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CASSE-TÊTE : comment accrocher un tableau pour qu’il tombe ?

Juillet 2012 - n° 417 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Les super
supernovae
Cinéma des cavernes La fin
Les dessins animés cataclysmique
de la Préhistoire des étoiles
Pourra-t-on hypermassives
guérir du sida ?
Des pistes pour éliminer
les réservoirs de virus
Les matériaux
autocicatrisants
Des réparations spontanées

M 02687 - 417 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?k@e@b@r@a; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 € - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00

Groupe POUR LA SCIENCE


Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,

Mouvements cachés
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Dossiers Pour la Science
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Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle Si ton œil était plus aigu, tu verrais tout en mouvement.
Directrice artistique : Céline Lapert Friedrich Nietzsche
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy

N
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet otre cerveau reconstruit le monde en volume à partir
Marketing: Élise Abib d’images à deux dimensions projetées sur la rétine. De
Direction financière : Anne Gusdorf surcroît, ces images ne disparaissent pas instantané-
Direction du personnel : Marc Laumet
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne ment, de sorte que la persistance rétinienne nous per-
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé met de voir ce monde en mouvement. Durant la seconde moitié du
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This XIXe siècle, plusieurs inventeurs ont compris que des images se suc-
Ont également participé à ce numéro : Stéphane Basa,
Sophie Gallé-Soas, François Gendron, Nicolas Gilbert, cédant à un rythme rapide restituent un mouvement continu, et ont
Évelyne Host-Platret, Bénédicte Ménez, Christophe Pichon, imaginé divers dispositifs précurseurs du cinéma.
Pascal Richet, Daniel Tacquenet, Manuel Théry.
PUBLICITÉ France La naissance du septième art, ou du moins celle des images ani-
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin mées, est-elle si récente ? Des spécialistes de l’art pariétal en décou-
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 vrent les prémices dans les peintures des grottes ornées du Paléolithique.
SERVICE ABONNEMENTS Les mouvements de certains animaux, notamment de leurs pattes, sont
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
Espace abonnements : décomposés comme le seraient ceux destinés à un dessin animé. Et
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience l’on imagine qu’à la lueur tremblante de leurs torches, les artistes des
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr
Adresse postale :
grottes croyaient voir les bisons et autres lions charger (voir L’origine
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 préhistorique du cinéma, page 26).
Commande de livres ou de magazines :
0805 655 255 (numéro vert)
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Et ce n’est pas du cinéma!
Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet
Tel : 04 88 15 12 41 L’œil aigu des historiens voit du mouvement dans des peintures
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
Québec, H3N 1W3 Canada. figées. Celui des biologistes le découvre dans le génome des cellules,
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
où se déplacent des séquences d’ADN. Ces éléments mobiles – les
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. rétrotransposons – influeraient sur le fonctionnement des cellules,
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus- notamment dans le cerveau. Cela expliquerait en partie pourquoi deux
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti,
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong. vrais jumeaux, ayant le même patrimoine génétique au moment de
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. leur conception, ne sont jamais identiques (voir Des gènes sauteurs
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou dans le cerveau, page 70).
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri- Mouvements cachés aussi, ceux des substances « cicatrisantes »
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. présentes dans les matériaux qui se réparent spontanément. Quand
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- on se blesse, des cellules circulant dans le sang et des facteurs de
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom coagulation sont attirés à l’endroit de la coupure ; les mécanismes de
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien-
tific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science S.A.R.L.». la cicatrisation sont activés. De même, des physiciens ont imaginé
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de des matériaux autocicatrisants. Ces derniers sont pourvus de « capil-
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’ex- laires» contenant des réactifs qui se répandent à l’endroit de la «lésion»
ploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - et la réparent (voir Les matériaux autocicatrisants, page 48). Tout est
75006 Paris).
mouvement... et ce n’est pas du cinéma ! 

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Édito [1


SOMMAIRE
1 ÉDITO
À L A UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon

Actualités
6 Comment une cellule
20 Super-supernovae
ASTROPHYSIQUE

se contracte Avishay Gal-Yam


9 Une anomalie quantique Certaines étoiles extrêmement massives
de l’eau expliquée finissent leur vie dans des explosions parmi
les plus puissantes de l’Univers, déclenchées
10 Des formules en partie par la production d’antimatière dans leur cœur.
pour les nervures
des feuilles

26 L’origine préhistorique
PRÉHISTOIRE

du cinéma
Marc Azéma
Parce qu’ils représentaient des êtres animés
– des animaux –, les artistes de la Préhistoire
11 Cristaux et pics volcaniques ont inventé, plus de 35 000 ans avant l’animation
cinématographique, les techniques graphiques
... et bien d’autres sujets. qui nous sont toujours familières.

12 ON EN REPARLE

Opinions
14 POINT DE VUE
Une agence de la recherche
à transformer
Michèle Leduc et Élisabeth Giacobino
DOSSIER IMMUNOLOGIE
15 DÉVELOPPEMENT DURABLE
Pêcher varié Guérir du sida ?
pour pêcher durable Pour venir à bout du virus, deux stratégies
Marie-Joëlle Rochet sont explorées : renforcer le système immunitaire,
ou éliminer les réservoirs du virus.
18 VRAI OU FAUX
Y a-t-il des « peaux Repousser
à moustiques » ?
Guillaume Jacquemont
35 les attaques du VIH
Carl June et Bruce Levine
19 COURRIER DES LECTEURS
Éradiquer le VIH :
Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement brochés
42 quels obstacles ?
sur la totalité du tirage, une offre d’abonnement Pour la Science p. 17
et une sélection de livres Pour la Science/Belin en p. 76. Ch. Rouzioux, A. Chéret et V. Avettand-Fénoël
En couverture : © Ron Miller

2] Sommaire © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012

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n° 417 - Juillet 2012

48 Les matériaux autocicatrisants


SCIENCE DES MATÉRIAUX Regards
Scott White et al.
78 HISTOIRE DES SCIENCES
Depuis une dizaine d’années, scientifiques
Poincaré et la rotation
et ingénieurs mettent au point des matériaux de la Terre
capables de se réparer spontanément en cas de dégât. Jean-Marc Ginoux et Christian Gerini
Plusieurs voies existent pour y parvenir.
À l’aube du XXe siècle, Henri Poincaré
se trouva malgré lui au cœur
d’une polémique sur la rotation
56 Les limites de l’apnée
PHYSIOLOGIE
de la Terre. La presse
s’empara de l’affaire...
Michael Parkes 82 LOGIQUE & CALCUL
On ne peut retenir longtemps sa respiration. L’accrochage des tableaux
Un mécanisme physiologique oblige à respirer
à nouveau, bien avant que le manque d’oxygène Jean-Paul Delahaye
ne menace le fonctionnement du cerveau. Comment accrocher un tableau
avec n clous et une ficelle, de façon
à ce qu’en enlevant n’importe lequel
des clous, le tableau soit libéré
et glisse vers le sol ?
88 ART & SCIENCE
Van Gogh
et les tournesols mutants
Loïc Mangin
90 IDÉES DE PHYSIQUE
Plus vite que le vent
62 Tornades :
MÉTÉOROLOGIE Jean-Michel Courty
et Édouard Kierlik

des alertes plus précoces 93 SCIENCE & GASTRONOMIE


Jane Lubchenco et Jack Hayes Pas de cru sans précaution
Hervé This
Grâce à de nouveaux radars et satellites,
il sera possible de mieux anticiper la formation 94 À LIRE
des tornades et ainsi d’épargner de nombreuses vies.

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façon, peuvent-ils avoir des personnalités - Des newsletters**
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l’expliqueraient en partie.

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Sommaire [3

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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ JOLIE CHUTE ! Les formulations cohérentes ne man- § UN PAPILLON SUR LE NEZ


queraient pourtant pas. On peut partir de
«
L ucien Leuwen, participant à un défilé
militaire, passe sous les fenêtres
d’une jolie femme dont il a capté le
regard. À ce moment précis, il tombe de che-
val. S’ensuit un éclat de rire que Stendhal
l’homme d’âge moyen, et dire : « Ça doit
être un homme, son père et son fils. » On
peut partir du jeune : « Ça doit être un
homme, son père et son grand-père. » On
peut partir du vieux : « Ça doit être un
À cause du clou, le fer est parti. À
cause du fer, le cheval a trébuché.
À cause du cheval, le général a
chuté. À cause du général, la bataille a été
perdue. À cause de la bataille, l’empire est
qualifie de « général et bruyant ». homme, son fils et son petit-fils » ou, de tombé. » L’ancienneté de cette histoire
Un homme court dans la rue, trébuche façon plaisante : « Ça doit être un homme, prouve-t-elle que l’effet papillon est repéré
et s’étale de tout son long. Bergson trouve son fils et son fils » (comprendre : un depuis longtemps? Non, répondent certains
cela si amusant qu’il écrit un volume entier homme, son fils et le fils du fils). observateurs subtils : l’effet papillon doit
consacré au rire. Seulement, il est plat de déclarer qu’un être inséré dans le cadre de la récente théo-
De Charlot à Hergé, l’art et la manière des hommes qu’on a croisés est un homme. rie du chaos, au sein de laquelle il prend un
de se casser la figure ou de laisser échap- Nous préférons l’incohérence à la platitude. sens inconcevable avant ; il symbolise l’im-
per un objet qui ne devait surtout pas être Les lois du style nous importent plus que prédictibilité intrinsèque de toute chose, de
brutalisé fournissent une quantité inépui- celles de la logique. l’échelle quantique à l’échelle astronomique;
sable de gags. sa portée est sans commune mesure avec
De toutes les lois de la physique, la gra- celle du dicton «Petite cause, grands effets»
vitation universelle est, de beaucoup, qu’illustre le clou faisant tomber un empire.
celle qui provoque le plus grand nombre de § QUE DE QUANQUANS ! Ces observateurs subtils ont la même
situations drôles. De tous les physiciens, réaction à propos du principe de précau-
«
Newton est, de beaucoup, celui qui est
allé le plus loin dans l’analyse des sources
du comique. L es équations de la mécanique
quantique ont les qualités adé-
quates pour quantifier des quan-
tités qu’on peut qualifier de quasi imper-
ceptibles ».
tion. Au lieu d’y voir la simple actualisation
du primum non nocere médical ou du para-
pluie ouvert par les bureaucrates pour se
couvrir, ils établissent des distinguos entre
prudence, prévention et précaution, et
Cette phrase ne figure pas ici pour son replacent la notion de précaution dans la
modeste apport à la physique, mais en
tant qu’exemple des incohérences du fran-
çais. Dans certains mots, le groupe « qua»
se prononce « ka » ; dans d’autres, il se
prononce « koua » ; dans d’autres encore,
l’usage varie selon les locuteurs. De même,
le groupe « quan » oscille entre « kan »
et « kouan ».
Le phénomène semble ne s’expliquer
ni par une règle phonétique ni par l’éty-
mologie. « Équateur » et « équarrir » n’in-
duisent pas la même prononciation, quoique
§ QUESTION DE GÉNÉRATION ces mots proviennent du latin et soient de solennelle problématique de l’éthique. Ils
sonorités proches. De même, « quatuor » voient le principe de précaution comme

C roisant trois hommes, un vieux, un


d’âge moyen et un jeune, il arrive
qu’on dise : « Ça doit être le grand-
père, le père et le fils. » Cette manière de
s’exprimer est incohérente. Désigner le vieux
et « quatrain ».
Les sciences font grand usage de mots
contenant « qua » : quadrature, quartique,
quadrique, quadratique, quadrilatère, qua-
drant, squale, quasar, quaternaire, quasi-
la réponse à une question nouvelle : com-
ment agir dans un monde où les concepts
de vérité et de certitude scientifiques sont
la proie de difficultés sans précédent ?
Méfions-nous de la subtilité. Elle sait
comme le grand-père et l’homme d’âge cristal, quantum, quantificateur, quaternion... dire à chacun ce qu’il a envie d’entendre.
moyen comme le père, c’est prendre le jeune La langue française se montrant incapable Beaucoup, enthousiasmés à l’idée que notre
comme référence. En bonne logique, alors, de décider, il serait bon qu’une commission époque apporte du jamais vu, élaborent
désigner le jeune comme le fils signifie qu’il scientifique internationale tranche, et dise des arguments prouvant que cette idée est
est le fils du jeune ! une fois pour toutes comment prononcer. vraie. Les termes neufs ne véhiculent

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pas tous des conceptions neuves. À en


croire Pascal, la longueur du nez de Cléo-
pâtre eut quelque effet sur la face du monde.
Les battements des ailes de papillons n’en
ont pas plus...

§ FINS STRATÈGES

Q uelque affaire est en cours, dans


laquelle vous n’êtes a prioripas impli-
qué. Néanmoins, vous avez une opi-
nion quant à l’issue souhaitable de cette
affaire. Devez-vous intervenir ?
Peut-être, peut-être pas. Lorsque vous
cherchez à influencer des gens, vous ne
savez pas si ceux qui se laisseront
convaincre seront plus ou moins nombreux
que ceux qui se rebifferont – soit par esprit
de contradiction, soit pour (se) prouver
qu’ils sont libres, soit que, interprétant vos
arguments de toute autre façon que vous,
ils les retournent contre vous. Personne ne
peut anticiper à coup sûr les suites d’une
intervention dans le fouillis des interac-
tions. On voit, par exemple, des personna-
lités visées par des campagnes de
diabolisation renverser ces dernières en
leur faveur. Bref, puisque vous n’êtes pas
devin, le modèle a priori le moins biaisé est
l’équiprobabilité : votre intervention a une
chance sur trois d’avoir l’effet escompté,
une sur trois d’avoir un effet contraire,
une sur trois de se perdre dans les sables.
Aucune loi générale n’étant là pour gui-
der, c’est votre caractère qui décidera.
Certains ne peuvent s’empêcher d’inter-
venir en permanence. D’autres laissent tout
faire sans réagir. Et tous ont également rai-
son. Donc tous ont également tort. I

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ACTUALITÉS
Biophysique

Comment une cellule se contracte


Une équipe franco-américaine a caractérisé l’architecture et la dynamique des réseaux
de filaments d’actine qui, en interaction avec d’autres protéines, contractent la cellule.
Cet anneau est formé de deux types
de réseaux de filaments d’actine:
des réseaux à filaments
entrecroisés (points rouges),
reliés par des réseaux de filaments
antiparallèles. En présence
de myosine (en jaune), l’anneau
se contracte (en 12 minutes):
les filaments se déplacent les uns
par rapport aux autres, puis
se désassemblent, les deux types
de réseaux se déformant 5 ␮m
à des vitesses différentes.

Anne-Cécile Reymann
L ’actine et la myosine sont des
protéines essentielles à la
contraction, des muscles
notamment, mais on ignore com-
ment elles fonctionnent réellement.
squelette est constitué de plusieurs
fibres, les plus abondantes étant les
filaments d’actine, des assemblages
de plusieurs molécules d’actine.
Les filaments d’actine s’or-
tine les uns par rapport aux autres
et ainsi de déformer la structure.
Dans une cellule, il est impos-
sible d’étudier les différentes confi-
gurations de l’actine et de com-
façon sélective sur les différentes
configurations d’actine.
Ces différences permettent de
comprendre que la vitesse et l’am-
plitude de contraction d’une cel-
Anne-Cécile Reymann et ses col- ganisent en réseaux qui sont dyna- prendre comment elles interagis- lule soient très variables : ces
lègues, de l’Institut de recherche miques et changent de forme selon sent avec les myosines. Les cher- grandeurs dépendent de la pro-
en technologies et sciences pour le les contraintes internes et externes, cheurs ont donc mis au point un portion de filaments d’actine orga-
vivant (CNRS/UJF/INRA/CEA), à notamment grâce à des protéines modèle simplifié, in vitro, de cyto- nisés de façon antiparallèle et
Grenoble, et de l’Université Yale, agissant comme des « moteurs » squelette où les divers types d’or- parallèle, les réseaux antiparallèles
viennent cependant de franchir un moléculaires: les myosines, néces- ganisation des filaments d’actines d’actine réagissant aux myosines,
pas important vers la compré- saires à la contraction des réseaux sont isolés et facilement identi- les autres non. Les chercheurs
hension des mécanismes en jeu. d’actine. Mais on ignore comment fiables et observables, les molé- ont aussi modélisé l’équilibre
Cette équipe a montré que l’ar- sont organisées les molécules d’ac- cules d’actine y ayant été rendues mécanique contrôlant la dyna-
chitecture du réseau d’actine tine et de myosine pour que leur fluorescentes. mique de contraction de ces archi-
contrôle l’activité des myosines dynamique et leur interaction A.-C. Reymann et ses collègues tectures simples d’actine et de
et a modélisé les forces de contrac- aboutissent à une contraction. ont constaté qu’en présence de myosine. Ils espèrent ainsi com-
tion mises en jeu. Les filaments d’actine sont des myosine, les structures d’actine prendre quelles forces sont mises
Qu’est-ce qui fait qu’une cel- polymères orientés qui peuvent composées de filaments antipa- en œuvre dans les cellules, lors du
lule se contracte dans telle direc- prendre trois configurations: soit rallèles se contractent rapidement: développement embryonnaire par
tion et pas dans une autre ? Le les filaments d’un réseau sont dans elles sont déformées, puis leurs fila- exemple, et déterminer l’origine
squelette protéique – ou cyto- le même sens – ils sont parallèles –, ments se désassemblent. Les ré- de dysfonctionnements méca-
squelette – des cellules engendre soit ils sont antiparallèles (tête- seaux entrecroisés se contractent niques présents dans certaines
des forces et des contraintes qui bêche), soit ils sont entrecroisés en aussi, mais plus lentement. En pathologies.
permettent aux cellules de changer formant un réseau dense. Leur revanche, les réseaux de filaments
. Bénédicte Salthun-Lassalle.
de forme et par conséquent de se interaction avec les myosines a pour parallèles d’actine ne se déforment A.-C. Reymann et al., Science,
déplacer ou de se diviser. Ce cyto- effet de déplacer les filaments d’ac- pas. Les myosines agissent donc de en ligne, 8 juin 2012

6] Actualités © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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A c t u a l i t é s

Astrophysique

Quand une exoplanète en trahit une autre En bref


SAUROPODES À PLEIN GAZ

KOI-872
L ancé en 2009, le satellite Kepler traque les planètes extrasolaires
(ou exoplanètes). Il détecte leurs transits, c’est-à-dire leurs pas-
sages devant leur étoile, qui se traduisent par une légère baisse
de luminosité de l’étoile. L’une des planètes détectées a intrigué les
astronomes, car la durée de ses transits varie. Une équipe menée par
Les ruminants, par leurs flatu-
lences, émettent du méthane,
produit par les bactéries héber-
gées dans leur tube digestif.
Selon des biologistes anglais,
David Nesvorny, de l’Institut de recherche Southwest, aux États- les sauropodes, des dinosaures
Planète b Unis, a montré que les variations sont dues à l’influence gravitation- géants qui vivaient il y a 150 mil-
nelle d’une deuxième planète. Celle-ci aurait une masse proche de celle
© Southwest Research Institute

lions d’années, rejetaient ainsi


de Saturne et tournerait autour de son étoile en 57 jours. 520 millions de tonnes de
C’est la première fois que l’on détecte une exoplanète grâce aux méthane par an. Ce chiffre est
Planète c perturbations qu’elle exerce sur une voisine – elle-même n’est pas déce- comparable à l’ensemble des
lable par transit, car elle ne passe pas devant le disque de son étoile. émissions naturelles et anthro-
En revanche, cette méthode a déjà été appliquée dans le Système solaire: piques actuelles ! Le méthane
il y a plus de 150 ans, l’astronome français Urbain Le Verrier a prédit étant un puissant gaz à effet de
On a montré l’existence
de la planète KOI-872 c grâce l’existence et la position de Neptune à partir de légères irrégularités serre, ces émissions auraient
aux perturbations gravitationnelles dans l’orbite d’Uranus. réchauffé le climat de l’époque.
qu’elle exerce sur l’orbite . Guillaume Jacquemont
de la planète KOI-872 b. D. Nesvorny et al., Sciencexpress, en ligne, 10 mai 2012
LE GÉNOME DE LA TOMATE

Un consortium international a
séquencé le génome de la
tomate (de la variété Heinz 1706)
Zoologie et celui de son parent sauvage,

Des baleines au menton sensible Solanum pimpinellifolium. Ces


génomes comportent environ
35 000 gènes et ne diffèrent que

C ertaines baleines à fanons


engloutissent quotidienne-
ment plus d’une tonne de
nourriture, par le biais d’une stra-
tégie unique dans le monde ani-
Mandibule
gauche
de 0,6 pour cent. Leur connais-
sance permettra notamment de
repérer les gènes sélectionnés
par la domestication de la
tomate, ce qui faciliterait la mise
mal : elles avalent une énorme au point de variétés plus goû-
quantité d’eau, qui va jusqu’à faire teuses ou plus résistantes aux
doubler leur volume, puis la recra- maladies.
© Carl Buell/Smithsonian Institution

chent en la filtrant grâce à leurs


fanons pour retenir les crustacés L’organe sensoriel Organe
planctoniques et les petits pois- est situé à la jonction des deux Mandibule sensoriel DES ROCHERS BALADEURS
sons. Nicholas Pyenson, de l’Ins- mandibules de la mâchoire inférieure. droite
Sur les trois îles d’Aran, en
titut Smithsonian, à Washington, Il est sensible à leur écartement Irlande, d’énormes blocs de
et ses collègues ont découvert un et aux déformations de la poche ventrale. pierre de plusieurs dizaines de
organe sensoriel qui serait essen-
tonnes forment des empilements
tiel à cette stratégie.
jusqu’à 250 mètres à l’intérieur
Cet organe est situé à la jonc- naisons, qui déclenchent l’émis- s’écartent et que les muscles ven-
des terres. Des relevés photo-
tion des deux mandibules de la sion d’un signal nerveux. traux le tiraillent, l’organe senso-
graphiques entre 2006 et 2011
mâchoire inférieure. Il contient Lorsque la baleine avale l’eau, riel se déforme. Il capte ainsi
montrent que les rochers conti-
notamment des papilles (de petites sa poche buccale ne se gonfle pas diverses informations, qui sont
nuent d’être déplacés. Par des
protubérances de la taille d’un passivement comme un parachute transmises au cerveau via des nerfs
tsunamis ? Non. La géologue
doigt), qui foisonnent de vaisseaux qui se déploie dans l’air, mais courant le long des mandibules.
Rónadh Cox et ses collègues
sanguins et de terminaisons ner- exerce une résistance – les muscles La baleine peut alors contracter de
concluent que des vagues de
veuses encapsulées dans du tissu ventraux se contractent, ce qui façon optimale les muscles mobi-
tempêtes sont responsables.
conjonctif. Une telle structure est assure une absorption plus pro- lisés par l’engouffrement actif, puis
Elles bénéficieraient d’effets
caractéristique des mécanorécep- gressive. Cette stratégie active a refermer la bouche avant que ses
d’amplification liés à la forme
teurs, des organes sensibles aux notamment l’avantage de freiner proies ne s’échappent.
abrupte du rivage.
déformations mécaniques. Celles- moins brutalement la baleine. . G. J..
ci pressent ou étirent les termi- Comme les deux mandibules Nature, vol. 485, pp. 498-501, 2012

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

Microbiologie
En bref Une vie aérobie
VOIE LACTÉE: PASSÉ ACTIF

Le trou noir supermassif au


au ralenti
centre de notre Galaxie est
aujourd’hui très calme. Mais à
partir des données du télescope
gamma Fermi, Meng Su et Dou-
R espirer de l’oxygène à 30 mètres de profon-
deur dans les sédiments du sous-sol océa-
nique: c’est ce que font des bactéries… depuis

© Shutterstock/Stephan Kerkhofs
glas Finkbeiner ont découvert
des structures qui pourraient 86 millions d’années, selon Hans Røy, de l’Univer-
être les restes de deux jets de sité d’Aarhus, au Danemark, et ses collègues.
particules de hautes énergies. On savait depuis plusieurs années que des com-
Partant du centre de la Voie lac- munautés microbiennes vivent en profondeur dans
tée au-dessus et au-dessous du les sédiments marins, mais les paramètres qui condi-
plan galactique, ils sont longs tionnent leur développement et leur activité restaient
de 27 000 années-lumière et à préciser. Les scientifiques se sont intéressés aux sédi- Dans les sédiments du sous-sol océanique,
auraient été produits à une ments du gyre du Pacifique Nord, une région au large des bactéries vivent à un rythme excessivement ralenti.
époque où le trou noir était du Mexique où les courants marins forment un gigan-
beaucoup plus actif. tesque tourbillon. Par rapport aux autres régions de Par une modélisation, les scientifiques ont déterminé
l’océan, la production de phytoplancton y est la plus la vitesse de consommation d’oxygène d’une bac-
faible; par conséquent, les sédiments sont très pauvres térie en fonction de sa profondeur. Au-delà de dix
UN VIEUX CROCODILE GÉANT en carbone d’origine organique. On imaginait donc mètres, la consommation se stabilise. Elle est toute-
que cette matière était vite dégradée par l’activité fois si lente qu’avec l’énergie fournie, une bactérie
Plus de huit mètres : ce serait microbienne dans les sédiments supérieurs, comme ne peut se reproduire, en se divisant, qu’en plusieurs
la longueur d’un crocodile pré- c’est le cas en général dans le sous-sol océanique sédi- milliers d’années (contre quelques heures dans des
historique, dont on a découvert mentaire. Or un tout autre scénario est apparu. conditions normales). Les sédiments situés à
le crâne et la mâchoire fossili- H. Røy et ses collègues ont prélevé des carottes 28 mètres sous le fond marin – et donc l’écosys-
sés dans le bassin du lac Tur- sédimentaires jusqu’à 28 mètres de long dans neuf tème qu’ils contiennent – sont vieux de 86 millions
kana, au Kenya. C’est le plus sites – trois dans le gyre et, pour comparaison, six d’années. Ainsi, au fil du temps, les bactéries ont
grand crocodile connu. À par- le long de l’Équateur – et analysé leur composition. adapté leur nombre et leur consommation d’oxy-
tir de l’analyse des fossiles, des Contrairement aux carottes prélevées le long de gène aux quantités de carbone organique disponibles.
paléontologistes américains ont l’Équateur, celles du gyre contenaient des bactéries . Marie-Neige Cordonnier.
déduit la taille de l’animal et aérobies et de l’oxygène sur toute leur longueur. H. Røy et al., Science, vol. 336, pp. 922-925, 2012
montré qu’il appartenait à une
espèce inconnue. En compa-
raison, les plus grands croco-
diles du Nil observés mesurent Physique
moins de 6,5 mètres.
Vers l’optique en rayons gamma
I l est facile de manipuler la
lumière visible avec des len-
tilles, des prismes et des
miroirs. On pensait qu’il était
impossible ou presque de dévier
un indice de réfraction défini
comme le rapport de la vitesse
de la lumière dans le vide à la
vitesse de la lumière dans le milieu.
Ainsi, quand un rayon passe d’un
de l’indice de réfraction est due
à la diffusion Delbrück : en pré-
sence du champ électrique des
atomes du prisme, les photons
gamma créent des paires électron-
des rayons gamma, de fréquences milieu à un autre, sa vitesse change positron, qui s’annihilent en
bien plus élevées et de longueurs et la lumière est déviée. En outre, redonnant un photon. Cet effet
d’onde beaucoup plus courtes. l’indice de réfraction dépend de ralentit la progression des pho-
Pourtant, Michael Jentschel, de la fréquence de la lumière et sem- tons dans le prisme et modifie l’in-
ILL/Bernhard Lehn Fotodesign

l’Institut Laue-Langevin, à Gre- blait diminuer vers un aux fré- dice de réfraction. Pour des
noble, et ses collègues ont étudié la quences élevées. noyaux plus lourds que le sili-
déviation des rayons gamma dans Pour le vérifier, les physiciens cium, l’effet Delbrück devrait être
du silicium et ont montré qu’elle de Grenoble ont utilisé un fais- plus intense et assez important
n’est pas négligeable. ceau parallèle de rayons gamma pour envisager des dispositifs
La difficulté de la mesure La réfraction correspond à la dont une partie traversait un analogues à ceux de l’optique,
de la réfraction des rayons gamma déviation d’un rayon lumineux prisme de silicium et subissait une mais destinés aux rayons gamma.
est due au très faible angle quand il passe d’un milieu à un réfraction. Les physiciens ont . Sean Bailly.
de déviation, déterminé ici grâce autre, de l’air au verre par exemple. constaté que l’indice de réfraction D. Habs et al., Physical Review Letters,
à deux interféromètres de Michelson. Chaque milieu est caractérisé par est supérieur à un. Cette hausse vol. 108, 184802, 2012

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A c t u a l i t é s

Technologie Physique

Superdétecteur d’explosifs Une anomalie quantique


de l’eau expliquée
U ne équipe de chercheurs du CNRS, de l’Institut franco-alle-
mand de recherches de Saint-Louis et de l’Université de Stras-
bourg, a conçu un détecteur capable de déceler des
concentrations de TNT (trinitrotoluène, un explosif classique) de l’ordre
de 800 molécules pour 1015 molécules d’air. Cette sensibilité est un
millier de fois supérieure à celle des détecteurs actuels et proche de
celle de chiens entraînés. Le dispositif est formé d’un microlevier en
silicium revêtu d’une couche d’épaisseur micrométrique de quelque
À très basse température, la
glace d’eau a un comporte-
ment surprenant. Lorsque
l’hydrogène de ses molécules est
remplacé par du deutérium, un
Si l’on remplace l’oxygène 16
de la molécule d’eau par un isotope
plus lourd, l’oxygène 18, on observe
le comportement normal: la molé-
cule ayant l’isotope le plus léger
500 000 nanotubes de dioxyde de titane (TiO2) alignés perpendicu- isotope plus lourd, le volume du occupe le plus grand volume. Mais
lairement à la surface. L’absorption de molécules de TNT par le dioxyde cristal augmente, alors que les phy- si on remplace les atomes d’hy-
de titane, qui a une affinité élevée pour les composés à groupe nitro siciens s’attendraient à une dimi- drogène de l’eau par du deutérium,
(–NO2), se traduit par une légère modification de la fréquence nution. Une équipe dirigée par on constate qu’au zéro absolu la
propre de vibration du microlevier. La méthode, inspirée par la struc- Maria Fernández-Serra, de l’Uni- molécule d’eau composée de deu-
ture des antennes de papillons de nuit, pourrait s’appliquer à la détec- versité Stony Brook, aux États- térium occupe un volume supé-
tion d’autres explosifs, de drogues ou de polluants. Unis, a modélisé les phénomènes rieur de 0,1 pour cent à celui de la
. Maurice Mashaal. quantiques qui expliquent ce com- molécule d’eau ordinaire.
D. Spitzer et al., Angewandte Chemie, vol. 51 (22), pp. 5334-5338, 2012 portement de l’eau. L’équipe de M. Fernández-Serra
Le volume moyen occupé par a montré que l’agitation quantique
une molécule s’obtient en divisant des atomes et les liaisons hydrogène
le volume du cristal par le nombre entre les molécules agissent simul-
de molécules. Quand la tempéra- tanément sur le volume effectif de
ture, donc l’agitation thermique, la molécule. L’atome d’hydrogène,
baissent, ce volume diminue – plus léger que l’atome de deuté-
mais jusqu’à une certaine limite, rium, a une agitation plus grande.
due au principe d’incertitude de La distance moyenne entre molé-
Heisenberg. Selon ce dernier, il cules est alors réduite, ce qui ren-
n’est pas possible d’attribuer à une force les liaisons hydrogène et tend
ISL/NS3E - Fabien Schnell

Vue en microscopie particule une position et une à réduire la taille du cristal, donc
électronique à balayage vitesse parfaitement définies au le volume effectif occupé par chaque
de la couche de nanotubes 500 nm même instant. Il en résulte une agi- molécule. Les physiciens montrent
de dioxyde de titane. tation d’origine quantique, pré- ainsi que la molécule d’eau com-
sente même au zéro absolu, qui posée d’hydrogène a un volume
implique une limite inférieure au effectif plus petit. Des observations
Archéologie volume moyen occupé. par diffraction aux rayons X au syn-
Le comportement quantique chrotron du Laboratoire améri-
Premiers paysans de Chypre d’une particule étant d’autant plus
marqué que sa masse est faible,
cain de Brookhaven confirment que
le modèle de cette équipe de phy-
l’agitation, donc le volume, cor- siciens reproduit bien le compor-

E nviron 9500 ans avant notre ère, des chasseurs-cueilleurs du


Levant s’essayaient aux premières cultures de plantes sau-
vages. Or Jean-Denis Vigne, du CNRS, et son équipe viennent
de découvrir à Chypre un village d’agriculteurs datant de presque
9000 ans avant notre ère. C’est le plus ancien village de paysans de
respondant à une molécule plus
légère devraient être plus impor-
tants. C’est ce que l’on constate
pour de nombreux atomes et molé-
cules, mais l’eau fait exception.
tement de la glace d’eau à des
températures extrêmement basses.
. S. B..
B. Pamuk et al., Phys. Rev. Lett.,
vol. 108, 193003, 2012
toutes les îles méditerranéennes. Le site, nommé Klimonas, compre-
nait divers bâtiments domestiques et une grande maison ronde semi-
enterrée. D’usage collectif, elle servait probablement à rassembler
les récoltes. Mais des indices de sacrifices – flèches en silex, perles
vertes enterrées – y ont aussi été mis au jour. Les archéologues ont
découvert par ailleurs des restes de plantes locales et des graines
carbonisées d’amidonnier – un blé sauvage qui deviendra la première
céréale domestiquée – ainsi que de nombreux restes d’outils lithiques
B. Pamuk et al.

et de parures en coquillage. Ces vestiges évoquent un mode de vie


villageois typique de ce qui s’était développé au Levant quelques
siècles seulement auparavant. Dès lors, se demande-t-on, comment
les tout premiers paysans levantins ont-ils fait la traversée vers Chypre?
. François Savatier. Deux vues différentes de la structure d’un cristal de glace
J.-D. Vigne et al., PNAS, 7 mai 2012 contenant 96 molécules (oxygène en rouge, hydrogène en blanc).

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A c t u a l i t é s

Botanique

Des formules pour les nervures des feuilles


A vec plusieurs collègues,
Lawren Sack, de l’Univer-
sité de Californie à Los
Angeles, a déterminé que la ner-
vation des feuilles des dicotylé-
Par exemple, pour la densité
des nervures du 2e ordre, les cher-
cheurs trouvent que l’exposant b
est égal à environ – 0,4. En fait,
seules les nervures majeures (jus-
y provoquer une embolie (un blo-
cage de la circulation de la sève).
Or, comme l’a montré l’équipe de
L. Sack, les petites feuilles ont un
réseau plus dense de nervures
dones obéit à des lois de puissance. qu’au 3e ordre) obéissent à de telles majeures, qui offre à la sève davan-
L’examen de la nervation de lois; les traits relatifs aux nervures tage de voies pour contourner un
feuilles de 485 espèces de plantes mineures se révèlent indépen- éventuel bouchon – d’où une
dicotylédones a établi que des traits dants de la taille de la feuille. meilleure adaptation à des condi-

© Shutterstock/Stéphane Bidouze
tels que la densité de nervures (lon- Ces lois ouvrent diverses pers- tions de sécheresse.
gueur totale des nervures par pectives. Par exemple, elles per- Grâce aux lois trouvées, la taille
unité de surface), leur diamètre mettent de comprendre pourquoi, des feuilles peut être estimée à par-
ou leur volume s’expriment sous dans les milieux secs ou fortement tir de petits fragments. Cela devrait
la forme aSb, S étant la superficie exposés, les feuilles de petite taille intéresser les paléontologues: les
de la feuille et a et b des constantes dominent. L’évaporation d’eau au fossiles de tels fragments pour-
indépendantes de l’espèce, pour niveau des feuilles entraîne, pour raient leur indiquer, via la taille des Les feuilles des dicotylédones
un ordre de nervures donné (la ner- compenser, un pompage d’eau feuilles, si les plantes en question (ici une feuille de géranium rouge)
vure centrale est dite du premier dans le sol par la plante ; mais si poussaient sous un climat sec. ont une nervation complexe,
ordre, celles se ramifiant à partir le sol est trop sec, de l’air peut . M. M.. en partie décrite par des lois
d’elle sont du 2e ordre, etc.). être aspiré, parvenir à la feuille et Nature Communications, en ligne le 15 mai 2012 de nature mathématique.

3,2 POUR CENT: c’est l’augmentation des émissions mondiales de dioxyde


de carbone entre 2010 et 2011. Elles ont atteint 31,6 gigatonnes, un record absolu.
Archéologie

La plus ancienne table astronomique maya


L es prêtres mayas avaient
de bonnes connaissances
astronomiques. Lors de leur
conquête du Mexique, les Espa-
gnols ont retrouvé leurs observa-
dans des livres en papier d’écorce,
les codex. Ceux qui restent aujour-
d’hui sont tous postérieurs au
XIe siècle. Or William Saturno, de
l’Université de Boston, et ses col-
une table astronomique, peinte et
gravée sur les murs d’une résidence
de la cité maya de Xultun, au Gua-
temala, qui est datée du début du
IXe siècle de notre ère. Ce serait la
indices font penser à une table
astronomique. On trouve par
exemple une série de dates sur-
montées par des symboles repré-
sentant la Lune et séparées par
tions et leurs prédictions consignées lègues ont découvert ce qui serait plus ancienne connue. un intervalle de 178 jours, qui cor-
Les inscriptions comprennent respond à six lunaisons (la durée
des nombres et des symboles figu- qui sépare deux nouvelles lunes);
rant des « mois » et des jours des de tels « semestres lunaires »
deux calendriers utilisés par les étaient utilisés dans les codex
William Saturno et David Stuart © National Geographic

Mayas : le Tzolk’in, un calendrier pour prévoir les éclipses de Soleil.


religieux de 260 jours, et le Haab, D’autres nombres semblent
un calendrier solaire de 365 jours. liés à Vénus et à Mars, tels des
Les nombres évoquent des dates, multiples communs de 584 et 780
correspondant au nombre de jours (Vénus et Mars retrouvent les
qui les séparent soit de la création mêmes positions dans le ciel ter-
mythique du monde (en l’an 3114 restre respectivement tous les 584
avant notre ère pour certains spé- et 780 jours). Les inscriptions
cialistes, mais cette date varie selon concerneraient donc les cycles des
les cités mayas), soit de jours planètes, auxquels la vie religieuse
Les inscriptions calendaires découvertes comportent des jours particuliers du Tzolk’in. maya était intimement liée.
et des « mois » mayas (en haut de chaque colonne), ainsi que Bien que la signification pré- . G. J..
des nombres figurant le temps écoulé. Une barre vaut 5, un point 1 cise de ces indications calendaires W. Saturno et al., Science, vol. 336,
et le signe aux trois « cercles » (au milieu) représente zéro. reste à déterminer, plusieurs pp. 714-717, 2012

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A c t u a l i t é s

Biologie végétale Géosciences

L’horloge déréglée de l’orge Cristaux et pics volcaniques


L a floraison est une étape cruciale dans le cycle de croissance
d’une plante, car elle conditionne ses chances de reproduction.
Si elle est trop tardive, la pollinisation, le développement du
grain ainsi que sa dissémination peuvent être remis en cause. Chez
la plupart des espèces, le déclenchement de la floraison est assuré par
C omment savoir si un volcan
en début d’activité va se cal-
mer ou, au contraire, être le
siège d’une éruption? L’étude sys-
tématique des cristaux charriés par
sion, oxydation, etc. Ces varia-
tions se traduisent par des zones
concentriques de compositions chi-
miques légèrement différentes qui,
tels les cernes des arbres, reflètent
l’horloge biologique et l’allongement des jours. Sébastien Faure, du le magma jusqu’en surface pour- la croissance des cristaux au fil du
Centre John Innes à Norwich au Royaume-Uni, et ses collègues ont rait apporter des éléments de temps. Par microscopie électronique
identifié la mutation génétique eam8 qui, en perturbant l’horloge réponse. En analysant la compo- et microanalyse chimique, les géo-
biologique de l’orge, conduit à une floraison précoce, adaptée à la sition chimique des cristaux pré- chimistes ont déterminé le profil de
courte saison estivale en Scandinavie. Ce dérèglement de l’horloge sents dans les laves émises par le ces zones sur 300 cristaux d’ortho-
biologique a un deuxième avantage: l’horloge ne régule plus la pro- mont Saint Helens, aux États-Unis, pyroxène (ou (Mg, Fe)SiO3) pro-
duction d’une protéine intervenant sur la chlorophylle. La synthèse entre 1980 et 1986, Kate Saunders, venant de neuf laves différentes.
de cette protéine par l’orge est alors uniquement contrôlée par la pré- de l’Université de Bristol, en Angle- Ils ont constaté que les pics de
sence de lumière, ce qui permet d’exploiter les longues journées terre, et ses collègues ont établi que croissance des cristaux coïncident
d’été pour produire de la biomasse. leur vitesse de croissance est cor- avec les pics d’activité sismique et
. S. B.. rélée à l’activité sismique, associée d’émission de dioxyde de soufre
S. Faure et al., PNAS, en ligne le 7 mai 2012 au volcan, et à ses émissions de gaz ayant été enregistrés dans les mois
– deux autres indices utilisés pour précédant les éruptions. Cette
suivre l’activité volcanique. étude suggère un nouveau moyen
Préhistoire Un magma est un mélange de de lier les signes observés en sur-
roche en fusion, de bulles de gaz face aux phénomènes se produi-
et de cristaux en suspension. Dans sant en profondeur au sein du
37 000 ans d’art mural... la chambre magmatique et le
conduit du volcan, la croissance des
magma. L’analyse des laves en sur-
face permettra-t-elle de mieux pré-

L ’Abri Castanet, dans le Périgord, présenterait les plus anciennes


traces d’art mural connues. Dans cet abri-sous-roche, Raphaëlle
Bourrillon, du Laboratoire travaux et recherches archéologiques
sur les cultures, les espaces et les sociétés à Toulouse, et ses col-
lègues ont découvert des œuvres créées par des Aurignaciens, les pre-
cristaux varie avec les perturbations
des paramètres qui déterminent
l’activité du volcan: composition,
contenu gazeux, température, pres-
voir les éruptions?
. M.-N. C..
K. Saunders et al., Science, vol. 336,
pp. 1023-1027, 2012

miers hommes modernes qui auraient peuplé l’Europe il y a entre


40 000 et 28 000 ans. Sur la face inférieure d’un rocher faisant partie Les zones concentriques
du plafond effondré de l’abri, les archéologues ont ainsi mis au jour de cristaux
des gravures et des peintures représentant notamment un sexe d’orthopyroxène issus
de l’éruption de 1980
féminin et un animal. D’après la datation au carbone 14 de diffé-
du mont Saint Helens.
rents fragments d’os prélevés sous le bloc de pierre, ces œuvres ont
Kate Saunders, Université de Bristol

Les (fausses) couleurs


environ 37000 ans. L’art semble avoir été une partie intégrante du distinguent les zones
quotidien des habitants de l’Abri Castanet: elles ont été exécutées là de compositions
où vivaient les hommes, comme en témoignent les traces de feux, chimiques différentes.
les nombreux outils et ornements découverts sur place. Le jaune, par exemple,
. S. B.. 20 ␮m
indique ici une zone
R. White et al., PNAS, en ligne le 14 mai 2012 riche en fer.

DERNIÈRE minute ...


DES RATS PARAPLÉGIQUES GUÉRIS rats marchaient de nouveau pour atteindre une prolifération est invisible par satellite, le moyen
À l’École polytechnique fédérale de Lausanne, récompense : leurs neurones ont créé de nou- usuel pour détecter ces phénomènes, qui jouent
l’équipe de Grégoire Courtine a lésé la moelle épi- velles projections qui contournent la lésion. un rôle important dans les chaînes alimentaires.
nière de rats, qui ne pouvaient donc plus mar- La découverte suggère que l’océan Arctique est
cher. Elle a ensuite placé les rats dans un système DES EFFLORESCENCES SOUS LA BANQUISE bien plus productif qu’on ne le pensait.
robotique qui les maintenait sur leurs pattes Kevin Arrigo et ses collègues, de l’Université
arrière et a stimulé électriquement et avec des Stanford, ont découvert lors d’une expédition Retrouvez plus d’actualités
neurotransmetteurs les neurones dormants de
leur moelle épinière. Après neuf semaines, les
en Arctique une efflorescence massive de planc-
ton se développant sous la banquise. Une telle fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 UNE SOURCE GAMMA COMPACTE millimètres. L’impulsion laser, qui pré-


cède le paquet d’électrons, est réfléchie

E n 2006, Chandrashekhar Joshi nous


présentait les accélérateurs à
plasma et leurs applications poten-
tielles (voir « Surfer sur des ondes de
par une lame mince placée à l’arrière du
jet et entre en collision avec les électrons.
Les flashs de rayonnement gamma alors
produits dans la direction de propagation

François Savatier/Pour la Science


plasma », Pour la Science, mars 2006, du laser sont 10000 fois plus intenses que
http://bit.ly/PLS341_Joshi). Des physi- ceux produits par les sources existantes…
ciens du Laboratoire d’optique appliquée
(ENSTA-ParisTech, École polytechnique),
à Palaiseau, viennent de montrer comment
les utiliser pour obtenir des rayons X et  UN BATEAU À BORDS COUSUS
gamma (Nature Photonics, mai 2012). Le seigne avec un grand luxe de détails sur
rayonnement gamma, très utile dans les PREND L’EAU À DOUVRES la charpente de marine de l’âge du bronze.
recherches actuelles, devait jusqu’ici être
produit par de très encombrants accéléra-
teurs classiques.
Les chercheurs exploitent l’effet Comp-
ton inverse, dans lequel des photons reçoi-
L e calfatage d’un bateau n’est pas un
détail. En 2002, Jacques Connan nous
en démontrait l’importance en révé-
lant que cette technique n’a guère varié
depuis… 7000 ans (voir «Le calfatage des
C’est pourquoi un pan du projet européen
BOAT 1550 BC, porté par l’Université Lille
3 associée à six autres partenaires, dont
l’INRAP et le Canterbury Archaeological Trust,
consiste à refaire les gestes des construc-
vent de l’énergie d’électrons : lors d’une bateaux », Pour la Science, juin 2002, teurs de bateau de l’âge du bronze. Pour
collision frontale avec un électron relativiste, http://bit.ly/PLS298_Connan). Pourquoi l’heure, deux charpentiers ont appris à
le photon du laser rebondit et gagne une alors les charpentiers de marine, qui, depuis sculpter à l’herminette de bronze de lourds
énergie considérable, qui le fait passer de plusieurs mois, s’évertuent à répliquer un éléments en chêne, puis à les fixer l’un à
l’infrarouge au domaine X ou gamma. Cette bateau de l’âge du bronze trouvé en Angle- l’autre à l’aide de coins et de liens (voir la
méthode est déjà utilisée pour produire des terre dans les années 1990, ne se sont-ils pas photographie ci-dessus). Les éléments qu’ils
rayons gamma avec des accélérateurs clas- donné le temps de franchir cette étape par ont assemblés ont dû être taillés dans un
siques, mais les chercheurs du LOA ont réussi des essais méticuleux? S’ils l’avaient fait, énorme chêne long de dix mètres et
à la mettre en œuvre à l’échelle d’une leur nef n’aurait pas immédiatement pris dépourvu de nœuds. L’arbre correspon-
table. Pour cela, ils font interagir une impul- l’eau au cours de sa mise à l’eau officielle dant a dû pousser 300 ans durant dans une
sion laser ultrabrève et intense avec un jet le 12 mai 2012, dans le port de Douvres… forêt assez touffue pour empêcher les
d’hélium. En se propageant dans le gaz, Construit vers 1550 avant notre ère, le départs de branches latéraux… L’un des
l’impulsion crée, dans son sillage, une struc- bateau de Douvres est sans doute le plus enseignements de l’expérience de Douvres
ture ionisée dont l’effet est de piéger, puis ancien navire d’Europe apte à la naviga- est donc que de tels arbres, aujourd’hui
d’accélérer un paquet d’électrons jusqu’à tion en mer. Sa découverte est d’une grande rarissimes, voire introuvables, ne l’étaient
environ 100 mégaélectronvolts en quelques importance scientifique : elle nous ren- pas à l’âge du bronze.
Réaliser une réplique à l’échelle 1/2
est la première étape du pan d’archéologie
 STRESS ET VIOLENCE expérimentale du projet BOAT. L’objectif
ultime est de reproduire le bateau de

L e stress dû à la pauvreté affecte la santé de multiples façons, qu’a détaillées


Robert Sapolsky (voir « Le stress de la pauvreté », Pour la Science, jan-
vier 2006, http://bit.ly/PLS399_Sapolsky). L’un des autres effets du stress
serait d’accroître la violence masculine, dit le préjugé. Or Markus Heinrichs et Ber-
nadette von Dawans, de l’Université de Fribourg, viennent de montrer que ce n’est
Douvres, puis de franchir les 35 kilomètres
du détroit à la pagaie. Si la découpe est
aujourd’hui maîtrisée, il reste le calfatage.
Pour l’heure, la réplique est cousue de cordes
contemporaines et jointoyée à la silicone,
pas toujours le cas (Psychological Science, 2012). Après avoir utilisé un protocole alors que son modèle l’était de cordes en
pour stresser des hommes en leur demandant de prendre la parole en public, ils fibres d’aubier d’if et calfaté à l’aide de cire
ont étudié leur comportement alors qu’ils participaient ensuite à des jeux de d’abeille et des mêmes fibres. Le pan d’ar-
société. Il s’avère que, loin de multiplier les comportements socialement négatifs tels chéologie expérimentale du projet BOAT est
que la punition ou l’altercation, ces hommes stressés ont davantage partagé et coopéré. en working progress, comme on dit en anglais.
En d’autres termes, ils ont augmenté les comportements favorisant les contacts Son prochain objectif logique est de repro-
sociaux. Pourquoi? «Parce que cela déstresse», interprète M. Heinrichs. On le savait duire le calfatage des bateaux qui navi-
déjà: les contacts humains font du bien, mais maintenant, la science le dit aussi ! guaient sur la Manche à l’âge du bronze.
.François Savatier.

12] On en reparle © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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OPINIONS
POINT DE VUE

Une agence de la recherche à transformer


Depuis 2006, une grande part des crédits consacrés à la recherche scientifique
française va aux projets sélectionnés par une agence nationale, l’ANR. Un rapide bilan
montre que le rôle et le fonctionnement de cette institution sont à revoir.
Michèle LEDUC et Élisabeth GIACOBINO

D
ans une nouvelle publiée l’essentiel assurés par le ministère en charge raux. Il est donc urgent que les organismes
en 1961 et intitulée La fon- de la recherche, par le CNRS et les autres de recherche aient à nouveau un socle
dation Mark Gable, Leo Szi- organismes publics, complétés par des suffisant de moyens récurrents à allouer à
lard, proche collaborateur contrats de la Commission européenne. leurs laboratoires.
d’Albert Einstein, inventait un dialogue amu- Aujourd’hui, les universités sont deve- Peut-on pour autant se passer d’une
sant, où un interlocuteur proposait: «Le pro- nues autonomes et une puissante Agence agence nationale de la recherche? Faut-il, à
grès scientifique est déjà bien assez rapide, nationale de la recherche, l’ ANR , a été l’inverse du courant récent, reconcentrer les
pourquoi ne pas faire quelque chose pour créée en 2006 pour financer des projets de moyens sur les grands organismes? Dans le
le retarder ? Vous pourriez créer une fonda- recherche, généralement dans le cadre de contexte actuel où les opérateurs de la
tion dotée de 30 millions de dollars par an. programmes thématiques que l’ANR a elle- recherche sont multiples, il est nécessaire
Les chercheurs impécunieux pourraient même définis. Simultanément, les moyens qu’une grande partie des crédits de recherche
demander une subvention. Organisez des grands organismes de recherche se soit distribuée en fonction d’une évaluation
10comités, composés chacun de 12savants. sont rétrécis et leur influence a diminué. nationale et interdisciplinaire, en privilégiant
Les meilleurs savants seraient enlevés à De nombreuses équipes apprécient la qualité et en évitant les conflits d’intérêt.
leurs laboratoires. Les travailleurs scienti- de recevoir des contrats de l’ANR ; ce ne sont Comme dans les autres grands pays, il importe
fiques impécunieux s’appliqueraient à d’ailleurs pas les chercheurs impécunieux donc de maintenir en France une agence natio-
résoudre des problèmes fructueux qui nale de la recherche. Toutefois, le fonc-
leur permettraient presque certainement L’ANR DEVRAIT AGIR EN PLEINE tionnement de l’ANR ainsi que son
d’arriver à des résultats publiables. En positionnement sont à repenser.
ne cherchant que l’évident, la science
concertation avec les autres En 2011, l’ANR a attribué un budget
deviendrait quelque chose comme un opérateurs de recherche. total de 772millions d’euros aux projets
jeu de société. Il y aurait des modes... » Il est anormal qu’elle fonctionne de recherche qu’elle a sélectionnés. Cela
De façon prémonitoire, Szilard fai- en circuit fermé. peut paraître considérable ; en réalité,
sait le procès de la recherche scienti- il faut comprendre que l’ANR a de nom-
fique fondée sur des projets financés par évoqués par Szilard, mais plutôt, en géné- breuses missions, qu’elle finance des pro-
des agences spécialisées – un système ral, des groupes de bon niveau. En revanche, grammes variés, incluant des coopérations
aujourd’hui généralisé sous différentes les crédits récurrents des laboratoires, quelle internationales et des recherches en par-
formes selon les pays. Or la répartition que soit leur qualité, sont devenus très tenariat avec l’industrie. Et les projets de
des crédits est un enjeu considérable pour faibles. Les moyens des organismes de recherche « blancs », ceux qui n’entrent pas
le progrès scientifique, qui lui-même est le recherche se sont concentrés sur l’attri- dans les programmes prédéfinis par l’Agence
levier de cette innovation que tous les bution des postes de chercheurs et les (où l’on retrouve les «modes» de Szilard...),
gouvernements appellent de leurs vœux. grands équipements. Or sans crédits de n’ont qu’une part limitée. Qui plus est, le
En France, le contexte a récemment fonctionnement, il devient impossible aux taux de sélection des projets, avec au mieux
beaucoup changé. Il y a seulement dix laboratoires de maintenir leur vie collective. 20 pour cent de réussite pour les équipes
ans, le financement des laboratoires de qua- Les modestes prélèvements sur les contrats candidates, est devenu décourageant : le
lité, le développement des idées nouvelles, obtenus par leurs équipes permettent à processus élimine ainsi de façon arbi-
le soutien aux jeunes équipes étaient pour peine de faire fonctionner les services géné- traire de très bonnes propositions.

14] Point de vue © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Opinions

Ce faible taux de sélection est-il lié à tenaires, ce qui donne souvent lieu à des tribués. Une bonne solution serait de limi-
l’augmentation du nombre des dossiers montages artificiels. ter le champ d’action de l’agence au soutien
déposés ? Pour compenser les aléas, les Enfin, le fonctionnement des comités de la recherche publique, comme le fait
équipes sont en effet poussées à multiplier d’évaluation fait l’objet de critiques: manque l’agence de recherche allemande, la DFG,
les demandes et à solliciter des finance- de transparence, biais dus à des effets de et d’accorder une fraction importante du
ments de plus en plus élevés, que l’ANR se mode (Szilard avait vu juste...), cas de fuites budget aux programmes blancs les plus
refuse d’ailleurs à plafonner. Le temps passé d’idées et de conflits d’intérêt non déclarés... créatifs. Ce qui n’empêche pas de réfléchir
par les scientifiques à rédiger des projets Sur un plan plus général, l’ANR devrait par ailleurs à la meilleure façon d’encoura-
d’une part, à évaluer ceux des collègues agir en pleine concertation avec les autres ger la recherche partenariale et celle menée
d’autre part, augmente lui aussi. opérateurs de la recherche. Il est anormal dans les entreprises. I
En outre, les règles du jeu des appels qu’elle fonctionne en circuit fermé, avec ses
à projet ne sont pas toujours bien adap- propres conseils, ses cercles de réflexion Michèle LEDUC dirige l’Institut francilien
tées aux besoins. Les chercheurs doi- stratégique autonomes et ses règles admi- des atomes froids (IFRAF), à Paris.
vent sans cesse échafauder des projets nistratives toujours plus complexes. L’éva- Élisabeth GIACOBINO est présidente du conseil
d’administration de l’Institut d’optique.
nouveaux, sans avoir les moyens de pour- luation doit s’appuyer sur une connaissance M. Leduc et É. Giacobino, Pour une réforme
suivre ceux en cours, contrairement à ce profonde des laboratoires sur l’ensemble en profondeur de l’Agence Nationale
qui se pratique dans les autres pays. du territoire. de la Recherche, Reflets de la Physique,
L’horizon des travaux financés par l’ANR est On peut se demander comment la future n° 29, pp. 32-33, mai 2012 (en accès libre
sur www.refletsdelaphysique.fr).
de trois ans, une durée très insuffisante agence pourra améliorer son fonctionne-
pour les programmes ambitieux. De plus, ment, sachant que le paysage budgétaire Réagissez en direct
l’agence impose de s’associer à des par- sera très contraint, avec des moyens redis- fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Pêcher varié pour pêcher durable


Des simulations récentes suggèrent que la pêche nuirait moins aux écosystèmes
si elle ciblait des gammes plus larges d’espèces et de tailles de poissons.
Marie-Joëlle ROCHET

Q
uand des poissons abîmés, trop jouant sur la taille des mailles, les maté- en plus mise en avant : le bon fonctionne-
petits ou appartenant à une riaux et les comportements différents des ment de l’écosystème. La pêche n’affecte
espèce sans valeur commer- espèces, on réalise des progrès constants pas que les espèces capturées, elle peut
ciale sont capturés, ils sont dans la sélectivité des engins de pêche aussi modifier leur habitat et se répercu-
généralement rejetés à la mer, morts ou (casiers, lignes, filets...) : par exemple, si ter sur les chaînes alimentaires. Gérer les
« fatigués ». De tels rejets gaspillent les l’on veut laisser échapper des poissons stocks ne suffit pas, il faut aussi protéger
ressources et causent une mortalité inutile qui nagent vers le haut (à l’inverse d’autres la biodiversité marine : la France, l’Union
chez les poissons. Aussi la Commission qui se laissent porter par le courant), on européenne et de nombreux autres pays s’y
européenne souhaite-t-elle abolir cette pra- ménage des ouvertures dans le haut du filet. sont engagés dans diverses conventions
tique. Pour ce faire, elle préconise de rendre Le choix des lieux et des saisons de pêche internationales. Cette perspective écosys-
la pêche plus sélective, afin de ne captu- permet aussi de mieux cibler les captures. témique pourrait remettre en cause notre
rer que les poissons assez gros et appar- Toutefois, ces progrès pourraient entrer conception de la sélectivité. Ne prélever
tenant à des espèces commerciales. En en conflit avec une autre contrainte, de plus dans le milieu marin que les composantes

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Développement durable [15


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Opinions

valorisées sur le marché ne risque-t-il pas tive est toujours la plus nuisible pour la bio-
de créer des déséquilibres ? diversité. Elle ne préserve cette dernière
La « sélection artificielle » résultant de que pour des quantités de poissons cap-
la pêche des plus grands poissons d’une turés économiquement non rentables. En
espèce a plusieurs conséquences : elle revanche, si la pêche vise des groupes
entraîne une diminution de la taille des pois- moins restreints d’espèces ou de tailles,
sons quel que soit leur âge et une baisse de elle peut être plus intensive – tout en res-
l’âge moyen des individus reproducteurs, qui tant modérée – sans provoquer d’extinc-
engendrent moins de descendants (chez tions ou de réduction de la biomasse.
les poissons, la fécondité et la viabilité des Ces modèles devront être précisés et
œufs pondus augmentent de façon expo- les nuisances de la pêche sélective confir-
nentielle avec l’âge et la taille de la mère). mées de façon empirique (les cas de la mer
On ignore si ces changements sont
réversibles, mais il est établi que
plus la pêche est sélective ou inten- DES DÉCENNIES DE PÊCHE
sive, plus ils sont importants. Des ont remodelé la communauté
décennies de pêche ont remodelé des poissons de la mer du Nord,
la communauté des poissons de
la mer du Nord, où dominent aujour-
où dominent les jeunes
d’hui les jeunes individus et des individus et les petites espèces.
espèces qui, même à l’âge adulte,
n’atteignent jamais une grande taille. De du Nord et du plateau écossais ne suffi-
même, sur le plateau écossais (au large sent pas, car l’intensité de la pêche y a été
de la Nouvelle-Écosse, au Canada), les si forte qu’elle masque le rôle de la sélecti-
proportions relatives des différents niveaux vité). Cependant, les indices sont déjà assez
trophiques (proies, prédateurs, superpré- nombreux pour qu’un nouveau modèle com-
dateurs) ont été bouleversées. mence à s’imposer : celui de la pêche équi-
Plusieurs modélisations récentes sug- librée, qui consiste à exploiter la gamme la
gèrent que des prélèvements plus équilibrés, plus large possible d’espèces et de tailles,
reflétant les proportions naturellement pré- d’une façon modérée et représentative de
sentes dans l’écosystème, auraient moins leur distribution naturelle. Les moyens de
d’effets, à quantités égales de poissons cap- mettre ce concept en pratique restent à pré-
turés. L’un des modèles néglige les espèces, ciser ; l’une des idées consiste à utiliser une
mais décrit les relations de prédation, en spé- grande diversité d’engins de pêche, ciblant
cifiant que les gros poissons mangent les différentes composantes de l’écosystème.
petits. Il montre que la pêche, quand elle est La pêche équilibrée nécessitera de valo-
très sélective, déstabilise l’écosystème : la riser les espèces de petite taille, mal connues
déplétion causée par l’exploitation se propage ou peu appétissantes. Les nouvelles utili-
par le jeu des relations prédateur-proie (lors- sations qui se développent – surimi, farines
qu’on pêche trop la proie, le prédateur manque et huiles pour nourrir les poissons d’élevage,
de ressources et se raréfie aussi), et la bio- carburant pour les moteurs des navires... –
masse totale oscille avec le temps. Au cours le permettront sans doute. Des politiques
des oscillations, les quantités de poissons d’incitation pourraient y aider. Au lieu d’ex-
passent par des minima, où l’écosystème est ploiter les poissons à leur rendement maxi-
vulnérable face aux aléas environnementaux; mal, calculé indépendamment pour chaque
le risque d’extinctions est alors élevé. Plus espèce, nous devons repenser notre utili-
la pêche est sélective, plus l’amplitude des sation des ressources halieutiques dans
oscillations est importante, surtout si les leur ensemble. I
grands poissons sont ciblés.
D’autres modèles plus complexes, Marie-Joëlle ROCHET est chercheur
décrivant des espèces et des écosystèmes dans l’Unité Écologie et modèles
variés, montrent que l’exploitation sélec- pour l’halieutique à l’Ifremer, à Nantes.

16] Développement durable © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Opinions

VRAI OU FAUX

Y a-t-il des « peaux à moustiques » ?


Oui. Les moustiques détectent leurs victimes grâce à leur odeur, et chaque individu
dégage un cocktail olfactif particulier, plus ou moins attractif pour les insectes.
Guillaume JACQUEMONT

L
Le paludisme, une maladie pro- serait en cause, car elle entraîne une libéra- neurones de leurs antennes, sur lesquels
pagée par les moustiques, est un tion accrue de composés olfactifs. Les modi- se fixent certaines molécules olfactives. Il
bon indicateur des cibles de ces fications hormonales, pour les femmes en- existe plusieurs centaines de ces récep-
derniers. Selon une étude réali- ceintes, et les composés issus de la dégra- teurs, codés par des gènes différents. Les
sée sur des enfants africains et menée dation métabolique de l’alcool, pour les moustiques portent des combinaisons par-
par David Smith, de l’Institut américain de buveurs, seraient aussi impliqués. Les pré- ticulières de récepteurs, ce qui les rend sen-
la santé, quelque 20 pour cent des indivi- férences des moustiques se manifestent sibles à des odeurs spécifiques. Ces
dus concentrent 80 pour cent des conta- même pour les espèces ciblées : certains dernières peuvent être attractives ou répul-
minations. Un même enfant subit ainsi ne piquent que le bétail, d’autres uniquement sives pour l’insecte.
plusieurs contaminations successives les hommes, d’autres encore les deux... L’identification des récepteurs et des molé-
(l’étude concernait une forme de paludisme Les moustiques choisissent non seu- cules qui s’y fixent fait l’objet de nombreuses
dont on peut guérir en quelques mois). Pour- lement leurs victimes, mais aussi les zones recherches. John Carlson et Alison Carey, de
quoi certains individus sont-ils plus piqués qu’ils attaquent : les chevilles, les genoux l’Université Yale, aux États-Unis, ont travaillé
que d’autres ? et le cou concentrent 80 pour cent des sur la drosophile, plus simple et plus facile à
Selon Vincent Corbel, chargé de recherche manipuler génétiquement que le moustique:
à l’Institut de recherche pour le développe- en faisant en sorte que les drosophiles ex-
ment (IRD), le moustique localise ses vic- priment, un par un, les gènes de récepteurs
times grâce à plusieurs systèmes de de moustique, ils ont déterminé à quelle molé-
détection : quand il est à proximité, il repère cule olfactive chacun était associé.
les surfaces de peau libre grâce à la tem- Ces travaux nous aideront-ils à mieux
pérature corporelle. Jusqu’à dix mètres, il nous protéger des moustiques ? Aujour-
détecte ses victimes visuellement. Jus- d’hui, on s’enduit de répulsif ou on se
qu’à 100 mètres, il se fonde également sur réfugie sous une moustiquaire. Celle-ci,
© Shutterstock/Henrik Larsson

les odeurs et se dirige en suivant le gradient dans l’idéal imprégnée de substances qui
de concentration des molécules olfactives. repoussent et tuent les moustiques, est
Il s’agit par exemple du dioxyde de car- le système le plus efficace, mais elle ne
bone dégagé par la respiration, de l’octe- protège pas contre les piqûres à l’extérieur.
nol et de l’acide lactique issus de la Une meilleure connaissance des molécules
transpiration, de phéromones, de molé- LES MOUSTIQUES détectent leurs victimes de et des mécanismes en jeu dans l’olfaction
loin, grâce à leurs antennes tapissées de récep-
cules émises par la flore bactérienne qui ouvrirait plusieurs pistes pour améliorer
teurs olfactifs.
vit sur la peau... Leurs effets se combinent, nos défenses : inhibition des récepteurs
renforçant le pouvoir attractif. piqûres. Ces zones sont dégagées et moins par des molécules qui s’y fixeraient sans
Ainsi, chacun de nous dégage un cocktail exposées à un mouvement défensif de déclencher de signal attractif, dissémina-
olfactif particulier, plus ou moins attirant pour l’homme. Les pieds sont aussi visés, notam- tion de moustiques dépourvus des récep-
le moustique. De nombreux paramètres ment parce qu’ils dégagent de multiples teurs sensibles aux odeurs humaines... De
influent sur ce mélange, tels l’âge et l’état phy- odeurs, comme l’ont montré des études quoi donner espoir à ceux qui ont perdu à
siologique. Notons que les femmes enceintes sur... des chaussettes sales ! la loterie des « peaux à moustiques » ! !
et les buveurs d’alcool attirent plus les mous- Pourquoi les moustiques sont-ils sen-
tiques. L’augmentation de la respiration et sibles à certaines odeurs ? Selon V. Corbel, Guillaume JACQUEMONT est journaliste
de la transpiration associée à ces deux états cela est dû aux récepteurs qui tapissent les à Pour la Science.

18] Opinions © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

.! CHAUFFER LES PANNEAUX SOLAIRES?. d’attente parallèles au jeu de pile ou face machinerie de transcription. Ils font donc syn-
L’article Des polymères pour les panneaux (pile, la file de gauche avance d’un cran ; thétiser leurs ARN messagers dans le noyau des
solaires (Pour la Science n° 415, mai 2012, face, c’est la file de droite), la loi cellules infectées. Une fois synthétisés, ces
http://bit.ly/415_panneaux_solaires) de probabilité des intervalles entre deux ARNm sortent du noyau pour être traduits sur
indique que dans un semi-conducteur, retours à l’origine (files au même niveau) les ribosomes du cytoplasme. Les protéines
l’agitation thermique peut suffire à faire est la distribution stable de Paul Lévy virales ainsi produites sont réintroduites dans
passer un électron de la bande de valence d’exposant – 1/2. La probabilité qu’une file le noyau, où a lieu l’assemblage des nouvelles
à la bande de conduction. Pourquoi alors finisse par rattraper l’autre est bien égale particules virales. Enfin, celles-ci ressortent du
ne pas convertir le rayonnement solaire à 1, mais le temps d’attente moyen noyau, en s’entourant d’ailleurs d’une couche
par l’intermédiaire d’une surface chauffante est infini ! Ainsi, un conducteur qui voit de membrane nucléaire « décorée » de pro-
posée sur un semi-conducteur ? que l’autre file le dépasse doit parfois téines virales qui serviront à l’arrimage avec les
Christophe Limousin attendre très longtemps avant futures cellules infectées. Ce processus néces-
de la rattraper. En outre, il ne sert à rien site donc un va-et-vient incessant entre le noyau
" RÉPONSE DE FRANÇOIS CARDINALI de changer de file, puisque dans le jeu et le cytoplasme.
C’est un problème de rendement. La chaleur de de pile ou face, il n’y a pas de mémoire. La majorité des virus infectent des bacté-
la lumière solaire (des photons infrarouges prin- Alexandre Granet ries ou des archébactéries, et ne sont pas
cipalement) peut en effet conduire à une aug- concernés par la production de virions dans le
mentation de la conductivité, mais à des niveaux " RÉPONSE DE JEAN-PAUL DELAHAYE noyau cellulaire, puisque ces hôtes n’ont pas
très faibles. Le calcul de la proportion des états C’est une remarque intéressante. Cependant, je ne de noyau ! Quant aux virus géants, qui fonc-
d’énergie qui peuvent être peuplés à une tem- la trouve pas totalement convaincante, car, dans tionnent avec « l’usine à virions » cytoplas-
pérature donnée livre un résultat décevant pour ce modèle, par symétrie, une fois que j’ai doublé mique décrite dans le même schéma, ils forment
des valeurs proches de la température ambiante, une voiture, l’espérance du temps d’attente un sous-ensemble des virus à ADN double brin
voire à des températures supérieures, vers 200 avant qu’elle me rattrape est elle aussi infinie et infectant des cellules eucaryotes. Ils sont donc
ou 300 °C, où le problème de la stabilité des donc devrait me donner l’impression que je suis très minoritaires, bien que nous ne connais-
composés commence à se poser. dans la bonne file, ou au moins compenser exac- sions pas assez la biodiversité du monde viral
Il est plus rentable de transformer l’énergie tement l’impression provoquée par les voitures pour effectuer un comptage précis.
thermique du Soleil en chaleur accumulée dans qui me doublent et dont l’espérance du temps d’at-
l’eau (chauffe-eau thermique), ou pour fabriquer tente pour que je les rattrape est infinie. Le fait que .! 3D : NE PAS PENCHER LA TÊTE !.
de l’électricité, en concentrant la chaleur accu- je n’observe pas les voitures que je double alors Une précision peut être apportée à l’article
mulée par une grande surface réfléchissante que j’observe celles qui me doublent crée une Cinéma, la conquête de la 3D (Pour la Science
sur un fluide caloporteur résistant à de très hautes dissymétrie, déjà évoquée dans l’article. n° 416, juin 2012, http://bit.ly/416_cinema3d) :
températures (des sels fondus, par exemple), une fois en face de l’écran et pendant
lequel sert ensuite à transformer de l’eau en ! DES VIRIONS DANS LE NOYAU. toute la durée du film, le spectateur ne doit
vapeur pour entraîner des turbines (centrale Dans l’article Les virus géants, vestiges pencher la tête ni à gauche ni à droite,
solaire). Le rendement de tels systèmes est d’organismes cellulaires (Pour la Science car la fusion stéréoscopique à partir
limité à une trentaine de pourcents, mais il reste n° 415, mai 2012, http://bit.ly/415_claverie), d’images en deux dimensions prises
très supérieur au rendement théorique du dis- j’ai été étonnée de voir sur le schéma à l’horizontale exige que la droite passant
positif que vous proposez. de réplication d’un virus classique que le virion par les yeux reste parallèle à celle
(la particule virale complète, avec sa capside passant par les objectifs. Si ce n’est pas le cas,
.! LA MAUVAISE FILE À PILE OU FACE. et son matériel génétique) est assemblé les images se trouvent alors trop hautes
Parmi les explications mathématiques directement à l’intérieur du noyau ou trop basses par rapport au plan formé
de la malédiction de la mauvaise file, traitée de la cellule infectée. Comment cela par les axes optiques des yeux, sans pouvoir
par Jean-Paul Delahaye dans le numéro fonctionne-t-il et quels virus sont concernés? ainsi fusionner obliquement. Cette précaution
de mai 2012 de Pour la Science Françoise Pierre avait été déjà indiquée en 1957
(http://bit.ly/415_mauvaise_file), il faut citer dans la sixième édition de l’ouvrage
celle de William Feller, contenue dans " RÉPONSE DE JEAN-MICHEL CLAVERIE La technique photographique, de L. P. Clerc
An Introduction to Probability Theory and its Un bon exemple est celui des virus de la famille (éditions Paul Montel).
Applications, vol. II. Si on assimile deux files de l’herpès, qui ne disposent pas de leur propre Thierry Garçon

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Opinions [19


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supernova, supernova par production de paires, production de paires, antimatière, effondrement, étoile massive, étoile hypermassive, premières étoiles, formation stellaire, gal-yam, sn2006 gy, sn 2007bi

Astrophysique

Avishay Gal-Yam

Certaines étoiles extrêmement massives finissent


leur vie dans des explosions parmi les plus puissantes
de l’Univers, déclenchées en partie par la production
d’antimatière dans leur cœur.

UNE SUPERNOVA déclenchée par la production


d’antimatière serait sans doute très spectaculaire
vue depuis une planète en orbite. Cependant,
tous les observateurs seraient rayés de la carte !
pls_417_p000000_supernov_mm_31_05.qxp 4/06/12 16:09 Page 21

007bi

M i-2005: la modernisation d’un des


deux télescopes géants de l’obser-
vatoire américain Keck, à Hawaï,
s’achève. Un dispositif d’optique adapta-
tive, qui corrige automatiquement les effets
modèles théoriques, dans les conditions
de l’Univers actuel, ces vents stellaires puis-
sants devraient même bloquer la croissance
de telles étoiles et les empêcher de deve-
nir hypermassives: on pensait qu’une étoile
de la turbulence atmosphérique, permet à ne peut pas dépasser une centaine de mas-
l’instrument de produire des images aussi ses solaires environ.
nettes que celles du télescope spatial Hub- Mais suite à nos observations, nous
ble. Shrinivas Kulkarni, de l’Institut de tech- sommes arrivés à la conclusion qu’il existe
nologie de Californie (Caltech), presse alors aujourd’hui des étoiles d’au moins 140 mas-
les jeunes chercheurs de son organisme, ses solaires, et que leur vie s’achève dans
dont je fais partie, à demander du temps des explosions parmi les plus énergétiques
d’observation sur ce télescope, avant que de l’Univers. Certaines de ces étoiles explo-
la communauté des astronomes prenne sent par un mécanisme totalement diffé-
conscience des nouvelles performances et rent des supernovae que l’on connaissait
que la concurrence pour obtenir un créneau jusqu’ici. Ce processus, nommé supernova
ne devienne trop intense. par création de paires, implique la création
Sur ses conseils, je me suis associé avec d’antimatière au centre de l’étoile.
mes collègues postdoctorants Derek Fox En outre, la mort cataclysmique de ces
et Doug Leonard pour mener une étude étoiles géantes nous renseigne sur la façon
qui n’avait auparavant été réalisée qu’avec dont les premières étoiles de l’Univers ont
Hubble: la traque des progéniteurs de super- explosé et ont dispersé les éléments lourds
novae. En d’autres termes, nous voulions qu’elles avaient synthétisés, semant ainsi
savoir à quoi ressemblent les étoiles qui les graines des soleils et des planètes actuels.
explosent juste avant qu’elles n’explosent.
On sait depuis longtemps quelles étoi-
les vont finir leur vie en explosant en super-
Dénicher une aiguille
nova. Il s’agit, d’une part, des « naines dans une botte de foin
blanches », étoiles qui peuvent être victi- Durant notre créneau sur le télescope Keck,
L’ E S S E N T I E L mes d’une explosion thermonucléaire suite nous espérions observer une supernova
à l’accrétion d’une grande quantité de active et, partant de là, consulter les archi-
 Ces dernières années, matière arrachée à une étoile compagnon ; ves du télescope Hubble pour retrouver une
plusieurs supernovae et, d’autre part, des étoiles massives, de image de l’étoile avant son explosion. Il
– des explosions d’étoiles – plus de huit masses solaires environ, qui fallait donc observer une supernova située
se sont révélées plus s’effondrent sur elles-mêmes sous leur pro- dans une des nombreuses galaxies pho-
puissantes et plus durables pre poids. Les étoiles bleues et très brillan- tographiées par Hubble. La difficulté pour
que toutes celles tes, par exemple, vivent quelques millions retrouver ensuite le progéniteur de la super-
observées auparavant. d’années avant d’exploser en supernovae. nova sur ces images est de déterminer
Nous comprendrions mieux le processus laquelle des étoiles, parmi les milliards que
 Les étoiles à l’origine des supernovae s’il était possible de le voir comporte une galaxie, est celle qui a
de ces supernovae se dérouler intégralement et en direct, mais explosé. Une tâche bien plus dure que déni-
faisaient une centaine hélas, scruter une étoile donnée en atten- cher une aiguille dans une botte de foin !
de masses solaires. dant qu’elle explose n’est pas réaliste. Pour espérer y parvenir, il faut mesu-
Or on pensait que Nous n’avons obtenu qu’une seule rer les coordonnées de la supernova avec
des étoiles aussi massives nuit d’observation sur le Keck, en novem- une extrême précision. Avant l’arrivée des
n’explosaient pas. bre 2005. Heureusement, les cieux nous systèmes d’optique adaptative, une telle
 Certaines furent favorables. Cette étude a conduit à précision n’était possible qu’avec le téles-
de ces supernovae de nouvelles idées sur la taille limite que cope Hubble lui-même. Et même ainsi, la
pourraient avoir été sont susceptibles d’atteindre les étoiles, recherche est si ardue que les astronomes
déclenchées et sur la façon dont ces géantes meurent. n’avaient réussi à identifier avec certitude
par la création de paires Jusque-là, on pensait que si les étoiles que trois précurseurs de supernovae.
particule-antiparticule. massives explosaient en supernovae, ce Parmi les supernovae visibles à cette
n’était pas le cas des étoiles extrêmement époque, nous en avons sélectionné une
 Les premières étoiles massives, de l’ordre de la centaine de mas- nommée SN 2005 gl. Certains ont sans
de l’Univers, extrêmement ses solaires. Celles-ci dégagent tellement doute considéré que c’était un mauvais
massives, ont peut-être d’énergie qu’elles éjectent dans l’espace choix : les équipes qui recherchent des
explosé par un mécanisme une bonne partie de leur masse sous forme précurseurs de supernovae explorent
Ron Miller

similaire. d’un vent stellaire intense, s’amenuisant typiquement un rayon d’environ 60 mil-
ainsi progressivement. En fait, d’après les lions d’années-lumière. Or SN 2005gl était

Astrophysique [21
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L’ A U T E U R plus de trois fois plus loin, à environ trice. Mais à en juger par la violence de
200 millions d’années-lumière. Pour l’explosion, cet astre faisait au moins
que nous puissions repérer le précurseur 100 masses solaires.
de SN 2005gl dans les images de Hubble, Nous avons envisagé plusieurs expli-
il aurait fallu que cette étoile soit parmi cations possibles. Deux étaient moins
les plus lumineuses jamais observées. improbables que les autres. Selon la pre-
Les chances de succès étaient faibles, mière, la luminosité extrême est due au
mais notre pari fut payant. Après avoir rayonnement thermique de l’onde de choc
mesuré la position de SN 2005gl avec les formée lorsque les débris éjectés par l’ex-
données du Keck, nous avons examiné la plosion ont rattrapé le vent stellaire pré-
Avishay GAL-YAM est position correspondante sur les images cédemment émis par l’étoile, plus lent.
directeur de recherche prises par Hubble avant l’explosion, et nous La seconde explication fait intervenir
à l’Institut Weizmann
de Rehovot, en Israël. avons vu quelque chose qui ressemblait la radioactivité. Durant l’explosion d’une
à une étoile, sans en avoir la certitude. Si étoile massive en supernova, l’énergie et
c’était une étoile unique, sa luminosité, de la quantité colossale de neutrons dégagés
l’ordre de un million de fois celle du Soleil, entraînent la synthèse d’éléments plus
suggérait qu’elle atteignait 100 masses lourds que le fer (les éléments plus légers
solaires. Cependant, comme il était géné- sont créés par les réactions de fusion dans
ralement admis qu’un tel poids lourd ne le cœur durant la vie de l’étoile). Ces nou-
pouvait pas exploser, il était beaucoup plus veaux éléments sont, pour l’essentiel, syn-
vraisemblable que le point lumineux thétisés sous forme d’isotopes radioactifs
corresponde à un groupe non résolu d’étoi- riches en neutrons, qui se désintègrent
les plus petites. Les données ne pouvaient ensuite en isotopes plus stables. L’explo-
pas exclure cette possibilité. sion géante à l’origine de SN 2006gy a peut-
être synthétisé une énorme quantité de
Trop lumineuse matériau radioactif, dont la désintégration
aurait injecté de l’énergie dans le nuage de
pour être normale débris en expansion, le faisant ainsi rayon-
Les choses en étaient là quand une décou- ner par fluorescence. Mais comment expli-
verte surprenante, en 2006, m’a conduit quer l’énorme quantité de matériau
à penser que non seulement les étoiles radioactif nécessaire à ce scénario ?
géantes pouvaient exploser en superno- Pour creuser cette dernière piste, nous
vae, mais également que cela se dérou- avons passé en revue les travaux théori-
lait d’une façon étonnante. ques. Dans une série d’articles écrits à la
Par une nuit couverte au Keck, une brève fin des années1960, un trio de jeunes astro-
accalmie a laissé entrevoir quelques étoi- physiciens, Gideon Rakavy, Giora Shaviv
les. Faute de mieux, j’ai décidé d’observer et Zalman Barkat, avait proposé un nou-
 BIBLIOGRAPHIE la supernova la plus brillante du moment, veau mécanisme d’explosion stellaire.
A. Gal-Yam et al., Supernova un événement d’une intensité inhabi- Les étoiles brillent parce que leur cœur
2007bi as a pair-instability tuelle dénommé SN 2006gy, découverte huit est suffisamment dense et chaud pour que
explosion, Nature, vol. 462, jours plus tôt par Robert Quimby, de l’Uni- les atomes y fusionnent en libérant de
pp. 624-627, 2009.
versité du Texas, à l’aide d’un petit téles- l’énergie. C’est cette énergie qui s’oppose
A. Gal-Yam et D. C. Leonard, cope. J’ai pu l’observer pendant 15 minutes à l’autogravité de l’étoile et la maintient
A massive hypergiant star avant que la trouée dans les nuages ne se en équilibre. La masse initiale contrôle
as the progenitor of the supernova l’essentiel de la physique et de l’évolution
SN 2005gl, Nature, vol. 458, referme définitivement.
pp. 865-867, 2009. L’analyse des données que j’avais obte- d’une étoile. Celle-ci passe par des pha-
nues par l’équipe de Eran Ofek, du Caltech, ses stables au cours desquelles les élé-
M. Heydari-Malayeri, L’énigmatique a révélé que SN 2006gy était la supernova ments du cœur fusionnent en éléments
formation des étoiles massives,
Pour la Science, n° 359, la plus brillante jamais repérée jusqu’alors. plus lourds – phases qui peuvent durer
septembre 2007. Une étude indépendante conduite par des milliers, voire des milliards d’années,
http://bit.ly/359-etoiles-massives Nathan Smith, alors à l’Université de Cali- selon la façon dont la combustion agit sur
W. Hillebrandt et al., fornie à Berkeley, est parvenue à une la température et la pression du cœur –
Supernovae : des explosions conclusion analogue. entrecoupées de brèves périodes de
énigmatiques, Pour la Science, Aucun des types de supernova que contraction du cœur.
n° 336, octobre 2005. nous connaissions n’était capable de déga- L’hydrogène initial fusionne ainsi en
http://bit.ly/336_supernovae
ger une telle luminosité. SN 2006gy se trou- hélium, qui est ensuite converti en carbone,
R. Larson et V. Bromm, vait dans une galaxie que Hubble n’avait qui devient lui-même de l’oxygène, don-
Les premières étoiles de l’Univers, pas observée, si bien que nous n’avions nant progressivement à l’étoile une struc-
Pour la Science, n° 293, mars 2002.
aucun moyen d’étudier l’étoile progéni- ture en couches concentriques («en pelure

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d’oignon»). À partir de l’oxygène, l’évolu- RECORDS DE LUMINOSITÉ


tion diffère selon la masse initiale de l’étoile.
Dans une étoile d’une dizaine de mas- Les supernovae étudiées dans cet article sont les plus énergétiques jamais
ses solaires, le cycle de fusion se poursuit: observées. L’un de ces événements, survenu en 2006, a établi un record de
l’oxygène forme du silicium, qui fusionne luminosité (en rose), avant d’être dépassé par un autre en 2009 (en
à son tour en fer. Ce dernier étant un élé- orange). Mais ces deux supernovae ont assez vite décliné. Une autre, datant
de2007, a été un peu moins brillante, mais elle a globalement libéré plus d’éner-
ment très stable, le cycle s’arrête, et le cœur gie (en jaune). Ce serait le premier exemple avéré d’un nouveau type de
de fer inerte grossit. Lorsqu’il devient supernova, dite par production de paires, supposé se produire avec les étoi-
trop massif, il s’effondre sur lui-même, pro- les extrêmement massives.
voquant l’explosion de l’étoile : c’est la
supernova par effondrement classique.
Pour les étoiles hypergéantes, de plus –22 Supernovae
de 100 masses solaires, l’évolution est PTF09cnd

Luminosité intrinsèque
différente. G. Rakavy et ses collègues ont SN2006gy
–20
calculé que, lorsque le cœur est parvenu
SN2007bi
au stade de l’oxygène, il se contracte modé-
rément et reste trop peu dense pour que –18
sa fusion s’amorce. À la place, il se pro-
duit un phénomène que les physiciens Supernovae

Jen Christiansen, source : Avishay Gal-Yam


–16 classiques
appellent production de paires.
Courbe théorique
Dans le cœur, les noyaux atomiques pour la supernova
portés à haute température émettent des –14 par production de paires
photons très énergétiques, dans le domaine
gamma du spectre électromagnétique. Or, –100 Pic 100 200 300 400 500 600
en vertu de l’équivalence entre masse et Temps (en jours à partir du pic de luminosité)
énergie, deux photons gamma qui inter-
agissent peuvent se convertir spontané-
ment en une paire composée d’un électron devenu une étoile à neutrons, voire un trou maient, elles dégageraient un vent stel-
et de son antiparticule, le positron. Lors- noir, une supernova par production de laire si puissant qu’elles perdraient rapi-
que cette production de paires électron- paires ne laisse rien derrière elle. Tout ce dement la majeure partie de leur masse,
positron devient importante, l’essentiel qui reste de l’étoile est un nuage d’éjectats si bien que leur cœur ne deviendrait jamais
de l’énergie des photons est capturée sous qui se dilate rapidement, très riche en assez massif pour que se déclenche l’in-
forme de matière, qui exerce une pression éléments ayant été synthétisés au cours de stabilité de paires.
de radiation beaucoup plus faible que les la déflagration. La situation était différente durant le
photons. La pression au sein du cœur chute Selon des travaux théoriques d’autres premier milliard d’années après le Big
alors brutalement ; il devient instable et équipes, les supernovae par production Bang. Les premières étoiles qui se sont
commence à se contracter rapidement, de paires doivent engendrer, entre autres formées à partir du gaz primordial, com-
jusqu’à ce que la densité soit suffisante pour éléments lourds, une énorme quantité de posé presque exclusivement d’hydrogène
amorcer la fusion de l’oxygène. nickel 56. C’est un isotope radioactif, qui et d’hélium, étaient sans doute de véri-
se désintègre en cobalt 56 en environ six tables monstres de plusieurs centaines de
Chute fatale jours, puis en fer 56, non radioactif, en
77 jours. La désintégration du nickel 56
masses solaires. En effet, en l’absence d’élé-
ments lourds, la dissipation d’énergie par
de pression pouvait-elle expliquer l’intense lumino- un nuage de gaz qui se contracte est moins
Or lorsque ce seuil est franchi dans un cœur sité de la supernova SN 2006gy ? efficace, si bien que la masse minimale
en train de s’effondrer et non dans un Bien que la théorie des supernovae par pour former une étoile est plus élevée. Ces
cœur stable, l’allumage de la fusion est explo- production de paires soit cohérente, il était étoiles primordiales ont peut-être explosé
sif: la fusion libère de l’énergie, qui chauffe généralement admis que ce processus sous forme de supernovae par produc-
davantage encore le matériau, ce qui accé- n’avait plus cours dans la nature. Selon les tion de paires.
lère les réactions de fusion, et ainsi de théories de formation stellaire, les étoiles Pendant ce temps, la supernova re-
suite. La réaction s’emballe. L’étoile peut hypermassives ne devraient pas voir le cord SN 2006gy suscitait l’intérêt des astro-
brûler tellement d’oxygène en quelques jour dans l’Univers actuel. Le milieu inter- physiciens. De façon ironique, bien
minutes que l’énergie libérée est supérieure stellaire est riche en éléments plus lourds qu’elles nous ait poussés, nous et d’au-
à toute l’énergie potentielle de gravitation que l’hydrogène et l’hélium. Or en pré- tres équipes, à réenvisager le modèle de
de l’étoile. Sous cet afflux d’énergie, l’étoile sence de ces éléments lourds, les nuages production de paires, cette supernova
est entièrement disloquée et sa matière moléculaires s’effondrent plus vite et les s’est révélée dépourvue de la signature
expulsée dans l’espace dans une explo- étoiles s’allument plus précocement, souf- attendue pour une grande quantité de
sion cataclysmique. flant le gaz résiduel qui les entoure trop nickel radioactif, à savoir une forme par-
Contrairement aux supernovae clas- tôt pour espérer devenir très massives. ticulière de la courbe d’atténuation de la
siques, où subsiste le cœur effondré, Et même si des étoiles massives se for- luminosité avec le temps.

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Astrophysique [23


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COMMENT MEURENT LES ÉTOILES MA SSIVES


Ce sont les réactions de fusion
nucléaire dans leur cœur qui font Élevée Hydrogène
briller les étoiles. À mesure L’étoile massive explose
qu’une étoile vieillit, son cœur
devient plus chaud et plus dense INSTABILITÉ DU CŒUR DE FER SUPERNOVA CLASSIQUE
(ci-contre) et produit des éléments (PAR EFFONDREMENT)
de plus en plus lourds, qui forment
des couches en pelure d’oignon

Température du cœur
Étoile massive
(à droite). Une étoile assez massive, INSTABILITÉ (plus de 10 masses
par exemple de 20masses solaires DE PAIRES solaires)
(traits rouges), finit par avoir L’étoile hypermassive explose
un cœur assez dense pour
s’effondrer, ce qui entraîne
l’explosion du reste de l’étoile.
Mais dans une étoile hypermassive,
de 140 masses solaires ou plus SUPERNOVA PAR
PRODUCTION DE PAIRES
(en jaune), avant que le cœur
ne devienne trop dense, Naissance de l’étoile hypermassive
la conversion de photons en paires Étoile hypermassive
Naissance de l’étoile massive (plus de 140 masses
électron-positron entraîne Basse
solaires)
une réaction de fusion explosive Basse Élevée
qui désintègre entièrement l’étoile Densité du cœur
dans une déflagration colossale. (L’é

Dans une supernova par production de celle-ci (plus précisément, du matériau SN 2007bi. Une première analyse a révélé
de paires, l’essentiel de la luminosité ne qui émet la lumière). Le spectre de la super- un résultat stupéfiant: cette explosion avait
devrait pas provenir de l’explosion elle- nova SN 2007bi suggérait que les diffé- synthétisé une quantité de nickel 56 équi-
même, mais de la décroissance radioac- rents éléments étaient présents dans des valente à cinq à sept fois la masse du Soleil!
tive du nickel 56 et des autres isotopes proportions inhabituelles et que l’objet C’était dix fois plus que ce qu’on avait jamais
créés durant l’explosion. La radioacti- était extrêmement chaud. vu auparavant, et cela correspondait exac-
vité est un processus bien connu, et les tement à ce que l’on attendrait d’une explo-
désintégrations des différents éléments se
produisent à un rythme prédictible.
Une supernova qui sion de supernova par production de paires.
Fin 2008, je me suis rendu à l’Institut
Mais SN 2006gy, après avoir brillé pen- refuse de s’éteindre Max Planck d’astrophysique de Garching,
dant de nombreux mois, s’est éteinte brus- J’ai continué à suivre l’évolution de cette en Allemagne, pour travailler avec Paolo
quement, de façon incompatible avec supernova. Elle était environ dix fois Mazzali, un spécialiste de l’analyse des
une émission majoritairement d’origine plus lumineuse qu’une supernova ordi- spectres de supernovae qui pourrait véri-
radioactive. En fin de compte, SN 2006gy naire, et la luminosité décroissait très fier les résultats de mes analyses approxi-
n’était probablement pas une supernova lentement. Cette source refusait tout sim- matives. P. Mazzali détenait aussi des
par production de paires, et la première plement de s’éteindre, et les jours deve- spectres obtenus avec le très grand téles-
hypothèse, celle de l’onde de choc, s’est naient des semaines, puis des mois. J’étais cope VLT de l’Observatoire européen aus-
imposée. Néanmoins, ce coup manqué convaincu que c’était enfin un exemple de tral, au Chili. Après de longs calculs,
avait éveillé ma vigilance à l’égard des supernova par production de paires. Mais l’analyse de P. Mazalli livra des résultats
signatures de supernovae par produc- il me fallait davantage de données pour cohérents avec les miens : plusieurs mas-
tion de paires. étayer cette interprétation. ses solaires de nickel 56 avaient été syn-
Quelques mois plus tard, en2007, Peter Tout au long de 2007 et de 2008, avec thétisées, et l’abondance relative des
Nugent, du Laboratoire national Lawrence plusieurs collaborateurs, nous avons conti- éléments correspondait aux prédictions
Livermore de Berkeley, avec qui je venais nué à observer SN 2007bi à l’aide des téles- des modèles de production de paires.
de commencer un « tour de chauffe » pour copes de l’Observatoire du mont Palomar. Bien qu’assez confiant dans le fait
un vaste programme de recherche de La supernova mit plus d’un an avant de d’avoir identifié une supernova par pro-
supernovae, m’envoya un spectre totale- s’éteindre enfin. J’ai alors demandé à mes duction de paires, j’ai ensuite mis les
ment inhabituel, provenant d’une super- collègues de Caltech Richard Ellis et Shri- données de côté pendant quelques mois
nova nommée SN 2007bi. nivas Kulkarni de l’observer avec les téles- pour me repencher sur la supernova à l’ori-
Les raies d’absorption et d’émission copes du Keck. gine de tout cela : SN 2005gl. Quand nous
des différents éléments, visibles à des lon- En août 2008, après que j’ai intégré l’Ins- avions trouvé fin 2005 ce que nous pen-
gueurs d’onde spécifiques dans le spec- titut Weizmann, en Israël, S. Kulkarni et sions être son précurseur, nous ne pou-
tre d’une source astronomique, nous son étudiant en thèse Mansi Kasliwal m’ont vions pas affirmer qu’il s’agissait d’une
renseignent sur la composition chimique envoyé le dernier spectre en date de étoile unique plutôt que d’un groupe d’étoi-

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Le cœur de fer s’effondre.


Hélium Carbone Néon Oxygène Silicium Fer Une onde de choc fait
exploser l’étoile.

Jen Christiansen, d’après R. Waldman, in Astrophysical Journal, vol. 685, 2008


La conversion
de photons gamma
en électrons et positrons
entraîne une chute
rapide de la pression
dans le cœur, qui s’effondre,
ce qui déclenche la fusion
brutale de l’oxygène.
L’explosion qui en résulte
(L’échelle est différente pour les deux types de supernova) anéantit l’étoile.

les. Mais trois ans plus tard, la supernova + explosé par production de paires. Ainsi,
avait disparu, et nous pouvions faire un Deux photons gamma les cousins éloignés de certaines super-
se transforment
test simple : si notre candidat n’était pas en une paire – novae d’aujourd’hui ont peut-être été
l’étoile qui avait explosé, il devait être électron- positron les premières explosions à ensemencer
encore présent. D. Leonard et moi avons quand ils interagissent. l’Univers en éléments lourds.
mené de nouvelles observations avec Hub- Nos travaux suggèrent non seule-
ble pour le vérifier. Et à la fin de 2008, ment l’existence d’un nouveau méca-
nous en eûmes la certitude : l’étoile avait nisme d’explosion stellaire, mais ils
disparu. Ainsi, le précurseur de SN 2005gl analyses convergeaient vers une même signifient aussi que les étoiles hypermas-
était bien, selon toute vraisemblance, une conclusion : l’explication la plus plausible sives, bien que rares, existent dans l’Uni-
étoile très lumineuse et très massive, est que SN 2007bi est une supernova par vers actuel, contrairement à ce que l’on
semblable à Eta Carinae, une des géantes production de paires. pensait. Cela implique que l’enrichisse-
bleues les plus massives de la Voie lactée. ment du milieu interstellaire en éléments
Ainsi, la théorie classique selon laquelle
les étoiles hypergéantes perdent l’essen-
Des événements lourds par les générations successives
d’étoiles ne constitue pas un aussi grand
tiel de leur masse avant de pouvoir explo- rares, mais possibles frein à la croissance des étoiles que ne
ser est contredite par au moins un cas. Depuis lors, trois autres événements qui le pensaient les astrophysiciens.
Des étoiles très lumineuses et très massi- seraient de bons candidats au titre de super- Le programme d’étude des superno-
ves existent bien et explosent avant d’avoir novae par production de paires ont été vae que P. Nugent et moi avions commencé
perdu toute leur masse. Et si la théorie de dénichés. Ce type de supernova semble à préparer en 2007 est maintenant en cours,
la perte de masse est incorrecte, peut-être excessivement rare, peut-être de l’ordre de et surnommé Palomar Transient Factory.
existe-t-il encore aujourd’hui des étoiles 1 sur 100 000 supernovae, et concernerait Nous recherchons de nouveaux exemples
géantes qui exploseront un jour sous forme des étoiles d’au moins 140, voire 200, d’explosions par production de paires. De
de supernovae par production de paires. masses solaires. Ces explosions sont les fait, ce programme a permis de trouver l’un
J’étais maintenant prêt à revenir sur le plus énergétiques que l’on connaisse, et de nos derniers candidats, qui ressemble
cas SN 2007bi et à y chercher des signes pro- elles sont le siège d’une énorme produc- beaucoup à SN 2007bi. À mesure que les
bants de supernova par production de pai- tion d’éléments chimiques. Elles mérite- données s’accumulent, nous améliorons
res. Avec toute une équipe, nous avons raient le qualificatif d’« hypernovae ». notre compréhension de ces explosions. Les
examiné cet événement sous tous les angles Un des aspects fascinants de ce nou- instruments de demain, tel le télescope spa-
imaginables. Nous avons analysé en détail veau type de supernova est qu’elle nous tial James Webb, seront sans doute capa-
les spectres recueillis et l’évolution de la laisse entrevoir l’Univers primordial. Les bles de voir des supernovae par production
lumière émise, comparé les prédictions étoiles de première génération étaient de de paires très lointaines ; et peut-être, un
des anciens modèles d’explosion stel- plusieurs centaines de masses solaires. jour, la fin violente des premières étoiles
laire et les plus récents. Fin 2009, toutes les Certains de ces poids lourds ont sans doute formées dans l’Univers? I

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Astrophysique [25


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Préhistoire

L’origine
préhistorique
Marc Azéma

L a représentation du mouvement, notamment avec


les bandes dessinées et le cinéma, peut sem-
bler une invention récente de l’humanité. Mais
cette impression est trompeuse : comme nous le ver-
rons, l’examen de nombre d’œuvres pariétales de la
Préhistoire montre que les artistes du Paléolithique
maîtrisaient déjà des techniques graphiques d’anima-
tion. Un premier exemple est le panneau des Lions de
la grotte Chauvet (ci-contre). Toutes les images paléo-
lithiques ne sont pas aussi dynamiques. Leur degré
d’animation varie d’un site à l’autre, et suivant le style
et les intentions de l’artiste. Il peut être nul à l’échelle
d’un seul animal, mais l’absence apparente de mou-
vement est à relativiser. En effet, les animaux figurés,
qu’ils soient statiques ou pas, participent souvent à
une action collective qui, elle, est animée. Il arrive aussi
qu’ils prennent vie lorsqu’on les observe sous un éclai-
rage dynamique. À l’évidence, les artistes de la Préhis-
toire ont cherché à donner vie aux animaux qu’ils
représentaient dans les cavernes.

LE PANNEAU DES LIONS


Jean Clottes, équipe scientifique de la grotte Chauvet

Ces lions peints sur une paroi de la grotte Chauvet


sont pleins de vie. En observant cette scène de chasse,
on perçoit les mouvements de chaque lion, celui de
la meute et même celui, apeuré, du troupeau de bisons
qui s’enfuit... On constate avec étonnement que l’ar-
tiste talentueux qui, il y a 32 000 ans, a peint cette
fresque, ne pouvait concevoir de ne pas en montrer
l’essentiel : le mouvement des prédateurs en train de
charger. Et pour cela, il a employé les mêmes conven-
tions graphiques que les artistes d’aujourd’hui.

26] Préhistoire © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Parce qu’ils représentaient des êtres animés – des animaux –,


les artistes de la Préhistoire ont inventé, plus de 35 000 ans avant
l’animation cinématographique, les techniques graphiques
qui nous sont toujours familières.

du cinéma

Le panneau des Lions de la grotte Chauvet (Ardèche, 32 000 ans avant notre ère)

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Préhistoire [27


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N. Aujoulat - CNP-MCC

Scène du puits de la grotte de Lascaux (Dordogne, 19 000 ans avant notre ère)

LA REPRÉSENTATION DU MOUVEMENT
La «scène du puits» de la grotte de Lascaux mon- Ainsi, depuis 15 ans, nous analysons en
tre un bison éventré sur le point de transpercer détail les modèles animaux représentés sur les
un homme en érection ; une tête d’oiseau est figu- parois afin d’y mettre en évidence des mouve-
rée sur un bâton (un propulseur ?) situé à côté ments. Pour les identifier et les classer, nous utili-
de lui ; d’énigmatiques signes qui pourraient être sons une approche éthologique: après avoir observé
des armes accompagnent le tout... des animaux vivants comparables aux modèles
Cette scène est exceptionnelle, car, à de très paléolithiques, étudié leur biologie, leur anatomie
rares exceptions près, les artistes chasseurs et leur cinématique, nous recherchons les mêmes
préhistoriques ne représentaient pas d’hom- comportements dans les modèles préhistoriques.
mes (l’animal est d’ailleurs bien dessiné, Nous avons ainsi mis en évidence bien plus de mou-
mais pas l’homme !). Ils dessinaient plutôt des vements qu’on ne pensait. L’animation de compo-
bisons, chevaux, cerfs, rennes, bouquetins, rhi- sitions spectaculaires telles que la salle des
nocéros, mammouths, lions et autres ours, bref Taureaux de Lascaux ou le panneau des Chevaux
de grands mammifères de leur environnement. de Chauvet est perceptible d’emblée par la pré-
Ces images ont longtemps été perçues comme sence de phases rapides du mouvement animal
des symboles à combiner pour construire un (galop, saut...). Cependant, dans les mêmes grot-
langage unique et figé dans le temps. Or nous tes, d’autres compositions portent des expressions
nous sommes rendu compte que les inten- dynamiques subtiles, mais signifiantes, de mou-
tions de nos lointains artistes allaient bien vement animal. Ainsi, une posture d’oreille, de bou-
au-delà : loin de se contenter de symboliser che ou de queue, qui suggèrent une animation,
les animaux, ils voulaient aussi en représen- ne seront pas immédiatement perçues par l’obser-
ter les mouvements et les émotions associées, vateur actuel. Pour une femme ou un homme pré-
telle la colère de ce bison... Plutôt que de sym- historique, en revanche, l'animation était évidente.
boles, nous préférons donc parler de modèles, Pour eux, percevoir et comprendre les comporte-
et adoptons dans nos analyses une approche ments des animaux qu'ils côtoyaient ou chassaient
résolument naturaliste. au quotidien, même les plus discrets, était vital.

28] Préhistoire © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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ANIMER LES IMAGES À l’issue d’une recherche effectuée L’ A U T E U R


en 2003, nous avons montré que 41 pour
cent des animaux paléolithiques des grot-
tes ornées sont représentés en mouve-
ment. À cette proportion élevée, s’ajoute
celle des animaux apparemment stati-
ques, mais potentiellement animés.
La lumière vacillante des torches, des
lampes à graisse et autres feux utilisés
par les artistes paléolithiques avait en
effet un certain pouvoir d’animation. La
lumière se réfléchissant de façon varia- Marc AZÉMA, préhistorien
ble sur les volumes irréguliers des parois, et réalisateur de films,
les représentations pariétales statiques est chercheur associé au CNRS
prenaient vie, ce qui participait à leur mise (UMR 5608, TRACES,
en scène. Ci-contre, la restitution d’une Toulouse-Le Mirail), et membre
scène de peinture à la Baume Latrone (voir de l'équipe scientifique
Marc Azema

ci-dessous) donne une idée de la faiblesse qui étudie la grotte Chauvet.


des éclairages à la flamme des peintres
préhistoriques.
Par ailleurs, il faut souligner qu’une  BIBLIOGRAPHIE
caverne n’était pas un musée, où l’on
contemple les œuvres toujours sous le M. Azéma, La préhistoire
même angle frontal, mais un espace où du cinéma, Errance, 2011.
des observateurs en mouvement aperce-
vaient les images pariétales sous des M. Azéma, L’art des cavernes
en action, tomes 1 et 2,
angles variés. Cette perception dynami- Errance, 2009 et 2010.
que et tridimensionnelle des parois ornées
participe à leur animation. C’est pourquoi, N. Aujoulat, Lascaux. Le geste,
après avoir contemplé des milliers d’œu- l’espace et le temps,
vres dans ces conditions, nous sommes Seuil, 2004.
parvenus à la conclusion que la plus grande
partie du bestiaire pariétal devait être ani- J. Clottes et al., La grotte Chauvet :
mée pour les artistes préhistoriques. l’art des origines, Seuil, 2001.
Marc Azema, avec l’aimable autorisation de la mairie de Russan-Sainte Anastasie

Lions et mammouths du Grand plafond de la grotte de la Baume Latrone (Gard, 32 000 ans avant notre ère)

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Préhistoire [29


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Jean Clottes, équipe scientifique de la grotte Chauvet

Bison à huit pattes de la grotte Chauvet (32 000 ans avant notre ère)

LA DÉCOMPOSITION DU MOUVEMENT
Les artistes de la Préhistoire ont poussé perception visuelle qu’est la persistance mouvement digne d’une bande dessinée.
très loin la représentation du mouvement. rétinienne. Parfaitement maîtrisé par l’artiste, cet
Certains d’entre eux, sans doute plus La rétine de l’œil humain a en effet la effet visuel est le plus souvent exploité
doués que les autres, ont introduit une propriété de conserver une image lumi- pour suggérer la trajectoire des mem-
dimension supplémentaire dans leurs neuse pendant environ 50 millisecondes bres, lesquels sont représentés aux pha-
œuvres, le temps. Capturer un moment après que l’image a disparu. Cette par- ses extrêmes de leur mouvement afin de
de vie, un instantané ne leur suffisait pas: ticularité explique que notre œil perçoive mieux signifier par exemple le cycle du
ils ont aussi cherché à exprimer graphi- les mouvements de façon continue et non galop ou celui du trot.
quement le déroulement du mouvement pas saccadée lorsqu’il capte une succes- Très étonnant, ce type d’images se
animal dans le temps en le décomposant. sion d’images instantanées. Décrit pour rencontre dans les plus grands sites d’art
Les artistes de la Préhistoire ont la première fois par Ptolémée au IIe siè- paléolithique : Chauvet, Lascaux, Alta-
inventé pour cela deux processus : d’une cle, puis par Al-Hazen au XIe siècle, ce phé- mira, Les Trois-Frères ou Foz Côa, ainsi
part, la réalisation d’images successives; nomène était manifestement aussi que dans l’art mobilier, par exemple celui
d’autre part, leur juxtaposition. L’inven- exploité au cours de la Préhistoire : parmi des grottes de la Marche ou de la Vache,
tion et l’emploi de ces deux techniques les milliers de figures animales que autrement dit à toutes les périodes de
prouvent qu’ils avaient pressenti l’exis- compte l’art paléolithique, plusieurs dizai- l’art des cavernes et sur tous les sup-
tence de cette propriété majeure de la nes montrent des décompositions d’un ports conservés.
C. Fritz et G. Tosello

30] Préhistoire © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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N. Guérin

Fragment de la frise des lions de la grotte de la Vache (Ariège, 11 000 ans avant notre ère)

Parfois, les effets de décomposition sont


poussés encore plus loin, pour en quel-
que sorte raconter une action. Ainsi, pour
représenter un bouquetin en marche,
l’auteur d’une gravure de l’abri du Colom-
bier, en Ardèche (12 000 ans avant notre
ère) a choisi de traiter ses membres en
contours multiples, de sorte que le mou-
vement est suggéré, ou plutôt représenté
en détail par toute une série d’images
successives.
Trouvée dans la grotte de la Vache en
Ariège, qui a livré plus de 200 œuvres d'art
mobilier (bois et os de rennes gravés),
la frise des lions est encore plus signifi-
cative. D’après son étude attentive, en
Marc Azéma

effet, la succession de félins gravés sur


cette côte de bovidé explicite probable-
ment la course d'un seul individu.
De telles conventions graphiques sont
DES SÉQUENCES NARRATIVES immédiatement intelligibles, comme pour
le lecteur actuel de bandes dessinées ou
celui du Codex atlanticus de Léonard de
Vinci qui décompose le vol animal.
La contemplation de pareilles images
déclenche dans le cerveau un réflexe de
recomposition du mouvement évoqué.
Manifestement, les artistes préhistori-
ques voulaient créer des animations men-
tales, c’est-à-dire exploiter cette activité
réflexe du cerveau pour évoquer, par
exemple, non pas trois félins indépen-
dants, mais la course d’un seul et même
lion ! Comme nous l’avons déjà signalé,
le spectateur préhistorique de ces ima-
ges pouvait en accentuer l’effet par le jeu
des éclairages, par exemple en balayant
la séquence avec la lumière de sa
D. BuisMarc Azéma / avec l’autorisation du propriétaire H. Helly.

flamme...
Marc Azéma

Bouquetin de l’abri du Colombier (Ardèche, 12 000 ans avant notre ère)

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Préhistoire [31


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Passé simple

LE TOUT PREMIER... PRÉCINÉMA


Puisque animer leurs images d’animaux mouvement d’un même animal. Après
était si essentiel pour les artistes préhis- avoir obtenu des fac-similés de ces objets,
toriques, ont-ils aussi inventé le cinémaani- F. Rivière a cherché comment les action-
malier? Non, mais presque. Dès 1991, nous ner pour animer l’animal représenté.
avons pensé que des mécanismes primi- Nous nous sommes ainsi rendu
tifs conçus pour animer les images devaient compte que la rondelle « aux chamois »
avoir existé dans la Préhistoire. L’observa- de l’abri de Laugerie-Basse pouvait, si
tion d’une petite plaquette en schiste aban- l’on sait s’y prendre, être lancée sans
x

donnée il y a quelque 15000 ans dans la grands efforts dans un mouvement de


gueu
Péri

grotte d’Isturitz, dans les Pyrénées-Atlan- rotation rapide. La manipulation impli-


ap,

tiques, nous en a alors fourni un début de que de faire passer par la perforation
Ma

centrale (ou périphérique) une corde


;

confirmation.
rd

o
rig
Face Pé
ie
du Cet objet d’époque magdalénienne torsadée, puis de la tendre en la tenant
og
Musée d' ar t et d'
arch
éol porte sur chaque face une image de renne de chaque côté à l’aide de la pince for-
représenté dans une position différente : mée par l’index et le pouce (ci-dessus).
La rondelle aux chamois de l’abri de Laugerie-Basse debout d’un côté, couché sur l’autre. La Si on frotte alors la corde à la faveur d’un
(Dordogne, 15 000 ans avant notre ère) succession rapide des deux images, par mouvement avant-arrière de ces deux
rotation de la main ou à l’aide d’un cor- doigts, la rondelle se met à pivoter très
dage, semblait pouvoir produire un effet vite autour de la corde tendue, ce qui
de recomposition montrant l’animal se anime le chamois.
coucher, puis se relever. De tels jouets optiques qui exploitent
En 2007, le travail d’un ami paléo- le phénomène de la persistance réti-
expérimentateur – Florent Rivière – nous nienne existent dans notre culture depuis
a permis de confirmer cette hypothèse. le XIXe siècle, c’est-à-dire depuis l’épo-
F. Rivière a fait apparaître par l’essai que que du précinéma... On les nomme des
toute une catégorie d’objets jusque-là thaumatropes (du grec thauma signi-
considérés comme des boutons ou des fiant « prodige » et tropion signifiant
pendeloques, pouvait en fait avoir eu une « tourner »). On pensait jusque-là que
tout autre fonction. En effet, plusieurs leur principe, l’ancêtre de celui de la
rondelles en os provenant de l’art mag- caméra de cinéma, avait été inventé
dalénien de Dordogne et des Pyrénées en 1825 par l’astronome anglais John
portent sur chaque face des images cor- Herschel. Il semble qu’il soit plus de
Revers respondant à des phases successives du 15 000 ans plus ancien...

CLAP DE FIN !
Revenons un instant à la séquence de chasse léonine ouvrant d’interprétation, nous avons voulu démontrer l’existence du pre-
l’article. Dans le contexte de la Salle du Fond de la grotte Chau- mier médium visuel de l’humanité, empreint de naturalisme
vet, elle peut être mise en relation avec d’autres séquences met- mais dont la charge mythologique, voire symbolique, nous
tant en scène les lions des cavernes. Une phase précédente échappe (animisme ? chamanisme ? religion ?).
est présente, où des lions à l’affût sont prêts à bondir sur leurs Le cinéma est aujourd’hui en mutation. D’une part, il explore
proies ; une phase suivante aussi, où un lion pose sa mâchoire et expérimente son avenir à travers des œuvres, telles qu’Ava-
sur la tête d’un bison comme pour le dévorer ; finalement, la tar, qui convoquent toutes les innovations du virtuel, de la 3D
même salle comprend une phase de pré-accouplement, où la et des jeux vidéo. D’autre part, il célèbre ses origines histori-
copulation à venir – jamais vraiment représentée dans l’art parié- ques avec des œuvres telles que The artist ou Hugo Cabret. Il
tal – est suggérée par la posture des animaux. pourrait en fait tout autant célébrer ses origines préhistori-
Tout cela illustre une fois de plus ce que l’on saisit de ques, puisque le spectacle des images pariétales, jeu d’om-
mieux en mieux : les hommes paléolithiques ont utilisé bres et de lumières associant narration graphique, animation
l’image narrative pour célébrer des épisodes marquants du séquentielle, chants et paroles, suggère une origine du sep-
cycle de vie de leurs animaux-modèles, tels de grands ras- tième art, ou tout au moins de ses concepts fondateurs,
semblements liés à la saison du rut, leurs déplacements sai- beaucoup plus ancienne qu’on ne le pensait. Dans cette pers-
sonniers, leurs actes de prédation. La narration de tous ces pective, l’invention de la photographie au XIXe siècle apparaît
épisodes marquants de la vie animale a pu, selon nous, reflé- désormais comme l’ultime déclencheur nécessaire pour libé-
ter (symboliser ?) dans leur esprit les aspects fondamentaux rer enfin tous les films contenus en germe dans près de 400 siè-
de leur propre existence (vie/mort). Par ce premier niveau cles de traditions artistiques ! 

32] Préhistoire © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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vih, sida, réservoir, système immunitaire, dormance, latence, lymphocyte T, CCR5, patient de Berlin, CCR5-Delta32, virus, lymphocyte T auxiliaire, nucléase à doigts de zinc, antirétroviral

Dossier immunologie

Guérir du
SIDA ?
D epuis la première pandémie datée de 1981, le VIH
(le virus de l’immunodéficience humaine) n’a
cessé de se répandre. En 2009, 2,5 millions de
personnes ont contracté le virus et 33 millions d’indi-
vidus étaient infectés dans le monde. Les thérapies
anti-VIH permettent aujourd’hui aux personnes séropo-
sitives de mener une vie normale et l’espérance de
vie de ces personnes a considérablement augmenté
grâce à ces traitements.
Toutefois, le virus reste latent dans des « réser-
voirs » – des cellules immunitaires disséminées dans
de nombreux organes ou circulant dans le sang. Il
risque de se réveiller à tout moment, lorsqu’une
autre infection stimule le système immunitaire.
C’est pourquoi les traitements doivent être pris
durant toute la vie.
Peut-on éviter cette contrainte ? Peut-on
guérir du sida ? Deux stratégies complémen-
taires sont développées. L’une vise à renforcer
les résistances du système immunitaire pour
empêcher la multiplication du virus dans les cel-
lules immunitaires et maintenir un niveau bas de virus
chez le patient (voir Repousser les attaques du VIH, page
ci-contre). L’autre a pour objectif d’éradiquer le virus des
réservoirs, afin de l’éliminer de l’organisme (voir Éradi-
quer le VIH, quels obstacles ?, page 42).
Ces deux articles font le point sur les principes de
ces stratégies, les progrès et les obstacles à franchir
pour espérer une guérison. 

34] Immunologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Repousser
les attaques
du VIH
Empêcher le VIH de pénétrer dans les cellules
immunitaires en modifiant leur surface: telle est
une des stratégies envisagées pour augmenter
la résistance du système immunitaire au virus.

Carl June et Bruce Levine

L’ E S S E N T I E L
 Le VIH infecte certaines
cellules immunitaires en
E n 2009, une équipe médicale de Ber-
lin a publié les résultats d’une expé-
rience unique qui a étonné tous les
chercheurs travaillant sur le VIH (le virus
de l’immunodéficience humaine). L’équipe
se liant à la protéine CCR5, allemande a prélevé de la moelle osseuse
située à leur surface. – la source des cellules immunitaires de
l’organisme – d’un donneur anonyme natu-
 Certains individus ont rellement résistant au VIH. Puis les immu-
hérité d’une mutation
nologistes ont transplanté ces cellules
qui rend leurs protéines
chez un homme souffrant d’une leu-
CCR5 non fonctionnelles,
cémie et qui était séropositif depuis
ce qui leur confère
plus de dix ans. La transplantation de
une meilleure protection
moelle osseuse est la thérapie utilisée
contre le VIH.
pour soigner les patients atteints de leu-
 Par des techniques cémie ; l’équipe de Berlin espérait que
génétiques, des biologistes cette transplantation apporterait aussi suf-
modifient les cellules fisamment de cellules immunitaires résis-
immunitaires pour tant au VIH pour contrôler l’infection du
qu’elles ne produisent patient. Les résultats de la thérapie ont
plus la protéine CCR5 dépassé les espérances : le VIH n’était
fonctionnelle, ce qui les plus détectable chez ce patient, y compris
1. LE VIH (en rouge) se fixe sur des dans les multiples tissus où il aurait pu se
protéines à la surface des cellules
rend résistantes au VIH.
trouver à l’état dormant. Surpris, les cher-
immunitaires (en blanc).
 Des études cheurs allemands ont attendu presque deux
Owen Gildersleeve

En supprimant ces protéines


de la surface, les biologistes préliminaires sont ans avant de publier leurs données.
espèrent rendre les cellules en cours chez l’homme. Aujourd’hui, cinq ans après la trans-
résistantes au VIH. plantation, l’individu, surnommé le patient

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Immunologie [35


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de Berlin (il révéla ultérieurement son iden- raisons, dont l’une – et non des moindres – dans toutes ses cachettes. En d’autres ter-
tité : Timothy Brown, de Californie), ne est que le propre système immunitaire du mes, par une approche inspirée du traite-
montrerait toujours pas de signe de la pré- patient doit être détruit lors d’une première ment de Berlin, pourrait-on éradiquer le
sence du virus du sida – et ce, bien qu’il étape. Mais ce succès inattendu a incité virus et guérir du sida?
n’ait pas pris de médicaments antirétro- les biologistes du monde entier à recher- Avec nos collègues, nous avons peut-
viraux contre le VIH depuis la transplan- cher des moyens plus sûrs et moins oné- être trouvé un tel moyen d’offrir aux
tation. Sur les quelque 60 millions de reux de doter les patients d’un nouveau patients séropositifs un système immu-
personnes infectées par le VIH depuis les système immunitaire résistant au VIH, sem- nitaire semblable à celui du patient de Ber-
années 1980, T. Brown est à ce jour l’uni- blable à celui que T. Brown a reçu. Un tel lin. La procédure s’est révélée prometteuse
que individu qui semble présenter une dis- exploit permettrait d’empêcher le VIH de en laboratoire, et nous effectuons les pre-
parition de l’infection. se répandre d’une cellule à l’autre dans l’or- miers essais cliniques sur un petit nombre
Cette approche ne peut pas être utili- ganisme. Le système immunitaire modi- de personnes infectées par le VIH. Nous
sée à grande échelle pour de nombreuses fié débusquerait peut-être aussi le virus ignorons encore si cette thérapie sera
efficace, mais nos résultats préliminaires
et le fait que le VIH ne soit pas réapparu
C O M M E N T B L O Q U E R L’ E N T R É E D U V I H chez le patient de Berlin sont des don-
Le VIH détruit le système immunitaire en ciblant des cellules clés, les lympho- nées encourageantes.
cytes T auxiliaires, par l’intermédiaire d’une protéine à leur surface, nommée CD4.
Dans les années 1990, les scientifiques ont découvert que le VIH entre dans
ces cellules en se fixant à une protéine située à leur surface, dénommée CCR5 (a).
Suractiver le système
Néanmoins, quelques personnes résistent à l’infection par le VIH, car elles immunitaire
sont dépourvues d’un gène fonctionnel qui code la protéine CCR5. Les biologis- Notre approche s’appuie sur deux lignes
tes espèrent que la mise « hors service » du gène CCR5 chez les individus de recherches visant des objectifs distincts,
séropositifs leur permettra de mieux contrôler cette infection, voire de s’en mais liés : d’une part, suractiver le sys-
débarrasser (b).
tème immunitaire pour augmenter son
efficacité contre le VIH et, d’autre part,
VIH Enveloppe
a empêcher le VIH de pénétrer dans ses cel-
lules favorites, les lymphocytes CD4+ ou
lymphocytes T auxiliaires. Ces lympho-
cytes T particuliers sont à la réponse immu-
nitaire ce que les demis d’ouverture sont
Le VIH entre au rugby : ils coordonnent les interactions
Protéine CD4 dans la cellule. de nombreux types de cellules immuni-
taires. Quand le VIH infecte pour la pre-
LYMPHOCYTE T
AUXILIAIRE mière fois un lymphocyte T auxiliaire, il
ne cause aucun dégât. Mais ultérieure-
Protéine CCR5 ment, quand la cellule immunitaire est
Capside activée pour combattre une infection en
NOYAU cours, elle se met à produire des copies
du VIH en quantité. En outre, le VIH finit
Gène codant par tuer les lymphocytes T auxiliaires,
la protéine CCR5 Génome viral (ARN) réduisant la capacité du système immu-
nitaire à combattre de nombreuses autres
infections. À mesure que les lymphocy-
b tes T auxiliaires disparaissent, l’organisme
a de plus en plus de difficultés à résister
aux infections, jusqu’à ce que le sida – le
stade terminal, marqué par des infections
mortelles – s’installe.
Le VIH ne peut À l’époque où les résultats sur le patient
pas entrer
dans la cellule. de Berlin ont été diffusés, des progrès avaient
été faits sur les deux fronts – la suractiva-
tion du système immunitaire et la protec-
tion des lymphocytes T auxiliaires.
La protéine CCR5 Depuis des années, les scientifiques
défectueuse qui étudient les cancers, ainsi que ceux qui
n’atteint jamais travaillent sur les infections virales, recher-
Anatomy Blue

la surface cellulaire.
Gène CCR5 muté chent des moyens de stimuler le système
immunitaire – par exemple en prélevant

36] Immunologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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des lymphocytes T d’un patient, en les à la surface des lymphocytes T auxiliai-


exposant à des substances qui les font se res et de certaines autres cellules ; cette
multiplier et devenir plus actifs contre le molécule est aussi probablement impli-
cancer ou les infections virales, et en réim- quée dans la réponse inflammatoire à une
plantant ces lymphocytes stimulés dans infection. À l’inverse, des personnes natu-
le corps du patient. Nous avons commencé rellement privées de cette protéine ne sont
à participer à ces travaux il y a 20 ans, dans pas infectées.
l’actuel Centre médical militaire améri-
cain Walter Reed, à Bethesda. En nous ins-
pirant des travaux de diverses équipes,
Bloquer l’entrée du VIH
nous avons cherché à améliorer les métho- Chez ces personnes, le gène qui code la LES AUTEURS
des de croissance des lymphocytes T in protéine CCR5 est raccourci de 32 nucléo-
vitro. À cette époque, on ne pouvait culti- tides (les « lettres » A, T, C, G de l’« alpha-
ver en laboratoire les lymphocytes T d’un bet » de l’ADN) et la protéine synthétisée
donneur qu’en utilisant des cocktails com- est incapable de rejoindre la surface cellu-
plexes de messagers chimiques ou en laire. Environ un pour cent des Caucasiens
Carl JUNE est médecin
extrayant du sang du donneur un autre ont hérité de deux copies de ce gène défec- et chercheur à l’École
type de cellules, les cellules dendriti- tueux, nommé CCR5-Delta32, ce qui rend de médecine Perelman
ques, qui déclenchent la maturation des leurs cellules résistantes à l’infection par de l’Université de Pennsylvanie,
lymphocytes T et leur multiplication. le VIH. La mutation est plus rare chez les aux États-Unis.
Nous pensions que nous pourrions sim- Amérindiens, les Asiatiques et les Afri- Bruce LEVINE est immunologiste
dans la même institution,
plifier ce processus à l’aide de cellules den- cains. Les individus présentant cette muta- où il dirige la Cellule clinique
dritiques artificielles: de minuscules billes tion paraissent en bonne santé, bien qu’ils et le Service de production
magnétiques, légèrement plus petites que puissent être plus sensibles au virus du des vaccins.
les lymphocytes T, auxquelles nous avions Nil occidental. Les personnes qui n’ont
fixé, en surface, deux protéines qui imi- hérité que d’une copie du gène CCR 5 -
taient celles portées par les cellules dendri- Delta32 sont encore sensibles au VIH, mais
tiques. Mélangées aux lymphocytes T, ces le délai entre leur infection initiale et les
billes se sont révélées très efficaces: réap- stades ultérieurs de la maladie est en
provisionnée en billes toutes les deux semai- moyenne plus long.
nes environ, une colonie de lymphocytes T Depuis, l’étude de CCR5 a montré que
actifs se multipliait pendant plus de deux la protéine peut être bloquée par des mes-
mois, augmentant 1012 fois sa population. sagers chimiques nommés bêta-chimio-
Quand nous avons commencé à tester kines, qui la rendent indisponible pour
cette approche en utilisant des échantil- le VIH. La découverte de ce blocage du
lons de sang prélevés sur des volontaires récepteur CCR5 a conduit à toute une classe
séropositifs, nous avons découvert, à notre de médicaments anti-VIH. Toutefois, le blo-
grande surprise, que les lymphocytes T cage obtenu est incomplet : il est difficile
produits et réinjectés dans le corps des de maintenir une couverture totale et conti-
patients repoussent – temporairement – nuelle de tous les récepteurs CCR5 sur tou- En chiffres
les assauts du VIH. Nous avons publié nos tes les cellules qui les portent. En outre, le
résultats en juin 1996 ; nous ignorions VIH mute au fil de ses réplications et  En 2009, 33 millions
encore pourquoi notre méthode à base échappe parfois au blocage. d’individus vivaient avec le VIH,
de billes magnétiques augmentait la résis- La découverte du rôle de la protéine dont 22,5 millions en Afrique
tance des lymphocytes T à l’infection par CCR5 dans l’infection par le VIH nous a subsaharienne.
le VIH. Le mystère s’est éclairci quelques fourni une piste pour expliquer la résis-
mois plus tard. tance au virus des lymphocytes T dont nous
 Chaque jour, 5 000 personnes
décèdent d’une maladie liée au sida
Pendant que nous mettions au point avions stimulé la croissance à l’aide de bil-
et 6 800 contractent le virus.
notre système de croissance des lympho- les magnétiques : de fait, nous avons
cytes T, d’autres chercheurs ont découvert constaté que, lorsqu’ils sont activés par les  Un tiers seulement
une faille importante dans l’attaque billes magnétiques, les lymphocytes T stop- des personnes nécessitant
du VIH. Au tout début de l’épidémie du pent leur production de protéine CCR5. un traitement anti-VIH y ont accès.
sida, des chercheurs avaient identifié un Et sans cette protéine, le VIH ne peut péné-
petit nombre d’individus qui semblaient trer dans les cellules.  Les thérapies antirétrovirales
résistants à l’infection par le VIH, malgré Arrivés à ce point, nous avons envi- augmentent l’espérance de vie
de multiples expositions au virus. Vers la sagé un nouveau traitement contre le VIH, des malades de plusieurs dizaines
fin 1996, plusieurs équipes ont montré que fondé à la fois sur notre méthode de sti- années quand elles sont commencées
le VIH pénètre dans les cellules en se fixant mulation des lymphocytes T auxiliaires au tout début de l’infection
à une protéine, le récepteur CCR5, présente et sur le rôle de CCR5 dans l’entrée du virus. et prises régulièrement.

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En collaboration avec Kristen Hege et Dale En 2004, alors que nous avions rejoint nisme : des protéines qui se lient spécifi-
Ando, de la Société de biotechnologie Cell l’Université de Pennsylvanie, D. Ando quement à l’ADN et une enzyme – une
Genesys, à San Francisco, nous avons mené nous proposa une deuxième expérience. nucléase – qui coupe les brins d’ADN en
des essais cliniques chez l’homme afin de Le Laboratoire Sangamo BioSciences avait deux. Les premières, dites protéines à
nous assurer de l’innocuité de lymphocy- mis au point une technique pour couper doigts de zinc, se lient spécifiquement à
tes T génétiquement modifiés pour résis- les brins d’ADN en des endroits précis. l’ADN au cours de la transcription géné-
ter au VIH selon une approche inspirée Cette méthode était différente des autres tique, le processus au cours duquel l’in-
des résultats sur CCR5 – et multipliés à l’aide approches – et beaucoup plus efficace –, formation codée dans la molécule d’ADN
de nos billes magnétiques. Ces cellules se car elle ciblait une séquence de gène spé- est convertie en une molécule d’ARN, à
sont révélées sûres et ont survécu pendant cifique pour la modifier. Auparavant, on partir de laquelle la protéine codée sera
plusieurs années après injection. Toute- ne savait pas contrôler quels gènes, ou sec- synthétisée. Ces protéines présentent de
fois, la modification génétique que nous étu- tions de gènes, étaient modifiés. petits motifs structuraux stabilisés chacun
dions n’avait qu’un effet modeste sur la La technique de Sangamo BioSciences par un atome de zinc. C’est par ces motifs
réplication du VIH chez les patients, et Cell est fondée sur la combinaison de deux qu’elles reconnaissent spécifiquement une
Genesys a mis fin à ces travaux. types de protéines produites par l’orga- région de l’ADN. L’homme produit envi-
ron 2 500 protéines à doigts de zinc diffé-
rentes, et chacune d’elles se lie à une
MISE HORS-SERVICE DU GÈNE CCR5 séquence nucléotidique spécifique sur la
molécule d’ADN.
La protéine CCR5, localisée à la surface des lymphocytes T auxiliaires, est néces-
saire à l’entrée du VIH dans ces cellules. Pour rendre résistantes au VIH des per-
sonnes séropositives, une stratégie pourrait consister à mettre hors service Couper le gène CCR5
le gène qui code cette protéine grâce à des protéines de synthèse nommées Depuis la découverte des protéines à
nucléases à doigts de zinc. Le domaine dit à doigts de zinc d’une telle protéine
se fixe à un endroit spécifique sur le gène, tandis que le domaine enzymatique doigts de zinc dans les années 1980, les
– la nucléase – coupe l’ADN. Les mécanismes de réparation prennent alors la biologistes ont mis au point un moyen de
relève, raboutant les plus longues pièces. Le gène reconstitué ne produit plus concevoir et de fabriquer ces molécules
la protéine CCR5 et le VIH ne peut plus pénétrer dans les cellules ainsi modifiées. à la demande, qui se lient spécifiquement
à toute séquence d’ADN présentant un
intérêt – par exemple une portion du
Portion du gène CCR5 Nucléase à doigts de zinc Domaine enzymatique gène CCR5. D. Ando proposa que Sangamo
qui coupe l’ADN
Chaque doigt de zinc BioSciences crée un ensemble « personna-
correspond à un triplet lisé » de ciseaux à ADN à partir de pro-
spécifique de lettres
de l’ADN (A, T, G ou C). téines à doigts de zinc. Il s’agissait tout
d’abord de produire des protéines à doigts
de zinc qui s’attacheraient à chaque extré-
mité d’une séquence d’ADN que l’on sou-
 Les nucléases à doigts haiterait supprimer. Puis, à chacune de
de zinc s’accrochent ces protéines, on associerait une nucléase.
sur le gène.
La partie à doigts de zinc du complexe
obtenu identifierait les sections de l’ADN
Domaine à doigts de zinc à couper, et la nucléase couperait le maté-
 Une portion d’ADN est coupée, riel génétique. En mettant au point les
et les séquences restantes paires adéquates de protéines à doigts de
se recombinent. zinc, on espérait cibler uniquement la por-
tion du gène CCR5 qui nous intéressait
– sans endommager les autres gènes.
Puis la propre machinerie de répara-
tion de la cellule prendrait la direction des
opérations. Cette machinerie reconnaî-
trait la coupure et réunirait les morceaux
sectionnés d’ADN, supprimant quelques
nucléotides ou en ajoutant d’autres. Grâce
à ce processus de réparation, le gène coupé
serait incapable de donner naissance à une
copie fonctionnelle de la protéine CCR5.
Les lymphocytes T ainsi modifiés seraient
 Le gène modifié ne résistants au VIH. Multipliés grâce à nos
Anatomy Blue

code plus de protéine


CCR5 fonctionnelle. billes magnétiques, ils seraient ensuite
injectés aux patients.

38] Immunologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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L’entreprise était hasardeuse, mais valait immunitaire qui résisterait peut-être


d’être tentée. Non seulement le complexe mieux au virus.
à doigts de zinc ciblait spécifiquement la Après avoir testé les gènes de plus de
protéine CCR5, mais il agissait vite et ne lais- 60 donneurs potentiels, G. Hütter trouva
sait pas de trace dans la cellule. un candidat (la recherche était compliquée
Nous avions déjà obtenu l’autorisation par le fait que la région du génome codant
de l’Office américain du contrôle phar- les protéines HLA varie beaucoup d’un
maceutique et alimentaire (FDA) et de l’Ins- individu à l’autre et que le gène CCR5 est
titut américain de la santé pour démarrer situé sur un chromosome différent). Un
nos études d’innocuité chez l’homme coup de chance au regard du faible nom-
quand les nouvelles concernant le traite- bre de personnes présentant la mutation
ment du patient de Berlin éclatèrent comme CCR 5 -Delta32 dans les deux copies de
une bombe. La stratégie et les résultats leur gène CCR5. Heureusement, le patient
encourageants de l’équipe médicale alle- de Berlin avait un système HLA très cou-
mande, dirigée par Gero Hütter, confor- rant. Pour donner une idée de la rareté
taient notre démarche. Pour comprendre de cette combinaison, les chercheurs du
pourquoi, retraçons son histoire. Séropo-
sitif depuis plus de dix ans, le patient se
portait bien avec les médicaments antiré- JUSQU’À PRÉSENT, LES MÉDECINS
troviraux, jusqu’à ce qu’il développe une n’ont détecté aucune trace du VIH chez le patient
leucémie myéloïde aiguë, indépendante
de son infection par le VIH. Il avait subi une
de Berlin, et ce, en utilisant les tests moléculaires
chimiothérapie, mais le cancer était revenu. les plus sensibles disponibles.
Sans une transplantation de moelle osseuse,
par laquelle le système immunitaire de la monde entier ont essayé de reproduire
personne transplantée (y compris tous l’expérience allemande et n’ont encore
les lymphocytes T) est remplacé par celui trouvé aucun individu présentant le bon
du donneur, il allait mourir. ensemble de marqueurs HLA et de muta-
tions de CCR5.
Un patient Le patient a eu besoin de deux trans-
plantations de moelle osseuse du donneur
en rémission pour guérir de sa leucémie. À l’heure où
G. Hütter scruta les bases de données euro- nous imprimons, plus de cinq ans après  BIBLIOGRAPHIE
péennes de donneurs potentiels de moelle l’opération et malgré l’absence de théra-
osseuse, recherchant un individu qui cor- pie par médicaments antirétroviraux, les P. Cannon et C. June, Chemokine
receptor 5 knockout strategies,
respondrait aux marqueurs HLA (antigè- médecins n’ont détecté aucune trace de VIH Current Opinions in HIV and AIDS,
nes leucocytes humains) de son patient. dans son sang, son foie, ses intestins, son vol. 6, n° 1, pp. 74-79, 2011.
Les marqueurs HLA constituent un groupe cerveau, ses tissus lymphatiques ou son
T. Rosenberg, The man who had
de protéines que le système immunitaire plasma, et ce, en utilisant les tests molé- HIV and now does not, New York
utilise pour distinguer ses propres tissus culaires les plus sensibles disponibles. Magazine, 29 mai 2011.
de ceux d’autres individus (le système Personne ne sait si le VIH a vraiment
d’histocompatibilité). Leur compatibi- été éradiqué de tous les tissus de l’orga- E. E. Perez et al., Establishment of
HIV-1 resistance in CD4+ T cells by
lité entre le donneur et le receveur d’une nisme du patient. Le VIH a la capacité d’in- genome editing using zinc-finger
transplantation est vitale pour empê- sérer ses gènes dans les chromosomes de nucleases, Nature Biotechnology,
cher les cellules transplantées de consi- diverses cellules, ce qui lui permet de vol. 26, pp. 808-816, 2008.
dérer le nouvel hôte comme un étranger demeurer à l’état dormant pendant de nom- Le sida, 25 ans après.
et d’attaquer ses tissus (un phénomène breuses années, puis de ressurgir lors d’une Les grands défis, Pour la Science,
appelé la réaction du greffon contre l’hôte) infection (voir l’article de Ch. Rouzioux, n° 377, pp. 38-57, 2008.
et pour empêcher un rejet par des com- A. Chéret et V. Avettand-Fénoël, page 42). A- S. O’Brien et M. Dean, Pourquoi
posants résiduels du système immuni- t-il été éliminé de ces cellules chez le patient certaines personnes résistent
taire antérieur du patient. de Berlin, ce qui correspondrait à une gué- au sida, Pour la Science,
G. Hütter ne s’arrêta pas là. Il espé- rison « de stérilisation » ? Ou en reste-t-il, n° 240, pp. 82-89, 1997.
rait trouver quelqu’un possédant les mais son système immunitaire est suffi-
« bons » marqueurs HLA , et dont les samment performant à présent pour
cellules porteraient aussi naturellement repousser toute réapparition de l’infection?
deux copies de la mutation CCR5-Delta32. Dans ce cas, le patient de Berlin serait «fonc-
Une transplantation de moelle osseuse tionnellement » guéri. Quoi qu’il en soit,
d’une telle personne doterait un rece- il n’a plus à prendre de médicaments
veur séropositif d’un nouveau système antirétroviraux et semble débarrassé de

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placés par les lymphocytes T produisant


la protéine CCR5 défectueuse, ceux-là même
qui résistent au VIH.
Nos résultats préliminaires dans un
essai d’innocuité chez l’homme sont aussi
© Dennis Kunkel Microscopy, Inc./Visuals Unlimited/Corbis

encourageants. En été 2009, sous la direc-


tion de Pablo Tebas, médecin à Philadel-
phie, un premier patient a reçu une injection
de lymphocytes T modifiés. Depuis, nous
avons traité 11 autres volontaires séropo-
sitifs, et Sangamo BioSciences mène une étude
similaire sur la côte Ouest. Bien que ces étu-
des d’innocuité ne soient pas conçues pour
100 nm démontrer l’efficacité du traitement, nous
avons observé que le nombre de lympho-
2. UN LYMPHOCYTE T INFECTÉ PAR LE VIH produit de nouvelles répliques du virus (en bleu- cytes T auxiliaires, mesuré dans les tests
vert). Lorsqu’elles sont matures, ces particules virales s’échappent dans le milieu extracellu- sanguins, s’est accru chez tous les patients
laire et infectent d’autres cellules. à ce jour, signe que ce traitement protège
probablement les lymphocytes T. En outre,
tout virus détectable. Bien sûr, il doit tou- transplantation. Ou peut-être encore la des lymphocytes T auxiliaires dépourvus
jours prendre des médicaments pour main- réaction du greffon contre l’hôte dont a de protéine CCR5 fonctionnelle ont été
tenir l’innocuité de sa transplantation de souffert le patient lors de son traitement détectés dans les tissus lymphatiques de
moelle osseuse, une correspondance entre a-t-elle détruit toutes les cellules infec- l’intestin et dans le sang. Or ces cellules
systèmes HLA n’étant jamais parfaite, sauf tées par le VIH restantes avant d’être contrô- ne peuvent provenir que des lymphocytes T
entre de vrais jumeaux. lée par médicament ? Néanmoins, la modifiés et réimplantés, ce qui suggère que
L’expérience allemande est cependant suppression de CCR5 restait l’explication les lymphocytes T modifiés et résistants
difficilement transposable à un autre la plus vraisemblable, ce qui nous encou- colonisent progressivement l’organisme.
patient. Non seulement la « bonne » com- ragea à poursuivre nos expériences. L’étape suivante consiste à tester la capa-
binaison du système HLA et des mutations cité des cellules immunitaires modifiées à
génétiques chez le donneur et le receveur
est rare, mais l’approche est coûteuse (une
Les essais cliniques combattre les particules de VIH déjà pré-
sentes dans l’organisme. Pour ce faire, nous
transplantation de moelle osseuse coûte sont en cours utilisons une stratégie validée, bien que sur-
au minimum 200000 euros dans notre hôpi- Comme prévu, Sangamo BioSciences a mis prenante. Sous le contrôle de médecins,
tal), requiert un protocole contraignant au point un ensemble de nucléases à doigts nous envisageons d’arrêter quelques mois
de chimiothérapie, une transplantation de de zinc qui ciblent une région proche de les médicaments anti-VIH chez des volon-
moelle osseuse risquée et une grande quan- la séquence clé de 32 nucléotides du taires pour suivre la progression du virus.
tité de médicaments antirejet à prendre gène CCR5. Comme notre objectif était de Nous l’avons fait chez un de nos sujets trai-
toute la vie. En fait, le patient de Berlin a mettre « hors service » la protéine CCR5, il tés, qui avait par ailleurs hérité d’un gène
échangé un ensemble de problèmes – l’in- n’était pas nécessaire de reproduire exac- CCR5-Delta32 (ce qui lui confère un léger
fection par le VIH et la leucémie – contre tement la mutation CCR 5 -Delta32, du avantage): après 12 semaines sans traite-
un autre – être le porteur d’une trans- moment que la protéine résultante n’était ment anti-VIH, il ne présentait plus de trace
plantation. La plupart des personnes qui, pas fonctionnelle. Avec Elena Perez, alors du VIH dans le sang ou les tissus lympha-
grâce aux médicaments anti-VIH, ont trouvé postdoctorante dans notre laboratoire, nous tiques. Notre étude devrait s’achever cou-
un certain équilibre de vie hésiteraient à avons montré, sur des cellules en culture rant 2013. D’autres essais cliniques visant
faire un tel échange. Le patient de Berlin, et chez la souris, que l’infection par le VIH à tester l’efficacité de cette nouvelle tech-
lui, n’avait pas le choix, puisqu’il avait elle-même facilite la reconstitution du sys- nique sont prévus. Si elle est couronnée
développé une leucémie mortelle. tème immunitaire que nous avons mise au de succès, cette approche serait moins coû-
La suppression, dans le système immu- point. Même lorsque des lymphocytes T teuse que la transplantation de moelle
nitaire transplanté, de la protéine CCR5 modifiés par les nucléases à doigts de osseuse déficiente en CCR5 ou qu’une thé-
normale au profit de la version mutée zinc sont présents en faible quantité dans rapie par médicaments anti-VIH à vie.
n’était peut-être pas la seule raison de la les cultures, ils repeuplent et stabilisent la Il y a encore quelques années, une thé-
disparition du VIH dans l’organisme du population de lymphocytes T après expo- rapie sûre, efficace et moins coûteuse,
patient de Berlin. Peut-être le réservoir sition au VIH ; par contraste, les lympho- offrant un contrôle à long terme et sans
de particules de VIH dormant avait-il été cytes T non modifiés (qui contiennent médicaments du VIH, semblait inaccessi-
vidé au cours des années de traitement encore la protéine CCR5 normale, respon- ble. Même si les nucléases à doigts de zinc
antirétroviral. Ou peut-être le patient sable de l’entrée du VIH) sont détruits par ne sont pas synonymes de guérison, elles
n’avait-il plus de VIH résiduel après la des- le VIH . En d’autres termes, dans notre constituent une des approches les plus pro-
truction de son système immunitaire ori- système, le VIH tue les lymphocytes T metteuses depuis 30 ans pour stopper l’en-
ginal, lors de la préparation pour la vulnérables, lesquels sont peu à peu rem- trée du VIH dans les cellules. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Dossier immunologie

Éradiquer le
Quels obstacles ?
VIH
S’il est si difficile de concevoir un traitement curatif du sida,
c’est parce que le virus, le VIH, établit des réservoirs dormants
dans tout l’organisme. En comprenant mieux comment
ils s’installent, on devrait savoir mieux les détruire.

Christine Rouzioux, Antoine Chéret et Véronique Avettand-Fénoël

L e terme anglais HIV cure désigne un


nouvel objectif en matière de traite-
ment de l’infection par le VIH : éra-
diquer l’infection de l’organisme. Cet
objectif constitue un défi, car les obstacles
L’ E S S E N T I E L
 Les traitements actuels
contre le VIH bloquent
les vaincre, ainsi que les populations de
patients qui pourraient en bénéficier.
Ces dernières années, plusieurs obsta-
cles à l’éradication du VIH ont été mis en
évidence, imposant la nécessité de recher-
à l’éradication virale sont multiples. La la progression vers le sida, cher de nouvelles pistes thérapeutiques.
récente mobilisation, depuis trois à quatre mais n’éliminent pas L’un d’eux tient au fait que l’infection par
ans, d’équipes de biologistes et de méde- le virus de l’organisme. le VIH s’établit principalement dans les
cins sur le sujet a permis d’identifier plu- lymphocytes T mémoire, un sous-groupe
sieurs approches thérapeutiques. Certes,
 Le VIH reste des lymphocytes T CD4+ ou lymphocytes
en dormance dans
des progrès thérapeutiques considérables T auxiliaires. Les lymphocytes T CD4+ (qui
tout l’organisme
ont été réalisés ces dernières années, met- portent à leur surface des protéines nom-
en intégrant son génome
tant à disposition de nouvelles classes de mées CD4) jouent un rôle majeur lors d’une
à celui de cellules
médicaments de mieux en mieux tolérés, infection en alertant les cellules du système
immunitaires.
transformant la maladie en une infection immunitaire et en orchestrant la défense.
chronique et bloquant la progression vers  Depuis quelques Parmi eux, les lymphocytes T mémoire ont
le sida. Cependant, aucune de ces combi- années, biologistes gardé la mémoire d’anciennes agressions
naisons de médicaments n’est à même d’éli- et médecins étudient et sont prêts à se multiplier et à se mobili-
miner le virus de l’organisme, ce qui impose les mécanismes ser dès qu’ils détectent de nouvelles atta-
l’administration à vie des traitements. de fonctionnement ques des pathogènes « mémorisés ».
Face à cette pandémie où tant de sujets de ces « réservoirs » du VIH. En infectant les lymphocytes T auxi-
infectés dans les pays du Sud n’ont même liaires, le VIH atteint le cœur du système
pas encore accès aux traitements actuels,  Ils en déduisent immunitaire. Il s’établit à l’état de dor-
les enjeux de l’éradication du VIH sont de nouvelles pistes mance dans les cellules infectées en inté-
autant cliniques qu’économiques. Après thérapeutiques visant grant son génome au génome cellulaire.
sophiejacopin.com

avoir décrit les deux principaux obsta- à éradiquer le VIH Les cellules conservent néanmoins tou-
cles à l’éradication du virus, nous pré- de l’organisme. tes leurs propriétés immunitaires, car elles
senterons les approches développées pour ne sont pas altérées par la présence du

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génome viral tant que celui-ci reste au Cerveau


repos. En revanche, leur activation, c’est-
à-dire leur mobilisation par une agression,
déclenche la réplication du virus.
La difficulté est liée à la persistance
des lymphocytes T mémoire. Alors que la
plupart des lymphocytes T auxiliaires meu-
rent dès qu’ils ne sont plus utiles, les cellu-
les mémoire vivent longtemps dans
l’organisme – jusqu’à plusieurs années pour
Ganglion Système
certaines sous-populations. De plus, les lym- sanguin
phocytes ont la capacité de proliférer par
division cellulaire, ce qui est essentiel
pour maintenir la mémoire immunitaire au
long cours et déployer les réactions immu-
Thymus
nitaires en cas d’attaque. Les lymphocytes T
mémoire infectés ont donc une longue durée
de vie et une bonne capacité proliférative.
Ils constituent ainsi des «réservoirs» du VIH,
prêts à se multiplier dès qu’ils reçoivent des
signaux d’activation. Poumon

Des réservoirs
au cœur du système
immunitaire
En définitive, ce sont les réactions immu-
Système
nitaires qui maintiennent les réservoirs lymphatique
du VIH et font augmenter le contenu viral:
quand une cellule mémoire est activée par
l’antigène correspondant, les gènes viraux Rate
le sont également, ce qui déclenche la répli-
cation du VIH et la production de nom-
breuses particules virales, lesquelles Tube
infecteront de nouveaux lymphocytes. De digestif
plus, le système immunitaire peut ampli-
fier la réponse immunitaire en déclenchant Appareil
la prolifération des lymphocytes mémoire, génital
une cellule mère produisant deux cellules
filles identiques à la cellule mère. C’est
sans doute un mécanisme important du
maintien des réservoirs du VIH.
L’infection virale est par ailleurs très
dynamique, car les cellules immunitaires

1. NICHÉ DANS DES CELLULES immunitai-


res – les lymphocytes T auxiliaires –, le VIH se
dissémine rapidement dans l’organisme au
gré de la circulation de ces cellules dans le sang.
Les zones les plus contaminées sont le tube
digestif, l’appareil génital, le cerveau et le sys-
tème lymphatique ; dans un moindre degré,
les poumons, la rate et le thymus.

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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LES AUTEURS circulent dans l’organisme et sont dissémi-


nées dans tous les tissus. La quantité de cel-
Christine ROUZIOUX dirige
le Laboratoire de virologie
« Infections à VIH, réservoirs
et pharmacologie
des antirétroviraux »,
du CHU Necker-Enfants malades,
lules infectées dans les tissus lymphoïdes,
les ganglions et le tube digestif est impor-
tante et la réplication y est élevée (voir la
figure 1). La circulation sanguine favorise
U n des principaux obstacles à l’éradica-
tion du VIH est qu’il se multiplie et se dis-
sémine au sein de l’organisme grâce aux
réactions immunitaires que lui-même contri-
bue à entretenir. Voici comment.
EA 3620 Université Paris les échanges entre les différents tissus infec- Des particules de VIH infectent des lympho-
Descartes, à Paris. tés. La quantification de la charge virale cytes T CD4+, notamment des lymphocytes T
Antoine CHÉRET dans le sang et du nombre de cellules infec- mémoire (1). Elles intègrent leur génome à
et Véronique AVETTAND-FÉNOËL tées permet d’évaluer pour chaque patient celui de leur cellule hôte et restent ainsi en dor-
sont respectivement médecin le degré d’infection de l’organisme. mance tant que la cellule est inactivée (2). Les
chercheur et chercheur lymphocytes infectés deviennent ainsi des
au sein de ce même laboratoire. Le rôle de l’activation est particuliè-
réservoirs du VIH.
rement important dans le tissu digestif, Indépendamment, une réaction immunitaire
lequel est très altéré après la primo-infec- active les lymphocytes T infectés : par exemple,
tion, autrement dit juste après l’infection. des bactéries ont franchi la barrière intestinale,
Cela facilite la translocation bactérienne, peu protégée, car le VIH a endommagé les cellu-
c’est-à-dire l’entrée de bactéries dans l’or- les immunitaires qui l’entourent (3) ; ou encore,
ganisme via la paroi intestinale, ce qui un autre virus a été détecté par un macrophage,
entretient l’inflammation et, par consé- qui a déclenché une réponse immunitaire spé-
cifique en présentant des antigènes viraux à des
quent, la réplication virale (voir l’enca- lymphocytes T mémoire, qui les ont reconnus (4).
dré ci-contre). Des lymphocytes T CD4+ L’activation des lymphocytes T infectés
infectés et des particules virales sont aussi déclenche la prolifération de ces cellules et la
présents dans les poumons, la rate, le thy- production du VIH dormant, qui infecte alors de
a nouveaux lymphocytes T (5). De par la dyna-

sophiejacopin.com
mus et le cerveau. Enfin, l’infection virale
est détectée dans les organes génitaux mique des lymphocytes, tout l’organisme
masculins et féminins, à l’état de cellu-
est rapidement concerné.
© David Scharf/Science Faction/Corbis

les réservoirs ou de particules virales


infectieuses à l’origine des contamina-
tions par voie sexuelle. Sans compter que mosome. Lorsque le VIH infecte une cellule,
d’autres cellules de l’immunité – les son génome, constitué d’ARN, est traduit
cellules dendritiques et les macropha- (rétrotranscrit) en ADN dans le milieu intra-
2 μm ges – sont aussi infectées et participent cellulaire (le cytoplasme). Un complexe se
à la dissémination de l’infection virale forme, qui passe dans le noyau où il est inté-
b dans tous les tissus. gré sous forme de provirus dans un chro-
© D. Kunkel Microscopy, Inc./Visuals Unlimited/Corbis

En d’autres termes, en infectant les mosome cellulaire. Ainsi intégré au génome


cellules mémoires, le virus colonise une cellulaire, le virus entre en latence dans la
niche qui non seulement le protège, mais cellule. Il y persiste longtemps, car le
facilite sa persistance et sa multiplication, génome cellulaire est stabilisé par des méca-
puisque son rôle est de pérenniser la nismes moléculaires qui compactent la chro-
mémoire immunitaire. Le virus finit par matine – l’association d’ADN et de protéines
gagner la bataille. En détruisant les lym- qui constitue les chromosomes. L’ADN est
4 μm phocytes T CD4+, il entraîne la perte pro- enroulé autour de complexes protéiques
gressive des fonctions immunitaires, puis (des nucléosomes), formant un « collier
c l’évolution vers le stade sida et le décès. de perles » qui s’enroule encore sur lui-
Les traitements antirétroviraux per- même. Cette compaction bloque l’expres-
mettent de bloquer l’évolution vers la sion des gènes et, de fait, la réplication virale.
© David Scharf/Science Faction/Corbis

maladie, de restaurer un certain nombre Plus précisément, la transcription


de fonctions immunitaires et de stabili- des gènes, c’est-à-dire leur traduction en
ser l’infection. Plus le traitement commence ARN, dépend du degré de compaction de
tôt, moins le système immunitaire est la chromatine. Ce degré est régulé par
atteint. Cependant, les traitements antiré- contrôle épigénétique, c’est-à-dire par
6 μm troviraux ne permettent pas d’éradiquer modification chimique (acétylation, méthy-
les cellules infectées latentes. Ils blo- lation, ubiquitinylation, phosphoryla-
2. LES TROIS CIBLES DU VIH observées en quent la réplication du virus, mais ne peu- tion…) de l’ADN, grâce à des enzymes. Ces
microscopie électronique à balayage (en faus- vent en aucun cas atteindre le génome viral modifications épigénétiques permettent
ses couleurs). Les lymphocytes T (a) en sont la
cible principale, mais les macrophages (b) et
intégré dans le chromosome des cellules le recrutement de protéines qui stabilisent
les cellules dendritiques (c), d’autres cellules infectées au repos. la chromatine sous forme compacte – et
immunitaires, peuvent aussi être contaminées Un autre obstacle à l’éradication vient maintiennent le génome viral à l’état quies-
et participer à la dissémination du virus. de la structure du provirus intégré au chro- cent. Des microARN, de petits brins d’ARN

44] Immunologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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C O M M E N T L’ I N F E C T I O N P A R L E V I H S ’ A U T O - E N T R E T I E N T
Génome viral Lymphocyte T Lymphocyte T
mémoire infecté mémoire réservoir

VIH
Génome
cellulaire
Lymphocyte T
  mémoire sain


Autre virus Génome viral


(grippe, ...) VAISSEAU
SANGUIN 

Villosité
Bactérie intestinale
Lymphocytes T mémoire
infectés activés


Macrophage
Globule rouge Lymphocyte T
inefficace, car LUMIÈRE
endommagé DE L’INTESTIN

qui ne codent pas de protéine, sont aussi anticancéreux) que les réticences sont nom- réservoirs, tout en faisant proliférer les
impliqués dans le maintien de la latence breuses. Deux essais à très faibles doses sont lymphocytes pour régénérer le système
virale. C’est le passage à la forme relâchée en cours en Australie et aux États-Unis, afin immunitaire. Des études récentes in vitro
de la chromatine (l’euchromatine) qui rend de vérifier que la stratégie est intéressante. ont montré que IL15 active beaucoup mieux
les gènes accessibles. Une deuxième approche vise à acti- la réplication virale que IL7. En revanche,
ver les gènes viraux, notamment les gènes IL7 déclenche plus facilement la proliféra-
Décompacter LTR (Long Terminal Repeat), qui amplifient
la transcription virale. Plusieurs mécanis-
tion lymphocytaire que IL15. Mais cette
cytokine entraîne aussi la prolifération
la chromatine mes d’activation sont possibles, notam- de lymphocytes infectés, puisque ceux-ci
L’objectif des traitements antilatence est de ment en utilisant des agents activateurs de ont les mêmes propriétés que les cellules
purger les cellules réservoirs en activant la la protéine NF-κB, un facteur cellulaire saines. L’effet produit risque donc d’être
transcription virale, et ainsi déclencher la jouant un rôle majeur dans la transcrip- l’inverse de l’effet escompté. Les condi-
réplication virale, laquelle conduira à la mort tion, ou de la protéine kinase C, qui inter- tions d’utilisation de telles approches
cellulaire : quand une cellule produit des vient notamment dans les voies de devront être mieux définies avant de faire
particules du VIH, elle est repérée par le signalisation de la transcription. Plusieurs prendre des risques aux patients. Certains
système immunitaire (s’il est suffisam- nouvelles classes de médicaments antican- chercheurs, enfin, proposent de réduire
ment actif), qui déclenche l’apoptose, c’est- céreux qui ont ces mêmes molécules pour l’inflammation qui entraîne la réplica-
à-dire la mort programmée de la cellule. cibles font l’objet d’études dans l’infection tion virale continue, laquelle participe à
Plusieurs approches pourraient être uti- à VIH. Cette approche nécessite toutefois entretenir le nombre de cellules réservoirs.
lisées. La première consiste à décompacter que la chromatine soit décompactée. Au total, il apparaît qu’il faut décom-
la chromatine. À ce titre, les HDACi, des inhi- Une troisième piste consiste à activer pacter la chromatine pour rendre les gènes
biteurs d’une protéine qui compacte la chro- les lymphocytes par immunothérapie. Il viraux accessibles, puis activer ceux-ci pour
matine, l’histone dé-acétylase, ont été a été proposé d’utiliser des cytokines de déclencher la transcription virale. Des com-
proposés. Parmi eux, l’acide valproïque, un type IL7 et IL15. Ce sont des messagers libé- binaisons associant plusieurs types de molé-
médicament déjà utilisé dans certaines rés par les lymphocytes T lors d’une infec- cules seront donc nécessaires. Il sera aussi
pathologies humaines, était intéressant, car tion. Ces molécules déclenchent une indispensable d’empêcher que les virus pro-
non toxique; cependant, il s’est révélé peu réaction inflammatoire – la prolifération duits avant la mort cellulaire n’infectent
efficace. Une molécule anticancéreuse, le et l’activation de certains lymphocytes. En de nouvelles cellules; pour cela, les traite-
vorinostat, a quant à elle montré de bons activant les lymphocytes, certains immu- ments antirétroviraux devront être mainte-
résultats in vitro, mais sa toxicité cellulaire nologistes pensent entraîner la réplication nus. Enfin, certains virologues pensent qu’il
est telle (comme celle d’autres médicaments virale et aboutir à une purge des cellules sera aussi nécessaire de renforcer les

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(nombre de copies par million de cellules) 105


dans les cellules immunitaires du sang
Concentration du génome viral

104

103

102

10

Primo-infection Infection Primo-infection Patients stabilisés Élite Stade Patients


chronique + 5 ans de thérapie à long terme sida en rémission
antirétrovirale
3. NIVEAUX MOYENS DES RÉSERVOIRS DU VIH à différents stades voirs sont ceux qui viennent juste d’être contaminés (primo-infection)
de l’infection (le filet rouge correspond à la médiane et les boîtes à la et ceux qui sont au stade final de la maladie (stade sida). L’« élite »,
dispersion des valeurs). Le nombre de cellules infectées est évalué ces rares patients asymptomatiques, et les cinq patients suivis par les
d’après celui des copies du génome du VIH dans les cellules immuni- auteurs, en rémission après un traitement précoce, sont ceux qui
taires du sang. Les patients qui présentent le plus de cellules réser- présentent le moins de réservoirs.

réponses immunitaires, notamment celles prendre comment sont constitués les réser- Cependant, utiliser des molécules poten-
des lymphocytes T CD8+ cytotoxiques, à voirs chez les patients infectés par le VIH tiellement toxiques soulève des questions
même de tuer les cellules produisant le VIH. et quels sont leurs niveaux moyens aux dif- éthiques complexes. Des traitements toxi-
Plusieurs de ces approches se sont révé- férents stades de l’infection. Nous avons ques sont tout à fait justifiés contre le can-
lées actives sur des modèles cellulaires in observé que le nombre total de cellules infec- cer, lorsque l’espérance de vie est réduite;
vitro. Toutefois, elles ne sont pas équivalen- tées n’est pas très élevé – 1000 à 10000 cel- ils sont beaucoup moins acceptables chez
tes et il apparaît que certaines approches lules infectées par million de cellules –, mais des sujets dont l’infection est stabilisée et
seront sans doute moins puissantes que qu’il varie d’un patient à l’autre. qui ont une espérance de vie quasi normale.
d’autres lorsqu’elles seront utilisées in vivo. Par ailleurs, de tels traitements risqueraient
De nombreuses études complémentaires
sont encore nécessaires pour connaître les
Traiter le plus tôt de réactiver des rétrovirus endogènes sus-
ceptibles d’entraîner des cancers (par déré-
doses à utiliser, les formulations pharma- possible gulation de gènes suppresseurs de la
ceutiques, les voies d’administration et Dès la primo-infection, en moins de trois prolifération tumorale, par exemple).
les meilleures combinaisons – les plus puis- mois, le virus envahit l’organisme et les cel- À défaut d’éliminer les cellules réser-
santes et les moins toxiques. Il sera aussi lules infectées contaminent les différents voirs de l’organisme, il est possible d’ima-
indispensable de contrôler l’absence de toxi- territoires tissulaires et lymphoïdes. Cer- giner en réduire le nombre au point qu’elles
cité et d’activation sur les cellules non infec- tains sujets ont des niveaux d’infection net- ne produisent presque plus de virus et
tées. Le mieux serait de ne cibler que les tement supérieurs à d’autres ; ils ont un qu’elles soient contrôlées par des réactions
cellules infectées. Des recherches se pour- risque plus élevé de progression rapide vers immunitaires spécifiques du VIH . Des
suivent dans ce sens pour trouver des molé- le sida. Suit une longue phase chronique exemples d’un tel contrôle viral sont obser-
cules activant spécifiquement des gènes durant laquelle les réservoirs augmentent vés chez des sujets dont la maladie ne pro-
viraux sans atteindre les gènes cellulaires. lentement, à mesure que l’efficacité du sys- gresse pas alors qu’ils sont infectés depuis
L’éradication du VIH signifie éliminer tème immunitaire faiblit. C’est au stade sida plusieurs années. Ces rares sujets (moins
les cellules infectées du système immuni- que la proportion de cellules infectées est de un pour cent des sujets infectés) restent
taire présentes dans le sang, mais aussi dis- la plus élevée, alors que le nombre de asymptomatiques à long terme en l’ab-
séminées dans tous les tissus de l’organisme. lymphocytes T CD4+ est particulièrement sence de tout traitement ; ils présentent
Quelle que soit la classe médicamenteuse bas (voir la figure 3). très peu de réservoirs. Désignés sous le
utilisée, il s’agira donc de disposer de molé- Les traitements antirétroviraux ont terme d’élite (en anglais elite controllers),
cules qui diffusent bien, y compris dans les peu d’impact sur les cellules réservoirs, ces cas sont étudiés actuellement par de
tissus profonds. À ce titre, le système ner- dont la quantité diminue peu quand le nombreuses équipes qui cherchent à iden-
veux central est un sanctuaire, car il est pro- traitement commence en phase chronique, tifier et à comprendre les mécanismes
tégé par la barrière hémato-encéphalique, car à ce stade les cellules infectées sont immunitaires impliqués dans ce contrôle
qui peut empêcher certains médicaments majoritairement au repos. C’est lorsque le naturel de l’infection à VIH.
d’atteindre le cerveau. Des études sont traitement débute dès la primo-infection En 2010, notre groupe a rapporté pour
menées chez l’animal pour tester le pas- que le nombre de réservoirs peut être la première fois l’observation de cinq sujets
sage de drogues dans le cerveau et lever réduit. C’est donc chez de tels patients que (dix pour cent des sujets étudiés) qui, après
cet obstacle supplémentaire. l’on pourrait purger les réservoirs, d’au- avoir été traités précocement en primo-
L’efficacité d’un traitement visant à éra- tant que le système immunitaire serait infection par trithérapies classiques pen-
diquer les cellules réservoirs dépendra aussi encore capable de maintenir et de contrô- dant quelques années, ont conservé un
du moment où il sera appliqué. Depuis plu- ler la réplication des quelques cellules niveau très bas de réplication virale, et ce
sieurs années, nous nous attachons à com- infectées résiduelles. après plusieurs années sans traitement.

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L’importance de la description de tels outils tels que le transcriptome (l’ensem-  BIBLIOGRAPHIE


cas vient du fait qu’ils n’ont pas de carac- ble des ARN issus de la transcription du
tères génétiques protecteurs, tels ceux génome d’un échantillon) et le protéome Sh. R. Lewin et Ch. Rouzioux,
HIV cure and eradication : How will
observés chez l’élite. Ces sujets sont en (l’ensemble des protéines exprimées dans we get from the laboratory
rémission. Représentent-ils une exception? un échantillon) vont permettre de mieux to effective clinical trials ?,
Ce modèle pourrait-il être reproduit à plus comprendre les mécanismes épigénéti- AIDS, vol. 25, pp. 885-897, 2011.
grande échelle ? ques impliqués dans la régulation de la L. Hocqueloux et al., Long-term
Nos travaux visent notamment à déter- transcription virale et, peut-être ainsi, de immunovirologic control following
miner chez ces patients les mécanismes mieux cibler les cellules infectées. Simul- antiretroviral therapy interruption
in patients treated at the time
responsables du contrôle. Notre hypothèse tanément, l’étude des mécanismes de of primary HIV-1 infection,
est que le système immunitaire peut être latence du VIH suggère que de nouvelles AIDS, vol. 24, pp. 1598-1601, 2010.
protégé par un traitement très précoce, classes thérapeutiques, notamment parmi
Le sida, 25 ans après. Les grands
limitant l’invasion du tube digestif et son les anticancéreux, méritent d’être explo- défis, Pour la Science, n° 377,
altération, afin de réduire son inflamma- rées, car elles pourraient être des médi- pp. 38-57, 2008.
tion, très active en primo-infection. Nous caments potentiels.
Ch. Rouzioux et al., Early levels
avons aussi organisé, avec l’aide de Les besoins thérapeutiques sont of HIV-1 DNA in peripheral blood
l’Agence nationale de recherches sur le immenses du fait que les traitements actuels mononuclear cells are predictive
sida et les hépatites virales (ANRS), un essai doivent être pris à vie. Des traitements of disease progression
thérapeutique qui propose un traitement d’éradication brefs et définitifs non seule- independently of HIV-1 RNA levels
and CD4+ T cell counts, J. Infect.
antirétroviral dès la primo-infection, de ment réduiraient les coûts, mais laisseraient Dis., vol. 192, pp. 46-55, 2005.
façon à montrer que de tels traitements imaginer l’éradication de la pandémie. Les
J. Ghosn et al., Evidence of
peuvent réduire considérablement les enjeux économiques sont majeurs ; plus genotypic resistance diversity
réservoirs et en limiter l’extension. Les que jamais, ils nécessitent l’implication of archived and circulating viral
résultats seront disponibles fin 2013. de l’industrie pharmaceutique, de toute la strains in blood and semen
Les obstacles à l’éradication du VIH communauté scientifique et des person- of pre-treated HIV-infected men,
AIDS, vol. 18, pp. 447-457, 2004.
sont encore nombreux, mais de nouveaux nes contaminées par le VIH. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Science des matériaux

Les matériaux
autocicatrisants
S. White, B. Blaiszik, S. Kramer, S. Olugebefola, J. Moore et N. Sottos

Depuis une dizaine d’années, scientifiques


et ingénieurs mettent au point des matériaux capables
de se réparer spontanément en cas de dégât.
Plusieurs voies existent pour y parvenir :
microcapsules, réseaux de capillaires ou chimie adaptée.

R ien n’est éternel. Tous les matériaux


fabriqués par l’homme finissent par
s’abîmer. Les pièces endomma-
gées doivent être alors remplacées, ce qui
est coûteux. Les organismes vivants, eux,
L’ E S S E N T I E L
 On peut obtenir
des matériaux capables
coagulation du sang. Cette étape initiale est
suivie par une prolifération de cellules
sur le site de la lésion; il s’agit d’une matrice
qui prépare la réparation. Dans l’étape finale
de la cicatrisation, le remodelage de la
de s’autoréparer au moyen
ont développé la capacité de se réparer par matrice, un tissu neuf se crée et comble la
Image tirée de B. Blaiszik et al., Advanced Functional Materials 20 : 3547, avec la permission de John Wiley and Sons.

de réactifs contenus
des mécanismes de cicatrisation et de régé- dans des capsules plaie. Ce dernier processus peut durer
nération. Or depuis quelques années, les ou des capillaires, jusqu’à quelques mois, voire quelques
spécialistes des matériaux élaborent des ou en mettant à profit des années, selon la gravité de la blessure.
techniques permettant d’obtenir, comme liaisons intermoléculaires Une suite analogue d’événements,
chez les êtres vivants, des capacités d’au- appropriées. mais plus simple et plus rapide, est à l’œu-
toréparation pour les polymères, les com- vre dans les matériaux autocicatrisants.
posites et autres matériaux de synthèse.  Le défi est d’assurer La lésion déclenche l’acheminement rapide
De tels matériaux autocicatrisants peu- une autocicatrisation de réactifs au site endommagé, et la cica-
vent, à la suite d’une fissure ou d’une déchi- efficace et renouvelable, trisation s’effectue par une réaction du
rure, s’autoréparer et retrouver leurs tout en étant compatible matériau, lequel se lie aux réactifs ayant
avec les autres propriétés
fonctionnalités en utilisant des réactifs qui comblé la zone endommagée. Le plus sou-
exigées du matériau.
leur sont directement accessibles. Ils consti- vent, l’agent cicatrisant est constitué de
tuent un nouveau moyen d’obtenir des pro-  Les matériaux deux liquides qui se solidifient lorsqu’ils
duits et des composants plus sûrs et plus autocicatrisants donneront se mélangent. La durée de cette répara-
durables, et marquent un tournant par rap- lieu à des systèmes plus tion chimique dépend du mécanisme en
port aux schémas classiques de la concep- sûrs, plus durables jeu, mais elle est de l’ordre de quelques
tion et du génie des matériaux. et moins coûteux heures à quelques jours.
Lorsqu’on se blesse, la première réac- à entretenir. La plupart des avancées dans le
tion de l’organisme est l’inflammation et la domaine des matériaux autocicatrisants

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1. CES FIBRES DESTINÉES À RENFORCER UN MATÉRIAU COMPOSITE liquide qui s’écoule quand une fissure les rompt. Un tel agent peut aussi
sont revêtues de capsules permettant au matériau de s’autoréparer. Les être acheminé par un réseau de capillaires. Une autre possibilité est de
fibres de verre, de 15 micromètres de diamètre environ, sont plus fines développer des matériaux qui s’autocicatrisent grâce à leurs propriétés
qu’un cheveu humain. Les capsules sont remplies d’un agent cicatrisant chimiques intrinsèques.

ont été accomplies ces dix dernières années. est ensuite épuisé: le procédé ne peut ser- la mobilité et l’enchevêtrement des chaî-
Elles sont plus mûres pour les polymères vir qu’une seule fois en un site donné. nes du polymère. Chacun de ces méca-
et les matériaux composites renforcés Dans les matériaux vasculaires, nismes est réversible, ce qui autorise
par des fibres que pour d’autres types de l’agent cicatrisant est transporté par un des réparations multiples.
matériaux. Par ailleurs, on peut distinguer réseau de capillaires. Il peut s’agir de tubes Pour les matériaux à base de micro-
trois catégories de mécanismes d’autoci- isolés, de plans de tubes interconnectés capsules, on dispose d’un certain nom-
catrisation. Ces mécanismes peuvent ou de réseaux tridimensionnels de tubes. bre de techniques pour créer des parois de
être à base de microcapsules, de réseaux En cas de dégât, le réseau vasculaire se coquille en polymère qui vont protéger les
vasculaires ou de type intrinsèque. Les rompt à l’endroit en question et libère matériaux réactifs contenus à l’intérieur.
trois types de mécanismes se distinguent l’agent cicatrisant. Grâce à la connectivité Les méthodes les plus courantes font appel
par la méthode utilisée pour emmagasi- du réseau, plusieurs réparations sont pos- à la formation d’une coque à l’interface de
ner la fonctionnalité de cicatrisation du sibles en un même site. gouttes dans une émulsion d’huile dans
matériau jusqu’à ce qu’un dégât survienne l’eau. Dans ce cas, la coquille obtenue sera
et la déclenche. Ils diffèrent aussi par l’am-
pleur des dégâts pouvant être réparés,
Des matières réactives mince et fragile, comme celle d’un œuf,
et elle se cassera si elle subit une contrainte.
ainsi que par la possibilité de répéter la en réserve Une autre procédure consiste à émul-
réparation au même endroit et par la Quant aux matériaux à autocicatrisa- sionner un polymère fondu de manière à
vitesse de cicatrisation. tion intrinsèque, ils ont une capacité d’au- ce qu’il forme des gouttelettes, qui sont
Dans les matériaux à base de microcap- tocicatrisation généralement inscrite dans alors solidifiées par un changement de
sules, un agent cicatrisant est protégé au le réseau chimique du matériau polymère, température ou par l’extraction d’un sol-
sein de minuscules coquilles sphériques, et non pas dans un agent cicatrisant stocké vant, ce qui crée une épaisse sphère pro-
qui se rompent en cas de dégât. L’autoci- séparément. Les réparations s’effec- tectrice autour du noyau.
catrisation est activée par la libération de tuent grâce à des mécanismes moléculai- Une fois que l’agent cicatrisant est pro-
l’agent cicatrisant et sa réaction sur le site res, tels que la création de liaisons tégé à l’intérieur des capsules, l’étape sui-
des détériorations. Mais l’agent cicatrisant hydrogène, des interactions ioniques et vante consiste à incorporer ces dernières

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© American Scientist
a Système à base de microcapsules b Système vasculaire c Système intrinsèque
2. LES SYSTÈMES AUTOCICATRISANTS se divisent en trois grandes laires (b), deux réseaux de capillaires rechargeables acheminent l’agent
catégories. Les systèmes à base de microcapsules (a) stockent l’agent cicatrisant et le polymérisateur. Les systèmes intrinsèques (c) utilisent
cicatrisant (en bleu) et l’agent de polymérisation ou catalyseur (en rouge) la nature réversible de certaines liaisons moléculaires pour intégrer la
dans des billes réparties dans le matériau. Dans les systèmes vascu- faculté d’autocicatrisation directement au matériau.

dans un polymère. En pratique, il a été Il est également possible d’incorpo-


montré que les capsules peuvent survi- rer le catalyseur sous forme latente à la
vre aux forces de cisaillement, aux chan- matrice du matériau elle-même. Un exem-
gements de température et aux autres ple que nous avons étudié est l’ajout d’ami-
conditions régnant lors de l’élaboration du nes (des composés organiques) dans une
matériau. Le matériau composite ainsi matrice d’époxyde, qui déclenchent la
obtenu doit être caractérisé, car les micro- polymérisation lorsque l’agent cicatrisant
capsules modifient en général les pro- a b est libéré. Pour produire une réaction, d’au-
priétés mécaniques du matériau, telles que tres recherches font intervenir un stimu-
sa résistance à la fracture et son élasticité. lus environnemental, tel qu’une oxydation
Chaque événement de réparation ou une évaporation.
nécessite au moins deux réactifs : l’agent
cicatrisant et un agent polymérisant, ou
catalyseur, grâce auquel le premier se soli-
Un réseau de tubes
difie. Dans tous les cas, l’agent cicatrisant Les agents cicatrisants encapsulés ont un
est placé dans des capsules, mais il existe
c d grand potentiel, mais ils sont assortis d’une
différentes méthodes pour incorporer le limite implacable : ils ont un volume fini
catalyseur. Par exemple, il peut être tout et ne permettent qu’une seule opération
simplement répandu à l’état libre dans l’en- réparatrice en un endroit donné. Cette res-
semble du matériau principal. Plusieurs triction a conduit les chercheurs à déve-
types de matériaux, dont les époxydes et lopper des matériaux autocicatrisants
les composites renforcés par des fibres, ont vasculaires, inspirés des réseaux de vais-
été testés avec ce principe. Notre équipe a 3. LES MÉTHODES DE CICATRISATION à base seaux des organismes vivants.
trouvé que les matériaux résultants ont de capsules utilisent différents moyens pour Dans l’approche synthétique, un
de bonnes efficacités de cicatrisation et des stocker le catalyseur (en rouge), qui réagit avec réseau de capillaires contient l’agent
l’agent cicatrisant (en bleu) et solidifie ce der-
durées de vie prolongées quand ils sont cicatrisant, tandis qu’un second réseau,
nier. Dans certains systèmes, le catalyseur
soumis à des charges de fatigue. est librement dispersé dans le matériau (a). Les entrelacé mais non connecté au premier,
Une autre approche est de stocker systèmes multicapsules ont des types distincts contient le catalyseur. On retrouve dans
l’agent cicatrisant et l’agent polymérisant de capsules pour le catalyseur et pour l’agent une large mesure les mêmes difficultés de
dans des capsules séparées. Cette méthode cicatrisant (b). Il est également possible d’in- conception que dans les systèmes à base
est particulièrement efficace quand plus de tégrer intimement le catalyseur au matériau de capsules : les chercheurs doivent déter-
deux réactifs sont requis pour effectuer une principal lui-même (c). Enfin, le catalyseur peut miner l’effet des réseaux incorporés sur
être dispersé dans le matériau sous forme de
réparation. Certains de nos travaux sur cette les propriétés mécaniques du matériau,
gouttelettes insolubles (d).
méthode multicapsules visaient ainsi à sur l’efficacité du déclenchement de la cica-
empêcher la corrosion: un agent cicatrisant trisation et sur la qualité de celle-ci. Mais
(une résine) et un catalyseur à base d’étain, c’est au niveau des difficultés de fabrica-
encapsulés séparément, ont été incorporés tion et d’intégration dans le matériau prin-
dans un revêtement en époxyde. D’autres cipal que les deux systèmes divergent.
équipes ont développé des stratégies simi- Contrairement aux systèmes à base de
laires avec différents agents. capsules, les réseaux vasculaires reçoivent

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l’agent cicatrisant après la mise en place d’un accès à un plus grand réservoir LES AUTEURS
du réseau, et cela se fait en général par d’agents cicatrisants. Ainsi, non seulement Scott WHITE est professeur
l’application d’un vide. Par conséquent, le système est capable de réparer des zones de génie aérospatial
le choix des agents cicatrisants doit pren- endommagées plus importantes, mais il à l’Université de l’Illinois,
dre en compte des propriétés telles que peut aussi être rechargé plus facilement aux États-Unis. Jeffrey MOORE
y est professeur de chimie
la mouillabilité des surfaces, la viscosité pour une utilisation répétée. et Nancy SOTTOS professeur
des liquides et la réactivité chimique. Ainsi, de science des matériaux.
lorsqu’un agent est trop visqueux ou n’est
pas assez mouillant, le remplissage du
Un tissu de fibres que Benjamin BLAISZIK, Sharlotte
KRAMER et Solar OLUGEBEFOLA
réseau de capillaires, le transport de l’agent l’on fait disparaître y sont chercheurs
postdoctorants.
et sa libération au niveau des sites endom- Dans la technique de l’« écriture directe », Article publié avec
magés sont compromis. la plus répandue pour construire des l’aimable autorisation
La technique la plus simple pour réseaux vasculaires à deux ou trois dimen- de American Scientist.
assembler un réseau vasculaire est sans sions, on monte d’abord un échafau-
doute d’utiliser des fibres de verre creu- dage à l’intérieur d’un moule, qu’on
ses. Ces fibres sont aujourd’hui faciles à remplit ensuite avec un liquide précur-
fabriquer, elles sont compatibles avec les seur de polymère. Une fois le polymère
polymères usuels, et le verre ne réagit solidifié, l’échafaudage est dissous chi-
 BIBLIOGRAPHIE
pas avec de nombreux agents cicatri- miquement, ce qui laisse dans le poly-
sants appréciés, telles les résines époxy à mère un réseau de tubes creux. Cette B. J. Blaiszik et al., Autonomic
deux composants. De plus, on peut entre- approche offre un bon contrôle de la forme regeneration of electrical
conductivity, Advanced Materials,
lacer ces fibres creuses avec les renforts en du réseau ; mais le choix de matériaux vol. 24(3), pp. 398-401, 2012.
fibre de verre et de carbone utilisés dans pour la matrice est limité, car ils doivent
les composites, leur taille et forme étant être physiquement et chimiquement com- B. J. Blaiszik et al., Self-healing
polymers and composites, Annual
similaires. Les premiers systèmes expéri- patibles avec l’échafaudage. Review of Material Research,
mentaux mettaient en œuvre des fibres Notre équipe a développé une vol. 40, pp. 179-211, 2010.
d’environ un millimètre de diamètre, mais méthode plus souple, qui consiste à sacri-
des fibres de 15 micromètres de diamètre fier des fibres : on les entrelace dans un C. J. Hansen et al., Self-healing
materials with interpenetrating
sont maintenant disponibles. matériau composite, puis on les évapore microvascular networks,
Cependant, l’un des gros inconvé- à des températures de 200 à 240 °C. Ces Advanced Materials, vol. 21(41),
nients des fibres de verre creuses est qu’el- fibres gardent leur structure jusqu’à pp. 4143-4147, 2009.
les n’autorisent que des connexions 180 °C et peuvent donc être mélangées P. Cordier et al., Self-healing
unidimensionnelles. Une plus grande à des fibres classiques. Au préalable, par and thermoreversible rubber
connectivité, dans des réseaux de canaux un procédé de tissage, on crée une pré- from supramolecular assembly,
à deux ou trois dimensions, confère de forme tissée en trois dimensions, dans Nature, vol. 451,
pp. 977-980, 2008.
nombreux avantages. Dans un tel réseau, laquelle on fait pénétrer par infiltration
chaque point a des connexions multi- la matrice de polymère, et que l’on R. P. Wool, Self-healing materials :
ples, si bien que le système est plus fiable chauffe. Les croisements de fibres « sacri- A review, Soft Matter, vol. 4(3),
pp. 400-418, 2008.
en cas d’obstruction, et qu’il dispose ficielles » correspondent alors, dans le

a Unidimensionnel b Bidimensionnel c Tridimensionnel


© American Scientist

4. LES RÉSEAUX VASCULAIRES AUTOCICATRISANTS contiennent les tridimensionnels (c) peuvent être fabriqués en moulant le matériau d’un
agents cicatrisants (en bleu) et les catalyseurs (en rouge) dans des capil- échafaudage que l’on dissout ensuite chimiquement, ou en mêlant des
laires séparés. Les réseaux unidimensionnels (a) peuvent être consti- fibres dites sacrifiées à des fibres classiques pour matériaux composi-
tués de fibres de verre creuses. Les réseaux bidimensionnels (b) et tes, les fibres sacrifiées étant ensuite évaporées par chauffage.

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Science des matériaux [51


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UN C AOUTCHOUC AUTORÉPARANT
n parle de matériau autoré- temps, un tel matériau ressemble à lement le matériau que nous avons beaucoup plus de nouveaux liens que
O parant autonome lorsque la
réparation est déclenchée non par
un solide élastique, il présente des
surfaces collantes et,à terme,finit par
mis au point n’est pas collant, il pré-
sente en surface, en cas de dom-
la seule recombinaison de deux
stickers célibataires. Par ailleurs, les
une action extérieure (chaleur, s’écouler sous l’effet d’une contrainte. mage, un grand nombre de stickers stickers étant par nature très diffé-
lumière...), mais par le dommage lui- Réaliser un matériau polymère célibataires prêts à se réassocier. Cet rents des chaînes flexibles qui les por-
même. Les systèmes vasculaires et homogène capable de se compor- état hors d’équilibre, qui confère la tent, une ségrégation se produit au
les dispositifs à capsules ont bien ce ter comme un vrai solide élastique réparabilité, se maintient plusieurs sein du matériau, où stickers et
type de comportement, mais ils et de s’autoréparer sans action exté- jours. Et pourtant, l’objet se recolle chaînes flexibles tendent à se regrou-
requièrent une mise en œuvre com- rieure est donc un défi. En 2008, Phi- presque immédiatement dès que les per en couches alternées. Deux
plexe et présentent une fragilité lippe Cordier,Corinne Soulié-Ziakovic fragments sont remis en contact (voir stickers éloignés l’un de l’autre doi-
intrinsèque due à la présence d’in- et nous avons conçu des molécu- les photographies ci-contre). vent alors, pour se recombiner, fran-
clusions liquides. De plus, le nom- les arborescentes capables de s’ac- Pour comprendre ce paradoxe, chir une barrière. C'est grâce à cette
bre de réparations est limité par crocher les unes aux autres par il faut remarquer que les stickers céli- structuration, induite par le design
l’épuisement des réactifs. une multitude de points d’ancrage, bataires,certes plus nombreux après moléculaire, que la réparation est
À l’inverse, un polymère à l’état nommés « stickers », où plusieurs endommagement, sont malgré tout encore possible sur une échelle de
fondu est par essence et sans limite liaisons hydrogène parallèles sont minoritaires. C’est donc le plus sou- temps aussi longue.
autoréparant, par simple réenche- impliquées. Contrairement aux liai- vent en dissociant un autre couple François Tournilhac
vêtrement des chaînes polymères (voir sons chimiques, les liaisons hydro- moléculaire qu’ils trouvent un nou- et Ludwik Leibler,
la figure 6). Le problème, c’est que gène se rompent et se réassocient veau partenaire. Par réactions en Laboratoire Matière molle
même si, aux courtes échelles de de façon réversible. Alors qu’initia- chaîne, cela engendre rapidement et chimie, ESPCI-CNRS, Paris

matériau fini, à des connexions entre pour créer des réseaux complexes isolés du matériau à se transformer de monomè-
les canaux. mais entrelacés, nous avons obtenu plus de res en polymères réticulés, par l’apport
Contrairement à l’écriture directe, dif- 30 cycles de cicatrisation successifs dans un d’énergie extérieure, est l’une des façons
ficile à transposer à une échelle de pro- revêtement. Des progrès plus récents per- d’obtenir de l’autocicatrisation intrinsèque.
duction commerciale, la méthode des fibres mettent aussi une cicatrisation répétée dans Par exemple, si une zone abîmée du poly-
sacrificielles utilise des techniques de fabri- la masse du matériau composite. mère est chauffée ou intensément illumi-
cation classiques. Nous avons ainsi créé des née, la mobilité des molécules peut
tubes allant jusqu’à un mètre de long, et
avons pu obtenir une bonne complexité
Cicatriser sans apport augmenter dans la région endommagée, ce
qui facilite la reconstruction des liaisons et
vasculaire. Afin de concevoir efficace- d’agents extérieurs la cicatrisation du matériau.
ment des réseaux tridimensionnels, notre L’un des principaux inconvénients des sys- Une autre approche consiste à incor-
équipe a utilisé une stratégie de modélisa- tèmes vasculaires ou à base de capsules porer un additif thermoplastique fusible.
tion fondée sur des algorithmes génétiques est la nécessité d’intégrer des éléments sup- Quand ce réactif se liquéfie sous l’effet
pour optimiser des propriétés telles que plémentaires dans le matériau de base. Une de la chaleur, il se répand dans les fissu-
la fiabilité, le volume du réseau et le dia- approche plus élégante consiste à doter res et s’enchevêtre avec la matrice du maté-
mètre des canaux. directement le matériau lui-même d’une riau environnant. Certains additifs se
D’autres travaux ont fait appel à l’écri- capacité de cicatrisation et à obtenir ainsi, dilatent également lorsqu’ils sont chauf-
ture directe pour imiter la structure et les grâce à la réversibilité des liaisons chi- fés, ce qui aide à combler les zones abî-
fonctionnalités de l’épiderme : un revête- miques du polymère, une cicatrisation mées. De telles réactions peuvent se
ment époxy cassant contenant un cataly- intrinsèque. produire de façon répétée.
seur a été déposé sur un substrat époxy Ce type de matériaux ne nécessite Dans certains cas, on peut doter cer-
souple avec un réseau tridimensionnel de pas l’intégration d’un agent cicatrisant et tains segments de polymère d’une charge
tubes d’environ 0,2 millimètre de diamè- évite ainsi les problèmes de compatibi- électrique ; ces morceaux sont nommés
tre. Les fissures du revêtement, en surface, lité entre différentes substances. En revan- ionomères. Des amas de tels ionomères,
libéraient un agent cicatrisant issu du che, le principal défi est d’obtenir les activés par exemple par de la chaleur ou
réseau vasculaire sous-jacent. Le réseau propriétés mécaniques, chimiques et opti- du rayonnement ultraviolet, peuvent jouer
pouvait être rechargé et nous avons ques désirées. De plus, l’autocicatrisa- le rôle de réseaux de liaisons réversibles,
constaté que les échantillons pouvaient se tion intrinsèque tend à être moins efficace joignant les deux bords d’une fissure. Plu-
cicatriser jusqu’à sept fois. quand la zone abîmée est étendue, la res- sieurs équipes ont étudié le comportement
Pour augmenter le nombre de cycles tauration des liaisons chimiques nécessi- de ces matériaux ionomériques lorsqu’ils
de cicatrisation, mes collègues ont ensuite tant une grande proximité entre les sont transpercés par des projectiles, et
placé l’agent cicatrisant et le catalyseur dans surfaces fissurées. ont montré que la chaleur engendrée par
deux réseaux distincts, ce qui a permis de Un polymère est formé d’un grand nom- la pénétration du projectile dans le maté-
faire passer le nombre de cicatrisations à 16. bre de composants simples, les monomè- riau suffit pour déclencher la cicatrisation.
En affinant les méthodes d’écriture directe res, liés chimiquement. La capacité inhérente La vitesse à laquelle le trou se referme est

52] Science des matériaux © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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grimpait à 80 pour cent quand les échan-


tillons étaient traités à 80 °C. La récupéra-
tion complète de la solidité de ces matériaux
semble limitée dans les cas où peu de fibres
traversent la zone endommagée et où les
agents cicatrisants sont inégalement répar-
tis dans le plan de la fracture.
Un autre test sur les fractures qui s’au-
toréparent consiste à couper physique-
ment la surface d’un échantillon du
matériau, puis à évaluer optiquement à
la fois les dégâts d’abrasion et la ferme-
ture de la fissure. Dans plusieurs études,
les chercheurs ont coupé des polymères
à autocicatrisation intrinsèque avec une
lame de rasoir et les ont réparés en acco-
lant les deux morceaux durant une dizaine
de minutes à température ambiante. Les
échantillons réparés étaient tordus ou
déformés pour s’assurer de la non-réou-

ARKEMA
verture des fissures. Les échantillons
étaient parfois déchirés plutôt que coupés,
avec des résultats similaires.
La fatigue des matériaux, mode d’en-
pratiquement équivalente à celle de l’en- l’énergie des fissures en formation, ce qui dommagement courant, a été peu étu-
dommagement par le projectile. limite leur développement. diée sur les systèmes autocicatrisants. Notre
Idéalement, un matériau autocicatri- Avec des composites renforcés par équipe et d’autres ont examiné la relation
sant devrait se réparer aussi vite que se des fibres, nous avons constaté qu’en incor- entre la vitesse d’endommagement, la
produisent les dégâts. La plupart des maté- porant des microcapsules plus grosses que vitesse de cicatrisation et l’allongement de
riaux autocicatrisants n’en sont pas encore les fibres de renfort, on épaissit les régions la durée de vie de ces systèmes. Quand la
là. L’efficacité de la réparation peut être où les couches du matériau sont laminées vitesse d’endommagement est supérieure
calculée en termes de rapport des proprié- ensemble, ce qui diminue dans un premier à la vitesse de cicatrisation, les détériora-
tés du matériau cicatrisé sur les proprié- temps la résistance à la fracture. Mais après tions s’accumulent et le matériau finit par
tés du matériau initial. On cherche à obtenir 48 heures de cicatrisation à température se rompre. Pour éviter cela, des réactions
une efficacité de cicatrisation de 100 pour ambiante, des échantillons préalablement chimiques plus rapides ou des périodes de
cent, et chaque approche peut se préva- fracturés présentaient une efficacité de répa- repos plus longues peuvent être nécessai-
loir d’au moins un exemple où cet objec- ration d’environ 40 pour cent, et cette valeur res pour le matériau. Toutefois, quand la
tif est atteint. Les efficacités rapportées
pour différents matériaux vont de 21 pour
cent à plus de 100 pour cent (cas où les Impact/entaille Coupure profonde
zones réparées sont plus solides que le et fissuration de la surface Perforation du revêtement Ablation Microfissures
matériau initial).
Délamination

Retrouver la qualité
initiale du matériau Fissures
Pour tester la récupération des fractures transversales Corrosion Éraflure
dans des conditions contrôlées, des échan- et de cisaillement du métal
tillons de matériaux sont soumis à toutes protégé
sortes d’impacts, de torsions, de tractions
et de déchirures. En 2001, notre équipe a Craquèlement
fait la démonstration de la première auto- Désolidarisation
© American Scientist

cicatrisation réussie dans un époxyde avec Rupture des fibres


un système à base de capsules, qui avait et arrachage Ouverture
des fibres d’une fissure
recouvré à 75 pour cent les propriétés d’ori-
gine du matériau. Nous avons également 5. DIFFÉRENTS TYPES DE DOMMAGES peuvent nécessiter des systèmes dictincts, ou même
trouvé que des microcapsules pouvaient une combinaison de systèmes, pour obtenir une cicatrisation optimale. Les entailles, les impacts,
augmenter la résistance d’un époxyde non l’exposition à des environnements corrosifs, les perforations balistiques, les rayures et la fatigue
endommagé, parce que les billes absorbent mécanique peuvent conduire à ces divers modes d’endommagement.

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Science des matériaux [53


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Vue de dessus
10
minutes

Images tirées de M. Yamaguchi et al., Materials Letters 61 :1396,


3 millimètres 3 millimètres

Vue de profil
10

avec la permission d’Elsevier.


minutes

5 millimètres 5 millimètres
6. ON TESTE UN POLYMÈRE À AUTOCICATRISATION INTRINSÈQUE constate que grâce à la diffusion moléculaire et au réenchevêtrement des
en coupant sa surface et en l’étirant au-dessus d’un cylindre (à gauche) chaînes polymériques restées ballantes au niveau de la coupure, la sur-
afin de visualiser les dommages (au milieu). Dix minutes plus tard, on face s’est autoréparée (à droite).

vitesse d’endommagement et la vitesse de efficacités de cicatrisation avoisinaient les dynamiques de l’autocicatrisation dans
cicatrisation sont équilibrées, la durée de 100 pour cent pour les impacts allant jusqu’à des conditions de fatigue.
vie du matériau s’allonge notablement. 20 joules; au-delà, elles diminuaient. Par ailleurs, pour que le concept d’au-
Les impacts d’objets ou de fragments Notre équipe a également testé la capa- tocicatrisation s’impose, il faudra aboutir
matériels constituent une autre forme d’en- cité d’autocicatrisation de membranes à des applications commerciales. Cela com-
dommagement. Jusqu’à présent, les essais jouant le rôle de barrière vis-à-vis d’un mencera probablement par les revêtements,
ont mis l’accent sur la mesure de la restau- fluide. Nous avons par exemple examiné qui ne nécessitent que des performances
ration de la résistance à la compression des membranes dans lesquelles un système mécaniques modestes, comparées à cel-
après un impact à faible vitesse. Nos col- de cicatrisation à microcapsules était pris les des éléments plus massifs.
lègues de l’Université de Bristol ont ainsi en sandwich entre deux couches de nylon L’autocicatrisation pourrait aussi
testé de l’époxyde renforcé par des fibres recouvertes d’époxyde. Nous perforions concerner des propriétés autres que méca-
de carbone avec un réseau de fibres de les membranes avec des seringues et obser- niques. Par exemple, une restauration
verre creuses remplies d’un agent cicatri- vions le résultat 24 heures après. L’effica- spontanée de la conductivité électrique
sant. Ce matériau a été soumis à des cité avec laquelle les trous se refermaient serait intéressante dans les domaines de
impacts de différentes énergies, allant allait de 40 à 100 pour cent, selon la taille la microélectronique et du stockage de
jusqu’à trois joules. Les chercheurs ont et la concentration des microcapsules. l’énergie. Plusieurs équipes, dont la nôtre,
montré que le système à fibres creuses ont obtenu des résultats encourageants
absorbe une partie notable de l’énergie en
se fracturant lors de l’impact, ce qui aug-
Longévité et sûreté dans cette direction.
La restauration de propriétés opti-
mente de 13 pour cent la résistance à la accrues, coûts réduits ques est une autre voie de recherche pro-
compression. L’application de températu- Les revêtements anticorrosion, destinés metteuse. Dans un matériau transparent,
res élevées permettait une réparation signi- à protéger des pièces métalliques devant les fissures diffusent la lumière et pertur-
ficative des dégâts, mais l’étude a aussi fonctionner dans des environnements bent la transparence. Un système autocica-
montré que cela dépend beaucoup de l’uni- humides ou salés, sont une autre appli- trisant qui réparerait la fissure en la
formité du réseau vasculaire. cation potentielle des systèmes autocica- comblant avec un polymère de même indice
Les études d’endommagement par trisants. Plusieurs équipes ont testé avec optique que le matériau permettrait d’at-
impact sur la cicatrisation à base de cap- succès des revêtements à base de capsu- ténuer cet effet indésirable.
sules ont donné des résultats mitigés. Une les contenant de l’huile. Les systèmes à Quels que soient les matériaux utili-
équipe de l’Université de Zhongshan, en cicatrisation intrinsèque sont particuliè- sés, la mise en œuvre du concept d’autoci-
Chine, a testé des matériaux composites rement adaptés, car ils privilégient la répa- catrisation devrait améliorer la sécurité des
renforcés par des fibres de verre tissées avec ration des petits défauts. dispositifs technologiques, prolonger leur
des énergies d’impact allant de 1,5 à 3,5 jou- Malgré les grands progrès réalisés sur durée d’utilisation, diminuer les coûts d’en-
les; ils ont trouvé des efficacités de cicatri- les matériaux autocicatrisants, plusieurs tretien. Des piles et des circuits électroni-
sation proches de 100 pour cent pour les défis restent à relever. En particulier, com- ques autoréparants et donc plus sûrs, des
impacts à 1,5 joule, mais de 20 pour cent ment ces matériaux se comporteront-ils revêtements pour automobiles ne craignant
seulement pour les impacts à 3,5 joules. en cas d’exposition durable à des environ- pas les rayures, des pneus qui se refer-
Cependant, quand notre équipe a testé un nements agressifs? La plupart des travaux ment en cas de fissuration ou de crevai-
matériau similaire à des énergies d’im- se sont jusqu’ici bornés à étudier la réac- son, des tissus résistant à la décoloration,
pact de 13 à 45 joules, et malgré une fissu- tion de ces matériaux à des fractures sta- etc.: les perspectives qu’ouvre l’autocicatri-
ration importante de l’échantillon, les tiques, et n’ont pas étudié les aspects sation sont innombrables. I

54] Science des matériaux © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


La logique,
un aiguillon pour la pensée
Jean-Paul Delahaye

La logiquee
– prise au sens large –
a connu d’incroyabless
progrès depuis deuxx
siècles : l’infinie variétéé
des infinis, les étrangess
hyperensembles,,
l’indécidabilité de Turing,,
les déconcertantss
paradoxes probabilistes....
Cet ouvrage surr
la logique modernee
des sciences intéresseraa
autant mathématicienss
que philosophes et curieux,,
intrigués par le mondee
abstrait des raisonnements !
Éditions Belin/Pour la Science 20122
200 pages – 27 euros – ISBN 978-2-8424-5115-88

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Physiologie

Michael Parkes

On ne peut retenir longtemps


sa respiration. Un mécanisme
physiologique oblige à respirer
à nouveau, bien avant que
le manque d’oxygène ne menace
le fonctionnement du cerveau.
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I nspirez profondément et retenez votre


respiration. Combien de temps allez-
vous tenir ainsi ? En moyenne, nous
respirons environ 12 fois par minute. La
respiration et les battements du cœur
dement ou encore remplir ses poumons
d’oxygène pur. De même, Edward Schnei-
der, un pionnier de la recherche sur le
blocage de la respiration, à l’École militaire
de médecine aéronautique, à Mitchel Field,
sont deux rythmes biologiques à la fois dans le New Jersey, a décrit un sujet ayant
vitaux et automatiques. Le cerveau ajuste retenu sa respiration pendant 15 minutes
le rythme respiratoire aux besoins de et 13 secondes dans des conditions com-
l’organisme, sans que nous en ayons parables, dans les années 1930.
conscience. En revanche, s’il est difficile Des études et l’expérience quotidienne
d’influer volontairement sur le rythme car- suggèrent qu’après avoir gonflé les pou-
diaque, nous pouvons retenir notre respi- mons au maximum, nous ne pouvons
ration délibérément pendant de courtes généralement pas retenir notre respiration
périodes. Cette aptitude présente un avan- plus d’une minute environ. Pourtant, les
tage pour éviter que de l’eau ou des pous- poumons à eux seuls contiennent en théo-
sières ne pénètrent dans les poumons, pour rie suffisamment d’oxygène pour assu-
se préparer avant un effort musculaire et rer le métabolisme pendant près de quatre
pour prolonger le temps pendant lequel minutes. De même, le dioxyde de carbone
nous pouvons parler sans interruption. (le produit de dégradation fabriqué par le
Ainsi, retenir sa respiration est facile, com- métabolisme cellulaire, et évacué par l’air
prendre pourquoi est bien plus difficile. Au expiré) ne s’accumule pas assez vite dans
fait, n’hésitez pas à recommencer à respi- le sang pour y atteindre des concentra-
rer normalement, si vous ne l’avez déjà fait! tions toxiques au bout d’une minute.
Ajoutons un autre élément surprenant :
Retenir sa respiration : les plongeurs peuvent rester en apnée plus
longtemps, en partie parce qu’il existe une
combien de temps ? motivation accrue (un réflexe de survie)
Qu’est-ce qui détermine la durée pendant qui permet d’éviter que l’eau n’envahisse
laquelle nous pouvons arrêter de respirer? les poumons. Les mammifères et les
Bien que tous les mammifères en soient oiseaux aquatiques présentent un réflexe
capables, personne n’a encore trouvé com- de plongée qui ralentit la vitesse du méta-
ment persuader des animaux de labora- bolisme pendant que la respiration est blo-
toire de retenir leur respiration à la quée sous l’eau, mais on ignore si c’est aussi
L’ E S S E N T I E L demande pendant plusieurs secondes. Par le cas chez l’homme. Toutefois, comme
 Les conséquences conséquent, on ne peut étudier que chez dans le cas précédent, les plongeurs qui
d’un arrêt prolongé l’homme ce qui se passe quand on arrête retiennent leur respiration sont obligés
de la respiration sont de respirer. Si le cerveau manque d’oxy- de reprendre leur respiration bien avant
difficiles à étudier, gène pendant longtemps, le sujet perd d’avoir épuisé leurs réserves d’oxygène.
tant chez l’homme pour connaissance et des lésions cérébrales, voire
la mort, peuvent survenir. Ces risques sont
des raisons éthiques
incompatibles avec les expériences que
Un signal impérieux
évidentes que chez
l’animal qui ne bloque pas l’on pourrait envisager. De fait, certaines Comme l’avait observé Schneider: «Il est
sa respiration à la demande. études réalisées il y a plusieurs dizaines pratiquement impossible pour un homme
d’années ne peuvent être répétées, car elles de retenir volontairement sa respiration
 Diverses expériences violeraient les normes de sécurité et d’éthi- jusqu’à perdre connaissance. » Un évanouis-
anciennes ont montré que que en vigueur aujourd’hui. Cependant, sement peut survenir dans des circons-
l’on ne peut s’empêcher les biologistes ont trouvé comment répon- tances exceptionnelles, lors de compétitions
d’inspirer après un arrêt dre en partie aux questions que pose l’ar- de plongées extrêmes, voire chez certains
volontaire de la respiration, rêt de la respiration. Non seulement on enfants, qui semblent pouvoir retenir leur
bien avant que le cerveau comprend mieux certains aspects de la respiration assez longtemps pour s’éva-
ne manque d’oxygène. physiologie humaine, mais ces découver- nouir. Diverses études en laboratoire ont
tes pourraient aussi aider à sauver des vies. confirmé que cela ne peut arriver chez
 Le signal impérieux En 1959, le physiologiste Hermann des adultes. Bien avant qu’un manque
qui oblige à reprendre Rahn, de la Faculté de médecine de l’Uni- d’oxygène ou un excès de dioxyde de car-
sa respiration traduirait versité de Buffalo, aux États-Unis, a utilisé bone ne puisse endommager le cerveau,
une fatigue excessive une combinaison de méthodes inhabituel- un signal nous oblige à inspirer à nouveau.
du muscle qui contrôle les pour retenir sa respiration pendant pres- Comment expliquer ce signal ? Des
Matthew Lane

l’apnée : le diaphragme. que 14 minutes : ralentir son métabolisme, capteurs spécialisés enregistreraient les
hyperventiler, c’est-à-dire respirer très rapi- changements physiologiques associés

Physiologie [57
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au blocage de la respiration et déclen- Harty et John Eisele, travaillant à l’Hôpi- Les recherches semblent également
cheraient l’inspiration avant que le cer- tal Charing Cross de Londres, et par Patrick exclure l’intervention des capteurs chimi-
veau ne souffre. Il pourrait s’agir des Flume, à l’Université de Caroline du Nord ques (chimiorécepteurs) de l’oxygène et
capteurs qui surveillent le volume des pou- à Chapel Hill. Leurs expériences ont mon- du dioxyde de carbone. Chez l’homme,
mons et de la poitrine ou détectent les tré que ni les patients ayant subi une trans- les seuls chimiorécepteurs connus détec-
concentrations trop basses d’oxygène ou plantation de poumons, et dont les tant les faibles concentrations d’oxygène
trop élevées de dioxyde de carbone dans connexions nerveuses entre les poumons dans le sang sont situés juste sous la
le sang et dans le cerveau. Pourtant, cela et le cerveau avaient été sectionnées, ni les mâchoire dans les artères carotides, qui
ne semble pas être le cas. L’implication des patients sous rachianesthésie totale, dont alimentent le cerveau en oxygène. Les chi-
capteurs contrôlant le volume des pou- les récepteurs sensoriels des muscles de miorécepteurs détectant une augmenta-
mons a été exclue par différentes expérien- la poitrine étaient bloqués, ne pouvaient tion des concentrations de dioxyde de
ces conduites entre 1960 et 1990 par Helen retenir longtemps leur respiration. carbone dans le sang sont localisés dans
les artères carotides et dans le tronc céré-
bral, lequel contrôle la respiration régu-
R E T E NIR S A R E S PIR ATION : J US QU ’ O Ù ? lière et les autres fonctions autonomes
(non volontaires).
Quand on retient sa respiration, il existe un moment où l’on ne peut s’empêcher Si les chimiorécepteurs imposaient la
de respirer à nouveau. On peut s’entraîner à bloquer sa respiration de plus en reprise de la respiration après un arrêt
plus longtemps, tout comme on s’entraîne à la méditation. La concentration en volontaire, alors en leur absence, on devrait
oxygène dans le sang diminue et celle de dioxyde de carbone augmente. On
ignore encore ce qui nous oblige à reprendre notre respiration après l’avoir pouvoir retenir sa respiration jusqu’à per-
suspendue volontairement quelques instants. Du moins certaines possibilités dre connaissance. Toutefois, des expérien-
ont-elles été exclues, comme il est expliqué ci-dessous. ces réalisées par l’équipe de Karlman
Wasserman à l’Université de Californie,
Le rôle des chimiorécepteurs sensibles au dioxyde de carbone et à l’oxygène à Los Angeles, ont montré que ce n’est pas
ne serait pas déterminant. possible même quand les connexions ner-
Il existe des structures sensorielles sensibles aux concentrations d’oxygène dans veuses entre les chimiorécepteurs locali-
le sang, localisées dans les artères carotides. Des capteurs sensibles au dioxyde
de carbone existent aussi dans les carotides et dans le tronc cérébral. sés dans les artères carotides et le cerveau
Les échanges de ces gaz étant contrôlés par la respiration, on a étudié sont interrompues.
si ces capteurs commandaient la reprise de la respiration après un arrêt, En outre, si des concentrations anor-
mais il n’en est rien. Si c’était le cas, des concentrations males d’oxygène (trop basses) ou de
anormales de ces gaz dans le sang déclencheraient dioxyde de carbone (trop élevées) déclen-
systématiquement la reprise de la respiration, chaient la reprise de la respiration, il serait
ce que les expériences ne confirment pas. impossible de retenir sa respiration au-
delà de ces seuils. Or de nombreuses étu-
Les capteurs du volume pulmonaire des ont montré que ce n’est pas le cas. De
ne semblent pas jouer un rôle clé. surcroît, après la reprise de la respira-
Des capteurs qui contrôlent le volume Tronc cérébral tion, il serait impossible de s’arrêter à nou-
de la poitrine ou des poumons pourraient veau de respirer tant que les concentrations
déclencher la reprise de la respiration. d’oxygène et de dioxyde de carbone ne
Mais des expériences où les nerfs Carotide
seraient pas revenues normales. Cela ne
correspondants ont été sectionnés
ou paralysés n’ont montré aucun effet. semble pas non plus être le cas.
Ces diverses expériences suggèrent
que le besoin de respirer serait lié à l’ac-
tivité musculaire liée à la respiration et
Le rôle du diaphragme non pas directement à l’échange des
serait déterminant. Nerf phrénique gaz. Lorsque la poitrine est gonflée, elle
Des signaux nerveux transmis tend naturellement à se dégonfler, à moins
par le diaphragme au cerveau que les muscles assurant l’inspiration ne
semblent être l’hypothèse la maintiennent dans l’état gonflé. On a
la plus plausible. On suppose donc commencé à chercher des répon-
que le diaphragme, qui se contracte ses dans les contrôles neurobiologiques
pour remplir les poumons,
envoie des signaux de détresse et mécaniques que l’organisme exerce sur
au cerveau, lui indiquant que ces muscles inspirateurs. Dans le cadre
la respiration est bloquée. de ces travaux, il s’agissait aussi de tes-
Le cerveau analyse toutes Diaphragme ter si le blocage de la respiration fait inter-
les informations qui lui (état relâché) venir un arrêt volontaire de la respiration
parviennent et déciderait Diaphragme autonome, ou s’il agit directement sur les
Anatomy Blue

à quel moment la respiration (état contracté,


poumons pleins d’air) muscles de la respiration en les empê-
doit impérativement reprendre.
chant d’imposer le rythme automatique.

58] Physiologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


pls_417_p000000_respiration.qxd 4/06/12 16:51 Page 59

Le rythme de la respiration se met en l’Hôpital Hammersmith à Londres à la


place dès que le tronc cérébral envoie des fin des années 1960. Deux volontaires sains
impulsions via les deux nerfs phréniques et conscients ont accepté que tous leurs
vers le diaphragme, un muscle en forme muscles squelettiques soient paralysés tem-
de coupole situé sous les poumons, lui com- porairement par une injection intravei-
mandant de se contracter ou de se déten- neuse de curare, à l’exception de ceux d’un
dre. Quand il ne reçoit plus d’impulsions, avant-bras, ce qui leur permettait de com-
le diaphragme se relâche et les poumons muniquer. Pendant l’expérience, les sujets
se dégonflent. En d’autres termes, un ont été placés sous respiration artificielle ;
schéma cyclique d’activité nerveuse (un le blocage de la respiration a été simulé par
rythme respiratoire central) reflète le l’arrêt de la ventilation et les sujets ont
rythme respiratoire. Chez l’homme, il est signalé avec leur main non anesthésiée le
impossible de mesurer ce rythme central moment où ils voulaient que la ventilation
L’ A U T E U R
directement à partir des nerfs phréniques soit rétablie.
ou du tronc cérébral (le sujet n’y survivrait Michael PARKES, professeur
de physiologie à l’École
pas !). Dès lors, les chercheurs ont conçu
des moyens d’enregistrer le rythme res-
La paralysie des sciences du sport, travaille
au Centre de recherches
piratoire central de façon indirecte: ils sur- du diaphragme cliniques Wellcome Trust
à la Faculté de médecine
veillent l’activité électrique du diaphragme,
la pression dans les voies respiratoires ou
prolonge l’apnée de Birmingham,
en Grande-Bretagne.
diverses modifications dans le système ner- Les résultats furent étonnants. Les deux
veux autonome, par exemple les change- volontaires laissèrent la ventilation
ments du rythme cardiaque (nommés débranchée pendant environ quatre minu-
arythmie sinusale respiratoire). tes, durée au bout de laquelle l’anesthé-
siste est intervenu pour dissiper les effets  BIBLIOGRAPHIE
L’activité rythmique du curare, parce que la concentration de
dioxyde de carbone avait dangereusement C. Gestreau et al.,
du diaphragme augmenté. Après dissipation des effets du
Task2 potassium channels
set central respiratory
En travaillant sur ces mesures indirectes, curare, les deux sujets ont indiqué qu’ils CO2 and O2 sensitivity,
Emilio Agostoni, de l’Université de Milan, ne ressentaient pas de symptômes péni- Proc. Natl. Acad. Sci. USA,
vol. 107(5), pp. 2325-2330, 2010.
a montré en 1963 qu’il pouvait détecter un bles de suffocation ou de malaise.
rythme respiratoire central chez des per- Pour des raisons évidentes, une expé- A. Bianchi et C. Gestreau,The
sonnes retenant leur respiration. Dans des rience aussi audacieuse n’a pas été répé- brainstem respiratory network :
expériences similaires menées à l’Uni- tée souvent. Quelques autres chercheurs An overview of a half century of
research, Respir. Physiol.
versité de Birmingham en Angleterre, ont essayé, mais n’ont pas réussi à repro- Neurobiol., vol.168(1-2),
en 2003 et 2004, Hannah Cooper, l’anes- duire les résultats de Campbell. Les volon- pp. 4-12, 2009.
thésiste Thomas Clutton-Brock et moi- taires ont demandé à respirer à nouveau
M. Parkes, Breath-holding
même avons utilisé l’arythmie sinusale après une durée si courte que leurs concen- and its breakpoint,
respiratoire pour montrer que le rythme trations de dioxyde de carbone étaient à Experimental Physiology,
respiratoire central ne s’arrête jamais : il peine supérieures à la normale. Les sujets vol. 91, n° 1, pp. 1-15, 2006.
persiste pendant toute la durée de l’arrêt ont peut-être décidé de terminer l’expé-
H. Cooper et al., Contribution
de la respiration. On en déduit que l’ap- rience en raison de la gêne causée par l’in- of the respiratory rhythm to sinus
née doit inhiber l’activité rythmique du tubation, une mesure de sécurité qui n’avait arrhythmia in normal
diaphragme, sans doute par une contrac- pas été mise en œuvre dans l’expérience de unanesthetized subjects during
positive-pressure mechanical
tion volontaire continue de ce muscle. Dif- Campbell, et parce qu’ils avaient davan- hyperventilation, American
férentes expériences semblent avoir exclu tage conscience du risque encouru. Journal of Physiology-Heart and
l’intervention d’autres muscles participant Néanmoins, quelques expériences tout Circulatory Physiology, vol. 286,
à la respiration normale. Ainsi, la reprise aussi remarquables réalisées par Mark n° 1, pp. H402-H411, 2004.
de la respiration dépendrait d’une rétro- Noble, à l’Hôpital Charling Cross dans les H. Cooper et al., CO2-dependent
action sensorielle du diaphragme vers le années 1970, semblent confirmer que la components of sinus arrhythmia
cerveau, indiquant à quel moment la « fati- paralysie du diaphragme prolonge la from the start of breath holding
in humans, American Journal
gue » du muscle n’est plus supportable. durée de l’apnée. Au lieu d’une paraly- of Physiology-Heart
Si tel est le cas, paralyser le diaphragme sie totale des muscles squelettiques, and Circulatory Physiology,
et, par conséquent, supprimer la rétroac- M. Noble et ses collègues ont paralysé uni- vol. 285, n° 2, pp.H841-H848, 2003.
tion sensorielle vers le cerveau, devrait per- quement le diaphragme, en anesthésiant
S. Shea, Behavioural
mettre aux sujets de prolonger notablement les deux nerfs phréniques, ce qui était beau- and arousal-related influences
la durée pendant laquelle ils peuvent ces- coup moins dangereux pour les sujets. on breathing in humans,
ser de respirer. C’est ce qu’ont voulu véri- Cette anesthésie spécifique a doublé la Experimental Physiology,
vol. 81, n° 1, pp. 1-26, 1996.
fier Edward Campbell et ses collègues à durée moyenne de l’apnée et réduit les

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Physiologie [59


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sensations habituelles de malaise accom- d’une contraction anormalement longue, toute interruption du blocage de la respi-
pagnant une absence de respiration. le cerveau perçoit les signaux inhabituels ration par relâchement du diaphragme
Les différents résultats semblent émis par le diaphragme. Initialement un peut être suivie d’un autre blocage) et avec
confirmer l’hypothèse qu’une contraction peu douloureux, ils finissent par deve- les effets du gonflement des poumons sur
volontaire du diaphragme permet de blo- nir insupportables, déclenchant la reprise la durée de l’apnée. Le relâchement du
quer la respiration en maintenant la poi- de la respiration. Le rythme automati- diaphragme, même bref, et une légère expi-
trine gonflée. Le moment où le sujet que reprend ensuite le contrôle. ration retarderaient la reprise de la respi-
reprend sa respiration dépend des stimu- Cette hypothèse n’est pas totalement ration en atténuant les signaux des
lus émis par le diaphragme contracté et validée, mais elle concorde bien avec les capteurs de distension dans le diaphragme.
qui parviennent au cerveau. Au cours observations de Fowler (selon lesquelles
Le signal de reprise :
LES SECRETS DES CHAMPIONS une fatigue excessive
Les personnes qui parviennent à retenir longtemps leur respiration mettent du diaphragme
généralement en œuvre quatre principes clés détaillés ci-dessous. Mais rete-
nir sa respiration pendant longtemps présente des risques : perte de connais- L’augmentation de la concentration d’oxy-
sance, lésions cérébrales, voire décès. Ces expériences doivent toujours être gène et la diminution de celle du dioxyde
pratiquées en présence d’une assistance médicale. de carbone dans le sang accroîtraient
également la durée de l’apnée, en rédui-
REMPLIR LES POUMONS AU MAXIMUM : certains athlètes gonflent leurs poumons sant les indicateurs biochimiques de fati-
au-delà du volume maximal normal grâce à une technique nommée pompage buccal, gue du diaphragme. Tout ce qui empêche
consistant à inspirer un maximum d’air en pratiquant des mouvements répétés le cerveau de surveiller ces informations,
de la mâchoire inférieure et de la gorge. Une pression trop élevée dans les poumons
risque d’entraîner une embolie gazeuse, c’est-à-dire la formation de bulles d’air par exemple le blocage des nerfs reliant
dans le sang, pouvant endommager certains vaisseaux sanguins, voire le cerveau. le diaphragme au cerveau, augmente la
durée. La tolérance du cerveau à ces
RALENTIR SON MÉTABOLISME : au repos, le métabolisme humain consomme environ signaux désagréables dépend également
0,36 litre d’oxygène par minute. En jeûnant pendant 12 heures et en restant allongé,
mais éveillé, on peut abaisser la consommation d’oxygène à 0,27 litre par minute, de l’humeur, de la motivation et de la capa-
ce qui permet de tenir plus longtemps sans inspirer (33 pour cent de plus). cité à penser à autre chose, par exemple à
se concentrer sur des opérations de cal-
INHALER DE L’OXYGÈNE PUR : l’air inspiré ne contient qu’environ 21 pour cent d’oxygène. cul mental pendant l’apnée.
Des études montrent que l’inhalation d’oxygène pur permet de doubler la durée
passée sans respirer. Toutefois, certaines régions des poumons risquent de s’effondrer Cette hypothèse est l’explication la
sur elles-mêmes quand tout l’oxygène qu’elles contenaient a été consommé. plus simple s’appliquant aux diverses
observations expérimentales. Certaines de
L’HYPERVENTILATION : avant de retenir sa respiration, on peut respirer en accélérant
ces expériences comprenaient un nom-
volontairement le rythme respiratoire. Cela permet de réduire notablement
la concentration de dioxyde de carbone dans le sang. Dans certaines études, bre trop faible de sujets pour être généra-
cela a permis de doubler le temps durant lequel un sujet peut bloquer sa respiration. lisées, mais elles ne rempliraient pas les
Toutefois, l’hyperventilation tend à accélérer la consommation d’oxygène critères éthiques en vigueur pour être
par l’organisme et à augmenter la production de dioxyde de carbone. De plus, reproduites aujourd’hui.
elle limite l’approvisionnement du cerveau en sang et inhibe certains réflexes En outre, M. Noble et ses collègues
qui protègent le cerveau contre un manque d’oxygène. avaient réalisé une autre expérience spec-
taculaire qui ne pourra être répétée pour
RECORDS* des raisons éthiques. Ils ont triplé la durée
de blocage de la respiration chez trois sujets
1:00 minute sains en anesthésiant deux ensembles de
Temps pendant lequel une personne peut en nerfs crâniens (les nerfs vagues, qui vont
général retenir sa respiration hors de l’eau
du cerveau à la poitrine et à l’abdomen,
8:06 minutes et les nerfs glossopharyngiens, reliés à la
Martin Štêpánek glotte, au larynx et diverses régions de la
3 juillet 2001, Miami
gorge). Ces résultats ne semblent pas impli-
9:04 minutes quer le diaphragme, sauf qu’il est possi-
Herbert Nitsch ble que les nerfs vagues transmettent
13 décembre 2006, Hurghada, Égypte
eux aussi des signaux provenant du diaph-
10:12 minutes ragme. Il paraît moins vraisemblable que
Tom Sietas le larynx contienne lui-même un muscle
7 juin 2008, Athènes, Grèce
Davies and Starr/Getty Images

intervenant dans le blocage de la respira-


11:35 minutes tion ; en 1993, lorsque le chirurgien aus-
Stéphane Mifsud
8 juin 2009, La Crau, France tralien Martyn Mendelsohn, à Sydney, a
examiné la glotte (à l’aide d’une caméra
*Réalisés immobile, visage tourné vers le bas, dans de l’eau, sans inhalation préalable d’oxygène pur
insérée dans une narine), il a constaté

60] Physiologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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L’ A P P O R T D E S M O D È L E S A N I M A U X
e réseau neuronal respiratoire, ou oscillateur poumons. Ces mécanismes d’apnée réflexe en- vations plaident en faveur d’une contraction du
L central, situé dans le tronc cérébral est
capable d’assurer à lui seul l’activité respiratoire
traînent une pause du réseau respiratoire, stop-
pant l’oscillation rythmique automatique. Cepen-
diaphragme et du larynx.
Un autre mécanisme utilisé par les plon-
automatique. Mais certains comportements impli- dant, l’oscillateur échappe rapidement à l’inhi- geurs apnéistes souhaitant repousser leurs limi-
quent de retenir sa respiration : pour plonger bition (en quelques dizaines de secondes), et la tes confirmerait que le larynx joue bien un rôle
en apnée, prolonger l’expiration pour faire vibrer respiration redémarre. dans le contrôle volontaire de la respiration :
ses cordes vocales et terminer une longue phrase, Il est donc vraisemblable que l’apnée vo- déglutir prolonge le temps d’apnée. En effet, le
ou encore mobiliser ses muscles abdominaux. Le lontaire du plongeur s’accompagne d’une inhibi- cycle respiratoire est interrompu pendant la
cortex déclenche alors une commande volontaire tion de l’oscillateur central exercée par le cortex déglutition et la phase expiratoire suivant le
des muscles respiratoires qui prend le dessus sur pendant une courte durée. Par conséquent, le mouvement de déglutition est prolongée de
l’oscillateur central. maintien de l’apnée nécessiterait une inhibition façon réflexe. Cette dernière phase s’accompa-
Outre les expériences mentionnées par des neurones moteurs reliés aux muscles du gne d’une inhibition du larynx et du diaphragme,
M. Parkes et quasi impossibles à reproduire thorax (diaphragme et muscles intercostaux), ce qui en limite la fatigue. Ces interactions ner-
aujourd’hui pour des raisons éthiques, les recher- mais aussi des voies aériennes supérieures (lan- veuses qui s’opèrent de façon réflexe dans le
ches conduites chez les rongeurs ont permis de gue, pharynx, larynx). Toutefois, cette hypo- tronc cérébral permettraient au plongeur de ga-
décrire de nombreux réflexes permettant de stop- thèse, qui reste à confirmer, implique que les neu- gner environ une seconde de temps d’apnée à
per l’oscillateur respiratoire du tronc cérébral. rones moteurs qui innervent le diaphragme re- chaque déglutition.
Parmi les mécanismes les plus puissants capables çoivent deux ordres contradictoires :la commande Enfin, soulignons un dernier facteur parmi
de provoquer une apnée réflexe (non volontaire), excitatrice normale venant de l’oscillateur cen- tous ceux que le cerveau doit analyser pour
citons la stimulation des récepteurs sensoriels de tral et une commande inhibitrice venant du cor- « décider » la reprise de la respiration après
l’arrière gorge (cavités du pharynx et du larynx) tex, qui doit être plus forte que la première. une apnée. Notre modèle animal nous a per-
ou des fibres nerveuses sensitives qui en sont is- Par ailleurs, il existe un modèle animal qui mis de montrer qu’il existe dans le tronc céré-
sues, tels les nerfs laryngés supérieurs. Cette sti- pourrait fournir un début d’explication à cette bral des chimiorécepteurs sensibles au dioxyde
mulation se produit naturellement lors de l’inges- énigme neurophysiologique. Une lignée particu- de carbone et à l’oxygène. Ces neurones du
tion d’aliments ou de boissons.Ce déclenchement lière de souris (C57BL/6J) fait des apnées sponta- noyau rétrotrapézoïde joueraient un rôle es-
réflexe de l’apnée résulte d’une inhibition ra- nées et assez fréquentes (une à deux par minute). sentiel dans la stimulation de l’oscillateur
pide et puissante de l’inspiration contrôlée par L’enregistrement des nerfs qui commandent la central et donc dans la reprise de la respira-
l’oscillateur du tronc cérébral, ce qui empêche motricité du diaphragme et du larynx indique la tion après un arrêt volontaire.
d’avaler de travers. Ce réflexe de protection vise présence d’une décharge nerveuse de faible am- Christian Gestreau,
à préserver l’intégrité des poumons et à mainte- plitude pendant toute la durée de l’apnée à la fois Centre de recherche en neurobiologie
nir le libre passage de l’air dans la trachée et les pour le diaphragme et pour le larynx. Ces obser- et neurophysiologie de Marseille

qu’elle restait souvent ouverte pendant où la poitrine bouge le moins. Avec plu- En 2000, Andrew Cummin et son
toute la durée de l’apnée. Cette observa- sieurs collègues oncologues et radiothéra- équipe de l’Hôpital Charing Cross ont
tion semble confirmer que le diaphragme peutes, nous avons commencé à tester s’il étudié, chez huit sujets sains qui avaient
joue un rôle clé. serait possible de prolonger suffisamment fait un peu de vélo, les conséquences d’une
le blocage de la respiration pour amélio- expiration maximale, suivie d’un blocage
rer la radiothérapie. de la respiration : les sujets n’ont pu res-
Des applications Mieux connaître les mécanismes impli- ter sans respirer plus de 15 secondes, la
en médecine qués dans le blocage de la respiration pour- quantité moyenne d’oxygène dans leur
Une meilleure compréhension de la capa- rait également être précieux pour les forces sang a fortement chuté et chez deux d’en-
cité à retenir sa respiration a des applica- de l’ordre, lorsqu’elles maîtrisent des sus- tre eux les battements cardiaques sont
tions en médecine. Ainsi, les femmes pects. Chaque année partout dans le devenus irréguliers. Les chercheurs en
atteintes d’un cancer du sein subissent des monde, certaines personnes ainsi maîtri- ont conclu qu’un « arrêt de la respira-
séances de radiothérapie, durant lesquel- sées meurent accidentellement. L’augmen- tion pendant de courtes périodes lors
les il faut irradier la tumeur en adminis- tation de la vitesse du métabolisme, la d’une immobilisation vigoureuse peut
trant des doses létales, sans endommager compression de la poitrine, la diminu- expliquer des morts subites ». Les auto-
les tissus sains aux alentours. Cette opé- tion de la concentration d’oxygène et l’aug- rités policières britanniques ont rédigé
ration nécessite une exposition aux rayon- mentation de celle du dioxyde de carbone des directives précises quant à l’utilisa-
nements de plusieurs minutes, pendant dans le sang, tous ces paramètres raccour- tion de l’immobilisation par la force.
lesquelles la patiente doit essayer de main- cissent la durée du blocage de la respira- Ce type d’investigations apporte éga-
tenir sa poitrine immobile. Comme on ne tion d’une personne. Ainsi, quelqu’un qui lement des informations sur la physiolo-
peut pas lui demander de ne pas respirer est en colère, qui s’est battu et qui est main- gie humaine. Par ailleurs, le diaphragme,
pendant si longtemps, on administre géné- tenu à terre par la force peut avoir besoin muscle un peu négligé, devrait susciter un
ralement de courtes rafales de rayonne- de reprendre sa respiration plus vite que regain d’intérêt et nous livrer des infor-
ments entre chaque inspiration, au moment quelqu’un qui est détendu. mations... à couper le souffle ! I

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Tornade, orage, ouragan, radar, polarisation, satellite polaire, satellite géostationnaire, modélisation numérique, supercalculateur

Météorologie

62] Météorologie
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Grâce à de nouveaux radars et satellites, il sera possible


de mieux anticiper la formation des tornades et ainsi
d’épargner de nombreuses vies.

Jane Lubchenco et Jack Hayes

A u grondement assourdissant d’un


orage succède un silence sinistre
dans la ville de Joplin dans le Mis-
souri. Puis, dans un hurlement, les ten-
tacules d’une gigantesque tornade
de mai (dont celle de Joplin), les tempê-
tes de neige et les inondations causées
par des ouragans, ont coûté à chaque évé-
nement plus de un milliard de dollars.
Et le rythme ne semble pas faiblir en 2012.
émergent d’un ciel sombre. Des vents Les outils de prévision d’événements
dépassant 320 kilomètres par heure entail- climatiques extrêmes ont beaucoup évo-
lent la ville sur plus d’un kilomètre de lué au cours des dernières décennies. Les
large et presque dix de long, détruisant chercheurs et les ingénieurs de la NOAA,
les écoles, un hôpital, des entreprises et l’organisme américain chargé de l’étude
des maisons, et faisant plus de 160 victi- des océans et de l’atmosphère veulent
mes sur leur passage. encore accroître la capacité des radars,
Près de 20 minutes avant que la tor- des satellites et des supercalculateurs à
nade ne frappe, en ce dimanche après-midi anticiper les tornades, à prévoir les inon-
du 22 mai 2011, le Service météorologique dations et l’intensité des ouragans. Si les
L’ E S S E N T I E L fédéral avait émis un avertissement. Cela efforts portent leurs fruits, dans dix
 De meilleures faisait des jours que les prévisions météo- ans, la population sera avertie une heure
prévisions météorologiques rologiques annonçaient de mauvaises avant que ne survienne, par exemple, une
permettront d’anticiper conditions et la vigilance aux tornades violente tornade. Les habitants auront le
les tempêtes. était en place depuis plusieurs heures. temps de réagir, de rassembler leur
L’alerte a été donnée plus tôt que d’habi- famille et de se mettre à l’abri.
 Des nouvelles tude. Mais cela n’était pas encore suffi-
générations de radars
et de satellites,
sant, car si les services d’intervention
d’urgence étaient en état d’alerte avan-
Des radars
complétées par cée, beaucoup d’habitants ignoraient ce plus performants
des modèles numériques qui allait se passer. Le météorologue Doug Forsyth dirige les
plus précis, surveilleront La tornade qui s’est abattue sur la ville programmes mis en place pour amélio-
mieux les tornades. de Joplin n’est qu’une des nombreuses rer les techniques des radars, qui ont un
tragédies qui ont endeuillé les États-Unis rôle important dans les prévisions météo-
 Ces améliorations durant le printemps 2011. Un mois plus tôt, rologiques. Travaillant dans un labora-
devraient donner une série de violentes tornades dévastaient toire de la NOAA , à Norman dans
les moyens de prévenir plusieurs zones du Sud, tuant plus de l’Oklahoma, il cherche à allonger les délais
les populations près 300 personnes. Il y eut plus de 750 torna- d’alerte qui précèdent les tornades. En
d’une heure avant l’arrivée des pour le seul mois d’avril: un record. effet, les plus meurtrières se forment
David Mayhew

de la tornade. En 2011, les tornades ont fait près très rapidement et le radar est le princi-
de 550 victimes, la quatrième année la pal instrument permettant aux prévision-
plus meurtrière dans l’histoire des États- nistes de les détecter.
Unis. La facture matérielle, elle aussi, a Un radar fonctionne en émettant
été considérable. Les tornades du mois des ondes radio qui sont réfléchies par

Météorologie [63
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S É RIEU X AV E RTIS S E M E N T S
eaucoup de personnes ont péri attendu que la nouvelle leur soit être prêt à affronter les risques mé- courager cette attitude en ac-
B en mai 2011 lors des tornades
qui ont frappé la ville de Joplin,dans
confirmée par d’autres sources. Ce
n’est qu’à ce moment qu’elles sem-
téorologiques.
Les résultats de plusieurs étu-
tualisant sa propre page Facebook
et son propre compte Twitter – une
le Missouri, en raison de la vio- blent avoir cherché un abri.D’autres des mettent l’accent sur un cer- mesure testée actuellement – et
lence des intempéries (voir les pho- n’ont tout simplement pas pris ce tain nombre de dispositions sus- en mettant en avant les alertes
tographies aériennes page ci-contre). risque assez au sérieux. ceptibles de persuader les gens à via Google Maps. L’Agence fédé-
Or bien des vies auraient pu être Comme l’explique V. Brown, la agir en cas d’alerte. À la radio et rale américaine de gestion des ur-
épargnées si la population avait eu plupart des gens pensent que des à la télévision, les météorolo- gences et la Commission fédérale
le temps de s’abriter en lieu sûr.Van- événements graves, mais peu fré- gues peuvent indiquer avec préci- des communications ont aussi
kita Brown, sociologue à la NOAA, a quents, tels que les tornades et sion la localisation d’une tempête commencé à diffuser des messa-
travaillé avec les équipes du Ser- les ouragans, ne les concernent pas sur le point de se déclencher. Parce ges à partir de chaque tour de
vice météorologique des États-Unis personnellement. On ne passe du que les personnes ont davantage téléphonie, à destination de tous
pour identifier ce qui aurait pu inci- sentiment d’être « en sécurité » à tendance à entrer en action si elles les téléphones mobiles se trou-
ter les citoyens à agir. Ils ont décou- celui d’être « en danger » qu’après voient des proches s’activer, ceux vant dans leur périmètre. Asso-
vert que de nombreuses personnes une catastrophe collective. Après qui se préparent à l’arrivée d’une ciées aux alertes lancées en
n’ont pas réagi après avoir entendu la tornade de Joplin, la NOAA a tempête peuvent utiliser Facebook amont, de telles mesures devraient
la première sirène ou la première appelé à un débat sur la façon dont ou Twitter pour inciter leurs pro- permettre de limiter l’ampleur
alerte à la tornade. En fait, elles ont on pouvait organiser le pays pour ches à agir. La NOAA pourrait en- de ces tragédies.

les particules présentes dans l’atmos- Vortex Signature). Ce phénomène est météorologue doit faire pour interpréter
phère, telles les gouttes d’eau, la glace, aujourd’hui le critère le plus utilisé et les images radar. Cette approche permet
voire les insectes et la poussière. En ana- reconnu pour évaluer la probabilité qu’une de préciser les prévisions pour savoir,
lysant la puissance du signal réfléchi et tornade soit déjà formée ou qu’elle se déve- par exemple, si on doit se préparer à de
le temps écoulé entre l’émission et la loppe dans un avenir proche. Ces données la grêle ou à de la pluie.
réception de l’onde, les prévisionnistes ont permis d’allonger le délai d’alerte d’en- Les informations recueillies sur la taille
peuvent localiser les précipitations et en viron trois minutes et demie en 1987 à et la forme des particules aident aussi à dis-
évaluer l’intensité. Le radar Doppler, uti- 14minutes aujourd’hui. tinguer les petits débris charriés par le vent
lisé aujourd’hui par le Service météoro- Bien que le radar Doppler ait déjà et dont la taille donne une estimation de
logique national des États-Unis, mesure été amélioré, il n’est pas parfait. Il ne per- la force de l’orage. Il est ainsi possible d’iden-
également le changement de fréquence met pas aux météorologues de perce- tifier si une tornade est en train de se for-
du signal réfléchi, ce qui indique la vitesse voir la nature des particules présentes mer. Les données relatives aux particules
et la direction du déplacement des pré- dans la zone d’intérêt, ce qui permet- sont d’autant plus précieuses qu’une tor-
cipitations. Grâce à ces informations clés, trait de faire la différence, par exemple, nade n’est pas toujours directement visi-
les météorologues détectent les mouve- entre une tempête de pluie et une tem- ble. Elle peut être masquée par une forte
ments de rotation qui s’opèrent à l’inté- pête de sable. pluie ou survenir de nuit. Dans ces condi-
rieur de l’orage et qui annoncent la tions, la double polarisation détecte quand
formation d’une tornade.
En 1973, Rodger Brown, Les Lemon et
Des radars même les débris aéroportés.
Le Service météorologique des États-
Don Burgess, des météorologues de la à vision double Unis est en train d’intégrer la technique
NOAA, ont découvert le potentiel prédictif L’une des améliorations essentielles porte de la double polarisation dans ses 160radars
de ces informations en analysant les don- le nom de double polarisation. Elle corres- Doppler répartis sur tout le territoire et
nées provenant d’une tornade qui avait pond à l’émission simultanée d’ondes élec- espère avoir terminé d’ici mi-2013. Ce dis-
frappé Union City, dans l’Oklahoma. En tromagnétiques polarisées verticalement positif est utile également pour surveiller
observant un cumulonimbus – le type de et horizontalement. Les prévisionnistes les précipitations lors des ouragans et des
nuage qui donne les orages et les tornades–, peuvent alors distinguer, avec beaucoup tempêtes de neige. En même temps, la
ils avaient remarqué que le radar mesurait plus de fiabilité, les différents types de pré- NOAA forme son personnel à l’interpréta-
des vitesses horizontales de vent extrême- cipitation et avoir une idée de leur ampleur. tion de ces nouvelles images. Le Bureau des
ment fortes en direction du radar juste à côté Bien que les gouttes de pluie et les grêlons prévisions météorologiques de Newport/
de vitesses de vent aussi élevées dans le sens aient parfois la même largeur – et donc Morehead City, en Caroline du Nord, a
opposé. L’aspect visuel de cisaillement sur apparaissent identiques sur les images été le premier à observer un cyclone tropi-
la carte des vents était si extraordinaire transmises par le radar Doppler –, la cal en utilisant ce type de radar lorsque l’ou-
que les chercheurs, au début, ne voyaient double polarisation permet de voir qu’el- ragan Irène a frappé la Caroline du Nord
pas bien ce que cela signifiait. Mais après les n’ont pas la même épaisseur et que en 2011. Au cours de cette tempête, les
avoir associé le signal radar et l’emplace- les premières sont plus plates. Distin- radars à polarisation double ont permis
ment de la tornade, ils les nommèrent signa- guer les diverses formes des particules d’estimer les précipitations avec une meil-
ture tourbillonnaire des tornades (Tornado réduit le nombre d’hypothèses que le leure précision que les radars Doppler clas-

64] Météorologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Joplin, Missouri, août 2009 Après le passage de la tornade en mai 2011

AP Photo/Image aérienne avec l’aimable autorisation de MJ Harden, A Geoeye Compagny


siques installés plus au Nord. Cette nou- et recommence le processus. Balayer l’en-
velle génération de radars a conduit à une semble de l’atmosphère dans des condi-
bonne anticipation des inondations et a pro- tions climatiques difficiles prend quatre
bablement sauvé des vies parce que les à six minutes avec un radar Doppler.
populations avaient été prévenues – les En revanche, les radars tridimension-
régions du Nord, elles, ont déploré une tren- LES AUTEURS nels à balayage électronique émettent plu-
taine de victimes. sieurs faisceaux simultanément selon
Selon Pamela Heinselman, météorolo- différents angles, ce qui évite de faire varier
gue à la NOAA, un autre type de radar de l’inclinaison des antennes et réduit la durée
pointe améliorerait notablement les prévi- de balayage à moins d’une minute. Ce gain
sions météorologiques. Ce système s’ins- de temps permettra aux météorologues de
pire de celui utilisé par la marine américaine Jane LUBCHENCO dirige la NOAA, détecter des évolutions rapides à l’inté-
l’organisme américain chargé
pour détecter et suivre les navires et les mis- de l’étude des océans rieur de l’orage et, au bout du compte, de
siles ennemis. P. Heinselman est à la tête et de l’atmosphère. déceler plus vite les changements qui
d’une équipe d’ingénieurs en électricité, de provoquent les tornades.
prévisionnistes et de chercheurs en scien- Jack HAYES dirige le Service
météorologique de la NOAA.
ces sociales qui travaillent à l’Observatoire
national de météorologie radar à Norman,
Des réseaux
dans l’Oklahoma. Leurs travaux portent sur de satellites
les radars tridimensionnels à balayage élec- De nombreux spécialistes estiment qu’avec
tronique. Expliquons de quoi il s’agit. les radars tridimensionnels à balayage élec-
Les radars Doppler actuels ne sondent tronique, le délai d’alerte dépassera
qu’une seule direction à la fois, qui corres- 18 minutes, mais il reste encore beaucoup
pond à une petite zone du ciel. L’antenne à faire en matière de recherche et déve-
est montée sur un moteur qui la fait tour- loppement. L’idéal serait d’équiper le
ner de 360 degrés pour un angle d’incli- système tridimensionnel à balayage élec-
naison donné par rapport au sol. À chaque  BIBLIOGRAPHIE tronique de quatre panneaux (un pour cha-
tour, elle change d’inclinaison pour son- cun des points cardinaux) qui émettraient
der un autre secteur de l’atmosphère. Une C. B. Fields et al. (éds.), Managing et recevraient des ondes radio pour four-
the risks of extreme events and
fois accompli cet échantillonnage du bas disasters to advance climate nir une vue à 360 degrés de l’atmosphère.
vers le haut qui, en période d’orage pro- change adaptation, Rapport À Norman, les chercheurs n’ont pour l’ins-
che, équivaut à 14 rotations (le sommet spécial IPCC, Cambridge University tant réalisé que des systèmes à un panneau
Press, à paraître.
d’un système orageux est plus haut que http://www.ipcc-wg2.gov/SREX/ dédiés à la surveillance météorologique
celui d’un système pluvieux et nécessite et il faudra au moins une dizaine d’années
donc plus de balayages pour atteindre des R. Davies-Jones, La naissance avant que les radars tridimensionnels à
angles d’inclinaisons plus importants), des tornades, Dossier Pour la balayage électronique ne deviennent la
Science, vol. 51, avril-juin 2006.
le radar se repositionne au point de départ norme aux États-Unis.

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Météorologie [65


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Les satellites géostationnaires sont


positionnés à 36 000 kilomètres
d’altitude et fournissent des images
en permanence.

Les satellites polaires tournent autour


de la Terre en passant par les pôles,
La prévision des tempêtes ils observent l’ensemble du globe
a beaucoup progressé. en 12 heures, à une altitude
Les prévisionnistes, par de 850 kilomètres.
exemple, peuvent désormais
lancer une alerte environ
14 minutes avant qu’une
tornade ne se produise.
L’Organisme américain
chargé de l’étude des océans
et de l’atmosphère (NOAA)
met au point de nouveaux
systèmes de prévision.
Le délai pourrait être
sensiblement accru pour tous
les types d’événements
météorologiques extrêmes. Résolution géostationnaire actuelle Résolution géostationnaire future
Avec l’aimable autorisation du NOAA (cartes)

La NOAA envisage de lancer de nouveaux satellites géostationnaires


SATELLITES et à orbite polaire qui fourniront des images de résolution supérieure.
Les météorologues pourront mieux prévoir la trajectoire d’une tempête
naissante et évaluer son intensité. Avec ces données, il sera possible
de déclencher l’alerte plusieurs jours à l’avance pour les ouragans
et anticiper tout événement météorologique extrême.

Les radars ont une portée limitée: leurs les prévisionnistes peuvent surveiller ondes et infrarouges transmettront des
ondes ne peuvent pas atteindre les régions la croissance rapide des orages ou les informations tridimensionnelles nette-
au large des côtes, où les ouragans se for- modifications qui surviennent dans les ment plus précises sur la température, la
ment et elles sont bloquées par les mon- ouragans (mais pas dans les tornades, pression et l’humidité de l’atmosphère.
tagnes. Les prévisionnistes se servent dans car elles sont trop petites, avec un dia- Il sera possible d’observer les signes
ce cas des relevés effectués par satelli- mètre de quelques mètres à quelques cen- avant-coureurs d’un orage violent : les
tes, qui complètent par une information taines de mètres et leur durée de vie de variations brutales de la température et
globale les données locales des radars. quelques minutes à quelques dizaines de du taux d’humidité, accompagnées d’une
Les satellites météorologiques de la NOAA minutes est trop courte). chute de la pression atmosphérique.
fournissent plus de 90 pour cent des infor- Les satellites polaires sont en orbite Les capteurs infrarouges fournissent ce
mations utilisées pour les prévisions quo- autour de la Terre en passant au-dessus type de mesures dans des zones dépour-
tidiennes ou à plus long terme. Leur des pôles à une altitude d’environ 850kilo- vues de nuages. Les capteurs micro-
rôle est déterminant lorsqu’il s’agit de mètres. Ils observent de façon rapprochée ondes, eux, peuvent « voir » à travers
lancer des bulletins d’alerte plusieurs et plus détaillée la température et l’hu- les nuages et prendre des mesures sur
jours à l’avance. Afin d’améliorer la col- midité des différentes couches de l’atmos- toute la surface de la Terre.
lecte de ces renseignements, la NOAA va phère. Un réseau mondial de ces satellites En avril 2011, cinq jours avant qu’un
déployer toute une gamme de nouveaux en orbite terrestre basse couvre l’ensem- violent orage ne s’abatte sur six États
satellites dans les cinq ans à venir. ble du globe en 12 heures. du Sud des États-Unis, les données des
En l’absence d’observations spatiales La NOAA projette de lancer une nou- satellites en orbite polaire et leur analyse
plus détaillées, on ne peut espérer élargir velle série de satellites en orbite terres- par les modèles météorologiques condui-
l’éventail des prévisions météorologiques tre basse dans les dix ans à venir, dans sirent le Centre de prévisions nationa-
et augmenter leur degré de précision, sur- le cadre du Système de satellites météo- les des orages de la NOAA à annoncer
tout en ce qui concerne des événements rologiques polaires commun entre l’Eu- un risque de « déclenchement d’une
aussi extrêmes que les ouragans. Pour étu- rope et les États-Unis. Ces nouveaux tornade d’une puissance potentiellement
dier les conditions météorologiques, il faut dispositifs, équipés d’instruments plus historique ». Le Centre évalua que le dan-
deux types de satellites : en orbite géosta- perfectionnés, remplaceront les satelli- ger était maximal à minuit juste avant
tionnaire et polaire. Les satellites en orbite tes vieillissants. Leurs données seront l’orage. Ce niveau d’alerte est réservé
géostationnaire, situés à la verticale d’un intégrées dans des modèles informati- aux cas les plus extrêmes, présentant
point de l’équateur, à une altitude de ques pour améliorer les prévisions météo- un fort risque d’intempéries très vio-
36 000 kilomètres, transmettent quasi- rologiques, y compris en ce qui concerne lentes. Les nouveaux satellites en orbite
ment en continu des vues de la surface la trajectoire et l’intensité des ouragans, terrestre basse devraient permettre de
de la Terre. En utilisant des images pri- les orages violents et les grandes inon- réaliser de telles prévisions cinq à sept
ses en boucle à 15 minutes d’intervalle, dations. L’ensemble des capteurs micro- jours à l’avance.

66] Météorologie © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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AMÉLIORER LES PRÉVISIONS MÉTÉOROLOGIQUES

Des courants ascendants d’air chaud et humide


participent à la formation d’une tornade SUPERCALCULATEURS
qui concentre de forts tourbillons de vents.
Des ordinateurs plus puissants exploiteront
les données des satellites et des radars sur des modèles
plus performants. Les prévisionnistes pourront émettre
des bulletins d’alerte avant le début des intempéries.
Les nouveaux ordinateurs
Un radar à double polarisation modélisent l’atmosphère
peut repérer une tornade avec une résolution
même invisible pour supérieure (ci-dessous).
l’œil humain.

RADAR
Deux nouveaux types de radar devraient accroître le délai d’alerte.
La technique de la double polarisation détecte les zones de fortes
précipitations. Les radars tridimensionnels à balayage électronique
exploreront plus vite et de façon plus approfondie le ciel,
et détecteront les événements violents plus tôt.

Exemple de données
fournies par un radar
à double polarisation Chacun de ces Un modèle de prévision classique
nouveaux systèmes utilise des grilles dont chaque élément cou-
de radars et de satel- vre des carrés de 10 à 50 kilomètres de
lites améliorerait de côté au sol. Plus la grille est dense, plus la
quelques minutes les résolution du modèle est élevée, et plus la
délais d’alerte, et même de simulation numérique sera performante
Zone de fortes beaucoup plus si l’on incorpo- dans la détection de modifications atmos-
précipitations
rait les données obtenues par tous phériques à petite échelle, susceptibles d’en-
ces dispositifs dans des modèles numé- gendrer des orages. Traiter davantage de
riques. Les alertes à la tornade, par exem- données nécessite néanmoins des super-
Les satellites géostationnaires font ple, pourraient être émises jusqu’à une calculateurs plus rapides.
aussi l’objet d’améliorations. Des instru- heure à l’avance. C’est ce type de délai
ments de pointe, qui fourniront des ima-
ges de la Terre dans les gammes visible
qui aurait fait toute la différence à Joplin.
Les modèles de prévision sont fondés
Modéliser
et infrarouge seront embarqués sur les sur un ensemble de lois physiques régis- l’atmosphère
satellites GOES-R qui doivent être lancés sant les écoulements atmosphériques, les La modélisation est l’étape indispensa-
en 2015. Les météorologues auront un meil- réactions chimiques, etc. Ils assimilent ble avant l’interprétation des résultats.
leur suivi de l’intensification rapide des des milliards de données sur les conditions Bill Lapenta dirige ces travaux d’inter-
orages grâce à des images prises toutes les météorologiques, telles que la température, prétation dont découlent des prévisions
5 minutes, au lieu de 15 actuellement. la pression, le vent, afin de prévoir la situa- à différentes échéances et jusqu’à plus de
Les satellites GOES-R seront aussi les pre- tion future. Les modèles reposent sur un 72 heures à l’avance. Les équipes de la
miers au monde à fournir des cartes des découpage de l’atmosphère en une grille NOAA comparent leurs résultats avec ceux
endroits où frappe la foudre sur le conti- tridimensionnelle depuis la surface de la des autres centres internationaux pour
nent nord-américain. Le suivi des impacts Terre jusqu’en haut de la stratosphère, à définir les prévisions qui seront présen-
de foudre aidera les prévisionnistes à 50 kilomètres d’altitude. À chaque cel- tées dans les bulletins météorologiques
détecter une augmentation du nombre des lule, on associe les données mesurées par des différents médias.
éclairs intranuageux et nuages-sol, aug- les différents moyens d’observation et Les supercalculateurs de la NOAA à
mentation liée à un orage qui gagne en qui correspondent à des moyennes sur tout Fairmont, en Virginie-Occidentale, peu-
intensité. Les travaux de recherche menés le volume de la cellule. Des programmes vent effectuer 73100 milliards d’opérations
sur le sujet laissent penser que le nombre contenant des millions de lignes de code par seconde. Mais B. Lapenta pense que
d’éclairs augmente dans les 20minutes qui sont nécessaires pour gérer les milliards de des vitesses plus grandes peuvent être
précèdent l’arrivée de la grêle, de vents cellules de la grille et estimer l’évolution atteintes, ce qui permettra aux modèles de
violents ou même de tornades. des conditions météorologiques. prendre en compte des grilles plus serrées.

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D es v e nts p a r ti c u l i è r e m e nt d é va sta te u rs
l ne faut pas confondre torna- Au contraire, les tornades sont sont pas répertoriées.Il n’est pas non cateurs de conditions favorables à
I des, tempêtes extratropicales et
cyclones tropicaux (aussi nommés
des phénomènes de petite dimension
(rarement plus d’un kilomètre de dia-
plus possible de prévoir leur lieu d’im-
pact en extrapolant la trajectoire
leur développement (instabilité ver-
ticale de l’atmosphère, rotation du
ouragans pour l’Amérique ou mètre horizontal) et de courte durée observée,comme on le fait par exem- vent, etc.).
typhons pour l’Asie). Ces trois types (quelques minutes à quelques dizai- ple pour les cyclones tropicaux, et Dans ce domaine,Météo-France
de phénomènes peuvent être accom- nes de minutes),qui touchent des su- l’échéance de prévision qui pourrait a un atout de taille avec le modèle
pagnés de vents violents, mais les perficies de quelques kilomètres être ainsi obtenue (au plus quelques Arome, un modèle de prévision nu-
conditions de leur formation, la carrés.Mais ces systèmes peuvent at- minutes) est trop courte pour alerter mérique particulièrement fin (2,5 ki-
superficie touchée et la violence des teindre une violence extrême avec la population. Pour les mêmes rai- lomètres de résolution horizon-
éléments associés sont très différen- des vitesses de vent,parfois supérieu- sons,les tornades ne peuvent être re- tale) et précis qui a été spécialement
tes. Ainsi, les tempêtes et les cyclo- res à 400 ou 500kilomètres par heure, présentées de façon explicite dans les conçu pour détecter les conditions
nes tropicaux sont des phénomènes qui peuvent raser les maisons même modèles actuels de prévision du temps d’instabilité favorables au déve-
de grande échelle qui se déplacent les plus solides et projeter à plus de dont la résolution horizontale (maille loppement des orages les plus vio-
sur des milliers de kilomètres et dont 100 mètres des objets de la taille d’une de grille ou pixel) est rarement infé- lents, ceux qui produisent les crues
les effets dévastateurs touchent par- automobile.Aux États-Unis,pays très rieure à dixkilomètres.De ce fait,leur rapides, les chutes de grêle, les
fois plusieurs millions de kilomètres touché par ce phénomène, on réper- prévision fait appel à l’observation et foudroiements ou les tornades.
carrés : souvenons-nous par exem- torie en moyenne chaque année entre à la prévision d’éléments précurseurs Jean-Pierre Chalon
ple de la tempête Xynthia qui, entre 1000 et 1500tornades dont une tren- de plus grande dimension et d’indi- Météo-France
le 26 février et le 1er mars 2010, a taine est meurtrière et fait plus d’une
traversé l’Europe du Portugal à la centaine de morts et d’énormes dé-
Scandinavie, faisant 59morts et près gâts. En France, les tornades meur-
de deux milliards d’euros de dom- trières sont peu fréquentes, environ
mages ; ou encore de Katrina, un une tous les cinq ans.
ouragan qui, en août 2005, a tra- En raison de leur petite taille et
versé l’Amérique du Nord depuis de leur courte durée de vie, les tor-

© Shutterstock/Vladislav Gurfinkel
la Floride jusqu’au Québec en lais- nades échappent souvent à la surveil-
sant la Louisiane sous les eaux et en lance des radars et des satellites
provoquant plus de 1 800 décès et météorologiques,même les plus per-
des dommages estimés à plus de formants. Celles qui provoquent peu Un cyclone tropical est un système qui s’enroule
60 milliards d’euros. de dégâts passent inaperçues et ne autour d’une zone calme, l’œil du cyclone.

Par exemple, avec une résolution d’en- une alerte dans un délai de 14 à 18 minu-
viron 1,6 kilomètre, les modèles simule- tes. À la place, ils seront en mesure de
ront les conditions régnant à petite échelle lancer un avertissement de tornade, de
qui transforment subitement un orage violent orage ou de crue subite en se fon-
ou un ouragan classiques en un phéno- dant sur des prévisions élaborées par des
mène monstrueux. B. Lapenta prévoit modèles extrêmement précis et obtenues
que des simulations numériques à haute suffisamment à l’avance pour laisser aux
 SUR LE WEB résolution pourraient commencer à voir habitants les 30 à 60 minutes qu’il leur
Service météorologique le jour à partir de 2020. Il estime que dans faut pour se préparer.
américain de la NOAA : les dix prochaines années, le potentiel Grâce à toutes ces améliorations, les
http://weather.gov toujours croissant des nouveaux radars météorologues seront en mesure de pré-
Centre de prévision des orages et des nouveaux satellites sera associé à voir plus tôt et avec plus d’exactitude les
violents de la NOAA : une nouvelle génération de modèles de aléas météorologiques qui sont suscep-
www.spc.noaa.gov prévisions météorologiques d’une tibles de paralyser une ville, comme
Carte de vigilance extrême précision, fonctionnant en temps une tempête de neige ou du verglas.
de Météo-France : réel sur des ordinateurs dont la vitesse Les prévisions pourront être établies cinq
http://bit.ly/PLS417_vigilance dépasserait le milliard de milliards d’opé- jours à l’avance pour des mauvaises
rations par seconde. Cela nécessite de conditions atmosphériques, et plus de
repenser la structure des systèmes de sept jours avant un ouragan. La menace
modélisation et du traitement informa- des crues de printemps dues à la fonte
tique des données. des neiges serait anticipée des semaines
Si ces investissements considéra- à l’avance. Cette perspective d’un pays
bles se révèlent payants, les prévision- qui aura assez de temps pour se prépa-
nistes n’auront pas besoin d’attendre rer à résister à tous les scénarios est moti-
qu’une image radar détecte une tempête vée par le désir d’éviter le fiasco constitué
en train de se former pour déclencher par les catastrophes de 2011. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Neurosciences

R Des
GÈNESdansU
SA leTEU S
cerveau
Fred Gage et Alysson Muotri

Comment des vrais jumeaux, élevés de la même façon,


peuvent-ils avoir des personnalités différentes ?
Des fragments d’ADN qui se déplacent dans le génome
des neurones l’expliqueraient en partie.

L’ E S S E N T I E L
 Les « gènes
D eux cerveaux ne sont jamais parfai-
tement identiques. Des différences
apparaissent, de la cellule à l’archi-
tecture macroscopique: le cerveau humain
contient 100 milliards de neurones, qui se
Des facteurs différents de l’hérédité et
de l’environnement sont donc à l’œuvre.
Susceptibles d’intervenir à un stade pré-
coce du développement embryonnaire ou
plus tard au cours de la vie, ils modifient
sauteurs », des copies
de fragments d’ADN, déclinent en milliers de types distincts ; par exemple les gènes ou la production de
s’insèrent en divers en outre, il existe plus de 100 000 mil- protéines. Ainsi, lors de l’épissage alter-
endroits du génome, liards de connexions entre ces neurones. natif, les ARN issus de la transcription d’un
ce qui peut modifier Ces différences favorisent la diversité de gène sont «taillés» de diverses façons, de
le fonctionnement la pensée et des comportements, et influent sorte qu’un même gène peut coder deux
des cellules. sur la sensibilité aux maladies mentales. protéines différentes, voire davantage. Les
D’où vient la diversité des réseaux protéines effectuant la plupart des opéra-
 Les sauts de gènes de neurones et des fonctions cérébrales ? tions dans les cellules, cela influe sur le fonc-
sont fréquents dans Elle résulte en partie de celle du patrimoine tionnement des tissus. De nombreux
l’organisme, surtout génétique. Les expériences vécues inter- chercheurs étudient également le rôle des
dans le cerveau ; viennent aussi, par exemple en influant modifications épigénétiques, qui changent
des différences sur l’intensité des connexions entre des l’activité des gènes (en augmentant ou en
de comportement et ensembles particuliers de neurones. Pour- diminuant la quantité de protéines synthé-
de sensibilité aux maladies tant, des vrais jumeaux, élevés par les tisées) sans modifier le code génétique.
mentales en résulteraient. mêmes parents, peuvent avoir des diffé- Au cours des dernières années, nous
rences marquées de caractère, de compor- avons découvert, avec nos collègues, des
 Un tel mécanisme, tement et de sensibilité aux maladies du suspects fascinants, qui semblent plus actifs
potentiellement délétère, cerveau. Ainsi, des souris génétique- dans le cerveau que dans d’autres tissus:
aurait été préservé ment semblables, d’âge et de sexe identi- des gènes sauteurs, aussi nommés éléments
au cours de l’évolution, ques et traitées de la même façon en mobiles. Identifiés chez presque toutes
car il rend le cerveau laboratoire, n’ont ni les mêmes capacités les espèces, y compris chez l’homme, ces
plus adaptable. d’apprentissage ni les mêmes réactions derniers sont capables de se dupliquer et
d’évitement et de réponse au stress. de s’insérer dans diverses régions du

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génome. Ils peuvent ainsi changer le fonc- rapidement à un nouvel environnement. que des éléments contrôlant l’expression
tionnement de la cellule, qui ne se comporte Ces gènes sauteurs auraient donc été des gènes se déplaçaient d’un endroit à un
plus comme ses voisines. En grand nom- conservés par l’évolution, car le bénéfice autre dans le génome du maïs. Sous l’ef-
bre, ces sauts de gènes seraient suscepti- serait supérieur aux risques. fet du stress, certaines régions du génome
bles de modifier certains aspects du Si l’on sait depuis longtemps que des migraient et activaient ou inactivaient des
fonctionnement du cerveau. éléments mobiles se déplacent dans le gènes à proximité de leur nouvel empla-
Pourtant, le cerveau ne doit pas se déré- génome, on découvre chaque jour un cement. Lors de ses expériences, McClin-
gler. Dès lors, pourquoi l’évolution a-t-elle peu plus l’importance de leur activité dans tock a produit des épis de maïs aux grains
permis à un processus qui modifie sa le cerveau. Le saut de gènes a été décou- de couleurs différentes. Elle a ainsi créé
programmation génétique de persister ? vert pour la première fois dans des plan- des mosaïques génétiques, où les gènes
Bien que nous n’ayons pas de réponse à tes, avant même que James Watson et étaient activés et inactivés selon des sché-
cette question, nous pensons qu’en créant Francis Crick ne décrivent la structure en mas parfois différents d’une cellule à la
de la variabilité dans les cellules cérébra- double hélice de l’ADN en 1953. Dans les cellule voisine.
les, les gènes sauteurs rendent les organis- années 1940, Barbara McClintock, du Labo-
mes plus flexibles et aptes à s’adapter plus ratoire de Cold Spring Harbor, a observé Une mosaïque
génétique
Les recherches de McClintock, qui se
sont d’abord heurtées au scepticisme de
la communauté scientifique, lui ont valu
le prix Nobel en 1983. Progressivement,
il est devenu évident que le phénomène
des mosaïques génétiques ne se limite pas
aux plantes, mais concerne de nombreux
organismes, y compris l’homme.
McClintock a étudié des transpo-
sons, des éléments mobiles qui se dépla-
cent dans le génome de la cellule par un
mécanisme de « couper-coller » : ils s’ex-
traient de l’ADN environnant, puis s’in-
sèrent en un nouvel endroit. Des recherches
plus récentes sur les éléments mobiles
du cerveau portent sur des rétrotranspo-
sons, qui agissent plutôt par copier-coller :
ils se répliquent au lieu de s’extraire de
l’ADN, et c’est la copie qui se déplace.
Les rétrotransposons représentent la
moitié de l’ADN du génome humain. En
comparaison, les quelque 25 000 gènes
codant des protéines constituent moins de
deux pour cent de notre ADN. Les gènes
sauteurs sont des descendants des premiers
systèmes moléculaires de réplication, qui
ont envahi les génomes des eucaryotes (des
organismes dont les cellules ont un noyau).
On les a longtemps considérés comme de
l’ADN non fonctionnel, mais en 1988, un
groupe dirigé par Haig Kazazian, de l’Uni-
versité de Pennsylvanie, a montré qu’ils
étaient actifs chez l’homme.
En particulier, un type de rétrotrans-
poson nommé LINE 1 ou L1 (pour Long
Interspersed Nuclear Element, soit Long élé-
ment nucléaire disséminé) joue un rôle clé
dans le génome humain. Il se déplace sou-
Jean-Francois Podevin

vent, probablement parce que, contraire-


ment à d’autres éléments mobiles, il code
1. CHAQUE CERVEAU EST UNIQUE,
à l’image de chaque empreinte digitale. sa propre machinerie de saut ; elle lui
permet d’insérer des copies dans des

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LES AUTEURS endroits éloignés du génome cellulaire. logique : si les gènes ont pour finalité de
L’élément L1 est d’abord transcrit en un se propager, comme le prétend une théo-
brin d’ARN, qui passe du noyau dans le rie évolutionniste, le saut de gènes a peu
cytoplasme, où il sert de modèle pour la de raisons de rester actif dans les cellules
production de protéines. Celles-ci forment somatiques, puisqu’elles disparaissent
ensuite un complexe moléculaire avec en même temps que l’individu qui les porte.
Fred GAGE est professeur l’ARN, puis l’ensemble retourne dans le
à l’Institut Salk d’études
noyau, à un nouvel emplacement.
biologiques, en Californie.
Là, une de ces protéines, une enzyme
Les rétrotransposons
Alysson MUOTRI est professeur
assistant à l’Université nommée endonucléase, coupe l’ADN en des sont très actifs dans
de Californie, à San Diego. sites spécifiques. Elle utilise l’ARN comme le cerveau
modèle pour fabriquer une copie du dou-
ble brin d’ADN du rétrotransposon L1. Enfin, Cependant, de meilleurs outils de détec-
elle insère cette copie dans le génome, à tion ont permis de réfuter cette hypo-
l’endroit d’une coupure. Une telle trans- thèse. Ils ont révélé que les rétrotransposons
cription inverse, d’ARN en ADN, n’est pas se déplacent aussi dans le génome des
rare: le virus VIH, constitué d’ARN, se sert tissus somatiques, même après le déve-
de ce mécanisme pour convertir son ARN loppement embryonnaire. Dans notre
en ADN, ce qui lui permet de s’intégrer de laboratoire de l’Institut Salk d’études bio-
façon permanente dans le génome des logiques, à La Jolla, en Californie, nous
cellules qu’il infecte. avons étudié les rétrotranspositions chez
La rétrotransposition échoue souvent une souris. Ses cellules avaient été géné-
en cours de route, produisant des copies tiquement modifiées pour émettre une
tronquées de l’ADN d’ori- fluorescence verte lorsqu’un élément L1
LES ÉLÉMENTS L1 SE DÉPLACERAIENT gine. Quelles sont les
conséquences de l’inser-
s’insérait dans le génome, quel que soit
l’endroit dans l’organisme. Nous avons
davantage dans le cerveau tion d’un fragment ou observé une fluorescence dans les cellu-
que dans d’autres organes. d’une copie entière de les germinales, comme prévu, mais aussi
l’élément L1 ? Parfois, il ne dans certaines régions du cerveau, dont
se passe rien, parfois les effets sont posi- l’hippocampe (une région importante
tifs, parfois ils sont délétères. Dans certains pour la mémoire et l’attention). Les élé-
cas, par exemple, des éléments mobiles ments L1 se déplaceraient donc davan-
s’insèrent dans la région codante d’un gène tage dans le cerveau que dans d’autres
et la modifient. Une nouvelle protéine tissus somatiques. Cela contredit un
– potentiellement bénéfique ou nuisible – dogme ancien, selon lequel les codes
est codée par ce gène. L’insertion peut aussi génétiques des cellules cérébrales chez
arrêter la synthèse protéique. Dans d’au- les adultes sont identiques et stables pen-
tres cas, l’ADN s’insère dans une région non dant toute la vie des cellules.
codante, mais agit comme un promoteur On a constaté que les rétrotransposi-
(un « interrupteur » activant les gènes pro- tions survenaient dans les cellules dites
ches) : il modifie le degré d’expression du progénitrices : de telles cellules sont en
 BIBLIOGRAPHIE gène (la quantité de protéines produites à attente, prêtes à se diviser et à engendrer
J. K. Baillie et al., Somatic partir du gène). Là encore, les résultats des cellules spécialisées (ici de nouveaux
retrotransposition alters t peuvent être favorables ou non pour la cel- neurones hippocampiques) ; leur divi-
he genetic landscape
of the human brain, Nature, lule ou l’organisme. sion est déclenchée par un signal d’acti-
vol. 479, pp. 534-537, 2011. Récemment encore, la plupart des cher- vation, émis par exemple après la mort
cheurs supposaient que la rétrotransposi- de certaines cellules – qui sont alors rem-
A. Muotri et al., tion d’éléments L1 survenait surtout dans placées . De nombreux tissus abritent des
L1 retrotransposition in neurons
is modulated by MeCP2, Nature, les cellules germinales (à partir desquelles populations de cellules progénitrices.
vol. 468, pp. 443-446, 2010. sont formés les ovules et les spermatozoï- L’hippocampe est l’une des régions du cer-
des), au sein des ovaires et des testicules. veau où siège une neurogenèse (la produc-
T. Singer et al.,
LINE-1 Retrotransposons : On avait trouvé quelques indices suggé- tion de nouveaux neurones). Ainsi, les
Mediators of somatic variation rant qu’elle intervenait aussi dans les tis- éléments L1 seraient actifs lorsque des neu-
in neuronal genomes ?, Trends in sus somatiques (les tissus qui ne sont pas rones naissent, soit à un stade précoce du
Neurosciences, vol. 33, no 8, 2010. constitués de cellules germinales) pendant développement, soit dans les quelques
N. Coufal et al., le développement embryonnaire, voire régions du cerveau où la neurogenèse per-
L1 Retrotransposition in human plus tard, mais ils avaient été réfutés. La siste à l’âge adulte.
neural progenitor cells, Nature, localisation spécifique de la rétrotranspo- Pour confirmer que les rétrotrans-
vol. 460, pp. 1127-1131, 2009.
sition dans les cellules germinales semblait posons sont plus actifs dans le cerveau

72] Neurosciences © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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UN COPIER-COLLER GÉNÉTIQUE
Des séquences d’ADN nommées gènes sauteurs ou rétrotransposons se dupliquent, puis les copies
sont insérées en divers endroits du génome. Les rétrotransposons n’ont parfois aucun effet
sur la synthèse de protéines. Dans certains cas, ils la modifient et influent sur le fonctionnement
des cellules. Les rétrotransposons représentent la moitié de l’ADN dans le génome humain.
Les sauts de gènes sont plus fréquents dans le cerveau que dans les autres organes.

Des moteurs de la variabilité génétique


Des différences non héréditaires apparaissent
dans le code génétique lorsque des fragments d’ADN
« sautent » au hasard d’un endroit à l’autre du génome. Cerveau antérieur
Ces éléments mobiles peuvent se déplacer tant de l’embryon
dans le cerveau de l’embryon que dans celui de l’adulte.
Le mécanisme est représenté ici pour deux vrais jumeaux.

Hippocampe

‚ Lors de la copie, une séquence


d’ADN est transcrite en un ARN
simple brin, qui passe ensuite
du noyau dans le cytoplasme.

Copie
Chromosomes
ADN

Copie
ARN

Traduction
Insertion

„ Enzymes
De nouvelles Traduction
L’ARN sert de modèle pour Noyau protéines
fabriquer une copie de l’ADN sont produites
d’origine. La copie s’insère Insertion
en un nouvel endroit
du génome, après qu’un
chromosome a été découpé ƒ La traduction d’une partie du brin d’ARN
par une enzyme. en protéines a lieu dans le cytoplasme.
Le brin d’ARN et les protéines
nouvellement formées s’assemblent,
puis retournent dans le noyau Le brin d’ADN incorporé
de la cellule. en un nouveau point
du génome peut
activer un gène voisin.

De vrais jumeaux non identiques


Même si des jumeaux sont issus du même
œuf, les gènes sauteurs peuvent rendre
leur génome et leur cerveau différents,
notamment en modifiant le schéma
d’activation des gènes.
Jen Christiansen

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Neurosciences [73


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sitions ? Pour le savoir, nous avons fait courir nos


souris transgéniques dans une roue : le nombre de
cellules fluorescentes vertes a presque doublé dans
leur hippocampe.
Les nouvelles situations et les défis stimulant
Nicole G. Coufal et al., in Nature, vol. 460, 2009
aussi la neurogenèse, constituent-ils d’autres facteurs
déclenchant la rétrotransposition ? Si les sauts d’élé-
ments L1 augmentent lorsque le système nerveux
apprend et s’adapte au monde extérieur, cela signi-
fie que le cerveau est en constante évolution généti-
que et change à chaque nouvelle expérience. Des
différences notables pourraient en résulter, même
entre des vrais jumeaux.
Pour étayer l’hypothèse que les gènes sauteurs
2. CE NEURONE (en vert) a été modifié génétiquement pour
produire des protéines fluorescentes lorsque des gènes sau- contribuent à la diversité cérébrale chez l’homme,
teurs se déplacent dans son génome. nous ne nous sommes pas contentés de compter les
éléments L1 dans l’ADN. Nous avons aussi cherché
un lien entre nos résultats et des événements visi-
qu’ailleurs, nous avons effectué des analyses postmor- bles, telles des maladies mentales. Les conséquences
tem chez l’homme. Nous avons compté le nombre d’élé- délétères sont plus faciles à mettre en évidence que
ments L1 présents dans les noyaux cellulaires des tissus les effets positifs.
cérébral, cardiaque et hépatique, et constaté qu’il En 2010, nous avons montré qu’une mutation
était beaucoup plus élevé dans le tissu cérébral que d’un gène nommé MeCP2 modifiait la rétrotranspo-
dans les deux autres. sition des éléments L 1 dans le cerveau. Or des
mutations de ce gène sont à l’origine de plusieurs
Des sauts de gènes maladies du cerveau, dont le syndrome de Rett, un
trouble grave du développement cérébral qui tou-
par milliers che presque exclusivement les filles. Il nous reste à
La plupart des rétrotranspositions ont dû se dérou- comprendre les mécanismes moléculaires et cellu-
ler lors du développement du cerveau. En effet, la laires de ces troubles. Chez les souris et les êtres
rétrotransposition semble nécessiter des divisions cel- humains atteints du syndrome de Rett, la mutation
lulaires – on ne l’a jamais observée dans des cellules du gène MeCP2 que nous avons identifiée entraîne
qui ne se divisent pas. Or dans le cerveau, les divi- la multiplication des insertions de L1 dans les neu-
sions s’arrêtent après la petite enfance, sauf dans les rones. Les gènes sauteurs seraient-ils responsables
régions progénitrices. Selon une étude réalisée notam- de certains des symptômes du syndrome de Rett ?
ment par Nicole Coufal, de notre laboratoire, chaque
neurone humain connaîtrait en moyenne 80 intégra-
tions d’éléments L1. Une telle fréquence entraîne une Un rôle dans
grande variabilité entre cellules chez une même per- la schizophrénie
sonne et entre individus.
L’activité des éléments L1 dans le cerveau humain
et l’autisme ?
a été confirmée en 2011 par Kenneth Baillie, de l’Ins- L’activité des éléments L 1 est aussi élevée dans
titut Roslin, près d’Édimbourg, en Écosse, et ses col- d’autres maladies cérébrales. Une analyse du cortex
lègues. Les chercheurs ont identifié 7 743 insertions frontal chez des sujets atteints de schizophrénie a
d’éléments L1 dans l’hippocampe et le noyau caudé révélé une augmentation du nombre de séquences L1
(une zone intervenant également dans la mémoire) par rapport à des personnes indemnes. On pense éga-
chez trois personnes décédées. lement que les éléments L1 interviennent dans des
Lors de son étude, l’équipe de l’Institut Roslin a troubles tels que l’autisme. La compréhension du rôle
fait une découverte inattendue: elle a trouvé environ que jouent les éléments mobiles dans les maladies
15 000 exemplaires d’une autre classe de rétrotrans- psychiques conduira peut-être à de nouvelles métho-
posons, les SINE (pour Short Interspersed Nuclear Ele- des de diagnostic, de traitement et de prévention.
ments, ou Élément nucléaire court et disséminé). Le Les études sur les gènes sauteurs dans le cer-
SINE le plus abondant, membre d’une famille nommée veau pourraient stimuler divers champs de recher-
Alu, n’avait jamais été observé dans le cerveau. che. Les généticiens du comportement suivent
Nous nous sommes alors demandé ce qui déclen- souvent des groupes de jumeaux identiques sur de
che l’activité des éléments L1. Comme la neuroge- longues périodes pour étudier les effets des gènes
nèse se déroule notamment dans l’hippocampe et et déterminer les contributions de l’environne-
qu’elle est stimulée par l’exercice physique, ce der- ment à des troubles tels que la schizophrénie. Les
nier est-il l’élément déclencheur des rétrotranspo- gènes sauteurs remodelant le génome après la

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période du développement embryonnaire, les vrais


jumeaux ne sont pas aussi génétiquement sembla-
bles qu’on l’admettait jusqu’à présent. Ce résultat
complique alors la tâche consistant à démêler la part
de l’inné et de l’acquis.
Une question subsiste : pourquoi l’évolution n’a-
t-elle pas détruit ces vestiges d’anciens virus, qui
risquent d’introduire des défauts génétiques fatals
dans nos cellules ? L’être humain a toujours subi les
attaques de parasites viraux et d’autres envahisseurs,
qui ont inséré leur génome dans celui de l’individu
attaqué. Nos ancêtres n’ont pas été capables d’éli-
miner totalement ces intrus, mais ils se sont adaptés
pour coexister avec eux : ils les ont rendus silen-
cieux grâce à différents mécanismes qui les ont fait
muter et les ont désactivés. Dans certains cas, l’inser-
tion de nouveaux éléments a été bénéfique. C’est l’une
des raisons pour lesquelles les cellules permettent
parfois, voire encouragent, le saut d’éléments L1 à
l’intérieur du génome, dans des conditions soi-
gneusement contrôlées.
Nous en apprendrons peut-être plus en analysant
pourquoi la réponse au stress de souris génétique-
ment identiques et élevées dans les mêmes conditions
varie à ce point. Les différences de comportement
observées présentent une distribution caractéristique
dans la population, dessinant une courbe en forme
de cloche. Cela suggère que les mécanismes à l’ori-
gine de cette variabilité sont aléatoires, comme sem-
blent l’être les sites d’insertion des rétrotransposons L1.
La nature aléatoire présumée des déplacements
des éléments L1 dans le génome évoque un mécanisme
de sélection naturelle, où les bénéfices des insertions
utiles sont supérieurs aux conséquences délétères
des autres. En jetant souvent les dés dans les cellules
neurales progénitrices de l’hippocampe, la nature opti-
mise la possibilité qu’émerge une population de
neurones adaptés aux tâches auxquelles le cerveau est
confronté. Un processus voisin a lieu lorsque l’ADN
des cellules immunitaires se réarrange, les conduisant
à produire de nouvelles gammes d’anticorps. Les mieux
adaptées à la lutte contre un agent pathogène sont
ensuite sélectionnées.
Les effets des insertions n’ont pas besoin d’être
importants ni de concerner un grand nombre de cel-
lules pour influer sur le comportement. Chez les
rongeurs, un changement dans les modalités d’acti-
vation d’un seul neurone suffirait à faire apparaître
une différence.
L’idée d’insertions utiles est étayée par la décou-
verte que la seule sous-famille d’éléments sauteurs
L1 active dans le génome humain est apparue il y a
environ 2,7 millions d’années, à une époque où nos
ancêtres ont adopté des outils en pierre. Les élé-
ments L1 pourraient donc avoir contribué à la construc-
tion de cerveaux inventifs, susceptibles de s’adapter
à des conditions environnementales et climatiques
changeantes. Ainsi, les rétrotransposons L1 auraient
bien participé à l’évolution de Homo sapiens. I

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Neurosciences [75


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Philosophie des sciences

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Poincaré et la rotation de la Terre


À l’aube du XXe siècle, Henri Poincaré se trouva malgré lui au cœur d’une polémique
sur la rotation de la Terre. La presse s’empara de l’affaire....
Jean-Marc GINOUX et Christian GERINI

J
usqu’à sa mort, le mathématicien et nant à cela, après dix années où il avait « Cela n’empêche pas que l’espace absolu,
physicien Henri Poincaré (1854-1912) marqué l’astronomie en remportant le Grand c’est-à-dire le repère auquel il faudrait rap-
a été cité, commenté, décrit, encensé prix du roi de Suède et de Norvège sur le porter la Terre pour savoir si réellement elle
ou critiqué dans la presse généraliste problème des trois corps en 1889 et publié tourne, n’a aucune existence objective. Dès
de toutes tendances (Le Matin, Le Temps, ensuite les trois volumes des Méthodes nou- lors cette affirmation : “ la Terre tourne ” n’a
Le Petit Parisien, La Presse, Le Figaro, La Croix, velles de la mécanique céleste. aucun sens, puisqu’aucune expérience ne
L’Humanité, etc.). Il y a également apporté Dans son exposé, il remettait en cause permettra de la vérifier; puisqu’une telle expé-
ses propres contributions, touchant un l’existence d’un espace absolu: «Il n’y a pas rience ne pourrait être ni réalisée, ni rêvée
large public sur des sujets qui lui tenaient à d’espace absolu et nous ne concevons que par le Jules Verne le plus hardi, mais ne peut
cœur, ou se défendant d’attaques et de des mouvements relatifs ; cependant on être conçue sans contradiction; ou plutôt ces
récupérations dont il faisait l’objet. À la lecture énonce le plus souvent les faits mécaniques deux propositions : “ la Terre tourne ”, et : “ il
de ces articles, un autre Poincaré apparaît: comme s’il y avait un espace absolu auquel est plus commode de supposer que la Terre
le savant tel qu’il était perçu dans l’espace on pourrait les rapporter. » Puis, il ajoutait : tourne ”, ont un seul et même sens ; il n’y a
public de son vivant, le référent répondant à rien de plus dans l’une que dans l’autre.»
des questions scientifiques ou non, l’homme Cette dernière phrase engendra vite des
blessé se défendant face à de fausses inter- polémiques entre spécialistes au sein des
prétations de son œuvre, l’homme engagé, réunions de la Société philosophique de
aussi, par exemple sur des questions d’édu- France créée quelques mois après le congrès
cation et de programmes scolaires. Parmi les de Paris : elles impliquèrent Poincaré lui-
événements les plus marquants de sa vie, il même, bien sûr, et face à lui le philosophe
en est un qui a fait couler beaucoup d’encre Édouard Le Roy, mais aussi le mathémati-
dans la presse: une longue polémique sur la cien Georges Lechalas et d’autres savants
rotation de la Terre. qui refusaient de rejeter le principe newto-
nien de l’existence d’un référentiel absolu.
La presse généraliste n’en fit pas un écho
Une polémique naît précis. Tout au plus y découvre-t-on des
Cette polémique ne prit pas naissance articles dubitatifs, tel celui paru dans le Jour-
dans le milieu scientifique, mais dans le milieu nal des débats politiques et littéraires du
philosophique au sein duquel Poincaré s’était 10 novembre 1900: «M. Poincaré a soutenu
imposé en parallèle de son parcours scien- sur les vérités scientifiques une thèse fort
tifique. Tout commença pendant l’Exposition originale. Les vérités scientifiques ne seraient
universelle de Paris, début août 1900. Alors pas vraies à l’ancien sens du mot, en ce sens
que s’étalaient sous les yeux d’un public ébahi qu’elles se conformeraient à une nature des
les progrès de la science et de la technique, choses, elles sont de simples arrangements
Ch. Gerini

se tenait le Congrès international de philo- conventionnels, que l’esprit préfère à d’autres,


sophie organisé par le philosophe Émile Bou- pour de simples raisons de commodité. Que
1. CONTRARIÉ que l’on ait mal interprété ses
troux, beau-frère de Poincaré. Ce dernier était propos sur la rotation de la Terre, Poincaré, ici
la terre tourne autour du soleil, cette thèse
invité à y présenter ses idées sur les prin- photographié au début du XXe siècle, dédica- n’est pas plus vraie que la thèse inverse ; elle
cipes de la mécanique lors de la session çait son portrait de la phrase attribuée à Gali- est seulement plus commode et plus simple.
Logique et histoire des sciences. Rien d’éton- lée : « E pur si muove » (Et pourtant elle tourne). Voilà qui renverse toutes nos idées. »

78] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Regards

En 1902 et 1903, plusieurs événements


indépendants portèrent cette polémique dans
l’espace public. Le premier fut la réédition très
médiatisée, en 1902, de l’expérience du pen-
dule de Foucault au Panthéon et le deuxième,
la publication concomitante de La science et
l’hypothèse, le premier (et le plus connu) des
trois ouvrages de philosophie des sciences
que Poincaré publia de son vivant. Le der-
nier événement est la condamnation en 1903,
par l’Église, de l’abbé Alfred Loisy (1857-1940).

La réinstallation du
pendule de Foucault
Le 14 juin 1902, le journal Le Temps annon-
çait la réinstallation du pendule de Foucault
au Panthéon, à l’initiative de Poincaré et de
l’astronome Camille Flammarion. L’inaugu-
ration eut lieu le 22 octobre 1902 en pré-
sence de M. Chaumié, ministre de l’Instruction
publique. Trois jours plus tard, le quotidien La
Croix proposa, dans une rubrique intitulée
Causerie scientifique, une explication détaillée 2. QUATRE ANS APRÈS AVOIR EXPOSÉ SES RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES sur la rotation
de l’expérience ainsi qu’une illustration de la Terre, Poincaré s’exprima à nouveau sur le sujet en envoyant une lettre à Flammarion,
(voir la figure 4). que le journal Le Matin reproduisit le 7 mai 1904 (ci-dessus). Il espérait ainsi mettre fin
aux multiples détournements et récupérations dont il avait fait l’objet.
Le chroniqueur scientifique, Somsoc, com-
mençait ainsi son article: «Sous l’action de
la pesanteur, le pendule, écarté de la verti- de la discorde: des étoiles suffisamment éloi- d’observer les astres, nous pourrions, néan-
cale, y reviendra par une série d’oscillations gnées pour sembler immobiles, telles l’Étoile moins, conclure que la terre tourne ; nous
successives s’effectuant dans un plan fixe, polaire ou Bêta du Centaure, étaient-elles en serions avertis par son aplatissement, ou
puisqu’aucune force n’agit pour changer ce immobiles de façon absolue ou relative? bien encore par l’expérience du pendule de
plan, et comme la terre tourne au dessous du Peu après la réinstallation du pendule au Foucault. Et pourtant, dans ce cas, dire que
pendule, le plan d’oscillation de ce dernier Panthéon, La science et l’hypothèse fut pré- la terre tourne, cela aurait-il un sens ? S’il
paraîtrait tourner relativement à la terre en senté à l’Académie des sciences et à la Société n’y a pas d’espace absolu, peut-on tourner
sens contraire de la rotation, c’est-à-dire dans astronomique de France. Dans un chapitre sans tourner par rapport à quelque chose,
le même sens que la sphère céleste et cela intitulé Le mouvement relatif et le mouvement et d’autre part comment pourrions-nous
en 24 heures. En visant une étoile située dans absolu rédigé à partir de son intervention au admettre la conclusion de Newton et croire
le plan d’oscillation, le pendule ne la quittera congrès de 1900, Poincaré, reprenant sa à l’espace absolu ? »
donc pas, tant que durera l’expérience [...] Le phrase sur la Terre qui tourne, réaffirmait la La question occupa donc les spécialistes
plan d’oscillation n’est pas un objet matériel... non-existence d’un espace absolu. et, même si les débats étaient vifs, ils por-
Il appartient à l’espace, l’espace absolu.» Pour certains, Poincaré se contredisait, taient sur des problèmes classiques liés à
Débuta alors la seconde polémique entre puisqu’il participait à une expérience visant la philosophie des sciences : la place des
spécialistes. Ceux qui pensaient que l’expé- à prouver la rotation de la Terre tout en publiant conventions, la validité et la « commodité »
rience de Foucault ne prouvait rien s’en pri- un texte où il affirmait que rien ne permet- des modèles retenus, la question de la preuve
rent à Flammarion. L’étincelle qui remit le tait d’en être assuré en l’absence de réfé- empirique, etc. Mais c’était sans compter sur
feu aux poudres fut un article anonyme signé rentiel absolu. D’autant que son texte prêtait le contexte idéologique et politique de
d’«un polytechnicien sceptique». Paru dans à confusion, semblant tout à la fois accep- l’époque, en particulier sur le débat concer-
L’Illustrationdu 29 novembre 1902, il fut repro- ter les preuves de la rotation de la Terre autour nant la séparation de l’Église et de l’État, et
duit début 1903 dans le Bulletin de la Société de son axe et se demander si cette rotation celui sur l’instruction publique ou privée.
astronomique de France avec une réponse a un sens : « Si le ciel était sans cesse cou- Dans ce cadre, parallèlement à la dernière
de Flammarion. Une question était au cœur vert de nuages, si nous n’avions aucun moyen phase de l’Affaire Dreyfus, une autre affaire

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Regards

engendra une vive controverse entre catho- Libre Parole du 9 janvier 1904, où le fon- Il est important ici de souligner la confu-
liques et laïques début janvier 1904. L’abbé dateur de ce journal politique antisémite, sion alors présente dans les esprits : on
Loisy, théologien exégète de l’Église, avait Édouard Drumont, répondit à Harduin en mélange la rotation diurne de la Terre autour
publié en 1902 un ouvrage intitulé L’Évangile ces termes, convoquant fort peu à propos de son axe, la révolution annuelle autour du
et l’Église dans lequel son approche histo- Poincaré et ses écrits : Soleil, le pendule de Foucault, le procès de
rique et philologique des textes de la Bible « Des journalistes en quête d’un thème Galilée... Mais nulle mention, par exemple, des
remettait en cause un certain nombre de pour une chronique, comme notre confrère expériences d’interférométrie menées
dogmes de l’Église. La condamnation de cet Harduin, qui a pris la tâche d’amuser les lec- de 1881 à 1887 par Albert Michelson et Edward
ouvrage par décret du Saint Office en teurs du Matin, ne perdent pas cette occa- Morley, qui n’avaient pas permis de démon-
décembre 1903 suscita l’émotion; l’anathème sion de faire solennellement la leçon à trer le mouvement relatif de la Terre par rap-
envenima le débat, qui se transforma vite l’Église ; ils sortent immédiatement Gali- port à l’éther, ce fluide hypothétique emplissant
en une opposition entre l’Église et la science. lée : “ Vous voyez, s’écrie M. Harduin, quel l’espace, support de la propagation de la
contraste entre la science et l’Église! L’Église lumière et considéré comme un repère absolu.
La presse s’emballe condamne Galilée ; la science dès qu’un fait La réponse de Drumont incita un jour-
nouveau lui est démontré, s’incline et recon- naliste du Figaroà amplifier la polémique dans
Alors que Le Matin du 28 décembre 1903 nait ses erreurs passées. ” un article publié le 2 février 1904 et intitulé
consacrait sa une à la mise à l’index de L’argument aurait quelque valeur si la Tournons-nous?: «C’est un problème qui n’a
l’ouvrage de l’abbé Loisy et aux raisons de science était arrivée à une certitude quel- peut-être pas beaucoup d’actualité; mais enfin
sa condamnation, un entrefilet intitulé conque, alors qu’en réalité, elle en est tou- nous voudrions bien savoir à quoi nous en
Propos d’un Parisien, rédigé par le journa- jours aux conjectures et aux hypothèses. Il tenir.» Dès lors, cette remise en cause de la
liste d’opinion Henri Harduin, relança la polé- n’est pas démontré du tout que la Terre tourne, rotation du globe déchaîna les chroniqueurs,
mique sur la rotation de la Terre et la porta comme le prétendait Galilée, et qu’elle ne soit tel André Beaunier qui la reprit dans le Jour-
dans un champ idéologique que Poincaré pas le centre du système planétaire. M. Har- nal des débats politiques et littéraires du
n’avait pas anticipé. Ce chroniqueur utilisait duin, qui n’est pas plus savant que moi, affirme 23 mars 1904 (voir la figure 3b). Le lende-
la condamnation de Loisy pour mettre en imperturbablement que la terre tourne; mais main, le chroniqueur scientifique François
lumière l’immobilisme de l’Église, opposé à M. Poincaré, qui est, à l’heure actuelle, le Peudefer signait un long article intitulé La Terre
la perpétuelle et saine remise en question premier des géomètres physiciens français tourne-t-elle?dans lequel il rappelait au grand
de la science par elle-même (voir la figu- et qui est probablement plus instruit que public toutes les preuves tangibles de la rota-
re 3a). L’article produisit une réaction en M. Harduin et que moi, n’a nullement ce ton tion diurne de la Terre tout en faisant l’histo-
chaîne dans la presse. Tout d’abord dans La affirmatif qui est celui des demi-ignorants.» rique de la polémique. Une semaine plus tard,

a a b

3. UN ARTICLE DU CHRONIQUEUR Henri Harduin dans aux sciences. On lui rétorqua, en invoquant Poincaré, que elle? La question devint même idéologique, comme le
Le Matindu 28 décembre 1903 mit le feu aux poudres (a). la science n’aboutit à aucune certitude, puisque même souligna avec humour un chroniqueur du Journal des
Il dénonçait l’immobilisme de l’Église en la comparant la Terre pourrait ne pas tourner. Alors, la Terre tourne-t- débats politiques et littéraires le 23 mars 1904 (b).

80] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Regards

Le Petit Parisienproposait sous le même titre


un article de Jean Frollo dans lequel Poin-
caré se trouvait de nouveau impliqué.

Poincaré agacé,
mais peu convaincant
Poincaré intervint alors. Il rédigea une lettre
ouverte adressée à Flammarion intitulée
La Terre tourne-t-elle ?, publiée dans le Bul-
letin de la Société astronomique de France
de mai 1904 et reproduite dans le journal
Le Matin du 7 mai 1904 :
« Je commence à être un peu agacé de
tout le bruit qu’une partie de la presse fait
autour de quelques phrases tirées d’un de
4. L’EXPÉRIENCE DU PENDULE DE FOUCAULT, réinstallée au Panthéon à l’initiative de Poincaré et
mes ouvrages – et des opinions ridicules de Flammarion, démontre que la Terre tourne (illustration parue dans La Croix le 25 octobre 1902).
qu’elle me prête. Les articles auxquels ces
phrases sont empruntées ont paru dans une
revue de métaphysique [...]. Je parlais le lan- Malgré l’intervention de Poincaré, la polé- LES AUTEURS
gage de la métaphysique moderne. Dans le mique perdura quelques temps encore : le
Jean-Marc GINOUX est maître
même langage, on dit couramment “Les deux contexte idéologique dans lequel elle s’exer- de conférences en mathématiques
phrases le monde extérieur existe, et il est çait se passait fort bien de ses explications et en histoire des sciences
commode de supposer que le monde exté- et justifications de scientifique. Revenant à l’Université de Toulon.
rieur existe, n’ont qu’un seul et même sens. ” sur la question dans La valeur de la science Christian GERINI est maître
La rotation de la Terre est donc certaine, en 1905, Poincaré prit la précaution de mieux de conférences en philosophie
précisément dans la même mesure que l’exis- préciser sa pensée, une fois l’accalmie reve- et histoire des sciences
tence des objets extérieurs. Je pense qu’il y nue. Mais cette polémique le poursuivit et des techniques dans la même
université (laboratoire i3M)
a là de quoi rassurer ceux qui auraient pu être jusqu’à la fin de sa vie, en particulier lorsqu’il et membre du GHDSO, à Orsay.
effrayés par un langage inaccoutumé. Quant fut élu à l’Académie française en 1908. En
aux conséquences qu’on a voulu en tirer, il témoignent alors d’autres articles, dont une
est inutile de montrer combien elles sont virulente attaque contre les philosophes et
 À ÉCOUTER
absurdes. Ce que j’ai dit ne saurait justifier les scientifiques rédigée par un évêque à Jeudi 5 juillet, Christian Gerini
les persécutions exercées contre Galilée, la une du journal Le Matin du 20 février. et Jean-Marc Ginoux reviendront
sur la polémique et évoqueront
d’abord parce qu’on ne doit jamais persécu- La Revue Illustréedu 5 avril 1908 consa- Poincaré à travers la presse
ter même l’erreur, ensuite parce que même cra quant à elle un long dossier à Poincaré de l’époque dans une émission
au point de vue métaphysique, il n’est pas pour marquer son élection à l’Académie. Il de La marche des sciences
faux que la Terre tourne, de sorte que Gali- est en partie composé d’extraits d’une inter- consacrée à Poincaré,
sur France Culture de 14h à 15h.
lée n’a pu commettre d’erreur. view qu’il y accorde au journaliste et dans www.franceculture.com
Cela ne voudrait pas dire non plus qu’on laquelle il rassure encore une fois le public
peut enseigner impunément que la Terre profane : la Terre tourne !
ne tourne pas, quand cela ne serait que parce Une dernière référence témoigne de la  BIBLIOGRAPHIE
que la croyance à cette rotation est un ins- trace laissée en lui par cet épisode. Dans J.-M. Ginoux et Ch. Gerini,
trument aussi indispensable à celui qui veut l’ouvrage Ce que disent les choses, qui Poincaré : Une biographie au(x)
penser savamment, que l’est le chemin de rassemble des textes publiés en 1910 dans quotidien(s), Ellipses, 2012.
fer, par exemple, à celui qui veut voyager vite. une revue pour enfants, Poincaré revient Ch. Gerini, Henri Poincaré. Ce que
Quant aux preuves de cette rotation, elles sur le mouvement des planètes et des disent les choses. Quand Henri
sont trop connues pour que j’insiste. Si la étoiles, et la rotation de la Terre. Une phrase Poincaré écrit pour les enfants,
Hermann, 2010.
Terre ne tournait pas sur elle-même, il fau- y rappelle ses réflexions: «Un seul des mou-
drait admettre que les étoiles décrivent, en vements apparents est réel, la Lune tourne H. Poincaré, La science
24 heures, une circonférence immense, que réellement autour de la Terre ; c’est elle en et l’hypothèse, Flammarion,
1902 (rééd. 1968).
la lumière mettrait des siècles à parcourir. » effet qui est la plus petite. » I

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

L’accrochage des tableaux


Comment accrocher un tableau avec n clous et une ficelle, de façon à ce qu’en enlevant
n’importe lequel des clous, le tableau soit libéré et glisse vers le sol ?
Jean-Paul DELAHAYE

P
lantez deux clous. Accrochez à Pour vous persuader qu’en enlevant un dues à la curieuse propension qu’ont les
ces deux clous un tableau de la seul des deux clous, le tableau sera libéré et ficelles à faire des nœuds. Tester des tra-
façon la plus simple et la plus glissera jusqu’au sol, observez la figure du bas jets de la ficelle pour en découvrir qui ont
naturelle. Si l’un des clous tombe, ci-dessous ou faites l’essai avec une ficelle. On la propriété recherchée demande une grande
la corde (et donc le tableau) reste accrochée peut trouver cette solution par tâtonnements. longueur de ficelle et beaucoup de patience.
à l’autre (voir la figure du haut ci-contre). Il Il existe cependant une méthode qui conduit L’étude deviendra impossible quand vous
va donc de soi (pour un mathématicien...) sans hésitation à la solution et à la solution de envisagerez plus de quatre clous.
de se demander : est-il possible de dispo- la généralisation suivante que nous nomme- Heureusement, l’algèbre va nous secou-
ser la corde autour des deux clous de façon rons Le problème des n clous: «Disposer la rir. L’idée, due à Neil Fitzgerald, d’un rapport
que, si l’un quelconque des deux clous dis- corde de soutien du tableau autour de n clous entre le problème des n clous et la manipu-
paraît, le tableau tombe ? Nous nommerons lation des expressions représentant des
ce montage Podger, en hommage à l’illustre éléments du «groupe libre» (nous précise-
accrocheur de tableau de Jerome K. Jerome rons ce que c’est) permet de se poser d’autres
qui faisait toujours tomber son tableau (voir questions et de les résoudre (voir l’encadré4).
l’encadré 3). Ce problème est analogue à un
montage de type fail-safe dans l’industrie :
si un organe est défaillant, l’ensemble de la
Le groupe libre à l’aide
machine s’arrête. Le groupe libre de générateurs G est un sys-
Une équipe aux États-Unis a étudié ce pro- tème de calcul utile dans plusieurs domaines
blème d’accrochage de tableau, à la frontière mathématiques, en particulier en topolo-
des mathématiques récréatives, de la topo- gie algébrique, la discipline mathématique
logie algébrique et de l’algorithmique. Elle qui, au moyen de l’algèbre, classe les nœuds
est composée de Erik Demaine, Martin et les surfaces. L’ensemble G des généra-
Demaine et Ronald Rivest (le R du système teurs est, par exemple, constitué de trois
de cryptage RSA) du MIT, Yair Minsky, de l’Uni- éléments x, y etz; on associe à chaque géné-
versité de Yale, Joseph Mitchell, de l’Université rateur un double x’, y’, z’. Leur ensemble
Stony Brook, et Mihai Patrascu, des Labora- est noté G’. On convient alors que toute
toires ATT de Florham Park. expression composée d’une suite finie de
La première mention de l’énigme de l’ac- symboles pris dans G ou dans G’ désigne un
crochage d’un tableau remonte à 1997. élément du groupe libre. La suite vide,
Elle est le fait de A. Spivak qui posa son de façon que si l’un quelconque des n clous composée de zéro élément, se note 1 et,
casse-tête dans la revue Quantum consa- disparaît, la pesanteur fasse glisser le tableau bien évidemment, 1s = s1 = s pour tout
crée aux divertissements mathématiques. en le libérant des clous restants.» élément s du groupe libre.
Depuis, un grand nombre de variantes du Avant de lire la suite, vous pouvez recher- Deux exemples d’éléments du groupe
petit problème ont imposé la mise au point cher la solution avec trois clous, puis quatre, libre de générateurs x, y, zsont s= xyxx’y’z’z
d’outils généraux que les mathématiques etc., et imaginer un procédé pour n clous. et r = z z z z y x’ x y’ z’. Les expressions
ont su découvrir, ce qui les a conduites à de Résoudre la question comme un exercice ainsi construites se simplifient parfois, mais
beaux théorèmes... pas tous faciles ! de travail manuel conduit à des difficultés, la seule et unique façon de le faire est, par

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Regards

x Y z x Y z x Y z

x'yy'xz x'xz z

x Y z x Y z
Clou x enlevé

BLOCAGE

y’yyzyz’ yzyz’ ≠ 1

x Y z x Y z x Y z

LIBÉRATION DU TABLEAU

xy’xyyx’zyz’x’ xxx’zz’x’ = xxx’x’ xxx’x’ = xx’ = 1


Clou y enlevé

Clou z enlevé x Y z x Y z

Le tableau tombe si on enlève


Dessins de Francesco De Comité

le clou y, mais pas si on enlève


x = un tour de ficelle dans le sens le clou x ou le clou z.
des aiguilles d’une montre BLOCAGE
xy’xyyx’yx’ ≠ 1
autour du clou x
x’ = un tour dans l’autre sens

1. SIMPLIFICATION DES PARCOURS DE FICELLE. Le parcours l’effet de l’élimination du clou y, on retire tous les y et y’ de la formule
x’ y y’ x z (A) se simplifie en x’ x z, puis en z, ce qui signifie qu’en tirant du parcours et on simplifie. Ici, x y’ x y y x’ z y z’ x’ donne x x x’ z z’ x’,
sur la ficelle placée pour suivre le parcours x’ y y’ x z, on obtient le qui donne x x x’ x’, puis x x’, puis 1. Si on enlève le clou y, le tableau
parcours z. Quand la formule associée à un parcours se simplifie tombe, mais si on enlève le clou x, le tableau reste accroché : l’élimi-
totalement, un tableau accroché avec une ficelle suivant ce parcours nation des x donne y’ y y z y z’ qui se simplifie en y z y z’, qui ne se
tombe quand on tire sur la ficelle. Voyons l’effet de l’élimination d’un simplifie plus. Si on enlève le clou z, le parcours x y’ x y y x’ z y z’ x’ donne
clou sur le parcours de ficelle x y’ x y y x’ z y z’ x’ (B). Pour déterminer x y’ x y y x’ y x’ qui ne se simplifie plus : le tableau reste accroché.

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Regards

définition du groupe libre, de repérer une inverse, alors en tendant la ficelle (sans Nous sommes maintenant armés pour
lettre et son double côte à côte et de les déplacer ou enlever de clou), le parcours transformer le problème général à n clous
supprimer : x x’ = x’ x = 1. de la ficelle se simplifie et fait disparaître x x’. en un petit problème algébrique que nous
Lorsqu’on a ainsi supprimé une paire de Grâce au groupe libre et aux simplifica- pourrons traiter sans emmêler de ficelles.
symboles, il se peut qu’en apparaisse une tions opérées, on saura si un tableau va tenir
autre du même type qu’on simplifiera à nou- quand on l’accroche à une série de clous
veau, etc. Par exemple, xy’xx’yz’z = xy’yz’z en faisant faire à la ficelle un parcours, aussi
Le montage Podger
=xz’z=x.On a d’abord simplifié xx’, puis y’y, compliqué soit-il, autour des clous. Si l’on a un parcours autour de trois clous
et enfin z’z. L’élément du groupe libre, même On suit le parcours de la ficelle en écri- x, y et z, par exemple x y’ x y y x’ z y z’ x’ et
s’il semblait plus compliqué, était en fait x. vant sa formule, une suite de symboles x, y, qu’on enlève un clou, par exemple y, com-
Toute suite de symboles pris dans G etG’ z,..., x’, y’, z’,... On simplifie l’expression en ment savoir si le tableau glisse au sol ?
désigne un élément du groupe libre de géné- faisant disparaître autant que c’est possible C’est très simple : il suffit de retirer tous
rateurs G. Lorsqu’il n’existe plus aucune sim- les xx’, x’x, yy’, y’y, zz’, z’z, etc. S’il ne reste les y et y’ de l’expression algébrique du par-
plification possible, l’élément est dit « sous plus rien à la fin du calcul, c’est que le tableau cours de la ficelle, et de simplifier ce qui reste
sa forme canonique». Si deux éléments n’ont tombera (c’est un montage Podger); s’il reste autant que possible (voir l’encadré1). Le pro-
pas la même forme canonique, ils sont consi- quelque chose d’impossible à simplifier, c’est blème des n clous est maintenant devenu
dérés différents. Notons que l’on n’est pas que le tableau restera accroché. Les lettres purement symbolique. Il consiste à trouver
autorisé à permuter les symboles présents présentes dans la formule simplifiée indi- une expression s (un élément du groupe libre
dans une expression : dans le groupe libre à quent les clous qui porteront le tableau. de générateurs x1, x2,..., xn) telle qu’elle ne se
deux générateurs x et y, l’élément x y n’est simplifie pas en 1 (il ne faut pas que le tableau
pas égal à y x. tombe au sol quand tous les clous sont pré-
sents) et qui se simplifie en 1 quand on enlève
Un parcours de ficelle l’un des clous, x1, ou x2,..., ou xn.
Il devient immédiat que la solution la
pour chaque formule plus courte au problème des deux clous
La mise en relation des figures faites d’une comporte quatre symboles : x y x’ y’ (ou
ficelle passant autour de clous plantés dans x y’ x’ y, ou x’ y x y’, ou x’ y’ x y, ou y x y’ x’,
un mur avec les éléments du groupe libre ou y’ x y x’, ou y x’ y’ x, ou y’ x’ y x).
est l’outil idéal pour résoudre les problèmes L’expression ne se simplifie pas et l’on
d’accrochage de tableaux. Pour ce faire, on voit que la suppression du clou x donne 1,
associe un générateur à chaque clou planté de même que la suppression du clou y (voir
dans le mur. S’il y a trois clous, on choisit le dessin ci-contre). Il existe une infinité
par exemple de les noter x, y et z. d’autres solutions au problème des deux
Chaque parcours d’une ficelle autour clous dont voici l’une d’elles, xxyyx’yx’y’y’y’,
des clous est associé à un élément du groupe qui est bien sûr inutilement compliquée.
libre, c’est-à-dire à une suite de symboles Grâce à sa traduction algébrique, par
x, y, z, x’, y’, z’ de la manière suivante. On tâtonnements – j’ai réellement procédé
suit le trajet de la ficelle d’une extrémité à ainsi ! – on trouve assez vite une solution
l’autre. À chaque fois qu’elle fait le tour du au problème des trois clous. Je suis tombé
clou x dans le sens des aiguilles d’une sur celle-ci : x’ y’ z y x y’ x’ z’ x y. Vérifions-la.
montre, on écrit un x ; à chaque fois qu’elle Suppression du clou x :
fait le tour du clou x dans le sens inverse y’ z y y’ z’ y = y’ z z’ y = y’ y = 1.
des aiguilles d’une montre, on écrit un x’. Suppression du clou y :
On procède de même pour les clous y et z. x’ z x x’ z’ x = x’ z z’ x = x’ x = 1.
De cette façon, à chaque élément du Suppression du clou z :
groupe libre se trouve associé un parcours x’y’yxy’x’xy=x’xy’x’xy=x’xy’y=x’x=1.
de la ficelle autour des clous, et récipro- Examinons maintenant le problème avec
quement. L’opération de simplification n clous. Pour le résoudre, voici une méthode
x x’ = x’ x = 1 correspond à l’idée que si la générale qui fonctionne de proche en proche.
ficelle tourne autour du clou x dans le On imagine qu’on dispose d’une solution pour
sens des aiguilles d’une montre, puis immé- le problème à n clous , et on en construit
diatement après autour de x dans le sens une pour le problème à n + 1 clous. Comme

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Regards

2 . La s o l u ti o n d u p ro bl è m e à tro i s c l o u s
A
e problème consiste à trouver l’enroule-
L ment Podger de la ficelle tel que si l’on
enlève un clou, la ficelle est libérée et le tableau
tombe. Une fois ramené à l’algèbre, on trouve
assez vite, en tâtonnant, une solution au pro-
B
blème des trois clous. Par exemple celle-ci
(qui n’est pas unique) : x’ y’ z y x y’ x’ z’ x y.
Suppression du clou x (A) :
y’ z y y’ z’ y —> y’ z z’ y —> y’ y —> 1.
C

Dessins de Francesco De Comité


Suppression du clou y (B) :
x’ z x x’ z’ x —> x’ z z’ x —> x’ x —> 1.
Suppression du clou z (C) :
x’y’yxy’x’xy — > x’xy’x’xy — > x’xy’y —> x’x — >1.

3 . O n c l e Po d g e r a c c ro c h e u n ta bl ea u
l soulevait le tableau, et vlan ! Le tableau lui – Là, disait-il, comme offensé, voilà ce clou glissait, perdait l’équilibre, s’abattait sur le piano,
l échappait, et tombait par terre. La toile était
sortie du cadre. Mon oncle essayait de sauver
perdu ! (...)
On retrouvait le clou ; mais, dans l’intervalle,
produisant un curieux accord dissonant par la
soudaineté avec laquelle sa tête et son corps
le verre, le brisait, se coupait, sautillait par l’oncle avait égaré son marteau. avaient frappé vingt notes ensemble. (...)
toute la pièce, cherchant son mouchoir dans tous – Où est mon marteau ? criait-il. Qu’est-ce que Enfin, Podger marquait de nouveau la bonne
les coins et ne le trouvait pas, pour la bonne j’ai fait de mon marteau ? (...) place, posait dessus, de la main gauche, la pointe
raison qu’il était dans la poche du veston qu’il Nous retrouvions le marteau ; mais voilà du clou, prenait le marteau de la main droite.
avait enlevé. Mais où avait-il mis son veston ? qu’alors l’oncle ne retrouvait plus la marque qu’il Et, au premier coup, il s’écrasait le pouce, pous-
Il ne le savait plus ; il fallait que toute la mai- avait faite sur le mur, l’endroit exact où il fallait sait un grand cri, laissait tomber le marteau sur
sonnée, cessant de chercher après ses outils, se enfoncer le clou. Chacun de nous, à tour de les orteils de quelqu’un. (...)
mette en quête du veston, tandis qu’il allait et rôle, était invité à monter sur la chaise à côté Alors, nouvelle tentative. Au second coup, le
venait, affolé, barrant à chaque instant le pas- de lui, pour voir si d’autres yeux ne pourraient clou traversait le plâtre d’outre en outre, la moi-
sage à ceux qui l’aidaient. pas retrouver la place. Or, chacun la trouvait en tié du marteau aussi. Et l’oncle Podger suivait le
– Il n’y a donc personne ici, criait-il, qui sache un point différent. L’oncle, alors, nous traitait marteau, lancé contre le mur d’un élan presque
où j’ai mis mon veston ? Jamais je n’ai vu pareille d’idiots, l’un après l’autre, et nous disait de redes- suffisant pour lui écraser complètement le nez.
collection d’empotés ! (...) Il se levait, furieux, cendre, prenait sa règle, mesurait de nouveau, Il nous appartenait de ramasser la règle et
et l’on s’apercevait alors qu’il était assis sur ce trouvait qu’il lui fallait porter la moitié de la ficelle ; on faisait un nouveau trou ; vers minuit,
qu’il cherchait. trente et un pouces trois huitièmes à partir de enfin, le tableau était accroché, un peu de tra-
– Oh ! Vous pouvez vous dispenser de chercher l’angle de la pièce, cherchait à calculer cela de vers, il est vrai, et pas très solidement, peut-être.
davantage ! disait-il. Je l’ai trouvé. Je n’ai eu tête et devenait littéralement enragé. En revanche, à plusieurs mètres alentour, le
besoin de personne ! On ne peut compter que Chacun essayait de calculer mentalement, mur avait l’air d’avoir été ratissé. Tout le monde
sur soi ! (...) Après une demi-heure passée à le et tous arrivaient à des résultats différents et se était éreinté, mort de fatigue, l’oncle Podger
panser, à lui acheter un autre verre ; quand les moquaient les uns des autres; au milieu du tapage, excepté.
outils, l’escabeau, la chaise, la chandelle avaient l’oncle s’apercevait qu’il avait oublié la mesure. Voilà ! disait-il, mettant lourdement pied à
été apportés à pied d’œuvre, l’oncle faisait un On ne savait plus de quoi il fallait trouver la terre... sur le cor de la femme de ménage, et
nouvel essai, toute la famille (y compris la bonne moitié. Il ne restait plus qu’à recommencer. L’oncle considérant avec un orgueil évident le désordre
et la femme de ménage) faisant le cercle autour se servait, cette fois, d’un bout de ficelle ; mais dont il était la cause. Je sais beaucoup de gens
de lui, prête à lui rendre service. Deux personnes au moment où il se penchait, faisant avec la qui eussent dérangé un ouvrier au lieu de faire
étaient chargées de tenir la chaise ; une troisième verticale un angle de quarante-cinq degrés, et eux-mêmes une petite chose de rien du tout
l’aidait à monter, à se tenir dessus ; la qua- tâchant de toucher un point sur le mur, trois comme celle-là !
trième lui passait un clou, et naturellement, le empans au moins au-delà de ce qu’il était pos- Jerome K. Jerome,
laissait tomber. sible d’atteindre, la ficelle lui échappait, l’oncle Trois hommes dans un bateau, 1889

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Regards

4 . U n e l i ste d e d i x p ro bl è m es
Problème 1 (1 parmi 3). Quand on Problème 1 Problème 2
enlève un des trois clous x1, x2 ou x3, le
tableau tombe.
Problème 2 (2 parmi 3). Quand on
enlève un des trois clous x1, x2 ou x3, le
tableau reste accroché, mais si on enlève
deux clous (quelconques), il tombe.
Problème 3 (1+2). Quand on enlève 1 2 3 1 2 3
le clou x1, le tableau tombe. Quand on enlève S1 = x1x2x3x2’x3’x1’x3x2x3’x2’ S2 = x1x2x3x1’x2’x3’
x2 ou x3, il reste accroché. Quand on enlève
x2 et x3, il tombe. Problème 3 Problème 4
Problème 4 (1 parmi 4). Quand on
enlève un des quatre clous x1, x2, x3 ou x4,
le tableau tombe.
Problème 5 (2 parmi 4). Quand on
enlève un des quatre clous x, y, z ou t, le
tableau reste accroché, mais si on enlève
deux clous, il tombe.
1 2 3 1 2 3 4
Problème 6 (3 parmi 4). Quand on S3 = [x1, x2x3] = x1x2x3x1’x3’x2’ S4 = x1x2x1’x2’x3x4x3’x4’x2x1x2’x1’x4x3x4’x3’
enlève un ou deux des quatre clous x1, x2,
x3 ou x4, le tableau reste accroché, mais si Problème 5 Problème 6
on enlève trois clous, il tombe.
Problème 7 (2+2 parmi 2+2). Le
tableau est accroché à deux clous bleus et
deux clous rouges. Quand on enlève les deux
clous bleus ou les deux clous rouges, il tombe.
Quand on enlève un clou bleu et un clou
rouge, il reste accroché.
Problème 8 (1+2 parmi 2+2). Le 1 2 3 4 1 2 3 4
tableau est accroché à deux clous bleus S5 = [[x1x2,[x1x3,x1x4]],[x2x3,[x2x4,x3x4]]] S6 = x1x2x3x4x1’x2’x3’x4’
et deux clous rouges. Quand on enlève
un clou bleu, il tombe. Quand on enlève
Problème 7 Problème 8
les deux clous rouges, il tombe. Quand on
enlève uniquement un clou rouge (et pas
de bleu), il reste accroché.
Problème 9 (1+3 parmi 3+3). Le
tableau est accroché à trois clous bleus et
trois clous rouges. Quand on enlève un clou
bleu, il tombe. Quand on enlève les trois
clous rouges, il tombe. Quand on enlève uni- 1 2 3 4 1 2 3 4
quement un ou deux clous rouges (et pas S7 = [x1x2, x3x4] = x1x2x3x4x2’x1’x4’x3’ S8 = [S2, x3x4]
de bleu), il reste accroché. Problème 9 Problème 10
Problème 10 (1+2 parmi 3+3). Le
tableau est accroché à trois clous bleus et
trois clous rouges. Quand on enlève un clou
bleu, il tombe. Quand on enlève deux clous
Dessins de Francesco De Comité

rouges, il tombe. Quand on enlève uni-


quement un clou rouge (et pas de bleu), il
reste accroché.
Dans les réponses ci-contre, la nota- 1 2 3 4 5 6 1 2 3 4 5 6
tion [A, B] représente la formule ABA’B’. S9 = [S3,x4x5x6] S10 = [S3,x4x5x6x4’x5’x6’]

86] Logique & calcul © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Regards

on en connaît une pour le problème à 2 clous, et u, alors il tombe, et dans aucun autre cas L’ A U T E U R
on pourra amorcer la construction et résoudre (c’est-à-dire quand x ou y restent, et que x
petit à petit le problème pour 3, 4,..., n clous. ou z ou t restent, et y ou t ou u restent).
Soit s une solution au problème avec Est-ce possible? Oui, les six chercheurs
n clous. Notons s’la suite qui annule s: ss’=1 ont montré comment et leur résultat vaut
(s’ est l’« inverse » de s). C’est la suite de pour tout problème du même type, c’est-à-
symboles qu’on obtient en inversant l’ordre dire pour toute disjonction de conjonctions
des éléments de s, en ajoutant un « ’ » sur (sans négation) : (x 1 et ... et x i) ou
les lettres qui n’en ont pas et en supprimant (y1 et ... et yj) ou ... ou (z1 et ... et zk).
le « ’ » de celles qui en ont (par exemple : Par ailleurs, il est clair qu’on ne peut
(x y z’ x’ y)’ = y’ x z y’ x’). Si z se réfère au pas demander n’importe quoi. Il est par Jean-Paul DELAHAYE
est professeur à l’Université
(n + 1)-ième clou, alors la suite s z s’ z’ sera exemple impossible de disposer la ficelle pour de Lille et chercheur
une solution du problème pour n + 1 clous. que le tableau tombe si on enlève le clou x, au Laboratoire d’informatique
La formule permet de passer d’une solution mais pas si on enlève x et y. Cette condi- fondamentale de Lille (LIFL).
pour n clous à une solution pour n + 1 clous. tion, dite de monotonie, est en fait exacte-
En effet, si on enlève une lettre parmi ment celle qui assure qu’il y a une solution.
les n premières, s devient 1 (car c’est une Quand l’énoncé du problème est monotone
solution pour n clous), de même que s’. Il ne (autrement dit pas absurde), le problème
reste alors que z z’, qui se simplifie en 1. Si peut se réécrire comme une disjonction de
on enlève les z, alors szs’z’ devient ss’ qui conjonctions et admet donc une solution. En
devient1 aussi. Chaque suppression d’un clou clair : tous les cas où l’on peut raisonnable-
fait donc tomber le tableau au sol. C’est le mon- ment envisager qu’il y ait une solution sont
tage Podger que nous voulions. effectivement des cas où il y a une solution,
Appliquons cette méthode pour trouver et on sait la trouver.
la solution du problème des trois clous à On n’a pas fait le tour complet des pro-
partir de la solution du problème à deux clous blèmes d’accrochage de tableaux. D’autres
S2 = x y x’ y’. On a S2’ = y x y’ x’, et donc : S3 questions liées à la complexité des algo-
= S2 zS2’z’ = xyx’y’zyxy’x’z’. Ce n’est pas rithmes à mettre en œuvre pour résoudre
celle que nous avions trouvée par tâtonne- ces problèmes sont abordées. Certaines sont
ments, mais elle a la même longueur. La résolues et d’autres, comme c’est toujours
méthode décrite donne une solution au pro- le cas en mathématiques face à une problé-
blème des trois clous (et plus générale- matique riche, sont encore ouvertes et atten-
ment au problème des nclous). Cela n’interdit dent leur vainqueur. Voici deux des problèmes
pas bien sûr l’existence d’autres solutions. en attente de solution :
– La solution la plus courte (en nombre
Une ficelle à tout faire de symboles) pour traiter le problème
des n clous (enlever un des clous fait
De la même façon, on obtient la solution tomber le tableau) compte-t-elle moins de
du problème des quatre clous à partir de n2 symboles ?
celle pour trois clous : S 4 = S 3 t S 3 ’ t’ – Une ficelle autour de clous soute-
= x y x’ y’ z y x y’ x’ z’ t z x y x’ y’ z’ y x y’ x’ t’. nant un tableau étant donnée (par son par-
Une multitude d’autres problèmes d’ac- cours ou sa formule), existe-t-il un
 BIBLIOGRAPHIE
crochage sont envisageables (voir l’enca- algorithme polynomial permettant de E. Demaine et al., Picture-Hanging
dré4). Il se trouve que l’équipe de chercheurs connaître le plus petit ensemble de clous Puzzles, Proceedings of the 6th
International Conference on Fun
américains a réussi l’exploit de démontrer qui libère le tableau ? with Algorithms FUN 2012,
que tout ce qu’il est envisageable de deman- Lorsque vous visiterez la prochaine expo- Lecture Notes in Computer
der à une corde faisant tenir un tableau peut sition de peinture contemporaine de tableaux Science, Venice, Italy, June 4-6,
l’être. Voyons ce que cela signifie. monochromes (si, si, ça existe!) et que vous 2012. (http://arxiv.org/
pdf/1203.3602v1.pdf)
Imaginons que l’on souhaite accrocher vous ennuierez un peu, pensez à ces pro-
le tableau à cinq clous x, y, z, t, u de façon qu’il blèmes qui rendent le dos des tableaux plus A. Spivak, Brainteasers B 201 :
tienne, mais que si on enlève les clousxety, intéressants que leur face, et aux artistes Strange painting, Quantum,
page 13, mai-juin 1997.
ou les clous x et z et t, ou les clous y et t mathématiciens qui y travaillent. 

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Logique & calcul [87


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REGARDS

ART & SCIENCE

Van Gogh et les tournesols mutants


Certains des tournesols peints par Van Gogh à Arles ressemblent à des pompons.
Des généticiens viennent d’élucider les mécanismes qui expliquent cet aspect.
Loïc MANGIN

Je suis en train de peindre avec l’entrain senlit, pâquerette, artichaut...). Les fleurs fleur double. Les résultats sont conformes
d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse, de tournesols, nommées fleurons, sont aux lois qu’a définies Mendel au milieu du
ce qui ne t’étonnera pas, lorsqu’il s’agit de réunies sur des capitules (un réceptacle flo- XIXe siècle, quelque 20ans avant que Van Gogh
peindre des grands tournesols. ral charnu). Ainsi, ce que l’on nomme une ne peigne ses tournesols. Le caractère fleur
Van Gogh, Lettres à Théo. « fleur » de tournesol est en fait constitué double résulte de la mutation d’un seul gène
d’une multitude de fleurs vraies, les fleurons et elle est dominante. D’autres croisements

L
e 20 février 1888, Vincent Van serrés sur un capitule. Dans le tournesol com- ont mis en évidence une seconde mutation
Gogh (1853-1890) s’installe à mun (figure b), les fleurons de la périphérie du même gène, qui est récessive : elle se
Arles. En août de cette année, il sont ligulés, c’est-à-dire qu’ils sont dotés d’une traduit par des fleurons d’un genre particu-
peint sa première série des Tour- languette (la ligule, que l’on prend à tort lier:ils sont en forme de tube allongé et jaune,
nesols. Elle est constituée de quatre tableaux pour un pétale), tandis que ceux du centre et contiennent des organes reproducteurs
et sera complétée par trois autres en jan- sont tubulés, en forme de tube (figure c) : (voir les figures f et g). En d’autres termes, ils
vier 1889. À chaque fois, un bouquet de 3 à seuls ces derniers sont pourvus d’organes sont intermédiaires entre les fleurons ligulés
15 tournesols est placé dans un vase, sur reproducteurs. et ceux tubulés des tournesols communs.
un fond jaune ou bleu. Certains étaient Les généticiens ont identifié le gène
destinés à décorer la chambre de Paul Le gène muté dans en cause et l’ont séquencé : il s’agit du
Gauguin, qui rejoint le peintre néerlandais gène HaCYC2c qui code un facteur de trans-
en octobre1888. D’ailleurs, dans une de ses les tournesols en pompons cription, c’est-à-dire une protéine qui favo-
œuvres, Gauguin a représenté Van Gogh
en train de peindre un bouquet de tourne-
participe au contrôle rise l’expression d’autres gènes. La famille
du gène HaCYC2c participe au contrôle de la
sols. Peut-être Vase avec cinq tournesols, le de la symétrie florale. symétrie florale. Dans le cas des fleurs
tableau de la série qui fut détruit au Japon, doubles, la mutation consiste en l’insertion
en 1945, après un raid aérien. Les tournesols en pompons sont des d’un nucléotide dans le promoteur du gène,
À chaque fois, les tournesols sont mon- fleurs doubles. Dans ses Lettres écrites de celui-ci s’exprimant alors de façon anormale
trés à différentes étapes de leur vie, de la flo- la montagne, en 1764, Jean-Jacques Rous- dans les fleurons centraux. Dans le second
raison jusqu’au flétrissement. Mais ils se seau décrit le phénomène: «La fleur double cas, la mutation résulte de l’insertion de
distinguent aussi par leur morphologie. En est celle dont quelqu’une des parties est mul- transposons (des gènes mobiles) dans le
effet, certains ressemblent à des pompons ! tipliée au-delà de son nombre naturel [...]. gène lui-même et interdit son expression
Par exemple, sur le tableau conservé à la Natio- Ce mot de fleur double ne marque pas dans dans tous les fleurons.
nal Gallery, à Londres, on en compte sept le nombre des pétales une simple duplica- Ce dernier type de tournesols est absent
(voir la figure a, page ci-contre). John Burke, tion, mais une multiplication quelconque. » des tableaux de Van Gogh. N’en a-t-il pas trou-
de l’Université de Géorgie, à Athens, aux États- Dans les fleurs doubles de tournesol (figured), vé? Les trouvait-il peu esthétiques? Ni l’his-
Unis, et ses collègues se sont intéressés aux au moins plusieurs rangs sinon la totalité des toire ni les Lettres à Théo ne le disent. I
bases génétiques de cet aspect. fleurons tubulés dans le type commun, dit
Avant de décrire leurs résultats, détail- sauvage, sont ligulés (figure e). L’équipe de
lons l’anatomie d’un tournesol (Helianthus J.Burke a voulu comprendre les mécanismes M. Chapman et al., Genetic analysis of floral
annuus). Il appartient à la famille des Asté- qui expliquent ces fleurs doubles. symmetry in Van Gogh’s sunflowers reveals
independant recruitment of CYCLOIDEA genes
racées (anciennement Composées), la plus Ils ont commencé par croiser des tour- in the Asteraceae, PLoS Genetics, vol. 8(3),
grande du règne végétal (topinambour, pis- nesols de type sauvage avec d’autres de type e1002628, 2012.

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Regards

© Gustavo Tomsich/CORBIS

b d f c Fleuron ligulé
e g
Fleurons tubulés
PÉRIPHÉRIE
CENTRE

Fleurons ligulés

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Art & science [89


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y q

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Plus vite que le vent


Certains véhicules à propulsion éolienne remontent le vent de face...
et, en vent arrière, vont plus vite que lui !
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

L
e vent arrière qui gonfle et nant, gagne du terrain par rapport à cette force de réaction. En vertu des lois de Cou-
pousse les voiles d’un bateau dernière (voir la figure 1). Comment cela lomb, si le yo-yo ne glisse pas, cette force
le propulse sur les flots sans est-il possible ? ne dépend que du poids du yo-yo et du coef-
jamais l’entraîner au-delà de sa Si l’on tenait le yo-yo par son axe cen- ficient de frottement avec le sol, et sa
propre vitesse. Pour aller plus vite que le tral, la moindre traction sur la ficelle la dérou- composante horizontale est de sens opposé
vent, les voiliers, chars à voile compris, doi- lerait. La rotation du yo-yo résulterait dans à la force exercée. Comme le rayon du disque
vent changer d’allure et prendre le vent de ce cas du moment de la force exercée. Mais du yo-yo est plus grand que son moyeu, le
travers, « au largue » comme disent les au sol, il ne faut pas oublier le moment de la moment de la réaction peut être, par un effet
marins, ou « au près » si l’on veut de levier, supérieur au moment de la
remonter le vent. Mais ce n’est pas traction exercée et de sens opposé.
une fatalité dictée par les lois de la La conséquence est que le yo-yo
physique. En effet, d’ingénieux méca- remonte le long de la ficelle, qui s’en-
Réaction Vitesse de la main
nismes permettent à des véhicules verticale roule sur le moyeu : le yo-yo rattrape
de tirer l’énergie du vent pour l’af- Vitesse du yo-yo la main qui le met en mouvement !
fronter de face ou pour aller plus Pour nous rapprocher de la situa-
vite que lui en se déplaçant exacte- tion éolienne, oublions la ficelle et
ment dans le même sens ! Ces engins Traction construisons un petit véhicule à quatre
Poids
ne sont pas mus par des voiles, mais Frottement roues, dont les deux roues arrière sont
par des hélices. Comment fonction- plus écartées de l’axe central que les
nent-ils et quelles vitesses pour- roues avant. Couplons l’essieu du train
raient-ils atteindre ? avant et celui du train arrière au
moyen d’une chaîne reliant deux
Un peu comme pignons de tailles différentes, choi-
sis afin que la vitesse de rotation
un yo-yo des roues arrière soit plus rapide que
Dessins de Bruno Vacaro

Dépasser le vent en propulsion celle des roues avant, par exemple


éolienne est contre-intuitif. Mais un k fois plus rapide, pour retrouver l’ef-
phénomène analogue peut être fet de levier précédent.
constaté avec un simple yo-yo, ou Plaçons ce drôle de véhicule à che-
avec un système particulier à quatre 1. LE YO-YO AVANCE PLUS VITE que la main qui tire sa ficelle. val sur un tapis roulant, de telle sorte
roues. Commençons par le yo-yo. Le moment de la force de frottement étant supérieur au moment que les roues avant soient sur le tapis
Après avoir enroulé partiellement sa de la force de traction, le yo-yo tourne en enroulant la ficelle, et les roues arrière de part et d’autre
ficelle sur le moyeu, posons-le au d’où sa vitesse supérieure à celle de la main. Un système ana- sur le sol fixe (voir la figure 1). Il s’en-
sol de telle sorte que le reste de la logue peut être obtenu avec un véhicule (en haut à gauche)dont suit que si le tapis est tiré à la vitesseV,
ficelle pende sous le moyeu. Donnons les deux roues avant reposent sur un tapis roulant et les deux la vitesse du véhicule par rapport au
roues arrière sont en contact avec le sol immobile, le train avant
à notre main le rôle du vent et tirons étant couplé au train arrière de façon que les roues arrière sol devra être k fois supérieure à la
la ficelle. La force exercée fait tourner tournent plus vite que les roues avant. Quand le tapis roule à vitesse du véhicule par rapport au tapis.
le yo-yo qui s’enroule sur la ficelle, une certaine vitesse, le véhicule se déplace alors dans le Cette condition est vérifiée seulement
avance vers notre main et, plus éton- même sens que le tapis, mais avec une vitesse supérieure. si la vitesse du véhicule par rapport au

90] Idées de physique © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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Regards

Vitesse du vent
Vitesse du vent
Vitesse du vent
Vitesse du vent par par rapport au véhicule
rapport au véhicule

Transmission
Transmission de la puissance
de la puissance

Vitesse du véhicule Vitesse du véhicule


par rapport au sol par rapport au sol
2. UN VENT DE FACE PEUT ÊTRE EXPLOITÉ pour faire tourner une hélice 3. PAR VENT ARRIÈRE, ON PEUT DÉPASSER LA VITESSE DU VENT.
montée sur un véhicule sans moteur. La rotation de l’hélice étant trans- En effet, si la rotation des roues est utilisée pour faire tourner l’hélice,
mise aux roues du véhicule, ce dernier peut alors remonter le vent, par cette dernière fournit alors une force de propulsion qui accélère le véhi-
une propulsion purement éolienne. cule, même quand il a atteint la vitesse du vent.

tapis est égale à V/(k – 1): le mobile remonte du véhicule au sol doit être inférieur au pro-
donc le long du tapis roulant. En revanche, duit de la force du vent par la vitesse rela-
si les engrenages sont dans le rapport inverse tive du vent par rapport à l’engin. Si le véhicule
(k < 1), le véhicule se déplace, mais dans la est à l’arrêt, on comprend alors que la
direction opposée au tapis ! Dans le cas force de propulsion peut être très élevée et
d’un rapport simple (k = 1), le système ne que l’on peut sans souci remonter le vent à
peut évidemment pas fonctionner. petite vitesse. Pourquoi pas aussi vite que
l’on veut ? D’une part, parce qu’une partie
Une hélice couplée de l’énergie éolienne est dissipée par les
frottements aérodynamiques sur l’engin ;
aux roues et du vent d’autre part, parce que la conversion de puis-
Comment réaliser ce type de véhicule avec sance entre l’hélice et les roues motrices
du vent à la place d’un tapis roulant ? Il faut ne saurait être parfaite. D’où l’importance
pour cela utiliser un dispositif qui s’ap- de la conception du véhicule.
puie sur l’air sans «glisser» dessus et muni Avec un rendement énergétique total de
d’un système d’engrenage pour faire levier. 50 pour cent, on trouve que l’on peut remon-
Ce qui s’en rapproche le plus est une hélice ter le vent à une vitesse égale en module à
couplée aux roues de telle sorte qu’elle la vitesse du vent. Est-ce réalisable ? Depuis
puisse les actionner (voir la figure 2). Quelle quelques années, l’Aeolus Race, aux Pays- LES AUTEURS
force les roues peuvent-elles exercer sur le Bas, regroupe des équipes d’universitaires
sol pour propulser le véhicule ? Avec une dans une course face au vent. Lors des
démultiplication suffisante et une bonne phases de tests de l’édition de l’an dernier,
transmission mécanique, cette force peut un nouveau record a été établi avec une
être aussi grande que souhaité, dans le sens vitesse égale à 75 pour cent de la vitesse du Jean-Michel COURTY
et Édouard KIERLIK
du vent ou contre lui. La seule contrainte vent (légèrement incliné de 20 degrés par sont professeurs de physique
est in fine énergétique : la puissance de la rapport à la marche de l’engin). La marge à l’Université Pierre
force motrice doit être inférieure à la de progression reste donc importante. Peut- et Marie Curie, à Paris.
puissance que fournit le vent à l’ensemble être dès cette année, pour l’édition 2012 qui Leur blog: http://blog.idphys.fr
du véhicule. se tiendra à Den Helder du 22 au 25 août ?
En termes de forces, cela signifie que Voyons comment on peut utiliser ce dis- Retrouvez les articles
de J.-M. Courty et É. Kierlik
le produit de la force motrice par la vitesse positif pour aller plus vite que le vent, en sur www.pourlascience.fr

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Idées de physique [91


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Regards

 BIBLIOGRAPHIE vent arrière. Dans ce cas de figure, à mesure de la force de réaction du sol, qui fait tour-
que le véhicule accélère, la vitesse du ner les roues du véhicule, peut nous four-
M. Gaunaa et al., Theory vent par rapport au mobile diminue ; il en nir une puissance égale au produit de la
and design of flow driven
vehicles using rotors for energy est donc de même de la puissance fournie composante horizontale de la réaction par
conversion, Proceedings par le vent, qui va jusqu’à s’annuler si le véhi- la vitesse du véhicule. Pour un rendement
EWEC 2009, Marseille, 2009. cule atteint la vitesse du vent. La solution, total de 50 pour cent, on trouve que l’en-
B. L. Blackford, The physics très astucieuse, est d’inverser le dispositif : gin peut atteindre deux fois la vitesse du
of a push-me pull-you boat, les roues, entraînées par le mouvement vent, soit une vitesse relative (par rapport
American Journal of Physics, du véhicule, font tourner une hélice deve- au vent) égale à la vitesse du vent.
vol. 46, pp. 1004-1006, 1978.
nue alors propulsive comme dans le cas En juin 2010, le rendement du Blackbird
Vidéo du véhicule à quatre d’un avion (voir la figure 3). de Rick Cavallaro était encore meilleur,
roues sur un tapis roulant : Imaginons que le véhicule avance à la puisque ce véhicule a atteint 2,85 fois la
http://www.youtube.com/ vitesse du vent (en étant par exemple lancé vitesse du vent. Cette première résultait du
watch?v=pw_B2MnMqZs
grâce à une voile au largue et en revenant souhait de cet ingénieur de mettre fin à un
vent arrière). Un bilan d’énergie montre que débat animé sur la possibilité réelle d’aller
l’on peut obtenir de l’hélice une force pro- plus vite que le vent en vent arrière. Le débat
pulsive supérieure à la force exercée par s’était enlisé dans des échanges stériles
le sol sur les roues. Si nous allons à la vitesse autour de grands principes. Comme tou-
du vent, aucune puissance n’est fournie jours en physique, c’est l’expérience qui a
ou reçue du vent ; en revanche, le moment eu le dernier mot. I

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Pas de cru sans précaution


Dans la jungle des micro-organismes, certains sont bénéfiques,

J.-M. Thiriet
d’autres très dangereux. Sachons nous en prémunir
en recourant à des produits sanitaires classiques.
Hervé THIS

L
es levains sont des préparations rie, que la principale source d’infection est par immersion dans une solution de la pro-
capricieuses, que les boulangers la viande de bœuf et que le micro-organisme téine, puis mesuré la fixation des bactéries :
cherchent à maîtriser. Ces pâtes peut passer du bœuf aux autres aliments le nombre de bactéries fixées n’était pas modi-
un peu molles, faites de farine et par les ustensiles de cuisine. Comment ? fié. Le mécanisme de la fixation reste opaque.
d’eau, ensemencées spontanément par des Cette question vient d’être réexplorée par Les cuisiniers savent maintenant que,
levures sauvages de l’environnement (par Makiko Tsuji et Kumio Yokoigawa, à l’Univer- pour Escherichia coli H157:H7, les ustensiles
opposition aux levures domestiques, que sité de Tokushima, à partir de cultures de les plus sains sont les matières plastiques
l’on ajoute), fermentent et servent à faire diverses souches et d’échantillons de divers et l’aluminium. La matière grasse que l’on
des pains au goût puissant : les goûts d’un matériaux: acier inoxydable, titane, verre, alu- déposait naguère sur les poêles de fer, afin
pain au levain et d’un pain à la levure domes- minium, polymères... La souche P98, par d’empêcher leur oxydation, semble éviter l’ad-
tique peuvent être aussi différents que ceux exemple, s’attache mieux à l’acier inoxydable hérence de la bactérie... au prix d’un rancis-
d’un bolet et d’un champignon de Paris. qu’au titane, et mieux au titane qu’au verre, sement qui ne devait pas être de toute salubrité.
Cependant, même quand les conditions mais elle se lie très peu à l’aluminium ou aux Toutes ces études confirment que man-
de leur développement sont réunies (temps matières plastiques. ger cru, sans décontamination des ingré-
chaud et humide, par exemple), les levains À la surface de la viande, les micro-orga- dients alimentaires, n’est pas un bon choix :
ne se font parfois pas, et les boulangers recou- nismes ont accès au tissu collagénique qui le feu fut sans doute une innovation utile
rent à des expédients variés : ajouts de rai- gaine les fibres musculaires, mais aussi à dans l’évolution humaine, parce qu’il tuait
sins secs, de pomme, de figue... Chaque région la matière grasse et au sang, lequel contient les micro-organismes... en plus de donner
a son truc... avec parfois des pièges : par notamment de l’eau et de l’albumine sérique du goût. On n’oubliera pas non plus que les
exemple, certains raisins secs blonds sont (une protéine). Les biologistes ont testé cer- tests de la contamination des appartements
traités par du dioxyde de soufre, composé qui tains de ces composés. L’albumine sérique des citadins ont montré que les micro-
tue les micro-organismes ! ne modifie pas l’adhérence, mais la graisse organismes fleurissent dans les cuisines
Pour quelques micro-organismes béné- réduit la contamination des matériaux tes- alors qu’ils sont absents des toilettes, où
fiques (utiles pour faire pains, saucissons, tés (les micro-organismes ne se fixent pas l’on n’hésite pas à utiliser des produits
yaourts, vins, bière...), il y a beaucoup de sur les matériaux hydrophobes). Quand les antibactériens efficaces. La volonté de
micro-organismes pathogènes. Telles sont surfaces sont lavées deux fois à l’eau chaude protéger l’environnement en évitant l’eau de
notamment certaines variétés d’Escherichia (60 °C), le nombre de bactéries fixées aux Javel et ses cousins est discutable ! !
coli (O157:H7), qui sont entérohémorra- surfaces est similaire, et l’eau sans déter-
giques et dont on sait aujourd’hui qu’elles gent est peu efficace. Hervé This est chimiste
prolifèrent même sur des métaux... où leur La fixation pouvait-elle être indirecte et dans le Groupe INRA
survie semble pourtant difficile. due à une association avec d’autres bacté- de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
Escherichia coli O157:H7 est reconnue ries ? Les biologistes japonais ont étudié la et directeur scientifique
comme un pathogène de l’alimentation protéine SdiA du cytosol qui se lie aux lac- de la Fondation
depuis 1982. Cette bactérie produit des tones N-acyl-L-homosérine des bactéries Science & Culture Alimentaire
toxines qui causent des colites hémorra- Gram-négatives (particulièrement nocives). (Académie des sciences).
giques et des syndromes urémiques hémo- La question était de savoir si la protéine blo-
Retrouvez les articles
fr
lytiques. On sait aujourd’hui que les bovins querait l’attachement aux divers matériaux. de Hervé This sur
sont les principaux réservoirs de la bacté- Les biologistes ont donc prétraité les surfaces www.pourlascience.fr

© Pour la Science - n° 417 - Juillet 2012 Science & gastronomie [93


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À LIRE

idéologiques qui le manipulent


§ ARCHÉOLOGIE § GÉOLOGIE
pour justifier notre vision du pré-
On a retrouvé sent. L’auteur attire l’attention sur Temps de la Terre,
l’histoire de France la Protohistoire et le haut Moyen temps de l’Homme
J.-P. Demoule Âge, dont l’enseignement est sys- Patrick De Wever
Robert Laffont, 2012 tématiquement écarté par les pro- Albin Michel, 2012
(336 pages, 20,30 euros). grammes officiels, au profit des (240 pages, 20,30 euros).
« grandes civilisations » ou des

V oici un livre tonitruant qui


fait du bien. J.-P. Demoule,
professeur à l’Université de
Paris 1 et directeur de l’Institut de
recherche en archéologie préven-
mythes nationaux. Heureuse-
ment, la plupart des historiens ac-
tuels ont abandonné ces chimères,
en s’intéressant comme les ar-
chéologues à tous les aspects de
L e temps est une notion qui
nous échappe. Échappant
à nos sens, nous ne pou-
vons l’estimer que par les vitesses
des changements de notre envi-
tive ( INRAP ) de sa fondation à la vie quotidienne ou des menta- ronnement. Le temps nous sem-
2008, est bien placé pour expri- lités à partir d’une analyse cri- ble élastique, fantasque et incon-
mer tout haut ce que beaucoup tique des textes. trôlable. Que nous soyons coupés
d’archéologues pensent tout bas : Si la loi de 2001 a entériné des principaux stimulus environ-
leur discipline a connu depuis les progrès de l’archéologie, le nementaux (en période de som- mique, stratigraphie, radiochro-
50 ans un développement extra- mouvement a commencé dès les meil ou l’esprit concentré sur un nologie, etc.) ont petit à petit levé
ordinaire sur l’Hexagone, à tel années 1960 par le développe- sujet) et le temps passé nous sem- les verrous des dogmatismes,
point que l’histoire nationale tra- ment théorique de la discipline, ble étonnamment court. Et s’en principalement religieux. Il faut
ditionnelle ne peut plus suppor- la création d’enseignements, de rendre compte crée toujours un du temps à l’homme pour ap-
ter les habits que lui avait taillés recherches universitaires et d’un sentiment (désagréable ?) de per- préhender le temps.
la IIIe République. bureau au ministère de la Cul- te de contrôle. Soyons francs, le défaut de
Un style direct et des accro- ture. En fait, le regard de notre Que le temps passe vite en ce livre est sa couverture, et peut-
ches provocatrices interpellent le société a changé : les témoignages bonne compagnie, qu’il se traî- être son titre. Froid et classique,
lecteur, le discours est large et bien des faits matériels, sources es- ne en mauvaise… Nous avons il n’invite pas à le prendre en
construit. Dans une première par- sentielles de l’archéologie, ont donc de grandes difficultés à mains, de peur d’y voir surgir
tie intitulée « Au Gaulois incon- bousculé le règne de l’écrit. confronter notre perception du des formules de demi-vies iso-
nu », l’auteur réexamine l’histoi- Ballottée par les idéologies temps à l’échelle humaine. Com- topiques ou de cycles de Milan-
re de France à la lumière des contradictoires dans l’entre-deux- ment alors pouvons-nous appré- kovitch. Une fois ouvert, le voya-
fouilles. « Les leçons de l’archéo- guerres, l’archéologie retrouve la hender les millions d’années des ge est délicieux et instructif,
logie » cherchent à définir ensui- vigueur qui lui avait permis au temps géologiques ? complément idéal pour rendre
te comment l’analyse des vestiges XIXe siècle d’ajouter des millénaires Patrick De Wever, géologue attractifs et vivants les parfois
matériels peut révéler le passé et des continents entiers à la mé- érudit et poète, disserte sur la austères manuels d’enseigne-
en lui-même, au-delà des discours moire de l’humanité. Les consi- moitié de l’ouvrage de cette dif- ment en géologie. Riche en anec-
dérations de l’auteur sur l’évolu- ficulté d’estimer le temps passé dotes historiques, souvenirs per-
tion générale de l’humanité, de avant de nous inviter à un voya- sonnels d’émotions géologiques
la violence ou de la religion, pré- ge passionnant et passionné dans (quel émerveillement que ces
sentées sans une discussion suf- l’histoire des sciences. Il s’inté- traces fossilisées de gouttes de
fisante, ne trouvent pas vraiment resse en particulier aux hommes pluie tombées il y a 260 millions
leur place ici. Mais cela n’empêche forcément assujettis aux cultures d’années ou cette plage vieille de
pas ce remarquable livre de mon- et aux sociétés de leurs époques 460 millions d’années se confon-
trer comment l’archéologie est ca- qui, par intérêts philosophiques, dant avec le sable de la plage de
pable aujourd’hui de faire res- mathématiques ou physiques, se Camaret !), voilà un livre qui ra-
surgir certains traits du vécu réel sont intéressés aux temps de la vira les connaisseurs et fera ap-
de nos prédécesseurs et de corri- Terre. précier la géologie même à ceux
ger textes et discours par des faits Aujourd’hui estimé à envi- à qui elle semble dure comme la
indubitables. ron 4,56 milliards d’années, l’âge pierre.
de la Terre a longtemps été dé-
.§ Olivier Buchsenschutz. .§ Gaël Clément.
crété à 6 000 ans, et ce jusqu’à la
CNRS et Archéologie d’Orient e Muséum national
et d’Occident, ENS fin du XVIII siècle. Les progrès d’histoire naturelle, Paris
scientifiques (en thermodyna-

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À l i r e

§ PHYSIQUE d’une coupe de champagne est


§ ORNITHOLOGIE
Brèves
donc entièrement exploité : tur-
Voyage au cœur bulence, physico-chimie des in- 100 oiseaux rares MURS D’IMAGES
d’une bulle terfaces, catalyse… L’ouvrage et menacés de France J.-D. Lajoux
de champagne aborde tour à tour l’alchimie in- F. Jiguet Errance, 2012
attendue des tensioactifs, les in- (314 pages, 39 euros).
Gérard Liger-Belair Delachaux & Niestlé, 2011
et Guillaume Polidori stabilités latérales de sillage, le rôle (222 pages, 24 euros). e Sahara est un vaste musée, où des
Odile Jacob, 2012 des graisses du rouge à lèvre, la L milliers de peintures et de gra-

U
(176 pages, 30,35 euros).

ne bulle dorée au sein d’un


délice liquide, c’est un pe-
tit bijou. Ce livre aussi : je
formation de radeaux de bulles
et même de fleurs de surface. On
apprend pourquoi il est préférable
de boire le champagne dans des
flûtes plutôt que dans des coupes,
C hercheur au Muséum de Pa-
ris, l’auteur est le directeur
du Centre de recherche sur
la biologie des populations d’oi-
seaux. Pour réaliser ce bel ouvra-
vures néolithiques sont exposées à
ciel ouvert depuis plus de 5 000 ans.
Voici celles que l’auteur, ethnologue et
cinéaste, avait relevées en 1960 et 1961
au Tassili et qu’en 2009, il est allé
l’ai déjà offert à plusieurs de mes et qu’il faut éviter les gobelets en ge illustré, il a par ailleurs béné- confronter aux œuvres in situ pour pré-
proches ; mes collègues physiciens plastique ! Les auteurs éclairent ficié de l’aide de la Ligue de pro- parer ce bel ouvrage. Il y récapitule tout
ce que l’on sait en France sur l’art pa-
s’arrachent mon exemplaire, et la composition du raffiné breu- tection des oiseaux et d’autres
riétal du Tassili et le montre.
font aussi cadeau du livre à tous vage, depuis le dioxyde de car-
les amateurs de bulles qui leur sont bone en passant par les impuretés,
proches… Il y a plusieurs rai- et jusqu’aux tailles des bulles. Nous
sons à cela. Tout d’abord, ce livre apprenons ainsi que les bulles se VILLES SOUS
est beau : les photographies sont forment essentiellement sur des CONTRÔLE
spectaculaires, soignées et les ré- impuretés, comme des petites Stephen Graham
sultats obtenus par l’utilisation de fibres creuses de chiffon, et non sur La Découverte, 2012
nouvelles techniques comme la les imperfections du verre. La ma- (256 pages, 22 euros).
tomographie laser sont surpre- nière dont elles se libèrent et dont
a guerre est entrée dans la ville. Le
nants. Outre les prouesses tech-
niques que suppose cette réalisa-
elles circulent dans le verre, mais
aussi la façon dont elles explo-
L saviez-vous ? Géographe à l’Uni-
versité de Newcastle en Angleterre, l’au-
tion, ces images contribuent à la sent en surface, tout cela influe sur teur attire notre attention sur un phé-
compréhension du phénomène l’équilibre du breuvage. Il y en a nomène historiquement insidieux (Al-
d’effervescence. La course des jusqu’à deux millions par verre de gérie, Irlande, Israël, Bosnie, Iraq,
trains de bulles dans une flûte pro- champagne, qui mettent le liqui- Syrie…) : des armées régulières em-
duit en effet des phénomènes aus- de en mouvement. Grâce à ses ployées pour venir faire en ville une
si beaux que spectaculaires. bulles, le champagne est donc un organismes que cette protection police discrète (plan Vigipirate ) ou
vin remuant qui brasse les molé- concerne. En effet, son objectif brutale (Iraq). La mondialisation est en
cules aromatiques volatiles vers la est d’insister sur les espèces me- marche : voici une pertinente analyse de
surface, et les libère à la faveur denacées, même encore fréquentes, l’une de ses plus inquiétantes facettes…
micro-explosions. Ce qui semble qui pourraient disparaître à cau-
un pétillement délicat se révèle au se de la pression anthropique.
microscope une véritable éruption À ce titre, il nous offre une QUAND LA MÉDECINE
de mousse, de gouttelettes et de introduction du propos et une GAGNE
particules aromatiques. conclusion solidement argumen-
P. Berche et J.-J. Lefrère
L’histoire même du cham- tées, dans lesquelles il rappelle
Flammarion, 2012
pagne, brièvement évoquée, est la diversité des menaces qui pè-
(340 pages, 21 euros).
rocambolesque : elle mêle in- sent sur les oiseaux. L’évolution
trigues de cours, aléas climatiques, de l’habitat, de plus en plus frag- es grands progrès médicaux ont sou-
poids de l’Église, rivalités euro-
péennes… bref tout ce qu’il faut
menté, et le changement clima-
tique sont les premières évoquées.
L vent été le fait de praticiens obser-
vateurs et tenaces. Les auteurs, tous
Ensuite, le texte est captivant. pour faire une bonne recette, com- Dans un pays comme la Fran- deux professeurs de médecine, leur ren-
Les auteurs expliquent de façon me celle à l’origine du champagne ce, la chasse arrive aussi en tête des dent hommage en racontant leurs aven-
ludique la science des bulles. Ils et de ce livre… menaces. D’une part, les espèces tures intellectuelles. Les récits qui en ré-
sultent sont très divers, mais toujours
décrivent les phénomènes com- protégées sont dérangées par les
.§ Christophe Pichon passionnants.
plexes qui se jouent à l’échelle chasseurs et, d’autre part, leur pré-
Institut d’astrophysique de Paris
d’une flûte. Le potentiel didactique dation menace directement des

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À l i r e

Brèves espèces telles que l’oie cendrée ou § GÉOLOGIE


ESPÈCES INVASIVES l’ortolan. Quelques couples d’oies
cendrées sont nicheurs à l’an- Sur les sentiers
Wolfgang Nentwig de la géologie
née, mais comme des milliers de
PPUR, 2012 (144 pages, 13,50 euros).
migrateurs arrivent de Scandi- Alain Foucault
ourquoi et comment lutter
P contre les espèces invasives?
C’est ce qu’explique pas à pas ce
navie en octobre, la loi autorise
leur chasse. Or, la chasse débu-
Dunod, 2011
(192 pages, 15,90 euros).
tant en septembre, les oies locales
petit livre documenté. Avec les
échanges mondiaux, de nom-
breuses espèces traversent les océans.
Leur multiplication se fait aux dépens des
écosystèmes envahis, nuisant à la biodi-
sont les premières tirées.
Le cas de l’ortolan est encore
plus dramatique. Bien que la chas-
se en soit interdite, un braconna-
ge traditionnel perdure dans le
C ertaines sciences ne sont
guère à la portée des ama-
teurs. On ne voit pas bien
comment s’adonner à la physique
des particules dans son garage ou
versité, à l’agriculture, voire à la santé.
Professeur d’écologie, l’auteur appelle à Sud-Ouest, qui condamne l’espè- à la biologie moléculaire dans sa
une réglementation à l’échelle euro- ce à la disparition dans quelques cuisine. D’autres disciplines, plus
péenne, car il est moins coûteux de pré- années. D’autres menaces comme « naturalistes », sont plus acces-
venir que de guérir. la pollution, les collisions, l’hy- sibles, et la géologie en fait par-
bridation avec des espèces do- tie. Même si les géologues mo- mettre des identifications très gé-
mestiques ou introduites sont aus- dernes utilisent volontiers des nérales, pas pour mettre un nom
si évoquées. Le propos n’est pas équipements coûteux tels que sur tout spécimen susceptible
CES PETITS HASARDS
uniquement pessimiste, car spectromètres ou microscopes d’être découvert par l’amateur au
QUI BOULEVERSENT
quelques pistes pour répondre aux électroniques, les études sur le ter- cours de ses excursions. Expli-
LA SCIENCE
menaces sont évoquées. Afin rain restent un des points de dé- cations et illustrations à l’appui,
Marie-Noëlle Charles d’évaluer précisément le degré de part de la recherche géologique, l’auteur incite d’ailleurs le lecteur
Le Papillon Rouge, 2012 menace par espèce, l’auteur se fon- et c’est essentiellement en allant à ne pas se cantonner à la récol-
(286 pages, 20,50 euros).
de sur la liste rouge de l’Union in- chercher des roches et des fossiles te de « cailloux », mais à tenter de
errière ce titre un peu provocateur se ternationale pour la conservation dans la nature que l’amateur peut comprendre les structures géo-
D cachent 50 découvertes scientifiques
où le hasard a joué un rôle certain. L’anes-
de la nature (UICN), qui a élaboré encore s’adonner à leur étude. logiques qu’il pourra rencontrer :
huit catégories. Très lisible, la fiche Encore faut-il pour cela pos- interpréter un paysage peut être
thésie, le Velcro, le four à micro-ondes, de chaque oiseau établit à chaque séder quelques bases, et ce livre tout aussi enrichissant pour l’es-
le stéthoscope… Au fil de courts récits
fois l’identification, l’habitat et la est destiné à les fournir. Contrai- prit qu’accumuler des objets. Le
enlevés, on prend toute la mesure de la
distribution, le statut et l’histo- rement à d’autres guides s’adres- chapitre intitulé « Explorer la
phrase de Louis Pasteur: « Le hasard ne
rique des menaces. La diversité sant au grand public, cet ouvra- France » est à cet égard fort bien
favorise que les esprits préparés.»
des photos donne à voir des oi- ge n’est pas un simple catalogue venu. En présentant les grandes
seaux dont, au regard de leur al- de roches, minéraux et fossiles, régions géologiques du sol fran-
lure exotique, on pourrait douter destiné avant tout aux collec- çais, il aide le lecteur à s’orien-
100 ANALOGIES de la présence en France métro- tionneurs. Comme l’écrit très jus- ter et à savoir ce qu’il peut espé-
ÉTONNANTES politaine ; il en est ainsi du ganga tement Alain Foucault au sujet rer découvrir en fonction de l’en-
POUR COMPRENDRE LES cata, de l’élanion blanc ou de l’ou- des fossiles : « Il ne faut pas se fai- droit où le porteront ses pas (ou
GRANDES THÉORIES tarde canepetière. re trop d’illusions sur la possibi- sa voiture). Une brève biblio-
SCIENTIFIQUES
Enfin, on peut se demander si lité de trouver le bon nom d’es- graphie, une liste de musées et
Joel Levy les 100 espèces mentionnées dans pèce : c’est là, bien souvent, une un aperçu sur les ressources In-
Le Courrier du Livre, 2012 le titre le sont pour marquer les affaire de spécialiste, bien au-delà ternet disponibles complètent
(224 pages, 21 euros). esprits ou parce que cela corres- des compétences de l’amateur. » ce bel ouvrage.
i l’histoire de la Terre était compri- pond à une réalité. Quoi qu’il en Les photographies de spécimens
S mée en un seul jour, les dinosaures
seraient apparus à 22h46 et notre espè-
soit, la liste risque hélas de se ral-
longer. Souhaitons que les connais-
minéralogiques, pétrographiques
et paléontologiques qui agré-
.§ Eric Buffetaut.
CNRS, Laboratoire de géologie
de l’École normale supérieure
ce, trois secondes avant minuit. Par de sances précises apportées par ce mentent le livre sont là pour per-
nombreuses comparaisons, l’ouvrage pro- livre contribuent à asseoir une pro-
pose une introduction intuitive aux tection durable de qualité.
sciences. Ces analogies ont certes leurs Retrouvez l’intégralité de votre magazine
limites, mais attisent la curiosité… .§ Farid Benhammou.
Géographe de l’environnement fr www.pourlascience.fr
et plus d’informations sur :

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – JUILLET 2012 – N° d’édition 077417-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/173 894 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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