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Grenoble Sciences est un centre de conseil, expertise et labellisation de l’ensei-
gnement supérieur français. Il expertise les projets scientifiques des auteurs dans
une démarche à plusieurs niveaux (référés anonymes, comité de lecture inte-
ractif) qui permet la labellisation des meilleurs projets après leur optimisation.
Les ouvrages labellisés dans une collection de Grenoble Sciences ou portant la mention
« Sélectionné par Grenoble Sciences » (« Selected by Grenoble Sciences ») corres-
pondent à :
»»des projets clairement définis sans contrainte de mode ou de programme,
»»des qualités scientifiques et pédagogiques certifiées par le mode de sélection (les
membres du comité de lecture interactif sont cités au début de l’ouvrage),
»»une qualité de réalisation certifiée par le centre technique de Grenoble Sciences.
Livres et pap-ebooks
Grenoble Sciences labellise des livres papier (en langue française et en langue
anglaise) mais également des ouvrages utilisant d’autres supports. Dans ce contexte,
situons le concept de pap-ebook qui se compose de deux éléments :
»»un livre papier qui demeure l’objet central avec toutes les qualités que l’on connaît
au livre papier,
»»un site web corrélé ou site web compagnon qui propose :
››des éléments permettant de combler les lacunes du lecteur qui ne possèderait pas
les prérequis nécessaires à une utilisation optimale de l’ouvrage,
››des exercices de training,
››des compléments permettant d’approfondir, de trouver des liens sur internet…
Le livre du pap-ebook est autosuffisant et certains lecteurs n’utiliseront pas le site
web compagnon. D’autres pourront l’utiliser, et chacun à sa manière. Un livre qui
fait partie d’un pap-ebook porte en première de couverture un logo caractéristique.
Le lecteur trouvera le site compagnon du présent livre à l’adresse internet suivante :
http://grenoble-sciences.ujf-grenoble.fr/pap-ebooks/viennot
Il y a bientôt dix ans, j’écrivais la préface de l’un des nombreux ouvrages que
Laurence Viennot a consacrés à l’enseignement de la physique, ouvrage intitulé
précisément « Enseigner la physique ». J’y insistais sur la désaffection des étudiants
pour les filières scientifiques, très marquée aux États-Unis mais qui n’épargne pas les
pays européens et la France en particulier.
Ce nouvel ouvrage, « En physique, pour comprendre », aborde le problème sous
un angle original que la première phrase nous révèle d’emblée : « La physique doit
plaire, c’est, nous dit-on, urgent : en ce début du troisième millénaire, l’audience
baisse, nous allons manquer de physiciens. »
Il ne faut pas se méprendre, Laurence Viennot ne s’est pas ralliée au clan des péda-
gogues qui prétendent transformer tout enseignement en activité ludique. Certes, on
peut apprendre en jouant mais l’objectif qu’elle s’est fixé est autrement plus ambi-
tieux puisqu’il s’agit non pas tant d’apprendre que de comprendre aux fins d’en
tirer une satisfaction intellectuelle bien plus profondément motivante. Pour nombre
d’élèves ou d’étudiants, la physique ne va guère au-delà de « on applique la for-
mule » pour réussir « à faire » le problème posé dans le respect le plus strict des
conventions explicitées par les instructions détaillées des programmes officiels. Le
système est suffisamment encadré et codifié pour que l’on puisse apprendre sans
comprendre, ce qui n’est effectivement pas très séduisant.
« En physique, pour comprendre », n’est pas un livre facile mais il peut heureusement
être abordé par celles des entrées de la table des matières qui inspireront (ou intrigue-
ront) plus fortement le lecteur. C’est aussi un livre qui dérange et il peut même inter-
peller les physiciens les plus avertis. Pour ne citer que l’un des exemples qui illustre
la couverture, il y a beaucoup de choses à comprendre avant d’embarquer dans une
montgolfière, fut-elle la « montgolfière d’enseignement » du paragraphe 6.1 !
La formule choisie du site web associé au livre permet de tirer le meilleur profit des
nombreuses références bibliographiques. C’est ainsi qu’un autre exemple qui illustre
la couverture, les bouteilles percées de l’annexe D, nous propose une belle collection
d’erreurs historiques et grande fut ma déception d’apprendre que le génial Léonard
de Vinci n’avait pas soumis ses conclusions en la matière à une vérification expéri-
mentale, tout de même plus facile à réaliser que pour ses machines volantes.
Je recommande la lecture de ce livre non seulement à tous mes collègues enseignant
la physique et les autres disciplines scientifiques, à quelque niveau que ce soit, mais
aussi aux étudiants, aux futurs enseignants et à tous ceux qui prendront plaisir à
comprendre…
Guy Aubert
Professeur émérite à l’université Joseph Fourier de Grenoble
Conseiller d’État en service extraordinaire honoraire
Ancien directeur général du Centre National de la Recherche Scientifique
Table des matières
Introduction 1
La physique doit plaire, c’est, nous dit-on, urgent : en ce début du troisième millé-
naire, l’audience baisse, nous allons manquer de physiciens. Bien des enseignants
répondront qu’elle doit plaire de toute manière, dès lors qu’elle est proposée comme
matière d’enseignement. Maintenant, comment plaire ?
Ce texte propose une réponse partielle. Partielle mais relative à un aspect essen-
tiel, du moins pour de nombreux enseignants. Certes, les objectifs d’enseignement
relèvent d’un choix avant tout politique. Mais pour choisir, il faut connaître ce qu’il
y a d’accessible au catalogue, à un prix abordable. Il est question ici de la satisfac-
tion intellectuelle de ceux qui apprennent1. Le lecteur jugera lui-même à quoi peut
bien servir le fait que nos élèves éprouvent du plaisir à raisonner en physique. Ce
texte s’attache à présenter des éléments susceptibles d’aider les enseignants qui le
souhaitent à agir de manière plus accentuée sur ce terrain.
Les enseignants, bien sûr, cela compte beaucoup plus que les textes officiels, même
si l’influence de ces derniers est forte. Si on leur parle de satisfaction intellectuelle,
beaucoup diront qu’ils n’ont pas attendu des encouragements pour avoir cette belle
ambition. Mais tant de contraintes s’interposent ! Le réalisme est donc un incon-
tournable invité dans ce débat, et la modestie est nécessaire. Pourtant il n’est pas
interdit d’envisager que les moyens à l’origine de tel ou tel effet bénéfique puissent
se partager largement, dans un contexte réaliste d’enseignement ou d’information
scientifique.
Dans quelle mesure et comment peut-on enseigner dans des conditions réalistes tout
en favorisant la satisfaction intellectuelle de nos élèves ?
1 Plusieurs chercheurs ont inscrit l’expression même de « satisfaction intellectuelle » dans leur
problématique de recherche. Ainsi Viennot L. (2006) Teaching rituals and students, intellectual
satisfaction, Phys. Educ. 41, 400-408 (http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400) ; Feller I. (2008)
Usage scolaire de documents d’origine non scolaire en sciences physiques. Eléments pour un état
des lieux et étude d’impact d’un accompagnement ciblé en classe de seconde, Thèse, Université
Paris Diderot (http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00366318/) ; Feller I., Colin P. & Viennot L.
(2009) Critical analysis of popularisation documents in the physics classroom. An action-research in
grade 10, PEC, 17(17), 72-96 ; Mathé S. & Viennot L. (2009) Concern for coherence in journalists
and science mediators-to-be: are they open to this prospect? PEC, 11 (11), 104-128.
2 En physique, pour comprendre
Le propos du livre s’inscrit dans cette question, évidemment de façon limitée. L’at-
tention se centrera sur la façon dont quelqu’un qui apprend peut s’approprier un
raisonnement en relation avec la physique. Nous ne parlons pas de « démarche(s)
scientifique(s) », ni même plus modestement de « démarche d’investigation »,
expressions qui ont été très centrales dans les textes officiels français. C’est essen-
tiellement à l’intelligibilité et à la cohérence d’un raisonnement formulé – par un
élève, un auteur, une supposée autorité, de manière générale un interlocuteur – que
nous nous intéressons ici. Intelligibilité et cohérence : comment inviter quelqu’un à
ne pas renoncer sur ces deux terrains, comment apprécier le bonheur de celui qui, ne
renonçant pas, se voit grandir intellectuellement ?
Ces questions semblent situer les bénéficiaires supposés de cette démarche dans une
attitude relativement passive, en réception de message. Marcherait-on à contre cou-
rant, en ces temps où l’on valorise l’action du sujet ?
Oui et non. Ce qui est souligné ici est l’importance de la prise de connaissance au
sens fort de l’expression, au sens actif, justement. Former en science n’est pas seule-
ment former à la découverte, ni encore moins former directement à la découverte. Le
futur citoyen, et même le futur chercheur, auront à prendre connaissance de ce que
d’autres ont dit en matière de science. La façon dont on se situe devant les résultats
ou prises de position des autres est cruciale. Même le chercheur ne passe pas tout
son temps à chercher tout seul, loin de là. Il regarde aussi ce que font les autres, et se
demande ce qu’il en comprend. « Il ne suffit pas d’avoir la solution d’un problème,
il faut savoir en profiter »2 : ce message que nous adressons à nos élèves vaut plus
largement.
Invoquer cette aptitude, c’est faire référence à ce que l’on nomme souvent l’esprit
critique. Ici, c’est essentiellement à l’une de ses composantes que nous nous intéres-
sons : la recherche de l’intelligibilité, dans une visée d’évaluation de la cohérence
et du champ d’application du propos analysé. Approche limitée, donc, puisque n’y
sont pas abordées, notamment, la pertinence sociale des questions traitées, ou encore
l’image du développement de la science donnée par tel ou tel texte.
Mais il ne s’agit pas non plus d’une démarche qui se limiterait aux pratiques cou-
ramment recommandées, et certes très utiles, de « contrôle du résultat » d’un calcul,
2 Viennot L. (1997) Corrigés modes d’emploi, document LDAR (ex. LDSP), Université Paris
Diderot, p 2.
Introduction 3
via des techniques classiques telles l’analyse dimensionnelle, ou encore celle des cas
limites3.
L’ambition qui inspire ce livre est plus large. Il s’agit de susciter, via une compré-
hension approfondie, la satisfaction intellectuelle des élèves. Pour cela, nous misons
ici sur la cohérence interne des théories physiques en usage4, et sur leur pouvoir pré-
dictif. La question est de savoir comment amener les élèves à en prendre conscience.
Pourtant, avant de s’embarquer dans une évocation lyrique des vertus de la satisfac-
tion intellectuelle, il faut bien convenir que celui qui cherche à maîtriser un raison-
nement explicatif est confronté au préfixe du terme « satisfaction » (du latin satis : à
suffisance) : qu’est-ce donc qui va « suffire » pour accéder à la compréhension ?
Ogborn et al. (1996)5 soulignent qu’un raisonnement en sciences physiques, en
termes de pouvoir explicatif, est comme « la pointe d’un iceberg » : il surmonte une
masse de théorisation implicite, qui donne leur sens à la fois à l’explication fournie
et à la question posée6. Les auteurs proposent cette analyse à propos des explications
des enseignants en classe, mais celle-ci s’applique aussi aux raisonnements dits « de
sens commun » : dans les deux cas, l’argumentation s’appuie sur des éléments admis
sans discussion – sous la ligne de flottaison de l’« iceberg » – , soit parce qu’appris
en classe auparavant et déjà quasi métabolisés, soit parce que relevant de l’évidence
attribuée par Bachelard7 à la connaissance commune.
Poursuivant l’analogie, il semble qu’un fondement essentiel pour la satisfaction
intellectuelle de celui qui cherche à comprendre soit sa propre adaptation à la « ligne
de flottaison » de « l’iceberg » qu’on lui propose. L’insécurité que génère la situation
contraire est bien connue, et tout enseignant qui se respecte s’efforce de l’éviter. Au
demeurant, il arrive que certains sentiments de sécurité soient bien abusifs : nous
verrons des cas où l’intérêt peut surgir quand on comprend que l’on n’avait pas
compris. Il arrive surtout – en fait toujours – que l’on doive se contenter d’un certain
3 Voir plus loin, chapitre 1, note 21. A propos de l’esprit critique, on peut regretter que cette attitude
ait été, en fait, peu évaluée au baccalauréat. Voir à ce sujet la thèse de M. Rigaut (2005) L’épreuve
écrite de physique au baccalauréat : analyse du point de vue du contrat didactique, une étude
centrée sur les années 1999 et 2000, Université Paris 7.
www.matthieurigaut.net/public/docs/these_didactique_matthieu_rigaut.pdf
4 A titre d’exemple : les lois de Newton.
5 Ogborn J., Kress G., Martins I. & McGillicuddy K. (1996) Explaining Science in the Classroom,
Buckingham: Open University Press, 13.
6 Ils évoquent à ce propos l’analogie de comportement entre le Lithium, le Sodium et le Potassium
lorsqu’on en jette un morceau dans l’eau, et l’explication liée à la classification périodique des
éléments, ou encore les commentaires en termes de molécules sur les changements d’états de l’eau.
7 Bachelard G. (1938) La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris.
4 En physique, pour comprendre
8 De Broglie L. (1941) Continu et discontinu en physique quantique, Albin Michel, Paris, p 87.
9 Voir l’exemple de la montgolfière au chapitre 6.
10 R. Feynmann écrivait dans The character of physical laws (1965), traduction H. Isaac, J.M. Levy-
Leblond et F. Balibar (La nature des lois physiques) en 1980 au Seuil, p 38 : « Mais la gravitation
est simple et c’est bien là le phénomène le plus impressionnant (…). Elle est simple et donc belle ».
Introduction 5
11 L’idée d’un effort intellectuel est très communément exclue dans la définition de ce que devrait être
la vulgarisation scientifique. « La vulgarisation se targue d’offrir une science sans douleur. », à en
croire B. Jurdant (1975) La vulgarisation scientifique, La Recherche, 53, 149.
6 En physique, pour comprendre
14 Colin P., Chauvet F. & Viennot L. (2002) Reading images in optics: students « difficulties
and teachers » views, International Journal of Science Education, 24 (3), 313‑332 ; Viennot L.,
Chauvet F., Colin P. & Rebmann G. (2005) Designing Strategies and Tools for Teacher Training,
the Role of Critical Details. Examples in Optics, Science Education, 89 (1), 13‑27. Pour tout ce
qui concerne interférences et diffraction, voir, dans le sillage de la thèse de P. Colin : Colin P.
& Viennot L. (2000) Les difficultés des étudiants post-bac pour une conceptualisation cohérente
de la diffraction et de l’imagerie optique, Didaskalia, 17, 29‑54 ; Colin P. & Viennot L. (2001)
Using two models in optics: Students, difficulties and suggestions for teaching, Physics Education
Research, American Journal of Physics Sup. 69 (7), S36‑S44. Pour un résumé sur ces thèmes :
Viennot L. (2002) Enseigner la Physique, De Boeck, Bruxelles, chapitres 1 et 5.
De façon plus générale, la « grammaire de l’image » et ses modalités de décodage ont fait l’objet de
très nombreuses études. Voir par exemple Kress G. & Van Leeuwen T. (1996) Reading Images:
the Grammar of Visual design, Routledge & Kegan Paul, London.
15 Karplus R. (1969) Introductory physics. A model approach, Benjamin INC., New York, W.A., 124.
12 En physique, pour comprendre
Figure 1.3 - Le principe des interférences par les trous d’Young (S : point de la source
de lumière, S1, S2 : ouvertures quasi ponctuelles dans le premier écran, en P : récepteur)
16 Version très simplifiée d’une image figurant dans l’ouvrage : Botinelli L., Brahic A.,
Gouguenheim L., Ripert & Sert J. (1993) La Terre et l’Univers, Hachette, Paris, p 121.
Chapitre 1 - Comprendre : des outils incontrounables 13
Commentaire (problématique) de cette figure : Pour une direction u donnée, les surfaces d’onde
correspondant aux rayons diffractés sont des plans perpendiculaires à u. (manuel scolaire)
X X )¶
6
2 ' 2 6¶
(
/ /
Mise au point : Il est incohérent de parler de front ou de plan d’onde associés aux rayons
diffractés alors que les tracés symbolisent des trajets de lumière dont la phase dans un tel
plan n’est pas la même, en général (d’où les calculs classiques de l’amplitude lumineuse
résultante). Le parallélisme de ces trajets suggère abusivement qu’il s’agit d’une onde plane.
Figure 1.5 - Schéma d'un manuel scolaire17
17 Bertin M., Faroux J.P. & Renault J. (1986) Optique et physique ondulatoire ; Optique
géométrique et optique physique. Phénomènes de propagation Cours de physique, 3e édition,
Marketing, Paris.
14 En physique, pour comprendre
En fait, il n’y a pas de règles permettant de qualifier a priori une image comme
bénéfique ou dangereuse. Le risque de brouiller le message dépend évidemment
de l’accent choisi pour celui-ci, qu’il serait trompeur de croire univoque. Pour en
décider, la population envisagée comme cible est un paramètre essentiel. Vérité en
deçà d’une ligne d’objectifs, erreur au-delà.
Ainsi, la figure 1.6a montre une photo suggérant l’existence de « rayons maté-
rialisés », d’un type souvent utilisé pour mettre en évidence la propagation recti-
ligne. Dans un cours introductif d’optique élémentaire, un usage désinvolte de la
photo (figure 1.6 a)) pourrait laisser penser que des rayons de lumière, visibles, cir-
culent dans le plan du support horizontal, rectilignement comme il se doit. Dans la
figure 1.6 b), les traces sinueuses que constituent les impacts de lumière renvoient
le dispositif à la catégorie appropriée : celle des ombres. Chaque point d’une trace
lumineuse est visible par rediffusion de la lumière reçue, qui est parvenue là par
un trajet rectiligne non parallèle au support. Ce recalage est aussi un soulagement :
comment les soi-disant « rayons » horizontaux pourraient-ils ne pas contenir leur
source, située deux centimètres au dessus de la feuille support ?
a) b)
Figure 1.6 - a) Une petite ampoule, située derrière un
écran où sont découpées des fentes parallèles, produit
des traces lumineuses sur le support ; le dispositif b)
permet d'éviter une lecture au premier degré : les
traces observées sont dues au phénomène d’ombre, ce
ne sont pas des rayons18. Photos W. Kaminski.
18 Viennot L. (2004) The design of teaching sequences in physics - Can research inform practice?
Lines of attention. Optics and solid friction In Research on Physics Education, Proceedings of the
International School of Physics Enrico Fermi (Italian Society of Physics), Course CLVI, Societa
Italiana di Fisica, Bologna, 505-520.
Chapitre 1 - Comprendre : des outils incontrounables 15
les impacts sur le support de l’expérience. Mais il faut relativiser ces critiques dans
les cas où l’usage de telles « visualisations » de la lumière n'ont pas pour objectif de
conceptualiser la lumière elle-même.
Un autre exemple est très répandu : les images en « fausses couleurs », en astrophy-
sique ou dans le domaine nanoscopique. Par exemple tel « cliché » d’un atome le fait
apparaître comme un joli rond bleu. Cela ne trompera pas un physicien, mais il vaut
mieux prévenir le lecteur d’une revue de vulgarisation pour jeune public que l’atome
n’est pas bleu19.
Les remarques concernant l’image sont donc à considérer sans perdre de vue le
caractère relatif des éventuels inconvénients dénoncés.
19 Voir par exemple dans La lumière et la matière, brochure (MNSER 2005) éditée pour les lycéens
à l’occasion de l’année mondiale de la physique, la figure 21 page 13, dont la légende se borne à :
« Atome de xénon (tache bleu clair) sur un support de nickel, vu par … »
20 Enregistrée dans un référentiel différent, la trajectoire d’un mobile est différente, alors que le tracé
d’une route n’est pas modifié dans un tel changement. Cette distinction n’est nullement intuitive
(Viennot L. (1996) Raisonner en physique, la part du sens commun, De Boeck, Bruxelles, p 68.
Etude originale : Saltiel E. & Malgrange J.L. (1979) Les raisonnements naturels en cinématique
élémentaire, Bulletin de l’Union des Physiciens, 616, 1325‑1355.)
16 En physique, pour comprendre
culer une valeur de grandeur à partir d’autres qui sont connues. Mais si on lit la
formule comme une relation de dépendance fonctionnelle, le champ des possibilités
de raisonnement s’ouvre : c’est tout un ensemble de transformations qui s’invite
dans l’analyse21. Partant d'un état déterminé, si l’on augmente telle grandeur en gar-
dant telle autre constante, il se passe telle chose … Des évaluations numériques sur
un état on passe aux transformations mutuellement dépendantes de grandeurs. Et si
changer une grandeur ne change rien pour une autre, on a mis au jour une invariance.
Autrement dit, une situation analysée devient l’emblème de tout un ensemble plus
large. Si l’invariance est surprenante – nous en verrons des exemples – c’est bien sûr
beaucoup plus intéressant que lorsqu’elle semble évidente.
Ces préoccupations fonctionnelles amènent vite sur un terrain qui dépasse de loin
la technique. Elles font découvrir le pouvoir de description synthétique réellement
fascinant des théories physiques et leur élégante compacité. Au-delà de la boîte à
outils, des aspects plus affectifs pourraient bien intervenir à cette occasion. Nous
parlons ici de la satisfaction qu’il peut y avoir à comprendre, bonheur parfois pro-
fond et sans doute éphémère, mais – qui sait ? – peut-être bien suivi de plus d’effets
qu’il n’y paraît.
21 Cela donne notamment la liberté d’aller explorer les « cas limites » correspondant à ce qu’il advient
d’un phénomène lorsqu’une variable présente dans la formule tend vers 0 ou vers l’infini. Ces cas
limites étant éventuellement connus par d’autres voies (sens commun, problème déjà résolu…),
cela permet un contrôle de la formule.
Chapitre 2
Invariances surprenantes
2.1 Introduction
La couleur des cheveux de l’expérimentateur n’influe en général pas sur le résultat
d’une expérience, pas plus que la disposition des planètes ou la valeur de tel indice
boursier. Alors pourquoi indiquerait-ton les facteurs qui n’ont pas d’influence sur le
phénomène étudié ?22 Dans l’enseignement d’une notion, dans le texte d’un exer-
cice classique, il est traditionnel de ne mentionner que ce qui « compte » a priori,
et qui s’identifie souvent aux grandeurs dont les symboles figurent dans les expres-
sions algébriques mises en œuvre. Ceci résulte d’un processus de décantation draco-
nien. L’histoire des idées est souvent celle de la disqualification de grandeurs qu’on
croyait pertinentes. Une rédaction typique d’exercice reflète cet acquis et y rajoute
une couche de simplification concernant d’autres grandeurs qu'il faudrait en principe
prendre en compte : ô combien de « frottements négligés »… C’est déjà bien assez
compliqué comme cela, entend-on dire.
Laissons de côté, provisoirement, la question d’une modélisation parfois excessive-
ment simplificatrice et considérons ce que l’on ne dit pas sur ce qui ne compte pas,
ou plutôt ce que l’on ne met pas en valeur comme tel. Or ce qui donne de la valeur à
une invariance (une non-dépendance), c’est son caractère surprenant. Illustrons cela
par quelques exemples.
22 Dès 1983, une enquête de S. Rozier (L’implicite en physique : les étudiants et les fonctions de
plusieurs variables, mémoire de tutorat, DEA de didactique, Université Paris 7) explorait cette
question. Voir aussi Viennot L. (1996) Raisonner en physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 9.
18 En physique, pour comprendre
23 Une infinité de référentiels en translation rectiligne et uniforme les uns par rapports aux autres, et
dans lesquels s’appliquent, pour des objets ayant des vitesses faibles devant celle de la lumière, les
lois de Newton.
24 Einstein A. (1905) Zur Elektrodynamik bewegter Käorper, Ann. d.Ph., 17, 892‑921 (traduction par
Solovine, Gauthier-Villars, 1955, 5). Voir aussi : Einstein A. (1907) Relativitätsprinzip und die
aus demselben gezogenen, Folgerungen Jahrbuch der Radioaktivität, 4, 411-462 & 5, 98-99.
25 Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, p 172‑173.
Chapitre 2 - Invariances surprenantes 19
26 Ceci dans un milieu dit « non dispersif », où les ondes de fréquences variées se propagent toutes
à la même célérité, la forme de la « bosse » se conservant. L’expression de la vitesse de phase (ou
célérité) du son est c = 8 M B ½, où R est la constante des gaz parfaits, M la masse molaire du gaz,
RTγ
elles ont un pouvoir rassembleur pour des cas de figure que l’on pouvait croire dis-
tincts et qui ne le sont pas à tout point de vue.
Il ne manque parfois qu’un soupçon d’explicitation pour déclencher cette bénéfique
surprise.
Figure 2.2 - Une situation qui permet de souligner ce que signifie la solution clas-
sique d'un exercice sur les frottements : « L’accélération d’un skieur le long de la
ligne de plus grande pente vaut : a = g (sinθ – μd cosθ) », μd coefficient de frotte-
ment de glissement et g accélération de la pesanteur. Selon ce modèle, la course
des skieurs serait jouée d’avance : Egalité ! D’où vient l’invraisemblance ?
28 Pour une mise au point sur l’historique et les limites de ce modèle simple, on pourra lire Besson U.,
Borghi L., De Ambrosis A. & Mascheretti P. (2007) How to teach friction: Experiments and
models, American Journal of Physics, 75 (12), 1106‑1113; et Besson U. (2005) Le mésoscopique
en physique et en didactique, Bulletin de l’Union des Physiciens, 873, 441-462.
Chapitre 2 - Invariances surprenantes 21
Imaginons – cas d’un examen de première année de premier cycle universitaire – que
ce bloc soit censé modéliser un skieur dans la ligne de plus grande pente d’une piste.
La solution est là, présentée à un groupe de travaux dirigés29. Que peut-on utilement
ajouter ?
Une question : si deux skieurs en tout point identiques ont des skis de largeur dif-
férente, que nous prédit la solution ci-dessus à leur propos ? On ne voit pas dans
l’expression de l’accélération a la largeur de ski. Cette grandeur, la largeur du ski,
serait-elle non pertinente, ou se cache-t-elle dans le coefficient μd ? Sinon il faut
admettre la solution de cet exercice qui prédit l’arrivée simultanée des deux skieurs
partis en même temps.
Ainsi est introduite une question que l'énoncé avait permis de négliger : de quoi
dépendent ces coefficients et de quoi ne dépendent-ils pas ? Il est surprenant que μd
et μs ne dépendent pas de l’aire de contact. On peut discuter la valeur de ce modèle.
Il faut au moins réaliser ce qu’il implique.
La modélisation peut se compléter par l’idée que des aspérités, plus nombreuses en
cas d’aire de contact plus grande, sont aussi d’autant moins écrasées et donc moins
actives dans le frottement. L’un compensant l’autre, le résultat pourrait être le même.
C’est en tout cas cette invariance que l’on enseigne couramment, plus ou moins
explicitement. La souligner, alors qu’elle est surprenante, c’est inviter les élèves à
une activité intellectuelle beaucoup plus gratifiante que la simple attribution d’une
lettre à un coefficient, qui va rentrer dans une formule et permettre un calcul.
léger (moins dense). Peut-on croire, là encore, que ces deux skieurs, partis ensemble,
vont arriver ensemble au bas de la piste ? L’invariance du résultat par rapport à la
masse n’est ici que le reflet de l’oubli volontaire des forces de frottements visqueux
sur l’air, de module FV. Celles-ci ne dépendent pas de la masse, le résultat cinétique
en dépend donc : en divisant par m les éléments du bilan pour obtenir la valeur de
l’accélération, il reste un terme – celui qui est associé au frottement sur l’air – com-
portant cette grandeur au dénominateur : a = g (sinθ – μd cosθ) – FV / m. Plus la
masse est grande, plus ce terme retardateur, – FV / m, est faible, d’où l’intérêt d’être
un champion très dense !
Même non passionné par la descente à ski, on peut garder des réflexions précédentes
une formulation générale : en mécanique élémentaire31, si toutes les forces exer-
cées sur l’objet dont on analyse le mouvement sont proportionnelles à sa masse,
celle-ci est un paramètre non pertinent ; si au contraire, certaines de ces forces n’en
dépendent pas, le mouvement de l’objet en dépend. Pourquoi alors la fusée de « On
a marché sur la Lune », moteur coupé, ne serait-elle pas attirée par l’astéroïde Adonis
alors que le capitaine Haddock, imprudemment sorti sous l’emprise de l’alcool, s’en
rapproche dangereusement32 ? Certainement pas parce que le pauvre capitaine serait
moins massif que la fusée (moteur coupé, donc aussi passive que lui).
Quant aux spectrographes dits « de masse », ils exploitent l’existence de forces dues
au champ électrique, qui, elles, ignorent la masse de l’objet dévié : d’où l’influence
de celle-ci dans la déviation observée. Pour la même raison, la trajectoire d’une par-
ticule chargée dans un champ magnétique dépend notamment de sa masse.
2.6 Le miroir
Exercice bien classique en première ou en début d’université : le champ d’un miroir.
La loi de Descartes en quatre traits de crayon (figure 2.3) et voilà le problème
résolu.
Résolu mais pas terminé, du moins pas de manière très intéressante. Si l’on décide
de s’intéresser à la portion de plan parallèle au miroir et visible par « un œil » situé
dans ce plan33, cela revient à se demander quelle portion d’elle-même une personne
pourra voir dans sa glace.
31 Le cas considéré ici est celui d’un référentiel galiléen. Dans un système à deux ou plusieurs corps,
dont le centre de masse ne s’identifie pas avec celui du plus massif, la situation se complique.
32 Voir Hergé, On a marché sur la Lune, Dargaud, Paris, p 8.
33 Voir Chapitre 4, Exercice 4.2.
Chapitre 2 - Invariances surprenantes 23
On peut faire une simulation miniaturisée de cette situation en distribuant dans une
classe des petits miroirs carrés de 1 cm de coté34, ainsi que des petits cartons (carrés
de 4 cm de côté) quadrillés au même format que les petits miroirs (carrés de 1 cm
de coté) et percés en leur centre. En regardant à travers le trou central, œil collé au
carton dont les carreaux sont tournés vers le miroir, on peut compter combien on en
voit ; ceci revient à compter combien de centimètres carrés de son propre visage sont
visibles dans le miroir. Et chacun de compter : « quatre » répondent les premiers
étudiants, « moi aussi » enchainent les autres. Il n’est pas immédiat d’entendre : « ça
ne dépend pas de la distance ! ». Peu à peu, on voit les uns et les autres rapprocher et
éloigner leur miroir. Il est frappant de lire dans les gestes des personnes la succession
des opérations intellectuelles : mesurer, dans la fixité de l’attention, puis mettre à
l’épreuve une possible invariance en bougeant le bras.
34 Tels ceux qui ornent les boules chargées de réfléchir la lumière, qui tournent au plafond des soirées
festives. Manipulation suggérée par W. Kaminski, communication personnelle.
24 En physique, pour comprendre
35 Il existe actuellement un consensus pour faire précéder toute manipulation d'un échange et d'une
formulation, par les élèves, des résultats qu'ils pensent observer. C’est délibérément que la gestion
proposée pour cet épisode est différente : l’émergence progressive de la question de l’invariance
est ici visée, et serait court-circuitée par la gestion classiquement proposée.
36 Noter que c’est beaucoup moins facile dans le cas de la vitesse de phase d’une onde.
37 Voir Viennot L. (1996) Raisonner en physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 9.
Chapitre 2 - Invariances surprenantes 25
dans la suite de cet ouvrage, la répétition en la matière ne semblant pas a priori trop
nuisible, au vu des pratiques courantes. Nous verrons en particulier que ce qui vaut
pour la valeur d’une grandeur s’applique également à des déclarations plus quali-
tatives. Ainsi cette proclamation, commentaire fréquent à propos de la relation des
gaz parfaits (pV = nRT, en notations habituelles) : « Tous les gaz, dans la mesure
où ils peuvent être assimilés à un gaz parfait, se comportent de la même manière ».
Evidemment, tout dépend de ce que l’on appelle « comportement » (voir ci-après au
chapitre 3). Le risque d’incompréhension est là. La thermodynamique n’est pas le
seul domaine où ces préoccupations soient pertinentes.
Une variable dont l’absence d’influence a de quoi surprendre, cela se célèbre. Un
plaisir à surveiller, néanmoins.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 3
pérature extrêmement basse, le tout embarqué dans une fusée chargée de mettre un
satellite en orbite, cela pose un problème aigu au décollage.
Parfois ce type d’analyse fonctionnelle peut fonctionner en sens inverse. On a l’in-
tuition des dépendances, on y retrouve la formule. Imaginons ainsi que l’on cherche
à se souvenir de l’expression du rayon de courbure R de la trajectoire d’une particule
chargée (de charge q et de masse m) dans un champ magnétique, B . On sait qu’elle
implique une fraction, deux grandeurs sont au numérateur, deux autres au dénomi-
nateur. « qB sur mv » ou « mv sur qB » ? Trou de mémoire ! Une brève analyse de ce
qui contribue à l’inertie de la particule (m et v) et de ce qui est susceptible d’interve-
nir dans la force responsable de la courbure (q et B), formuler que tourner peu c’est
être sur une trajectoire à grand rayon de courbure, et le doute n’est plus possible :
R = mv .
qB
Tels sont, sur des exemples élémentaires, les types de raisonnement qui deviennent
disponibles quand on se place dans le registre fonctionnel. Leur valeur est en principe
très reconnue par une large majorité d’enseignants de physique. Il est d’autant plus
opportun d’y revenir. Il s’agit de contribuer à accroître leurs chances d’intervenir
fortement dans la pratique et de souligner quelques pièges éventuels à leur propos.
40 Cette question, qui ne fait appel qu’à des choses « bien connues », doit sa mention ici à un fait
d’expérience personnelle, sur quinze ans de formation de professeurs stagiaires (environ trois
cent cinquante personnes, donc) : ceux-ci ne se l’étaient jamais posée auparavant, à de rarissimes
exceptions près, et restaient souvent perplexes quant à la réponse à donner. On peut même
s’entendre alors demander si la relation reste valable dans le cas d’un champ non uniforme.
41 Un exercice proposé lors d’une enquête à des élèves de Terminale met en scène cette propriété
pour un spectrographe de masse : le temps de transit d’une particule de charge et vitesse données,
parallèlement aux, et entre les plaques d’un condensateur plan dépend-il du fait que celui-ci soit
chargé ou non ? Outre l’occasion d’un taux d’échec important, on peut y trouver une source de
réflexion intéressante pour les élèves (Rigaut M. & Viennot L. (2002) Réduire le théorème du
centre d’inertie : jusqu’où ? Bulletin de l’Union des Physiciens, 841, 419‑426).
42 Leçons de Marie Curie, recueillies par Isabelle Chavannes en 1907. Physique élémentaire pour
les enfants de nos amis (2003) ouvrage coordonné par Leclercq B., EDP Sciences, Paris, p 33.
30 En physique, pour comprendre
« Qu’est-ce qui a pressé sur le ballon qui est dans l’eau ? L’eau, évidemment, mais
aussi l’air qui presse sur l’eau. Cette dernière pression se transmet à travers l’eau.
Quand ce ballon était à la surface de l’eau, c’était seulement la pression atmosphé-
rique qui le pressait ; quand je l’ai enfoncé dans l’eau, il a eu à supporter la pression
atmosphérique et la pression de l’eau. »
Figure 3.1 - Petit ballon immergé dans une cuve pleine d'eau.
Deux lectures dans cette situation simple :
› Une vision causale de la pression hydrostatique. Explication de Marie
Curie, rapportée par une élève : Qu’est-ce qui a pressé sur le ballon
qui est dans l’eau ? L’eau évidemment mais aussi l’air qui presse sur
l’eau. Cette dernière pression se transmet à travers l’eau.
› Lecture newtonnienne de la situation : Qu’est-ce qui a pressé sur le
ballon qui est dans l’eau ? L’eau.
z
Dans l'expression p(z) = patm + ρgz, il y a bien deux termes dans l’ex-
pression de p(z), mais cette grandeur caractérise localement l’eau et
détermine son interaction avec le ballon.
Si l’on enlève les parties de ce raisonnement mises ici en gras italique, le texte est
parfaitement cohérent. C’est l’eau qui exerce sur la surface du petit ballon (enfoncé
à une profondeur z) des forces de contact dues à la pression, celle-ci répondant à
l’expression p = p0 + ρgz (grandeurs en notations habituelles, axe 0z dirigé vers
le bas, origine à la surface de l’eau). Même si cette relation comprend deux termes
respectivement en relation avec la pression atmosphérique, p0, et avec la profondeur
d’immersion, z, c’est bien l’eau et elle seule qui exerce des forces de contact sur
l’enveloppe du ballon. Une lecture causale ne doit pas faire oublier la stricte signifi-
cation de la relation.
On trouve aussi, pour un niveau de compétence plus élevé43, un cas où la relation
cache de façon troublante ce qui détermine la valeur d’une grandeur. Il s’agit de
l’expression du champ électrique E au voisinage d’un conducteur en équilibre élec-
trostatique : E = εσ0 n , n désignant un vecteur unitaire normal au conducteur dirigé
vers l’extérieur au point considéré, σ la densité surfacique locale de charge et ε0 la
permittivité du vide (figure 3.2).
43 Typiquement, en France : deuxième année universitaire ou classe préparatoire aux grandes écoles,
deuxième année.
Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant 31
E= σ
n E1
ε0
E1 contribution au champ
E2 des charges situées sur le conducteur
E2 contribution directe au champ
d’une charge extérieure (ici positive)
Lorsqu’on interroge sur les sources de ce champ E , c’est massivement que l’on
s’entend répondre qu’il s’agit des seules charges situées sur le conducteur (loca-
lement, ou bien sur l’ensemble du conducteur)44. Pourtant, le principe de super-
position impose que le champ en un point quelconque d’un dispositif quelconque
soit la somme des contributions de toutes les charges présentes dans l’univers. La
seule source admissible par les élèves devrait-elle se voir dans la formule45 ? Il se
trouve que la variable σ s’adapte aux contributions cumulées de toutes les charges
présentes, à l’extérieur du conducteur comme à sa surface, pour en retraduire à elle
seule les effets au voisinage du point concerné. La puissance et le caractère non
intuitif des théorèmes d’électrostatique apparaissent bien ici, et il n’est pas interdit
de s’extasier sur le fait qu’une expression aussi réduite rende compte de situations
potentiellement aussi variées.
Il faut donc considérer avec prudence une lecture causale par trop directe des rela-
tions entre grandeurs physiques. Cette remarque s’étendrait d’ailleurs avec profit
aux relations statistiques indûment interprétées comme si « corrélation » signifiait
« relation causale », celle-ci faisant de plus l’objet d’une orientation arbitraire. Mais
ceci est une autre histoire.
44 Voir l’étude à ce propos Rainson S. & Viennot L. (1998) Charges et champs électriques : difficultés
et éléments de stratégies pédagogiques en Mathématiques Spéciales Technologiques, Didaskalia 12,
p 31-59, et Viennot L. (2002) Enseigner la physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 4, p 131-155.
45 Dans l’étude de Rainson (note précédente), il est à ce propos fait mention du syndrome de « la
cause dans la formule ».
32 En physique, pour comprendre
3.4 Des facteurs non apparents dans une relation entre grandeurs :
pas toujours sans importance
Le risque que nous commentons maintenant s’apparente au précédent. Il arrive que
des variables susceptibles d’intervenir dans un phénomène soient ignorées sous pré-
texte qu’une formule importante ne les contient pas. Ainsi la masse moléculaire des
gaz. Prenons-les « parfaits », ces gaz, pour simplifier, d’ailleurs ils sont souvent si
proches de cet état… Alors, nous pouvons utiliser la célèbre formule pV = nRT, en
notations habituelles46. Nous pourrions croire, hypnotisés par la relation des gaz par-
faits, que la masse moléculaire n’a aucune importance ici47. Pourtant, à température
donnée, la vitesse moyenne des molécules dépend de la masse moléculaire du gaz48 :
c’est ainsi que parler dans l’hélium, gaz de faible masse moléculaire, confère une
voie aigrelette, du fait d’une vitesse moléculaire moyenne supérieure à celle de l’air
dans les mêmes conditions. Pour la même raison, l’hélium diffuse plus rapidement,
à température donnée, que tout autre gaz dit « plus lourd ». Voilà pour l’aspect ciné-
tique. Quant au comportement d’un gaz dans un champ gravitationnel, il ne faut pas
s’attendre à ce que la masse moléculaire n’intervienne pas. Si l’hélium est utilisé pour
la sustentation des ballons, c’est parce que c’est un gaz « léger ». Les propriétés de
l’atmosphère, et même son existence, ont beaucoup à voir avec cette grandeur sou-
vent ignorée : la masse moléculaire du gaz. Tout ceci devrait relativiser le péremp-
toire slogan, scolairement répandu, qui revient à peu près à ceci : « à faible pression,
tous les gaz ont un comportement identique »49. Or, cet énoncé se borne à rappeler,
par précaution, que le gaz doit être dilué pour relever du modèle du gaz parfait.
46 p : pression, V : volume, n nombre de moles, soit le nombre de molécules N divisé par le nombre
d’Avogadro (A = 6,023 1023), R : constante des gaz parfaits, T : température absolue.
47 Voir sur ce thème les travaux de Chauvet F. (2004) Une simulation pour explorer un modèle
cinétique de gaz en seconde, Bulletin de l’Union des Physiciens 98 (866), 1091‑1105, ainsi que ses
documents de formation en ligne : http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0306d/Gaz_a.htm
48 Les relations classiques montrent qu'à température T donnée, la vitesse quadratique moyenne v 2
1 3
est inversement proportionnelle à la masse moléculaire m : ec = 2 m v2 =
kT , où ec est l’énergie
2
cinétique particulaire moyenne et k la constante de Boltzmann ( k = R n = R ). Notations :
N A
voir note 46.
49 L’influence de la masse moléculaire d’un gaz, et même cette grandeur elle-même, ne sont pas
mentionnées dans le programme de la classe de Seconde en usage dans la décennie 2000-2010
(MEN-Bulletin Officiel Hors série n°12, Août 1999). Le slogan mentionné ici est l’équivalent de
phrases trouvées dans les ouvrages scolaires, ainsi Physique Seconde, Hachette Education, 2000,
Durandeau et al., p 124 : « A faible pression, tous les gaz ont un comportement identique, celui
d’un gaz idéal appelé gaz parfait ». La notion scolaire floue « d’agitation thermique », entité qui
serait liée à la température, brouille encore les cartes : c’est en effet l’énergie cinétique moyenne
par particule qui est directement liée à la température (voir note précédente).
Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant 33
50 Pour les lentilles, l’équivalence peut se montrer grâce aux relations équivalentes suivantes :
1 – 1 = 1 soit : (p – p’) . f’ = pp’ soit : – f’2 + (p’ – p) f’ + pp’ = – f’2
p’ p f’
soit : (p’ – f’) (p + f’) = – f’2 ou FA . F’A’ = – f’ 2
Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant 35
d’ = F’A’
f’
0 d = FA
Figure 3.3 - Relation entre abscisses de l’objet et de l’image, avec origine aux
foyers, dans le cas d’une lentille mince convergente (f’ > 0) : d = FA , d’ = F’A’
0
f’ OA = p
B
F’ A’
A 0
B’
Schéma usuel pour
un cas particulier
B
B’
A F’ A’ 0
0 OA = p
Figure 3.4 - Relations de conjugaison pour les lentilles minces dans le cas
a) d'une lentille convergente et b) d'une lentille divergente. Les schémas
usuels sont rappelés à côté des graphiques p’(p) (p = OA , p’ = OA’ )
Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant 37
f’
0 SA
B
B’
A S A’ F’
B
F’
A’
A S
B’
0 SA
On peut déjà être satisfait d’avoir un résumé du champ concerné aussi concis,
maniable et facilement mémorisable. Mais c’est son utilisation fonctionnelle qui lui
vaut une place dans ce chapitre. Revenons à cette histoire d’objet et d’image qui,
avec une lentille mince, se déplacent dans le même sens, pour dire vite. En termes
fonctionnels, cela donne : la fonction p’(p) est croissante. Elle l’est en effet, comme
le rappelle la figure 3.3. Mais il est maintenant clair (figure 3.4) que c’est aussi le cas
pour une lentille divergente. Quant aux miroirs, ils sont associés à une fonction p’(p)
décroissante (figure 3.5). Ils déplacent donc l’image dans le sens opposé au déplace-
ment de l’objet sur leur axe. Le miroir plan ne fait pas exception, comme l’illustrent
la forme limite de la formule (p’ = – p) pour une valeur infinie de la distance focale,
et le graphique associé (la seconde bissectrice).
Tout exercice d’optique peut être transformé pour mettre à profit les vertus de tels
graphiques. Dans les pages qui suivent51, le lecteur pourra comparer une version
classique et sa reformulation, assorties de leurs corrigés respectifs. Il apparait, au
moins, que les activités intellectuelles correspondantes sont différentes. On pourrait
bien conclure que l’idéal, pour cette situation, est de résoudre les deux versions de
l’exercice, puis d’en comparer et synthétiser les approches. Pour l’instant, consta-
tons au moins que l’éventail des actions possibles est plus ouvert que ne le sug-
gère la pratique courante. Ceci tout en notant bien l’effort d’abstraction accru que
nécessite l’approche fonctionnelle illustrée ici et, de façon générale, la pratique des
graphiques.
51 Voir Chapitre 4. Exercice 4.5. Sur l’évaluation de la pratique des graphiques au baccalauréat
(années 1999 et 2000), voir l’étude de M. Rigaut (2005, université Paris 7) : L’épreuve écrite de
physique au baccalauréat : analyse du point de vue du contrat didactique.
www.matthieurigaut.net/public/docs/these_didactique_matthieu_rigaut.pdf
Chapitre 3 - L'analyse des dépendances fonctionnelles, un outil puissant 39
52 En approximation classique, mais sans nécessité que ce gaz soit parfait : Diu B. et al. (1989)
Mécanique Statistique, Hermann, Paris, p 350-352.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 4
Mise en pratique
4.1 Introduction
Les textes qui suivent illustrent les variations que l’on peut conduire autour d’un
texte d’exercice standard, en s’inspirant des réflexions qui précèdent. L'objectif n'est
pas de fournir une quelconque rédaction idéale. On peut sans doute trouver bien des
défauts aux suggestions proposées. Le but est d’ouvrir l’éventail de ce qui est pos-
sible dans un cadre classique. Les propositions présentées ont été mises en œuvre en
première année universitaire en physique.
Trois des textes de ce chapitre illustrent directement une activité de critique de solu-
tion d’exercice.
La philosophie qui sous-tend ce type de proposition est la suivante : savoir prendre
connaissance du travail des autres – relativement à la science – est une aptitude uni-
versellement utile. Ceci non seulement pour le futur citoyen, l’élève qui copie sur
son voisin, l’étudiant qui apprend un cours, mais aussi pour le futur chercheur. Or
l’examen critique d’un texte est une activité qui ne s’improvise pas, mais requiert
une éducation.
La forme illustrée ici est celle de l’analyse de corrigé banal d’exercice standard : il
s’agit d’exemples extraits de feuilles de Travaux Dirigés de première année universi-
taire ou de livres d’enseignement, y compris de Terminale. Quant au corrigé qui sert
de base au travail proposé, le « texte » utilisé peut se réduire à une trame de calcul
ou un schéma, ou bien comporter quelques liens verbaux. Le but n’est pas d’évaluer
les mérites de tels « textes », mais d’en prolonger l’usage par une réflexion stimulée.
On peut s’étonner que, dans cette proposition, les élèves soient censés disposer du
corrigé dans la foulée de l’énoncé de l’exercice. C’est un scénario non obligatoire,
bien sûr, mais fait pour illustrer fortement la différence entre cette activité de critique
42 En physique, pour comprendre
et celle de recherche de solution. Il est évident que ces deux formes de travail ont
vocation à s’imbriquer. Mais n’en pratiquer provisoirement qu’une présente l’avan-
tage suivant : totalement débarrassé de l’angoisse du calcul, l’élève n’a plus qu’à
réfléchir à celui qu’il a devant les yeux. Dans le même temps d'enseignement qu’en
version classique, l’exercice est utilisé autrement.
L’expérimentation sur cet exercice inhabituel a été menée et évaluée positivement
en Terminale, et également pratiquée en travaux dirigés durant deux semaines, dans
une section entière de DEUG à l’université Paris 7 devant les enseignants en titre.
On trouvera dans les documents relatifs à ces deux expériences une série d’autres
propositions d’explication de texte53. Une série de types de question y est proposée
et illustrée. Sans en faire un dogme ni une liste limitative, on peut y trouver au moins
une source d’inspiration. Les thèmes ou propositions directes de question sont pré-
sentés dans l'encart suivant :
53 Groupe A. Cros (1983) Les exercices en classe terminale, Bulletin de l’Union des Physiciens, 659,
385-416 ; Viennot L. (1987) Corrigés : mode d’emploi, Université Paris Diderot (Paris 7), LDSP
(maintenant : Laboratoire de Didactique André Revuz).
Chapitre 4 - Mise en pratique 43
On reconnait là cette recherche du sens que visent les chapitres précédents, et, plus
particulièrement, la préoccupation de développer l’analyse fonctionnelle, au-delà
d’une seule pratique numérique des relations : celle qui se limite à « trouver la for-
mule » pour en faire un moyen de calcul du résultat (« l’application numérique »).
Les redoutables et fructueuses questions sur les hypothèses rejoignent, elles aussi,
des thèmes développés précédemment. A la clef, la découverte d’invariants et celle
de possibilités de généralisation.
En conformité avec le parti pris de simplicité qui marque ce livre, les exemples livrés
ici concernent la physique dite élémentaire. Plus qu’un catalogue, on vise l’illustra-
tion d’une démarche. Ces textes concernent :
−− le champ d’un miroir ;
−− la déviation d’une particule dans un champ magnétique ;
−− le glissement d’un bloc sur un plan incliné ;
−− un projecteur de diapositives ;
−− la flottaison entre deux fluides non miscibles.
Ils reprennent des contenus qui ont déjà servi de support aux réflexions livrées anté-
rieurement, que l’on ne détaillera donc pas à nouveau ici. Les éléments de « réponses
attendues » fournis ne sont pas davantage exhaustifs, étant admis que le lecteur de
ces lignes connait bien les solutions classiques de tels exercices.
44 En physique, pour comprendre
α d=1m
α d = 1,5 m
Figure 4.2 - Modifier la distance entre œil et miroir ne modifie pas la par-
tie du plan vertical de l’œil qui est visible dans le miroir (voir figure 4.1) :
la surface de celle-ci est toujours quadruple de celle du miroir
n’a d’ailleurs, bien sûr, pas de sens) ! Pour une analyse encore plus avancée,
on peut y associer le fait que les limites du champ de visibilité ne correspondent
pas à une discontinuité.
α d=1m
B7
ν0
q<0 0
N T
F
ν
C R
Or : v = v0 et sin α = 1 (α = 90°)
mv 20 mv0
d’où : q v0 B = $ ρ=
ρ qB
Le rayon de courbure est constant, la trajectoire est un cercle de rayon :
mv0
R=
qB
Lisez d’abord (le début de) cet exercice et son corrigé : le skieur, dans une version courante
θ B L2 C
Figure 4.5 - Les éléments d’une piste de ski impliqués dans le problème du saut à ski
a) Le skieur est à l’arrêt sur le tronçon AB. Représenter sur un schéma les
forces qui s’exercent sur le skieur. Donner la valeur (norme) de la force de
frottement en fonction de θ. Pour que le skieur puisse rester à l’arrêt sur la
pente (sans l’aide de ses bâtons), il faut que θ soit inférieur à une valeur
maximale θ0. Donner l’expression de θ0.
b) On suppose maintenant que l’angle θ est tel que le skieur peut glisser sur
la piste. Il démarre de A avec une vitesse nulle à l’instant t = 0. Déterminer
l’accélération du mouvement du skieur.
50 En physique, pour comprendre
f
N
a) f = f = mg sin θ
f < μs mg cos θ $ θ < θ0 avec tan θ0 = μs
b) f = μd mg cos θ
ma = mg sin θ – μd mg cos θ
a = g [sin θ – μd cos θ]
c) x = 1 g [sin θ – μd cos θ] t2
2
d) L1 = 1 g [sin θ – μd cos θ] t 21
2
2L
d’où μd = 1 [sin θ – 21 ]
cos θ gt 1
v1 = at1 = g [sin θ – μd cos θ] t1
2L 1
d’où v1 =
t1
Dans le texte, rien n’est dit sur le skieur, excepté qu’il a une masse non nulle. Le
schéma du corrigé suggère-t-il que ce skieur est considéré comme ponctuel ?
Une telle hypothèse est-elle requise pour mettre en œuvre ce corrigé, sinon
que représente le point de concours des forces représentées ? La composante
normale à la piste de la force exercée par la piste sur le skieur passe-t-elle ou
non par le centre de masse de celui-ci ? L’interaction de frottement avec le sol
est-elle de valeur uniforme sur toute la surface de contact ? Justifiez bien votre
réponse.
Dans le traitement qui vous est proposé pour ce problème, le coefficient μd
dépend-t-il de θ ? Discutez de ce point de vue son expression donnée dans le
corrigé, item d).
A2 p’2 = – p1
A1 2f’
p1 –2f’–f’ p
p’
4f’
f’
–2f’ –f’ 0 p
de plus 1 – 1 = 1 (2)
p’ p f’
(1) + (2) $ p2 + Lp + f’L = 0
p est solution d’une équation du second degré qui a deux racines si et seulement
si L2 – 4f’L > 0, soit : L > 4f’ (il y a une racine double si L = 4f’).
4f’
p = L c– 1 ! 1– m et p’ = L + p
2 L
p = L ^ – 1 ! 1 – 0, 1 h
2
Or, pour x petit devant 1,
2
1 + x . 1 + x + x +... donc 1 – 0, 1 . 1 – 0, 05 – 0, 001
2 8
soit 1 – 0, 1 . 0, 949 ,
ce qui conduit à :
p1 ≈ – 3,898 m p’1 ≈ 0,102 m
p2 ≈ – 0,102 m p’2 ≈ 3,898 m
On choisit la position p2, car alors p’2 > p2, ce qui assure un grandissement
p’
linéaire γ supérieur à 1 en valeur absolue (γ = ) : l’image est donc plus
p
grande que la diapositive qui sert d’objet.
Partie C
La relation p’ = L + p est l’équation d’une droite de pente – 1, d’ordonnée à
l’origine L. Pour que l’image se forme sur l’écran, il faut mettre la lentille à
l’une des positions correspondant aux abscisses des deux points d’intersection
de cette droite avec la courbe de conjugaison (figure 4.8). La position limite
d’une telle droite pour qu’il existe des solutions est donnée par la tangente au
point [– 2f’, 2f’] elle intervient pour L = 4f’.
La position d’abscisse p2, très voisine de – f’, est bien dans la zone (hachurée
sur la figure 4.8) telle que – 2f’< p < – f’, qui représente l’ensemble des points
conjugués tels que l’objet est réel et l’image plus grande que l’objet. Cette
image est inversée.
Chapitre 4 - Mise en pratique 57
Trame de corrigé
Pour toute position du cylindre, la relation fondamentale de l’hydrostatique,
Δp = – ρ gΔz (axe des z orienté vers le haut), peut être utilisée pour évaluer, dans
chaque fluide, la contribution à la poussée d’Archimède du « volume déplacé »
correspondant (hauteurs respectives h1 et h2). Les différences de pression entre
sections horizontales basse et haute des portions de cylindre immergées dans,
respectivement, les liquides 1 et 2 sont données par :
Δp1 = ρ1 gh1 et Δp2 = ρ2 gh2
La contribution éventuelle de l’air à la poussée d'Archimède (cas b) en
figure 4.9) peut être négligée par rapport aux deux autres parce que la masse
volumique de l’air est, typiquement, mille fois plus faible que celle des liquides.
58 En physique, pour comprendre
h2
Liquide 2 H Liquide 2 h2
H
h1 h1
Liquide 1 Liquide 1
On note aussi, d’après le bilan newtonien, que la différence ΔpT des pressions
entre les niveaux bas et haut du cylindre vaut, à l’équilibre hydrostatique,
Δpéq = ρs gH (2)
Les relations ne préjugent en rien de la situation particulière en cause (a) ou b)
en figure 4.9). Elles supposent seulement une situation de flottaison, c’est-à-
Chapitre 4 - Mise en pratique 59
dire qu’il y ait assez de liquide 1 pour que le solide flotte et ne repose pas sur
le fond du récipient.
Dans le cas a), où le cylindre est recouvert par le liquide 2, on a :
h1 + h2 = H
La relation (1) donne alors
h1 = h2 (ρs – ρ2) / (ρ1 – ρs) (3)
Dans le cas b), c'est la hauteur de liquide ajoutée qui fournit la valeur de h2 et
permet d’utiliser directement la relation (1) pour trouver h1.
Enfin, la relation (2) souligne bien que la différence de pression nécessaire à la
flottaison, Δpéq, ne dépend (à valeur donnée de g) que du cylindre lui-même, via
sa densité moyenne ρs et sa hauteur H.
54 Ce questionnaire est inspiré d’une enquête récente : Bennhold C. & Feldmann G. (2005) Instructor
Notes On Conceptual Test Questions, In Giancoli Physics - Principle with applications, 6th Edition,
Pearson, Prentice Hall, p 290-291. Dans cette enquête, les questions sont posées légèrement
différemment. Dans l’échantillon concerné (début d’université, effectif non spécifié), 75 % des
étudiants donnent des réponses de type 2 ou 3. Voir aussi : Viennot L. (2011) Floating between two
liquids : http://education.epsdivisions.org/muse/twoliquid.pdf
60 En physique, pour comprendre
Par ricochet, on peut espérer que ce type d’activité contribue, à la longue, à une
meilleure appréhension de la relation linaire en physique sous sa présentation
graphique.
Ici, il pourra se révéler utile de discuter tout d’abord les questions suivantes :
−− Signification physique d’une droite horizontale ?
−− Signification de la pente d’une droite ?
−− Signification de deux segments de droite parallèles ?
−− Qu'advient-il du graphique si la pression atmosphérique augmente ?
−− L’ordre de grandeur de la pression atmosphérique comparé à celui des diffé-
rences de pression dans cette situation, permet-il de situer l’origine des pres-
sions à l’intersection des axes ?
Une fois ces aspects clarifiés, la phase d’exploitation proprement dite peut
commencer.
p
Surface
du liquide 1
Surface
du liquide 2
patm
0 z1 z2 z
a) p
∆péq
H
∆péq
patm
0 zi h1 z
H
b) p
∆péq
H
∆péq
patm
0 zi h1 h2 z
H
c) p
∆péq
H
∆péq
patm
0 zi h1 h2 z
H
Expérimentation
Un matériel extrêmement simple (verre en plastique ou en verre, tube de médi-
cament ou œuf en plastique (type Kinder) lesté, eau, huile) permet de réaliser
tous les cas de figure de façon imbriquée avec les analyses algébriques et gra-
phiques présentées ici.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 5
5.1 Introduction
Si l’on discute le rapport bénéfices/coût pour l’approche fonctionnelle et sa traduc-
tion graphique, il ne faut pas se limiter à une situation physique particulière. En
effet, outre l’élégance des solutions qu’elle offre, cette approche facilite l’accès à
un aspect remarquable de la physique même élémentaire – sans préjuger des autres
sciences : peu de lois rendent compte de nombreux phénomènes55. Il importe bien
sûr, dans l’enseignement, de mettre l’accent sur cet acquis prodigieux sans lui laisser
perdre sa puissance à force d’évidence supposée. Or il existe un facteur supplémen-
taire de rapprochement : celui qui rassemble des phénomènes régis par des dépen-
dances fonctionnelles de même forme mathématique. Ainsi le modèle de l’oscilla-
teur harmonique, thème central par exemple du programme de Terminale de 199556,
encore très présent à ce niveau dans le programme suivant57, ou encore thème en
faveur pour l’introduction des ondes58. De même, la distribution de Poisson, l’expo-
nentielle décroissante, le facteur de Boltzmann ont une puissance théorique à faire
rêver tout enseignant de physique.
59 MEN, Bulletin Officiel, Hors série 12 Août 1999, Programme de Seconde Générale, Document
d’accompagnement du programme de physique de Seconde, MENRT-CNDP-GTD, 2000.
Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle 69
Cette anecdote illustre l’« enfer pédagogique » pavé de ces bonnes intentions d’illus-
tration, déjà commentées plus haut, et qu’il peut être utile d’exploiter positivement.
Une façon de le faire est de conduire une analyse critique de ce document avec les
élèves, notamment sous l’angle des contraintes de l’illustration vulgarisante60.
Reprenons le thème des liens entre phénomènes. Des étudiants de première année
ont été invités à trouver un phénomène familier relevant de la même description
formelle. Quelquefois vient cette réponse très pertinente : le décalage entre la vue
d’un éclair et la perception auditive d’un coup de tonnerre. Il est utile alors de figurer
sur un graphique (figure 5.2) les courbes – des droites, en fait – représentant la pro-
pagation des divers signaux en cause. Les pentes de ces droites indiquent la vitesse
de chaque signal. L’échelle des graphiques s’adapte aux phénomènes. Ainsi pour les
signaux interplanétaires, il importe que la pente de la droite n’apparaisse pas comme
infinie ; pour le cas de l’éclair, au contraire, on souligne que l’arrivée du signal lumi-
neux est quasi instantanée au regard de celle du son.
Distance à l’observateur
Evénement :
décharge électrique
α
Figure 5.2 - Type de graphique utilisé pour représenter les perceptions d’un
événement atmosphérique : l’éclair lumineux est perçu avant le « coup de ton-
nerre » ; la pente de la droite représentant l’avancée du signal sonore tg α, est
négative, de valeur proche de 330 m.s–1. Il faut adapter la graduation des axes.
Les travaux qu’on peut organiser sur cette base sont simples sans être immédiats,
accessibles si l’on y porte une certaine attention, et d’une grande pertinence en
60 Une recherche récente a permis d’évaluer ce type de stratégie d’enseignement : voir la thèse d’Ivan
Feller (2008) Usage scolaire de documents d’origine non scolaire : éléments pour un état des
lieux et étude d’impact d’un accompagnement ciblé, Université Paris Diderot (Paris 7). En ligne :
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/36/63/18/PDF/These_Ivan_FELLER_op.pdf. Voir aussi
l’annexe F et l’article : Feller I., Colin P. & Viennot L. (2009) Critical analysis of popularisation
documents in the physics classroom. An action-research in grade 10, Problems of Education in the
21st century (17) 72-96.
Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle 71
matière de formation. Dans des contextes variés et sur des échelles de temps diffé-
rentes, on voit à l’œuvre le même formalisme : on éprouve alors cette valeur d’uni-
fication d’une théorie physique. Au passage, l’outil mathématique en cause y gagne
en familiarité, ce qui n’est vraiment pas un luxe.
Les arguments souvent développés61 à propos de l’oscillateur harmonique ou de
l’exponentielle décroissante trouvent ici à s’illustrer avec un formalisme encore plus
simple : autant ne pas se priver des bénéfices potentiels. En tout cas, il ne paraît
pas approprié de confondre « beaucoup plus simple » avec « trop simple pour être
intéressant ».
En effet, une fois maîtrisée la lecture des graphiques espace-temps discutés ici, nous
voilà armés pour évoquer les échos, le sonar des sous-marins, les chauves-souris et
les papillons. Pour ce dernier exemple, on peut comprendre, par exemple, pourquoi
les chauves-souris ont une distance minimale et une distance maximale de détection
d’obstacle (voir figure 5.3 et sa légende).
0 Temps
62 Pour une source en mouvement par rapport à un milieu (vS), récepteur immobile,
(TR – TS)/TS = vS/c ; pour un récepteur en mouvement (vR), par rapport à un milieu, source
immobile, (TR – TS)/TR = vR/c. Le cas de l’effet Doppler relativiste (c’est-à-dire de la propagation
de la lumière dans le vide) légèrement plus complexe, n’est pas abordé ici. Pour de faibles vitesses
relatives entre source et récepteur, toutes les expressions se rejoignent au premier ordre. Voir par
exemple Bouyssy A., Davier M. & Gatty B. (1988) Physique pour les sciences de la vie, tome 3 :
les ondes, Belin, Paris.
63 Toute la fin de ce chapitre est reprise d’une étude en collaboration avec J.L. Leroy Bury. En
particulier, les figures sont reprises de l’une ou l’autre des publications suivantes : Leroy-
Bury J.L. & Viennot L. (2003) Doppler et Römer : physique et mathématique à l’œuvre, Bulletin
de l’Union des Physiciens, 859, 595-1611 ; Viennot L. & Leroy J.L. (2004) Doppler and Römer:
what do they have in common? Physics Education, 39 (3), 273-280.
Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle 73
Instant Instant
L1 de départ d’arrivée
S R
c
τ τ + L1/c
L2
vR TR = TS + (L2 – L1)/c
S R
c
τ + TS τ + TS + L2/c
Figure 5.4 - Exemple de modèle et de calcul élémentaires pour un cas d’effet Doppler
Des taches sont déposées sur un tapis roulant (de vitesse c par rapport
au milieu) par une source S (de période TS, immobile par rapport au
milieu). Les tâches sont recueillies par un récepteur R (de période TR),
en mouvement par rapport à la source à la vitesse constante vR
Quel rapport avec notre affaire de relation linéaire, à part la formule d = vt évidem-
ment à l’œuvre dans ce calcul ? Et même : où est le problème, s’il y en a un ?
Il y en a un. De nombreux élèves à divers niveaux pensent bien, avant ou après ensei-
gnement, que le décalage en période entre signaux reçus et émis est dû à la vitesse
relative entre récepteur et source. En témoignent leurs « waaaaahhoouou » évoca-
teurs de courses de formule 1, ainsi que des résultats d’enquêtes plus formelles64.
Mais ils répondent aussi comme si, cette vitesse relative étant donnée, la distance
comptait dans cette histoire, alors que cette grandeur ne figure pas dans la relation
traduisant l’effet Doppler.
Ils ont de bonnes raisons de penser cela, chaque fois que distance et vitesse rela-
tive sont couplées. C’est le cas de la vitesse radiale (projetée sur la ligne qui joint
source et récepteur) et de la distance au mobile lorsque, par exemple, une voiture de
formule 1 passe à vitesse constante devant la tribune où est l’observateur, à bonne
distance.
C’est surtout le cas pour le rougissement des galaxies associé à l’expansion de l’uni-
vers, très en faveur dans les media. La question n’est vraiment pas de faire un procès
d’incompréhension aux élèves65, mais de les aider à s’y retrouver.
On peut donc souhaiter mettre l’accent sur le fait que la substantifique moelle du
phénomène, pour l’effet Doppler, c’est sa dépendance à la vitesse relative entre
source et récepteur66.
On peut rapprocher cette préoccupation de la perspective illustrée au début de ce cha-
pitre : mettre à profit les graphiques exprimant la propagation unidimensionnelle des
signaux, ici celle de l’intersection des fronts d’onde et de la ligne joignant source et
récepteur. Partant de la figuration graphique du phénomène de réception par un récep-
teur à distance fixe de la source (figure 5.5), aussi à l’œuvre lorsqu’on analyse l’écho
sur un obstacle fixe (figure 5.3), il est naturel de regarder ce qui se passe si l’obstacle
ou le récepteur se déplace, à vitesse constante, par rapport à la source S (figure 5.6).
Récepteur
l
na
Sig
α
Source
TR
TS
t
Figure 5.5 - Graphe horaire de la propagation de signaux émis à in-
tervalles réguliers par une source périodique immobile par rapport au
milieu, et reçus par un observateur également immobile par rapport au
milieu : la période de réception TR est égale à la période d’émission TS.
65 Il est particulièrement compréhensible que ceux-ci soient perdus lorsqu’on leur présente sur la
même figure (dans le même référentiel ?) une longueur d’onde partant de la source, si l’on interprète
ainsi un « vermicelle » dessiné sur la source, et une autre différente (autre « vermicelle ») arrivant
sur le récepteur, dont le signal semble dès lors connaître l’existence avant d’être parvenu au but.
Voir par exemple Bottinelli L., Brahic A., Gouguenheim L., Ripert J. et Sert J. (1993) La Terre
et l’Univers, Col. Synapses, Hachette Éducation, Paris. L’effet Doppler-Fizeau. Encadré, p 137 ;
ou Françon M. (1986) L’optique moderne et ses développements depuis l’apparition du laser,
Col. Liaisons scientifiques, Hachette-CNRS, Paris, p 74.
66 Pour simplifier, nous évoquons le cas le plus général où l’un ou l’autre de ces éléments est immobile
par rapport au milieu, si milieu il y a, ou bien au cas de la lumière dans le vide.
Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle 75
Récepteur
∆xR
x β TS
TR
aln
Sig
α
Source
Récepteur
l
na
Sig
Source
α
β ∆xS
TR
TS
Récepteur
aln
Sig
α
∆xS
TS β
TR Source
t
Figure 5.8 - Graphe horaire pour une situation analogue à celle traitée en fig-
ure 5.6, la source s’éloignant cette fois de l’observateur S : la période de récep-
tion TR est supérieure à la période d’émission TS. Comme pour la situation de
la figure 5.7, le déplacement de la source pendant la période TS, ΔxS, s’exprime
de deux façons : ΔxS = vS TS = c (TS – TR) soit, en posant u = – vS pour exprimer
une vitesse d’éloignement (cette fois positive), (TR – TS) / TS = u/c.
Le lecteur pourra construire lui-même d’autres cas, par exemple celui où la source
se déplace comme en figure 5.8 et le récepteur comme en figure 5.6. Il pourra aussi
vérifier que si source et observateur ont même vitesse par rapport au milieu, les
périodes de réception et d’émission sont identiques.
Les lignes obliques régulièrement espacées croisent maintenant la ligne oblique tra-
duisant le mouvement du récepteur. Les écarts temporels sont – c’est visible sur le
graphique – différents de ceux observés dans le cas du récepteur fixe. Autrement dit,
la période de réception est différente, supérieure quand le récepteur s’éloigne de la
source, inférieure quand il s’en rapproche.
On voit bien que c’est une question de pentes, et que tout déplacement de droite
parallèlement à elle-même (variation de distance) ne change rien à la période de
réception. Cela veut dire qu’au fond de la classe l’élève entend la même note qu’au
premier rang, lorsque l’enseignant émet un son pur, mais que celui qui se déplacerait
rapidement entendrait une note différente.
Est-ce à dire que l’on en reste à un niveau qualitatif assez flou ? Peut-on retrouver
la relation en cause ? La réponse tient en la considération de deux pentes, et de
triangles rectangles associés. Comme le suggère bien le graphique de la figure 5.6,
la variation de distance source-récepteur entre deux réceptions, ΔxR, peut se calculer
Chapitre 5 - Les rapprochements entre phénomènes par type de dépendance fonctionnelle 77
dans chacun d’entre eux : c (TR – TS) = vR.TR. Seuls des temps et des pentes (ou des
coefficients directeurs, en termes plus orthodoxes) et un écart entre deux positions
sont intervenus dans ce calcul ; ce n’est pas du tout le cas des distances globalement
parcourues par le signal. L’accent est mis sur l’aspect variationnel (le lecteur pourra
vérifier l'intérêt de la méthode à l'aide des figures 5.5, 5.6, 5.7, et 5.8 et contruire lui-
même d'autres cas).
Il ne s’agit donc pas d’un exercice un peu artificiel de gymnastique mentale, destiné
à améliorer la pratique des graphiques. Ceux-ci peuvent être mis véritablement au
service d’une solution dépouillée, centrée sur l’essentiel. Au demeurant, il n’est pas
interdit de se réjouir si la pratique des graphiques et la compréhension de la signifi-
cation des coefficients directeurs sortent renforcées de l’épisode.
Signal
2
0 Jupiter
t
Figure 5.9 - Graphe horaire du déplacement de la Terre par rapport à Jupiter
(référentiel jovien ; ua : unité astronomique, soit la distance moyenne de la
Terre au Soleil). Quelques lignes obliques évoquent la propagation de signaux
lumineux périodiques, depuis Jupiter vers la Terre (références en note 63).
Terre
TR
Jupiter
TS
t
Figure 5.10 - A un extremum de distance entre la Terre
et Jupiter, on observe l’émergence périodique d’un
satellite de Jupiter sans décalage de type Doppler
Terre
TR
Jupiter
TS
t
Figure 5.11 - Quand la distance entre la Terre et Jupiter
a une valeur intermédiaire, l’émergence d’un satellite de
Jupiter est observée avec un décalage de type Doppler
80 En physique, pour comprendre
Terre
TR
Jupiter
TS
t
Figure 5.12 - Si la vitesse de la lumière était
infinie, il n’y aurait aucun effet Doppler, quelle
que soit la vitesse relative entre la Terre et Jupiter
5.5 Investir ?
Cet exercice de style nous a donc promenés du simple coup de tonnerre à l’effet
Doppler et à la découverte de Römer, en passant par l’usage de graphiques fami-
liers à ceux qui enseignent la relativité et les « lignes d’univers » qui y fleurissent.
Et pourtant nous n’avons eu besoin que de cette relation liant distance parcourue,
vitesse constante et durée de parcours.
Les plus réticents diront qu’en fait de simplicité on peut mieux faire. En effet, les
calculs sont inexistants ou élémentaires mais il faut savoir lire un graphique. Nous
le disions plus haut, dès qu’une variable n’est plus d’espace, la difficulté monte
d’un cran. Des enseignants de mathématiques confrontés à ces analyses en témoi-
gnaient68 : ils avaient du mal. Ils ne sont pas tout à fait les seuls dans ce cas69.
Le prix à payer, en termes d’abstraction, est donc réel. L’exercice de style présenté
ici vise l’illustration de cette idée : il s’agit d’un investissement rentable. Une rela-
tion, et voilà qu’une foule de phénomènes s’ouvre à la compréhension. En prime,
une propriété de la physique est soulignée, celle d’être synthétique.
De plus, il n’est guère cohérent, si l’on trouve cela difficile, de ne pas préparer avec
un simple coup de tonnerre ou quelques chauves-souris ce que l’on va utiliser ensuite
avec l’enseignement de la relativité et ses fameuses « lignes d’univers ». Pourquoi
introduire ces dernières, cette fois brutalement et comme un outil sans mystère,
auprès d’élèves de première année universitaire médusés que l’on a voulu « épar-
gner » jusque là ?
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 6
70 A titre d’exemple : D.C. Giancoli (2005) Physics (6th ed): « Instructor Resource Center »
CD-ROM, Prentice Hall.
71 En négligeant par rapport à cette valeur celle du volume des matériaux de la nacelle et des cordes
de suspension.
84 En physique, pour comprendre
à évaluer ce poids ainsi que celui de l’air intérieur, pour faire un bilan de forces qui
puisse légitimer l’équilibre requis. Les poids en question, correspondant au même
volume, se différencient par suite de valeurs différentes de la densité de l’air, elle-
même liée aux variables déjà introduites par la relation des gaz parfaits, à peine
Mp
transformée : ρ = . En trois ou quatre écritures facilitées par l’égalité des termes
RT
de pression, on peut relier les températures (via leurs inverses) et les données du
problème72. Nous voilà en mesure de savoir jusqu’à quelle température chauffer l’air
intérieur pour envisager un décollage, ou encore une stabilité ultérieure une fois en
l’air.
72 Pour une montgolfière de masse totale mc (pour les éléments solides), compte tenu de l’expression
Mp
de la masse volumique ρ dans un gaz parfait de masse molaire (moyenne) M, ρ = et du
RT
p p
théorème d’Archimède, le bilan d’équilibre newtonien s’écrit : mc + M int V = M ext V . En
R Tint R Text
admettant que les pressions moyennes intérieure et extérieure sont très voisines de leur valeur p0 à
l’ouverture, ce bilan conduit à la relation : [1/Text – 1/Tint] = mc R/(p0MV).
Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène 85
la plus élevée est la pression interne. On commence alors à saisir que l’enveloppe
puisse être gonflée et maintenue en l’air malgré le poids de l’ensemble.
pint = pext p
pint
pext
p ouverture haut h
Cette analyse est résumée en figure 6.1 et illustrée avec une étrange montgolfière,
cylindrique pour raison d’économie formelle : point besoin d’intégrale compli-
quée pour admettre (et même vérifier formellement) que le théorème d’Archimède
se réconcilie avec l’analyse locale des forces agissant sur l’enveloppe. L’analyse
globale qu’autorise le théorème du gradient73 et sa conséquence en hydrostatique
(l’expression de l’interaction d’Archimède) rejoint le bilan mécanique, local et plus
direct, des forces en jeu. Deux approches, s’éclairant mutuellement, concourent à la
74 Viennot L. (2006) Teaching rituals and students intellectual satisfaction, Phys. Educ. 41, 400-408.
http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400 ; Mathé S. (2006) L’esprit critique d’étudiants peu spécialisés
en physique, avant et après mise en alerte, Mémoire de Master Didactique, Université Paris Diderot.
Voir annexe E.
75 Limitons nous à la citation de Giancoli, donnée en note 70.
76 A une exception près : 129 sur 130.
Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène 87
très faible, cette différence multipliée par les centaines de mètres carrés d’enveloppe
concernés rend bien compte de la sustentation.
La valeur d’une mise en regard de plusieurs approches pour un phénomène donné
n’est donc pas une hypothèse sans fondement. Mesurons bien, une fois encore, que
ce n’est pas vers cette démarche que mène naturellement la facilité.
77 Viennot L. (2006) Teaching rituals and students intellectual satisfaction, Phys. Educ. 41, 400-408.
http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400 ; Viennot L. (2006) Modélisation dimensionnellement
réductrice et traitement « particulaire » dans l’enseignement de la physique, Didaskalia, 28, 9-32.
78 On observe des réactions – similaires – d’un groupe d’étudiants en formation (troisième année
universitaire) aux métiers du journalisme ou de la médiation scientifique : Mathé S. & Viennot L.
(2009) Stressing the coherence of physics: Students journalists and science mediators reactions,
Problems of education in the 21st century, 11 (11), p 104-128. Voir annexe E.
88 En physique, pour comprendre
Elle ne signifie pas l’illusion d’avoir tout compris, ni d’être tout de suite capable
d’éclairer à son tour un camarade. Elle est, semble-t-il, lié au sentiment d’être dans la
ligne d’un objectif respectable et qui balaie l’ennui, d’y avoir passé un temps utile :
−− « On se rend compte que c’est beaucoup plus intéressant d’avoir compris ... l’es-
prit critique c’est ce qu’il y a de plus important pour ma vie. »
−− « Bon, les explications, y faut pas juste les dire comme ça, vous m’avez fait réflé-
chir, moi, même si on a du mal, c’est bien de réfléchir, on apprend beaucoup. »
−− « Vous m’avez fait réfléchir, moi, merci ! »
La colère est celle d’avoir perdu son temps dans le passé :
−− « Ah si, ça vaut la peine, c’est ça qui est intéressant, autrement, ben, on est des
robots. »
−− « Par exemple moi, j’suis en première année, du jour au lendemain je vais faire
de la recherche, alors je reviens en arrière, je trouve une hypothèse qui, ben, dans
l’exercice, elle est fausse, donc mon passé il est fondé sur du faux, quoi ! »
−− « Bien sûr que je préfère, ça rime à quoi de faire l’exo sans comprendre ! »
−− « Pourquoi c’est la première fois que quelqu’un me dit ça ? »
Notons aussi le réalisme de ces étudiants qui renvoient, en version positive ou néga-
tive, les enseignants à leur rôle :
−− (Plus intéressant ?) « Absolument, à partir du moment où on nous apprend à le
faire. »
−− « Mais moi, personnellement si j’ai un exercice, si j’ai une hypothèse dedans, pas
à un partiel, mais après, si j’ai le temps, je vais le faire, réfléchir dessus. »
Un traitement en groupe en licence (troisième année universitaire) a donné lieu au
même jugement – oui cela vaut la peine d’y consacrer ce temps (le même qu’en
entretien, soit environ une demi heure) – chez 18 des 21 étudiants présents, dont
17 ajoutaient, sur question explicite, y avoir pris un réel plaisir (coté 3 ou 4 sur une
échelle de 1 à 4).
Il faut bien noter qu’il ne peut s’agir d’un enthousiasme suscité par la nouveauté du
sujet, des applications fulgurantes, des révélations incroyables. Qu’une interaction
personnelle en entretien soit un facteur favorable n’est pas à exclure, mais l’effet se
maintient, semble-t-il, dans un cadre collectif.
Osons suggérer que le plaisir était celui du raisonnement, de l’impression de maî-
triser un tant soit peu les éléments rationnels d’un jugement de cohérence formelle.
Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène 89
79 Ce n’est même pas le cas pour un chapitre s’intitulé « L’air qui nous entoure » du programme de
Seconde générale en France (2000 : MEN 1999).
80 Situation proposée dans Pugliese-Jona S. (1984) Fisica e Laboratorio, vol. 1, Loescher, Turin, et
exploitée dans sa thèse par Besson U. (2001) ; voir aussi quelques publications en note suivante).
Il est souvent avancé que le rocher ne pousse pas sur l’eau, et surtout qu’il n’y a pas « d’eau au
dessus » du niveau du plafond de la grotte.
Chapitre 6 - Les rapprochements entre approches différentes d'un même phénomène 91
Figure 6.2 - Situation des deux poissons, pour une question qui se révèle
perturbante : la pression de l’eau est-elle la même pour les deux poissons ?
On peut bien dire à chaque fois qu’« il faut bien que… »82 un point dans la grotte
soit à la même pression que le point en pleine mer de même profondeur, ou que le
sol pousse le marcheur vers l’avant, selon l’exigence du bilan newtonien. Mais la
réconciliation entre ces nécessités d’une analyse macroscopique et une vision plus
mécaniste, à échelle mésoscopique, se révèle d’un grand bénéfice, à en croire les
commentaires d’élèves recueillis.
Parcourant dans l’autre sens l’éventail des échelles, il arrive aussi que l’illustration
macroscopique d’effets intervenant à échelle beaucoup plus réduite soit, au mini-
mum, très stimulante pour la réflexion. L’équipe de didactique de Pavie nous pro-
pose ainsi, toujours à propos des phénomènes de frottement, une expérience intro-
ductive à la dissipation d’énergie83. Un chariot lancé contre un mur rebondit, en
ce qui ressemble à une collision quasi-élastique ; ceci n’est plus le cas lorsque des
lames oscillantes sont montées sur ce chariot. Alors, la collision avec le mur se tra-
duit par la mise en branle des lames, et le chariot qui leur sert de support ne rebondit
81 Viennot L. (2002) Enseigner la physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 3. Sur l’étude de Besson,
voir le même ouvrage, chapitre 3. Sur un plaidoyer en faveur d’une approche mésoscopique, voir
aussi : Besson U. & Viennot L. (2008) Modèles à l’échelle mésoscopique dans l’enseignement
de la physique, Exemples du frottement solide et de la pression dans les fluides, in Viennot L.
(dir.) Didactique, épistémologie et histoire des sciences – Penser l’enseignement, Collection
Sciences, histoire et société, PUF, Paris, 30-59 ; Besson U. & Viennot L. (2004) Using models at
mesoscopic scale in teaching physics: two experimental interventions on solid friction and fluid
statics, International Journal of Science Education, 26 (9), 1083-1110.
82 Ugo Besson a particulièrement souligné cette idée, voir références en note précédente.
83 Besson U., Borghi L., De Ambrosis A. & Mascheretti P. (2007) How to teach friction:
Experiments and models, American Journal of Physics, 75 (12), 1106-1113. Vidéo téléchargeable
http://fisicavolta.unipv.it/Didattica/Energia/ITA/irrevers.htm
92 En physique, pour comprendre
plus sur l’obstacle. Tout n’est pas dit sur la dissipation d’énergie, phénomène interne
au(x) corps qui s’échauffe(nt), accompagné ou non de transfert thermique entre ce(s)
corps et l’extérieur. Mais cette expérience offre un très bon point de départ pour
aborder ce thème quelque peu mystérieux.
En bref, il est souvent très fructueux, des élèves nous le confirment, de mettre en
œuvre plusieurs points de vue, voire différentes échelles d’analyse, pour rendre
compte d’un même phénomène. Souhaitons que les exemples évoqués ici aient
plaidé efficacement en faveur de cette idée. Mais quoiqu’il en soit, son importance
va bien au-delà, et chacun pourra choisir comment l’illustrer.
Chapitre 7
84 Voir en particulier sur ce thème l’intéressante brochure : Le partage des savoirs scientifiques,
enjeux et risques, Réalités Industrielles (mai 2007, coord. M.J. Carrieu-Costa), série des Annales
de l’Ecole des Mines, ESKA, Paris.
85 Richard Emmanuel Eastes (2004) Un outil pour apprendre : Intérêts, limites et conditions
d’utilisation de l’expérience contre-intuitive, Bulletin de l’Union des Physiciens, 1197-1208 et
Annexe expérimentale de l’article précédent : http://udppc.asso.fr/bup/866/08661197.zip - Site de
l’Union des Professeurs de Physique et de Chimie.
96 En physique, pour comprendre
prédiction qui vient à l’esprit des non-spécialistes à son propos est erronée. Avant de
poursuivre, il est donc utile de s’attarder un instant sur l’analyse de telles « erreurs ».
86 Doctorants en stage de formation à l’enseignement, effectif cumulé sur 15 ans (1994-2011), 340.
Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ? 97
Il n’est pas rare que vienne l’explication suivante : l’atmosphère pousse le carton vers
le haut, et cela empêche l’eau de tomber. Il arrive même que l’on ajoute sans sourciller
que l’action de l’atmosphère sur le carton est cent fois plus importante que le poids de
l’eau90. Doit-on conclure, dès lors, que le carton supporte sans peine cette charge ?
Eléments de l’explication
courante91 :
Le carton subit le poids de
l’eau.
L’atmosphère supporte le
poids de l’eau et le carton ne
tombe pas.
Ci-contre, à droite : schéma
illustrant avec un facteur de
disproportion non respecté,
l’ordre de grandeur des forces
mentionnées dans l’explica-
tion courante.
Figure 7.3 - Une expérience simple qui donne lieu
couramment à une explication problématique92
On est ici devant un cas différent du précédent. Au-delà d’une prévision éventuelle-
ment erronée (l’eau va tomber), c’est le commentaire explicatif courant qui mérite
analyse.
Le carton subit l’action de l’atmosphère vers le haut, et s’il ne subissait vers le bas
qu’une force égale au poids de l’eau, cent fois moindre, il ne pourrait être en équi-
libre. Le suggérer viole la cohérence, si l’on admet la seconde loi de Newton.
Il est donc faux, dans ce cadre, d’affirmer que le carton subit, vers le bas, « le poids
de l’eau ». Il subit une force beaucoup plus importante, opposée à, et de l’ordre de
celle exercée par l’atmosphère (figure 7.4).
Pour comprendre la genèse de l’explication commune, on peut avancer l’existence
de sources éventuelles maintenant familières. Au mieux, l’ambiguïté n’y est pas
levée quant aux idées suivantes, déjà relevées :
−− Il est courant de croire qu’« un objet exerce (toujours) son poids sur son sup-
port », pseudo-règle ici démentie par le verre d’eau retourné.
−− La loi des actions réciproques est négligée. En effet, penser que le carton subit
une force importante de la part de l’atmosphère devrait conduire à la question de
la réciproque, impossible à assurer si ce léger objet ne subissait lui-même qu’une
faible force vers le bas de la part de l’eau.
−− Une vision de la situation en termes d’Agent (l’atmosphère) et de Patient (ce qui
risque de tomber) serait favorable à l’explication abusivement réduite que l’on
analyse ici.
Ajoutons à cette liste un autre caractère de l’explication commune qui semble ano-
din, alors qu’il est probablement le plus déterminant et le plus répandu.
−− Pour analyser un système d’objets en interaction, on commence par une extré-
mité, là où il se passe quelque chose93, et souvent on s’y limite.
Ici, l’endroit où il risque de se passer quelque chose, c’est la partie basse du verre.
Or, à ne regarder que là, l’essentiel échappe à l’analyse. La figure 7.4 récapitule les
principales (du point de vue de leur valeur94) forces en présence.
atmosphère/carton
atmosphère/fond du verre
eau/carton
eau/fond du verre Eau
main/verre
Carton
Figure 7.4 - Les principales forces en action dans la situation du verre d’eau retourné sont
représentées en considérant ses constituants séparément (a) ou de façon regroupée (b). Ne
sont pas représentées ici, pour simplifier le schéma, l’interaction entre verre et carton95, le
poids du carton et celui du verre. Ces forces, même si les premières peuvent jouer un rôle
important, sont faibles devant les autres ou du moins, en tenir compte ne rend pas légitime
l’idée que « le carton » ou « l’atmosphère » ne font que « supporter » le poids de l’eau.
95 Celle-ci peut s’envisager a priori comme répulsive (solide-solide) ou comme attractive (via la
capillarité). Des situations de remplissage variées peuvent conduire à un équilibre analogue avec
de l’air dans le verre. Voir à ce propos Weltin H. (1961) A paradox, Americal Journal of Physics,
29 (10), 711-712.
Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ? 101
96 Chavannes I. (2003) 1907. Leçons de Marie Curie aux enfants de nos amis, EDP Sciences, Paris, p 46.
102 En physique, pour comprendre
qui appuie sur l’eau du récipient. Dans le tube, il n’y a pas d’air et aucune pression
n’est exercée sur l’eau. »
On retrouve les mêmes caractères d’explication que ceux qui accompagnent cou-
ramment le verre d’eau retourné. L’idée de support se retrouve dans le « soutien ».
L’agent de ce soutien, ou de ce soulèvement, est l’atmosphère, implicitement chargée
de compenser le poids de l’eau. Les choses se passent en bas de la colonne, tandis
que l’interaction entre celle-ci et le verre en haut de l’éprouvette est explicitement
niée, au mépris de ce qu’exige un équilibre newtonien.
Explication citée :
« Qu’est-ce qui soulève cette
colonne d’eau de 2 m ? C’est la
pression atmosphérique qui appuie
sur l’eau du récipient. Dans le
tube, il n’y a pas d’air et aucune
2m
pression n’est exercée sur l’eau. »
(référence en note 95)
patm Ci-contre, à droite : Schéma
explicitant l’ordre de grandeur
des forces agissant sur la colonne
d’eau évoquées dans l’explication
ci-jointe.
Figure 7.5 - Une situation analogue à celle du verre plein d’eau et retourné :
une éprouvette sur une cuve à eau. L’explication citée (voir le texte) a les
mêmes caractéristiques que l’explication commune concernant le verre.
Et c’est un prix Nobel qui parle, il est vrai à travers son élève. C’est dire que les
limites déjà soulignées, en matière d’explication, ne sont pas des phénomènes aléa-
toires et marginaux. Ce ne sont pas non plus des détails relevant d’un purisme stérile.
Ces limites entament la cohérence-même du propos.
Ce thème sera repris plus loin. Le phénomène est trop important et trop peu souligné
pour qu’on s’inquiète d’y mettre un accent trop fort. Le but, pourtant, n’est pas de se
complaire dans la dénonciation. A peu de frais, en effet, on peut réorienter la présen-
tation d’une expérience qui prête le flanc à la critique et, très probablement, modifier
son impact sur les interlocuteurs concernés.
en effet courant de mettre l’accent sur le fait que la boule, une fois immergée, tire
moins sur le fil ou le ressort qui la supporte. Les leçons rapportées par Isabelle Cha-
vannes mentionnent même abondamment la « perte de poids » d’un corps immergé97.
Plus largement encore, on parle pratiquement toujours de la poussée d’Archimède,
celle de l’eau comme « agent » sur la boule (« patient »), qui la « subit », voire la
« reçoit »98. On peut au contraire souligner, comme dans les programmes français
de troisième en 1992, qu’il s’agit d’une interaction. La situation du verre posé sur la
balance (figure 7.1) met, elle, l’accent sur cette force réciproque tant négligée. On
en apprend donc autre chose, surtout si l’expression « interaction d’Archimède » est
martelée à ce propos.
Quant à l’expérience du verre d’eau, une légère modification ne laisse plus planer
les dommageables ambiguïtés que l’on vient de souligner. Puisque la question du
support risque d’envahir abusivement cette question, en fait dominée par la com-
pression atmosphérique, mettons le verre à l’horizontale (figure 7.6) et analysons
les composantes de forces dans cette direction. A l’horizontale, l’atmosphère joue
le même rôle qu’à la verticale : le rôle principal, celui de compression. Sortir de la
disposition rituelle verticale permet de mettre en lumière l’essentiel99. Et ce n’est ni
plus compliqué ni plus coûteux.
97 Par exemple p 64 : « (…) dans l’eau, on perd une partie de son poids. »
98 Par exemple : Allègre C. (2006) Un peu plus de science pour tout le monde, Odile Jacob, Paris, p 31.
99 Il s’avère que le résultat de cette expérience modifiée peut surprendre même un physicien
(constatation de l’auteur, non formalisée par une recherche).
104 En physique, pour comprendre
d’un certain moment, s’allonge aussi. », peut-on lire sous la plume d’un élève100.
Même sans le support visuel d’une ligne ou d’un circuit, qui sollicite naturellement
un parcours quasi géométrique de la pensée, on observe fréquemment des explica-
tions qui « partent » d’un phénomène simple ou de l’évolution d’une seule variable,
et poursuivent par une chaine de déterminations causales de type « une cause-un
effet ». Il n’est pas question de variables évoluant toutes en même temps sous la
contrainte permanente de relations simples (telle pV = nRT pour les gaz parfaits101)
mais d’une séquence d’évolutions portant sur une seule variable à la fois, chacune à
son tour. « Alors », tel est le connecteur typique de ce qui ressemble à une histoire :
« Le volume diminue, alors la densité augmente, alors le nombre de chocs augmente,
alors la pression augmente »102, ou encore : « On chauffe le gaz, la température
augmente, alors la pression augmente, alors le volume augmente »103. Indépendam-
ment du risque d’erreur associé, on observe ici la structure de récit du commentaire
explicatif commun.
Par delà les erreurs particulières engendrées, c’est toujours pour ne pas avoir tenu
compte en même temps de plusieurs aspects pertinents du système que le raisonne-
ment linéaire causal se met en défaut. Même en se restreignant au cas simple des
transformations quasi-statiques104, on ne peut savoir ce que devient la pression d’un
gaz sans regarder en même temps son volume et sa température, ou sans considérer
à la fois les transferts mécanique et thermique d’énergie qui le concernent. Pour
reprendre la situation plus simple des deux ressorts mis bout à bout évoluant lente-
ment, on ne peut savoir ce qu’il advient du ressort du bas lorsqu’on tire dessus sans
connaître les caractéristiques du ressort du haut.
100 Très symptomatique du raisonnement linéaire causal, un énoncé aussi explicite n’est pas souvent
rencontré, contrairement aux traces calculatoires de cette vison de la situation. Voir Fauconnet S.
(1981) Etude de résolution de problèmes : quelques problèmes de même structure en physique,
Thèse de troisième cycle, Université Paris 7, p 112.
101 cf cet ouvrage, Chapitre 3, note 46.
102 Cette explication, communément donnée pour une compression quasi-statique adiabatique, ne dit
rien de la température. Sa conclusion pourrait être invalidée expérimentalement par la mise en
contact simultanée du système avec une source froide. Voir : Rozier S. (1988) Le raisonnement
linéaire causal en thermodynamique classique élémentaire, Thèse, Université Paris 7 ; Viennot L.
(1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 5 ; Viennot L. (2004) Raisonnement
commun en physique : relations fonctionnelles, chronologie et causalité, in Viennot L. et Debru C.
(dir.), Enquête sur le concept de causalité, PUF, Paris, p 7-29.
103 Explication communément donnée pour une détente quasi-statique isobare. Voir référence en note
précédente.
104 Cet adjectif signifie précisément que chaque état du système peut être assimilé à un état d’équilibre,
ce qui autorise « en permanence » l’usage de relations simples relatives à ce cas (ainsi la relation
des gaz parfaits).
106 En physique, pour comprendre
patm
patm
105 Chavannes I. (2003) 1907. Leçons de Marie Curie aux enfants de nos amis, EDP Sciences, Paris, p 62.
Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ? 107
patm
patm
Un siphon est typiquement un système où l’on est contraint de regarder des deux
côtés à la fois. Suggérer le contraire est un déni frontal de l’analyse physique perti-
nente, ce n’est pas juste un détail mineur.
La pratique courante est pourtant très compatible avec cette lecture du phénomène.
Citons, par exemple, C. Santamaria107. Sur un dessin sans mystère du dispositif de
siphon, et qui souligne la dénivellation entre surfaces libres par une lettre H, on voit
sur la branche à l’air libre, de fait la plus longue, l’étiquette suivante : « Le poids du
106 Il est fréquent d’entendre que si l’eau ne montait pas côté cuve, il se créerait un vide, ce qui est
impossible.
107 Santamaria C. (2007) La physique tout simplement – Ne vous noyez pas dans un verre d’eau,
Ellipses, Paris, p 28.
108 En physique, pour comprendre
liquide à droite va suffire pour entraîner le liquide présent dans le tube à gauche »,
tandis que du côté de la cuve (à gauche sur le dessin) cette idée est reprise : « le
liquide est entraîné par celui présent à droite ». « Entrainement » : mot magique ?
Certes l’auteur, par l’usage du terme « suffire », vise sans doute une comparaison108
entre ce qu’il y a du côté de l’extrémité à l’air libre et ce qu’il y a côté cuve. Mais
si l’on s’intéresse au lecteur d’un tel texte, qui cherche à comprendre, force est de
constater qu’il reste vraiment beaucoup de maillons de raisonnement à sa charge.
a) En situation statique (axe orienté vers le haut) pA, pB : pressions aux points A et B
dans le liquide
A
patm – pA = ρgh1
h1 pB – pA = ρgh2
donc, puisque
h2
h2 – h1 = H
pB – patm = ρgH (on peut écrire cette
H égalité directement)
Ici H>0 et pB – patm > 0
B
patm
patm
108 D’ailleurs à considérer avec prudence : il suffirait que le conduit soit plus large du côté de la
cuve pour qu’un faible poids d’eau du coté de la branche à l’air libre « entraîne », pour reprendre
l’expression de l’auteur, un plus grand poids côté cuve. Voir à ce propos l’instructive video
proposée par G. Planinšič : http://www.fmf.uni-lj.si/~planinsic/PEMbG.htm
Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ? 109
Alors ? Mission impossible ? Les figures 7.9 et 7.10 présentent une analyse de la
situation statique précédant la libération de l’extrémité du tube qui sera dès lors à
l’air libre. La simple écriture de deux bilans hydrostatiques règle la question. Il en
ressort que, dans le cas des figures 7.7 et 7.9, et du fait de ce qui se passe du côté
cuve avec le niveau de fluide plus haut que B, la pression statique avant libération de
l’extrémité à l’air libre est plus grande que la pression atmosphérique. Libérer cette
extrémité revient à abaisser brutalement la pression exercée sur l’eau à cet endroit, la
colonne d’eau de ce côté-là n’est plus en équilibre, du fait d’une différence de pres-
sion trop faible sur ses extrémités. Elle tombe. Simultanément, la pression en haut
du tube diminue, et la partie côté cuve, en déséquilibre, se met en branle vers le haut.
patm
patm
Dans le cas des figures 7.8 et 7.10, et du fait de ce qu’il se passe du côté de la
cuve avec le niveau de fluide plus bas que B, la pression statique avant libération
est inférieure à la pression atmosphérique. Libérer l’extrémité à l’air libre revient à
augmenter brutalement la pression à cet endroit, la colonne d’eau de ce côté-là n’est
plus en équilibre.
110 En physique, pour comprendre
A
B
109 Boohan R. & Ogborn J. (1997) ont construit un programme d’enseignement fort pertinent sur ce
thème, pour des élèves du secondaire : Differences, energy and change: a simple approach through
pictures, New ways of teaching physics - Proceedings of the Girep International Conference 1996
in Ljubliana, S. Oblack, M. Hribar, K. Luchner, M. Munih, Board of Education Slovenia. Cette
idée, sans doute trop novatrice, n’a pas débouché sur une mise en œuvre à large échelle.
112 En physique, pour comprendre
pression initiale. On peut en faire autant par un jet d’eau très froide sur la partie supé-
rieure. Et c’est encore une majoration de la différence de pression entre les récipients
qui met le liquide en branle.
a) b)
Bénéfice conceptuel attendu : celui que nous visons depuis quelques pages, c’est-
à-dire s’affranchir de l’explication minimale qui fait écho au raisonnement linéaire
causal, et souligner que ce sont les différences qui comptent ici : en prime, un
abord facilité à l’explication du canard oscillant que rien ne semble devoir fatiguer
(figure 7.13).
Chapitre 7 - Les expériences simples : comment en optimiser l'usage ? 113
Figure 7.13 - Fixé au bord d’une coupe pleine d’eau, ce « canard » oscille
jusqu’à ce que, par manque d’eau, son bec reste à sec.
a) Par suite d’une plus faible pression du gaz dans le récipient du haut,
celui-ci est partiellement rempli de liquide ; une charge importante de
liquide dans le bec fait basculer le canard.
b) Le canard pique du bec dans l’eau, ce qui libère, via le tube central, la
communication entre les gaz des deux récipients ; les pressions gazeuses
s’égalisent brutalement et le liquide retombe.
c) L’évaporation de l’eau génère un refroidissement du bec, une différence
de température entre le haut et le bas, et une différence de pression qui fait
remonter le liquide (on se retrouve dans le cas a) et le processus continue).
On le voit, les deux expériences analysées plus haut sous la rubrique « baromètre
d’amour » ne sont pas de trop comme préparation à la compréhension du fonction-
nement de ce mystérieux jouet détaillé figure 7.13.
pseudo-explications en faisant semblant d’y croire. Ceci vaut au delà de celles qui
comportent des erreurs, telles l’idée que le carton qui couvre le verre d’eau retourné
subit, vers le bas, « le poids de l’eau ».
Beaucoup plus souvent, en effet, il n’y a pas d’erreur franche dans ce qui est avancé,
seulement des choses dommageables que l’on laisse penser, ceci d’autant plus que
les explications proposées se calquent sur le sens commun. Cette apparente désinvol-
ture peut provenir – outre de l’habitude – de l’ignorance du risque. Les expériences
de rayons matérialisés110 ne posent problème que parce que l’on a communément
tendance à croire que la lumière se voit « de profil », comme un train qui passe.
Les diverses occasions de penser qu’un objet « exerce son poids sur son support »
ne méritent l’attention, et un traitement ciblé, que par la grande faveur dont jouit à
tort cette idée. En termes positifs cette fois, on peut choisir de souligner combien les
systèmes physiques nécessitent la prise en compte de plus d’une variable, plus d’une
position, plus d’un effet local. Alors, refroidir le haut du « baromètre d’amour » n’est
pas une fantaisie gratuite, cela va au coeur du phénomène.
Parmi ce que l’on peut laisser penser par inadvertance, le plus contestable est sans
doute qu’une explication soit fournie quand elle ne l’est pas, ou si peu. Les siphons
dont on commence par dire que l’eau s’écoule dans la branche du tube ouverte à
l’air libre, ouverture en position basse, sont bien mal « expliqués » si l’on ne sait
pas pourquoi cette eau s’écoule. Evidence ? Un tuyau ouvert vers le bas ne saurait
que perdre son eau ? Certes non, puisqu’il suffit d’abaisser la cuve à siphonner pour
que celle-ci « ravale », si l’on s’autorise cette image, l’eau du tube. Alors ? Si l’on
redoute de prendre en compte l’ensemble du système, il semble qu’il serait moins
grave de dire que la situation est compliquée et difficile à expliquer, plutôt que de
sembler exclure un cas de figure dérangeant, au mépris du principe-même de ce
dispositif. On peut illustrer le coeur du phénomène, à savoir le rôle de la différence
d’altitude entre niveaux d’eau à l’air libre, et en rester là : au moins la cohérence
n’est-elle pas violée.
Il faut noter que ce n’est pas toujours par désir délibéré de simplifier que sont pro-
duites des explications tronquées, voire fausses. La très grande proximité d’explica-
tions communes d’enseignants avec celles d’élèves laisse planer un doute. Partage
de l’« évidence » supposée, ou mise en résonance consciente? Ces explications-écho
ne suscitent pas souvent la révolte ou l’interrogation chez les élèves, par définition.
Du moins cela est-il vrai dans un premier temps. Mais que répondra-t-on plus tard
à la colère d’étudiants qui se voient enfin pris au sérieux : « Pourquoi est-ce la pre-
mière fois que l’on me dit ça ? »111.
Ces quelques exemples jouent ici le rôle de paraboles. C’est sans difficulté que
les mêmes idées se transposeraient à d’autres situations un peu moins simples, par
exemple en hydrodynamique – un domaine particulièrement pousse-au-crime car
aussi complexe que propice aux manipulations surprenantes112. Ô combien de « théo-
rèmes de Bernoulli » du style « moins de pression – plus de vitesse » (ou l’inverse),
moins oublieux de leur célèbre auteur que des conditions d’application, et dont la
généralisation tournerait dès lors à l’absurde. Que l’on songe seulement aux pertes
de charges dans une conduite d’eau cylindrique horizontale, où l’incompressibilité
du fluide (l’une des conditions d’application du théorème de Bernoulli) impose à
ce fluide (à considérer ici comme visqueux, et donc échappant au-dit théorème) la
même vitesse pour des pressions bien différentes en début et en fin de conduite113.
Générer l’effet de surprise n’impose pas de brader l’explication, il vaut mieux se
contenter de la surprise et ne pas prétendre expliquer, ou alors s’entourer de quelques
précautions.
Ces petites manipulations nous rapprochent donc beaucoup de questions familières
en matière de vulgarisation.
111 Voir Chapitre 6, à propos de la montgolfière, ce commentaire d’étudiant à qui l’on vient
d’expliquer l’absurdité de l’hypothèse habituelle (pression identique à l’intérieur et à l’extérieur
de l’enveloppe).
112 Nous renvoyons par exemple le lecteur à l’explication fournie par le groupe Stray Cats (Stray
Cats: Lively physics & exciting experiments, ikiiki-wakuwaku demonstrations, 2005, ICPE Delhi.
yoji.iida@ nifty.com et al.) pour l’effet de lifting affectant une balle de golf en rotation.
113 Ce sont pourtant des lignes de courant parallèles que représente le dessin qui accompagne une
« explication » de ce type : « On sait que la pression et la vitesse sont liées. Imaginons qu’il existe
une différence de pression entre deux points voisins dans l’air. A cause de cette différence de
pression, l’air est soumis à une force qui tend à l’accélérer vers l’endroit où la pression est plus
faible ; en quelque sorte, l’air est poussé par la forte pression. Autrement dit, la vitesse augmente
dans la région où la pression est plus faible. On peut donc résumer en disant que la vitesse est plus
grande là où la pression est plus faible et, de façon équivalente, que la vitesse est plus petite là où la
pression est plus forte. », Cousteix J. (2001) Un avion, comment ça vole ? in : Graines de Sciences
Vol. 3, Le Pommier, Paris ; Bouchard J.M., Jasmin D. & Léna P. (éds). Voir aussi : Fourcade S.
& Collinart P. (2008) Les manips contre-intuitives, Livret d’utilisation, La Maison des sciences,
Paris, p 11 « Quand la vitesse d’un fluide augmente, la pression à l’intérieur de celui-ci diminue
(loi de Bernoulli) ».
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Chapitre 8
Vulgariser la physique :
quelle place pour le raisonnement ?
114
114 Ce chapitre reprend très largement le contenu d’un article antérieur : Viennot L. (2007) La physique
dans la culture scientifique : entre raisonnement, récit et rituels, Aster, n° spécial « Science et
récit », 44, 23-40.
115 Par exemple : Roqueplo P. (1974) Le partage du savoir, Le Seuil, Paris ; Jeanneret Y. (1994)
Ecrire la science, PUF, Paris, où l’on trouve une bibliographie thématique.
116 Lévy-Leblond J.M. (1986) Mettre la science en culture, Anais, Nice ; Jacobi D. (1987) Textes et
images de la vulgarisation scientifique, Peter Lang, Berne ; et référence note précédente.
118 En physique, pour comprendre
mait dès 1975117 cette prise de position, parlant de vulgarisation et de ses ambitions
supposées, « celle-ci ne met en jeu pour ce faire, aucune contrainte particulière. La
vulgarisation se targue d’offrir une science sans douleur. Cela est d’ailleurs conforme
à sa vocation d’ouverture… ». Le partage de certains bénéfices associés à la science
par le plus grand nombre se conçoit en effet mal sans que s’y associe une dimension
de plaisir. Mais la nécessité de développer la culture scientifique chez nos élèves va
aussi souvent avec le souhait de développer leur esprit critique. Il s’agit de mettre
ces jeunes esprits en mesure d’exercer plus tard une citoyenneté responsable118. Or,
si le développement de l’esprit critique comme aptitude à détecter l’incohérence doit
quelque chose à une certaine rationalité, et si celle-ci contribue aussi à l’image que
l’on peut avoir de la science, alors il faut sans doute que le raisonnement ne soit pas
le paria de la « mise en culture de la science » dont parle Lévy-Leblond119. Plaisir et
raisonnement sont l’un et l’autre souhaitables : un couple improbable ?
Tous les auteurs ne semblent pas se résigner à cette exclusion, comme en témoignent
certains, engagés qu’ils étaient dans l’élan qui accompagna l’année 2005, « Année
mondiale de la physique ». E. Brezin120 explique ainsi, au moment de préciser les
intentions du livre Demain la Physique (2004) : « Son ambition est de montrer que
les questions posées ne sont pas l’effet d’un quelconque arbitraire mais d’une logique
interne qui nous a conduits immanquablement là où nous sommes (…). Il nous a
semblé qu’il était néanmoins possible de présenter en langage ordinaire, sans équa-
tions ni long investissement préalable dans la lecture d’ouvrages difficiles, les inter-
rogations auxquelles sont confrontés les physiciens de notre temps. ». Et B. Diu121,
quelques années auparavant, revendique aussi des objectifs multiples et son refus
de les opposer : « Voici – nous dit-il – un livre de physique, véritablement, volon-
tairement, passionnément, de vraie physique, sans faux fuyants ni faux semblants.
Sa spécificité, toutefois, qui est aussi sa raison d’être, réside en ceci qu’il tente de
présenter les sujets abordés – voilà sans doute une gageure – à un niveau accessible
aux profanes ». Ce préambule pose avec une clarté toute particulière l’alliance de
l’authentique et de la passion, en matière de science.
Les réflexions qui suivent s’attachent au fonctionnement d’entreprises relevant d’un
tel pari. Elles mettront à profit les analyses et certains exemples développés dans
les chapitres précédents pour tenter d’éclairer cette question : comment un auteur
engagé sur une telle voie peut-il augmenter ses chances d’y progresser ? Et du côté
de « la cible », quels germes peut-on semer dans le cadre même d’une formation
scolaire ou universitaire pour que les futurs lecteurs, voire acteurs, de vulgarisation
soient ensuite mieux armés pour en faire un usage éclairé ?
La question occultée
Une superbe expérience (en référence à celle de Fizeau, en 1849) à été réalisée à
l’automne 2005 dans le ciel de Paris, dans le cadre de l’année mondiale de la phy-
sique : un faisceau laser vert partant de l’observatoire de Paris allait se réfléchir sur
un miroir à Montmartre et revenait vers son site de départ où un dispositif adéquat
permettait de mesurer la durée du voyage et donc la vitesse de la lumière. Le site
« AMP Ile de France » comme divers documents123 célébraient l’expérience et en
expliquaient le principe, voire le dispositif. Une question pourtant ne figurait dans
aucun de ces documents: le spectacle était superbe, mais comment donc pouvait-on
voir ce trait d’un vert intense, à bords nets, dans le ciel de Paris ? Nous y reviendrons.
122 Voir notamment Jacobi D. (1987) Textes et images de la vulgarisation scientifique, Peter Lang,
Berne.
123 Radvanyi P. (2006) Un rayon vert dans la nuit blanche, Bulletin de la Société Française de
Physique, 152, 32 ; Bobin J.L., Lequeux J. & Treps N. (2006) « C’était c à Paris », Bulletin de la
Société Française de Physique, 153, 31.
120 En physique, pour comprendre
Explication ou tautologie ?
Supposons cette fois la question posée, par exemple celle de la raison pour laquelle
la vitesse de la lumière dépend du milieu traversé. Or dans un document visant l’in-
formation d’un large public124, on lit : « Dans un milieu transparent, comme le verre
par exemple, la lumière se propage moins vite parce que son indice de réfraction est
supérieur à celui de l’air. ». Rien de faux dans chacune des affirmations constituant
cette phrase, mais le « parce que » qui les relie n’est pas à prendre au pied de la lettre,
car ces deux propositions signifient la même chose.
124 Jacquier B. & Vannimenus J. (2005) La lumière et la matière, EDP Sciences, Paris, p 6.
125 Référence en note précédente, p 16.
126 Page 126 du livre cité en note 120.
127 Maury J.P. (1987) L’atmosphère, Palais de la Découverte, Hachette, Paris, p 44-45.
Chapitre 8 - Vulgariser la physique : quelle place pour le raisonnement ? 121
128 Diu B. (2000) Traité de physique à l’usage des profanes, Odile Jacob, Paris, p 280.
129 Aspect A., Balian R., Balibar S., Brezin E., Cabane B., Fauve S., Kaplan D., Léna P.,
Poirier J.P., Prost J. (2004) Demain la physique, Odile Jacob, Paris , p 134.
122 En physique, pour comprendre
dité d’un souci de cohérence, s’agissant d’un objet qui sert le cas échéant à découper
des matériaux et dont il a bien dû lire déjà quelque chose comme « le faisceau laser
est très puissant »130. Si l’on a ce souci respectueux du lecteur, il devient naturel de
souhaiter connaître certaines caractéristiques probables de ses modes de pensée.
130 Jacquier B. & Vannimenus J. (2005) La lumière et la matière, EDP Sciences, Paris, p 4.
131 Bachelard G. (1938) La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris.
132 Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, chapitre 2.
133 Voir cet ouvrage, annexe C.
Chapitre 8 - Vulgariser la physique : quelle place pour le raisonnement ? 123
prennent d’un message en rapport avec la science134. L’effet est sans doute d’au-
tant plus fort que l’auteur lui-même se met, en quelque sorte, en résonance avec les
caractères du raisonnement commun. C’est là un trait très fréquent chez qui souhaite
être entendu « sans douleur », pour reprendre l’expression de B. Jurdant (ibid.),
et même avec bonheur, en donnant à l’auditeur ou au lecteur l’impression de com-
prendre l’essentiel, à travers une histoire. L’« explication-écho », déjà illustrée en
chapitre 7, trouve en vulgarisation un terrain de choix.
134 On trouvera dans Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, p 126,
l’exemple d’une « explication » des changements d’état de la forme : Au début : le gaz → la
température décroît → l’énergie cinétique décroît → les molécules ne peuvent plus résister aux
interactions → elles s’agglutinent dans l’état liquide → puis dans l’état solide. 77 % des étudiants
de première année consultés (N = 181) disent en comprendre que, à l’équilibre, l’énergie cinétique
moyenne par particule est plus faible dans la phase liquide que dans la phase solide, ce qui est
inexact. Hypothèse : la lecture chronologique des arguments suggère, ou « laisse penser » (sauf
précaution ultérieure, en fait présente dans l’ouvrage en cause), cette idée : au début, le gaz, à la
fin, le liquide, entre temps, la diminution de la température et celle de l’énergie cinétique, laquelle
est donc nécessairement plus basse à la « fin », c’est-à-dire dans le liquide.
135 Radvanyi P. (2006) Un rayon vert dans la nuit blanche, Bulletin de la Société Française de
Physique, 152, 32 ; Bobin J.L., Lequeux J. & Treps N. (2006) « C’était c à Paris », Bulletin de la
Société Française de Physique, 153, 31.
124 En physique, pour comprendre
Le raisonnement à une seule variable, quant à lui, est une ressource précieuse bien
souvent surexploitée. Dans un texte136 révisé depuis, on pouvait lire : « Les avions
volent très haut, à une altitude où les molécules sont beaucoup moins nombreuses
et donc la pression de l’air extérieur sur le hublot est beaucoup plus faible qu’au
niveau de la mer ». Quelques pages plus loin, s’agissant d’une montgolfière, on
précisait que chauffer l’air interne avait pour effet que celle-ci contenait « de moins
en moins d’air ». La simple cohérence suggère qu’alors l’air est moins dense et
donc la pression plus faible, hypothèse fatale à la sustentation. Bien sûr, c’est un
autre chemin qu’empruntait ensuite l’explication proposée, en référence au principe
d’Archimède. On trouvera en annexe D une autre illustration des ravages d’une
analyse abusivement réduite à une seule variable, en l’occurrence à propos des jets
d’eau émergents d’une bouteille percée. La cohérence semble ainsi bien souvent
mise entre parenthèses, au profit d’explications au coup par coup bien similaires à ce
que l’on observe couramment chez les élèves.
Enfin et surtout, la structure chronologique des explications communes s’observe
dans nombre de propositions vulgarisantes. L’explication fournie pour le siphon
citée au chapitre précédent137 a déjà illustré ce point avec netteté. Partir de l’extré-
mité à l’air libre du tube rempli d’eau, et prétendre comprendre ce qui s’y passe, puis
évoquer un vide quelque part dans le fluide, puis aller voir ce qui se passe du côté
de la cuve, cela revient à nier l’essentiel : tout le système doit être pris en compte
simultanément pour prévoir le comportement de chacune de ses parties. L’analyse
locale dont Fauconnet138 dénonçait la non-pertinence, s’agissant de deux ressorts
en série, sévit donc encore ici.
Quant à la permanence, elle est en grand danger d’oubli. Ainsi la serre139. Combien
de fois ne trouve t-on comme « explication », pour une serre, le fait que le rayonne-
ment solaire rentre puis se trouve « piégé » par tel ou tel phénomène et donc qu’il en
ressort moins qu’il n’en rentre. Schématiquement : il rentre du rayonnement → une
partie en est piégée → la température intérieure augmente. La plupart du temps, il
n’est pas explicité qu’il s’agit là d’un régime de montée en température, mais qu’il
existe des régimes permanents ou quasi-permanents pour ce phénomène, avec des
flux énergétiques dont les puissances d’entrée et de sortie sont (quasi-)équilibrées.
136 Maury J.P. (1989) La glace et la vapeur, qu’est-ce que c’est ? Palais de la Découverte, Paris, p 27.
137 Chavannes I. (2003) 1907. Leçons de Marie Curie aux enfants de nos amis, EDP Sciences, Paris, p 62.
138 Fauconnet S. (1981) Etude de résolution de problèmes : quelques problèmes de même structure
en physique, Thèse de troisième cycle, LDPES, Université Paris 7.
139 Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, De Boeck, Bruxelles, p 124. Voir aussi Viennot L.
(2004) Raisonnement commun en physique : relations fonctionnelles, chronologie et causalité in
Viennot L. et Debru C. (Eds.) Enquête sur le concept de causalité, PUF, Paris, 7-29.
Chapitre 8 - Vulgariser la physique : quelle place pour le raisonnement ? 125
Un tour sur la toile nous apporte des images cataclysmiques, tant le déséquilibre
entre entrée et sortie du rayonnement suggèrerait l’explosion fatale de la planète
si seulement on se préoccupait de la permanence de validité de l’image : la nuit
aussi ?140 Pour la salade à l’abri d’une serre de température stable ou même décrois-
sante141, par exemple la nuit, on ne peut plus dire qu’alors il rentre plus d’énergie
qu’il n’en sort .
Autre exemple d’explication en forme de récit. Un auteur déjà cité142 évoque le
« rayonnement cosmique fossile, que l’expansion de l’univers a abandonné sur le
bord de la route, il y a de cela une dizaine de milliards d’années, et qui, depuis,
baigne l’espace intersidéral sans plus interagir avec la matière. ». Le squelette chro-
nologique de ce passage comporte ces trois épisodes : Le rayonnement interagit avec
la matière → l’expansion l’a abandonné → il baigne l’espace (depuis). Comment
le profane peut-il percevoir la permanence de l’expansion, et le constant refroidis-
sement du rayonnement ? Comprendra-t-il que les quelque 2,7 °K que l’on mesure
actuellement ne constituent pas la fin de l’histoire ? L’effet de ce texte n’a pas été
évalué et dépend évidemment du public. Soulignons simplement que la question
mérite attention.
144 Voir Chauvet F. (1994) Construction d’une compréhension de la couleur intégrant sciences,
techniques et perception : principes d’élaboration et évaluation d’une séquence d’enseignement,
Thèse Université Denis Diderot, Paris 7, p 17. Voir aussi (versions française et anglaise) :
http://www.lar.univ-paris-diderot.fr/sttis_p7/color_sequence/page_mere_fr.htm.
Pour une introduction simple et efficace à la synthèse additive des couleurs, voir aussi : Planinšič G.
(2004) Color light mixer for every student, The Physics Teacher, (42) p 138-142 ; et Planinšič G.
& Viennot L. (2010) Shadows: stories of light, http://education.epsdivisions.org/muse/example-
shadows-documents/SHADOWS_stories_of_light.pdf
145 Diu B. (2000) Traité de physique à l’usage des profanes, Odile Jacob, Paris, p 242.
146 Maarek S. (2002) :
http://lamap.inrp.fr/?Page_Id=10&Action=2&Element_Id=498&DomainScienceType_Id=14
147 C’est par exemple le cas lorsqu’on superpose sur un écran blanc en lumière blanche les impacts de
deux faisceaux laser, l’un rouge, l’autre vert.
148 Maury J.P. (1987) L’atmosphère, Palais de la Découverte, Hachette, Paris, p 67.
Chapitre 8 - Vulgariser la physique : quelle place pour le raisonnement ? 127
petit groupe de futurs journalistes scientifiques les montre très ouverts à une telle
réflexion149.
On peut décider de signaler des questions qui se posent – pourquoi voit-on le fais-
ceau laser ? – même sans y répondre150 ; d’expliciter des liens que notre vocabulaire
professionnel déguise – ces atomes « froids » dont l’intérêt est qu’ils sont « lents » – ;
de dire le soi-disant évident – telle la permanence de l’expansion de l’univers – ; de
reconnaître le surprenant – tel le fait que ces lasers notoirement synonymes de puis-
sance participent à un refroidissement – ; d’admettre que certains phénomènes ne
sont pas déterminés par une seule variable, alors que tant d’énoncés le suggèrent à
tort. Sur tous ces points, on décide d’autant plus lucidement que l’on est averti de
ses propres tendances, dont l’élémentaire humilité impose d’admettre qu’elles sont
probablement très largement partagées.
Surtout, on peut apprendre à ne pas mettre sur le même plan toutes les libertés prises
avec la théorie physique adaptée au sujet traité. Effectivement, certains « détails »
peuvent être passés sous silence et certaines inexactitudes délibérément prises en
charge dans la modélisation choisie, lorsque l’essentiel du message reste préservé.
Tout autre est la situation, par exemple, de la montgolfière « isobare », où le principe
même du phénomène est passé à la trappe. A ne pas savoir hiérarchiser les facilités
mises en œuvre pour la présentation de la science au plus grand nombre151, relati-
vement à leur impact sur la compréhension, un auteur risquerait de brouiller com-
plètement son message tout en poursuivant l’illusion d’être accessible. Le lecteur,
l’auditeur ont leur part à ce travail, faute de quoi ils risquent bien, eux, de prendre
au pied de la lettre, ou de l’image, des informations trompeuses. Les plus vigilants
peuvent alors rester frustrés devant ce qui ressemble bien à de l’incohérence.
On ne peut pour autant nier la difficulté. Ce n’est pas sans raison que l’alliance du
raisonnement et du plaisir semble un peu contre nature, même si l’on rebaptise le
second terme de façon plus spécifique et plus adaptée : « satisfaction intellectuelle ».
149 Mathé S. & Viennot L. (2009) Stressing the coherence of physics: Students journalists’ and
science mediators’ reactions, Problems of education in the 21st century, 11 (11), 104-128. Voir
annexe E.
150 En l’occurrence, la diffusion Rayleigh par les molécules de l’air joue un rôle crucial dans la netteté
du faisceau vert observé (de fréquence plus favorable, pour ce phénomène, que celle d’un faisceau-
laser rouge), netteté que « la diffusion par les poussières », rituellement invoquée, expliquerait mal
à elle seule.
151 Il s’agit d’un thème introduit et exploré au niveau de la classe de Seconde par Ivan Feller dans
sa thèse (2008) : Usage scolaire de documents d’origine non scolaire en sciences physiques.
Eléments pour un état des lieux et étude d’impact d’un accompagnement ciblé en classe de seconde
Université Paris Diderot (Paris 7). Voir annexe F.
128 En physique, pour comprendre
152 Viennot L. (2006) Teaching rituals and students’ intellectual satisfaction, Phys. Educ., 41,
400-408. http://stacks.iop.org/0031-9120/41/400 ; Viennot L. (2005) Les valeurs de la science,
Science et Avenir, Hors série, 144.
Conclusion
Les détails, certes, ne sont pas tous porteurs de tels enjeux. C’est bien ce qui autorise
à passer certains aspects des phénomènes physiques sous silence. Explicitement ou
implicitement, sous couvert de modélisation ou non, on suit la vulgate enseignante :
« On ne peut pas tout dire du premier coup ». Ceci est d’autant plus légitime que les
omissions en question n’entament pas l’essentiel du message ni sa cohérence interne.
La vulgarisation n’est pas seule à reposer sur cette estimation, l’enseignement s’y
adosse aussi.
Ce que ce livre souligne, en positif ou en négatif, ce sont des aspects fins de l’ensei-
gnement – déclarations, pratiques, omissions … – qui sont critiques, c’est-à-dire
susceptibles de porter à conséquence intellectuelle, voire affective. A partir de là, les
questions s’enchaînent.
Du côté des éventuelles conséquences négatives de pratiques désinvoltes, c’est-à-
dire du « diable » du proverbe : est-ce donc vraiment important de laisser penser des
choses fausses, tout particulièrement quand on n’a rien dit de faux ?
Versant positif, celui des profits engrangés pour avoir pris au sérieux à la fois la phy-
sique et les élèves : que valent ces enthousiasmes d’un moment, pour avoir traité un
peu à fond un thème, quand on ne peut pas en faire profiter les autres ?
Il revient à chaque personne en charge d’enseignement ou de vulgarisation d’ap-
précier les réponses qu’il ou elle souhaite donner à ces questions, compte tenu des
contraintes ressenties, des risques et des bénéfices potentiels.
Quoiqu’il en soit, on ne peut plus ignorer, en matière de risques, ceux qu’ont abon-
damment décrits les études sur les difficultés communes de ceux qui apprennent.
Dès lors, c’est bien la responsabilité de chaque expert, en situation de faire partager
un peu de physique à d’autres moins avancés, que de mesurer les probables consé-
quences de ses choix. Or, paradoxalement, un phénomène tend à entraver cette appré-
ciation. Conditionnés par nos habitudes, incrustés dans nos rituels, nous empruntons
volontiers dans nos explications les chemins du sens commun, renforçant à plaisir
les risques afférents. Les raisonnements à une seule variable occupent sans retenue
ce terrain, la gestion commune de l’expérience « attractive » entretient volontiers
l’illusion qu’on y voit directement le concept, les messages clandestins des images
ne sont pas mis à distance. De ce point de vue, ce n’est pas un luxe que de s’informer
un peu sur nos tendances à « l’explication-écho » – celle qui met en résonance le sens
commun sans en encadrer les effets. Ainsi, la maîtrise de nos envolées explicatives
peut beaucoup gagner à un simple examen de la structure de nos arguments, lesquels
enchaînent si souvent des déterminations causales binaires – une cause, un effet –,
qui les font ressembler aux histoires que l’on raconte aux enfants.
132 En physique, pour comprendre
Du côté des bénéfices potentiels, là aussi la situation pose question : pour dire vite,
il faut les vivre pour y croire. A moindre coût, que ce soit en temps d’enseignement
ou en matériel, des émergences de plaisir intellectuel s’observent chez les étudiants :
intense émotion pour l’enseignant ! Mais comment mettre plus de rationalité dans la
mesure de tels effets, comment en évaluer les conséquences à long terme ? Voilà qui
n’est pas simple. Très peu d’études de recherche abordent la question du plaisir pris
par les étudiants à raisonner et à voir leur compréhension progresser. Souvent, les
aspects affectifs sont envisagés comme conditions d’apprentissage, voire de recru-
tement dans les études scientifiques ; le plaisir de raisonner et de comprendre n’est
pas appréhendé comme un produit de l’enseignement hautement désirable en lui-
même. A ce titre, quelques résultats d’enquête cités ici, encore parcellaires, offrent
une vision encourageante de ce qui est possible en la matière, à la faveur d’actions à
la fois marginales et décisives. Ils autorisent au moins ce constat : en exploitant les
leviers qui font l’objet de ce livre, on a pu susciter chez des lycéens ou étudiants non
triés sur le volet des commentaires magnifiques, tels celui-ci : « Vous m’avez fait
réfléchir, moi, merci. ». Souhaitons que tous les efforts développés dans l’enseigne-
ment et les media pour rendre attrayantes la physique en particulier et les sciences
en général ne fassent pas perdre de vue cette très profonde satisfaction qui peut
s’attacher, chez tout un chacun, à l’exercice du raisonnement pour un peu plus de
compréhension.
Pour ce bel objectif de formation, il existe de réelles marges de manœuvre.
Annexes
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Annexe A
sans des limitations sévères: ainsi les aspects sociologiques et psychologiques des
situations scolaires passent au second plan, malgré leur importance cruciale. Cette
spécialité revendiquée par la didactique impose aux chercheurs d’avoir une connais-
sance approfondie des contenus en cause. Plutôt que de « connaissance » d’ailleurs,
il vaut mieux parler de l’humilité laborieuse qu’il convient d’adopter en abordant un
contenu dont la familiarité masque souvent les subtilités.
Cet ouvrage s’adresse principalement à des enseignants, et nous nous intéressons
aux faits d’enseignement qui peuvent nous instruire. Mais qu’est-ce qu’un « fait »
dans ce domaine ? Les restaurants du personnel bruissent souvent des conversations
d’enseignants : « je leur ai fait ça et alors … ». Suivent des faits, dont les notes
moyennes de contrôle, et des jugements. Ce que vise la recherche en matière de
« fait » est plus compliqué. S’il s’agit d’un dispositif d’enseignement que l’on sou-
haite évaluer, par exemple, il faut travailler la précision sur plusieurs terrains : les
objectifs conceptuels, les attentes du chercheur aussi bien en matière d’obstacles
que de chemins d’apprentissage, les démarches d’enseignement mises en œuvre, les
indicateurs retenus pour apprécier, sur cette toile de fond, ce qui se passe au cours de
la mise en œuvre du dispositif et ce qu’il en résulte à la fin, y compris après plusieurs
semaines. Indicateurs qualitatifs – tels des éléments de dialogue en classe – et quan-
titatifs – tests et comptages – se conjuguent, idéalement, pour éclairer l’appréciation.
Notamment, il est bien utile d’évaluer ce que l’on perd éventuellement sur un terrain
en gagnant sur un autre. Il n’est pas si fréquent, car bien difficile, de parvenir à une
évaluation un tant soit peu consistante. C’est l’objectif des chercheurs.
Ici, nous livrons des expériences au statut inégal en termes d’évaluation. Le cas
échéant, les « faits » avancés seront signalés comme relevant très clairement
d’une démarche de recherche, et non seulement d’essais personnels plus ou moins
concluants.
Annexe B
Le poids de l’air,
les chocs des molécules : quel rapport ?
z + dz
z
La force résultante d 2 F exercée par l’air extérieur à la tranche sur celle-ci vaut
donc : d 2 F = [p(z) – p(z+dz)] dS u où u est un vecteur unitaire vertical dirigé vers
le haut.
On peut écrire cette égalité : d 2 F = – dp dS u
153 Artigue M., Menigaux J.& Viennot L. (1988) Questionnaires de travail, Les différentielles, IREM-
LDPES, Université Paris 7, p 70 et Artigue M., Menigaux J.& Viennot L. (1990) Some aspects of
students, conceptions and difficulties about differentials, European Journal of Physics, 11, 262-267.
Annexes 139
Enfin, la relation des gaz parfaits (pV = nRT, en notations habituelles), que l’on
Mp
considère comme applicable ici, permet d’écrire ρ = où M est la masse molaire
RT
moyenne de l’air.
dp Mg
Donc =– dz (3)
p RT
Et, en atmosphère isotherme,
Mgz
p (z) = p0 exp c – m où p0 est la pression à l’altitude z = 0. (4)
RT
La force exercée par la colonne sur le sol vaut – p0 dS u . Un bilan global de forces
sur la colonne permet, compte tenu de la troisième loi de Newton, de dire que le
poids dP de la colonne vaut également dP = – p0 dS u
On trouve aussi le poids P de la colonne par un calcul intégral :
dP = – #0 z gρ dz dS u
soit dP = – #0 z g Mp
RT
dz dS u = – g MdS
RT
#0 z pdz u (5)
RT
Et, puisque #0 z pdz = p0 mg (6)
dP = – p0 dS u (7)
Autrement dit, le produit de la pression de la colonne d’air à l’équilibre au niveau
du sol par la surface de contact entre sol et colonne est égal au poids de la colonne.
Signalons déjà que ce résultat paraît tout de suite beaucoup plus problématique
que son équivalent global, concernant le poids de l’atmosphère. Lors d’un sondage
auprès d’étudiants de licence, 12 étudiants sur 13 pensaient ce résultat inexact, pour
une molécule, alors que la relation entre poids de l’atmosphère et pression au sol leur
avait semblé a priori sans mystère. Voyons donc un moyen de nous en convaincre.
A un instant donné, la force exercée par la boîte sur la particule obéit à la deuxième
dp
loi de Newton : f = ma = où p est la quantité de mouvement de la particule (en
dt
gras ici pour éviter la confusion avec la pression).
Pendant une période de temps de durée T, la valeur moyenne de cette force est
Dp
=`1j
T
T
#0 dp =
T
(8)
Donc Dp = 2m g Dt u
La force exercée par la particule sur la boîte vaut donc, en moyenne, – mg u , c’est-
à-dire le poids de la-dite particule. La particule, via les chocs sur les parois de la
boîte, exerce sur celle-ci, en moyenne, une force égale à son poids.
Ce raisonnement est valable quelle que soit la valeur de la vitesse v .
Il s’applique à la composante verticale de toute vitesse particulaire non verticale.
Les chocs intervenant entre particules conservent la quantité de mouvement. Le
fait qu’ils puissent intervenir au cours de la période considérée ne change pas la
moyenne dans le temps des forces exercées par les molécules sur les parois ou le sol.
Enfin, en l’absence de parois horizontales, le transfert de quantité de mouvement à la
couche considérée de la part des voisines est le même que celui dû aux parois fictives
considérées ici. C’est d’ailleurs ainsi que, classiquement, l’on ne distingue pas la
pression sur une paroi de celle existant au sein d’un fluide à l’équilibre.
Donc ce raisonnement rejoint ce résultat bien justifié par ailleurs : l’action des molé-
cules au sol, via les chocs, est la même que si toutes les molécules de l’atmosphère
étaient empilées, immobiles sur le sol.
B4 Remarques finales
En admettant qu’on puisse trouver dans l’approche ci-dessus une source d’éclaircis-
sements, il reste à savoir comment en faire profiter les élèves et à quel niveau. On
peut dégager plusieurs aspects a priori favorables ou qui au contraire constituent des
obstacles potentiels à la compréhension.
D’une part, on peut se demander comment l’argument global « il faut bien que le
théorème du centre d’inertie soit satisfait » peut l’être, au niveau local d’une molé-
cule. D’autres travaux ont montré les bénéfices de tels changements d’échelle dans
142 En physique, pour comprendre
154 Pour une discussion sur ce point, on pourra consulter notamment l’article : Devaud M.
& Treiner J. (2010) Théorie cinétique de la pesée d’un gaz, Bulletin de l’UDPPC, 104 (928),
1021-1024 ; ainsi que Viennot L. (2011) Le poids de l’air, le choc des molécules : il fallait bien
que Boltzmann s’en mêle, Bulletin de l’UDPPC, 105 (932), 313-315. Le point de vue statistique,
essentiel pour aller plus loin, est présenté au niveau fin de secondaire, de manière très intéressante,
dans le livre : Ogborn J. & Whitehouse M. (Eds.) (2001) Advancing Physics A2, Institute of
Physics Publishing, Bristol and Philadelphia, p 113-120.
Annexes 143
Dans une boîte cylindrique à faces horizontales d’altitudes z, z+Δz, une par-
ticule de masse m (la seule à occuper l’intérieur, vide par ailleurs) fait l’aller
et retour sur une trajectoire verticale entre ces deux faces, sous l’action de la
gravité et des chocs sur les parois (il a été reprécisé oralement que les collisions
étaient élastiques, et la boîte fixée à un support massif).
]¨]
]
• Question 1
L’affirmation suivante, en italique :
L’action de cette particule sur la boîte est en moyenne (dans le temps) égale
au poids de la particule.
est-elle exacte ? □ oui □ non □ je ne sais pas
Expliquez votre réponse :
• Question 2
L’affirmation suivante, en italique :
L’action des molécules au sol, via les chocs, est la même que si toutes les molé-
cules de l’atmosphère étaient empilées, immobiles sur sol.
est-elle exacte ? □ oui □ non □ je ne sais pas
Expliquez votre réponse :
• Question 3
z
z + dz
z
Les taux de réponses, très différents selon les affirmations proposées, montrent que
leur équivalence n’est nullement évidente.
des actions, des forces pressantes, …ça revient au même. Pourquoi ça revient au
même, …euh…??? »
(Après explication)
−− « Ah oui, c’est que d’habitude, quand on étudie un gaz, on néglige la pesanteur…
on ne le fait pas dans un champ de pesanteur. (…) On a montré dans cette boîte-là,
pourquoi la pression était plus grande là (face inférieure) que là (face supérieure),
on l’a montré avec g. »
Annexe C
156 Viennot L. (1996) Raisonner en Physique, avec la contribution de Benseghir A., Caldas H.,
Chauvet F., Closset J.L., Kaminski W., Maurines L., Menigaux J., Rainson S., Rozier S.
et Saltiel E., De Boeck, Bruxelles, chapitre 5 ; Viennot L. (2004) Raisonnement commun en
physique : relations fonctionnelles, chronologie et causalité in Viennot L. et Debru C. (dir.)
Enquête sur le concept de causalité, PUF, Paris, p 7-29.
157 Fauconnet S. (1981) Etude de résolution de problèmes : quelques problèmes de même structure
en physique, Thèse de troisième cycle, Université Paris 7.
158 Closset J.L. (1983) Le raisonnement séquentiel en électrocinétique, Thèse de troisième cycle,
Université Paris 7.
159 Rozier S. (1988) Le raisonnement linéaire causal en thermodynamique classique élémentaire.
Paris, Thèse, Université Paris 7.
160 Voir cet ouvrage, en 2.6.
148 En physique, pour comprendre
Le cas présenté ici est tout à fait remarquable par l’ancienneté du problème traité et
par la fréquence historique des erreurs associées, ceci malgré des remises au clair
publiées elles aussi depuis longtemps. C’est en quelque sorte un cas d’obstination
culturelle164, en l’occurrence dans l’erreur.
Entre gens instruits de physique la chose est bien claire : la pression dans un fluide
augmente avec la profondeur. Il vaut mieux ajouter « fluide à l’équilibre » pour
que l’énoncé soit correct mais en cas d’oubli, le contexte peut servir d’excuse à
l’implicite. Toujours est-il que l’idée de montrer cette dépendance par rapport à la
profondeur est tentante pour le vulgarisateur. Là se situe probablement l’origine des
illustrations récurrentes présentées dans les figures D1 a). La portée des jets d’eau
issus d’une bouteille percée y est représentée croissante avec la distance entre trou et
surface libre. Cela suggère – certains diront : cela montre – qu’au niveau de chaque
trou une pression croissante avec la profondeur est à l’œuvre.
Sauf que, si l’on s’avise de faire l’expérience – il est alors préférable d’utiliser un
dispositif de trop plein qui stabilise la hauteur totale d’eau – on observe la situation
représentée dans la figure D1 b) : une portée maximale pour le trou à mi-hauteur, des
portées égales pour des trous symétriques par rapport à celui-ci.
163 Voir pour plus de détail : Planinšič G., Ucke C. & Viennot L. (2011) Holes in a bottle
filled with water: which water jet has the largest range? Muse project of the EPS-PED :
http://education.epsdivisions.org/muse/example-water-jets-bottle-with-holes/bottlewithholes.pdf
et aussi Planinšič G. & Viennot L. (2011) Jets and inverted jets: a matter of differences 2011
http://education.epsdivisions.org/muse/Inverted_jets.pdf
164 Josip Slisko a depuis longtemps développé ce point de vue, sur la base d’un relevé d’articles
dont tous ceux cités ici (à l’exception des textes d’auteurs français) : Slisko J. (2009) Repeated
errors in physics textbooks: what do they say about the culture of teaching? Physics Community
and Cooperation, GIREP 2009, University of Leicester. Voir aussi Slisko J. (2006) Errores en los
libros de texto de física: ¿cuáles son y por qué persisten tanto tiempo? Sinectica, 27, p 13-23.
152 En physique, pour comprendre
a)
Santamaria C.166 Hibon M.166
Quillet A.166
b)
Atkins J.K. 169 Planinšič G.
Figure D1 - La portée des jets issus d’une bouteille d’eau percée 169
a) De manière récurrente, on trouve des illustrations qui annoncent que le jet
du bas a la plus grande portée. Cela montrerait, soi disant, que la pression
hydrostatique augmente avec la profondeur : un rituel qui ne date pas d’hier.
b) En fait la vitesse d’éjection augmente bien avec la distance du trou à la
surface de l’eau, mais la durée de chute, elle, augmente avec la distance de ce
trou au support (dépendances non linéaires). C’est finalement le produit de ces
deux distances qui détermine la portée des jets sur le support. Lorsque les val-
eurs de ces distances s’échangent (trous symétriques par rapport au milieu),
les portées sont égales.
169 Atkins J.K. (1988) The great water-jet scandal, Physics Review, IOP Science, 23 (3), p 137-138.
170 Lors de l’écoulement en régime permanent d’un fluide parfait (c’est-à-dire non visqueux)
incompressible (de masse volumique ρ), en présence de gravité (g), la quantité suivante est
conservée le long d’une ligne de courant : v2/2 + p/ρ + g z où v est la vitesse d’écoulement et p la
pression au même point d’altitude z. Pour un écoulement irrotationnel, cette quantité est la même
dans tout le fluide.
154 En physique, pour comprendre
Mais on se heurte là à une autre difficulté: cette variable n’est pas la seule qui compte.
La durée de chute hors de la bouteille contribue également à l’avancée horizontale
de l’eau avant impact. C’est finalement le produit de ces deux facteurs qui explique
ce que l’on observe. Vitesse de sortie et durée de chute sont respectivement liées (via
leur carré) à la distance du trou à la surface et à sa distance au support. Le produit de
ces distances répond bien à la disposition effective des impacts.
Un facteur au lieu de deux : il n’en faut pas plus, bien souvent, pour qu’une expli-
cation « simple » tombe dans l’absurde. Car c’est bien d’absurde qu’il s’agit : ima-
gine-t-on un trou au niveau du support de la bouteille et dont sortirait un jet à portée
maximale ?
Il est certes un peu plus compliqué de donner les éléments d’explication détaillés
ici. Mais on évite l’incohérence en sollicitant un raisonnement qu’au moins cer-
tains lecteurs non spécialistes ne jugeront pas inaccessible. On évite aussi le ridicule
d’être en contradiction flagrante avec une expérience que quiconque peut reproduire
en faisant des trous avec un clou chauffé dans une bouteille en plastique dont on a
découpé le haut.
Le calcul classique
Il est classiquement fait appel au théorème de Bernoulli pour cette situation. Ceci
suppose que le régime d’écoulement soit permanent et que le liquide soit incompres-
sible et non visqueux.
L’application de ce théorème à deux points d’une ligne de courant (figure D2), d'alti-
tudes respectives zA et zB, situés l’un à la surface libre (A) et l’autre à la sortie de
l’eau (B, de hauteur h) conduit à écrire :
vA2 / 2 + pA / ρeau + g zA = vh2 / 2 + pB / ρeau + g zB (1)
H νh
B
De futurs journalistes
ou médiateurs scientifiques
se prononcent devant une incohérence
tion pour l’action de l’air : on voit mal comment émergerait de cela une poussée
verticale. La proposition de clarification résumée au chapitre 6 (figure 6.1) repose,
elle, sur l’élément théorique central de l’hydrostatique : l’existence de gradients de
pression. L’absence de vigilance des enseignants sur cette hypothèse, aussi banale
qu’incohérente, est tout à fait impressionnante. Mais il est non moins frappant de
voir la réaction des étudiants qu’une demi-heure, en groupe ou individuellement,
a suffi à éclairer. Certes, dans cette première étude comme dans celle que rapporte
cette annexe, ce ne sont pas les performances des sujets sur le plan conceptuel qui
sont finalement évaluées, mais leurs réactions sur la valeur de l’expérience qu’ils
viennent de vivre. On y retrouve beaucoup de témoignages de satisfaction intellec-
tuelle, et quelques signes de colère rétrospective : « Pourquoi est-ce la première fois
que l’on me dit ça ? »
La question de l’investigation auprès de non-spécialistes est donc d’abord celle-ci :
va-t-on observer le même type de réaction, associant l’affectif et le conceptuel, chez
des étudiants pour qui la physique elle-même occupe une place limitée aussi bien
dans leur passé que dans leur avenir ? Dans l’affirmative, l’hypothèse d’un élitisme
du raisonnement cohérent et du plaisir associé prendrait un peu de plomb dans l’aile.
On peut aussi voir dans cette étude un élément susceptible d’éclairer la formation
des futurs journalistes ou médiateurs scientifiques, voire un plaidoyer pour orienter
celle-ci de manière bien spécifique. Nous reviendrons en conclusion sur ce point fort
sensible, très sujet à polémique.
L’enquête : principaux résultats
14 étudiants visant les professions du journalisme ou de la médiation scientifique ont
été interrogés en entretien à propos d’une simulation d’article sur le fonctionnement
d’une montgolfière (Encadré E1), où figure l’hypothèse habituelle d’égalité des pres-
sions interne et externe.
Annexes 159
Un peu de physique…
Comment un engin aussi gros qu’une montgolfière arrive-t-il à s’élever dans les airs ?
Grâce à la poussée d’Archimède ! On la connaissait pour les corps plongés dans l’eau,
eh bien, elle existe aussi dans l’air, comme dans n’importe quel fluide. La montgolfière,
comme tout corps plongé dans l’air, subit donc une force verticale vers le haut égale au
poids du volume de fluide – ici, c’est l’air qui nous entoure – déplacé.
En effet, pour que la montgolfière s’élève, la poussée d’Archimède doit l’emporter sur
deux autres forces qui tendent à la tirer vers le bas : le poids de l’air à l’intérieur de
l’enveloppe et le poids que représente la nacelle et son contenu.
Pour le jour du décollage, considérons ce dernier fixé. Quant à la poussée d’Archi-
mède, elle dépend à la fois de la masse volumique de l’air déplacé et du volume du
corps plongé dans ce fluide – le volume de la montgolfière. Mais pour le temps du vol,
ces deux paramètres sont également imposés.
a) On demande à l’étudiant(e) son avis sur le fait que les pressions interne et externe
sont déclares égales.
b) On tente d’invalider cette hypothèse sur la base des deux raisons développées dans
le texte : l’argument de symétrie, et l’analyse mécanique locale.
c) On explique le théorème d’Archimède pour amener l’idée que la pression dépend
de l’altitude (z) et de la densité (ρ).
d) On dessine le graphique des pressions interne et externe en fonction de l’altitude
et on souligne qu’il y a une différence entre ces pressions, en particulier en haut de
l’enveloppe.
e) On relie cette différence de pression à la force résultante de l’action de l’air interne
et externe sur l’enveloppe – ce qui est plus facile avec un modèle de montgolfière
cubique.
Etape 2
On recueille les jugements de valeur des étudiants quant à cette approche plus
rigoureuse :
a) On demande si tout a été bien compris.
b) On demande si l’étudiant(e) peut réexpliquer cela à un autre étudiant.
c) On demande à quel type de public on pourrait expliquer cette question.
Etape 3
a) On demande à l’étudiant(e) s’il (ou elle) a apprécié ce type de dialogue, et s’il (ou
elle) y a trouvé du plaisir. On demande alors d’évaluer, sur une échelle de 1(faible)
à 4 (fort), ce plaisir.
b) De même, on leur demande d’évaluer le rapport qualité/prix (en temps d’enseigne-
ment) sur une échelle de 1 (faible) à 4 (élevé).
c) On demande à l’étudiant(e) s’il (ou elle), une fois journaliste, prendrait le risque
d’introduire des diagrammes, des graphiques et des formules pour expliquer le fonc-
tionnement d’une montgolfière, ou s’il (ou elle) estime que cela compliquerait inu-
tilement l’explication.
Annexes 161
Les résultats résumés en Table 1 font apparaître les traits d’ensemble suivants.
Les premières réactions ne portent pas sur la physique du phénomène mais, comme
il est attendu dans cette filière de formation, sur la lisibilité de l’article : on ne saurait
s’en étonner.
Sur sollicitation, l’analyse de l’hypothèse incriminée est laborieuse. Beaucoup
d’étudiants sont gênés par la conscience de leur faible maîtrise du domaine. Plutôt
que d’empoigner eux-mêmes l’argumentation, ils se reportent vers la chose écrite
– l’article – et peinent à prendre de la distance vis-à-vis d’elle. Sur deux arguments
disponibles pour contrer l’hypothèse, qui lui associent respectivement une symétrie
sphérique ou une force nulle sur toute portion d’enveloppe, le second se révèle de
loin le plus à-même de déclencher une réaction.
Cette réaction peut être forte sans clore le débat. Ce n’est souvent qu’après plusieurs
étapes de ce type que l’expression nette d’une défiance par rapport au texte écrit
se manifeste clairement (voir en Table 1 les traces de ce type de décalage). Ceci se
produit surtout quand la poussée d’Archimède est comprise véritablement, voire
quasi redécouverte, comme relevant essentiellement de l’existence d’un gradient de
pression (Table 1).
Les commentaires sont alors sans appel :
Nuno : Là (article), il entend que la pression est la même… donc rien ne va
plus ! Il parle uniquement d’un problème de température et la pression serait la
même… mais du coup, la poussée d’Archimède ne s’applique pas, non ?
162 En physique, pour comprendre
Nom et domaine
Lien entre Quand on leur
du dernier diplôme Intervention Interven-
Première poussée demande s’ils
a : architecture de Explication tion des
question d’Archimède pourraient
b : biologie D’emblée l’argument de locale graphiques
sur et gradient de expliquer à
m : mathématique symétrie Etape 1b Etapes 1d
l’hypothèse pression leur tour.
i : technique Etape 1b et 1e
Etape 1c Etape 2
j : physique
Ludovic (b) C0 I I I C
Côme (i) I C
Damien (b) I C
Marion (j) C0 I I C
Laura (j) I I C
Thomas (j) I C
Annexes 163
Le second niveau de discussion soulevé par ces résultats est celui des objectifs de
la formation de ce public. Certaines réactions à l’étude décrite ici s’apparentent à
une levée de boucliers contre l’idée que la cohérence de la description physique a
quelque chose à faire dans la formation d’un journaliste. La vision sous-jacente de
la science elle-même est en cause, bien entendu. Parler du large degré de cohérence
interne et de pouvoir prédictif de la physique peut encore heurter ceux qui crain-
draient un scientisme sans nuance. Ensuite, le travail de vulgarisation n’est pas celui
d’un journaliste ni encore moins celui d’un enseignant. Chaque spécialité appelle des
compétences bien particulières. A l’évidence, cette étude serait bien loin du compte
si elle prétendait trancher les débats liés à ces points de vue.
Au moins appuie-t-elle l’idée qu’il serait utile de définir précisément les objectifs de
la formation en science de futurs professionnels du journalisme et/ou de la médiation
scientifiques. Sans doute vaudrait-il la peine d’y regarder à deux fois si l’on était
tenté d’affirmer que l’illustration de la cohérence interne et du pouvoir prédictif des
théories abordées n’y avait pas sa place.
7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
Annexe F
Figure F1 - Le document « ET »
Le message principal peut être ainsi formulé : la vitesse de la lumière étant finie,
l’information portée par la lumière nous parvient décalée dans le temps, ce qui, pour
d’importantes distances, conduit à d’importants décalages.
Une réduction de ce message à sa dimension purement scolaire à ce niveau – la
classe de Seconde – consiste à ne retenir ici qu’une seule chose : on peut faire un
173 On retrouve ici une préoccupation centrale dans l’étude décrite dans l’annexe précédente : former
les élèves à prendre position sur des éléments d’un texte susceptibles de poser un problème de
cohérence.
Annexes 169
Quant aux « facilités» du document, c’est surtout leur absence totale de mise en
perspective qui marque les réponses des élèves avant enseignement. Après la session
correspondante, c’est un tiers d’entre eux qui mentionne la taille de la Terre en tête
des éléments problématiques du document : là encore, ce progrès très modeste fait
prendre la mesure de la difficulté. Le débat intervenu entre temps donne une image
plus positive, à retenir en complément.
Annexes 171
P– D’accord. La question est de savoir si cela vous L’enseignant lance le débat sur son
gêne pour comprendre le message principal. caractère d‘obstacle éventuel à la
Collectif– Bah non, ça n’a pas d’importance ! compréhension.
Les élèves, collectivement, n’y
voient pas un obstacle pour la
compréhension.
P– Oui d’accord. Attendez, je lis : Ce n’est pas pos- L’enseignant lance une proposition
sible de voir ces détails (les terriens sont poilus plus discutable.
et ils essaient de faire du feu) avec un téles-
cope surtout si l’on se trouve à 300000 années-
lumière. Alors, qu’en pensez-vous ? Est-ce que
ça peut gêner la compréhension du message
principal ? Spontanément, les élèves se tournent
D– Bah non ! Respecter les échelles, c’est pas le vers le problème du respect des
but de l’auteur. Que le télescope soit grand ou échelles. On tente de les faire s‘ex-
petit, ça ne change rien. primer sur l’obstacle potentiel que
P– D’accord. cela représente.
E– Bah c’est par rapport à la (proposition) 6. Il Les élèves semblent considérer cette
dit que l’échelle est mal choisie. Mais c’est pas facilité comme anodine à l’instar
du tout le but de l’auteur que de respecter les des précédentes.
échelles. Ebauche de considération du point
C– Oui, on ne va pas dessiner une planète et puis de vue du dessinateur. Mais l’obs-
l’autre à des milliers d’années-lumière ; on tacle potentiel associé au non res-
n’aurait pas la place. pect des échelles n’est pas repéré.
D– En fait, la façon de nous montrer la chose, ça
nous permet de mieux comprendre. L’enseignant tente d’amener le
P– D’accord, alors moi, je vous demande ce que débat sur la représentation de la
vous pensez de l’élève qui a dit : on a l’impres- Terre...
sion que les ET sont justes à coté de la Terre.
C– Bah oui, c’est la seule qu’on voit à l’œil nu.
172 En physique, pour comprendre
Le second document utilisé, plus complexe autant par la structure que par les
concepts en cause, s’est révélé plus propre au travail collectif qu’aux performances
individuelles. On y observe encore à la fois la difficulté que les élèves éprouvent à
dépasser une lecture purement scolaire du message principal et leur faible détection
des « facilités » critiquables du document.
Mieux dominées pour le troisième document, ces difficultés soulignent en tout cas
l’effort requis pour accéder à une lecture un tant soit peu profitable de tels textes.
Annexes 173