion
a b c d e
Un faisceau laser (a) est constitué d’un champ électrique et d’un étant attaché à chaque point de l’espace-temps (d). La particule
champ magnétique qui oscillent en se propageant (b) ; ils sont la de lumière qu’est le photon correspond à des ondulations de ce
manifestation d’un « champ de connexion » électromagnétique (c). cercle autour de l’axe du faisceau. Une particule chargée, un élec-
Ce dernier décrit comment la fibre circulaire de l’électromagné- tron par exemple, correspond à une autre fibre qui s’enroule autour
tisme s’enroule autour de l’axe de propagation, un cercle différent de la fibre circulaire de l’électromagnétisme.

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T H É ORIE S E N COU R S D’ É L A BOR ATION


À chaque type de particule élémentaire correspond une fibre différente ; ces fibres s’en-
roulent autour des diverses fibres circulaires du photon et des autres bosons média-
teurs des interactions. La façon dont la fibre représentant une particule s’enroule dé- Y
+1
pend de sa charge, électrique ou autre. Chacune des quatre interactions de la nature a qw
son type de charge et son type de boson médiateur. Le motif des charges, nommé dia-
gramme de poids par les mathématiciens, reflète la géométrie des enroulements de fi- +2/3
bres, qui régissent les interactions des particules.
+1/3
W
-1/3
BOSONS FERMIONS
-2/3
Photon Neutrino Hélicité gauche, spin haut
Bosons faibles Électron Hélicité gauche, spin bas
Gluons Quark u Hélicité droite, spin haut -1
Gravitons Quark d Hélicité droite, spin bas
Boson de Higgs Quark u Hélicité droite, spin haut, anti THÉORIE ÉLECTROFAIBLE : l’électromagnétisme et l’interac-
Bosons plus faibles Quark d Hélicité droite, spin bas, anti tion nucléaire faible sont les deux facettes de l’interaction élec-
Bosons X Quark u Hélicité gauche, spin haut, anti trofaible. Sur le diagramme de poids de cette interaction, les
Autres bosons de Higgs Hélicité gauche, spin bas, anti physiciens placent les particules d’après leur hypercharge (Y)
Quark d
et leur charge faible (W). Les bosons de Higgs (carrés gris en
Il existe deux types de particules élémentaires : les bosons (qui transmettent les inter- partie cachés) se trouvent sur une ligne oblique (d’en haut à
actions) et les fermions (constituant la matière). À droite, sont symbolisés tous les gauche à en bas à droite), qui est aussi le lieu des points de
types de fermions, qu’il s’agisse de fermions droits ou gauches, dotés d’un spin orienté charge électrique nulle. Les particules chargées se trouvent sur
vers le haut ou vers le bas, ou, des quarks, en trois couleurs. Comme le montre la colonne des lignes obliques parallèles : la charge électrique est une com-
des fermions, ces symboles peuvent être empilés pour représenter des particules binaison particulière de l’hypercharge et de la charge faible.
aux attributs différents au même endroit d’un diagramme de poids.

avec cet U(1) de l’hypercharge, les fibres trofaible et montré comment des princi- Dans le modèle standard, l’interaction
circulaires W3 se combinent avec les fibres pes géométriques abstraits se traduisent forte qui lie les quarks pour former les
circulaires d’hypercharge pour former un concrètement dans le monde réel. nucléons (protons et neutrons) est asso-
tore bidimensionnel. Ce tore peut être Une bonne façon de voir comment ciée à un groupe de Lie encore plus grand,
découpé de différentes façons, un peu fonctionne la théorie électrofaible consiste noté SU(3). La fibre de SU(3) est un espace
comme chacun peut couper à sa façon une à porter sur un diagramme les charges fai- interne à huit dimensions composé de huit
couronne de pain. bles et les hypercharges de toutes les ensembles de cercles s’enroulant les uns
Les fibres des particules connues sous particules connues (voir l’encadré ci-des- autour des autres en un motif compli-
le nom de bosons de Higgs s’enroulent sus et le suivant). Les mathématiciens nom- qué, ce qui se traduit par des interactions
autour de l’enchevêtrement de fibres circu- ment le résultat un «diagramme de poids», entre huit espèces de particules, analogues
laires du groupe de Lie électrofaible et déter- car ils désignent les charges par le terme aux photons, nommées gluons (parce qu’ils
minent un ensemble particulier de cercles, générique de « poids ». collent les nucléons du noyau atomique
ce qui brise la symétrie, comme si quelqu’un comme de la glu).
imposait sa façon de trancher une couronne
de pain. Les fibres associées aux bosons de
Les charges La géométrie de la fibre de SU(3) est fort
complexe, mais on peut la décomposer en
Higgs ne s’enroulent pas autour de ces fibres sur un diagramme morceaux interprétables. Elle contient
circulaires, qui correspondent alors au pho- Dans ce diagramme, toutes les particules notamment un tore engendré par deux cer-
ton de masse nulle de l’électromagnétisme. s’alignent sur des droites obliques régu- cles, non enroulés l’un autour de l’autre,
Perpendiculairement à ces fibres circu- lièrement espacées, correspondant à leurs correspondant à deux générateurs du
laires associées au photon, on a un autre charges électriques. La charge électrique groupe notés g3 et g8. Les six autres géné-
ensemble de cercles, qui doit correspondre est donc une combinaison particulière de rateurs s’enroulent autour de ce tore, et
à une autre particule, que les pères de la la charge faible et de l’hypercharge, déter- leurs charges résultantes forment un motif
théorie électrofaible ont nommée boson Z. minée par les bosons de Higgs. En mesu- hexagonal dans le diagramme des poids.
Les fibres des bosons de Higgs s’enrou- rant expérimentalement l’intensité de Les fibres des quarks s’enroulent
lent autour des cercles du boson Z ainsi que l’interaction faible, les physiciens savent autour de la fibre de ce groupe de Lie SU(3),
des cercles du W+ et du W–, ce qui confère que l’angle de ces droites (« l’angle de leurs « charges fortes » formant un trian-
une masse non nulle à ces trois particules. mélange faible ») est d’environ 30 degrés. gle sur le diagramme des poids. Ces char-
Les expérimentateurs ont découvert les Expliquer la valeur de cet angle est l’un ges ont été étiquetées par trois couleurs
bosons W +, W – et Z en 1983, ce qui a des principaux objectifs que doit attein- – rouge, vert et bleu. Un ensemble de fibres
confirmé la pertinence de la théorie élec- dre une théorie unifiée. de matière qui forme un motif complet,

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g8 Y
Y ⌰w
W W

g8 g8
g3 g3
g3

INTERACTION FORTE : les huit gluons (six d’entre MODÈLE STANDARD : il combine les diagrammes de THÉORIE DE GRANDE UNIFICATION : les physiciens
eux forment un hexagone, les deux autres se recou- poids des interactions électrofaibles et fortes, pour sont en quête d’une théorie qui englobe et dépasse
vrent au centre) qui transmettent l’interaction forte produire la meilleure théorie des interactions fonda- le modèle standard. Dans une telle théorie, ce qui
interagissent mutuellement et avec les quarks et mentales disponible à ce jour. Le diagramme complet, apparaît comme des fibres multiples (pour les inter-
les antiquarks en fonction de leurs charges for- quadridimensionnel, a été ici aplati. Toutes les parti- actions électromagnétique, faible et forte) serait en
tes (g3 et g8). Trois quarks, un de chaque couleur, cules et forces connues de la nature (hors gravita- fait différentes coupes d’une seule et même fibre.
forment un motif triangulaire. Quand les particu- tion) se trouvent sur cette figure, formant des groupes Le diagramme de poids présenté ici correspond à la
les interagissent, par exemple quand le gluon encer- équilibrés. L’un des principaux objectifs de la physi- théorie fondée sur le groupe SU(5). Elle reproduit le
clé interagit avec le quark vert pour produire un que contemporaine est d’expliquer pourquoi les par- modèle standard et implique l’existence de particu-
quark rouge, les charges doivent s’équilibrer. ticules doivent se ranger selon un tel motif. les et phénomènes nouveaux.

comme le triangle de trois quarks, est boson de Higgs existe-t-il ? Pourquoi la


appelé représentation du groupe de Lie valeur de l’angle de mélange faible est-elle
SU(3). Cette théorie qui décrit les interac- ce qu’elle est ? Comment la gravité entre-
tions fortes en termes de « couleurs » est t-elle dans tout cela? Et il y a d’autres mys-
connue sous le nom de chromodynami- tères que nous n’avons pas encore abordés.
que quantique. Les quarks, électrons et neutrinos qui
À elles deux, la chromodynamique constituent la matière ordinaire forment LES AUTEURS
quantique et la théorie électrofaible consti- ce qu’on appelle la première génération
tuent le modèle standard de la physique des de fermions ; ils ont des doubles de
particules. Le groupe de Lie du modèle stan- deuxième et de troisième génération, des
dard est obtenu en combinant SU(3), SU(2) particules de charge identique, mais pour-
et U(1), ainsi que les fibres de particules de vues de masses beaucoup plus élevées. Garrett LISI, physicien, se partage
matière selon plusieurs représentations. Pourquoi? Et que sont la matière noire cos- entre la recherche et le surf,
Cette structure est décrite par un diagramme mique et l’énergie sombre ? Une théorie et travaille à fonder un institut
des sciences à Hawaii.
des poids comportant quatre axes de char- unifiée des interactions devrait être capa- James Owen WEATHERALL,
ges, qui peuvent être projetés en deux ble de répondre à ces questions et à d’au- physicien et philosophe,
dimensions et tracés. Ce diagramme est le tres. La première étape vers une telle se consacre actuellement
joyau de la couronne de la physique théorie est l’unification des interactions à un livre sur l’histoire des idées,
de la physique à la finance.
moderne: y sont résumées toutes les inter- forte et électrofaible.
actions entre particules décrites dans le cadre Bien que les interactions électrofaible
du modèle standard. et forte puissent toutes deux être décrites
au moyen d’espaces fibrés, leurs fibres sont
Le modèle standard : distinctes. Les physiciens se sont demandé
s’il n’existait pas une fibre unique qui
trop de questions englobe les deux. Au lieu de groupes de Lie
Si le modèle standard est un grand suc- différents pour chaque interaction, on aurait
cès, il pose nombre d’énigmes : pourquoi un seul groupe de Lie plus vaste, qui les
la nature utilise-t-elle cette combinaison contient tous. Un argument de poids va
de groupes de Lie ? Pourquoi les fibres dans ce sens: à très courte distance (ou à
de matière existent-elles ? Pourquoi le très haute énergie), les intensités des inter-

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DES DIAGRAMMES DE POIDS DE PLUS EN PLUS RICHES

i ␻T
i ␻T

Y X ␻S
g8
␻S
W X g3
g3
W
g8 Y

THÉORIE E6 : une façon de pousser le processus d’uni- GRAVITATION : pour l’intégrer dans le schéma GRAVITATION ET MODÈLE STANDARD : la combinaison des
fication plus loin consiste à considérer que les bosons d’unification, il faut tenir compte de ses «char- diagrammes de poids du modèle standard et de la gra-
médiateurs des interactions et les particules de ges » caractéristiques : le spin spatial (␻S) vitation en produit un autre qui contient toutes les par-
matière peuvent tous être associés à une fibre uni- et le spin temporel (␻T), liés aux translations ticules connues. Un boson de Higgs supplémentaire
que. La fibre correspondant au groupe de Lie E6 rem- et aux rotations. Sur le diagramme, les parti- apparaît dont le rôle est d’unifier les bosons de Higgs
plit ce cahier des charges, mais la structure qui en cules des cadrans supérieur gauche et infé- avec la gravitation. La forme spécifique du diagramme
résulte n’incorpore ni les bosons de Higgs ni l’inter- rieur droit se vrillent dans l’espace comme de poids combiné résulte du fait que seuls les fer-
action gravitationnelle. un tire-bouchon tournant à gauche. mions d’hélicité gauche ont une charge faible.

actions électromagnétique, faible et forte ont remarqué que la combinaison de grou- par H. Georgi et S. Glashow est intéres-
deviennent à peu près égales, ce qui sug- pes de Lie du modèle standard constitue sante. Une théorie de grande unification
gère que l’on a affaire à différents aspects un sous-groupe du groupe de Lie SU(5). apparentée, développée à peu près au
d’une même force. Une théorie de grande La théorie de grande unification fondée sur même moment, est fondée sur le groupe
unification doit décrire cette force, repro- SU(5) ainsi obtenue conduit à quelques pré- de Lie noté Spin(10). Elle fournit les mêmes
duire le modèle standard, et conduire à des dictions spécifiques. Tout d’abord, les fer- valeurs des hypercharges et de l’angle de
prédictions testables. mions y ont exactement les hypercharges mélange faible que SU(5), et prédit en outre
qu’ils ont en réalité, ce qui est remarqua- l’existence d’une nouvelle interaction, très
Des théories ble. Ensuite, l’angle de mélange faible
devrait valoir 38 degrés, en bon accord avec
semblable à l’interaction faible, mais plus
faible encore.
de «grande unification» l’expérience. Enfin, en plus des 12 bosons
Cette façon de faire rappelle le succès du modèle standard (8 gluons, 3 bosons fai-
obtenu dans le passé avec le tableau pério- bles et le photon), 12 nouveaux bosons
D’autres interactions?
dique des éléments. Quand les chimis- médiateurs de force apparaissent, nommés Les médiateurs de cette interaction plus
tes ont mis au point ce tableau, ils ont bosons X et Y. faible sont similaires aux bosons média-
commencé à anticiper les propriétés que Ce sont ces bosons X et Y qui ont mis teurs de l’interaction faible ; on les note
devraient avoir les éléments qui y figu- la théorie en difficulté. Ces nouvelles W’+,W’– et W’3. Ils interagissent avec les fer-
raient et à prédire l’existence possible particules permettraient aux protons de mions d’hélicité droite, ce qui restaure ainsi
d’éléments inconnus jusqu’alors. De se désintégrer en particules plus légères, la symétrie gauche-droite de l’Univers aux
même, les physiciens des particules ce qui n’est pas possible dans le modèle très courtes distances. Bien que cette théo-
essaient aujourd’hui de comprendre pour- standard. Malgré des expériences de rie implique une abondance de bosons X
quoi le diagramme des poids du modèle grande ampleur, comme la traque de la (une bonne trentaine), elle suggère aussi
standard présente ce motif particulier, désintégration du proton dans 50 000 ton- que la désintégration du proton se produit
et une fois qu’ils y seront parvenus, ils nes d’eau dans une ancienne mine japo- à un taux inférieur à celui de la théorie SU(5).
pourront expliquer les propriétés des par- naise, la désintégration d’un proton n’a Elle reste donc viable à ce jour.
ticules connues et prédire d’éventuelles jamais été observée. Les physiciens ont dû Tracé d’une façon appropriée, le dia-
particules nouvelles. écarter la théorie de grande unification gramme des poids de la théorie de grande
La première tentative en vue d’une telle fondée sur SU(5). unification fondée sur Spin(10) montre que
théorie a été proposée en 1973 par Howard Malgré cet échec, les succès de la théo- les charges des particules s’alignent en qua-
Georgi et Sheldon Glashow. Ces physiciens rie SU(5) indiquent que la voie empruntée tre cercles concentriques, un motif d’une

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i ␻T

␻S

g8
X
W g3
Y

INTÉGRATION DANS E8 : l’étude du diagramme de poids partiellement THÉORIE E8 : l’intégration de toutes les particules dans la fibre corres-
assemblé du modèle standard et de la gravitation montre que les pondant à E8 suggère que toutes les fibres associées à toutes les inter-
charges de toutes les particules peuvent se ranger dans une actions et à toutes les particules connues, ainsi qu’une série de
structure complexe, qui correspond au groupe de Lie exceptionnel E8. particules supplémentaires qui correspondent peut-être à la
Cette structure implique l’existence de particules exotiques, tels matière noire cosmique, pourraient se ranger au sein de ce remarqua-
des fermions images des fermions existants (symbolisés en plus ble diagramme de poids. Une symétrie, la «trialité», en relie les élé-
petit) et de nouveaux bosons médiateurs d’interactions à ce jour ments ; elle pourrait expliquer pourquoi les fermions se présentent en
inconnues. trois familles. La théorie E8 est-elle la théorie du Tout ?

rare élégance (voir l’encadré ci-dessus, à férents. Les bosons sont représentés par des était à la pointe de ce qui se faisait au
gauche). L’équilibre que présente ce dia- «fibres de force» laissées invariantes par début du XXe siècle. Mais depuis, les cher-
gramme a une cause profonde: le groupe les groupes de Lie associés aux interactions, cheurs ont peu à peu adopté une descrip-
de Lie Spin(10), avec ses 45 bosons ainsi que tandis que les fermions sont représentés tion plus moderne de la gravitation,
sa représentation de 16 fermions et leurs par des fibres de type différent qui s’enrou- physiquement équivalente, mais fondée
16 antifermions, font en fait partie d’un seul lent autour des fibres bosoniques. Et si les sur les espaces fibrés.
groupe de Lie très particulier, le groupe bosons et les fermions faisaient partie d’une
de Lie exceptionnel E6. Les «groupes excep-
tionnels» jouent un rôle éminent en mathé-
même fibre? C’est ce que suggère l’intégra-
tion de la théorie Spin(10) dans E6. La struc-
Un groupe
matiques. Comme il n’existe qu’un nombre ture de E6 inclut les deux types de particules. pour la gravitation
limité de façons d’enrouler des cercles les Autrement dit, les bosons et les fermions En chaque point de l’espace-temps, on
uns autour des autres, il n’y a qu’une poi- peuvent être combinés en tant que parties peut imaginer un référentiel, c’est-à-dire
gnée de types de groupes de Lie diffé- d’un champ de superconnexion, ce qui trois règles perpendiculaires et une hor-
rents. Les mathématiciens ont achevé leur constitue une unification radicale des for- loge. Sans ce référentiel, l’espace-temps ne
classification il y a un siècle. Nous en avons ces et de la matière. serait qu’un tissu quadridimensionnel sans
déjà vu deux, de types SU et Spin, qui se Bien que cette idée ait été critiquée par notions d’orientation ni de distance.
rencontrent assez souvent en physique. Et plusieurs personnes, parce qu’elle com- Lorsqu’on se déplace de point en point
parmi les groupes de Lie, il y a cinq cas bine les bosons et les fermions d’une façon dans l’espace-temps, le jeu de règles et
exceptionnels qui se distinguent : G2, F4, qui paraît fondamentalement incohérente d’horloge varie, notre référentiel d’origine
E6, E7 et E8. Ces groupes de Lie ont des struc- au premier abord, elle a un ancrage mathé- subissant une rotation. Cette rotation peut
tures particulièrement complexes et des matique solide. Et la courbure de cette être une rotation ordinaire dans l’espace
liens profonds avec de nombreux domai- superconnexion, qui décrit l’enroulement ou bien, puisqu’Einstein a montré que l’es-
nes des mathématiques. de E6 dans l’espace-temps, reproduit suc- pace et le temps sont unifiés, une rota-
Le fait que les bosons et les fermions de cinctement la dynamique et les interac- tion de l’espace dans le temps. La manière
Spin(10) et du modèle standard collent par- tions des bosons et des fermions dans le dont le référentiel effectue sa rotation de
faitement à la structure de E6, avec ses modèle standard. Mais E6 n’inclut ni les point en point est déterminée par la
78 générateurs, est remarquable. Cela sus- bosons de Higgs ni la gravitation. «connexion spinorielle», plus connue sous
cite une idée radicale. Jusqu’à présent, les Einstein a initialement décrit la gra- le nom de champ gravitationnel.
physiciens ont toujours pensé que les bosons vitationnelle comme une courbure de l’es- Le groupe de Lie des rotations possi-
et les fermions étaient complètement dif- pace-temps. Son approche mathématique bles en trois dimensions d’espace et une

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Il n’y a maintenant plus qu’à mettre


U n e th é o r i e p ro m e t te u s e e t c o ntro v e rs é e les morceaux ensemble. Avec la gravité
e groupe de Lie E 8, dont décrite par Spin(1, 3) et la théorie de
L Garrett Lisi veut faire le
groupe d’unification, fascine
clusion 傺, peut se résumer par cules dont le spin est aligné
la hiérarchie : sur la vitesse (hélicité gauche)
interagissent. Ce phénomène
grande unification privilégiée décrite par
Spin(10), il est naturel de les combiner
les physiciens depuis long- U(1) ⫻ SU(2) ⫻ SU(3) a une traduction expérimentale en un unique groupe de Lie, Spin(11, 3).
temps. 傺 SU(5) 傺 SO(10) 傺 E8. connue sous le nom de viola- Cela débouche sur une théorie gravita-
Ainsi, dans l’une des théo- tion de la parité. tionnelle de grande unification, qu’ont
ries des cordes (la théorie des La proposition faite par G. Lisi – cette théorie annonce l’exis- introduite en 2010 Roberto Percacci, de
cordes hétérotiques), une ver- en 2007 dans un article mis en tence de fermions miroirs (aux l’École internationale d’études avancées
sion fait jouer le rôle de groupe ligne, très médiatisé, s’inscrit nombres quantiques oppo- de Trieste, en Italie, et Fabrizio Nesti, de
de symétrie de jauge à la com- donc dans cette dernière mou- sés) encore inconnus, ainsi que l’Université de Ferrare. C’est un pas
binaison E8 ⫻ E8. Le groupe E8 vance, mais en utilisant une nombre de nouvelles particu- important sur la voie d’une théorie com-
apparaît aussi dans les réduc- formulation qui lui permet d’in- les et interactions, et il faut soit plète du Tout.
tions dimensionnelles des théo- clure les symétries de l’espace- les découvrir, soit expliquer leur La théorie fondée sur le groupe
ries dites de supergravité, qui temps (c’est-à-dire le groupe invisibilité. Spin(11, 3) inclut des blocs de 64 fermions
sont les limites à basse éner- de Lorentz). – la dynamique quantique,
et prédit leur spin ainsi que leurs char-
gie des théories des cordes. Pour autant, la théorie pro- c’est-à-dire l’évolution des
De façon plus générale,
ges électrofaible et forte. Elle inclut aussi
metteuse promue par G. Lisi champs quantiques associés
le groupe E 8 est considéré un ensemble de bosons de Higgs. La cour-
doit encore franchir nombre aux particules et aux interac-
comme un groupe promet- bure de l’espace fibré Spin(11, 3) décrit
d’épreuves avant de pouvoir tions décrite par les équations
teur en physique des particu- correctement la dynamique de la gra-
être considérée comme une al- de la théorie n’est pas com-
les. En effet, comme l’évoque ternative viable à la théorie des prise, et semble pour l’ins-
vité, les autres interactions et les bosons
G. Lisi, il contient d’une façon cordes. Parmi elles, on notera tant entrer en conflit avec un de Higgs. Elle inclut même une constante
naturelle une série de sous- notamment que : théorème général de la phy- cosmologique qui explique l’énergie som-
groupes souvent considérés – la théorie E8 de G. Lisi n’ex- sique des particules. bre cosmique. Tout s’éclaire.
dans le cadre des théories de plique pas l’asymétrie gauche- Emilian Dudas,
grande unification. Cette idée,
si l’on utilise le symbole d’in-
droite dans la nature, c’est-à-
dire pourquoi seules les parti-
CNRS-École polytechnique,
Palaiseau
L’espace-temps né
d’une symétrie brisée?
Les sceptiques ont objecté qu’une telle
de temps est Spin(1, 3) – c’est le groupe xion spinorielle, est liée à la géométrie théorie devrait être impossible. Elle sem-
de Lie de la gravitation. Nous ressen- de l’espace-temps. Comme nous l’avons ble violer un théorème de la physique des
tons la force de gravité parce que le champ fait pour les autres interactions, nous pou- particules, le théorème de Coleman-Man-
de connexion spinorielle fait tourner notre vons tracer un diagramme des poids pour dula, qui interdit de combiner la gravité
référentiel quand nous nous déplaçons la gravitation fondée sur le spin (voir le avec les autres interactions en un seul et
dans le temps, ce qui nous attire vers le diagramme correspondant page 74). La charge même groupe de Lie. Mais le théorème
centre de la Terre. de spin spatial d’une particule est son a une faille importante : il ne s’applique
moment cinétique intrinsèque, et sa charge que lorsque l’espace-temps existe. Dans
de spin temporel est liée à son mouve- la théorie Spin(11, 3) (et dans la théorie E8),
Des charges de spin ment dans l’espace. Les fermions dont le la gravité n’est unifiée avec les autres
De même que les particules ont diffé- spin spatial et le mouvement sont alignés interactions qu’avant la brisure de symé-
rents types de charge décrivant com- (représentés en haut à droite et en bas à gau- trie du groupe de Lie complet, et à ce
ment elles interagissent via les forces du che du diagramme) décrivent un tire-bou- stade, l’espace-temps n’existe pas encore.
modèle standard, elles ont un type de chon d’hélicité droite en se déplaçant dans Notre Univers commence quand la symé-
charge décrivant comment elles se com- l’espace. Les fermions avec un mouve- trie se brise, une direction particulière
portent dans l’espace. Considérons ce ment et un spin spatial de sens opposés devenant privilégiée dans le groupe de
qui se passe lorsqu’on fait tourner une sont d’hélicité gauche. Lie unificateur. À cet instant, la gravita-
règle de 360 degrés dans l’espace : elle Ce qui est étrange, c’est que la charge tion devient une force indépendante, et
revient à son état de départ. Cette règle (et de spin a aussi une pertinence inatten- l’espace-temps émerge soudain. Ainsi, le
le référentiel) a une charge de spin spa- due pour l’interaction faible. Seules les théorème reste satisfait. L’avènement
tial égale à +1 ou –1. Mais si nous faisons particules d’hélicité gauche et les anti- du temps correspond ainsi à la brisure
tourner de 360 degrés dans l’espace un fer- particules d’hélicité droite ont une charge d’une symétrie parfaite.
mion tel qu’un électron, il ne revient pas faible et sont soumises à l’interaction fai- Le diagramme des poids de la théorie
dans son état initial. Pour ce faire, on ble. Le fait que l’interaction faible soit Spin(11, 3) est finement structuré et équi-
doit le faire tourner de 720 degrés : l’élec- sensible à la charge de spin suggère libré. Sa symétrie, comme celle de la théo-
tron a une charge de spin de +1/2 ou –1/2. que la gravité et les autres forces, pour rie de grande unification fondée sur
La charge de spin joue un rôle en différentes qu’elles paraissent de l’exté- Spin(10), pointe vers des structures mathé-
gravitation parce que la gravité, par l’in- rieur, pourraient bien en fait être profon- matiques plus profondes. Ce motif élégant
termédiaire du référentiel et de la conne- dément liées. de particules fait partie de ce qui est peut-

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être la structure la plus belle de toutes les Cette nouvelle théorie fondée sur E8,  BIBLIOGRAPHIE
mathématiques, le plus grand groupe de groupe sur lequel plusieurs physiciens tra-
Lie exceptionnel simple, E8. vaillent, est prometteuse, mais il reste beau- R. Gilmore,
Lie Groups, Physics, and Geometry,
De la même façon que E6 contient la coup de travail à faire. Nous devons Cambridge University Press, 2008.
structure de la théorie de grande unifica- comprendre comment trois générations
tion Spin(10), avec ses 16 fermions, le de fermions émergent, comment ils se A. G. Lisi, The beauty of particle
physics,
groupe E8 contient la structure de la théo- mélangent et interagissent avec les bosons www.ted.com/index.php/talks/
rie gravitationnelle de grande unification de Higgs pour acquérir leur masse, et exac- garrett_lisi_on_his_theory_of_every-
Spin(11, 3), avec ses 64 fermions, spins com- tement comment la théorie E8 fonctionne thing.html
pris. Ainsi, la gravité et les autres forces dans le contexte de la théorie quantique.
A. G. Lisi, An exceptionally simple
connues, les bosons de Higgs et une géné- Si la théorie E8 est correcte, il est vrai- theory of everything,
ration de fermions du modèle standard font semblable que le LHC détectera certaines http://arxiv.org/abs/0711.0770
tous partie du champ de superconnexion des particules prédites. Mais si ce collision-
L. Smolin, Des atomes d’espace
unifié d’un espace fibré E8. neur détecte des particules qui ne corres- et de temps, Pour la Science,
pondent pas au motif de E8, cela pourrait n° 316, 2004.
porter un coup fatal à la théorie. Dans un
Un chantier inachevé cas comme dans l’autre, les mêmes outils H. Bernstein et A. Phillips,
Les espaces fibrés et la théorie
Le groupe E8, avec ses 248 générateurs, a géométriques utilisés pour développer la quantique, Pour la Science,
une structure riche et complexe (voir le théorie E8 seront utiles pour comprendre n° 47, 1981.
schéma correspondant page 75). En plus de la les résultats du collisionneur. Toute parti-
H. Georgi, Une théorie unifiée
gravité et des particules du modèle stan- cule que les expérimentateurs découvre- des particules élémentaires
dard, E8 inclut de nombreuses autres par- ront prendra sa place dans un diagramme et des interactions,
ticules, dont certaines pourraient expliquer de poids, et nous rapprochera un peu plus Pour la Science, n° 44, 1981.
la matière noire cosmique, et d’autres qui de la structure géométrique profonde de
pourraient rendre compte des particules la nature. Et que la théorie E8 soit la bonne
des deuxième et troisième générations ou pas, elle nous aura fait quand même
du modèle standard. progresser vers la théorie du Tout. 

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Physique théorique [77


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bananier, banane, plantain, banane légume, parthénocarpique, culture intensive, pesticide, nématicide, insecticide, hybridation, cultivar, agriculture, variétés, faux-tronc, charançon, cercosporiose, néma-

Agronomie

Le bananier,
un enjeu mondial André Lassoudière
Le bananier est l’une des principales ressources
alimentaires de la planète. Depuis une vingtaine d’années,
une agriculture raisonnée et durable de la banane est mise
en place pour répondre à des besoins toujours croissants.

«Q uel fruit se mange, produit


de l’alcool, des médica-
ments, du papier, de la
corde, de la ficelle, du fil, des
objets artisanaux variés, des parapluies, des
L’ E S S E N T I E L
✔ On produit plus
vivrières de par le monde ; 90 pour cent
de la production sont consommés sur place,
notamment dans les pays les plus pauvres
d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie.
Dans certaines régions, la banane est même
de 116 millions de tonnes
assiettes “biologiques” jetables, des conte- la base de l’alimentation humaine depuis
de bananes par an.
nants à cuisson, de la colle, de la teinture, des siècles. Elle a fait son apparition dans
du savon?» Comme le souligne ce slogan ✔ Entre 1890 et 1990, la consommation des régions tempérées
du Réseau international d’amélioration de leur culture intensive, beaucoup plus récemment – vers 1870 en
la banane et de la banane plantain (INIBAP), couplée à l’usage croissant Amérique et en Europe. Le commerce inter-
le bananier est une plante dont chaque élé- de pesticides, a dégradé national s’est accéléré au début du XXe siè-
ment est utilisé. En Inde, le cultivar Kalpa- l’environnement et favorisé cle, avec le développement du transport
tharu (un cultivar est une variété obtenue la résistance des parasites. maritime réfrigéré.
à partir d’une sélection dans un champ) Pour répondre à des besoins tou-
en est un exemple: le fruit est consommé en ✔ Depuis 20 ans, jours croissants, le marché de la banane
dessert et préparations culinaires ; les biologistes et agriculteurs a connu une expansion considérable,
feuilles servent d’assiette; le bourgeon mâle élaborent des stratégies entraînant une culture intensive, peu sou-
est cuit comme un légume, les racines ser- de culture bananière plus cieuse de l’environnement. Vers 1990, nous
vent en décoction médicinale, et les ani- respectueuses des sols allons le voir, le constat était désastreux :
maux mangent diverses parties de la plante. et des hommes. dégradation des sols, pollution de l’eau,
Sauf mention contraire, les figures sont de A. Lassoudière

La sève est utilisée comme encre indélébile, impact sur la santé… Mais depuis, s’ins-
les résidus de culture en compost. Les feuil- ✔ Ils cherchent pirant des propriétés de cette plante éton-
les servent aussi à réaliser des produits arti- notamment à maintenir nante – c’est une herbe géante qui produit
sanaux. Et de nouveaux usages apparaissent une diversité indispensable des fruits généralement sans graines –, les
encore: les fibres de la tige sont un absor- pour la lutte contre les chercheurs et les producteurs de différen-
bant de haute porosité et capillarité, dont parasites, mais peu tes régions (de Martinique et de Guade-
on développe l’utilisation dans des systè- favorisée par la nature: loupe, notamment) mettent au point de
mes naturels de purification de l’eau ou le bananier est une herbe nouvelles stratégies favorisant une cul-
qui se multiplie par rejets
pour l’absorption de l’huile. ture raisonnée, tout aussi productive, mais
identiques au pied-mère.
Après le riz, le blé et le maïs, la banane respectueuse de l’environnement. Ce sont
est l’une des plus importantes cultures ces stratégies que nous présentons ici.

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ma-

Mais auparavant, examinons de plus près


cette plante surprenante et les contrain-
tes liées à sa culture.
Le bananier est probablement la plus
grande herbe du monde, une espèce (Musa
ingens) pouvant atteindre 15 mètres de hau-
teur. Le «faux-tronc» est formé de gaines
de feuilles imbriquées (voir l’encadré page 80).
L’inflorescence – la tige qui porte les fleurs –
prend naissance dans la souche et progresse
au centre du faux-tronc avant d’être visi-
ble au milieu du bouquet de feuilles. Sur
cette inflorescence, les fleurs les plus pré-
coces sont femelles et leurs ovaires donnent
les fruits, l’ensemble constituant le régime
de bananes. Si les espèces sauvages de bana-
nier sont séminifères (les bananes portent
des graines), chez la majorité des cultivars,
les fruits obtenus sont sans graines (asper-
mes). En outre, les ovaires de leurs fleurs
femelles se développent généralement sans
fécondation (fruits dits parthénocarpiques),
alors que dans la plupart des espèces sau-
vages, ils doivent être fécondés pour se
transformer en fruits. Les fleurs suivantes
sont mâles. Chaque pseudotronc donne
une inflorescence unique, puis meurt. La
pérennité de la plante est assurée par voie
végétative, les ramifications latérales (rejets)
prenant la place du pied-mère.

Une herbe
domestiquée très tôt
Le bananier est l’une des plantes les plus
anciennement cultivées. Les premiers
vestiges horticoles découverts en Papoua-
sie-Nouvelle-Guinée datent d’environ
10000 ans. La première domestication des
bananiers sauvages – à graines – s’est faite
par sélection d’hybrides portant de gros
régimes: les espèces sauvages se sont croi-
sées naturellement (le pollen des fleurs mâles
d’une espèce a fécondé les graines des bana-
nes d’une autre espèce, lesquelles, après la
chute du fruit, ont pris racine et donné de
nouvelles variétés hybrides), et les hommes
ont cultivé les hybrides qui donnaient beau-
coup de fruits (voir l’encadré page 83). Les
fruits de ces premiers cultivars avaient
peu de graines – et étaient donc stériles –,
mais une pulpe abondante. De l’Asie méri-
1. L’INFLORESCENCE du bananier dionale aux Philippines, les peuples «pri-
présente deux parties : les fleurs mitifs » ont utilisé très tôt les bananiers,
femelles, précoces, donnent
même séminifères. Leurs graines étant dures
© Shutterstock/ AND Inc.

les bananes (en haut), puis suivent


les fleurs mâles (ici, elles sont et non comestibles, ils auraient cultivé les
déjà tombées, et il ne reste que bananiers pour consommer les parties les
la tige dénudée), produites par plus tendres, telles que les bourgeons et le
le bourgeon terminal (ci-contre). cœur des jeunes troncs.

Agronomie [79
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LE BANANIER, UNE HERBE GÉANTE


e bananier se compose d’une tige souterraine d’où partent des raci-
L nes à sa base et de larges feuilles à son sommet ; elle donne nais-
sance à une unique inflorescence, le régime. Des ramifications latérales
Feuille adulte
Longue et large aux
(rejetons ou rejets) sortent de terre aux alentours, émises par la souche. limbes déchiquetés.
Le bourgeon terminal de la tige produit des feuilles, qui apparaissent suc-
cessivement en position hélicoïdale, au sommet de la tige. Leurs bases
(gaines foliaires), très développées, sont solidement imbriquées, formant

Feuille
naissante

Régime
Jusqu’à 15 groupes (mains)
de bananes peuvent
se développer à partir
des fleurs femelles.

Rachis de l’inflorescence
Entre les fruits
et le bourgeon, les fleurs
Feuille mâles tombées laissent
naissante une tige dénudée.

Bourgeon terminal
Une de ses bractées
se soulève, découvrant
une main de fleurs mâles
(non représentée).
Faux-tronc
Gaines foliaires
imbriquées avec,
au centre, la tige
de l’inflorescence.

Rejeton de la Rejet petit-fils Rejet fils Pied-mère


4e génération

Souche

Le faux-tronc est constitué des gaines foliaires E


imbriquées, ce qui assure sa rigidité. Ces gaines n
Racines
Elles bourgeonnent sont constituées de deux parois (parenchymes) s
parcourues de canaux de sève et de latex, sépa- la
Christelle Forzale

de la souche par deux,


trois ou quatre. rées par de petits espaces lacunaires cloisonnés. é

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L’évolution des espèces séminifères dans les pays qui les produisent; une très
sauvages vers les cultivars s’est probable- faible proportion est exportée (environ
un faux-tronc droit et rigide. Ni ces gaines foliaires ni ment faite par étapes : des hybridations 690000 tonnes). Ces bananes légume, pro-
la souche ne contiennent de lignine, de sorte que le naturelles ont diversifié les variétés. Parmi bablement sélectionnées avant la banane
faux-tronc n’est pas en bois : c’est pourquoi le bana- elles, certaines ont accumulé des facteurs dessert pour leur apport énergétique, par-
nier est une herbe et non un arbre. de stérilité (disparition des graines) et sont ticipent à l’alimentation de base de millions
Après deux à trois mois, le bourgeon terminal de devenues polyploïdes : au lieu de contenir d’êtres humains dans les régions tropica-
la tige cesse de produire des feuilles et déclenche la deux exemplaires de chromosomes (varié- les humides : en 2008, par exemple, leur
formation de l’inflorescence. Quelques semaines après, tés diploïdes), leurs cellules en contiennent consommation dépasse 50 kilogrammes
la tige de l’inflorescence s’allonge à partir de la sou- trois (variétés triploïdes) ou plus, ce qui a par an et par habitant en Côte d’Ivoire, au
che à l’intérieur du faux-tronc, tandis que la jeune in- augmenté leur taille, et donc celle des régi- Costa Rica, aux Philippines et en Océanie
florescence se développe et grossit, pour apparaître au mes. Certaines de ces variétés ont en et atteint 150 kilogrammes à Sainte-Lucie,
sommet du faux-tronc. outre acquis la capacité de produire des en Ouganda ou au Samoa. Les variétés sont
L’inflorescence s’épanouit alors en plusieurs sta-
fruits sans fécondation des fleurs femelles. nombreuses et parfois liées à une utilisa-
des, en se recourbant vers le sol. Les fleurs sont grou-
La sélection humaine a complété ce pro- tion particulière, telle la fabrication de bière
pées par ensembles de deux rangées serrées, chacun
cessus naturel. La connaissance des voies, et de vin en Afrique de l’Est.
étant protégé par une bractée. Les premiers groupes
périodes et moyens de dispersion est très Entre 1890 et 1990, la production bana-
qui se différencient sont constitués de fleurs femelles,
dont l’ovaire, très développé, deviendra une banane.
utile pour comprendre les parentés géné- nière par hectare et par an, destinée à
L’ovaire se termine par des étamines (organe reproduc- tiques, mais aussi les concomitances avec l’exportation, a été multipliée par cinq, pas-
teur mâle), mais, dans la plupart des variétés, l’ovaire la dispersion du parasitisme. sant de 15 à 70 tonnes, et la quantité prête
se transforme en fruit sans fécondation. à la commercialisation est passée de 7 à
Cinq à quinze groupes de fleurs femelles se déve-
loppent ainsi, appelés mains de bananes. Les groupes
Un siècle de culture 50 tonnes. Le système de culture est devenu
de plus en plus intensif, avec de graves
suivants sont composés de fleurs mâles stériles, c’est-
intensive conséquences sur l’environnement.
à-dire dont l’ovaire, atrophié, ne donne pas de fruit : La production de bananes a dépassé large- Entre 1870 et 1900, la mise en place de
les bractées se soulèvent une à une, se replient et ment 100 millions de tonnes par an de- grandes surfaces de culture nécessita une
tombent, découvrant les mains de fleurs mâles. Les jeu- puis 2005 (116,5 millions en 2008). Les multiplication intensive de bananiers pro-
nes bananes, qui pointent d’abord vers le bas, se re- surfaces consacrées à cette culture sont pro- venant d’Asie du Sud-Est. Leurs prédateurs
dressent en quelques jours, s’allongent et s’épaissis- ches de dix millions d’hectares, principa- et diverses maladies n’ont pas tardé à se
sent. Il leur faudra environ dix semaines pour attein- lement réparties dans les régions tropicales: manifester. C’est ainsi que les bananeraies
dre leur taille définitive. À l’extrémité de l’axe floral, Asie, Amérique du Sud et centrale, Afrique de Jamaïque et d’Amérique plantées avec
le bourgeon terminal continue à produire des mains de centrale (en 2005, les cinq premiers pays le cultivar Gros Michel furent contaminées
fleurs mâles, qui tombent généralement en deux ou producteurs étaient l’Inde, l’Ouganda, par la maladie de Panama, due à un cham-
trois jours, laissant un espace dénudé entre le régime l’Équateur, le Brésil et la Chine). On distin- pignon parasite (Fusarium oxysporum f.sp.
(la partie de l’inflorescence qui porte les bananes) et gue les variétés dont les fruits sont consom- cubense). La maladie provoqua une rapide
le bourgeon.
més comme dessert de celles de bananes disparition des plants atteints et s’étendit
La récolte met fin à l’existence du bananier. Plu-
plantains et bananes à cuire – les bananes sur le continent américain. Rien qu’en Amé-
sieurs rejets se développent à leur tour, permettant la
légume. Les bananes dessert représentent rique centrale et du Sud, entre 1910 et 1960,
pérennisation de la culture.
près de 60 pour cent de la production plus de 45000 hectares ont été détruits. Ce
mondiale et font l’objet d’un commerce inter- désastre marqua le début d’une collabora-
national très développé (17,3 millions de tion étroite entre la recherche et la produc-
Gaine Parenchymes tonnes en 2008, soit environ un tiers de la tion : la maladie de Panama inaugura la
foliaire production). Leur production a plus que tri- recherche bananière à grande échelle.
plé en 40 ans. Il en existe de très nombreu- Cependant, aucune lutte chimique ou
ses variétés, mais, depuis le début des physique ne fut efficace. Un programme
années 1960, le sous-groupe Cavendish de création d’une variété résistante dérivée
(Grande Naine) est le plus cultivé, avec plus de Gros Michel fut initié, mais sans résul-
Espace de 56,6 millions de tonnes produites ; ce tat probant, si bien qu’un changement de
lacunaire
sous-groupe représente plus de 97 pour cent variété fut mis en place à grande échelle:
du commerce international. La consomma- Gros Michel fut remplacé par des variétés
Septa tion annuelle par habitant en 2008 était de très peu sensibles à la maladie de Panama,
Inflorescence 6 kilogrammes en Russie, 9 au Japon et aux tel le sous-groupe Cavendish, mais plus
États-Unis, et 11 dans l’Union européenne. exigeantes. Ainsi, à partir de 1960, toutes
es Elles forment des réservoirs d’eau pouvant conte- Les bananes légume représentent envi- les plantations dans tous les pays utilisaient
es nir jusqu’à 1,5 litre pour 100 grammes de matière ron 40 pour cent de la production totale. la Grande Naine, dans un système unique
es) sèche. Les cloisons (septa) participent à la circu-
Les plantains (18 millions de tonnes en 2008) de culture toujours plus intensif avec un
pa- lation de l’eau et à la rigidité de chaque feuille en
és. évitant son écrasement. sont moins cultivées que les autres bana- conditionnement des fruits en cartons.
nes à cuire (29,3 millions de tonnes). En fait, Jusqu’en 1990, on a surtout cherché la
98,5 pour cent sont consommés directement meilleure rentabilité économique, sans trop

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L’ A U T E U R se soucier des conséquences éventuelles à nochlorés puissants, mais souvent toxiques


moyen et long termes sur l’environnement pour la faune et l’environnement: l’hexa-
et la santé. Les traitements pesticides étaient chlorocyclohexane (HCH) jusqu’en 1973,
largement utilisés. D’autant qu’outre le puis le chlordecone (Kepone, Curlone)
Fusarium de la maladie de Panama, d’au- de 1970 à 1992. Depuis, avec la découverte
tres parasites envahissaient les cultures d’une phéromone spécifique du charançon,
bananières: depuis 1936, un champignon, la sordidine, on est revenu au piégeage: atti-
Mycosphaearella musicola, détruisait les feuil- rés par la sordidine, les charançons se noient
les, provoquant la cercosporiose jaune ou dans un bac d’eau.
maladie de Sigatoka; depuis 1945, les lar- Des pathogènes du charançon – dont le
André LASSOUDIÈRE a été ves du charançon fragilisaient les souches nématode Steinernema carpocapsae – s’étaient
ingénieur au CIRAD (Centre en y creusant des galeries et, depuis 1954, révélés efficaces en laboratoire, mais sur le
de coopération internationale
en recherche agronomique des vers microscopiques, les nématodes, terrain, les résultats étaient peu concluants.
pour le développement) tel Radopholus similis, l’espèce la plus dan- Depuis quelques années, cependant, l’idée
de 1967 à 2008. gereuse pour le bananier, s’étaient attaqués de combiner l’attraction par des phéromo-
aux racines (voir la figure 2). nes et l’infection par des nématodes fait son
Pour lutter contre la cercosporiose jaune, chemin et permet d’envisager une lutte sans
on pulvérisa en quantité des solutions à base insecticide: dans le bac, on remplace l’eau
de cuivre (bouillie bordelaise), avec des per- par des larves d’un papillon facile à élever
tes de rendement et de qualité importantes. (Galleria mellonella), inoculées par le néma-
✔ BIBLIOGRAPHIE En 1955, des chercheurs français mirent au tode. Attirés dans le bac par la sordidine,
point une méthode de traitement aux hui- les charançons sont infectés par les néma-
A. Lassoudière, Histoire les minérales légères. À peine pensait-on todes après quelques minutes de contact
de la culture bananière dominer la maladie qu’une nouvelle forme avec les larves et, de retour dans la nature,
(de la fin du XIXe au début
du XXIe siècle). L’importance plus pathogène apparaissait dans les ils contaminent leurs congénères. Les cha-
de la recherche dans l’histoire années 1970 : la maladie des raies noires rançons infestés meurent. Ce piégeage, asso-
de la production bananière ou cercosporiose noire, causée par un autre cié à des systèmes de culture adaptés, est
d’exportation, QUÆ, à paraître, 2011.
champignon, Mycosphaerella fijiensis. Cette un des défis du début du XXIe siècle.
A. Lassoudière, L’histoire maladie atteint le feuillage non seulement La lutte contre les nématodes fut assu-
du bananier, QUÆ, 2010. des variétés commerciales déjà sensibles à rée par fumigation du sol au dibromochlo-
J. M. Risède et al., Challenging
la forme jaune, tel le sous-groupe Caven- ropropane (Némagon) de 1959 à 1970, puis
short and mid-term strategies dish, mais aussi d’un grand nombre de cul- à l’aide de nématicides appliqués plusieurs
to reduce the use of pesticides tivars vivriers qui y résistaient. Elle mettait fois par an en fonction du nombre de néma-
in banana production, dans From donc en danger les moyens de subsistance todes dans les racines.
Science to Field, Banana Casa
Study, Guide n°1, p. 8, ENDURE, 2010. de nombreuses populations rurales. Pour

A. Lassoudière, Le bananier
contrer ce nouveau fléau, on appliqua sur
certaines cultures jusqu’à 50 traitements par
L’impact
et sa culture, QUÆ, 2007. an en Amérique centrale (contre 22 à 25 pour sur l’environnement
K. Tomekpe, Revue des stratégies traiter la cercosporiose jaune). C’est à partir de la fin des années 1980
d’amélioration conventionnelle La lutte contre le charançon noir du que les conséquences de l’utilisation de
de Musa, Infomusa, vol. 13, n° 2, bananier (Cosmopolites sordidus) a été assu- tous ces pesticides sur la qualité des res-
pp. 2-6, 2004.
rée de 1954 à 1992 par des insecticides orga- sources en eau et la santé humaine ont été

a b c

2. LES DÉGÂTS causés par les trois principaux parasites du bananier. Les verse alors au moindre coup de vent. Enfin, les champignons responsables
larves de charançon creusent des galeries dans la souche (a); les néma- des cercosporioses endommagent les feuilles, diminuant leur surface, ce
todes détruisent les racines (b). Fragilisé dans les deux cas, le bananier qui réduit les capacités de photosynthèse, donc de croissance (c).

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LES BASES GÉNÉTIQUES DU BANANIER


ans la culture bananière, tout sii est à l’origine de la plupart des va- Pour tout programme de créa- nes » sont voués à disparaître. Au-
D programme de création varié-
tale par hybridation impose au mini-
riétés cultivées aujourd’hui; c’est la
seule qui présente des signes de par-
tion variétale, il importe de dispo-
ser d’une diversité génétique la plus
jourd’hui,des boutures d’une grande
partie des variétés existantes sont
mum deux étapes : au départ, il faut thénocarpie. Musa balbisiana (qui large possible:cette diversité est ca- conservées au froid, dans une col-
sélectionner une variété fertile,c’est- n’a pas de sous-espèce) est très vi- pitale dans le développement de lection internationale de matériel
à-dire dont les fruits portent des goureuse et manifeste des résistan- nouveaux hybrides résistant au pa- génétique de Musa rassemblée à
graines, que l’on fécondera avec le ces très fortes à la plupart des ma- rasitisme tout en maintenant une di- l’Université catholique de Louvain,
pollen des fleurs d’une autre variété; ladies. Une stratégie d’hybridation versification qualitative de la pro- en Belgique (en association avec Bio-
on cherche à obtenir une variété sté- consiste à repartir d’une de ces va- duction. Cela est d’autant plus im- diversity International).Les grandes
rile (sans graines) et pathénocar- riétés séminifères. portant que le bananier se multiplie collections sur le terrain restent ce-
pique (qui n’a pas besoin d’être La stérilité des variétés (ou par- par rejetons, tous génétiquement pendant indispensables pour les pro-
fécondée pour donner des fruits), fois une faible fertilité) peut résulter identiques de génération en géné- grammes d’amélioration génétiques
pour avoir des fruits pulpeux et plus de diverses causes. Elle peut être le ration : contre un parasite, ces « clo- et les études taxonomiques.
gros. Pour réaliser ces opérations, fruit d’une particularité génétique:
une bonne connaissance des pro- hormis dans les plantes sauvages,
priétés génétiques des Musacées la méiose – division cellulaire qui
– les bananiers – est nécessaire. donne les ovules (les graines de la
La famille des Musacées com- banane) – se déroule rarement nor-
porte trois genres, Ensete, Musa et malement, entraînant la formation
Musella, correspondant à près de de cellules contenant un génome va-
50 espèces et plus de 1 000 varié- riable. La stérilité peut aussi résulter
tés.La quasi-totalité des variétés cul- de fortes variations, chez Musa acu-
tivées présentent trois copies de leurs minata, dans la séquence des gènes
chromosomes (triploïdes) et sont par- homologues situés sur deux exem-
thénocarpiques sans graines. Elles plaires d’un chromosome. Enfin,
ont pour ancêtres deux espèces sau- elle peut être due au mélange des
vages diploïdes séminifères de la sec- espèces acuminata/balbisiana ou à
tion des Eumusa (genre Musa):Musa la polyploïdie. La parthénocarpie,
acuminata Colla et Musa balbi- quant à elle, est indépendante de la
siana Colla. Les formes sauvages stérilité : nul besoin d’une stimula-
de Musa acuminata présentent d’am- tion par une pollinisation réussie pour L’HYBRIDATION DU BANANIER : après avoir supprimé, sur le bana-
ples variations de forme et de lon- y parvenir.Elle constitue un avantage nier séminifère, les étamines (organes de reproduction mâles) des
gueur des régimes et des fruits. La sélectif, car les fruits sont plus gros fleurs avant leur éclosion, on féconde les fleurs femelles avec les
sous-espèce Musa acuminata bank- et… faciles à manger. étamines d’un bananier d’une autre variété (ci-dessus).

dénoncées. En 2010, le réseau européen Costa Rica, les évaluations ont été de pant à court terme. Les nuisances liées à
pour une agriculture plus respectueuse de 12 kilogrammes par hectare et par an l’usage des fongicides sont notables (pol-
l’environnement (ENDURE) a donné une en 1992, de 18 à 24 kilogrammes en 2003, lution des eaux), mais faibles devant cel-
estimation des quantités de pesticides et de 24 kilogrammes en 2006. les entraînées par les nématicides et
utilisées dans divers pays exportateurs L’utilisation de fongicides pour com- insecticides. La réglementation européenne
en 2006-2007 (voir la figure 4). battre les cercosporioses, quant à elle, varie interdit maintenant les traitements à moins
Parmi eux, les nématicides et les insec- selon les conditions climatiques, la prédo- de 50 mètres des habitations et des cours
ticides sont les plus dangereux. La Guade- minance de la maladie des raies noires et d’eau. La seule solution est la mise en
loupe et la Martinique ont considérablement le développement de résistances. En 2006, culture de variétés tolérantes obtenues par
réduit l’utilisation de ces pesticides en en Côte d’Ivoire, on en utilisait ainsi 4 kilo- sélection génétique.
quelques années : trois kilogrammes par grammes par hectare, contre 42 kilogram- Le contrôle des « mauvaises herbes »,
hectare et par an de substances actives, mes au Costa Rica, du fait de la différence enfin, est réalisé par des herbicides (trois
contre dix kilogrammes en 1998, soit une de climat et de la stratégie de traitement à huit kilogrammes par hectare et par
réduction de 50 pour cent en huit ans, avec (les champignons parasites ont développé an). Leur utilisation tend cependant à se
un rendement passant de 40 à plus de peu de résistances en Côte d’Ivoire, contrai- limiter à un seul passage du fait de l’amé-
50 tonnes à l’hectare. Ce résultat a été rement à ceux du Costa Rica). lioration des pratiques culturales: on main-
obtenu en partie grâce à la mise en œuvre En Martinique, touchée par la cercos- tient un couvert végétal plus homogène
de nouvelles pratiques culturales et métho- poriose jaune, la charge de fongicide est dans le temps et l’espace (entre deux pério-
des de lutte développées par les chercheurs inférieure à un kilogramme de matière des de culture bananière, on cultive une
en partenariat avec les producteurs, sur active par hectare et par an. Mais la cercos- autre plante), on utilise du mulch lorsque
lesquelles nous reviendrons. Mais d’au- poriose noire est apparue sur le territoire l’on replante les bananiers – treillis ou autres
tres pays n’inversent pas la tendance : au en septembre 2010, ce qui est très préoccu- matériaux disposés au pied des plants pour

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empêcher la croissance des mauvaises her- meilleure qualité, et produites dans des
bes –, on broie les plantes des jachères en conditions qui préservent l’environnement
cours de végétation pour nettoyer les et la santé humaine.
champs. Actuellement, la recherche fina- L’idée d’hybridation n’est pas récente.
lise l’utilisation de plantes « de service » Dès 1922, un programme de création d’hy-
qui, cultivées en même temps que le bana- brides était initié en Jamaïque et à Trini-
nier, couvrent le sol en limitant le dévelop- dad pour créer des variétés résistant à la
pement des mauvaises herbes. maladie de Panama. Des hybrides tétra-
ploïdes (dont les cellules ont quatre exem-
Des plants sains plaires de leurs chromosomes) de Gros
Michel et de l’espèce sauvage séminifère
sur un sol sain Musa acuminata avaient ainsi été obtenus,
Depuis 1995, dans plusieurs régions tel- résistant à la maladie de Panama, mais
les la Martinique, la Guadeloupe et certai- dépourvus des qualités commerciales indis-
nes contrées du Cameroun et de la Côte pensables (voir l’encadré page 83). À la fin
d’Ivoire, la replantation des bananiers avec des années 1970, l’expansion rapide de la
des vitroplants sélectionnés – des rejets maladie des raies noires a contraint les pro-
« propres » cultivés hors sol – sur des ter- ducteurs à relancer ces recherches à l’échelle
rains assainis par des jachères enherbées mondiale. Depuis les années 1990, les varié-
ou des rotations culturales a permis de tés résistantes ou tolérantes aux cercos-
rompre cette escalade de pesticides contre porioses sont les plus prometteuses, car
les nématodes et les charançons, tout en elles sont adaptables à toutes les conditions
diminuant la fréquence des replanta- de production. S’ajoute à ces recherches
tions et en améliorant les rendements. La la nécessité de disposer d’hybrides résis-
replantation se fait en deux étapes. Après tant aux nématodes, aux diverses formes
la cueillette des bananes, on crée un « vide de fusariose (maladie de Panama) et aux
sanitaire»: on détruit totalement l’ancienne bactéries pathogènes apparues dans les
bananeraie de façon qu’aucune repousse années 1990.
de bananier ne subsiste, ce qui tend à éli-
miner les nématodes et les larves de cha-
rançon. Puis on pratique une jachère ou L’hybridation
une rotation culturale, ce qui enrichit la pour lutter
3. VITROPLANTS DE BANANIER cultivés en terre. Actuellement, en combinant cette
pratique à la sélection de variétés de bana-
contre les parasites
pépinière (en haut) après prolifération en labo-
ratoire, puis plantés en sol sain (en bas, deux niers résistantes, les agronomes sont en Deux stratégies d’hybridation sont déve-
mois après leur plantation). passe d’obtenir des bananes saines, de loppées, l’une aboutissant à des hybrides
tétraploïdes, l’autre à des hybrides triploï-
80 Résistance aux fongicides Pas de résistance aux fongicides des. La première consiste à améliorer une
matière active par an

systémiques systémiques espèce intéressante, mais sensible aux para-


70
sites en la croisant avec une espèce résis-
60
tante. On sélectionne, parmi les variétés
50 existantes de l’espèce à protéger, une variété
matièr
Kilogrammes de matiè

(triploïde) présentant une fertilité femelle,


40
que l’on croise avec une variété diploïde
Lescot, CIRAD/Pour la Science

30 résistante, telle l’espèce sauvage Musa


acuminata. On obtient alors directement des
20
hybrides tétraploïdes qui produisent de
10 gros fruits (et d’autres variétés non via-
0 bles présentant diverses ploïdies). Cepen-
Bélize Costa Cameroun Panama Colombie Mexique Côte Canaries Antilles dant, très peu de ces hybrides présentent
Rica d’Ivoire (Espagne) françaises des fruits de qualité gustative équivalente
Cercosporiose
Cerco
ospporiose noi
noire
re Pas de Cercosporiose
Cercosporiose à celle des variétés traditionnelles. De plus,
cercosporiose
i jaune
j ils se conservent mal après la récolte, ce qui
4. PESTICIDES utilisés pour la culture bananière dans quelques pays (consommation estimée restreint leur utilisation aux marchés locaux.
en2006). Bien que réduite dans certains pays, comme le Bélize et les Antilles françaises, la consom- Plusieurs de ces hybrides de plantains et
mation d’insecticides et de nématicides (en jaune)– les pesticides les plus dangereux – est loin d’être
bananes à cuire sont néanmoins cultivés.
stoppée, notamment en Amérique centrale. Dans plusieurs pays, les fongicides de contact (en bleu)
ont pris le relais des fongicides systémiques (agissant après absorption par le bananier, en vert), Mise au point par le CIRAD (Centre
devenus insuffisants dans la lutte contre les cercosporioses. Les herbicides tendent en revanche à de coopération internationale en recher-
disparaître partout (en violet). che agronomique pour le développement),

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la seconde méthode vise à créer de nou-


velles variétés améliorées. Elle consiste à
La ba na n e, r ites e t s y m b o l es
utiliser des variétés diploïdes sauvages ou epuis longtemps «au ser- Nombre d’ethnies asso- du Buhaya et du Busoga.Le gar-
améliorées et à les croiser pour créer des
hybrides diploïdes. Traités à la colchicine,
D vice des humains»,le bana-
nier est intégré à la culture et
cient le bananier à la fémi-
nité. Chez les Mélanésiens, il
çon adulte offre comme dot des
bananiers de la variété « Mpo-
qui bloque la division cellulaire, ces hybri- aux croyances de nombreuses symbolise la femme (produi- longoma» (lion). Et s’il délaisse
des deviendront des autotétraploïdes qui, sociétés.En Inde,il est mentionné sant des fruits comme la femme sa femme, celle-ci recourt au
croisés avec des diploïdes, donneront dans divers textes sacrés dès le donne naissance). Chez les cultivar Enzinga, dont les bana-
des triploïdes intra- ou interspécifiques VIe siècle avant notre ère. Selon Yanomami (Amazonie), la fem- nes disposées en spirale sont
stériles et parthénocarpiques. En 2003, les croyances chrétiennes de me et l’homme occupent deux censées empêcher les maris
deux hybrides ont passé le cap de la phase l’Inde et du Sri Lanka,la banane positions extrêmes, à l’image de batifoler. Le bananier est
d’évaluation, mais une seule variété a été était le fruit défendu offert par du bananier et du palmier dans aussi le pilier de l’économie
retenue. Cette dernière se caractérise par Ève à Adam, et la grappe de le cycle agricole : le bananier familiale : la présence de ba-
des fruits courts et nombreux au goût raisin de l’histoire des Hébreux est la première plante à fructi- naniers porteurs de régimes per-
très différent de celui des Cavendish et par devenait un régime de bananes. fier et disparaître, alors que le met d’obtenir un prêt. La bière
un retour de cycle très rapide, de l’ordre La touffe de bananiers,avec palmier, dernière à fructifier, de banane se partage dans les
de quatre à cinq mois. Cependant, sa son pied-mère, ses rejets fils et subsiste même lorsque le jar- réunions masculines qui mar-
grande taille et son faux-tronc grêle sont petits-fils, est souvent rappro- din est devenu improductif. Les quent la vie familiale et publi-
chée de la famille humaine. Le Bamoum (Cameroun), quant que, ainsi que lors de diverses
peu compatibles avec une production
juriste musulman Abu Hanifa à eux, enterrent le placenta autres cérémonies.
intensive. En 20 ans, la création variétale
(VIIIe siècle) fait ainsi dire à son du nouveau-né au pied d’un Dans certaines cultures,
a largement progressé et des hybrides
disciple : « Pourquoi donc, mon bananier si c’est une fille, d’un enfin, le bananier est associé
ayant passé le stade de sélection de la résis-
fils, ne me ressembles-tu palmier si c’est un garçon. à la méditation : parce qu’il dis-
tance aux parasites (particulièrement des point?» Son fils lui répond:«Je En Afrique des Grands Lacs paraît après avoir porté ses
cercosporioses) sont en cours d’évaluation suis comme le bananier,qui n’est (Ouganda, Rwanda, Burundi), fruits, Bouddha en a fait le sym-
en milieu naturel. bon à quelque chose qu’après le bananier est au cœur des tra- bole de la fragilité et de l’insta-
Enfin, depuis quelques années, afin la mort de sa mère. » ditions des peuples du Buganda, bilité des choses de ce monde.
de mieux maîtriser les infections virales
(et celles du charançon), on utilise des
techniques d’amélioration différentes de
l’hybridation classique, les gènes de résis- pent une démarche associant stratégie cul- des raies noires en Martinique. Il s’agit
tance à ces parasites n’étant pas connus turale, lutte biologique et utilisation de donc de veiller à la durabilité des résis-
dans le genre Musa. En multipliant in vitro variétés résistantes: interruption des cycles tances parmi les variétés sélectionnées
des bourgeons de la souche, les cher- de développement des pathogènes pour et d’éviter les contournements de ces résis-
cheurs obtiennent des suspensions de cel- réduire leur dispersion (combinaisons tances par les agents pathogènes.
lules, à partir desquelles ils sélectionnent de jachères et de rotations des cultures), La mise en place d’une production et
des clones, parfois après avoir provo- création et développement de variétés d’une protection intégrées, enfin, impose
qué des mutations au hasard ou trans- résistantes compatibles avec les conditions l’étude des relations entre la durabilité
féré des gènes conférant une résistance d’exportation, développement des plan- du système de culture (notamment des
à une maladie. En Ouganda, à Cuba, en tes qui assurent le couvert végétal entre résistances aux attaques de pathogènes) et
Colombie et dans quelques autres pays, deux périodes de culture bananière, amé- l’agrodiversité qui y règne, fruit de la réin-
des plants résistant à la cercosporiose lioration des techniques de lutte contre le troduction d’une diversité organisée (rota-
noire et des variétés transgéniques résis- charançon et les maladies postrécolte. tion, variétés, etc.) et de la promotion d’une
tant à la maladie de Panama, aux charan- diversité naturelle au niveau des sols.
çons et aux nématodes seraient en cours
d’évaluation en plein champ. Comme
Vers une production Avec ces nouvelles conceptions et pra-
tiques, on peut être optimiste quant à
toute recherche sur les OGM , ces tra- durable l’avenir de la culture de la banane pour
vaux soulèvent de nombreuses questions La recherche prospective s’intéresse aussi l’exportation. En revanche, les produc-
écologiques ; souhaitons que l’évaluation à trois aspects très différents. D’abord, elle tions de bananes légume – base de la
de la biosécurité soit réalisée avec rigueur prend en compte les perspectives du mar- sécurité et de l’indépendance alimentaire
et indépendance. ché. Des niches particulières de marché des pays pauvres – n’ont pas bénéficié
En Guadeloupe et en Martinique, les se développent : banane biologique, de recherches soutenues avant les
agriculteurs, en étroite collaboration banane équitable…, mais aussi une diver- années 1970. Depuis, l’impact de la cer-
avec les chercheurs du CIRAD, de l’INRA sification des goûts, qui appelle à déve- cosporiose noire sur beaucoup de ces cul-
(Institut national de la recherche agrono- lopper de nouvelles variétés. Ensuite, elle tures a fait émerger, au plan international,
mique), de l’IRD (Institut de recherche pour étudie les risques d’évolution du parasi- la nécessité d’une recherche spécifique,
le développement), du CEMAGREF (Insti- tisme : depuis moins de dix ans, on a vu axée sur la mise au point de variétés résis-
tut de recherche pour l’ingénierie de l’agri- une extension inquiétante de maladies tantes au parasitisme, l’utilisation de pes-
culture et de l’environnement) et de et parasites émergeants, tels le flétrisse- ticides – trop onéreuse – étant exclue
diverses équipes universitaires, dévelop- ment bactérien en Afrique ou la maladie dans les pays concernés. ■

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Astrophysique

Improbables
L’ E S S E N T I E L
 Les astronomes
ont, de façon inattendue,
L ’un des spectacles les plus poi-
gnants des cieux est celui d’une
naine blanche. Un tel astre a une
masse comparable à celle de notre Soleil,
mais il figure parmi les moins brillants,
restera inerte, en rayonnant de moins en
moins d’énergie, s’éteignant peu à peu.
Et il y a plus triste encore. Avec nos
collègues, nous avons trouvé dans notre
Galaxie plus d’une douzaine de naines
découvert des planètes et son éclat ne cesse de faiblir. blanches autour desquelles tournent des
autour d’étoiles à neutrons Il ne s’agit pas tant d’une étoile que astéroïdes, des comètes et peut-être même
(résidus d’explosions des planètes; en d’autres termes, des cime-
du cadavre d’une étoile. Pendant une
en supernova), de naines tières de systèmes stellaires entiers.
durée pouvant atteindre dix milliards d’an-
blanches (cadavres
nées, cet astre a été très semblable au Soleil Tant que les étoiles étaient en vie, elles
d’étoiles de type solaire)
et a brillé avec le même éclat. Mais lors- se levaient chaque jour sur l’horizon de ces
ou de naines brunes
qu’il a commencé à être à court de com- corps célestes. Elles en réchauffaient dou-
(étoiles avortées).
bustible, il a connu une violente agonie. cement le sol et faisaient s’agiter le vent. Des
 Ces planètes situées Il s’est dilaté jusqu’à 100 fois sa taille organismes vivants en ont peut-être même
dans des systèmes actuelle et est devenu 10 000 fois plus profité. Mais quand ces étoiles sont mortes,
extrêmes témoignent brillant (phase dite de « géante rouge »), elles ont vaporisé ou englouti leurs planètes
de l’universalité et de avant d’éjecter par bouffées ses couches proches (ou internes), n’épargnant que celles
la robustesse du processus externes et de se recroqueviller en une occupant les marges lointaines et glacées.
de formation planétaire. braise rougeoyante de la taille de la Terre. Au fil du temps, les naines blanches
Pour le reste de l’éternité, la naine blanche ont détruit à leur tour la plupart de ces

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Il existe des planètes autour d’étoiles atypiques,


où il ne devrait pas y en avoir. Le processus de formation
planétaire serait-il plus universel qu’on ne le pensait ?

Ron Miller
planètes Michael Werner
et Michael Jura

survivantes par effets de marée. Ces sys- comprises entre quatre et dix masses ter- Les astronomes ne s’attendaient pas
tèmes préfigurent le sort de notre propre restres, dont les orbites sont au moins deux à une telle omniprésence des systèmes
système quand le Soleil mourra. fois plus petites que celle de Mercure. planétaires, ni à leur robustesse ou à l’uni-
Les astronomes ont toujours envisagé L’étoile de type solaire 55 Cancri A possède versalité des processus qui président à
l’existence de planètes en orbite autour pas moins de cinq planètes (de masses allant leur formation. Les systèmes planétaires
d’autres étoiles. Mais ils imaginaient décou- de 10 à 1000 masses terrestres et des rayons semblables au nôtre pourraient ne pas
vrir des systèmes ressemblant au Système orbitaux allant de un dixième de celui de être les plus répandus.
solaire, centrés sur une étoile semblable Mercure à environ celui de Jupiter) et une, Bien qu’on l’ait un peu oublié aujour-
au Soleil. Or quand les découvertes ont voire deux étoiles compagnons ! Les sys- d’hui, la première planète extrasolaire
commencé à déferler, il y a une quinzaine tèmes planétaires imaginés par la science- découverte et confirmée était en orbite
d’années, il est vite apparu que les systèmes fiction font pâle figure à côté des vrais... autour d’une étoile très différente du
planétaires peuvent être très différents du Les systèmes associés à des naines Soleil : il s’agissait du pulsar PSR 1257+12,
nôtre. Le premier exemple a été 51 Pegasi, blanches montrent qu’il n’est même pas
une étoile de type solaire dotée d’une pla- nécessaire que les étoiles soient de type 1. UNE NAINE BRUNE est une étoile trop petite
nète plus massive que Jupiter et dont l’or- solaire. En effet, un véritable bestiaire de – parfois à peine plus massive que Jupiter –
bite est plus petite que celle de Mercure. planètes sont en orbite autour de corps qui pour que les réactions de fusion s’allument en
son cœur. Les astronomes ne pensaient pas
À mesure que les instruments gagnaient ne sont eux-mêmes pas plus gros que des trouver des planètes autour de ces étoiles avor-
en sensibilité, des cas encore plus étranges planètes. La diversité de ces systèmes est tées. Pourtant, il existe maintenant des indices
se sont révélés. L’étoile de type solaire aussi grande que celle des systèmes asso- de minisystèmes stellaires autour des naines
HD 40307 abrite trois planètes de masses ciés à des étoiles ordinaires. brunes et d’autres objets improbables.

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un cadavre stellaire ultradense, qui


concentre une masse supérieure à celle
es astronomes détectent en général turent en une seule image des centaines
du Soleil dans un diamètre d’une ving-
taine de kilomètres seulement (on parle L les planètes extrasolaires par leurs
effets sur le spectre lumineux (méthode
d’étoiles et repèrent celles ayant peut-
être un disque et méritant une étude plus
d’étoile à neutrons) et qui émet en outre
un signal radio périodique. L’événe- des vitesses radiales), la luminosité approfondie.
(méthode des transits) ou la position Spitzer s’inscrit dans le prolongement
ment qui a engendré ce monstre, l’ex-
(astrométrie) de leur étoile hôte. Dans des télescopes spatiaux infrarouges tels
plosion en supernova d’une étoile de
la plupart des cas évoqués dans cet article, que IRAS (Infrared Astronomical Satellite)
20 masses solaires, a été bien plus vio-
les astronomes se focalisent sur un indice dans les années 1980 et ISO (Infrared Space
lent que la fin d’une étoile de type solaire,
plus indirect : la présence d’un disque Observatory). Contrairement à IRAS, qui
et il est impensable que des planètes y de poussière autour de l’étoile. Certaines réalisait un relevé complet du ciel, Spit-
aient survécu. Cette première planète étoiles nouvellement nées sont accom- zer pointe des corps célestes particuliers
extrasolaire a donc dû naître des cendres pagnées d’un disque protoplanétaire, lieu pour les étudier avec précision.
de l’explosion. supposé de formation des planètes. Les Après plus de cinq ans d’observations,
étoiles mûres arborent parfois un disque la réserve d’hélium liquide de Spitzer
Un système qui renaît de débris, résultant de collisions ou d’éva-
poration de comètes et d’astéroïdes. Il
destinée à maintenir la température du
télescope proche du zéro absolu est
de ses cendres signale la présence de planètes actuelles épuisée. Spitzer s’est réchauffé à une tren-
Bien que les supernovae éjectent l’essen- ou passées. taine de kelvins, ce qui réduit considéra-
tiel de leurs débris dans l’espace, une peti- On distingue ces deux types de blement son acuité infrarouge. Il pourra
te partie reste liée par la gravitation et disques par la façon dont ils rayonnent cependant continuer à scruter le ciel
retombe en formant un disque en orbite dans l’infrarouge l’énergie de la lumière dans l’infrarouge proche jusqu’à mi-2011
autour du résidu stellaire. Les disques sont stellaire reçue. Le télescope spatial Spit- au moins. L’Observatoire spatial Herschel,
les berceaux des planètes. On pense que zer, lancé en 2003, s’est révélé être une lancé en mai 2009, et le télescope spa-
les systèmes stellaires, dont le nôtre, machine à découvrir des disques. Ses tial James Webb, dont le lancement est
naissent d’un nuage interstellaire amorphe caméras infrarouges à grand champ cap- prévu en 2014, prendront le relais.
de poussière et de gaz qui s’effondre sous
sa propre gravité. La loi de conservation Même lorsque le système stellaire observé
du moment cinétique empêche une par- est trop lointain pour être spatialement résolu,
tie du matériau de s’effondrer jusque sur le spectre lumineux révèle sa composition.
l’étoile nouvellement née et le conduit à
former un disque. Au sein de ce dernier,
la poussière et le gaz s’accrètent pour
former des planètes. Un processus com-
parable a pu se produire dans le disque
résiduel de la supernova.
Les astronomes ont découvert la pre-
Supergéantes
mière planète, puis deux autres, autour (précurseurs
104
du pulsar PSR 1257+12 en observant des des étoiles
écarts périodiques dans les impulsions à neutrons)
103
radio qu’il émet. En effet, l’attraction Séquence principale
Luminosité (par rapport au Soleil)

gravitationnelle des planètes fait légère- 102


ment osciller l’étoile, et modifie ainsi la 10
distance que doivent parcourir les impul- Soleil
sions. Malgré des recherches intensives, 1
on ne connaît pas de système compa-
rable autour d’un autre pulsar. Le pulsar 10–1
PSR B1620-26 possède au moins une pla- 10–2
nète (détectée de la même façon). Mais elle
est tellement loin de l’étoile qu’elle ne s’est 10–3 Naines blanches
Naines
sans doute pas formée à partir de débris : brunes
elle aurait été arrachée à une autre étoile. 10–4
En 2006 cependant, le télescope spa-
Melissa Thomas

tial Spitzer a découvert une émission infra- 30 000 10 000 7500 6000 5000 3500
rouge inattendue en provenance de l’étoile Température de surface (en kelvins)
à neutrons 4U 0142+61. Elle pourrait pro- 2. C’EST AUTOUR DES ÉTOILES ORDINAIRES, appartenant à la «séquence principale» (bande bien
venir de la magnétosphère de l’étoile ou définie dans le diagramme liant la luminosité à la température de surface), que les astronomes ont
d’un disque circumstellaire. Cette étoile d’abord recherché des systèmes planétaires semblables au nôtre. Mais il existe des systèmes autour
à neutrons s’est formée lors de l’explosion d’objets hors de la séquence principale, telles les naines blanches et les naines brunes.

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L’ I N F R A R O U G E R É V È L E L E S D I S Q U E S A B R I T A N T L E S P L A N È T E S
Un disque circumstellaire de poussière et de gaz, comme celui qui a donné naissance aux planètes du Système solaire,
absorbe la lumière de l’étoile et réemet une partie de l’énergie sous forme de rayonnement infrarouge. La lumière que
nous observons est la somme de ces deux composantes.

Lumière de l’étoile
Disque
circumstellaire

Étoile
Rayonnement
du disque

Naine brune + disque


Naine brune
Disque

Luminosité (unité arbitraire)


Un exemple est la naine brune OTS 44. Son spectre lumineux
(en orange) décroît avant de connaître un plateau
aux longueurs d’onde élevées. Or le spectre de cet astre
devrait présenter un pic aux courtes longueurs d’onde, puis
chuter rapidement (en jaune). Cela indique que la naine
brune est entourée d’un disque de matériau froid,
dont le rayonnement, plus intense aux grandes longueurs

Melissa Thomas
d’onde (en rouge), s’additionne à celui de l’astre. 1 3 10 30
Longueur d’onde (en micromètres)

d’une supernova il y a quelque 100 000 ans, ont d’abord pensé qu’une autre étoile plus
et il faut de l’ordre d’un million d’années froide était en orbite autour de la naine
pour que les planètes s’agglomèrent. Si blanche. Mais en 1990, ils ont montré
ce rayonnement infrarouge signale la pré- que l’émission infrarouge variait à l’unis-
sence d’un disque de débris, alors ce sys- son avec la luminosité de l’étoile, indi-
tème pourrait un jour ressembler à celui quant un rayonnement réfléchi ou réémis.
du pulsar PSR 1257+12. L’explication la plus vraisemblable est la
présence d’un disque circumstellaire
Des astéroïdes chauffé par la naine blanche.
L’étoile G29-38 présente une autre pro-
au menu priété étrange : d’après son spectre lumi-
De nombreuses naines blanches ont aussi neux, ses couches externes contiennent
des disques, mais d’un type un peu dif- des éléments lourds tels que du calcium
férent : ils trahissent la présence effective et du fer. C’est surprenant, car le champ
Russ Underwood Lockheed Martin Space Systems

de corps en orbite et pas seulement la pos- gravitationnel à la surface d’une naine


sibilité d’en former. Comme avec l’étoile blanche est si intense que ces éléments
4U 0142+61, l’indice est un excès d’émis- devraient sombrer dans les profondeurs.
sion infrarouge. En 1987, l’IRTF (Infrared En 2003, l’un d’entre nous (M. Jura) a pro-
Telescope Facility), au sommet du Mauna posé une explication simple à la fois pour
Kea, à Hawaii, a détecté un excès de l’excès d’infrarouge et pour les éléments
lumière infrarouge provenant de la naine lourds : la naine blanche a récemment
blanche G29-38. Le spectre de ce surplus déchiqueté un astéroïde qui s’était aven-
de rayonnement était celui d’un corps turé dans son intense champ gravita- 3. LE TÉLESCOPE SPATIAL
ayant une température de 1 200 kelvins, tionnel. Une cascade de collisions a réduit Spitzer, ici en construction,
beaucoup plus froid que la surface de les débris en un disque de poussière, qui est le pendant pour l’infrarouge
l’étoile, à 12 000 kelvins. Les astronomes est en partie tombé à la surface de l’étoile. du télescope spatial Hubble.

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Des observations ont depuis confirmé tils tels que le carbone et le sodium, par notée UA) et ne sont pas plus massifs qu’un
ce scénario. Des télescopes au sol et le téles- rapport aux éléments plus stables sous astéroïde de 30 kilomètres de diamètre, ce
cope spatial Spitzer ont permis d’identi- forme solide, tels le silicium, le fer et le qui est en accord avec l’hypothèse qu’ils
fier une quinzaine de naines blanches magnésium. Cette répartition correspond proviennent de la désintégration d’un tel
présentant des excès d’infrarouge et des à celle des astéroïdes et des planètes objet. Ce ne sont pas des lieux de forma-
tion de planètes, mais plutôt des indica-
teurs que du matériau planétaire a survécu
LES DISQUES OBSERVÉS AUTOUR DES NAINES BLANCHES à la mort de l’étoile. Des calculs théoriques
suggèrent que des astéroïdes et des pla-
sont sans doute des astéroïdes réduits en poussière nètes de type terrestre peuvent survivre
à la suite d’un passage trop près de l’étoile. à la transformation de leur étoile en géante
rouge s’ils gravitent à plus d’une unité
anomalies en éléments lourds compa- rocheuses du Système solaire. Tous ces astronomique. Quand notre Soleil mourra,
rables. Pour G29-38 et sept autres étoiles, indices étayent l’hypothèse selon laquelle par exemple, Mars devrait s’en sortir, alors
Spitzer a même identifié l’émission infra- les disques observés sont des astéroïdes que le destin de la Terre est incertain.
rouge de silicates présents dans les disques. réduits en poussière. La naine blanche WD 2226-210 nous
Ces silicates ressemblent à la poussière Les disques des naines blanches sont donne une idée des régions d’un sys-
dans le Système solaire et sont très diffé- beaucoup plus petits que ceux qui don- tème planétaire qui pourraient survivre
rents de la poussière de l’espace inter- nent naissance aux planètes autour des à la fin de l’étoile. Cette naine blanche est
stellaire. De plus, les éléments lourds ne jeunes étoiles de type solaire. À en juger toute récente, si bien que les couches
se trouvent pas en quantités égales dans par l’émission infrarouge, ils ne s’éten- externes éjectées par l’étoile de type solaire
les couches externes de ces naines blanches. dent que sur 0,01 unité astronomique (la initiale sont encore visibles sous la forme
Elles sont déficientes en éléments vola- distance moyenne du Soleil à la Terre, d’une des nébuleuses planétaires les plus

LES SYSTÈMES AUTOUR D’ÉTOILES À NEUTRONS


Les étoiles à neutrons, vestiges
d’étoiles massives ayant explosé
en supernova, sont sans doute
les hôtes les plus inattendus
pour des systèmes planétaires.
L’étoile à neutrons 4U 0142+61,
âgée de 100 000 ans, est ceinturée
d’un disque de débris stellaires.
Ces débris pourraient être en train
de s’agréger en briques planétaires
(vue d’artiste à droite). La présence

NASA/JPL-CALTECH/R. HURT Spitzer Science Center


de planètes a été confirmée autour
d’une autre étoile à neutrons,
PSR 1215+12. Ses impulsions radio,
normalement périodiques, ÉTOILE À NEUTRONS
sont légèrement décalées ET DISQUE PROTOPLANÉTAIRE
dans le temps (ci-dessous à droite), Nom : 4U 0142+61
indiquant que l’étoile est perturbée Âge : 100 000 ans
par trois corps en orbite (à gauche). Rayon de l’étoile : 10 kilomètres
Rayon du disque : 1 unité astronomique

Émissions radio régulières (absence de planètes)


PULSAR ET PLANÈTES
Nom : PSR 1257+12
Âge : 800 millions d’années
Rayon de l’étoile : 10 kilomètres
Rayon des orbites planétaires :
0,19, 0,366 et 0,46 unités
astronomiques Émissions radio irrégulières (présence de planètes)
Masses des planètes :
0,02, 4,3 et 3,9 masses terrestres Impulsion Impulsion
retardée en avance
Melissa Thomas

90] Astrophysique © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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célèbres, Helix Nebula. WD 2226-210 est le nir invisibles. Mais le disque continuera LES AUTEURS
chaînon manquant entre les étoiles de type à être la source d’astéroïdes qui s’appro-
solaire et les naines blanches plus âgées cheront assez près de la naine blanche pour
comme G 29-38. Elle est accompagnée d’un être réduits en poussière.
disque poussiéreux qui s’étend jusqu’à
100 UA, une échelle comparable à celle
du Système solaire. Ce disque est beau-
Fausses étoiles, Michael WERNER
coup plus étendu que ceux d’autres naines vrais disques est responsable scientifique
du télescope spatial Spitzer
blanches, trop pour qu’il soit constitué Les naines brunes sont le troisième de la NASA.
d’astéroïdes déchiquetés par la gravité de exemple d’étoiles de type non solaire sus- Michael JURA
l’étoile. Il doit plutôt être formé de débris ceptibles d’héberger des planètes. Elles est professeur d’astronomie
à l’Université de Californie
créés par les collisions mutuelles d’asté- sont très différentes des naines blanches, à Los Angeles.
roïdes ou de comètes. malgré leur nom. Elles ne résultent pas
Par conséquent, quand l’étoile qui a de la mort d’une étoile de type solaire :
donné naissance à la naine blanche ce sont des objets substellaires. Elles com-
WD 2226-210 est morte, au moins une par- mencent par se former de la même façon
tie des astéroïdes et comètes devaient se que les étoiles mais, pesant moins de
trouver suffisamment loin pour survivre. huit pour cent du Soleil, elles ne sont
Et d’éventuelles planètes distantes, a priori jamais devenues assez chaudes et denses
plus résistantes, devraient avoir également pour que la fusion nucléaire se maintienne
survécu. En se refroidissant, la naine dans leur cœur. Tout au plus rayonnent-
blanche éclairera plus faiblement le disque, elles en infrarouge la chaleur qu’elles
dont les régions externes finiront par deve- ont accumulée lors de leur formation. Ces

LES SYSTÈMES AUTOUR DE NAINES BL ANCHES


De nombreuses naines blanches
s’accompagnent d’un minuscule disque
de matériau, sans doute les restes
d’un astéroïde pulvérisé par un passage près
de l’étoile. Certains disques ont révélé
dans leur spectre la signature de silicates
(courbe jaune ci-dessous). Ce spectre
correspond à celui des silicates des corps
rocheux du Système solaire (courbe verte),
plutôt qu’aux silicates interstellaires (courbe
rouge). Cela suggère que des planètes ont
un jour résidé autour de la naine blanche,
voire se trouveraient toujours, invisibles,
en périphérie du système.

NASA/JPL-CALTECH/T. PYLE Spitzer Science Center


(unité arbitraire)

Disque observé
Silicate planétaire
Luminosité

Silicate interstellaire NAINE BLANCHE ET DISQUE D’ACCRÉTION


Nom : G 29-38
Melissa Thomas

Âge : 600 millions d’années


Rayon de l’étoile : 10 OOO kilomètres
5 10 15 20 Étendue du disque : 0,001 à 0,01 unité astronomique
Longueur d’onde (en micromètres)

Un second type de disque de débris autour d’une naine blanche est visible
(en rouge) au centre de cette image infrarouge de la nébuleuse de l’Hé-
lice. Il constitue probablement l’équivalent de la ceinture de Kuiper, une
NASA/JPL-CALTECH/K. SU University of Arizona

population de petits corps glacés au confins du Système solaire. De


tels disques pourraient exister autour d’autres naines blanches, mais
ils sont indécelables, car ils ne sont pas assez éclairés par leur étoile.

NAINE BLANCHE ET DISQUE DE DÉBRIS


Nom : WD 2226-210 (nébuleuse de l’Hélice)
Âge : 10 000 ans
Rayon de l’étoile : 10 OOO kilomètres
Rayon du disque : 100 unités astronomiques

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Astrophysique [91


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15 dernières années, les relevés astrono- dans les disques d’étoiles plus grosses et
miques ont découvert des centaines de signent la croissance des planétésimaux
naines brunes, parfois à peine plus mas- (les « briques » planétaires). Les disques
sives que Jupiter. des naines brunes sont trop peu fournis
Ces astres, même les plus petits d’entre pour que des planètes aussi massives
eux, peuvent posséder des disques et donc que Jupiter se forment, mais ils sont lar-
peut-être des planètes. Cette possibilité gement suffisants pour des planètes
est étayée par des observations montrant comme Uranus ou Neptune. Certaines
que les disques des naines brunes subis- équipes ont annoncé la découverte de pla-
sent une série de modifications systéma- nètes autour de naines brunes, mais
tiques (dont une baisse de l’émission aucune de ces affirmations n’est démon-
infrarouge des silicates) attribuables à la trée de façon certaine.
coalescence des particules de poussière. En résumé, les astronomes ont décou-
Les mêmes changements se produisent vert des planètes autour d’au moins une

La c o u rs e a u x n o u v e l l es Te r r es
n mars 2009, le télescope spa- planètes aussi petites). Mais pour ils ne pourront discerner aucun Large Telescope européen. Bien
E tial Kepler de la NASA a entamé
sa mission de quatre ans ayant
observer des transits, les orbites des
planètes doivent couper notre ligne
des indices de la vie. Même la mis-
sion SIM (Space Interferometry Mis-
qu’ils ne soient pas conçus spécifi-
quement pour étudier les planètes
pour objectif de découvrir des pla- de visée, ce qui, statistiquement, sion), dont le lancement est prévu extrasolaires, ces télescopes se-
nètes de type terrestre, ou telluriques. se produit une fois sur 100 seule- vers 2015, ne nous apprendra pas ront équipés de coronographes, qui
Comme son prédécesseur, le satel- ment. Kepler devrait néanmoins pou- grand-chose sur les planètes tellu- permettent de bloquer la lumière
lite C o R o T du Centre national voir recenser un échantillon statis- riques qu’elle découvrira. d’une étoile pour observer d’éven-
d’études spatiales français (CNES), tiquement significatif des planètes Les instruments capables d’éva- tuels corps peu lumineux se cachant
lancé en 2006, Kepler guette la baisse jumelles de la Terre dans notre Gala- luer le caractère habitable d’une pla- dans sa couronne stellaire. Ces ins-
de luminosité éventuelle chez une xie (à ce jour, il a à son actif 700 can- nète seront disponibles plus tard, truments pourraient produire des
des quelque 150 000 étoiles sur- didats planètes, dont 8 seulement principalement en raison de leur coût images de planètes géantes ga-
veillées. Une diminution de l’éclat sont confirmées). prohibitif. Les projets TPF (Terrestrial zeuses autour des plus proches étoi-
d’une étoile peut avoir toutes sortes Mais si les astronomes attei- Planet Finder) de la NASA et la mis- les (s’il y en a). Ils pourraient aussi
d’explications, mais si elle se produit gnent cet objectif, il restera encore sion Darwin de l’Agence spatiale eu- recueillir le spectre des objets en
périodiquement, cela n’est plus du orbite serrée.
hasard : une planète se trouve cer- Ainsi, durant les quelques
tainement sur une orbite qui l’amène années à venir, les missions CoRoT
à couper la ligne de visée entre le té- et Kepler livreront des résultats
lescope et l’étoile. À chaque passage passionnants, mais ensuite arrivera
(ou transit) devant son étoile, la pla- sans doute une période de frustra-
nète bloque une partie de la lumière tion où l’on devra se contenter de
stellaire. Une planète semblable à la rêver à ce qui pourrait encore être
Terre ferait décroître la luminosité découvert. Une telle progression par
de son étoile de l’ordre de 1 pour à-coups n’est pas rare en science.
10 000 environ. Des résultats positifs appuyeront
Les petites planètes
En 2009, CoRoT a détecté une certainement le financement de
sont détectables lorsqu’elles
Ron Miller

planète ayant un diamètre près de nouveaux observatoires spatiaux.


passent devant leur étoile.
deux fois plus grand que celui de La recherche de planètes dans des
la Terre. CoRoT 7b – c’est son nom – environnements extrêmes, tels que
est en orbite tellement serrée au- une question cruciale : quelles sont ropéenne (ESA) pourraient réaliser le voisinage d’étoiles à neutrons, de
tour de son étoile que l’année n’y les conditions sur ces planètes ? des mesures spectroscopiques de la naines blanches et de naines brunes,
dure que 20 heures terrestres ! Sont-elles favorables à la vie ? Lors- surface et de l’atmosphère des pla- nous montrera dans quelle mesure
Kepler, avec un miroir trois fois et qu’une planète géante gazeuse tran- nètes telluriques, mais aucun n’a en- la formation planétaire est robuste.
demie plus grand que celui de CoRoT, site devant son étoile, les astrono- core dépassé le stade de l’étude. Un Mais il faudra encore un investis-
devrait trouver des dizaines ou des mes peuvent analyser la composition projet commun coûterait près de sement de longue haleine pour
centaines de simili-Terres en orbite de son atmosphère en mesurant deux milliards d’euros et prendrait découvrir quelle place occupe la Terre
à des distances plus confortables de l’absorption de la lumière stellaire une décennie. Pour l’instant, nos dans toute la gamme des planètes.
leur étoile (la méthode de détection à différentes longueurs d’onde. Mais meilleurs espoirs sont le télescope
la plus féconde, celle des vitesses les planètes terrestres sont trop pe- spatial James Webb (JWST), dont le Donald Goldsmith,
radiales, fondée sur la petite at- tites pour que cette technique fonc- lancement est prévu en 2014, et la ancien éditeur scientifique
traction exercée par la planète sur tionne. Aussi CoRoT et Kepler peu- prochaine génération de grands et auteur de l’ouvrage
son étoile, n’est pas sensible à des vent-ils trouver d’autres Terres, mais télescopes au sol, tel l’Extremely 400 Years of the Telescope

92] Astrophysique © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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LES SYSTÈMES AUTOUR DE NAINES BRUNES


De nombreuses naines brunes possèdent un disque au nus ou de Neptune. Le fait que des planètes puissent se
sein duquel des planètes pourraient se former. C’est le former dans un environnement aussi peu propice que
cas de la naine brune OTS 44, âgée d’environ deux millions les abords d’une naine brune, d’une naine blanche ou
d’années – l’âge auquel on pense que les planètes du Sys- d’une étoile à neutrons indique que la formation plané-
tème solaire ont commencé à se former. Son disque taire est un processus beaucoup plus robuste que ne le
contient assez de matériau pour former l’équivalent d’Ura- pensaient les astronomes.

NASA /JPL -Caltech/T. Pyle Spitzer Science Center


NAINE BRUNE ET DISQUE
Nom : OTS 44
Âge : 2 millions d’années
Rayon de l’étoile : 100 000 kilomètres
Étendue du disque : 0,01 à 0,1 unité astronomique

étoile à neutrons, des astéroïdes et des à peu près aussi nombreuses que les
comètes autour de plus d’une douzaine étoiles. « L’étoile » la plus proche du Soleil  BIBLIOGRAPHIE
de naines blanches, et des indices des pre- est-elle une naine brune qui reste à décou-
I. Cognard et G. Theureau,
mières étapes de formation planétaire vrir ? Les planètes extrasolaires les plus Les pulsars, des astres à planètes,
autour de naines brunes. proches sont-elles en orbite autour d’une Dossier Pour la Science n° 64,
À terme, l’étude de ces systèmes extra- naine brune ? Le satellite WISE (Wide-field juillet-septembre 2009,
solaires a deux objectifs. Tout d’abord, en Infrared Survey Explorer), lancé par la NASA http://bit.ly/dossier64_pulsars
apprendre davantage sur notre Système en décembre 2009, découvrira sans doute B. Zuckerman et al., The chemical
solaire, en particulier sur son évolution dans les années à venir des naines brunes composition of an extrasolar minor
et sa structure à grande échelle, des carac- très proches. Les éventuelles planètes tel- planet, Astrophysical Journal,
vol. 671, no 1, pp. 872-877,
téristiques difficiles à étudier étant donné luriques autour des naines brunes n’élar- 10 décembre 2007. En ligne sur :
les limites de notre perspective temporelle gissent pas simplement la gamme des http://arxiv.org/abs/0708.0198
et spatiale. On espère aussi replacer le Sys- habitats possibles, elles laissent aussi ima-
tème solaire dans son contexte. Est-il repré- giner une vie extraterrestre qui se déve- M. Jura et al., Externally-polluted
white dwarfs with dust disks,
sentatif ou fait-il figure d’exception ? La loppe à la faible lueur rougeoyante d’une Astrophysical Journal, vol. 663,
diversité des systèmes planétaires cache- naine brune. n° 2, pp. 1285-1290, 2007.
t-elle des processus de formation com- De même, la présence d’astéroïdes et En ligne sur :
http://arxiv.org/abs/0704.1170
muns ? La similarité entre la composition de comètes autour de naines blanches sug-
des astéroïdes du Système solaire et celle gère que les planètes peuvent survivre à la M. Werner, L’héritage de Spitzer,
du matériau qui tombe sur les naines mort d’une étoile de type solaire. Si la vie Pour la Science n°388, février 2010,
blanches suggère que oui. pouvait s’adapter à de tels changements http://bit.ly/pls388_spitzer
Le second objectif est de déterminer de conditions, peut-être se maintiendrait- D. Ardila, Les débris
dans quelle mesure la vie pourrait être elle dans l’environnement de ces étoiles des systèmes planétaires,
répandue dans l’Univers. Dans notre voi- mortes. Le spectacle des naines blanches Pour la Science n° 399, mai 2004,
http://bit.ly/pls319_ardila
sinage galactique, les naines brunes sont ne serait alors pas aussi désespérant. 

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Sous-thème

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Un théorème géométrique
parmi les Pensées de Pascal
Des notes de géométrie de Pascal ont été retrouvées au verso d’un feuillet des Pensées,
révélant les coulisses d’un de ses ouvrages mathématiques, les Lettres de A. Dettonville.
Dominique DESCOTES

L
’œuvre mathématique de Blaise
Pascal (1623-1662) ne nous est
connue que de manière partielle.
Rien ne subsiste des manuscrits
originaux de son grand traité sur les coniques
– intersections d’un plan et d’un cône – ni de
sa correspondance avec Pierre Fermat sur la
« géométrie du hasard », réflexions sur les
jeux de hasard qui annoncent le calcul des
probabilités. Surtout, les manuscrits de ses
ouvrages imprimés au XVIIe siècle, le Traité
du triangle arithmétique et les Lettres de
A. Dettonville, ont été détruits. Dans le pre-
mier, Pascal étudie les propriétés du triangle
arithmétique, organisation des nombres
entiers en triangle rectangle qui facilite le cal-
cul de sommes de suites d’entiers; le second
est en partie consacré à la cycloïde, une
courbe décrite par un point fixé au bord d’une
roue lorsque celle-ci roule sans glisser le long
d’une droite (voir la figure 2). Comme la
plupart des traités mathématiques de
l’époque, ces deux ouvrages ne nous offrent
qu’un produit pour ainsi dire achevé : ils sont
entièrement rédigés sous forme rhéto-
rique, voire littéraire. Jusqu’à présent, faute
de tout manuscrit original autographe,
nous ne disposions d’aucune trace de la
manière dont Pascal préparait son texte, et
on admettait couramment qu’il n’avait jamais
employé d’écriture symbolique, de quelque
type qu’elle soit.
Bibliothèque nationale de France

Paradoxalement, c’est le Recueil des


manuscrits originaux des Pensées de Pas-
cal, déposé à la Bibliothèque nationale de
France, et surtout connu parce qu’il contient
les grands textes religieux et moraux de Pas-

94] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Regards

cal, qui a permis de lever un pan du voile qui tère de la haute vallée de Chevreuse où se
couvre les méthodes de rédaction de notre sont rassemblés les disciples de saint Augus-
géomètre. Le Recueil des Pensées se pré- tin) avait privé de son titre de docteur de
sente comme un gros volume relié, sur les Sorbonne. Pascal avait griffonné les notes
feuillets duquel ont été collés les papiers L’ A U T E U R de la page 409 du Recueil des Pensées sur
autographes de Pascal, retrouvés après un papier de réutilisation, mais il n’avait pas
sa mort. Les travaux en cours depuis une eu l’occasion de les exploiter dans la com-
dizaine d’années sur ce document en vue position d’un ouvrage, et il avait par consé-
de la réalisation d’une édition électronique quent conservé le document. Or au verso,
des Pensées m’ont amené à remarquer, sur la page 410 du Recueil, apparaît, à tra-
parmi les 496 pages du gros volume, un vers une fenêtre découpée dans la feuille
autographe négligé, malgré son intérêt du cahier, le brouillon autographe d’une pro-
considérable pour l’histoire des sciences. position de géométrie qui a jusqu’à présent
Le document ne doit d’avoir été pré- Dominique DESCOTES, professeur complètement échappé aux éditeurs des
servé qu’au fait qu’il porte au recto, page 409, à l’Université Blaise Pascal Pensées, et n’a par conséquent fait l’objet
des notes elliptiques prises en vue de la (Clermont II), est chercheur d’aucune publication.
au Centre international Blaise
rédaction des Provinciales. Publiées en 1656- Pascal (CERHAC-CIBP, UMR 5037,
1657, ces lettres écrites « à un provincial CNRS-Université Blaise Pascal). Au dos d’un brouillon
par un de ses amis » visaient à défendre
le théologien augustinien Antoine Arnauld, des Provinciales
qu’une machination conduite par les enne- Le document a, en quelque sorte, été victime
mis du monastère de Port-Royal (monas- de la séparation des disciplines qui carac-
térise la recherche et l’enseignement en
France: préoccupés avant tout de déchiffrer
a 1. LE MANUSCRIT DE GÉOMÉTRIE découvert
au dos d’un feuillet des Pensées de Pascal (page les textes d’ordre apologétique et religieux,
ci-contre). Le savant y étudie le volume engen- les éditeurs des Penséesn’ont pas jugé cette
dré par la rotation d’un triligne abc autour d’un page digne d’être reproduite et, de leur
axe gh (a). Très brouillon et abîmé, le manuscrit côté, les historiens des sciences n’ont jamais
énonce un théorème dans une notation sym- eu l’idée d’aller chercher une proposition de
bolique (b). Les traits horizontaux, par exemple,
géométrie dans les brouillons de l’Apologie
Bibliothèque nationale de France

séparent les étapes du raisonnement, et les


doubles barres verticales représentent l’éga- de la religion chrétienne. Placé sous les yeux
lité entre des sommes. Pour indiquer la somme de tout le monde et jamais regardé, le théo-
de tous les trilignes ade qui composent le tri- rème attendait vainement qu’on s’aperçoive
ligne abc, notamment, Pascal utilise le sym- de son existence depuis le XVIIIe siècle...
bole S (c). Le calcul intégral n’est plus très loin... La page 409 permet de dater approxi-
mativement la partie mathématique qui
b figure au verso : la campagne des Provin-
ciales a lieu de début 1656 à 1657. Or le
brouillon du verso est antérieur (il est mutilé
par un découpage de Pascal lui-même, alors
Bibliothèque nationale de France

que le texte au recto est épargné). Il doit


donc remonter à 1655 ou 1656. À cette
époque, Pascal a une activité intense de
polémiste contre les jésuites qui attaquent
les disciples de saint Augustin; il commence
aussi à élaborer son Apologie de la religion
c chrétienne, dont nous connaissons les frag-
Bibliothèque nationale de France

ments sous le titre de Pensées. Il n’aban-


donne cependant pas les sciences pour
autant : en 1654, il a fait imprimer son Traité
du triangle arithmétique et des ouvrages
de physique, et, en juin 1658, il proposera

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Histoire des sciences [95


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Regards

lité entre des sommes de corps géométriques.


Ensuite, Pascal y traite, dans un langage qui
est celui de la méthode des indivisibles,
ancêtre de ce qui deviendra le calcul diffé-
rentiel et intégral, de corps géométriques qu’il
étudiera dans les Lettres de A. Dettonville. Si
elles ont été rédigées pour apporter une solu-
tion au «défi de la roulette», ces lettres ont
en effet une portée bien plus vaste: Pascal y
propose des méthodes générales de calcul
de la dimension et des centres de gravité des
2. LE DÉFI DE LA ROULETTE consistait à étudier les propriétés de la cycloïde (en rouge), solides et des surfaces planes et courbes.
courbe décrite par un point fixé à une roue, lorsque celle-ci roule le long d’une droite horizontale. La figure tracée sur le document (voir la
Il s’agissait notamment de déterminer les caractéristiques du solide engendré par la rotation de figure 1a) représente ce qu’il appelle un
la courbe autour de son axe de symétrie, notamment son volume, sa surface courbe et son
triligne, la surface limitée par deux droites
centre de gravité. Pascal lança ce concours en 1658 par circulaire, avec une récompense de 60 pis-
toles – l’équivalent du loyer annuel d’une maison à Paris. Publiées en 1659, les Lettres de A. Det- perpendiculaires et une ligne courbe mono-
tonville sont la solution que propose Pascal, sous un pseudonyme, à ce défi. tone. Un des problèmes du défi de la roulette
est la détermination du volume sous la
publiquement un concours à tous les cycloïde, lorsque celle-ci tourne autour de
a E C mathématiciens d’Europe, les défiant de son axe de symétrie. Dans les Lettres de
résoudre une liste de problèmes sur la rou- A. Dettonville, pour résoudre ce problème,
E
lette, c’est-à-dire sur la courbe qu’elle Pascal part du cas général d’un triligne ABC
engendre – la cycloïde. En octobre, per- quelconque (voir la figure 3). Tourné autour
E sonne n’ayant complètement satisfait au de son axe BC, celui-ci engendre un demi-
défi, il publiera ses résultats sous le titre solide de rotation, dont il cherche le volume,
de Lettres de A. Dettonville. la surface courbe et le centre de gravité. Il
A D le compare pour cela à un autre solide,
D D B
C Un théorème sur l’« onglet », construit sur le même triligne,
b c mais de volume plus simple à calculer.
C le calcul de volumes L’originalité du théorème dont Pascal
Le brouillon mathématique qui nous inté- donne ici la démonstration, c’est qu’il concerne
resse, page 410 du Recueil des Pensées, des solides un peu différents, tel celui construit
est lié à ces travaux. Placé tête-bêche, il n’est par rotation du triligne ABC autour de la paral-
visible que parce que les ouvriers qui, au lèle à BC passant par A (voir la figure 1a). Le
B e siècle, ont confectionné le Recueil des
B XVIII théorème de Pascal, démontré sous sa forme
originaux, ont percé dans le folio une fenêtre rhétorique dans les Lettres de A. Dettonville,
A
A qui permet de voir le côté du papier collé donne le volume de ce solide en le comparant
sur le feuillet support (voir la figure 1). à celui engendré par la rotation du triligne ABC
De quoi est-il question dans ce document? autour de GH, parallèle à l’axe BC et perpen-
3. POUR CALCULER LE VOLUME du solide D’abord, on constate que, contrairement aux diculaire à la base AB du triligne.
engendré par un triligne ABC (a)tournant autour textes imprimés, il est écrit sous forme
de son axe BC (b), Pascal construit un autre symbolique, et non rhétorique: c’est la preuve
solide, l’« onglet », qui épouse lui aussi la Une notation autre
que Pascal possédait son propre symbolisme.
forme du triligne, mais dont la base est un tri-
angle rectangle isocèle de bissectrice AB (c). En Celui-ci n’a rien à voir avec le nôtre ni avec
que celle de Descartes
sommant les tranches d’onglet parallèles à cette celui de l’algèbre cartésienne. Les larges coups Mais le plus nouveau est le système sym-
base (des triangles rectangles isocèles elles de plume horizontaux qui séparent les diffé- bolique utilisé. Pour désigner une somme
aussi), Pascal détermine le volume de l’onglet. rentes expressions du raisonnement, par indéfinie de lignes ou de surfaces (l’ancêtre
Connaissant par ailleurs le rapport des volumes exemple (voir la figure 1b), ne sont pas des de ce que nous appelons une intégrale), par
des deux solides (c’est le rapport des surfaces
de leurs bases), il en déduit le volume du pre-
barres de rapports: elles séparent les temps exemple pour désigner la «somme» de «tous
mier solide. Le théorème du manuscrit généra- successifs du raisonnement, et les trans- les trilignes ADE », Pascal emploie le sym-
lise cette méthode à d’autres solides engendrés formations des expressions symboliques. Les bole S suivi de «des», et des lettres qui dési-
par diverses rotations d’un triligne. doubles barres obliques symbolisent l’éga- gnent les éléments sommés (voir la figure 1c).

96] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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Regards

Ainsi, « S des ade, ade &c » signifie : la fée. Par exemple, à partir du brouillon, qui  BIBLIOGRAPHIE
« somme indéfinie des trilignes ADE ». Les porte l’expression « 2ⵧ bde, bde », Pascal
D. Descotes, An unknown
lecteurs de Leibniz (1646-1716) ne man- n’a qu’à traduire «le double des carrés BD.DE, mathematical manuscript
queront pas d’être frappés par la ressem- BD.DE» (BD.DE étant le produit des côtés BD by Blaise Pascal, Historia
blance de ce S avec le symbole 兰rendu célèbre et DE) pour aboutir sans difficulté à la rédac- Mathematica, vol. 37, n° 3,
par l’inventeur du calcul intégral. tion rhétorique, débarrassée de toute expres- pp. 503-534, 2010.
L’intérêt de cette symbolique est qu’elle sion symbolique, que l’on trouve dans les D. Descotes, Pascal. Le calcul
n’est pas de même nature que l’écriture algé- Lettres de A. Dettonville. et la théologie, Les génies
brique de la Géométrie cartésienne. Il s’agit De l’amont et de l’aval de cette propo- de la science, n° 16, 2003.
de la symbolique d’un géomètre écrivain. Elle sition, nous ne savons rien. À quoi servait-
schématise bien la progression du raison- elle ? Quel type de problème permettait-elle
nement et permet de suivre les opérations de résoudre ? Elle témoigne du fait que Pas-
successives qui constituent la démonstra- cal, loin d’avoir publié toutes ses recherches
tion, mais c’est surtout une manière d’écrire mathématiques, en a conservé beaucoup,
qui prépare une transition sûre vers la rédac- aujourd’hui détruites ou perdues. Il faut se
tion d’un texte clair, rigoureux et compré- résoudre à tout ignorer des recherches
hensible par le lecteur, le texte définitif des que Pascal avait entamées sur ce sujet. À
Lettres de A. Dettonville. Car tout abrégées moins que de nouveaux documents n’arri-
qu’elles soient, les expressions sont conçues vent au jour, notre ignorance risque bien
pour être transformées en une rédaction étof- d’être définitive. I

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Le Rubik’s Cube : pas plus de 20 mouvements !


Le cube de Rubik est le numéro un de tous les casse-tête.
Trente ans après son invention, on continue à y jouer
et à résoudre les problèmes qu’il pose.
Jean-Paul DELAHAYE

L
e cube de Rubik (ou Rubik’s le monde, fut d’une ampleur considérable visibles de couleurs différentes qui, comme
Cube) est le plus étonnant et d’une rapidité sidérante. pour les cubes de coin, déterminent préci-
des casse-tête jamais inven- Le cube inventé six ans plus tôt par le sément leur position dans la configuration
tés. D’abord, aucun jeu n’a sculpteur et professeur d’architecture Ernö à atteindre.
suscité autant d’intérêt et Rubik est un bloc de 26 petits cubes rendus
conduit à la publication d’autant d’articles solidaires par un ingénieux mécanisme Un succès planétaire
et de livres. Ensuite, il est difficile et inté- permettant à chaque face de 9 cubes (3 ⫻ 3)
resse pourtant des millions de gens, en don- de pivoter autour d’un axe parallèle aux arêtes D’apparence simple, la remise en ordre se
nant lieu à toutes sortes de compétitions et passant par le centre de chaque face. L’em- révèle particulièrement coriace, et une fois
et d’exploits... plus ou moins étranges et de placement du cube central, qui compléte- mélangé, sans aide ou sans étude très appro-
plus en plus fous. De plus, il est à l’origine de rait le tout et donnerait un empilement de fondie du problème mathématique que pose
centaines d’autres casse-tête mécaniques 3 ⫻ 3 ⫻ 3 cubes, est occupé par le système le cube, vous ne réussirez jamais à le remettre
souvent aussi intéressants que lui, et qu’on de pivots qui donne sa cohésion à l’ensemble en ordre. Le casse-tête est réellement dif-
peut aujourd’hui pratiquer virtuellement avec et le met en mouvement. La configuration ficile et son succès reste mystérieux.
tout ordinateur. Enfin, le problème des confi- initiale est telle que chaque face est colorée On évalue que 350 millions de cubes
gurations les plus difficiles a résisté pen- uniformément avec six couleurs: bleu, rouge, de Rubik ont été fabriqués et vendus depuis
dant 30ans et a exigé l’emploi d’un puissant orange, vert, jaune et blanc. En opérant que les premiers exemplaires ont été
réseau informatique avant qu’on en vienne quelques rotations des faces, on mélange les proposés au public hongrois en 1977.
à bout il y a quelques mois. couleurs et le problème posé est alors de Cela fait de lui le casse-tête le plus vendu
Nous allons reprendre ces quatre points reconstituer la configuration initiale. de tous les temps, à l’exception peut-être
et en particulier donner quelques informa- Quelques instants de manipulation du Taquin (dénommé aussi 15-puzzle) dont
tions sur la preuve récemment obtenue que conduisent à comprendre les premiers élé- il est impossible de comptabiliser les exem-
20 mouvements suffisent toujours pour ments de la structure du casse-tête. plaires (fabriqués selon des milliers de
reconstituer les faces colorées du cube. – Les cubes centraux des faces tour- modèles différents) depuis son inven-
nent sur eux-mêmes, mais restent toujours tion en 1879. Bien que le cube de Rubik
en place ; ils déterminent donc la couleur ait été copié sans vergogne par l’indus-
Ingénieux mécanisme de chaque face et permettent d’orienter le trie de la contrefaçon, Ernö Rubik, l’inven-
En août 1980, dans le n° 34 de Pour la cube d’une manière fixe. teur du cube, a fait fortune grâce à son
Science, Emmanuel Halberstadt publiait un – Un cube de coin (il y en a huit) sera casse-tête qui lui a valu la gloire et... lui a
article intitulé Le cube hongrois et la théo- toujours un cube de coin. Chacun d’eux a permis de consacrer le reste de sa vie à la
rie des groupes où il décrivait le cube de trois faces visibles de couleurs différentes mise au point d’autres casse-tête.
Rubik et indiquait un moyen pratique de le qui, en prenant en compte les centres des Une multitude de livres et d’articles ont
remettre en ordre, fondé sur l’analyse de faces, indiquent précisément la position qu’il été publiés au sujet du cube, de sa théorie
la structure mathématique associée au cube. doit occuper dans le cube remis en ordre. et des méthodes pour le résoudre. Sur Inter-
Cet article contribua au succès du cube – Les 12 cubes restants sont ceux des net, un grand nombre de pages lui sont consa-
en France, succès qui, comme partout dans milieux des arêtes. Ils ont chacun deux faces crées. Le nombre de documents différents

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Regards

parus chaque année permet de suivre l’évo- La World Cube Association (WCA) patronne gressent comme des records sportifs. La
lution de la cubomania des années 1980. Une une multitude de concours, 200 en 2010. résolution du cube d’une seule main a
bibliographie réunie par George Helms recense Les meilleurs cubistes résolvent un cube demandé 14,7 secondes au champion
719 textes en 22 langues. Il y a 14 publica- 3 ⫻ 3 ⫻ 3 en moins de 10 secondes. Préci- de 2010. Avec le pied, un autre champion
tions en 1979, 52 en 1980, 174 en 1981, 70 sons que les règles de la WCA permettent range un cube en 42 secondes. Le
en 1982, 15 en 1983. L’ouvrage de James une inspection du cube pendant 15 secondes 16 novembre 2008, Milan Batick a recons-
Nourse, The Simple Solution to Rubik’s Cube, avant que la résolution ne commence. Le titué 4 786 cubes en moins de 24 heures.
a été le livre le plus vendu au monde pour le champion australien Feliks Zemdegs, qui a Il battait le précédent record qui était
mois de janvier 1982. Il est resté présent au 15 ans, rétablit un cube en 8,5 secondes en de 3 505. Notez que M. Batick réussit donc,
palmarès des livres les plus vendus pen- moyenne. Il sait aussi résoudre le cube pendant 24 heures, l’extraordinaire
dant trois ans et au total plus de six millions 4 ⫻ 4 ⫻ 4, beaucoup plus difficile, qui lui moyenne de 18,05 secondes par cube !
d’exemplaires de l’ouvrage ont été commer- demande 42 secondes en moyenne, et le La résolution en aveugle est fascinante.
cialisés. Plusieurs autres livres sur le cube de cube 5 ⫻ 5 ⫻ 5, extrêmement difficile, qui Après que le joueur a observé le cube, on lui
Rubik ont dépassé le million d’exemplaires. l’occupe 68 secondes en moyenne. bande les yeux et il résout le cube. Le total
Des compétitions de cubes de Rubik D’autres exploits moins sérieux sont des opérations (incluant cette fois la phase
sont organisées partout dans le monde. devenus classiques et les résultats pro- d’observation) n’exige que 31 secondes à
illustration de Francesco de Comité

1. VOICI LA CONFIGURATION LA PLUS DIFFICILE rencontrée lors du mouvement, pour remettre en ordre la configuration en 20 étapes ;
calcul qui a conduit à démontrer que 20 mouvements suffisent tou- vous pouvez la lire et l’effectuer à l’envers pour concocter un problème
jours pour remettre un cube en ordre. Elle a été indiquée mouvement par difficile à votre cousin qui se croit champion du cube de Rubik.

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Regards

Hiayan Zhuang, le champion de 2010. Le sente exactement comme le cube de Rubik rations. En réalisant deux mouvements,
record en nombre de cubes pour le réarran- et permet les mêmes mouvements, sauf que on peut atteindre au plus 18 ⫻ 18 = 182
gement en aveugle est dû à l’Indonésien tout ce qui dans le cube de Rubik sert au fonc- configurations différentes. Etc. En effec-
Muhammad Iril Khairul Anam, qui a réussi tionnement a disparu: il n’y a rien ni au centre tuant 15 mouvements ou moins, vous
en 2010 à rétablir 16 cubes en moins d’une du cube ni au centre des faces. Seuls persis- atteindrez donc un nombre de configura-
heure (temps maximum alloué): après tent les 8 cubes de coin et les 12 cubes tions différentes inférieur ou égal à :
une période d’observation des des milieux des arêtes qui se 18+182 +183 +184 +...+1815 =7,1435 ⫻ 1018.
16 cubes, on lui bande les yeux déplacent vraiment dans un Or ce nombre est inférieur au nombre
et il refait alors les cubes les cube de Rubik (ci-contre). L’in- de configurations du cube de Rubik, égal
uns après les autres. géniosité du mécanisme, le suc- à 4,3 ⫻ 1019. En faisant 15 mouvements
Le plus jeune manipulateur cès du cube, est surpassée ! Si ou moins, on ne peut donc pas atteindre
de cube avait quatre ans quand vous voulez essayer et étudier toutes les configurations possibles. Si on
son exploit fut homologué. Le les variantes du cube de Rubik place le cube dans l’une de ces configura-
plus âgé avait, lui, 88 ans. Pour la sans avoir à effectuer de nombreux tions non atteintes, il faudra donc au moins
résolution les yeux bandés, plus difficile, achats, des programmes informatiques gra- 16 mouvements pour remettre le cube en
les âges records sont de 10 et 60 ans. tuits en ligne (applet) permettent de jouer vir- ordre. Un raisonnement similaire, mais un
Le succès du cube de Rubik est dû au tuellement (voir en particulier: peu plus subtil, montre que certaines confi-
plaisir qu’on éprouve à le manipuler. Un autre www.randelshofer.ch/rubik/index.html). gurations ne pourront être remises en ordre
cube, composé seulement de huit petits qu’avec 17 mouvements ou plus.
cubes aimantés, avait été inventé quelques Refaire le cube, c’est bien, mais le refaire
années avant celui de Rubik. Il constituait
Des décomptes en opérant un minimum de mouvements
un casse-tête plus facile, mais du même Il est facile de voir que 15 mouvements c’est mieux... et plus délicat. La WCA a prévu
type. Il n’eut que très peu de succès, car il ne suffisent pas à remettre en ordre n’im- une épreuve qui mesure cette aptitude des
était trop tentant de tricher en séparant porte quelle configuration du cube de Rubik. concurrents à l’économie dans l’action. Les
les cubes aimantés au lieu de les faire À chaque fois que vous faites un mouve- règles de l’épreuve sont les suivantes :
glisser. Le génie de l’invention de Rubik ment (rotation d’une des faces du cube) (a) Le joueur examine le cube mélangé
est plus celui d’une trouvaille mécanique vous avez 18 choix possibles, car chacune qu’on lui soumet et l’étudie soigneusement
que mathématique. des six faces peut être tournée de 90, 180 pendant une heure en s’aidant de crayons,
Parmi les plus étonnantes des variantes, ou 270 degrés. En faisant un mouve- de papier, de trois cubes auxiliaires et de
le Void Cube est une merveille : il se pré- ment, on peut donc atteindre 18 configu- gommettes colorées s’il le souhaite.
www.space-invaders.com/archives.html

2. « RUBIKCUBISME » : ces images sont décomposées en pavés de neuf pixels, que l’ar-
tiste réalise alors en prenant autant de cubes de Rubik qu’il faut et en les manipulant pour
faire apparaître sur une des faces les différents pavés colorés de neuf pixels. Ils composent
ainsi patiemment le tableau avec six couleurs. D’autres œuvres de ce type sont visibles sur
www.space-invaders.com/archives.html.

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(b) L’heure écoulée, il remet sa solution


sous forme écrite en utilisant un codage
standardisé pour indiquer la meilleure suite
de mouvements qu’il a trouvée.
La longueur d’une solution est le nombre
de rotations de face, une rotation pouvant
être d’un quart de tour ou d’un demi-tour. Le
champion 2010 est le Hongrois (tiens, tiens!)
Itsvan Kocza, qui a proposé une solution en
22 mouvements pour le cube mélangé qu’on
lui avait soumis. Il faut noter que ce nombre
est particulièrement faible, car les méthodes
de reconstitution de cubes expliquées dans
les livres ou les multiples pages Internet qui
en décrivent conduisent à des reconstitu-
tions en 60 mouvements environ, ou 30 pour
les meilleures... qui sont plus difficiles à
http://www.francocube.com/

apprendre. Ce score de 22 n’est pas dû au


hasard qui aurait fait que le problème soumis
en 2010 était particulièrement simple. La
preuve en est qu’en 2009, le champion de
cette épreuve avait réussi lui aussi en 22mou-
vements. En 2008, le record était de 27, en
2007 de 35, en 2006 de 28, en 2005 de 28.
Les joueurs progressent et une question vient
à l’esprit: peut-on toujours faire 22, ou moins?
Plus précisément, quel est le nombre de mou-
vements qu’un joueur parfait aura à faire dans
le pire cas ?

Quand la théorie
pure bute
http://cjonline.com/news/local/2010-11-05/wrhs_student_a_rubiks_master

Depuis longtemps, on soupçonne que la


réponse est 20. En juillet dernier, la preuve
du résultat en a été donnée. Puisque l’étude
des mouvements du cube de Rubik se
ramène à l’étude d’un certain groupe mathé-
matique, on pouvait penser que la solution
proviendrait de progrès mathématiques. La
structure étudiée ne contient aucun arbi-
traire, contrairement par exemple au jeu
d’échecs dont le graphe des parties pos-
sibles est compliqué, du fait des règles com-
plexes. Ici, la structure du problème, un
graphe aussi (voir la figure 4), est définie 3. LES VARIANTES LES PLUS CLASSIQUES du cube de Rubik sont le cube 2 ⫻ 2 ⫻ 2, le cube 4 ⫻ 4 ⫻ 4
à partir d’éléments géométriques très (Rubik’s Revenge), le cube 5 ⫻ 5 ⫻ 5 (Professor’s Cube). Tous donnent lieu à des épreuves dans les
simples et la situation paraît donc idéale compétitions de la WCA. Les plus gros, commercialisés depuis 2008, sont le cube 6 ⫻ 6 ⫻ 6 (V-cube 6)
et le cube 7 ⫻ 7 ⫻ 7 (V-cube 7). Le nombre de configurations du 2 ⫻ 2 ⫻ 2 est 3 674 160. Le nombre
pour que les mathématiciens exercent de configurations du 3 ⫻ 3 ⫻ 3 est 4,3 ⫻ 1019. Celui du 4 ⫻ 4 ⫻ 4 est 7,4 ⫻ 1045, celui du 5 ⫻ 5 ⫻ 5 est
leur talent et produisent une réponse 2,8 ⫻ 1074, celui du 6 ⫻ 6 ⫻ 6 est 1,57 ⫻ 10116, celui du 7 ⫻ 7 ⫻ 7 est 1,95 ⫻ 10160. On dépasse alors
s’appuyant sur tout ce qu’ils savent des le nombre de bits d’information contenus dans l’Univers visible ! Le succès du cube a été tel que des
groupes, de leur classification, de leurs dizaines de variantes ont été inventées, dont des versions en braille pour les aveugles.

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4. Le graphe du cube de R u bi k décompositions, etc. Il n’en a rien été, la


théorie pure s’est révélée inopérante!
n associe au cube de Rubik le graphe
O de toutes ses configurations. Les
nœuds du graphe sont les 4,3 ⫻ 1019 confi-
La réponse, 20, n’a été obtenue
qu’à l’issue d’une série de progrès
algorithmiques s’étalant sur 20 ans.
gurations possibles et deux nœuds sont reliés
Ils aboutissent grâce à l’utilisation d’une
par un arc si l’on peut passer de l’un à l’autre
force de calcul équivalente à 35 années
en opérant un mouvement de rotation de
l’une des faces du cube.
de fonctionnement ininterrompu d’un
Ce graphe, impossible à dessiner en tota-
ordinateur de bureau. Ce temps de calcul a
lité, est extrêmement symétrique, car tous été obtenu en mobilisant un ensemble d’or-
les nœuds sont équivalents comme c’est dinateurs prêtés par le géant Google
le cas par exemple du graphe des sommets pendant quelques semaines.
d’un cube. Trouver les meilleures suites Le nombre de configurations
de mouvements pour résoudre le cube est qu’on peut obtenir en mélangeant le
équivalent à rechercher les plus courts che- cube est de 43 milliards de milliards. Si en
mins dans ce graphe. Trouver le nombre maxi- plus de le manipuler, vous le démontez et
mum de mouvements qu’exigent les plus difficiles le remontez sans prendre de précautions,
des configurations est équivalent à rechercher il y a 12 fois plus de configurations et vous
les configurations les plus éloignées de la Début de l’immense graphe
des configurations du cube de Rubik. n’aurez donc qu’une chance sur 12 de pou-
configuration initiale, ce qui, à cause de la symé- voir le remettre en ordre. Cette propriété du
trie du graphe, revient à trouver le diamètre du cube est analogue à celle du Taquin : en
graphe (la distance maximale séparant deux viu Radu (27) ; mai 2007, Dan Kunkle (26) ;
démontant un Taquin et en replaçant les
nœuds du graphe). mars 2008, Tomas Rokicki (23); août 2008, Tomas
pièces sans précaution, vous n’avez qu’une
Les algorithmes généraux de calcul dans un Rokicki (22) ; juillet 2010, Tomas Rokicki, Her-
graphe (calcul de plus court chemin, calcul de bert Kociemba, Morley Davidson et John Dethridge
chance sur deux de pouvoir revenir à la posi-
diamètre, etc.) ne peuvent pas s’appliquer direc- prouvent enfin que le diamètre est 20. tion initiale.
tement à cause de la taille du graphe, et cela Le tableau suivant (obtenu à l’occasion du On peut s’occuper une à une des
même en utilisant de puissants réseaux d’ordi- dernier résultat) indique le nombre de nœuds 4,3 ⫻ 1019 configurations possibles, en
nateurs. Le diamètre du graphe a été calculé du graphe ayant une distance donnée à la confi- recherchant à chaque fois la meilleure suite
en adaptant ces méthodes et en exploitant au guration initiale. Les dernières lignes du tableau de mouvements pour l’atteindre. Trouver la
mieux les propriétés particulières du graphe. sont des valeurs approchées en cours de calcul. suite la plus courte de mouvements pour ran-
L’une des idées utilisées par les chercheurs ger une position donnée est aujourd’hui pos-
est la suivante. Pour connaître un court chemin 0 1 sible grâce aux bons algorithmes mis au point
entre deux positions A et B, on peut choisir une 1 18 par Herbert Kociemba, qui travaille sur la
configuration C pas trop loin de A, puis recher- 2 243 question depuis 1992. Pour une position don-
cher le plus court chemin entre A et C et le plus 3 3 240 née, il faut souvent plusieurs secondes, même
court chemin entre C et B. La mise bout à bout 4 43 239 avec une machine puissante, pour identi-
des deux plus courts chemins ne conduit pas 5 574 908
fier la suite optimale de mouvements. La
toujours au plus court chemin entre A et B, 6 7 618 438
recherche de la pire configuration du cube de
mais elle en donne un assez bon. De plus, si on 7 100 803 036
Rubik que nous obtiendrions en calculant,
fait varier C, cela permet presque à coup sûr de 8 1 332 343 288
découvrir le plus court chemin entre A et B. 9 17 596 479 795
pour chaque configuration, la séquence
Le problème du diamètre du graphe du cube 10 232 248 063 316 optimale de mouvements avec un algo-
de Rubik est étudié depuis 30 ans et les progrès 11 3 063 288 809 012 rithme traitant une configuration par
ont été lents jusqu’à la démonstration en 12 40 374 425 656 248 seconde, exigerait donc de mobiliser pen-
juillet 2010 que le diamètre est 20. Pour mesu- 13 531 653 418 284 628 dant plus de 1 300 ans le milliard d’ordi-
rer les progrès, voyons la date, le nom du prou- 14 6 989 320 578 825 358 nateurs qu’il y a sur Terre aujourd’hui. La
veur et le diamètre entre parenthèses: juillet 1981, 15 91 365 146 187 124 313 méthode brutale n’est pas en mesure de
Morwen Thistlethwaite (52) ; avril 1993, Hans 16 environ 1 100 000 000 000 000 000 donner la réponse.
Kloosterman (42); mai 1992, Michael Reid (39); 17 environ 12 000 000 000 000 000 000 Une autre idée consiste à procéder pro-
mai 1992, Dik Winter (37); janvier 1995, Michael 18 environ 29 000 000 000 000 000 000 gressivement en mémorisant ce qu’on obtient
Reid (inférieur à 29 et supérieur à 20) ; 19 environ 1 500 000 000 000 000 000 et en le réutilisant. On regarde toutes les confi-
décembre 1995, Silviu Radu (28);avril 2006, Sil- 20 environ 300 000 000 gurations qu’on atteint en un mouvement
(il y en a 18) et on mémorise leur liste avec

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Regards

l’information qu’elles sont atteignables en un Outre l’utilisation des symétries du L’ A U T E U R


mouvement. Partant de ces configurations, problème qui permet d’en réduire un peu
on opère un mouvement de plus de toutes la taille, l’idée a été de séparer le problème
les façons possibles. On mémorise les confi- en un grand nombre de sous-problèmes
gurations nouvelles qu’on vient d’atteindre que la mémoire disponible sur un ordi-
avec l’information qu’elles sont atteignables nateur permet de traiter globalement par
en deux mouvements. une méthode apparentée à celle pro-
On poursuit de la même façon et, de gressive évoquée. Le problème a ainsi été
proche en proche, toutes les configurations découpé en 2 217 093 120 ensembles de
possibles se trouvent mémorisées avec l’in- 19508428800 configurations chacun. L’uti-
Jean-Paul DELAHAYE
formation de la longueur du plus court che- lisation des symétries a ramené le nombre est professeur à l’Université
min qui permet d’y arriver (car quand on d’ensembles à traiter à 55 882 296. de Lille et chercheur
engendre une configuration pour la première Une variante de l’algorithme de au Laboratoire d’informatique
fois, c’est qu’il n’y a pas de suites de mou- H. Kociemba exploite l’information que le fondamentale de Lille (LIFL).
vements plus courtes y conduisant). Quand pire cas ne demande pas moins de 20 mou-
une étape nouvelle de calcul n’ajoute plus de vements. On sait depuis 1995 que certaines
configuration, on arrête l’algorithme : on est configurations ne peuvent être résolues en
✔ BIBLIOGRAPHIE
certain d’avoir toutes les longueurs des moins de 20 mouvements, et donc, dès que J. Slocum, The Cube. The Ultimate
plus courts chemins et on connaît donc les pour une configuration donnée, on connaît Guide to the World’s Bestselling
Puzzle, Black Dog & Leventhal
configurations du cube de Rubik les plus une solution en moins de 20 mouvements, Publisher Inc., 2009.
longues à ranger. et même si ce n’est pas la meilleure, on peut
En théorie, cette approche est bien plus se dispenser d’en rechercher une plus courte. T. Rokicki, Twenty-two moves
rapide que la précédente, car elle exploite Le long calcul mené pour arriver au résul- suffices for the Rubik’s cube, The
Mathematical Intelligencer,
au mieux les résultats des calculs déjà faits tat que 20 mouvements, même dans le vol.32(1), pp.33-40, 2010.
qu’elle engrange petit à petit. Mais elle est pire cas, suffisent à remettre en ordre un http://www.springerlink.com/content/
toute aussi impossible à cause de la quan- cube de Rubik, a produit d’autres informa- q088143tn805k124/fulltext.pdf
tité de mémoire bien trop importante qu’elle tions intéressantes. En moyenne, le nombre D. Joyner, Adventures in Group
exige. C’est la totalité de la mémoire de tous de mouvements nécessaires est 17,7. Les Theory : Rubik’s Cube, Merlin’s
les disques durs des ordinateurs sur Terre, configurations exigeant 20 mouvements Magic and Other Mathematical
Toys, The Johns Hopkins Univer-
de l’ordre de 1021 octets, qu’il faudrait utili- sont assez rares : il y en a environ 300 mil- sity Press, 2008.
ser pour exécuter l’algorithme de calcul pro- lions, ce qui signifie qu’une configuration
gressif de tous les plus courts chemins que prise au hasard a moins d’une chance sur
nous venons de décrire ! 100 milliards de nécessiter 20 mouvements.
Ces informations font maintenant com- ✔ SUR LE WEB
Un exploit prendre que les joueurs humains qui réus-
T. Rokicki et al.,
sissent en 22 mouvements réalisent un God’s Number is 20
algorithmique exploit pas très lointain de l’optimum, chose (consulté le 11-11-2010),
Entre trop de calculs et trop de mémoires, remarquable. Cependant, malgré tous leurs http://www.cube20.org/
il fallait trouver une solution médiane. Tomas efforts et tous les entraînements auxquels Cubeland :
Rokicki, H. Kociemba, Morley Davidson et les joueurs humains se soumettent, ils ne http://cubeland.free.fr/indexfr.html
John Dethridge ont su faire ce travail et réussissent pas à découvrir les meilleures
Francocube :
démontrer que 20 est le nombre de mou- séquences de mouvements. http://www.francocube.com
vements nécessaires pour ranger le cube Ainsi, ce jeu inventé il y a plus de 30 ans
de Rubik dans les cas les plus difficiles. La a défié le monde des informaticiens qui n’ont Site officiel du cube de Rubik :
http://www.rubiks.com/
méthode résulte d’une longue recherche et pu que difficilement résoudre le problème
de la mise au point d’une série de perfec- de la pire configuration. Le jeu défie aussi World Cube Association :
tionnements pour apprivoiser la complexité la communauté des mathématiciens qui, http://www.worldcubeassociation.
du problème et exploiter à la fois la mémoire sur une question simple purement algé- org/index.php
disponible sur une machine contemporaine brique et abstraite, a dû, pour l’instant, lais- Wikipedia : Optimal solutions for
et la capacité de calcul qu’elle donne, en s’ar- ser la machine l’emporter en proposant un Rubik’s Cube
rangeant pour ne jamais dépasser les bornes résultat qu’aucun théoricien ne peut contre- http://en.wikipedia.org/wiki/
Optimal_solutions_for_Rubik’s_Cube
que la technologie fixe aujourd’hui. dire ni valider à la main. ■

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REGARDS

ART & SCIENCE

Astronomie dans le décor... à Versailles


La reine des sciences au XVIIe siècle figure en bonne place
dans les décors du château de Versailles.
Loïc MANGIN

L
e château de Versailles fut rési- verte de deux nouveaux satellites de En 1666, Huygens devient membre de
dence royale de 1682 à 1789, Saturne. Au XVIIe siècle, l’astronomie est en l'Académie royale des sciences de Colbert
durant les règnes de Louis XIV, plein essor, notamment grâce à la lunette et participe à la création de l'Observatoire
de Louis XV et de Louis XVI. On astronomique de Galilée. Ainsi équipé, le de Paris. L’établissement est dirigé à la
associe au palais et à la vie de ses hôtes savant italien met en évidence en 1610 demande de Louis XIV par l’astronome ita-
autant de faste que de drames, tandis les quatre satellites de Jupiter, qu’il dédie lien Jean-Dominique Cassini. En 1671 et 1672,
que le quotidien de la cour semblait fait à ses protecteurs, les Médicis, en les nom- ce dernier découvre deux autres satellites
essentiellement de divertissements et mant Étoiles médicéennes. de Saturne, Japet (dont l'un des hémisphères
d’intrigues. Cette vision néglige la place La même année, il braque son instru- est brillant et l'autre sombre) et Rhéa. Sur
– importante – qu’occupèrent les sciences ment vers Saturne, la deuxième plus grande le modèle de ce que fit Galilée, les deux astres
dans la vie versaillaise. En effet, nombre planète du Système solaire après Jupiter furent nommés Sidera Ludovicea (Étoiles
de savants y présentèrent leurs travaux, ludoviciennes) en hommage au souverain.
y enseignèrent et purent s’y consacrer à
l’étude. Plusieurs expériences spectacu-
Aujourd’hui, on connaît Les observations de Cassini obligè-
rent Coypel à modifier son projet initial. En
laires y furent conduites, telle la décharge environ 60 satellites effet, le peintre prévoyait le char du dieu
électrique qui parcourut, à l’instigation de
l’abbé Nollet, le corps de 60 à 240 person-
autour de Saturne : Saturne, seul, tiré par des dragons. Il dut
ajouter alors au premier plan une femme
nes (selon les récits) dans la galerie des le Char de Saturne entourée de trois putti(un puttoest un nour-
Glaces le 14 mars 1746. Ces liens entre risson joufflu et moqueur) reliés par une
sciences et royauté font l’objet d’une expo-
serait submergé guirlande ; ils correspondent à la planète
sition au château de Versailles. de nourrissons joufflus ! éponyme du dieu et à ses trois satellites
Ces liens apparaissent notamment dans connus à l’époque. La guirlande de fleurs
plusieurs décors du palais dont les pre- et observe les anneaux, sans en com- symbolise peut-être l’anneau de Saturne.
mières extensions furent bâties à partir prendre leur nature : il évoque une pla- Les satellites sont également représentés
de 1661 en prolongement de l’« humble » nète dotée d’« oreilles ». autour du dieu dans son char.
demeure de Louis XIII. De fait, Jean-Baptiste En 1656, l’astronome néerlandais Chris- Précisons que le décor, destiné au pla-
Colbert, surintendant des Bâtiments tiaan Huygens, pourvu d’une lunette plus fond du salon de Saturne, est resté à l’état
depuis 1664, dirigea les programmes ico- puissante (un objectif de 57 millimètres) de projet, car la pièce a été détruite en 1678
nographiques des décors. Or il fut égale- que celle de son prédécesseur, comprend lorsqu’il a fallu faire de la place pour la gale-
ment le fondateur de l’Académie des que la planète est entourée d'un anneau, rie des Glaces. En revanche, le plafond de la
sciences en 1666. Cette double responsa- qu'il pense solide et constitué de roches. salle des Gardes de la reine est bien orné d’un
bilité transparaît dans les images peintes. Il découvre aussi un astre près de Saturne : Char de Jupiter, du même Coypel, où l’on dis-
Intéressons-nous au Char de Saturne, ce premier satellite sera nommé Titan. D’un tingue les quatre satellites-putti, d’une
commandé au peintre et décorateur fran- diamètre supérieur à celui de Mercure, Titan part, autour d’une femme-planète au premier
çais Noël Coypel en 1671 (voir page ci- est le deuxième plus grand satellite du Sys- plan et, d’autre part, autour de Jupiter dans
contre, une esquisse). Cette œuvre illustre tème solaire, après Ganymède (autour de son véhicule tracté cette fois par des aigles.
l’un des faits scientifiques les plus spec- Jupiter), et le seul à être entouré d’une Au XVIIe siècle, astronomie et astrologie fai-
taculaires du règne de Louis XIV, la décou- atmosphère dense. saient encore bon ménage. Coypel a d’ailleurs

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Regards

représenté le verseau et le capricorne, les deux Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les satel- Ainsi, le plafond de Coypel aurait été obso-
signes astrologiques associés à la planète lites de Saturne n’étaient désignés que lète au bout d’une dizaine d’années, le nombre
Saturne depuis Ptolémée, au premier plan par des numéros, de Saturne I à Saturne V. de satellites étant passé de trois à cinq. Aujour-
de son œuvre (en bas, à gauche et à droite). Toutefois, en 1847, l’astronome britan- d’hui, le peintre n’aurait sans doute pas pu
En 1675, Cassini montre que l'anneau nique John Herschel, dont le père William envisager son allégorie planétaire, car on
de Saturne est constitué de plusieurs petits ajouta Mimas et Encélade en 1789 à la connaît désormais plus de 60satellites natu-
anneaux, séparés par des divisions, dont la famille des satellites de Saturne, proposa rels (l’existence de certains est débattue) !
plus large est depuis nommée division de de les remplacer par les noms de Titans, Le char aurait disparu sous les putti...
Cassini (on connaît aujourd’hui 13 anneaux des divinités primordiales géantes qui
de matière et divisions). En 1684, il observe auraient précédé les dieux de l'Olympe, Sciences et curiosités à la cour de Versailles, au
autour de la planète deux nouveaux satel- et dont Cronos, c’est-à-dire Saturne, est château de Versailles, jusqu’au 27 février 2011.
lites, nommés Téthys et Dioné. le plus connu. http://sciences.chateauversailles.fr
© RMN (Château de Versailles) / Michèle Bellot

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REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Profiter de la houle
Les vagues transportent beaucoup d’énergie. Il n’est cependant
pas aisé de la récupérer.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

L
es vagues qui se déchaînent sur étant incompressible, elle se déplace alors l’amplitude des oscillations, mais le dia-
les côtes attirent les rêveurs, les vers les colonnes voisines ou inverse- mètre du cercle décrit diminue rapidement
amateurs de sensations fortes ment : des mouvements horizontaux sont avec la profondeur.
et, plus récemment, ceux en associés aux mouvements verticaux.
quête d’énergie propre et renouvelable : Lorsque la longueur d’onde des vagues, Une puissance
ne peut-on pas tirer profit de la puissance c’est-à-dire la distance entre deux crêtes
de cette eau en mouvement, comme le fait consécutives, est inférieure à la profon- considérable
l’usine marémotrice de la Rance, près de deur de l’eau (on dit qu’on est en eau pro- Comme dans toutes les ondes linéaires,
Saint-Malo ? Mais l’énergie des vagues ne fonde), l’eau décrit un mouvement circulaire l’énergie cinétique des vagues est en
se laisse pas facilement domestiquer : l’idée (voir la figure 1). À la surface de l’eau, le moyenne égale à l’énergie potentielle. Il suf-
a déjà suscité près d’un millier de brevets rayon du cercle du mouvement est égal à fit donc d’estimer l’énergie potentielle
dans le monde... pour connaître l’énergie totale. Prenons donc
Pourquoi cette difficulté ? une houle de deux mètres d’amplitude.
Commençons par analyser le phé- Pour simplifier le calcul, assimilons
nomène des vagues. La houle a le profil de l’ondulation à un cré-
son origine dans les vents qui vien- neau. On suppose ainsi que l’eau
nent « frotter » la surface des est abaissée de un mètre sur une
océans : ils y amorcent des rides, demi-longueur d’onde et élevée
qui s’amplifient jusqu’à devenir de un mètre sur la seconde demi-
Dessins de Bruno Vacaro

des ondulations aptes à parcourir longueur d’onde. Le travail mis en


des milliers de kilomètres sans jeu est égal au produit de la masse
s’atténuer. d’eau déplacée par l’accélération
L’énergie de la houle est en de la pesanteur et par l’élévation ;
partie potentielle, en partie ciné- on calcule qu’il est de cinq kilo-
tique. L’énergie potentielle cor- joules par mètre carré.
respond au fait que l’eau n’est pas Qu’en est-il maintenant de la
étale : de l’énergie est nécessaire pour puissance de cette houle qui
soulever une partie de l’élément liquide au- 1. LA HOULE TRANSPORTE de l’énergie à la avance vers la côte ? En eau profonde, la
fois potentielle et cinétique. L’énergie potentielle
dessus du niveau moyen et former ainsi des est due aux différences de hauteur des colonnes
vitesse à laquelle cette énergie se propage
crêtes et des creux. d’eau. L’énergie cinétique provient des mouve- est proportionnelle à la racine carrée du
L’énergie cinétique correspond aux mou- ments de l’eau, qui s’effectuent non seulement produit de l’accélération de la pesanteur
vements de l’eau. Ces mouvements, contrai- verticalement, mais aussi horizontalement. Ainsi, par la longueur d’onde de la vague. Pour
rement à celui des spectateurs dans la ola un bouchon qui flotte effectue un mouvement une vague de 64 mètres de longueur
des stades ou celui de la membrane d’un circulaire. Le rayon de ce mouvement diminue d’onde, on obtient une vitesse de cinq
rapidement avec la profondeur. Pour produire
tambour, ne se limitent pas à des oscilla- de l’énergie, on peut par exemple exploiter les mètres par seconde. La puissance par
tions verticales. La quantité d’eau présente variations de pression en un point donné, la mètre linéaire est donc d’environ 25 kilo-
dans une colonne verticale n’est pas pression hydrostatique étant plus élevée sous watts. C’est considérable : multipliée par
constante lorsque sa hauteur varie ; l’eau une crête, moins élevée sous un creux. 200 kilomètres de côte (cinq pour cent du

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Regards

littoral atlantique français), la puissance a


serait égale à cinq gigawatts, soit de l’ordre
de grandeur de la puissance fournie par
les éoliennes en France en 2010. b
Comment récupérer cette puissance ?
Généralement, l’idée est de profiter du va-
et-vient des masses d’eau pour actionner c
un dispositif électromécanique. On a le
choix entre des dispositifs étendus (pro-
jets Pelamis ou Wave Dragon) et des dispo-
sitifs plus simples qualifiés de « ponc- d
tuels », car petits par rapport à la longueur
d’onde des vagues. Ils sont de conceptions
très variées, comme l’attestent les unités
2. UNE BOUÉE QUI OSCILLE de façon appropriée peut absorber l’énergie des vagues. Le schéma
PowerBuoy et Archimedes (voir la figure 3). de la situation à une dimension aide à le comprendre (a, houle non perturbée). Une oscillation
Quelques principes physiques de base nous verticale sur une surface liquide plane crée une onde symétrique (b). Une oscillation horizon-
permettront cependant de déterminer la tale crée une onde antisymétrique (c). La superposition des trois cas de figure (houle non per-
puissance maximale à attendre des dis- turbée, oscillations verticales et horizontales de la bouée avec des amplitudes adéquates)
positifs ponctuels. conduit à l’absorption de l’énergie incidente (d). Le schéma de droite représente la situation
Pour ce faire, déterminons l’énergie pré- en deux dimensions, vue de dessus.
levée de la houle en analysant comment
cette onde a été modifiée par la bouée. importante, mais c’est sans compter sur le
Utilisons un raisonnement analogue à celui second effet : l’onde émise par le capteur
qui permet, en optique, de déterminer l’éner- transporte une énergie proportionnelle au LES AUTEURS
gie maximale absorbée par un atome dans carré de son amplitude. La puissance réel-
un faisceau lumineux ; ce maximum cor- lement récupérée par le capteur est donc
respond, à un coefficient numérique près, la différence entre l’énergie prélevée à la
à l’énergie incidente sur une surface égale houle et l’énergie réémise.
au carré de la longueur d’onde lumineuse. Jean-Michel COURTY
et Édouard KIERLIK
À grande distance du « capteur ponc-
tuel », l’onde résultante est la superposi-
Trouver le bon réglage sont professeurs de physique
à l’Université Pierre
tion de l’onde incidente et d’une onde On doit ainsi ajuster l’amplitude des oscil- et Marie Curie, à Paris.
circulaire émise par le capteur (voir la lations du capteur de façon à augmenter Leur blog: http://blog.idphys.fr
figure 2). On observe alors deux effets : au maximum l’énergie prélevée à l’onde
dans la direction de propagation de l’onde sans que l’énergie rayonnée ne vienne tout
incidente, on a des interférences destruc- faire perdre. On montre que l’optimum est
tives entre l’onde incidente et celle émise atteint quand la puissance récupérée est
par le capteur ; et dans toutes les autres identique à la puissance émise.  BIBLIOGRAPHIE
directions, il y a émission d’énergie. Le calcul indique en outre que la puis-
Les interférences se traduisent par le sance récupérée est alors égale à la puis- J. Falnes, A review
of wave-energy extraction,
fait que, sur une certaine étendue, l’am- sance de la houle initiale qui arrive sur un Marine Structures, vol. 20(4),
plitude de la houle est plus faible qu’elle segment dont l’extension est du même pp. 185-201, 2007.
n’aurait été en l’absence du dispositif. Ainsi, ordre de grandeur que la longueur d’onde
K. Budar et J. Falnes,
la houle transporte moins d’énergie. L’éner- du rayonnement. Cela donnerait au plus A resonant point absorber
gie prélevée est proportionnelle au pro- 500 kilowatts pour une houle de deux of ocean-wave power, Nature,
duit de l’amplitude initiale de la houle mètres d’amplitude et ayant une longueur vol. 256, pp. 478-479, 1975.
par l’amplitude de l’onde émise. Et pour d’onde de 64 mètres.
un effet maximal, les oscillations du cap- Or les rendements actuels ne sont que
teur doivent être en opposition de phase de quelques pour cent... À cela s’ajoutent
par rapport à la houle. trois autres difficultés. La première est qu’en
Ainsi, plus l’amplitude des oscillations réalité, les mouvements de la surface des Retrouvez les articles de
est grande, plus l’énergie prélevée serait océans sont complexes et correspondent fr www.pourlascience.fr
J.-M. Courty et É. Kierlik sur

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Regards

3. PLUSIEURS DISPOSITIFS produisant un compromis, adapté aux formes parti-


de l’électricité à partir de l’énergie culières de la houle du lieu d’installation.
de la houle ont déjà été testés La deuxième difficulté est que ces dis-
et sont sur le point d’être exploités
commercialement. L’un d’eux est
positifs doivent résister aux plus fortes
PowerBuoy, un dispositif à flotteur conçu des tempêtes, ce qui accroît notablement le
par la Société américaine Ocean Power coût de leur installation. Enfin, il reste
Technologies. Un autre est Archimedes techniquement délicat de convertir de l’éner-
Waveswing, dispositif immergé construit gie fournie irrégulièrement avec des temps
par la Société écossaise AWS Ocean caractéristiques de 10 secondes en énergie
Energy. Dans les deux cas, le va-et-vient
d’un cylindre qui coulisse à l’intérieur électrique régulée à 50 hertz (cycles de
d’un autre engendre de l’électricité 0,02 seconde).
par induction électromagnétique. C’est pourquoi l’énergie de la houle, quoique
propre et renouvelable, n’en est qu’au stade
à la superposition d’ondes provenant de des expérimentations poussées. Le projet
directions différentes et n’ayant pas la actuel le plus ambitieux, SEABASED, est la
même longueur d’onde. À la lumière de ce construction en Suède d’une ferme de 500
qui précède, il est impossible d’avoir une unités houlomotrices d’une puissance totale
récupération d’énergie maximale pour des de dix mégawatts. Le projet français SEM-REV,
longueurs d’onde très différentes : le pro- visant à tester divers prototypes, sera quant
cessus d’optimisation sera donc au mieux à lui déployé en 2011 au large du Croisic. I

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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Attention au froid !
Il fait brunir certains végétaux, qui sont alors

J.-M. Thiriet
un peu moins bons pour la santé.
Hervé This

U
ne pomme, une poire qui tom- parente. C’est ce que l’on nomme le cœur B. Ames a comparé le risque dû aux
bent se talent (le tissu végé- noir de l’ananas. « pesticides naturels » et celui dû aux rési-
tal brunit à l’endroit du choc) Les stress associés au refroidissement dus de pesticides synthétiques. Le calcul
à une vitesse qui dépend de conduisent à des désorganisations des cel- montrait que 99,99 pour cent (en masse)
l’espèce et de la variété. Pourquoi ? Parce lules végétales, mais quelles sont les enzymes des pesticides absorbés par les Américains,
que le choc endommage les cellules : des actives dans ce phénomène particulier? Astrid- en raison de leur alimentation, provenaient
enzymes, initialement présentes dans des Kim Raimbault et ses collègues du CIRAD ont des composés utilisés par les plantes
compartiments intracellulaires spécifiques exploré le brunissement des ananas au froid... pour se défendre. À l’époque, on n’avait testé
du fruit, sont libérées de ces compartiments, et découvert pourquoi certaines variétés ne l’effet carcinogène que de 52 pesticides
réagissent avec des polyphénols pour for- brunissent pas: ils ont déterminé que l’acti- naturels (alors que tous les pesticides de
mer des composés nommés quinones, les- vité des enzymes polyphénoloxydases est synthèse sont très largement étudiés), et
quels polymérisent en formant des composés responsable du brunissement. la moitié d’entre eux étaient cancérogènes
bruns qui se lient aux protéines cellulaires. Les polyphénoloxydases participent aux pour les rongeurs. Autrement dit, les pes-
Les cuisiniers jugent ce brunissement défenses des plantes, par exemple dans leur ticides naturels ou de synthèse présentent
enzymatique des végétaux nuisible à l’ap- lutte contre le froid, en renforçant les parois les mêmes dangers... et les risques que font
préciation de leurs plats, et ils le combat- cellulaires par polymérisation des quinones, courir les résidus de pesticides de synthèse
tent souvent à l’aide de jus de citron... ignorant ce qui engendre des mélanines insolubles. sont bien inférieurs à ceux que font courir
que l’acide ascorbique pur, responsable de Ces polyphénoloxydases ont été obser- les pesticides naturels. B. Ames avait inti-
l’effet du jus de citron, leur coûterait moins vées dans les variétés d’ananas sensibles tulé son article Les pesticides de l’alimen-
cher et serait plus efficace. Sans compter qu’il au brunissement enzymatique, et la tech- tation (99,99 % sont naturels).
éviterait de donner un goût de citron qui n’est nique d’électrophorèse sur gel (on sépare Que manger, finalement, avec tous ces
pas toujours souhaitable: pour les fonds d’ar- des protéines en les faisant migrer, sous l’ac- dangers ? La conclusion semble s’imposer :
tichaut parés, pour les avocats préparés en tion d’un champ électrique) permet, dès un des fruits et des légumes sains, manipu-
purée, pour les fruits coupés... stade précoce, de savoir si une variété sera lés avec soin, protégés des insectes, avec
Depuis que le froid s’est introduit dans ou non sensible au froid. aussi peu de résidus de pesticides de syn-
les cuisines, les chocs ne sont plus les seules Question suivante: si des quinones réac- thèse que possible, protégés en partie du
causes de brunissement enzymatique : la tives se forment dans les végétaux endom- brunissement par du jus de citron ou de
congélation aussi conduit à des brunisse- magés ou attaqués par des insectes, par l’acide ascorbique... C’est du bon sens... éclairé
ments déplorables, d’origine voisine du bru- exemple, est-il bon de consommer ces végé- par la science. ■
nissement des chocs. En effet, la congélation taux ? La réponse est non. Les quinones
de l’eau, dont les tissus végétaux sont majo- sont très réactives et les molécules de l’or- Hervé THIS dirige le groupe INRA
ritairement constitués, crée des cristaux de ganisme n’aiment pas qu’on les modifie par de gastronomie moléculaire
glace, qui percent les compartiments intra- des liaisons covalentes: elles y perdent leur au Laboratoire de chimie
d’AgroParisTech. Il est aussi
cellulaires et même les cellules. fonction. Ce qui est «naturel» n’est pas néces- directeur scientifique
Aujourd’hui, on explore un brunissement sairement bon! Dans cet ordre d’idées, on a de la Fondation Science & Culture
qui se produit au froid, même quand l’eau ne hélas oublié un article essentiel, publié en 1990 Alimentaire (Acad. des sciences).
gèle pas: les ananas conservés entre 0 et8 °C par Bruce Ames (le biochimiste américain qui
présentent parfois des taches sombres en a mis au point des tests peu coûteux pour ana- Retrouvez les articles
même temps que leur chair devient trans- lyser le pouvoir mutagène d’un composé). fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 Science & gastronomie [109


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À LIRE

biologique, ethnographique et his- tantes dès les premiers contacts


 SOCIOLOGIE
torique, se fonde sur la littératu- avec les Européens. Mais c’est sur-
Sociologie re éthologique (cannibalisme chez tout le développement de la trai-
comparée les grands singes notamment), sur te négrière qui a favorisé l’essor
du cannibalisme les récits d’explorateurs ou d’an- du cannibalisme guerrier, qui
Georges Guille-Escuret thropologues des siècles passés, n’existait pas jusque là sur ce conti-
PUF, 2010 ainsi que sur l’exploitation de la nent. En effet, certains peuples ont
(355 pages, 27 euros). base de données internationale préféré ingérer l’ennemi plutôt
Human Relations Area Files, qui que le réduire en esclavage, ce qui

P remier volume d’une série


de trois, cet ouvrage pas-
sionnant et d’une érudition
rare apporte un éclairage nouveau
sur une question peu traitée au-
permet de comparer les faits so-
ciaux et culturels à l’échelle de
la planète. L’auteur montre que
le cannibalisme chez les humains
ne résulte pas d’une quelconque
serait revenu pour eux à le do-
mestiquer, c’est-à-dire à nier son
humanité.

. Régis Meyran.
Docteur de l’École des hautes
paravant. Destiné avant tout à un pression adaptative. Il distingue études en sciences sociales fis technologiques de notre
public de chercheurs, il livre les trois formes d’anthropophagie, époque. Les Morphos offrent
résultats d’une vaste enquête vi- qui ne se recoupent que rarement: donc un modèle biologique de
sant à identifier, analyser et com- l’endocannibalisme (ingestion première importance.
parer les formes de cannibalis- des os pilés d’un parent défunt),  PHYSIQUE Les images en microscopie
me pratiquées par les humains l’exocannibalisme (consomma- photonique et électronique (à ba-
dans le monde. Selon l’auteur, ce tion au cours d’un festin rituel Photonique layage et à transmission) per-
sujet est resté jusqu’à aujourd’hui des restes d’un ennemi) et la chas- des morphos mettent une plongée fascinante
un point aveugle de la recherche se aux têtes (ingestion d’une par- Serge Berthier dans la structure des écailles. Une
en anthropologie : soit le canni- tie du trophée, souvent minime). Springer, 2010 partie de l’ouvrage, présentée
balisme était sommairement ex- Ces pratiques semblent liées à (300 pages, 110 euros). comme une banque de données,
pliqué par la faim ou l’agressivi- la structure sociale des sociétés fait ainsi découvrir, espèce après
té naturelle, soit il était considé-
ré comme un mythe. Il constitue
une énigme parce que cette pra-
tique, proscrite dans toute l’aire
de la civilisation occidentale, a
considérées : endocannibalisme
pour les nomades, exocanniba-
lisme pour les sédentaires. Avec
l’apparition de sociétés où le pou-
voir est de plus en plus concen-
L es grands papillons bleus espèce, une dimension inattendue
que les touristes découvrent de la «biodiversité». Une critique,
en Amazonie appartiennent au passage : le classement des es-
au genre Morpho. On sait depuis pèces ne respecte pas la classifi-
longtemps que ces couleurs ré- cation en vigueur.
toujours été vue comme barbare tré (chefferies puis États), elles sultent de phénomènes optiques Cela étant, le naturaliste trou-
et anormale. ont progressivement disparu, engendrés par les écailles qui re- ve de l’intérêt à voir comment des
Ce premier tome est consacré sauf dans le cas exceptionnel de couvrent les ailes. Mais jamais une techniques de pointe permettent
à l’Afrique, les deux suivants trai- l’instable empire aztèque, qui fut étude structurale et physique ap- d’étudier les propriétés optiques
teront l’un de l’Asie et de l’Océa- pris dans une course folle et des- profondie, considérant un large de structures biologiques d’une
nie, l’autre des Amériques. Très tructrice. Principalement présents échantillon d’espèces, n’en avait grande complexité. L’intense cou-
documentée, l’enquête, à la fois dans les zones forestières ou ma- été faite, jusqu’à ce que Serge Ber- leur bleue est produite par inter-
ritimes, les peuples anthropo- thier, de l’Institut des nanos- férence entre les ondes réfléchies
phages fondaient leur culture sur ciences de Paris, ne s’investisse par un système multicouches, for-
une logique individuelle : ils pré- dans une exploration riche en dé- mé de lamelles empilées que les
féraient le jardinage et l’horti- couvertes. L’auteur explique que écailles portent sur des stries pa-
culture à l’agriculture et traitaient les morphos sont des « cristaux rallèles, lesquelles provoquent des
leurs ennemis de manière per- photoniques naturels ». Autre- phénomènes de diffraction ; joue
sonnalisée (d’où l’absence de ment dit, par le jeu de structures aussi l’abondance de certains pig-
guerres et de massacres). qu’il faut analyser de l’échelle du ments, les mélanines, absentes
Enfin, le cannibalisme doit centimètre à celle du nanomètre, chez des morphos au bleu très
être vu comme une réponse cul- ces « cristaux naturels » influen- pâle, voire blancs.
turelle à des situations de crise, cent de façon extrêmement fine Serge Berthier aborde le rôle
dans des moments particuliers de le jeu des photons. Or la mani- éventuel des couleurs iridescentes
l’histoire. Dans le cas de l’Afrique, pulation des photons sur des dis- dans les interactions avec des
les grands royaumes ont subi tances de quelques dizaines de congénères ou des prédateurs.
des altérations sociales impor- nanomètres constitue l’un des dé- D’où de nouvelles questions : que

110] À lire © Pour la Science - n° 400 - Février 2011


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À l i r e

se passe-t-il en vol, selon l’angle subtilité, Jean-Marc Lévy-Leblond, pas finalement en danger sa ca- Brèves
d’incidence de la lumière sur les physicien et essayiste, passe au pacité à faire savoir ? »
ailes, et en fonction de la défor- crible d’une critique sans conces- Et qu’en est-il de la stimula- SCIENCES ET CURIOSITÉS
À LA COUR DE VERSAILLES
mation de celles-ci? Les méthodes sions les arguments habituelle- tion que certaines structures ma-
physiques et la modélisation pour- ment cités pour rapprocher la thématiques ou physiques ont Béatrix Saule et Catherine
raient apporter beaucoup à l’étho- science et l’art. apportée à certains artistes ? Le Arminjon (sous la dir.)
logie. Elles sont présentées en « Il y aurait du Beau dans la fameux «nombre d’or» n’est-il pas RMN, Château de Versailles, 2010
(280 pages, 45 euros).
détail par l’auteur, avec des rap- science, ce qui la rapprocherait sous-jacent à la structure spatiale
pels des bases théoriques. De nom- ipso facto de l’art. » Mais n’est-ce d’un grand nombre d’œuvres plas- eux d’eau, ménagerie, potager, ca-
breuses figures illustrent notam- pas là se payer de mots ? Jean- tiques, du Parthénon à La Grande J binets de curiosités, éducation des
princes, instruments de mesure : dans
ment les dispositifs expérimen- Marc Lévy-Leblond passe en re- Jatte de Seurat ? Certains artistes
taux, ce qui donne une image vue les divers liens possibles entre n’ont-ils pas tranformé des objets cet ouvrage richement illustré, histo-
concrète de la recherche. la science et le beau. Ses conclu- mathématiques en œuvres d’art? riens des sciences et conservateurs évo-
quent les multiples liens qu’entretenait
Au total, un livre pionnier, à sions obligent à sortir des sentiers Là encore, Jean-Marc Lévy-Le-
la cour de Versailles avec les sciences.
l’interface de la physique et de la blond nous oblige à aller au-delà
biologie, témoin d’une démarche de l’évidence première, et du
originale qui éclaire d’un jour nou- confort du consensus mou. Il nous
veau... la systématique des mor- met en garde contre un «prétendu VOYAGE DANS
phos, quand on s’aperçoit que, syncrétisme entre art et science» et L’ANTHROPOCÈNE
chez deux espèces, le bleu inter- insiste sur leurs irréductibles dif-
Claude Lorius
férentiel est produit par une or- férences, car il souhaite «éviter à et Laurent Carpentier
ganisation des écailles totalement la science le ridicule du geai qui Actes Sud, 2011
différente de celles qui prévaut se pare des plumes du paon, et plus (168 pages, 19,80 euros).
chez toutes les autres ! encore épargner à l’art le pathé- e constat fait ici, on le connaît : ré-
. Patrick Blandin.
tique du paon qui emprunterait ses
plumes au geai.» Par essence, «là
L chauffement climatique, surpopula-
tion, planète en danger… Mais dans
Muséum national
d’histoire naturelle, Paris où l’art joue sur l’instabilité et l’ou- les pas du glaciologue Claude Lorius, il
verture, la science cherche la sta- prend une autre dimension. Au fil de ses
bilité et l’achèvement». explorations polaires, l’accélération sans
Mais alors, s’il est « illusoire précédent du phénomène devient tan-
 ART ET SCIENCE battus. L’idée classique d’une […] d’espérer un parallélisme ou gible. Ce petit ouvrage qui se lit com-
beauté intrinsèque des sciences même une convergence entre arts me un roman invite à envisager notre
La science formelles est sans doute noble et et sciences», faut-il renoncer a tou- siècle non comme un crépuscule, mais
n’est pas l’art rassurante, mais elle n’est pas tou- te interaction entre ces deux do- comme une nouvelle ère géologique dont
Jean-Marc Lévy-Leblond jours féconde et ne repose finale- maines de l’humanisme moder- nous sommes les héros.
Hermann, 2010 ment sur aucun fondement. La ne ? L’auteur ne va pas aussi loin,
(120 pages, 24 euros). science la plus contemporaine et conclut son essai par plusieurs
(et les grandes institutions qui la illustrations de ce qu’il appelle des PALÉOBIOSPHÈRE

L a thématique « art et scien-


ce » est l’un des poncifs de la
modernité. Le paysage cul-
turel contemporain est envahi de
livres, d’expositions, de maga-
financent) essaie de séduire
l’«honnête homme» par une abon-
dante iconographie scientifique :
splendides images astronomiques,
fascinantes représentations du
«brèves rencontres, où telle œuvre
d’art entre en résonance momen-
tanée avec tel travail de science,
sans pour autant que se confon-
dent les cheminements de l’artis-
Patrick de Wever et al.
MNHN, Société géologique
de France, Vuibert, 2010
(796 pages, 79 euros).

zines, de conférences, de sites in- monde microscopique, sédui- te et du scientifique ». Ce dernier ’étude des fossiles nourrit des champs
ternet abordant tel ou tel aspect santes visualisations en fausses chapitre est le plus original et le L de recherche aussi variés que l’ana-
lyse des relations biosphère-géosphère,
de cette thématique. Cet essai a couleurs de structures mathéma- plus novateur. À travers une sé-
l’immense et rare mérite de faire tiques, etc. Mais cette « iconogra- rie d’exemples d’œuvres de plas- la datation des roches, la phylogéné-
tique ou l’étude de la biodiversité. À tra-
rentrer une grande bouffée d’air phie médiatique » est trompeuse, ticiens contemporains, Jean-Marc
vers ces travaux, les auteurs, paléonto-
frais dans un débat trop souvent car ce n’est pas celle qui fait la sub- Lévy-Leblond illustre la possibi-
logues ou géologues, dressent de notre
convenu, et de nous obliger à stance du travail scientifique. D’où lité d’« homologies » entre cer-
planète un portrait original et didactique
mettre en question les fondements la mise en garde de Jean-Marc taines œuvres d’art et certains
qui fourmille d’informations.
des rapprochements possibles Lévy-Leblond: «La science, à trop aspects de la science. Ces homo-
entre art et science. Avec talent et (se) faire voir, ne mettrait-elle logies respectent les différences

© Pour la Science - n° 400 - Février 2011 À lire [111


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À l i r e

Brèves profondes entre art et science, mais me une véritable science. En ana-
LES ORFÈVRES montrent comment l’art peut par- lysant en détail sa pensée, Jean-
DE LA LUMIÈRE fois aider à « retrouver l’épaisseur François Robredo offre donc une
du monde que la science aplatit ». réflexion qui s’adresse à toute per-
Marie-Pauline Gacoin
et Vincent Moncorgé
Précisons qu’au-delà de son sonne s’intéressant à la cosmolo-
Le Pommier, 2010 intérêt intellectuel constant et gie, qu’elle connaisse ou non
(146 pages, 25 euros). de la richesse de son contenu, ce l’œuvre de Merleau-Ponty.
petit livre bénéficie d’une belle Ce dernier a fait irruption
e rayonnement produit par le syn-
L chrotron SOLEIL à Gif-sur-Yvette a de
très nombreuses applications. De pho-
iconographie. Une cinquantaine
de reproductions d’œuvres d’art
dans le champ de la philosophie
des sciences en publiant en 1965
tographies en photographies, et d’anec- en couleurs illustrent à merveille sa Cosmologie du XXe siècle. Étude
dotes en anecdotes, ce livre nous fait son propos. Regrettons cependant épistémologique et historique des
visiter l’installation et découvrir la re- que le point de vue salutairement théories de la cosmologie contempo-
cherche qui y est faite. iconoclaste de Jean-Marc Lévy- raine. Dans cette étude magistra-
Leblond lui ait fait faire l’impas- le, Merleau-Ponty cherchait à
se sur certaines fructueuses ren- comprendre la portée, tant scien-
contres, d’un type plus conven- tifique que philosophique, de la tifiques et philosophes avaient
LA TERRE D’UN CLIC tionnel, entre art et science. Par « révolution cosmologique » du construit une doctrine de la « doc-
Jacques Arnould exemple, l’interaction entre, XXe siècle. Dans son œuvre ulté- te ignorance cosmologique». Mais
Odile Jacob, 2010 d’une part, le graveur Maurits rieure, il n’aura de cesse d’ap- la cosmologie relativiste allait mon-
(195 pages, 21 euros). Cornelius Escher et, d’autre part, profondir le sens de cette évolu- trer que l’élaboration d’une
a surveillance, « nous le savons, les mathématiciens Harold Scott tion de la cosmologie en la situant conception globale est finalement
L court tous les dangers d’être acca-
parée par une idéologie, voire d’en être
MacDonald Coxeter et Roger
Penrose (et son père Lionel), mais
dans la longue durée de l’histoi-
re des sciences, tout en continuant
nécessaire pour donner un sens
aux multiples explications locales.
une », écrit l’auteur, un dominicain de- aussi les interactions qui se tis- à intégrer à sa réflexion les der- Restait à donner un sens à la ques-
venu le chargé de mission sur la di- sent au sein de certains centres nières avancées d’une cosmolo- tion de l’origine qui émergea avec
mension éthique des activités spatiales de recherche américains entre les gie en plein essor. le modèle du Big Bang. Merleau-
au CNES. L’observation satellitaire de la scientifiques et les artistes invi- S’il y a « révolution cosmolo- Ponty souligna alors que la ques-
Terre est aujourd’hui si soutenue que tés à séjourner dans un milieu gique» au début du XXe siècle, c’est tion du sens scientifique de l’ins-
nous n’avons jamais été autant surveillés,
académique en tant qu’« artists que l’étude de l’univers conçu tant initial aboutit à un non-sens
souligne-t-il avant d’en discuter les te-
in residence ». comme un Tout devient de nou- puisqu’une singularité n’a tout
nants et aboutissants éthiques.
veau légitime, grâce d’abord à la simplement pas de signification
. Thibault Damour.
relativité générale d’Albert Ein- en physique. L’univers des Mo-
Institut des hautes études
scientifiques, Bures-sur-Yvette stein et, ensuite, aux progrès de dernes n’est donc pas un cosmos
LES OCRES l’observation extra-galactique. comme celui des Anciens, mais un
L’avènement de la science mo- quasi-cosmos puisque la rationa-
Jean-Marie Triat
CNRS Éditions, 2010
derne au XVIIe siècle avait pour- lité scientifique se déploie désor-
(198 pages, 35 euros).  COSMOLOGIE tant marqué le crépuscule de la mais sur fond d’ignorance.
cosmologie, puisque la physique On peut féliciter l’auteur pour
oche composée d’argile pure, mais Le sens de l’Univers
R pigmentée de minéraux ferrugineux,
l’ocre est employée par les hommes de-
Jean-François Robredo
classique affirmait qu’il était né-
cessaire d’en rester au niveau lo-
son travail exégétique qui rend
claire une aussi importante pen-
PUF (Science, histoire cal sans passer au niveau global sée que celle de Merleau-Ponty.
puis le paléolithique. L’auteur, qui a effec-
et société), 2010 (chez Newton, l’étude du mou- On regrettera seulement qu’il n’ait
tué toute sa carrière à l’Université Paul (161 pages, 16 euros). vement d’un objet ne passe par au- pas cherché à en déceler les éven-
Cézanne d’Aix-Marseille, nous raconte
cune conception globale du cos- tuelles limites ou insuffisances.
l’histoire de cette utilisation. Techniques
et précis, ses textes sont d’un accès d’au-
tant plus facile qu’ils sont efficacement
illustrés de photographies venant à point,
où la magnifique matière de l’ocre du
J acques Merleau-Ponty (1916-
2002) est sans conteste le phi-
losophe français à avoir le
plus profondément réfléchi à
l’évolution de la cosmologie.
mos, comme c’était le cas chez
Aristote, par exemple). Du coup,
entre le XVIIe et le XIXe siècles, scien-
. Thomas Lepeltier.
Université d’Oxford

Lubéron ou d’ailleurs dans le monde


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se reconnaît partout. Son œuvre éclaire singulièrement
et plus d’informations sur :
cette discipline qui a longtemps
eu du mal à se faire accepter com-

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