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ÉVOLUTION : pourquoi l’homme n’a-t-il plus de fourrure ?

Mars 2011 - n° 401 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

Le
commandé
cerveau
par la lumière
Les verres optiques
de demain
Inspirés des insectes
Les baleines
engouffreuses
60 tonnes d’eau
en une gorgée !
La naissance
des étoiles
Ce que la théorie
n’explique pas
M 02687 - 401 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@k@l@a; France métro : 6,20 € - DOM : 7,30 € - BEL : 7,20 € - CH : 12 FS - CAN : 10,95 $ - Grèce : 7,60 € - LUX : 7,20 €
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ÉDITO
de Françoise Pétry directrice de la rédaction
POUR LA

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle,
Jean-Jacques Perrier
Dossiers Pour la Science
Jeux de lumière
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Rédacteur : Guillaume Jacquemont

L
Cerveau & Psycho a lumière et l’eau sont synonymes de vie. Leur absence
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry rend l’environnement hostile, voire menace notre survie. L’une
Rédacteur : Sébastien Bohler et l’autre sont si étroitement liées à notre quotidien que
Directrice artistique : Céline Lapert
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, nous oublions, sauf à les observer avec les yeux du chercheur,
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy leur complexité et leurs formes multiples. L’eau est liquide, solide ou
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Ifédayo Fadoju
gazeuse: nuages ou icebergs, océans ou pluie, neige ou eau de boisson.
Marketing: Élise Abib
Direction financière : Anne Gusdorf La lumière, onde et particule, nous éclaire et colore le monde. Par un jeu
Direction du personnel : Marc Laumet de réflexions multiples, elle donne leurs reflets métallisés aux ailes bleues
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne
Presse et communication : Susan Mackie des papillons Morpho. Les physiciens ont constaté qu’en plus de leur
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This conférer leur couleur spécifique, la structure microscopique des ailes
Ont également participé à ce numéro : Jean-Christophe Aval, les rend rigides et hydrophobes. En reproduisant cette structure qui com-
Michael Blum, Jean-François Démonet, Jean Dénarié,
André Didierjean, Stefan Enoch, Évelyne Host-Platret, porte plusieurs niveaux d’organisation, et dont un certain désordre n’est
Morwena Latouche-Hartmann, Philippe Maurine, pas exclu, les ingénieurs obtiennent des matériaux nouveaux (voir Des
Christian de Muizon, François Parcy, Nicolas Peretto,
Christophe Pichon, Brigitte Sénut, Stein Silva, insectes à la photonique, page 32).
Valérie Simonneaux, Daniel Tacquenet, Ken Vernick.
PUBLICITÉ France
Par ailleurs, les physiciens réussissent aujourd’hui à produire un
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin rayonnement laser à température ambiante à partir de polaritons, des
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 états quantiques impliquant électrons et photons (voir Les lasers à
SERVICE ABONNEMENTS polaritons, page 70). Ces lasers, fondés sur un principe différent de
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
Espace abonnements :
celui des lasers classiques, sont prometteurs, notamment parce qu’ils
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience sont peu gourmands en énergie. Ils pourraient bientôt passer du labora-
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr toire à des applications grand public – lecteur de DVD, par exemple.
Adresse postale :
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
Commande de dossiers ou de magazines :
02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62)
Des microalgues à visée médicale
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE Enfin, une méthode nouvelle – l’optogénétique –, fondée sur la lumière,
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
Québec, H3N 1W3 Canada. permet de mieux comprendre le rôle des neurones : des flashs, admi-
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis nistrés au moyen de fibres optiques, illuminent le cerveau de l’animal,
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. ce qui active les neurones que le neurobiologiste a sélectionnés.
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Contrairement à la plupart des autres méthodes d’imagerie cérébrale dis-
Rusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark ponibles, l’optogénétique permet d’activer un tout petit nombre de neu-
Fischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate
Wong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. rones (voir Les neurones sous l’emprise de la lumière, page 24). Ainsi,
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou grâce aux modèles animaux des maladies mentales dont on dispose, on
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-
nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American», étudie de façon beaucoup plus précise les anomalies de fonctionne-
dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées par ment des neurones, ce qui devrait permettre d’améliorer les traite-
écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- ments de ces pathologies.
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le Or cette méthode repose sur la découverte d’une protéine sensible
nom commercial «Scientific American» sont la propriété de Scientific Ame-
rican, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». à la lumière, extraite... d’une algue microscopique. On en conclut, d’une
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de part, qu’une recherche fondamentale peut avoir des applications inté-
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de ressantes dans des domaines très éloignés – ici l’étude du cerveau– et,
l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augus- d’autre part,... que l’eau doit ajouter un autre qualificatif à son actif: source
tins - 75006 Paris).
de microalgues à visée médicale! ■

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon
24
Actualités
6 Expansion de l’homme
moderne : la voie arabe
7 Une cape d’invisibilité... Karl Deisseroth
aux ultrasons
En associant l’optique et la génétique,
10 Haïti : une faille les neuroscientifiques contrôlent l’activité
sous la faille électrique de neurones dans le cerveau
d’animaux vivants ; ils espèrent pouvoir
extrapoler leurs résultats à l’homme
pour en apprendre davantage
sur les maladies mentales.

32 Des insectes à la photonique


NANOSCIENCES

Serge Berthier
Les ailes des insectes présentent des structures
qui contrôlent la propagation de la lumière.
12 Un théorème Les physiciens s’en inspirent pour élaborer
pour jeux de cubes de nouveaux matériaux.
... et bien d’autres sujets.

14 ON EN REPARLE

Opinions
16 POINT DE VUE
Il faut sauver la métallurgie !
Yves Bréchet
17 ÉCONOMIE
L’immolation
40 Les baleines engouffreuses
BIOLOGIE ANIMALE

du petit vendeur... Jeremy Golbogen


Ivar Ekeland Comment certaines baleines à fanons
parviennent-elles à consommer plus d’une tonne
18 DÉVELOPPEMENT DURABLE de krill par jour ? De nouveaux moyens
Les plantes, des épurateurs d’observation ont révélé une biomécanique
alimentaire originale.
de l’air intérieur ?
Damien Cuny
20 VRAI OU FAUX
Naît-il plus de garçons
que de filles ?
Jean-Marc Rohrbasser
22 COURRIER DES LECTEURS

2] Sommaire © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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n° 401 - Mars 2011

48 Étoiles : une naissance


ASTRONOMIE Regards
78 HISTOIRE DES SCIENCES
obscure Comment la France
Erick Young adopta l’heure de Greenwich
Les étoiles naissent de l’effondrement Jacques Gapaillard
d’un nuage de gaz et de poussière. Il y a 100 ans, après presque 30 ans
Mais si les grandes lignes de ce scénario de résistance, la France abandonnait
sont connues, plusieurs questions restent ouvertes. l’heure de Paris pour se mettre à celle
de Greenwich... sans pour autant l’indiquer
explicitement dans le texte de loi.

56 Les attaques
ÉLECTRONIQUE 82 LOGIQUE & CALCUL
Mesurer les chercheurs
Jean-Paul Delahaye
de circuits intégrés La folie évaluatrice dans le monde
John Villasenor de la recherche scientifique a provoqué
une multiplication des méthodes.
Des microcomposants peuvent être introduits L’indicateur de Hirsch est devenu
à des fins malveillantes dans des circuits intégrés le moyen le plus expéditif
avant leur sortie d’usine. Tout dispositif de noter un chercheur.
électronique est une cible potentielle.
88 ART & SCIENCE
L’homme descend
du crocodile...
Philippe Charlier
90 IDÉES DE PHYSIQUE
Le cerveau ausculté
avec des supraconducteurs
Jean-Michel Courty
62 Pourquoi l’homme n’a-t-il
ÉVOLUTION

93
et Édouard Kierlik
SCIENCE & GASTRONOMIE
plus de fourrure ? Dernières nouvelles
Nina Jablonski des soufflés
De récentes découvertes dévoilent pourquoi et quand Hervé This
les hominidés, contrairement aux autres primates,
ont perdu leur fourrure. Et l’apparition d’une peau 94 À LIRE
quasi nue aurait favorisé l’émergence Sur la totalité des numéros:
d’autres caractéristiques humaines. deux encarts d’abonnement pages 24 et 25.
Encarts commande de livres et abonnement pages 72 et 73.
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70 Les lasers à polaritons


PHYSIQUE
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© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ AVIS DE RECHERCHE laissées en friche depuis que nous notons Reste que celui qui voit « relativiste »
tout, sont délabrées. Moyen de comman- comme un terme péjoratif se révèle per-

P endant des siècles, les Chinois ont


bandé les pieds des femmes ; les
Égyptiens ont enroulé les momies
dans des bandelettes ; mille peuples divers
ont été fascinés par les volutes, les cir-
dement, d’appropriation du savoir et du pou-
voir par des minorités, le développement
de l’écriture durcit les hiérarchies sociales.
Les écrits diffusent des propagandes
ignobles: Protocole des Sages de Sion, Mein
suadé que ses propres valeurs morales
et culturelles ne sont pas relatives. Ce sont
des absolus. De là à penser qu’elles
devraient s’imposer universellement, il n’y
a pas loin. Il s’inscrit ainsi dans une ten-
convolutions, les virevoltes, les nœuds, les Kampf, Petit Livre rouge... Sans l’écriture, dance dont notre société connaît les
arabesques, les drapés, les boucles, les spi- mettre au point l’arsenal qui nous menace dangers, mais n’est pas aussi débarrassée
rales, les serpents qui se mordent la queue, n’aurait pas été possible; la planète ne serait qu’elle le prétend.
etc. Et, jusqu’au XIX e siècle, personne pas envahie par des bureaucraties stérili- Moralité. Soyez prudent avant de déni-
n’aurait songé à jouer avec un ruban et lui santes, qui surveillent, fichent, maintien- grer quelqu’un. Vous risquez de vous tra-
donner la forme dont nous attribuons la nent des ordres iniques. hir plus que vous ne le souhaitez.
découverte à un mathématicien aussi tar- Au vrai, ce qui me trouble n’est pas la
dif que Möbius (1790-1868) ? C’est invrai- question d’absoudre ou condamner l’écri-
semblable ! D’une civilisation à l’autre, on ture. C’est le fait qu’il est exclu que l’hu-
n’a cessé de découvrir et redécouvrir le manité entreprenne un tel bilan. Il était
théorème de Pythagore, mais tout le monde possible aux analphabètes d’imaginer
serait passé à côté du ruban retourné sur l’écriture, il ne nous est plus possible d’ima-
lui-même, figure pourtant plus tangible giner un retour à un monde sans écri-
qu’un triangle rectangle ? Allons donc ! ture. Il en va de même de tous les grands
Affirmons-le sans crainte de nous trom- virages que prend l’humanité. L’actuelle
per : le ruban de Möbius est connu depuis révolution numérique se poursuivra sans
la plus haute antiquité. Reste maintenant que jamais l’humanité l’examine en sa glo-
un petit travail pratique, un travail facile, balité, pèse le pour et le contre, puis décide.
puisqu’il consiste en une simple vérifica- Alors, évaluons, puisque la mode le veut.
tion: découvrir les documents passés confir- Mais sachons que les transformations
mant notre affirmation. majeures se moquent de nos évaluations,
et nous emmènent là d’où, de toute manière,
nous ne saurons pas revenir. § SINGULIÈRE MATURITÉ
«
§ UN RELATIVISME
L e mot “théorie” est utilisé en
mathématiques avec un sens plus
neutre que dans les autres dis-
ciplines : ce sont, conformément à l’étymo-
logie (theoria grecque), des cortèges
TOUT RELATIF d’énoncés démontrés avec une même

R ares sont les gens en France qui,


ayant un minimum de considéra-
tion pour le relativisme (moral ou
culturel), emploient ce terme dans une
acception non caricaturale. Pour la plupart,
famille de techniques [...] et non pas des
corpus explicatifs ou doctrinaires » (Jean-
Pierre Aubin, La mort du devin, L’émergence
du démiurge, éd. Beauchesne, 2010, p. 32).
De fait, en mathématiques, la théorie
le mot « relativiste » ne sert qu’à stig- des nombres accumule les théorèmes sur
§ RETOUR INTERDIT matiser un adversaire : dès que quelqu’un les nombres, mais n’est pas une théorie du
leur paraît laxiste, ils l’accusent d’être nombre : elle ne cherche pas à cerner l’es-

A h, la mode est à l’évaluation? Eh bien,


évaluons ! Je propose que l’humanité
nomme un comité chargé de faire le
bilan des effets que l’invention de l’écriture
a eus sur elle.
adepte du « tout se vaut » et le taxent de
relativisme. À force, ce terme va perdre
son statut de mot savant, doté par ceux
qui se reconnaissent en lui d’une défini-
tion aussi nette que possible, pour se trans-
sence de ce qu’est un nombre. Les théo-
ries désignées, au pluriel, par les objets
qu’elles étudient (théories des graphes,
des nombres...) rassemblent des observa-
tions de phénomènes. Les théories dési-
L’écriture a apporté bienfaits et plaisirs former en insulte, dotée par ceux qui gnées, au singulier, par une abstraction
– c’est une évidence, n’en parlons pas. Mais l’appliquent à autrui d’une définition aussi unificatrice (théories de la gravitation, de
que de contreparties ! Nos mémoires, extensive que possible. la relativité, de l’évolution...), expriment

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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une idée générale synthétisant des situa-


tions a prioridiverses. Plus puissantes, elles
sont parvenues à plus de maturité.
Stop. Élaborer ici une théorie des théo-
ries, voire la théorie de la théorie, serait
d’une ambition excessive. Rangeons-
nous plutôt au bon sens populaire : « Oh,
les théories, mon brave Monsieur, les théo-
ries, vous savez, il faut faire attention, on
trouve de tout là-dedans. Il y a théorie et
théorie. Enfin – je me comprends ! »

§ ART FUTURO-PASSÉISTE

L es artistes contemporains ne sont


pas tous des artistes contemporains.
Cette évidence m’est apparue le
jour où j’ai reçu une invitation à une confé-
rence, qui présentait le conférencier sous
la qualité de : « Artiste contemporain ».
Pourquoi préciser : artiste contemporain ?
Comme si un artiste venant prononcer une
conférence pouvait ne pas être vivant, c’est-
à-dire contemporain !
Eh bien, si. Il faut croire qu’existent des
artistes vivants non contemporains. Ce qu’on
appelle « art contemporain » est un cou-
rant au sein de l’art actuel, mais n’est pas
tout l’art actuel. Le mot contemporain a deux
sens. Il réfère tantôt à une temporalité, tan-
tôt à une école (que je me garderai bien d’es-
sayer de caractériser). Il en est allé de même
avec l’art nouveau et l’art moderne.
Si le courant «art contemporain» dure,
il se figera en un académisme, puisque tel
est le sort promis à tout ce qui dure. Alors,
au XXIIe ou XXIIIe siècle, quand on qualifiera
quelqu’un d’artiste contemporain, ce sera
pour lui reprocher d’être archaïsant. I

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Paléontologie humaine

Expansion de l’homme moderne : la voie arabe


D’après la forme et l’âge de pierres taillées découvertes dans la péninsule Arabique,
l’homme serait sorti de son berceau africain plus tôt qu’on ne le pensait.
a b c

d
Université de Tübingen

Fay-Ne1 est un abri-sous-roche


en bord de falaise dans le massif
calcaire du Djebel Faya,
dans l’émirat du Sharjah (a).
Son toit est aujourd’hui
H ans-Peter Uerpmann, de
l’Université de Tübingen,
et des collègues de divers
pays ont daté à –125 000 ans des
pierres taillées, selon eux, par une
Homo sapiens, toutes censées s’être
faites vers le Levant depuis le cor-
ridor du Nil. Les deux premières
datent de 120000 et 90000 ans; la
troisième, il y a environ 40000 ans,
Fay-Ne1. Il y a quelque 75 000 ans,
le niveau des eaux du golfe Per-
sique (profond de seulement
40 mètres) a commencé à baisser,
ce qui aurait permis à cette popu-
partiellement effondré, de sorte technique issue d’Afrique. Or ces aurait été à l’origine de l’arrivée lation d’atteindre la plaine méso-
que sa fouille est réalisée objets ont été trouvés dans le Dje- de l’homme moderne en Europe. potamienne, puis, de là, l’Asie ainsi
au milieu d’un éboulis (b). bel Faya, une montagne calcaire D’après H.-P. Uerpmann et son que le Levant.
Les outils lithiques retrouvés située au milieu de la corne de la équipe, des hommes modernes La découverte d’une sortie
dans la couche archéologique
péninsule Arabique, près de Dubaï. auraient traversé le détroit de Bab- d’Afrique par la péninsule Ara-
la plus profonde, telles ces haches
Les haches et autres grattoirs el-Mandeb, qui sépare l’Afrique bique pourrait donc jouer un
à main (c, d), ont été réalisés
selon la technique levalloisienne, trouvés au sein de la strate A de la de la péninsule Arabique (au grand rôle dans la reconstitution
caractéristique des hommes grotte nommée Fay-Ne1 ont été pro- niveau de Djibouti), au cours d’un de l’histoire du peuplement de la
anatomiquement modernes duits par la technique dite levalloi- maximum glaciaire, il y a envi- planète par Homo sapiens. Mais elle
qui occupaient alors sienne, utilisée par les hommes ron 135 000 ans. est loin d’être admise par tous
l’Afrique de l’Est. anatomiquement modernes qui Le niveau de la mer Rouge les préhistoriens ; certains nient le
peuplaient à l’époque l’Afrique était alors au plus bas et le climat caractère levalloisien des outils de
de l’Est. En revanche, les pierres très aride. L’expansion humaine Fay-Ne1 et n’y voient pas l’œuvre
taillées de la strate B, qui surmonte vers l’Est de la péninsule Arabique d’hommes modernes.
la strate A de 40 centimètres de aurait eu lieu au cours de la phase Le doute persistera tant que
sable, relèvent d’une technique de humide qui a suivi, et une popu- l’on n’aura pas mis au jour des
taille locale. D’où l’hypothèse que lation d’hommes modernes, par- restes d’humains modernes pré-
des Homo sapiens africains sont pas- venue dans la corne de la péninsule sents dans la péninsule Arabique
sés dans la péninsule Arabique il Arabique, y aurait été ensuite iso- il y a 125 000 ans. La chasse aux
y a plus de 125000 ans. lée par le retour de l’aridité. La per- fossiles est ouverte.
Jusqu’à présent, on ne connais- sistance humaine dans cette région .➜ François Savatier.
sait que trois sorties d’Afrique des est attestée par les strates Aet B de Science, vol. 331, pp. 453-456, 2011

6] Actualités © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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A c t u a l i t é s

Neurosciences

Le cerveau des experts En bref


L’ARN, TÉMOIN DE CANCERS

C omme les professionnels des échecs, les maîtres du shogi, ou échecs


japonais, jouent trois à quatre heures par jour. Contrairement
aux joueurs occasionnels, ils ressentent intuitivement le meilleur
coup à jouer. X. Wan, de l’Institut RIKEN des sciences du cerveau, au Japon,
et ses collègues ont montré que cette capacité est liée à l’activation de
Des biologistes américains ont
montré que dans plusieurs can-
cers, chez la souris et chez
l’homme, les tissus atteints
expriment des dizaines de fois
régions cérébrales particulières. Ils ont enregistré par IRM fonctionnelle plus d’ARN non codants que les
l’activité cérébrale de joueurs professionnels et d’amateurs de shogi quand tissus normaux. Ces ARN ne pro-
on leur montrait différentes configurations du jeu. Le precuneus, une aire duisent pas de protéines, mais
cérébrale du lobe pariétal, s’active chez les professionnels quand ils voient ont d’autres fonctions dans la
des configurations du jeu. Cette région est associée au souvenir à long cellule. Ils pourraient repré-
© BSL

terme des images visuospatiales. En outre, lorsque les professionnels senter de nouveaux marqueurs
Le shogi, ou échecs japonais, sont pressés de jouer le coup suivant, leur noyau caudé, impliqué dans de cancers, molécules indispen-
est un jeu de plateau qui se joue le comportement orienté vers un but, est activé. On ignore pourquoi ces sables pour détecter et traiter de
à deux. Les professionnels ont aires ne s’activent pas chez les amateurs en condition de jeu, mais l’en- façon ciblée les tumeurs.
développé des capacités cognitives traînement intensif des experts y est sans doute pour quelque chose…
spécifiques aux différentes .➜ Bénédicte Salthun-Lassalle .
configurations du jeu. X. Wan et al., Science, vol. 331, pp. 341-346, 2011
ACIDES AMINÉS SUR TITAN?

Des molécules prébiotiques pour-


raient se former sur Titan, la plus
Physique grosse lune de Saturne. Une
équipe incluant des chercheurs
Une cape d’invisibilité... aux ultrasons du LISA (Universités Paris 7 et
Paris-Est-CNRS) a soumis dix
semaines durant des macromo-

A près les avions furtifs, bien-


tôt des sous-marins indétec-
tables par sonar? Les travaux
d’une équipe de l’Université de
l’Illinois à Urbana-Champaign, aux
lécules azotées, similaires aux
aérosols de l’atmosphère de Titan,
à des conditions qui pourraient
régner juste sous la surface : de
l’eau à –180°C, maintenue liquide
États-Unis, le laissent entrevoir. par la présence d’ammoniac.
Shu Zhang et ses deux collègues Résultat : de l’urée, de la gly-
ont conçu une « cape d’invisibi- cine, de l’alanine et d’autres com-
lité» aux ultrasons: une onde ultra- posés organiques se sont formés.
sonore qui rencontre dans l’eau un
objet entouré de cette cape se pro-
page comme s’il n’y avait pas TAU PROTÈGE L’ADN
d’obstacle.
Dans la maladie d’Alzheimer, les
Les capes d’invisibilité sont des
L. Brian Stauffer

protéines Tau contenues dans les


dispositifs qui dévient les ondes de
neurones sont, pour des rai-
façon à camoufler un objet grand
sons inconnues, hyperphospho-
par rapport à la longueur d’onde.
rylées (elles ont trop de groupes
Des prototypes pour les ondes élec- La cape d’invisibilité aux ultrasons conçue par l’équipe américaine.
phosphate). Elles s’agrègent alors
tromagnétiques ou les vaguelettes
dans les neurones et provoque-
à la surface d’un liquide ont déjà incidence. Les physiciens se sont La densité du métamatériau
raient leur dégénérescence. Or
été réalisés. Les clefs de ces dispo- appuyés sur une analogie entre la est croissante vers le centre, si bien
des neurobiologistes français ont
sitifs sont des métamatériaux propagation d’une onde acoustique que les ondes ultrasonores contour-
montré que les protéines Tau
– matériaux que l’on structure à une dans un matériau et celle d’une ten- nent la région centrale, guidées par
déphosphorylées (normales)
échelle comparable aux longueurs sion dans un circuit électronique de les cavités plus externes. Dans
protègent l’ADN lors d’un stress
d’onde à contrôler. condensateurs et de bobines. Leur l’eau, le dispositif non seulement
cellulaire en se fixant dessus.
On savait qu’un tel dispositif cape devait ainsi être un réseau masque un petit cylindre de métal
La phosphorylation anormale
pouvait fonctionner dans le concentrique de petites cavités à aux ultrasons, mais reste efficace
empêcherait leur passage dans
domaine acoustique. Mais il fal- géométrie variable reliées par des sur une large bande de fréquences
le noyau, d’où les dommages
lait réaliser un métamatériau ani- tunnels, les cavités et les tunnels ultrasonores.
observés sur l’ADN des neurones.
sotrope, qui courbe différemment correspondant aux condensateurs .➜ Marie-Neige Cordonnier.
les ondes acoustiques selon leur et aux bobines du circuit modèle. Phys. Rev. Lett., vol. 106, 024301, 2011

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

En bref Six exoplanètes Astronomie


Système Kepler-11

MÉTISSAGES OU NON?

Il n’y a peut-être pas eu de métis-


en transit
sage entre Homo sapiens et Vénus
les espèces de Homo plus
archaïques qu’il a remplacées,
tel l’homme de Neandertal. Nous
pourrions tout aussi bien des- L a méthode des transits consiste à observer la
baisse de luminosité d’une étoile lorsqu’une
planète en orbite autour d’elle passe devant.
Cette méthode livre la période orbitale de la pla-
Mercure

NASA/Tym Pyle
cendre d’une population qui
aurait été longtemps séparée nète et sa taille, mais pas la masse. Les transits mul- Système solaire
des autres et qui aurait sur- tiples, lorsque plusieurs planètes passent devant
vécu à l’avant-dernière glacia- l’étoile, apportent bien plus d’informations : les Le système Kepler-11, comparé au Système solaire
tion, il y a 150 000 ans. C’est masses des planètes et les caractéristiques des orbites. interne.
ce qu’affirment deux bio-infor- L’équipe dirigée par Jack Lissauer, du Centre de
maticiens du CNRS et de l’Uni- recherche Ames de la NASA, en Californie, vient de nomes ont déduit les masses et les excentricités
versité d’Uppsala (Suède), qui découvrir un tel système à transit multiple – le second probables des planètes.
ont comparé des simulations et confirmé – avec pas moins de six planètes ! De quoi Les cinq planètes « internes » seraient ainsi de
des données sur l’ADN. en dresser un portrait complet. 2,3 à 13,5 fois plus massives que la Terre. Pour la
Les transits de six exoplanètes de périodicités dif- sixième, trop distante des autres, seule une limite
SUPERGÉANTE ACCOMPAGNÉE férentes ont été détectés dans le signal de l’étoile de supérieure de 300 masses terrestres a pu être fixée.
type solaire Kepler-11, distante de 2000 années-lumière. Avec des densités comprises entre 0,5 et 3,1
D’où vient le disque qui accom- Des variations de la luminosité de cet astre, observé (contre 5,5 pour la Terre), les planètes internes auraient
pagne l’étoile supergéante en par le satellite Kepler, correspondent à cinq planètes un cœur rocheux avec une large enveloppe d’élé-
fin de vie HD 62623 ? Florentin dont les périodes vont de 10 à 47 jours et à une sixième ments plus légers – de la glace pour deux d’entre
Millour, de l’Observatoire de la planète plus lointaine, dont la période est de 118 jours. elles, de l’hydrogène gazeux pour les autres. Enfin,
Côte d’Azur, et ses collègues Dans un système multiple, les interactions gra- en simulant l’évolution du système sur 250 mil-
ont réalisé des observations vitationnelles perturbent les orbites, si bien que les lions d’années, les chercheurs ont constaté qu’il
spectroscopiques infrarouges transits ne sont pas parfaitement périodiques. En semble stable à long terme.
avec le télescope VLT en mode ajustant les paramètres d’un modèle du système de .➜ Philippe Ribeau-Gésippe.
interférométrique. L’image, qui façon à reproduire les décalages observés, les astro- J. Lissauer et al., Nature, 3 février 2011
atteint une résolution d’environ
une milliseconde d’arc, inédite
en infrarouge, révèle la forme
du disque, mais aussi la vitesse
du gaz. Celui-ci gravite autour Climatologie
de HD 62623 ; il n’a donc pas
été éjecté par l’étoile. Un com-
pagnon de la taille du Soleil
Himalaya: les glaciers ne reculent pas tous
pourrait en être la source.

L es glaciers de montagnes
reculent-ils tous sous l’ef-
fet du réchauffement clima-
tique ? Il semble que non, d’après
l’équipe de Dirk Scherler, de l’Uni-
En revanche, dans la partie cen-
trale septentrionale de la chaîne,
83 pour cent des glaciers sont
en retrait, parfois de 60 mètres
par an. Globalement, 65 pour cent
son de la topographie des mon-
tagnes environnantes.
Cette étude confirme que les
débris rocheux freinent la fonte
des glaciers, indique Étienne Ber-
versité de Postdam. Dans l’Hima- des glaciers sous l’influence de thier, glaciologue CNRS au Labo-
laya, certains glaciers en partie la mousson reculent. ratoire d’études en géophy-
couverts de débris rocheux sont Cependant, au Sud et à sique et océanographie spatiales
relativement stables. l’Ouest de la chaîne, le retrait est (LEGOS), à Toulouse. Il n’y a pas
Les chercheurs ont analysé moins fréquent, et surtout moins de relation simple entre le recul ou
les images satellitaires de 286 gla- rapide, de quelques mètres par l’avancée du front des glaciers cou-
ciers himalayens. Dans la région an. Environ 70 pour cent des gla- verts et les fluctuations du cli-
du Karakoram, au Nord-Ouest, ciers y sont couverts de débris mat. Reste posée la question
58 pour cent des glaciers étu- rocheux sur au moins 20 pour essentielle, celle de la diminution
diés ont révélé un front stable ou cent de leur surface. Ceux qui en épaisseur et en volume des gla-
avançant faiblement. Cela tien- se déplacent le moins sont ceux ciers, qui conditionne le régime
USGS

drait à la stabilité des tempéra- dont la couverture de débris, des cours d’eau en aval.
Un glacier du Bhoutan, tures et à l’augmentation des jouant le rôle de couverture iso- .➜ Jean-Jacques Perrier.
à l’Est de l’Himalaya. précipitations dans cette région. lante, est la plus grande, en rai- Nature Geoscience, en ligne, 23 janvier 2011

8] Actualités © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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A c t u a l i t é s

Archéologie Biophysique

Le plus vieux chai du monde Couleurs structurelles


sur ailes transparentes
D epuis combien de temps l’être humain fait-il du vin? Depuis
au moins 6 100 ans, à en croire Gregory Areshian, de l’Uni-
versité de Californie à Los Angeles, et ses collègues. Ils ont
mis au jour une installation complète de vinification : des grappes
desséchées, les restes de grappes pressées, une presse à vin rudi- L es spécialistes des insectes
ne l’avaient pas vraiment
remarqué jusqu’ici : obser-
chie par l’aile présente une cou-
leur dominante lorsque l’observa-
tion a lieu dans de bonnes
mentaire, une cuve de fermentation en argile, des tessons impré- vées sur un fond sombre, les ailes conditions (sans lumière parasite
gnés de vin, et enfin, une coupe de dégustation. Ces vestiges ont été transparentes de petits diptères et sur fond noir).
trouvés à Areni-1, en Arménie, près du village où avait été décou- (moucherons, moustiques, etc.) Sur une aile donnée, on a alors
verte en 2010 la plus vieille chaussure d’Eurasie. ou hyménoptères (des micro- un motif coloré, qui dépend des
Les artefacts ont été datés au radiocarbone, tandis que leur utili- guêpes) présentent des motifs variations d’épaisseur de la mem-
sation viticole a été démontrée par une nouvelle technique d’analyse colorés stables. C’est ce qu’ont mis brane alaire et de la présence
chimique: la mise en évidence, par spectrométrie de masse, de traces en évidence Ekaterina Shevtsova d’autres éléments (poils microsco-
de malvidine, un pigment qui donne sa couleur au raisin. Ainsi, on et deux collègues de l’Université piques, nervures, pigments, etc.).
faisait du vin en 4000 avant notre ère, c’est-à-dire à la fin de l’ère de Lund, en Suède, et un autre bio- E. Shevtsova et ses collègues ont
Chalcolithique (l’âge du cuivre). Les plus anciens vestiges connus logiste américain. constaté que ces motifs varient peu
d’une activité viticole étaient, jusqu’ici, plus récents de un millénaire. Il s’agit de couleurs créées par au sein d’une même espèce, et que
.➜ Loïc Mangin. interférence de deux ondes lumi- les variations permettent de dis-
H. Barnard et al., Journal of Archaeological Science, en ligne, 2011 neuses. La très mince membrane tinguer des espèces différentes.
de l’aile de ces insectes est faite En analysant ces motifs, les
de chitine transparente, dont l’in- biologistes ont ainsi pu détermi-
dice de réfraction est égal à 1,57. ner que certains spécimens très
Lorsque l’aile est éclairée, une par- ressemblants n’étaient pas de la
tie (20 pour cent) de la lumière même espèce, contrairement à ce
est réfléchie. que l’on pensait, distinction qui a
Cette composante réfléchie est ensuite été confirmée par un exa-
elle-même la superposition de men minutieux d’autres caractères
deux ondes : l’une qui a été réflé- morphologiques.
chie par la face supérieure de l’aile, Les couleurs interférentielles
H. Barnard

l’autre qui a été réfléchie par sa des ailes transparentes peuvent


face inférieure (du côté interne). donc constituer un nouveau cri-
Le site d’Areni-1, en Arménie, où ont été trouvés les restes (flèche) Les deux ondes interfèrent, leur tère d’identification pour certains
les plus anciens d’une activité viticole. déphasage étant lié à l’épaisseur groupes d’insectes. Et ces motifs
de membrane traversée par la colorés représentent une facette
Criminalistique seconde onde. Selon cette épais- de plus dans l’étude génétique ou
seur et la longueur d’onde lumi- comportementale de la signalisa-
ADN et couleur des cheveux neuse, l’interférence est alors
constructive ou destructive. Ainsi,
tion visuelle chez les insectes.
.➜ Maurice Mashaal.

U ne goutte de sang, de sperme ou de salive est retrouvée sur les


lieux du crime. Peut-on en déduire l’apparence physique de
l’individu qui l’a laissée? On s’en rapproche: après la couleur
des yeux et l’âge approximatif, la couleur des cheveux est désormais
prédictible en se fondant sur l’ADN. Une équipe néerlando-polonaise
en lumière blanche, la partie réflé- PNAS, vol. 108(2), pp. 668-673, 2011

dirigée par Manfred Kayser, du Centre médical Erasmus, à Rotterdam,


vient de le montrer. Les chercheurs ont étudié 12 gènes connus pour
jouer un rôle dans la pigmentation des cheveux et élaboré un modèle
qui détermine la couleur des cheveux d’un individu à partir de la com-
binaison d’allèles (variants) de ces gènes qu’il porte. Pour ce faire, ils
ont effectué une analyse statistique sur le génotype de 385 individus,
dont ils avaient préalablement noté la couleur de cheveux.
Jostein Kjærandsen/PNAS

Le modèle est fiable à environ 90 pour cent pour les cheveux


roux et noirs, et à plus de 80 pour cent pour les cheveux blonds et
bruns. Il est aussi capable de prédire avec une bonne fiabilité certaines
nuances intermédiaires. Il ne concerne pour l’instant que les indivi-
dus de type européen. Reste à confirmer et étendre ces résultats.
.➜ Guillaume Jacquemont. Le motif de couleurs interférentielles apparaît sur les ailes d’une drosophile
M. Kaiser et al., Human Genetics, en ligne, 4 janvier 2011 observée sur fond noir. Sur un fond blanc, ce motif n’est pas visible.

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A c t u a l i t é s

Neurobiologie Géophysique

Anesthésie locale... du soi Haïti : une faille sous la faille


S tein Silva, de l’Unité INSERM 825, à l’Université Paul Sabatier
de Toulouse, et ses collègues ont montré qu’une anesthésie locale
perturbe non seulement les sensations tactiles qu’a le patient
de son corps, mais aussi sa perception visuelle. Ils ont étudié 20 per-
sonnes subissant une anesthésie locale du bras avant une intervention
L e 12 janvier 2010, plus de
230000 Haïtiens ont perdu la
vie en quelques minutes lors
d’un séisme de magnitude 7. Pour
expliquer l’origine de cette catas-
la rupture d’un tronçon de faille
d’environ 50 kilomètres, à une ving-
taine de kilomètres à l’Ouest de
Port-au-Prince. Tous les modèles
élaborés par les sismologues for-
chirurgicale, anesthésie qui engendrait une paralysie complète du trophe, les sismologues ont d’abord gent l’impression que l’essentiel du
membre. Les patients donnaient alors des descriptions de leur bras évoqué une rupture de la grande mouvement sismique s’est produit
ne correspondant pas à la réalité (mauvaise position, changement de faille cheminant au Sud de l’île de le long d’un plan incliné (rectangle
taille, etc.). Les neurobiologistes ont par ailleurs demandé aux patients Haïti. Mais depuis, leurs observa- rouge sur la carte) qui part sous le
de reconnaître des images de mains gauches ou droites, chacune pré- tions ont révélé que l’essentiel du bassin de 1500 mètres de profon-
sentée sous différents angles (comme ci-dessous). Résultat: les patients mouvement impliquait en fait une deur entre la presqu’île Sud et l’île
ont beaucoup de mal à déterminer si l’image présentée est une main autre faille… des Gonaïves et qui rejoint, vers la
gauche ou droite. Ainsi, l’anesthésie perturbe la représentation du L’île d’Hispaniola ou de Haïti surface, le piémont des montagnes
corps et de l’environnement. Reste à trouver les régions cérébrales se trouve à la frontière qui sépare du Sud. Or au bas de ce piémont
impliquées dans cette vision erronée du soi. la plaque tectonique caraïbe de la chemine aussi la grande faille du
.➜ B. S.-L.. plaque d’Amérique du Nord. Le Sud de Haïti, ce qui explique la
S. Silva et al., Anesthesiology, en ligne, janvier 2011 coulissage d’environ deux centi- confusion initiale…
mètres par an entre ces deux Cette grande faille n’a donc pas
plaques soumet la région à des libéré son énergie. Et selon les sis-
forces énormes qui s’accumulent mologues, elle en a déjà emmaga-
au cours du temps – et se relâchent siné assez pour déclencher un
épisodiquement lors des séismes. séisme aussi fort, sinon plus, que
Pour autant, les mesures et les celui du 12 janvier 2010… Les pays
constatations de terrain faites après de cette région, qui recèle de nom-
le 12 janvier 2010 ont vite montré breuses failles dont le fonctionne-
que la grande faille sud-haïtienne ment en cas de séisme est mal connu,
n’a pas bougé. ne doivent plus faire l’économie
Dès lors, que s’est-il passé? Les de constructions parasismiques.
relevés des stations sismiques mon- .➜ F. S.
© Stein Silva/Inserm

trent que le séisme a commencé par Nature Geoscience, 12 janvier 2011

N
Plan de la rupture Léogâne
Île des Port-au-Prince
Gonaïves
Microbiologie Faille d’Enriquillo
Bifidus antitoxique Plantain Garden
Port-au-Prince
En gris : zone
touchée par le

D ’après des études chez la souris, certaines bactéries probio- Léogâne séisme
NASA

tiques, c’est-à-dire bénéfiques si elles sont ingérées vivantes S


en quantités adéquates, limitent les effets d’infections parfois
mortelles dues à des souches de colibacilles (Escherichia coli) dites enté- Presqu’île Sud Chaîne de montagnes haïtiennes
rohémorragiques. Shinji Fukuda et ses collègues de l’Université de S Léogâne N
Yokohama, au Japon, ont précisé le mécanisme protecteur d’une bifi-
dobactérie probiotique, Bifidobacterium longum: l’acétate, issu de l’acide
acétique produit par cette bactérie, stimulerait les défenses anti-inflam- Faille d’Enriquillo
matoires des cellules épithéliales intestinales et bloquerait le passage Plantain Garden
Nature Geoscience

dans le sang d’une toxine sécrétée par les bactéries pathogènes. Rupture
C’est l’une des premières études à décrypter un mécanisme d’ac- du 12 janvier
tion d’une bactérie probiotique, commente Philippe Langella, cher- Plaque en mouvement vers l’Est Plaque en mouvement vers l’Ouest
cheur à l’INRA de Jouy-en-Josas. Elle suggère que des probiotiques En modélisant le séisme (ci-dessus, le modèle d’É. Calais de l’Université de
bien choisis pourraient prévenir les accidents dus à des toxi-infec- Purdue), les sismologues se sont rendu compte que la rupture ne s’est pas
tions alimentaires. faite sur la grande faille sud-haïtienne (dite d’Enriquillo Plantain Garden),
.➜ J.-J. P.. comme attendu, mais le long d’une faille inclinée partant en dessous de la
S. Fukuda et al., Nature, vol. 469, pp. 543-547, 2011 baie de Port-au-Prince et allant vers la ville côtière de Léogâne.

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A c t u a l i t é s

Biologie animale

Les panneaux solaires du frelon


D ans Le Frelon vert, Britt Reed, rédac-
teur en chef du Daily Sentinel, com-
bat le crime avec l’aide de son valet
Kato. Ici, point de superpouvoirs. En
revanche, on pourrait en attribuer au
l’extérieur vers l’intérieur. Deux feuillets
consécutifs sont séparés par des sortes
de piliers, composés de chitine. L’analyse
des propriétés physiques de cet agence-
ment a montré qu’il piège la lumière et
frelon oriental (Vespa orientalis), tant cet favorise donc son absorption.
insecte est doué d’une propriété asso- La surface de la cuticule jaune est
ciée d’ordinaire aux plantes: la récupé- ornée de formes ovoïdes, chacune étant
ration et l’utilisation de l’énergie solaire. percée d’au moins un trou: là encore, cette
Marian Plotkin, de l’Université de Tel- structure capturerait la lumière. La cou-
Aviv, et ses collègues, ont élucidé les méca- leur jaune est celle d’un pigment, la

© U. Esperto.
nismes de ce «photovoltaïsme» animal. xanthoptérine, qui convertirait une par-
Ils se sont intéressés à la structure tie de la lumière solaire en énergie élec-
de la cuticule (l’exosquelette) de l’insecte, trique par un processus photochimique. Le frelon oriental (Vespa orientalis).
dont l’abdomen marron est traversé par Pour s’en assurer, une cellule photovol-
une large bande jaune. La surface mar- taïque à pigment photosensible a été éla- réactions métaboliques proches du lieu
ron est parcourue de crêtes parallèles qui borée avec la xanthoptérine: elle convertit de production électrique. Ainsi, le frelon
empêchent les rayons d’être réfléchis: ils bien la lumière en énergie électrique. oriental, doté de panneaux solaires, est
sont divisés en de multiples rayons par- Ces résultats, ainsi que d’autres bien capable de « photosynthèse » – un
tant dans toutes les directions. En pro- indices, suggèrent que le frelon conver- vrai frelon vert!
fondeur, l’examen a révélé une structure tit bien l’énergie solaire en électricité. Le .➜ L. M..
en feuillets dont l’épaisseur décroît de flux d’électrons résultant alimenterait des Naturwissenschaften, vol. 97(12), pp. 1067-1076, 2010

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k j
i

A c t u a l i t é s

© Manuel Kauers
Mathématiques

Un théorème pour jeux de cubes


E n n’utilisant que l’addition et des
entiers positifs, on peut écrire l’en-
tier 4 de cinq façons : 4, 3 + 1,
2 + 2, 2 + 1 + 1 et 1 + 1 + 1 + 1. On dit que
l’entier 4 a cinq partitions. Dénombrer
sent en passant d’une ligne à la sui-
vante ou d’une colonne à la suivante ;
autrement dit, Pi, j ⱖ Pi + 1, j et Pi, j ⱖ Pi, j + 1.
On représente une telle partition plane
par un empilement de cubes sur un
Cette «partition plane», de taille maximale
égale à 8, est totalement symétrique:
les partitions d’un entier relève de la com- damier dont chaque case est identifiée la figure reste identique lorsqu’on
binatoire énumérative. Il en est de même par ses coordonnées (i, j), P i, j cubes permute les axes i, j et k. Sous l’effet
des « partitions planes », une générali- étant empilés sur la case (i, j) et la verti- de ces permutations, des sous-ensembles
sation à deux dimensions des partitions cale constituant un troisième axe k. de cubes s’échangent. Chaque
sous-ensemble est nommé orbite. Trois
des entiers, mises en jeu dans divers La conjecture démontrée porte sur les
orbites (en couleurs) sont représentées ici.
champs des mathématiques et dans des « partitions planes totalement symé-
modèles de la physique statistique. Or triques ». Il s’agit des empilements, au obtenu en développant en série entière
Manuel Kauers, de l’Université de Linz, sens défini plus haut, dont la forme (c0 + c1q + c2q2 + c3q3 + ...) le produit des
en Autriche, et deux collègues aux États- reste inchangée lorsqu’on permute les termes (1 – qi + j + k – 1)/(1 – qi + j + k – 2), effec-
Unis, Doron Zeilberger et Christoph axes de coordonnées i, j et k (voir la figure). tué sur toutes les valeurs i, j, k ⱕ N.
Koutschan, viennent de prouver une Dans ce cas, chaque groupe de cubes Ce résultat, où des calculs algébriques
conjecture relative à ces partitions, énon- qui s’échangent entre eux forme une par ordinateur ont joué un rôle crucial,
cée vers 1983 indépendamment par « orbite ». La conjecture devenue théo- clot une série de conjectures relatives aux
George Andrews et par David Robbins. rème fournit le nombre de partitions partitions planes totalement symétriques,
Une partition plane est un tableau planes totalement symétriques (de taille listée par Richard Stanley en 1986.
d’entiers positifs Pi, j (i = 1, 2, etc., j = 1, 2, maximale N) ayant un nombre donné m .➜ M. M..
etc.) dont la somme est finie et qui décrois- d’orbites: il est égal au coefficient cm de qm PNAS, prépublication en ligne, 24 janvier 2011

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A c t u a l i t é s

Biologie végétale Biologie cellulaire


De l’engrais-champignon Cancer: des cataclysmes
chromosomiques?
L a plupart des plantes forment une symbiose dite mycorhi-
zienne à arbuscules avec des champignons (des mycorhizes)
de l’ordre des Glomales. Ces derniers s’associent aux racines
de la plante et favorisent leur apport en eau et en minéraux. Des
biologistes et biochimistes français ont identifié et caractérisé des C ertaines portions de chromo-
somes peuvent être pulvé-
risées en morceaux qui
Selon P. Campbell et ses col-
lègues, cela ne peut s’expliquer que
par un événement cataclysmique
signaux moléculaires, nommés Myc, qui améliorent l’association s’assemblent ensuite au hasard, unique : des dizaines de cassures
mycorhizienne et la croissance des racines. Fabienne Maillet et ses entraînant des mutations cancé- d’ADN se produiraient simultané-
collègues ont étudié les interactions du champignon Glomus intra- reuses, indique l’équipe de Peter ment lors d’une division cellulaire;
radices avec des plantes. Ils ont isolé les facteurs Myc sécrétés par le Campbell, de l’Institut Wellcome certains morceaux du chromosome
champignon et déterminé leur structure chimique par spectromé- Trust Sanger, en Angleterre. Ces seraient recollés par la machinerie
trie de masse. Ce sont des lipochito-oligosaccharides qui, ajoutés à chercheurs ont analysé le génome de réparation de l’ADN en un patch-
des cultures de légumineuses, d’Asteracées (l’œillet d’Inde) ou d’Apia- de dix patients leucémiques. Chez work n’ayant rien à voir avec l’ori-
cées (la carotte), stimulent la formation des mycorhizes et favori- l’un d’eux, ils ont découvert 42 réar- ginal, créant des dizaines ou
sent la croissance des racines des plantes ainsi que leur ramification. rangements, issus de cassures centaines de mutations dans des
Les chercheurs espèrent utiliser ces facteurs, naturels et biodégra- d’ADN, dans le bras long du chro- gènes. La plupart des cellules n’y
dables, sur un large spectre de cultures pour améliorer leur apport mosome 4. Et dans divers types de survivraient pas, mais certaines
nutritif et leur résistance à la sécheresse. tumeurs issues de 3000 personnes, acquerraient des mutations leur per-
.➜ B. S.-L. ils ont trouvé, dans 2 à 3 pour cent mettant de devenir cancéreuses.
F. Maillet et al., Nature, vol. 469, pp. 58-64, 2011 des cas et jusque dans 25 pour cent Un tel cataclysme pourrait être
des tumeurs osseuses, des dizaines provoqué par des radiations ioni-
Psychologie de réarrangements concentrés dans santes ou par un dysfonctionne-
quelques portions de chromosomes. ment au niveau des extrémités des
Réduire son anxiété par écrit Une des tumeurs colorectales ana-
lysées contenait ainsi 239 réarran-
chromosomes, les télomères.
.➜ J.-J. P..

V ous êtes anxieux avant un examen ? Écrivez-le : Gerardo


Ramirez et Sian Beilock, de l’Université de Chicago, aux
États-Unis, ont montré que le fait de mettre par écrit ses inquié-
tudes concernant un examen augmente les performances au-dit
examen. Au laboratoire, les chercheurs ont fait passer un test de mathé-
gements dans un seul chromosome. Cell, vol. 144, pp. 27-40, 2011

matiques à plusieurs dizaines d’élèves en classe de troisième, aux-


quels ils promettaient par exemple des récompenses monétaires en
P.J. Stephens et al., Sanger Institute

cas de réussite. Avant le test, certains élèves devaient exprimer par


écrit pendant dix minutes leurs sentiments, d’autres écrivaient sur
un tout autre sujet et une partie des élèves ne faisaient rien. Les élèves
qui décrivaient leurs craintes de l’examen réussissaient mieux que
tous les autres. Ces expériences ont été répétées en situation réelle
dans un collège auprès de plus de 50 élèves, avant un examen
important; les résultats sont les mêmes, notamment pour les élèves Dans certaines tumeurs du poumon à petites cellules, le chromosome 8
qui se disaient particulièrement anxieux. est dispersé. Une partie des fragments forment des minichromosomes
.➜ B. S.-L.. où l’on peut détecter, grâce à des sondes fluorescentes spécifiques
G. Ramirez et S. Beilock, Science, vol. 331, pp. 211-213, 14 janvier 2011 (flèches), l’expression d’un gène de cancérisation qui se trouve amplifié.

DERNIÈRE minute ...


DES VIRUS FLASHÉS AUX RAYONS X condes) qu’elle n’a pas le temps d’endommager biae. Vivant plutôt à l’extérieur des habitations,
Un consortium international de 20 équipes pro- la particule avant l’acquisition de l’image. La ces moustiques sont génétiquement distincts des
pose une nouvelle méthode d’imagerie de cor- démonstration a été faite sur des nanocristaux de autres. L’une des questions est : transmettent-
puscules biologiques à une résolution de quelques complexes protéiques et sur des gros virus. ils plus le paludisme que ceux d’intérieur?
nanomètres. L’image s’obtient à partir des quelques
millions de photons diffusés en soumettant UN NOUVEAU VECTEUR DU PALUDISME
l’échantillon à une impulsion d’un puissant laser Michelle Riehle, de l’Institut Pasteur à Paris, et Retrouvez plus d’actualités
à rayons X, le Linac Coherent Light Source de
Stanford. L’impulsion est si brève (70 femtose-
ses collègues ont découvert un nouveau sous-
groupe de moustiques africains Anopheles gam- fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Actualités [13


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 LE NOYAU DE LA LUNE téine FT, qui migre des feuilles vers la pointe
de la tige où la fleur apparaîtra (voir Mais

L es deux faces de la Lune n’ont pas


la même apparence : celle que l’on
voit présente de sombres bassins
d’impact et celle qui est cachée en est
dépourvue. Au moment de sa formation,
qu’est-ce qui fait fleurir les plantes?, Pour la
Science, juillet 2009, http://bit.ly/plsoer381).
Mais toutes les plantes ne fonctionnent
pas comme l’arabette. Des chercheurs sué-
dois et français ont découvert un mécanisme

© Shutterstock/Kristian Sekulic
une grande part de la Lune était en fusion distinct chez la betterave à sucre (Science,
et les roches qui la composent ont toutes décembre 2010), une plante bisannuelle qui
cristallisé à partir d’un océan de magma. produit un tubercule la première année et
En réanalysant les données sismiques ne fleurit qu’après le passage de l’hiver.
des missions Apollo des années 1960 et 1970 Cette plante possède deux gènes proches
et des données plus récentes d’autres de FT : BvFT1, qui stimule la floraison comme
La face visible de la Lune présente de vastes
missions lunaires, les spécialistes ont mon- « mers » sombres. chez l’arabette, et un autre, BvFT2, qui au
tré que la croûte lunaire est plus épaisse contraire la bloque. Dans ce cas, le froid de
sur la face cachée que sur la face visible. la composition lunaire devraient permettre l’hiver abaisse la quantité de protéine BvFT2,
Ces deux phénomènes expliqueraient en de mieux comprendre sa formation et ses permettant ainsi à la plante de fleurir.
partie leur dissemblance (voir Les deux visages.
visages de la Lune, Pour la Science, août 2008,
http://bit.ly/plsoer370). Mais qu’en est-
il des couches plus profondes de la Lune ?  BÉBÉ D’HIVER OU D’ÉTÉ
Les scientifiques ont analysé à nouveau les  ARRÊTER LA FLORAISON
données d’Apollo avec une méthode trai-
tant les enregistrements sismiques terrestres
et ils ont obtenu des résultats concernant
le noyau lunaire (Science, janvier 2011). À
l’instar du noyau de la Terre, celui de la
B eaucoup de plantes ne fleurissent
qu’après avoir été soumises à une
période de froid – une phase nom-
mée vernalisation – et si le jour a une durée
L ’horloge centrale ou circadienne,
contrôlée par la lumière du jour,
interagit avec d’autres horloges dans
l’organisme et garantit des cycles d’éveil
et de sommeil calés sur 24 heures. Elle se
Lune aurait une graine solide interne et adaptée. Chez l’arabette des dames, la plante situe dans le cerveau, notamment dans les
une couronne externe en fusion ; mais le modèle des biologistes, les mécanismes de noyaux suprachiasmatiques (voir Au
noyau externe serait recouvert d’une la floraison sont désormais connus: le froid rythme du jour et des saisons, Pour la Science,
épaisse couche partiellement fondue. Au diminue la quantité d’un inhibiteur de la novembre 2010, http://bit.ly/plsoer397).
total, le noyau de la Lune serait à 60 pour floraison, nommé FLC, et la durée du jour Mais la durée d’exposition à la lumière
cent liquide. Ces nouveaux éléments sur engendre la production du florigène, la pro- après la naissance modifie-t-elle l’activité
de cette horloge ? En d’autres termes, les
hommes nés en hiver ont-ils une horloge
 ALZHEIMER : UNE MAUVAISE ÉLIMINATION DE PROTÉINES différente de ceux nés en été ? Des neuro-
La maladie d’Alzheimer se caractérise par la présence de plaques dites amyloïdes biologistes américains ont montré que des
dans les neurones, et d’amas dits neurofibrillaires dans les ramifications des neurones. souris soumises à une luminosité hiver-
La maladie pourrait survenir quand la protéine bêta-amyloïde est produite en trop nale après leur naissance présentent à l’âge
grande quantité ou sous forme d’une molécule prompte à s’agréger: les plaques se adulte des dysfonctionnements de leur hor-
formeraient, altérant le fonctionnement des neurones, voire leur survie (voir Pour loge circadienne, comparées à celles sou-
oublier la maladie d’Alzheimer, Pour la Science, août 2006, http://bit.ly/plsoer346). Des mises à une luminosité estivale néonatale
neurobiologistes de l’École de médecine à Saint-Louis, aux États-Unis, suggèrent (Nature Neuroscience, décembre 2010).
que l’accumulation des plaques serait plutôt due à une diminution de l’élimination Notamment, l’activité des neurones des
de la protéine (Sciencexpress, décembre 2010). Ils ont comparé la production céré- noyaux suprachiasmatiques des souris nées
brale et la clairance – l’élimination – des protéines A bêta 40 et A bêta 42 (constitu- en hiver ne s’adapte pas aux changements
tives des plaques amyloïdes) chez 24 personnes de plus de 60 ans, dont 12 souffraient de luminosité des saisons… ce qui dérègle
de la maladie. Pour ce faire, ils ont injecté un métabolite radioactif aux participants le rythme de leur sommeil. Reste à savoir
et leur ont prélevé du liquide céphalo-rachidien pendant deux jours pour doser les si ces perturbations de l’horloge modifient
protéines. Que les participants soient malades ou non, la quantité de protéines bêta- aussi l’humeur ou le risque de développer
amyloïde produite est la même; en revanche, la clairance des malades est 30 pour des troubles anxieux, parfois liés au
cent plus faible que celle des personnes saines. manque de lumière ou à l’hiver.
. Bénédicte Salthun-Lassalle.

14] On en reparle © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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OPINIONS
POINT DE VUE

Il faut sauver la métallurgie !


Alors qu’elle est étroitement liée aux industries classiques et de pointe, la métallurgie
française est en déclin. Un sursaut de son enseignement et de la recherche s’impose.
Yves BRÉCHET

P
ourquoi se préoccuper de la trielle, d’exportations, d’emplois. Or il souffre et élaboration de modèles théoriques à la
métallurgie, parfois perçue d’asthénie : les étudiants le boudent, les fois pertinents et suffisamment simples
comme une science du passé, professeurs s’en éloignent et nombre de pour être éclairants. Quelle est la finalité
une industrie d’un temps révolu, laboratoires concernés maigrissent (une de ces études ? Entre autres, comprendre
un héritage encombrant des maîtres de division par trois en 15 ans au CEA ou à les liens entre la microstructure des maté-
forges ? Pourquoi s’inquiéter de la désaf- l’ ONERA ) ou disparaissent. Les grandes riaux métalliques, les traitements qu’on leur
fection des étudiants, des ingénieurs et écoles les plus prestigieuses, de même que fait subir et leurs propriétés à l’échelle macro-
des chercheurs pour ce domaine ? Cer- les universités, ont abandonné leurs ensei- scopique. Cette compréhension, encore loin
tainement pas par nostalgie : comme gnements en métallurgie. d’être satisfaisante, est essentielle pour évo-
l’illustre le récent rapport de l’Académie La désaffection des étudiants pour cette luer vers la conception « sur mesure » de
des sciences et de l’Académie des tech- voie est exacerbée par une image historique nouveaux métaux.
nologies, l’avenir industriel de la France en faussée, par l’éloignement vis-à-vis des La métallurgie est étroitement liée à
dépend en grande partie, et cette disci- sciences et des technologies, par la désin- l’étude de la matière condensée. Elle est une
pline est tout sauf archaïque. dustrialisation de notre pays et par l’absence science du changement d’échelle. Pour com-
Le rôle central de la métallurgie dans de grands projets industriels mobilisateurs. prendre comment l’histoire thermoméca-
de nombreux secteurs industriels est nique d’un alliage conditionne sa
évident. En France, ce domaine est IL EST URGENT DE RÉINSTALLER, microstructure et ses propriétés, il faut
associé à 1,8 million d’emplois, dont parcourir dans le temps plus de 15ordres
500 000 directs. Les progrès du secteur dans les universités de grandeur (de la vibration des atomes
automobile, de l’industrie nucléaire, de et les grandes écoles, aux durées de traitement thermique),
l’aéronautique, de la pétrochimie sont des formations de métallurgie. et dans l’espace aller du nanomètre au
tributaires d’une meilleure maîtrise des mètre. Ces changements d’échelle dans
matériaux métalliques. La diminution des La métallurgie est pourtant un champ l’organisation des atomes ou dans la dyna-
émissions de gaz à effet de serre passe par scientifique et technique en plein renouvel- mique des défauts posent des questions
l’allègement des véhicules, par l’augmen- lement. Elle est au confluent de diverses dis- fondamentales de thermodynamique, de
tation de la température de fonctionnement ciplines (mécanique, physique et chimie), physique statistique, de mécanique.
des moteurs, par le développement d’un à la frontière entre recherche fondamentale Soulignons aussi que la métallurgie porte
nucléaire durable. et recherche appliquée. C’est un domaine où sur des systèmes maintenus loin de l’équi-
Le recyclage des métaux, la sécurité les besoins industriels suscitent des études libre thermodynamique, là où toute la richesse
dans les transports, le développement de fondamentales qui, à leur tour, ouvrent la voie de la physique non linéaire se manifeste. Et
prothèses orthopédiques et autres dispo- à de nouvelles applications. régulièrement, la physique fondamentale
sitifs médicaux implantés font tous aussi L’étude expérimentale bénéficie désor- rencontre la métallurgie, qu’il s’agisse des
appel au métallurgiste. Même la miniaturi- mais de grands instruments (rayonnement phénomènes de solidification et plus géné-
sation des circuits intégrés, bien avant de synchrotron, réacteurs à neutrons...) et de ralement des changements de phase, de la
rencontrer le « mur quantique », se heur- nouvelles techniques (microscopie à champ chimie des surfaces, de la plasticité et de la
tera à des problèmes métallurgiques, notam- proche, sonde tomographique à résolution rupture, du rôle joué par les défauts, des pro-
ment l’endommagement des connexions. atomique, techniques de corrélation priétés électroniques ou magnétiques, etc.
Ce vaste secteur est ainsi stratégique d’images...). Quant à la modélisation, elle En science des matériaux, dont elle est
pour notre pays, en termes d’activité indus- associe simulations numériques intensives par ailleurs le socle historique, la métallur-

16] Point de vue © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Opinions

gie joue ainsi un rôle clef : terrain d’expéri- nalement, à partir desquelles peut se recons- cifiques dans les organismes financeurs
mentation pour les nouvelles méthodes et truire un tissu performant de chercheurs. de la recherche.
les nouveaux concepts, corpus expérimental Il est urgent de réinstaller, dans les univer- Le temps presse. Si la métallurgie de
bien maîtrisé pour tester la validité des sités et les grandes écoles, des formations notre pays disparaît, la physique de la
modèles. Négliger cette compétence aurait de métallurgie en tant que discipline consti- matière condensée y serait grandement
pour conséquence non seulement le déclin tutive du cursus d’un ingénieur. appauvrie. Et, du point de vue des applica-
d’une part majeure de notre industrie, mais Une fois ce besoin affiché, il faut se don- tions, ce que la métallurgie rend possible
aussi de nous priver des outils nécessaires ner les moyens d’y répondre : recrutement deviendra impossible à ceux qui l’auront
pour inventer celle de demain. Cela alors d’enseignants-chercheurs, mise en place abandonnée. I
que des pays tels que la Chine, l’Inde – ou d’un système de « formation des forma-
le Japon, qui développe des aciers et alliages teurs ». L’enseignement devra aussi s’ap- Yves BRÉCHET, membre de l’Académie
pour la génération IV des réacteurs élec- puyer sur des contacts étroits avec le monde des sciences et de l’Institut universitaire
tronucléaires –, montent en puissance. industriel : création de chaires industrielles, de France, est professeur à l’Institut national
polytechnique de Grenoble.
Comment enrayer le déclin français ? accueil à temps partiel de chercheurs de
Sous la direction de A. Pineau et Y. Quéré,
L’enseignement et la recherche ont un rôle l’industrie, ouverture vers les petites et La métallurgie, science et ingénierie,
essentiel à jouer. Un atout majeur de la métal- moyennes entreprises ou industries... Et Rapport sur la science et la technologie n° 31
lurgie dans notre pays est la liaison étroite des « pôles d’excellence » associant le de l’Académie des sciences et de l’Académie
des technologies, EDP Sciences, 2011.
des chercheurs du domaine avec le monde monde académique, les grands instituts et
industriel. Il reste encore quelques équipes le monde industriel sont à identifier, les Réagissez en direct
de très bon niveau, reconnues internatio- actions faisant l’objet d’appels d’offres spé- fr à cet article sur
www.pourlascience.fr

ÉCONOMIE

L’immolation du petit vendeur...


... a déclenché la chute de Ben Ali. Cet «effet papillon », qui résulte des conditions
de vie désespérantes (chômage et prix accrus), peut en annoncer d’autres.
Ivar EKELAND

V
ous rappelez-vous de la théo- ment d’ailes, les courants d’air peuvent être beaucoup moins clair. Après tout, s’il n’y
rie du chaos? L’histoire du pa- chaotiques, c’est-à-dire croître exponen- avait pas de papillons, il y aurait quand même
pillon qui, par un battement tiellement, mais ce qui se passe quand ils des cyclones dans les Antilles. Ce que dit
d’ailes, déclenche un cyclone grandissent en intensité et interfèrent est la fable, c’est que si l’on considère un cyclone
dans les Antilles quelques mois plus tard? On donné, Katrina par exemple, qui a dévasté
peut dorénavant la remplacer par l’histoire la Nouvelle-Orléans, il est impossible de
du petit vendeur à la sauvette de Sidi-Bouzid lui assigner une cause digne de l’ampleur
dont le suicide provoque la chute de Ben Ali en de la catastrophe : à chaque instant nais-
Tunisie, peut-être celle de Moubarak en Égypte, sent dans le golfe du Mexique de petites per-
sans que l’on sache où s’arrêtera la cascade turbations qui ont vocation à devenir des
des dominos. Ce qui n’aurait dû être qu’un cyclones dévastateurs, mais à l’échelle de
incident de police banal et vite oublié dans nos observations, il est impossible de pré-
une ville de province risque d’entraîner la libé- voir lesquelles y arriveront. En revanche, si
ration des peuples arabes et de bouleverser l’on considère le phénomène cyclonique
l’équilibre géopolitique de la planète. dans son ensemble, il est assez bien com-
J.-M. Thiriet

En fait, l’histoire du papillon est plutôt pris et bénéficie d’une certaine régularité.
une fable. Il est vrai qu’à l’échelle du batte- Les causes et les saisons varient suivant

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Économie [17


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Opinions

les régions ; dans le golfe du Mexique, par notamment, ou dans l’économie informelle. 120 pour cent d’augmentation, suivi par le
exemple, la saison s’étend de juin à sep- On imagine aisément les frustrations de jeunes caoutchouc, avec80pour cent. La question,
tembre. En janvier, tous les papillons du gens éduqués, informés de ce qui se passe comme toujours, est de trouver le respon-
monde peuvent se donner la main, personne ailleurs grâce à Internet, et qui n’obtiennent sable de ces hausses : s’agit-il d’un désé-
ne s’en apercevra. En revanche, l’histoire du dans leur pays ni pouvoir ni avenir. quilibre entre l’offre et la demande, ou d’un
petit vendeur de Sidi-Bouzid, elle, est vraie. À ce facteur, à l’œuvre depuis longtemps, effet de la spéculation financière ? La con-
S’il ne s’était pas donné la mort, Ben Ali serait s’est ajoutée cette année la flambée des prix fiance n’étant pas revenue sur les marchés
toujours au pouvoir et je ne serais pas sus- des matières premières. En un an, entre d’actions ou d’obligations, l’argent qui cherche
pendu à Internet pour savoir ce qui se passe décembre 2009 et décembre 2010, les prix à se placer se serait reporté sur les marchés
en Égypte. Toutefois, comme en météoro- du maïs, du café et du blé ont augmenté de matières premières.
logie, il y a des causes profondes, qui ne de50pour cent. Les prix retrouvent leur niveau Les discussions font rage entre les spé-
déterminent pas certains événements, mais de 2008, l’année où les émeutes de la faim cialistes. Personnellement, je pencherai plu-
qui les rendent possibles ou probables. avaient éclaté au Maroc et en Égypte, ainsi tôt pour la première solution. En raison des
La première de ces causes est le chô- qu’en Indonésie, aux Philippines, à Haïti, et conditions climatiques, la récolte a été moins
mage des jeunes. Dans tout le Maghreb, pour dans beaucoup de pays d’Afrique. On ima- abondante que prévu partout dans le monde,
la tranche d’âge de 15 à 29 ans, ce taux est gine l’effet de ces augmentations sur des dans un contexte de croissance de la deman-
de l’ordre de 30 pour cent. Il est plus élevé populations dont le revenu se situe au mini- de, la Chine et l’Inde changeant leurs habitu-
chez les instruits: contrairement à ce qui se mum de subsistance. Rappelons que l’Égypte, des alimentaires, et de la population. Cette
passe dans les pays développés, vous avez avec 80millions d’habitants, doit importer la année, la planète franchira le cap des septmil-
plus de chance de trouver un travail si vous moitié de sa consommation de blé, et subven- liards d’habitants. On en était à six milliards
n’avez pas de diplôme que si vous en avez un. tionne largement les prix intérieurs. en 1999, voilà 12 ans. Cela s’appelle une
Cela reflète la mauvaise qualité des emplois La hausse des produits agricoles n’est croissance exponentielle. I
disponibles, la plupart se situant dans des pas limitée aux seuls produits d’alimenta-
services mal rémunérés, dans le tourisme tion : le coton est en tête de liste, avec Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Les plantes, des épurateurs de l’air intérieur ?


Pour dépolluer locaux et appartements, les plantes n’ont pas encore fait leurs preuves.
Damien CUNY

N
ous passons près de 90pour matériaux d’ameublement ou de construction seuils de toxicité. Les autorités sanitaires,
cent de notre temps dans qui relarguent plus ou moins longtemps des puis le grand public en ont pris conscien-
des locaux fermés. Or l’air de composés volatils utilisés lors de leur ce : par exemple, l’air intérieur fait l’objet de
ces environnements contient fabrication, tel le formaldéhyde, auxquels plusieurs mesures phares du deuxième Pro-
divers polluants en concentration d’autant s’ajoutent des molécules contenues dans la gramme national santé environnement. Les
plus élevée que ces locaux sont calfeutrés. fumée de cigarette (goudrons, aldéhydes, solutions consistent d’abord à maîtriser
Comment lutter contre cette pollution inté- phénols, etc.), des produits d’entretien et de les sources de polluants et à aérer réguliè-
rieure ? Certains ont proposé d’utiliser des bricolage (le benzène par exemple), etc. rement les lieux pour renouveler l’air. Que
épurateurs végétaux. Voyons en quoi consiste Ces polluants ont des effets à court et peuvent apporter de plus les végétaux ?
cette méthode de purification de l’air et à long terme sur la santé, tels qu’irritations Dans les années 1980, les agences spa-
dans quelle mesure elle peut être efficace. des muqueuses, troubles respiratoires, voire tiales américaine et soviétique ont cher-
Les polluants présents dans les habi- cancers, même si l’on ignore souvent quelles ché à utiliser des plantes pour épurer l’air
tations sont issus des combustions, des sont les doses toxiques et s’il existe des de véhicules spatiaux et de stations orbi-

18] Développement durable © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Opinions

tales. Différents dispositifs expérimentaux 1000litres, et on les expose durant quelques


faisaient passer l’air à travers un substrat heures à un polluant gazeux, tel le benzène
de plantes, un sol constitué de matières ou le monoxyde de carbone. Les concen-
minérales et organiques, éventuellement trations en polluants sont souvent supé-
enrichi en substances adsorbantes, tel le rieures à celles rencontrées dans les
charbon actif. bâtiments, et divers paramètres tels que la
Dans ces systèmes dits actifs, ou de bio- température, l’humidité ou l’éclairage sont
filtration, les plantes stimulent et entre- maintenus constants.
tiennent les micro-organismes du sol en Lors de ces tests en laboratoire, les con-
sécrétant par leurs racines des molécules centrations de polluants peuvent être
organiques utiles au métabolisme micro- réduites fortement, par exemple de 100 pour
bien. Les polluants, tels le benzène ou le cent pour le monoxyde de carbone. Toute-
fois, ils ne sont pas représentatifs de la com-
plexité des situations rencontrées dans les
LIMITER LES POLLUANTS locaux, où les polluants se mélangent, où
et aérer les locaux restent les sources d’émission sont nombreuses et
les stratégies les plus efficaces. la ventilation plus ou moins efficace.
En fait, les systèmes d’épuration par les
trichloréthylène, sont alors fixés par les par- plantes, qu’ils soient actifs ou passifs, ont
ticules du substrat et sont dégradés par la été peu testés dans des environnements
microflore, entièrement ou partiellement réels. D’après les premiers résultats issus
selon le polluant. La diminution des polluants des quelques travaux rigoureux disponibles,
obtenue en laboratoire est parfois très impor- dont ceux – toujours en cours – réalisés
tante. Ainsi, la concentration de l’air en tri- depuis 2004 dans le cadre du programme
chloréthylène est réduite de 100 pour cent PHYTAIR par des équipes du Centre scienti-
par biofiltration à travers un substrat planté fique et technique du bâtiment (CSTB) de
de scindapsus doré (Scindapsus aureus), Nantes et de la Faculté de pharmacie de
une plante d’appartement d’origine tropicale. Lille, le rendement d’épuration des plantes
Reste que différents points nécessi- utilisées en conditions réelles est... infé-
tent d’être étudiés, en particulier l’évolu- rieur à celui de l’aération !
tion du substrat : en se colmatant avec le Pour l’heure, il n’existe donc pas de
temps, il devient moins efficace, car l’air y cir- dispositif végétal capable d’abaisser nota-
cule moins bien, et la croissance des micro- blement la concentration des polluants inté-
organismes est inhibée s’il s’assèche. Il faut rieurs. Limiter les sources de polluants et
aussi vérifier si des polluants secondaires aérer les locaux restent les stratégies les
se forment dans le substrat et évaluer le ren- plus efficaces à cette fin.
dement final du traitement. Néanmoins, les rôles des racines, des
On s’intéresse également de plus en plus micro-organismes associés et du substrat
aux systèmes « passifs » que sont des des systèmes actifs et passifs méritent
plantes en pot. Dans ce cas, les polluants d’être mieux étudiés. Quelle que soit la tech-
sont absorbés au niveau des feuilles, par la nique, elle devra faire l’objet d’essais nor-
cuticule et les pores de transpiration, les sto- malisés afin que son efficacité réelle soit
mates, et par la couche superficielle du quantifiée, y compris vis-à-vis d’expositions
substrat, que l’air pollué traverse. prolongées à des mélanges « réels » de
Ces systèmes passifs ont été testés en polluants faiblement concentrés dans
laboratoire dans des conditions parfois l’air intérieur. I
différentes d’une étude à l’autre, ce qui rend
les comparaisons difficiles. Mais le principe Damien CUNY est professeur à la Faculté
est le même : on place des plantes, par de pharmacie de Lille où il est aussi chercheur
au Laboratoire des sciences végétales
exemple le pothos ou la plante araignée et fongiques.
(Chlorophytum comosum) dans nos tra- http://www.appanpc.fr/Pages/
vaux, dans une enceinte en verre de 1 à article_recherche.php?art=392

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Développement durable [19


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Opinions

VRAI OU FAUX

Shutterstock/Monkey Business Images


Naît-il plus de garçons
que de filles?
Oui, mais on ignore pourquoi. La différence a l’avantage de compenser
la mortalité des garçons avant l’âge adulte, supérieure à celle des filles.
Jean-Marc ROHRBASSER

A
urons-nous un garçon ou masculines a toujours été supérieur, et montre Cette analyse tord le cou à l’ancien argument
une fille ? La probabilité par le calcul que ce phénomène ne peut être selon lequel les chances d’avoir un garçon
d’engendrer un enfant de dû au hasard. Cette preuve arithmético-théo- augmentent dans les pays chauds. Les démo-
l’un ou l’autre sexe est-elle logique est reprise tout au long du XVIIIe siècle graphes actuels posent en principe que la
la même ? Ces questions, que beaucoup et s’enrichit de nombreuses données démo- valeur du rapport de masculinité à la nais-
de couples se posent, sont depuis long- graphiques venant confirmer le phénomène. sance dépend du rapport de masculinité à
temps objet de curiosité et de recherche. Plusieurs causes sont invoquées à l’époque: la conception et de la mortalité différentielle
Le rapport du nombre de naissances le différentiel de risque entre les sexes, la intra-utérine. Or ces facteurs sont difficiles à
masculines à celui des naissances féminines situation géographique et climatologique (la mesurer. Les garçons semblent plus fré-
– ou rapport de masculinité à la naissance – chaleur augmenterait les chances d’avoir quemment conçus au début et à la fin du cycle
est une donnée universelle : il naît environ un garçon), la confession religieuse... menstruel, et les variations hormonales pour-
105 garçons pour 100 filles. Il est donc vrai raient influer sur le sexe de l’embryon conçu.
que, hors toute intervention d’une quelconque Un fait avéré, Aujourd’hui, on ignore encore pourquoi le
politique concertée, il naît un peu plus de gar- rapport de masculinité à la naissance est
çons que de filles. Pour quelles raisons ? sans cause identifiée supérieur à un. Toutefois, les chercheurs exa-
En 1662, le démographe anglais John Au milieu du XXe siècle, le sociologue français minent si le sexe de l’enfant est lié à l’âge
Graunt observe que, de 1628 à 1662, on a Maurice Halbwachs en ajoute quelques-unes, des parents et au rang de naissance, la pro-
baptisé à Londres 139 782 garçons et dont aucune n’a été validée: des facteurs bio- portion de naissances masculines diminuant
130866 filles (soit 107 naissances de gar- logiques (le sexe serait déterminé dans les à mesure que ce rang augmente. Les rôles
çons pour 100 de filles), mais il se refuse à chromosomes, et non par une combinaison des saisons et de l’intervalle entre les nais-
émettre des hypothèses explicatives. Il recom- différente de chromosomes sexuels, ce qui sances sont également étudiés. On se
mande d’interroger les voyageurs pour savoir est faux), l’état physique et l’alimentation demande aussi si chaque naissance est un
si le phénomène est observé ailleurs. des parents (la quantité de nourriture dont événement biologique indépendant: une nais-
En1710, le médecin anglais John Arbuth- dispose l’embryon viala mère), leur âge – celui sance n’influence-t-elle pas la suivante?
not aborde la question d’un point de vue pro- du père seul, de la mère seule ou de l’un et En outre, les registres patronymiques
babiliste et... théologique. Il suppose qu’une de l’autre au moment de la conception, la révèlent que, dans certaines familles, les gar-
parité des sexes doit exister lorsque les indi- différence d’âge pouvant être un facteur çons sont plus nombreux ; dans d’autres,
vidus atteignent l’âge de se marier. Or à la déterminant –, la légitimité ou l’illégitimité ce sont les filles. Y aurait-il donc une com-
puberté, les garçons mettent plus leur vie de la naissance – la proportion des nais- posante héréditaire dans le différentiel des
en danger que les filles et ils décèdent en plus sances masculines illégitimes serait un peu sexes ? Enfin, on devrait explorer une piste
grand nombre. Selon l’argument théologique, plus faible –, et les variations selon le mode suggérée dès le XVIIIe siècle : retrouve-t-on
la nature, gouvernée par la providence divine, de vie, rural ou urbain (il y aurait plus de chez certains animaux cette légère prédo-
répare cette perte en faisant naître un peu filles en ville). minance des naissances masculines ? ■
plus de garçons que de filles, et ce, dans une Fait intéressant : une étude de la fin du
proportion presque constante. Arbuthnot XXe siècle montre qu’en Europe, il vaut mieux Jean-Marc ROHRBASSER est chargé
de recherche et directeur des collections
utilise 82 années de naissances à Londres, vivre dans un pays du Sud pour avoir un gar- de l’Institut national d’études
pendant lesquelles le nombre de naissances çon, l’inverse étant vrai en Amérique du Nord. démographiques (INED), à Paris.

20] Opinions © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
fr ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

..✔ QUELLE ACTION POUR LES AXIONS ?.. dans la masse. Cette formation provient proba-
Dans l’article Matière noire : un univers blement du rétrodrainage, en plusieurs phases,
caché (Pour la Science n° 399, janvier 2011, d’une poche de lave vers le tube principal. Des
http://bit.ly/pls399-matiere-noire), mini-coulées successives de lave à des états dif-
les auteurs ne parlent pas des axions, férents de maturation et d’oxydation, et des

© Shutterstock/Trevor kelly
pourtant populaires chez les théoriciens. vitesses de refroidissement différentes sont sans
Que sont ces particules et existe-t-il doute à l’origine de cet étagement surprenant.
des expériences qui tentent de les mettre Ces tunnels de lave faisant partie du patrimoine
en évidence ? national islandais, je n’ai évidemment pas pu pré-
Martin Schwartz lever d’échantillons qui auraient permis de réaliser La communication acoustique permet aux
des analyses minéralogiques de ces coulées. Cepen- jeunes crocodiles de synchroniser l’éclosion.
➜ RÉPONSE D’ÉRIC ARMENGAUD dant, en accord avec Jean-Marie Bardintzeff, je décrite lors de l’accouplement. Mais on ne sait
Les axions sont des particules hypothétiques qui pense que leurs couleurs proviennent principale- pas vraiment si ces vocalisations ont valeur de
ont été introduites pour résoudre un problème de ment de l’état d’oxydation du fer, oscillant du rouge- signal, c’est-à-dire si elles portent de l’informa-
la théorie des interactions fortes (la chromody- orangé-jaune à l’état de fer ferrique (oxydé), jusqu’au tion. Les tortues n’utilisent donc pas beaucoup
namique quantique). L’existence des axions per- vert pour le fer ferreux (réduit). l’acoustique pour communiquer.
met d’éviter une trop grande violation de la symétrie Par ailleurs, la minéralogie des tunnels de lave
dite CP. Ces particules auraient une nature assez n’a rien à voir avec celle des grottes «classiques». ..✔ HABITER LE PERSONNAGE..
particulière (« pseudoscalaire »). Les tunnels de lave sont formés dans la roche Merci pour l’article Les signaux non verbaux
Si leur masse était comprise entre le micro- volcanique, alors que les grottes habituelles sont de la communication (Pour la Science n° 399,
électronvolt et le milliélectronvolt, elles consti- formées dans des roches calcaires (sédimen- janvier 2011, http://bit.ly/pls399_
tueraient un bon candidat pour expliquer la matière taires). Ces deux environnements géologiques communication). Certains hommes
noire, avec des propriétés différentes des WIMP. n’ont en commun que la présence de spéléothèmes politiques essayent de corriger
L’interaction d’un axion avec le champ magné- (de lave ou de calcaire respectivement). leur gestuelle pour renvoyer une meilleure
tique est supposée créer un signal électrique image. Peut-on réellement modifier
mesurable. On utilise cette propriété pour tenter ..✔ LE CRI DES TORTUES.. par l’entraînement les signaux non verbaux
de les détecter avec de puissants aimants. L’ex- D’après l’article La communication que l’on transmet ? Ces changements
périence CAST, au CERN, essaye par exemple de acoustique des crocodiles (Pour la Science sont-ils pérennes à long terme ?
détecter des axions qui seraient créés au sein n° 399, janvier 2011, http://bit.ly/pls399- Thomas Bauder
du Soleil. L’expérience ADM X recherche, elle, des crocodiles), les cris émis avant l’éclosion
axions qui constitueraient la matière noire de la par les jeunes crocodiles informent la mère ➜ RÉPONSE DE Y.- A. DE MONTJOYE
Voie lactée. Elle a déjà permis de poser des sur l’état de développement des embryons. ET A. PENTLAND
contraintes sur la masse des axions pour les Chez les tortues, qui sont aussi des reptiles Les signaux honnêtes étant profondément ancrés
modèles de type matière noire. et enfouissent aussi leurs œufs, les jeunes dans notre système nerveux, il est très difficile
émettent-ils également des signaux de tromper son interlocuteur en les déguisant.
..✔ COULÉES DE LAVE MULTICOLORES.. acoustiques avant l’éclosion ? Il est cependant possible de les influencer, notam-
La coulée multicolore présentée dans l’article Nicolas Cennac ment par un principe d’interprétation théâtrale
Les tunnels de lave (Pour la Science n° 399, connu sous le nom de « La Méthode ». Ce prin-
janvier 2011, http://bit.ly/pls399-lave) est ➜ RÉPONSE DE NICOLAS MATHEVON cipe, développé dans les années 1940 à New
vraiment surprenante. Qu’est-ce qui explique, À ma connaissance, les jeunes tortues n’émet- York par l’Actor Studio, consiste à faire corps avec
ces tons orange, verts et jaunes bien tent pas de signaux acoustiques avant l’éclosion, un personnage et à expérimenter sa personna-
marqués ? Par ailleurs, la minéralogie ni après, d’ailleurs. Chez ces animaux, les soins lité. En effet, « devenir » un patron pointilleux
des tunnels de lave diffère-t-elle de celle parentaux semblent absents et aucune com- ou un ami compatissant modifie notre commu-
d’autres grottes plus classiques ? munication parent-jeune n’a encore été décrite. nication non verbale et in fine la façon dont un
Anaïs Joseph De plus, les tortues et crocodiles sont assez éloi- interlocuteur nous perçoit.
gnés phylogénétiquement. Comme expliqué Cependant, aller au-delà du jeu d’acteur et
➜ RÉPONSE DE MICHEL DETAY dans l’article, les crocodiles sont beaucoup plus vivre son personnage influence notre façon de
Les mini-coulées rencontrées dans le tunnel de proches des oiseaux, avec lesquels ils consti- penser, d’agir et de prendre des décisions. Façon-
lave de Ferlir, dans le Sud-Ouest de l’Islande, tuent le groupe des Archosaures. ner sa communication non verbale n’est donc
présentent des couleurs uniques. Il ne s’agit Chez certaines espèces de tortues, cepen- pas pratiquer la langue de bois, mais reflète un vrai
pas d’un vernis superficiel, mais bien de couleurs dant, l’émission de signaux acoustiques a été travail de réinvention de soi.

22] Courrier des lecteurs © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Neurosciences

Karl Deisseroth

En associant l’optique
L e psychiatre – que je suis – est tous
les jours confronté aux limites de
son domaine d’activité. En effet,
malgré les efforts louables des cliniciens
et des chercheurs, on ignore encore cer-
nes communiquent via de brefs signaux
électriques, de l’ordre de la milliseconde, et
une grande variété de messagers biochimi-
ques. À cause de cette complexité, les neu-
roscientifiques ignorent ce que fait
et la génétique, tains fondements neurobiologiques des réellement le cerveau, c’est-à-dire comment
les neuroscientifiques maladies psychiatriques. Cela ralentit le des décharges électriques spécifiques dans
développement de médicaments, alors des cellules cérébrales particulières don-
contrôlent l’activité que ces maladies représentent un pro- nent naissance à la pensée, aux souvenirs,
électrique de neurones blème majeur de santé publique. On a à la perception et aux sentiments.
vraiment besoin de nouvelles réponses De fait, on ignore aussi comment les
dans le cerveau d’animaux en psychiatrie. Mais pour les trouver, il défaillances du cerveau produisent des
vivants ; ils espèrent faut mettre au point des techniques inno- troubles mentaux distincts, telles la
vantes d’exploration du cerveau ; je vais dépression et la schizophrénie. Les hypo-
pouvoir extrapoler leurs vous présenter celle que j’ai dévelop- thèses actuelles concernant ces maladies
pée, l’optogénétique. – à savoir des déséquilibres chimiques et
résultats à l’homme pour En neurosciences, il est difficile de met- des modifications des quantités de neu-
en apprendre davantage tre au point des techniques appropriées, car rotransmetteurs – ne rendent pas compte
le cerveau des mammifères est complexe. du circuit neuronal électrique. Les trai-
sur les maladies mentales. Il contient des dizaines de milliards de neu- tements sont alors peu spécifiques, bien
rones interconnectés, ayant de nombreuses qu’ils soient souvent utiles.
caractéristiques distinctes et des modes de Ainsi, en 1979, le lauréat du prix Nobel
décharge électrique différents. Les neuro- de médecine Francis Crick a suggéré que

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L’ E S S E N T I E L
 Certains
micro-organismes utilisent
des canaux ioniques activés
par la lumière : les opsines.

 En insérant des gènes


d’opsine dans les cellules
cérébrales de souris,
les neuroscientifiques
peuvent contrôler l’activité
électrique de neurones
spécifiques avec
des flashs de lumière.

 Cette technique
n’en est qu’à ses débuts,
mais elle améliore déjà
nos connaissances sur
le fonctionnement
du cerveau.

 Les scientifiques
espèrent comprendre
les dysfonctionnements
© Shutterstock/iDesign, Pour la Science électriques et biochimiques
associés aux maladies
mentales, telles
la schizophrénie
et la dépression.

le défi majeur des neurosciences serait de des mammifères, des chercheurs travail- Avec le recul, il s’avère que la solution
contrôler un certain type de cellules céré- laient sur des micro-organismes particu- de Crick – contrôler les neurones avec la
brales, tout en ne touchant pas aux cellu- liers qui utilisent la lumière pour survivre. lumière – existait déjà avant même qu’il
les adjacentes. Les stimulations électriques Depuis 40 ans, les biologistes savent que la formule. Pourtant, il fallut attendre plus
avec des électrodes, même intracérébrales, ces micro-organismes produisent des pro- de 30 ans pour que ces concepts soient réu-
ne permettent pas de relever ce défi : les téines qui modifient le flux des charges élec- nis et donnent naissance à une nouvelle
électrodes sont un outil grossier qui sti- triques à travers la membrane cellulaire technique : l’optogénétique.
mule toutes les cellules situées sur le site sous l’effet de la lumière.
d’insertion, sans distinguer les différents
types cellulaires. En outre, leurs signaux
Ces protéines, produites par un
ensemble de gènes nommés opsines, per-
Une technique
ne peuvent pas inhiber l’activité électrique mettent aux micro-organismes d’extraire nouvelle en psychiatrie
des neurones – les empêcher d’émettre de l’énergie dans la lumière de leur envi- L’optogénétique associe les outils de la
un signal électrique (on dit qu’ils déchar- ronnement. En 1971, Walther Stoecke- génétique et de l’optique pour contrôler
gent) – avec précision. nius et Dieter Oesterhelt, de l’Université des événements dans toutes les cellules
Plus tard, Crick émit l’hypothèse selon de Californie à San Francisco, ont mon- des tissus vivants (et pas seulement cel-
laquelle la lumière pourrait servir d’outil tré que l’une de ces protéines, la bacté- les du système nerveux). Elle comprend
de contrôle, car on sait la délivrer sous riorhodopsine, agit comme une pompe la découverte de gènes qui font réagir les
forme d’impulsions précises, dans toute à ions, qui peut être brièvement activée cellules à la lumière et leur insertion dans
une gamme de couleurs. Mais à cette par des photons de lumière verte. Puis ces cellules ; elle inclut aussi des techni-
époque, personne ne savait comment faire on découvrit d’autres membres de cette ques permettant de délivrer de la lumière
réagir des cellules à la lumière. famille de protéines : les halorhodopsi- dans le cerveau, de cibler les effets de cette
Au même moment, dans un domaine nes en 1977 et les canaux rhodopsines lumière sur les gènes et les cellules vou-
de la biologie éloigné de l’étude du cerveau en 2002 (voir l’encadré page 27). lues, et d’évaluer les conséquences de

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recherche sur le cancer Sloan-Kettering, à participent aux réponses activées par la


New York, et de Ehud Isacoff, Richard Kra- lumière de Chlamydomonas. Cependant,
mer et Dirk Trauner, à l’Université de Cali- la découverte de ces canaux rhodopsi-
R. Queruel

fornie, à Berkeley, ont utilisé des systèmes nes n’a pas fait immédiatement progres-
à plusieurs composants pour moduler ser les neurosciences, pas plus que ne
des cellules ciblées avec de la lumière. l’avaient fait les découvertes des bacté-
Par exemple, ils ont introduit dans des riorhodopsines et des halorhodopsines
neurones une protéine qui régule lors des décennies précédentes.
l’activité électrique et une subs-
tance qui fait réagir cette protéine
à un rayonnement ultraviolet.
Un canal opsine
Cependant, ces métho- dans les neurones
UNE FIBRE OPTIQUE illuminant un neurone. des reposant sur plusieurs Beaucoup de scientifiques avaient pour-
composants – que l’on tant envisagé d’insérer des gènes d’opsi-
cette manipulation optique. L’optogé- introduit dans les cellu- nes bactériens ou provenant d’algues dans
nétique permet aux neuroscientifiques de les cibles – présentent des neurones pour contrôler ces derniers
contrôler des événements donnés dans des difficultés prati- avec de la lumière. Mais ils avaient vite
des types cellulaires spécifiques et à des ques et n’ont pas eu abandonné l’idée : il y avait peu de chan-
instants bien précis. beaucoup d’applications chez les mam- ces que les cellules animales fabriquent
Dans une cellule, un événement n’a mifères. Il était nécessaire de trouver une ces protéines microbiennes avec efficacité
de sens que dans son contexte, au milieu stratégie n’utilisant qu’un seul composant. et sûreté, et il était presque certain que
d’autres événements, dans le tissu, l’or- C’est là qu’interviennent les protéines de les protéines, même si elles étaient synthé-
ganisme ou même l’environnement. Par micro-organismes activées par la lumière: tisées, seraient inefficaces. En outre, pour
exemple, un décalage même faible, de les bactériorhodopsines, les halorhodop- absorber les photons, ces protéines néces-
quelques millisecondes, du moment où sines et les canaux rhodopsines. sitent un cofacteur, un composé apparenté
un neurone commence à décharger pour- En 2000, des chercheurs de l’Institut à la vitamine A et nommé tout-trans rétinal.
rait inverser l’effet de son signal sur le Kasuka de recherche sur l’ADN, au Japon, Le risque de perdre du temps et de l’ar-
reste du système nerveux. Aujourd’hui, publièrent en ligne des milliers de nouvel- gent était important…
des milliers de scientifiques utilisent l’op- les séquences génétiques provenant de l’al- Néanmoins, pour mon équipe de bio-
togénétique pour savoir comment la gue verte Chlamydomonas reinhardtii. En ingénierie à l’Université Stanford, amélio-
décharge de neurones spécifiques déclen- examinant ces séquences, Peter Hegemann, rer notre compréhension de la psychiatrie
che une réaction physiologique et un com- de l’Université Regensburg à Berlin, qui clinique justifiait un tel risque. Lors de mon
portement complexes chez des vers, des avait prédit que Chlamydomonas devait avoir internat en psychiatrie, j’avais été le témoin
mouches, des poissons, des oiseaux, des un canal ionique activé par la lumière, trouva des faiblesses et des effets secondaires
souris, des rats et des singes. Et ces tra-
vaux apportent déjà quelques informa-
tions intéressantes sur la dépression, les L’OPTOGÉNÉTIQUE PERMET AUX NEUROSCIENTIFIQUES
troubles du sommeil, la maladie de Par- de contrôler des événements donnés dans des types
kinson et la schizophrénie.
cellulaires spécifiques et à des instants bien précis.
La lumière et la vie deux longues séquences semblables à cel- néfastes des traitements des maladies men-
En biologie, l’emploi de la lumière pour les qui codent la bactériorhodopsine. Il en tales, telle la thérapie par électrochocs.
l’étude des systèmes vivants est ancien. obtint des copies auprès de l’Institut Kasuka Ainsi, en 2004, nous avons introduit
Les chercheurs utilisent depuis longtemps et, en 2002, avec Georg Nagel, de l’Univer- le canal rhodopsine 2 dans des neurones
une méthode fondée sur la lumière, nom- sité de Francfort, ils décrivirent leur décou- de mammifères en culture grâce aux tech-
mée CALI, pour détruire ou inhiber des verte : l’une de ces séquences code un niques classiques de transfection; en d’au-
protéines. On a aussi exploité des lasers canal membranaire, formé d’une seule pro- tres termes, nous avons épissé, c’est-à-dire
pour détruire des cellules spécifiques chez téine et sensible à la lumière bleue. Quand associé, le gène codant le canal rhodop-
le ver Caenorhabditis elegans. Inverse- ce canal est éclairé par de la lumière bleue, sine 2 avec un type spécifique « d’inter-
ment, Richard Fork, des Laboratoires il régule le flux des cations (des ions char- rupteur » neuronal, ou promoteur, et nous
Bell dans les années 1970, et Rafael Yuste, gés positivement). La protéine codée fut avons introduit ce matériel dans l’ADN
de l’Université de Columbia, ont décrit nommée canal rhodopsine 1 (ou ChR1). d’un vecteur, tel un virus inactivé, qui
en 2002 comment stimuler des neurones En 2003, P. Hegemann et G. Nagel étu- l’a transporté dans les neurones. Le pro-
avec des lasers. Mais ces techniques avaient dièrent l’autre séquence et nommèrent moteur fait en sorte que seuls les neuro-
un inconvénient : elles détruisaient les la protéine codée canal rhodopsine 2 (ou nes sélectionnés (par exemple ceux qui
membranes cellulaires. ChR2). Au même moment, John Spudich, sécrètent le neurotransmetteur glutamate)
Depuis une dizaine d’années, les équi- de l’École de médecine de l’Université du expriment, ou fabriquent, l’opsine corres-
pes de Gero Miesenböck, du Centre de Texas à Houston, montra que ces gènes pondant au gène introduit.

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LES OPSINES, DES PROTÉINES SENSIBLES À L A LUMIÈRE


Certains types d’algues et d’autres micro-organismes syn- leur environnement. Les opsines n’ont pas toutes la
thétisent des protéines, nommées opsines, qui réagissent même sensibilité à la lumière ni le même comportement.
à la lumière visible. Lorsqu’elles sont exposées à la lumière, Les gènes d’opsines qui produisent ces protéines sont le
ces protéines – qui sont en fait des canaux membranai- fondement de l’optogénétique, technique que les neuros-
res – régulent le flux des ions chargés à travers les mem- cientifiques utilisent aujourd’hui pour contrôler l’activité
branes, ce qui permet aux cellules d’extraire de l’énergie de électrique de neurones ciblés.

T. Anzenberger, Redux Pictures, E. Striffler, New York Times/Redux Pictures, Ulrich Doering Alamy ; Optogenetic interrogation of neural circuits : technology for probing mammalian brain structures, F. Zhang et al., Nature Protocols, février 2010 (canaux et spectres d’absorption), illustrations Bryan Christie
Micro-organisme

Chlamydomonas reinhardtii est une algue Volvox carteri est une algue proche Natronomonas pharaonis est
unicellulaire mobile, dotée d’une paire de Chlamydomonas, mais elle est une archébactérie qui ne peut vivre
de flagelles qui lui permettent constituée de centaines de cellules vivant que dans des eaux saturées en sel.
de se déplacer dans l’eau douce. ensemble et formant une colonie.

Habitat

Les sols et les étendues d’eau douce Les étangs, les lacs et les étendues d’eaux Les lacs salés en Égypte et au Kenya.
partout dans le monde. stagnantes.

535 nm 589 nm
Canal opsine Longueur d’onde :
470 nanomètres (nm)
589 nm

Ion sodium Ion sodium Ion chlorure


Le canal rhodopsine ChR2 permet Le canal rhodopsine VChR1 réagit La halorhodopsine NpHR régule le flux
le passage des ions sodium en réaction à la lumière verte et jaune. des ions chlorure en réaction
à la lumière bleue. à la lumière jaune.

Spectre d’absorption
ChR2 VChR1
1,0
NpHR
0,8
0,6
0,4
0,2
0
470 535 589
400 450 500 550 600 650
Longueur d’onde (en nm)

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Cette expérience a été un succès. En de nombreux laboratoires dans le monde autres opsines modifiées sont des
utilisant des impulsions de lumière visi- l’emploient, en utilisant les différentes mutants ultrarapides et ultralents du
ble, nous avons contrôlé précisément, à la versions de ces gènes que nous avons syn- canal rhodopsine ChR2 : ils contrôlent de
milliseconde près, la décharge de poten- thétisées pour travailler de façon opti- façon très sensible l’émission et la durée
tiels d’action – les impulsions électriques male sur les cellules de mammifères. À des potentiels d’action. Les premiers
qui permettent à un neurone de trans- ce jour, environ 700 laboratoires utili- déclenchent des potentiels d’action plus
mettre de l’information à un autre – de sent ces gènes. de 200 fois par seconde, tandis que les
groupes de neurones. Les potentiels d’ac- seconds placent les cellules dans des états
tion sont créés par des échanges d’ions
de part et d’autre de la membrane des neu-
L’ingénierie d’excitation stables (ayant une fréquence
de décharge plus faible). Les opsines
rones, via différents canaux et pompes. Les des opsines les plus récentes réagissent maintenant
opsines (des canaux ioniques), ainsi pro- Le nombre d’outils en optogénétique, à la lumière rouge, proche de l’infra-
duites par les neurones, interviennent dans ainsi que leurs applications, se sont vite rouge ; cette lumière est mieux focali-
la production des potentiels d’action. En multipliés. Les scientifiques recherchent sée, rentre plus facilement dans les tissus
août 2005, mon équipe publia un premier de nouvelles opsines dans la nature; grâce et est bien tolérée.
rapport montrant qu’en introduisant un à l’ingénierie moléculaire, ils modifient L’ingénierie moléculaire a aussi per-
seul gène d’opsine microbien dans des neu- aussi les opsines connues pour qu’elles mis d’étendre le contrôle optogénétique
rones de mammifères, nous pouvions ren- soient utilisables de différentes façons au-delà de l’activité électrique des cellu-
dre ces cellules sensibles à la lumière. avec davantage d’organismes (voir l’en- les, jusqu’aux réactions biochimiques. Une
Les canaux rhodopsines, mais aussi cadré page 30). grande partie des médicaments que l’on
la bactériorhodopsine et les halorhodop- Par exemple, en 2008, nous avons connaît agit sur une famille de protéines
sines, sont tous capables d’exciter ou trouvé dans le génome d’une autre espèce membranaires nommées récepteurs cou-
d’inhiber des neurones (en modulant leur d’algue, Volvox carteri, un troisième canal plés à la protéine G. Ces protéines détec-
activité électrique), avec efficacité et sûreté, rhodopsine ( VC h R 1 ), qui réagit à la tent les signaux chimiques extracellulaires,
en réaction à la lumière. Et ce, car tous lumière jaune et non à la bleue. En utili- telle l’adrénaline, et réagissent en modi-
les tissus de mammifères contiennent sant ce canal avec les autres canaux fiant les signaux chimiques intracellulai-
naturellement de grandes quantités de rhodopsines, nous pouvons contrôler res, tels les ions calcium qui participent à
tout-trans rétinal, le cofacteur chimique simultanément différentes populations l’activité électrique des cellules.
nécessaire pour que les photons activent de cellules, la lumière jaune modifiant En ajoutant le domaine sensible à la
les opsines microbiennes. L’ajout d’un seul certaines d’entre elles et la lumière bleue lumière d’une molécule de rhodopsine à
gène d’opsine aux neurones ciblés suffit. d’autres. Et nous avons découvert que le des récepteurs couplés à la protéine G,
En 2006, nous avons nommé cette canal rhodopsine le plus efficace est en Raag Airan et d’autres chercheurs de mon
approche l’optogénétique. Depuis lors, fait un hybride de VChR1 et de ChR1. Nos laboratoire ont développé un ensemble

FAIRE RÉAGIR LES NEURONES À L A LUMIÈRE


Pour les études utilisant l’optogénétique, les neuroscientifiques insèrent des gènes d’opsines
dans des cellules cérébrales grâce à des virus modifiés. Ils peuvent alors déclencher une activité
électrique neuronale à la demande, avec des flashs de lumière, et observer leurs effets
sur le comportement d’animaux de laboratoire.

Virus
Gène d’opsine

Promoteur

Un gène d’opsine est associé à un élément Le gène modifié est inséré dans un virus, qui est ensuite
nommé promoteur, qui rend le gène actif injecté dans le cerveau d’une souris.
dans un type spécifique de cellules.

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de récepteurs, nommés optoXR, qui réa- pour voir en même temps les signaux élec-
gissent rapidement à la lumière verte. triques dynamiques obtenus par contrôle
Quand des virus insèrent le matériel géné- optogénétique, nous avons développé
tique de ces récepteurs dans le cerveau de des instruments qui associent des fibres
rats de laboratoire, les optoXR nous per- optiques et des électrodes.
mettent de contrôler des événements bio- Bientôt, nous espérons stimuler opti-
chimiques chez ces rongeurs tandis qu’ils quement des neurones tout en enregistrant
se déplacent dans une cage (pour ce faire, leur activité électrique, car nous pou-
on implante une fibre optique dans leur vons organiser ces deux techniques sans L’ A U T E U R
cerveau, voir l’encadré ci-dessous). Désor- qu’elles interfèrent. Par exemple, nous
mais, un contrôle optique rapide et spé- savons observer l’activité électrique des
cifique des voies biochimiques est donc circuits neuronaux impliqués dans le
possible, à la fois in vitro et in vivo. contrôle moteur et modifiés avec des opsi-
Beaucoup de gènes d’opsines naturel- nes microbiennes.
les découverts dans différents génomes de
micro-organismes ne sont pas correcte-
ment exprimés par les cellules de mam-
Contrôler l’esprit
mifères. Mais nous avons développé pour mieux le soigner
différentes stratégies pour améliorer leur Plus les contrôles optogénétiques et les Karl DEISSEROTH,
professeur de psychiatrie
production et leur expression. Par exem- activités électriques des circuits neuro- et de bio-ingénierie, dirige
ple, nous avons associé les gènes d’opsine naux deviendront complexes, plus nous le Laboratoire de bio-ingénierie
à des fragments d’ADN qui servent de irons vers une forme d’ingénierie de l’Université Stanford,
« code postal » : ils font en sorte que les « inverse » de la machinerie neuronale : aux États-Unis.
gènes d’opsines soient transportés là où nous serons capables de déduire les fonc-
ils sont utiles dans les cellules de mammi- tions des circuits neuronaux à partir de
fères afin qu’ils soient bien traduits en pro- la façon dont ils réagissent aux signaux
téines fonctionnelles. optogénétiques. Cette ingénierie inverse
Qui plus est, nous avons créé en 2006 de circuits neuronaux sains nous permet-
et en 2007 des outils fondés sur les fibres tra peut-être de déterminer quelles pro-
optiques, qui envoient de la lumière dans priétés et quelles activités diffèrent dans
n’importe quelle région du cerveau les cas de maladies psychiatriques et neu-
– superficielle ou profonde – chez des rologiques. Cela nous aidera à trouver
mammifères se déplaçant librement. Et comment rétablir ces circuits.

Fibre
optique

Neurone
Neurone
sensible

Le virus infecte de nombreuses cellules nerveuses, Des fibres optiques insérées dans le cerveau de l’animal y envoient
Bryan Christie

mais à cause du promoteur, seul un type de la lumière et y contrôlent l’activité électrique des neurones
de neurones fabrique l’opsine. sensibles, ceux qui expriment l’opsine.

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Neurosciences [29


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L’importance de l’optogénétique en ronaux. L’optogénétique permet ainsi de la dopamine donnent naissance au plai-
tant qu’outil de recherche, notamment valider et de préciser de nombreuses don- sir. Nous avons déclenché par optogéné-
quand elle est associée à d’autres techni- nées scientifiques en neurosciences et tique différentes décharges électriques
ques, ne cesse de croître. Ces dernières en psychiatrie. dans des groupes bien définis de neuro-
années, les neurosciences ont fait de nom- nes dopaminergiques chez des souris se
breux progrès grâce à une technique d’ob- déplaçant librement. Et nous avons iden-
servation du cerveau nommée l’imagerie
«Éveiller» le neurone tifié les motifs de stimulus qui provoquent
par résonance magnétique fonction- De fait, l’emploi de l’optogénétique a déjà la sensation de récompense : en l’ab-
nelle (IRMf). des applications chez l’homme. Chez sence de tout autre signal ou de nourri-
Cette méthode fournit des cartes l’animal, nous l’avons utilisée sur un type ture (une forme de récompense), les souris
détaillées de l’activité neuronale en de neurones (ceux sécrétant le neurotrans- séjournaient davantage dans les endroits
réponse à divers stimulus. Pourtant, l’IRMf metteur hypocrétine) dans une région du où leurs neurones dopaminergiques
montre seulement les modifications des cerveau impliquée dans un trouble du avaient été activés par la lumière. Ainsi,
concentrations en oxygène sanguin dans sommeil, la narcolepsie (les malades sont nous pouvons mettre en évidence l’acti-
différentes régions cérébrales (plus un saisis d’un besoin irrépressible de dor- vité électrique cellulaire impliquée dans
groupe de neurones est activé, plus il mir et « tombent » de sommeil au sens le processus de récompense normal, mais
consomme d’oxygène). Ces variations ne propre). Nous avons montré que des aussi celle liée aux pathologies du sys-
sont qu’une approximation de l’activité modes de décharge électrique spécifiques tème de la récompense, telles la dépres-
neuronale. Alors les signaux de l’IRMf de ces neurones déclenchent le réveil. Si sion et la toxicomanie.
reflètent-ils vraiment des augmentations nous pouvions cliniquement engendrer En outre, nous avons amélioré notre
locales de l’activité neuronale ? cette activité électrique particulière, nous compréhension de la maladie de Parkin-
La réponse est oui. En mai 2010, nous disposerions d’un traitement de la nar- son, qui correspond à une perturbation
avons utilisé l’optogénétique et l’IRMf colepsie. Et nous savons désormais que du traitement de l’information dans cer-
pour vérifier que l’activation de neuro- des types d’activité spécifiques dans un tains circuits cérébraux du système
nes moteurs engendre bien les signaux petit groupe de cellules sont capables moteur. Depuis les années 1990, certains
détectés par IRMf. De plus, l’association de produire un comportement complexe. patients souffrant de la maladie de Par-
de ces deux techniques permet de carto- Nous avons également déterminé kinson ont été traités par une technique
graphier avec précision des circuits neu- comment les neurones qui fabriquent de nommée stimulation cérébrale profonde :

N AT U R E E T FONCTION DE S OP SIN E S
Les scientifiques augmentent les possibilités de l’optogénéti- lisées seules ou en association, permettent aux chercheurs de
que en modifiant les gènes des opsines connues et en comprendre certains mystères biologiques grâce à des expé-
recherchant ceux d’autres protéines sensibles à la lumière. De riences autrefois impossibles à réaliser. Voici une liste de cer-
nouvelles opsines, dotées des caractéristiques désirées, uti- taines opsines, ainsi que leurs applications.

Opsine Source Longueur d’onde Application


excitatrice

Mutants Algue Chlamydomonas 470 nanomètres Utilisées pour obtenir une activation et une inhibition
ultrarapides du canal reinhardtii (activation rapides des neurones avec une précision de l’ordre
rhodopsine ChR2 maximale) de la milliseconde, jusqu’à 200 fois par seconde.

Mutants Algue Chlamydomonas 470 nm pour Permettent d’activer les cellules avec seulement
ultralents du canal reinhardtii l’ouverture du canal quelques flashs de lumière. En raison de leur sensibilité
rhodopsine ChR2 à la lumière, elles sont utiles aux expériences
546 nm pour où la lumière doit pénétrer à travers d’importants volumes
la fermeture de tissus (comme dans le cerveau des mammifères).
de certains mutants

Canal rhodopsine Algue Volvox carteri 535 et 589 nm Permet d’activer les neurones. Comme VChR1 réagit
VChR1 à la lumière jaune et ChR2 à la lumière bleue, ces deux
opsines peuvent être utilisées ensemble pour contrôler
simultanément et indépendamment l’activité électrique
de différentes populations de neurones.

OptoXR Synthétique, créée à 500 nm Permet de contrôler rapidement et spécifiquement


partir de la rhodopsine les voies biochimiques (et non les signaux électriques)
et des récepteurs de cellules. Ces canaux peuvent être utilisés
couplés à la protéine G chez des animaux de laboratoire se déplaçant librement.

30] Neurosciences © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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un dispositif implanté, semblable à un


pacemaker, applique des stimulus électri-
L’o p to g é n é ti q u e est- e l l e é th i q u e ?
ques oscillants, soigneusement minutés, ujourd’hui, l’optogénéti- venirs proviennent d’événe- partiellement. Le psychiatre est
dans certaines régions cérébrales profon-
des, tel le noyau sous-thalamique.
A que rejoint les techniques
de modulation du cerveau, tels
ments électriques et biochimi-
ques ayant lieu dans des grou-
directement concerné par ce
type de questions, car il sait que
Cependant, les promesses de cette tech- les médicaments psychoactifs pes particuliers de neurones, les traitements à sa disposition
nique pour la maladie de Parkinson (et et les interventions chirurgi- selon des schémas temporels sont capables d’influer sur la
pour d’autres maladies) sont limitées, cales, qui soulèvent des ques- précis. Le contrôle de ces com- construction psychique.
car les électrodes stimulent les cellules voi- tions éthiques et philosophi- posants clés de l’esprit soulève- Mais les temps changent,
sines, de façon non sélective, et la connais- ques. Cependant, l’optogéné- rait quelques questions philo- comme l’illustre l’incroyable ra-
sance des stimulus à appliquer est tique est plus sûre et moins sophiques épineuses, allant du pidité des progrès en optogé-
incomplète. Nous avons récemment uti- chargée de considérations éthi- fait de savoir quand il est ap- nétique. La précision tempo-
lisé l’optogénétique pour étudier des ques que ces stratégies plus an- proprié ou justifiable de faire de relle et cellulaire des interven-
modèles animaux de la maladie de Par- ciennes. La puissance et la spé- telles modifications jusqu’à des tions humaines dans le cerveau
kinson. Nous avons découvert, par exem- cificité croissantes de l’optogé- questions plus abstraites sur la doit faire l’objet d’une réflexion
ple, que la stimulation cérébrale profonde nétique sont associées à sa nature même de la personna- continue et attentive qui impli-
complexité technique : il se- lité et de la volonté et sur le que les citoyens. Reste à ex-
serait plus efficace quand elle cible non
rait presque impossible d’uti- fait que l’on puisse les modifier. pliquer soigneusement aux pro-
pas les cellules, mais les connexions entre
liser l’optogénétique sur un pa- Les interventions neuro- fanes ce que représentent les
neurones – modifiant ainsi les interactions
tient non volontaire ou réticent. logiques fondées sur la chirur- expériences d’optogénétique
des différentes régions du cerveau. Et nous
Toutefois,de nouveaux pro- gie, des médicaments ou des chez l’animal et comment elles
avons cartographié deux voies dans les blèmes,plus subtils,naissent de électrodes sont si grossières que peuvent nous aider à mieux
circuits moteurs du cerveau ; l’une de ces la précision de l’optogénétique. ces questions philosophiques comprendre le fonctionnement
voies ralentit les mouvements, l’autre les Tous les aspects de la person- sont plus théoriques que pra- du cerveau et à traiter les ma-
accélère et pourrait contrecarrer certains nalité, les émotions et les sou- tiques et n’ont été abordées que ladies mentales.
symptômes parkinsoniens (notamment le
ralentissement moteur).

L’activité neuronale traitent également mal l’information: elles


ne saisissent pas le sens général des pro-
des schizophrènes pos qu’on leur tient, car elles se focalisent
Qui plus est, nous avons appris comment sur des détails d’objets, de personnali-
forcer un type de cellules, les neurones tés, de conversations, etc. Ces anomalies
néocorticaux à parvalbumine, à modu- du traitement de l’information peuvent
ler les ondes gamma de l’activité cérébrale perturber la communication et le compor-
(un type d’ondes que l’on enregistre sur tement. Ainsi, une meilleure compré-
les électroencéphalogrammes). Les scien- hension de la signification des ondes
tifiques savent que les patients souffrant gamma nous permettrait de mieux abor-
de schizophrénie ont des neurones à der ces maladies complexes.  BIBLIOGRAPHIE
parvalbumine altérés et que les oscilla- En conséquence, l’ingénierie cellu-
tions gamma sont anormales dans la schi- laire et cette nouvelle technique, l’opto- F. Zhang et al., Structures,
zophrénie et l’autisme – mais on ignore génétique, nous donnent des informations Nature Protocols, vol. 5,
pp. 439-456, février 2010.
pourquoi. En utilisant l’optogénétique, sur les maladies psychiatriques. On peut
nous avons montré que les cellules à désormais relier certaines fonctions com- R. D. Airan et al., Temporally
parvalbumine augmentent les ondes plexes du cerveau et des comportements precise in vivo control
of intracellular signaling,
gamma et que celles-ci, à leur tour, ren- aux propriétés électriques de neurones et Nature, vol. 458, pp. 1025-1029,
forcent le flux d’information dans les de circuits neuronaux. Tout cela change avril 2009.
circuits corticaux. notre compréhension de la façon dont
V. Gradinaru et al., Optical
Or les patients souffrant de schizo- fonctionnent les tissus électriquement deconstruction of parkinsonian
phrénie traitent mal l’information ; par excitables, qu’ils soient sains ou malades. neural circuitry, Science, vol. 324,
exemple, un événement banal peut être Et ce, grâce à d’étranges protéines bac- pp. 354-359, avril 2009.
surinterprété (ce qui donne peut-être lieu tériennes qui réagissent à la lumière. L’his-
G. Miesenböck, De la lumière
à la paranoïa et aux hallucinations). Ces toire de l’optogénétique souligne qu’il est dans le cerveau, Pour la Science,
patients souffrent aussi d’une défaillance important de protéger les niches environ- n° 376, février 2009.
d’un mécanisme qui permet à chacun de nementales rares – où l’on découvre sou-
E. S. Boyden et al.,
distinguer les voix entendues prononcées vent de nouvelles espèces et de nouveaux Millisecond-timescale, genetically
par autrui et sa « petite voix intérieure » outils. Qui aurait cru que l’étude d’une targeted optical control of neural
(les sujets entendent des voix). molécule extraite d’un micro-organisme activity, Nature Neuroscience,
Les personnes souffrant des diffé- donnerait naissance à une nouvelle vol. 8, pp. 1263-1268,
septembre 2005.
rentes formes d’autisme, quant à elles, méthode d’exploration du cerveau ? I

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Neurosciences [31


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photonique, papillon, Morpho, coléoptère, aile, élytre, lépidoptère, cristal photonique, réflexion, réfraction, couleur, absorption, propagation, onde électromagnétique, hydrophobie, antireflets, multi-échelle,

Nanosciences

Serge Berthier

Les ailes des insectes présentent des structures


qui contrôlent la propagation de la lumière.
Les physiciens s’en inspirent pour élaborer
de nouveaux matériaux.

C ontrôler la propagation de la
lumière à l’échelle nanométrique :
tel est l’objectif de la photonique,
une branche récente (le terme n’a que
20 ans) et prometteuse de l’optique qui a
L’ E S S E N T I E L
✔ Ailes de papillons,
élytres de coléoptères,
duire telle quelle une structure existante,
ou même l’utiliser directement. Nous
verrons que certains verres hydrophobes
sont ainsi directement inspirés des proprié-
tés des ailes d’un papillon, et que les ailes
par exemple conduit aux diodes électro- plumes d’oiseaux, écailles d’un autre papillon servent de détecteur
luminescentes (LED) et aux fibres optiques de poissons : nombre de vapeur (voir la figure 1). Le physicien
structurées. L’élément de base de la pho- de matériaux naturels peut aussi, après modélisation, modifier
tonique est le cristal photonique, une archi- dévient ou polarisent la structure initiale pour amplifier un phé-
tecture périodique semblable à celle des la lumière. nomène. Enfin, de l’étude des matériaux
cristaux minéraux, mais de période beau- ✔ Cette faculté est naturels, il peut déduire des règles quasi
coup plus grande, de l’ordre de quel- souvent accompagnée universelles qui régissent le développe-
ques dizaines de nanomètres. De telles d’autres propriétés telles ment des structures naturelles.
structures permettent de manipuler les l’hydrophobie, l’absorption La règle première est la multifonction-
photons, comme un circuit électrique le lumineuse ou la rigidité. nalité. Économe en moyens – elle utilise
ferait avec des électrons. Leur réalisa- peu d’éléments chimiques –, la nature ne
tion à grande échelle reste cependant pro- ✔ Ces matériaux ont développe pas de dispositif strictement
blématique, aussi notre équipe s’est-elle deux caractéristiques monofonctionnel : elle fait beaucoup avec
communes : ils sont peu. Comment? En construisant des maté-
lancée, depuis plusieurs années, dans
structurés à plusieurs riaux multi-échelle, c’est-à-dire présentant
l’étude des cristaux photoniques naturels,
échelles et présentent
très communs dans le monde animal et différentes structures selon l’échelle consi-
un certain désordre.
à l’origine des plus belles couleurs du dérée. De cette organisation multi-échelle
vivant : ailes et élytres des insectes, écail- ✔ Les chercheurs résulte un désordre structural qui non seu-
les des poissons et reptiles, plumes des s’en inspirent pour créer lement assure le lien entre les différentes
© Shutterstock/Oleg_Z

oiseaux, nacre… de nouveaux matériaux fonctions du matériau étudié (aile de papil-


Ces matériaux naturels peuvent inspi- antireflets ou lon ou autre), mais optimise ces fonctions.
rer le physicien de diverses façons. Dans autonettoyants. Multifonctionnalité, multi-échelle, dés-
un premier temps, il peut tenter de repro- ordre et optimisation en moyenne, telles

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elle,

sont les leçons de la nature que nous allons rebrousser chemin. Tout cela n’est possi-
tenter d’appréhender et d’appliquer. Avant ble que lorsque les deux périodes sont sen-
de les examiner de plus près, un petit tour siblement du même ordre de grandeur, et
d’horizon de la photonique s’impose. c’est tout l’enjeu de la photonique: faire de
Lorsqu’une onde lumineuse rencon- la photonique, c’est structurer la matière
tre un matériau homogène, elle est soit à l’échelle de la longueur d’onde, c’est-à-
transmise, soit réfléchie, dans une direc- dire de la distance parcourue par l’onde
tion et une proportion parfaitement décri- lumineuse durant une période – typi-
tes par les lois de la réflexion et de la quement une centaine de nanomètres. Dis-
réfraction, les « lois de Snell-Descartes ». poser régulièrement des objets à cette
Passée cette frontière, l’onde poursuit sa 1. LE PAPILLON MORPHO GODARTI est bleu à échelle est problématique dès qu’il s’agit
route en droite ligne jusqu’à l’interface sui- l’air pur (indice de réfraction n= 1), vert dans une de passer au stade industriel. Or le monde
vapeur d’acétone (n= 1,36) et marron clair
vante. Manipuler la lumière dans ces vivant met à notre disposition un nombre
dans une vapeur de trichloroéthylène (n= 1,48).
conditions ne peut se faire qu’à une échelle La structure interne de l’aile intercale couches considérable d’exemples et de modèles
macroscopique, par des jeux de miroirs, d’air et couches solides ; les vapeurs changent de cette taille. À défaut de savoir les fabri-
de prismes, de réseaux… l’indice optique des couches d’air, qui modifie le quer, nous pouvons tout du moins les
spectre réfléchi par l’aile. étudier, les modéliser et envisager d’éven-
Autre échelle, tuels « transferts technologiques ».
À chaque animal sa structure. Néan-
nouvelle optique moins, il est possible de faire émerger quel-
Tout devient différent lorsque la matière ques grandes catégories structurelles en
n’est plus homogène, mais présente à l’onde déterminant dans combien de directions
une structure périodique. Cette cohabita- de l’espace les périodes de ces structures
tion de deux périodes – celle de l’onde et se développent. On distingue ainsi les struc-
celle de la matière – conduit, sous certai- tures unidimensionnelles, périodiques dans
nes conditions, à bouleverser la propaga- une seule direction de l’espace: ce sont par
tion de l’onde. On peut freiner la lumière, exemple les empilements périodiques de
la faire tourner à 90 degrés ou lui faire couches (voir la figure 2a) ou les réseaux

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Nanosciences [33


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QU E LQU E S PROPRI É T É S DE S STRUCT U R E S PHOTONIQU E S N AT U R E LLE S


Les structures photoniques naturelles, qu’il s’agisse des ailes En voici quelques exemples pris chez les insectes, dont certains
ou élytres irisés des insectes ou de l’œil d’un papillon de nuit, inspirent déjà les physiciens et les industriels. On pourrait en
ont été sélectionnées au fil de l’évolution pour les atouts qu’el- citer d’autres, dans des domaines différents, tels que l’aéro-
les confèrent à leurs propriétaires. Elles jouent de fait de mul- dynamique ou l’hydrodynamique, mais aussi chez d’autres ani-
tiples rôles, une même structure en remplissant parfois plusieurs. maux comme les oiseaux, les reptiles ou les poissons.

Propriétés thermiques a b
es insectes ne produisant pas de chaleur, ils doivent capter
L

S. Berthier, Springer-France, 2010


S. Berthier, Springer-France, 2010
l’énergie solaire pour maintenir une température corporelle
optimale. Par leurs propriétés radiatives, les structures photoni-
ques des ailes jouent un rôle fondamental dans ce proces-
sus. La forte absorption solaire des zones noires des
ailes de nombreux papillons est assurée à la fois par
1 μm
les pigments (des mélanines généralement) et
par la structure qui piège les rayons incidents.
✔ Absorption lumineuse. Le lépidoptère
Morpho achilles absorbe la lumière solaire via
les nombreux pigments concentrés dans les zones
sombres de ses ailes (a), mais aussi grâce à la structure
de ses écailles. Celles-ci sont constituées de stries
régulièrement espacées (b). Cette géométrie forme
des alvéoles qui laissent pénétrer la lumière solaire
jusqu’aux pigments des couches profondes. Malgré
sa forte réflectivité dans le bleu, le papillon Morpho rhenetor
(ci-contre) absorbe lui aussi la chaleur solaire grâce
à une structure similaire.

✔ Rayonnement. Une surchauffe de l’insecte le conduirait cependant


à une mort certaine. La même structure, de par sa composition cette fois,
se met à rayonner fortement lorsqu’elle atteint une température
Morpho
rhetenor trop élevée, ce qui réduit sa température: dès que le papillon
est trop chaud, le constituant principal des stries, la chitine, g
se met à émettre dans l’infrarouge, donc de la chaleur.

Mouillage et adhésion c
e nombreux insectes vivent dans des environnements extrê-
D mes, saturés d’humidité (forêts équatoriales) ou au contraire
secs et venteux (déserts), qui pourraient vite détériorer les pro-
priétés de leur cuticule, quelles qu’elles soient. D’autant que
souvent, les insectes sont incapables d’en assurer eux-mêmes l’en-
tretien. La sélection naturelle a ainsi favorisé les cuticules pré-
sentant une couche hydrophobe, autonettoyante ou antiadhésive.
S. Berthier, Springer-France, 2010

✔ Hydrophobie. Les ailes des papillons ne mouillent pas :


elles sont superhydrophobes de par leur structure en stries
micrométriques. Non seulement les points de contact d’une goutte
d’eau avec l’aile sont rares – ce sont les sommets des stries –,
mais ils sont constitués de molécules hydrophobes. Ces deux
propriétés empêchent l’eau de s’étaler (effet lotus). Non soumise
aux forces de contact, l’eau tend à se concentrer en gouttes d’autant ✔ Élytres autonettoyants et antiadhésifs. Pour la même raison,
plus sphériques que l’hydrophobie est forte (c, sur une aile les élytres des coléoptères vivant en milieu désertique ne retiennent
de papillon Morpho menelaus). Elle s’écoule alors le long pas les grains de sable qui recouvrent par ailleurs toute surface
de la surface, entraînant sur son passage les éventuelles impuretés exposée. N’adhérant que par quelques points à la surface, les grains
et saletés rencontrées. sont emportés par le vent et les mouvements de l’insecte.

34] Nanosciences © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Structures antireflets
e nombreux insectes ont développé en diverses parties de
Papillon
de nuit D leur organisme (œil, ailes…) des structures à la fois transpa-
rentes et non réfléchissantes (et généralement aussi hydrophobes
et, par conséquent, autonettoyantes). Ces structures leur sont uti-
les pour absorber l’énergie solaire, optimiser la vision en milieu
peu lumineux ou augmenter la transparence pour le camouflage.
d

✔ Absorption solaire. Les ailes e


des papillons du genre Graphium
tel Graphium weiskei (e) présentent
S. Berthier

400 nm des structures similaires qui facilitent


l’absorption de l’énergie solaire
✔ Vision optimisée. Un exemple typique par les pigments des couches profondes en
de ces structures est la surface externe des yeux limitant la réflexion des rayons lumineux.

S. Berthier
à facettes de la plupart des papillons de nuit 1 μm
et de certains papillons diurnes tel Parnassius
apollo (d). La cornée de chaque facette est ✔ Camouflage. La structure en picots f
constituée d’un assemblage quasi périodique pseudoconiques des ailes des libellules (f)
de microrugosités coniques d’une centaine les rend très transparentes. Des ailes
de nanomètres qui crée, à l’échelle de l’onde transparentes sur un corps longiligne,
lumineuse, un gradient d’indice avec l’extérieur: tel est le secret de leur camouflage
passant progressivement de l’indice de l’air à dans le paysage.
l’indice de la facette, l’onde est très peu réfléchie.
Une telle structure est aussi hydrophobe.

S. Berthier
10 μm
Propriétés mécaniques
hez de nombreux coléoptères, les ailes antérieures ne partici-
C pent pas, ou peu et assez indirectement, au vol. Elles ont acquis
un rôle de protection du corps par optimisation de la rigidité.
Couleurs changeantes
g e nombreux animaux modifient leur couleur selon des pro-
h Chrysina aurigans
D cessus variés faisant intervenir soit des pigments (caméléon,
sole), soit des structures (coléoptères). Nombre d’insectes chan-
gent ainsi de couleur de façon active ou passive. Cette propriété
est nommée X-chromie, X représentant la contrainte provoquant
le changement de couleur. Les plus répandues sont l’hygrométrie
(hygrochromie) et la température (thermochromie).
© Shutterstock/Jens Stolt (Morpho rhetenor), A. Buckin (papillon de nuit), J. Thrower (Dynaste hercules)

✔ Hygrochromie. Le coléoptère géant tropical Dynaste hercules


S. Berthier

(ci-dessous) offre un exemple classique d’hygrochromie passive. Sous


atmosphère sèche, ses élytres sont bruns, tirant parfois sur le vert.
✔ Rigidité. L’élément constitutif des élytres Sous atmosphère humide, l’insecte devient noir. Pourquoi? Parce que
des coléoptères (et des ailes des autres insectes) est la chitine, ses élytres sont composés de couches assez désordonnées de chitine et
un polymère qui cristallise en de longues chaînes, lesquelles d’air. Lorsque l’eau s’infiltre par les failles parfois nombreuses de la sur-
se regroupent pour former des aiguilles rigides, parallèles les unes face, l’ensemble devient quasi transparent, laissant la lumière atteindre
aux autres. Un tel système est anisotrope: il n’est rigide que selon les couches pigmentaires profondes où elle est absorbée.
une direction et plie dans la direction perpendiculaire aux aiguilles.
Mais chez de nombreux insectes, les aiguilles, organisées en couches, i
Jean Pol Vigneron - Marie Rassart

sont légèrement déviées d’une couche à l’autre selon un angle à peu


près constant (g), ce qui assure à la structure une grande rigidité
isotrope. Cette organisation est aussi responsable de l’aspect
métallique des insectes (h, voir aussi l’encadré page 36)
et de la forte polarisation circulaire 5 μm
de la lumière qu’ils réfléchissent.

Dynaste
hercules

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Nanosciences [35


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DU C RISTA L PHOTONIQU E À L A COU LEU R


n cristal photonique est un matériau pério- – ou la pulsation ω de l’onde associée –, et la les ou multiples l’une de l’autre, la ligne se brise
U dique dans une, deux ou trois dimensions
de l’espace dont la période est un multiple de
quantité de mouvement du photon – ou le vec-
teur d’onde k៬ de l’onde associée (a). Dans un
(d, en bleu), faisant apparaître des bandes de
fréquences interdites (en rouge). Les ondes cor-
celle de l’onde lumineuse qui le traverse. Cette milieu homogène d’indice n, cette relation prend respondantes ne peuvent se propager dans la
relation des périodes confère au cristal photo- la forme d’une ligne continue, indiquant ainsi structure : elles sont réfléchies à sa surface, lui
nique des propriétés particulières de réfraction que toute onde peut se propager dans le maté- conférant une couleur.
et de réflexion qui font apparaître des cou- riau, quelle que soit sa fréquence (b). En outre, le pas apparent du réseau (la dis-
leurs. Voyons comment. La situation est complètement différente tance entre deux éléments de base) dépend de
Une bonne manière d’apprécier comment dans un milieu stratifié – un cristal photoni- l’angle sous lequel on le regarde. À chaque pas
une onde électromagnétique se propage dans que –, où la cohabitation de deux périodes, correspond une longueur d’onde réfléchie,et donc
un matériau est de calculer ce que l’on appelle celle de l’onde électromagnétique et celle de une couleur, d’où l’aspect irisé de certains cris-
la « relation de dispersion ». Cette fonction la structure, perturbe la propagation (c). On taux photoniques : selon l’angle sous lequel on
établit une relation entre l’énergie E du photon montre alors que lorsque ces périodes sont éga- les regarde, on ne voit pas la même couleur.

a b ω c d ω
Ondes
réfléchies
z
… k n n n
kz
k
n Pas a –3aπ –2aπ – πa 0 π
a
2π 3π
a a

L’ A U T E U R linéaires simples. Viennent ensuite les struc- du corps ou l’hydrophobie (voir l’encadré
tures bidimensionnelles, plutôt rares dans pages 34 et 35).
la nature, périodiques dans deux directions Si l’on procède à un rapide bilan des
de l’espace, comme les réseaux croisés (voir moyens mis en œuvre par la nature pour
la figure 2b). Et enfin les structures tridi- réaliser l’ensemble de ces fonctions, on
mensionnelles, semblables – à l’échelle est frappé par l’extraordinaire économie
près – à la structure cristalline minérale de matériaux utilisés: une phase solide, de
(voir la figure 2c). Toutes ces structures sont la chitine chez les insectes ou de la kéra-
des cristaux photoniques et constituent la tine chez les oiseaux, les poissons et rep-
brique élémentaire de la photonique. tiles, deux polymères très proches, et une
Serge BERTHIER, professeur phase fluide, liquide (eau ou fluide biolo-
à l’Université Paris Diderot,
effectue ses recherches
à l’Institut des nanosciences
Plusieurs niveaux gique) ou gazeuse (air). D’un point de
vue optique, ces matériaux se compor-
de Paris, au sein de l’équipe d’organisation tent dans le visible comme des composants
« Milieux désordonnés Avant d’envisager une transposition de diélectriques présentant un faible contraste
multi-échelle : biophotonique,
couleur ». ces structures au monde industriel, il d’indice de réfraction par rapport à l’air
importe de s’interroger sur leur intérêt et (de 1 pour l’air à 1,6 environ pour la chi-
leur rôle dans la vie de l’animal. Le plus tine). En d’autres termes, ce sont des maté-
évident et le plus directement « photoni- riaux transparents qui modifient d’autant
que » est la production de couleurs. plus le trajet des rayons lumineux qui les
Contrairement aux couleurs dues à des traversent que leur indice est élevé. Pour-
pigments, celles engendrées par les struc- tant, chez l’animal, les couches de chitine
tures sont relativement saturées, brillan- ou de kératine suffisent à assurer de
tes et souvent très directionnelles (voir manière optimale – la survie de l’organisme
l’encadré ci-dessus). Elles participent notam- en apporte la preuve – l’ensemble des fonc-
ment à la communication intraspécifique tions. Comment un tel exploit est-il pos-
(entre mâle et femelle) ou interspécifique sible? Grâce à la structure bien particulière
(couleurs avertissantes). du matériau sur plusieurs échelles. C’est
Outre la production de couleurs, les ce que nous allons explorer maintenant.
structures photoniques des animaux assu- À chaque phénomène physique, il
rent de nombreuses autres fonctions vita- est possible de déterminer une taille carac-
les pour leur organisme, telles l’adaptation téristique, que l’on peut voir comme
à la température extérieure, la protection l’échelle minimale à laquelle il se pro-

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S. Berthier, Springer-France, 2003


duit. En optique, par exemple, cette taille a tion naturelle. Pendant des millions d’an-
est celle de la longueur d’onde λ de l’onde nées, les organismes ont évolué et testé
lumineuse considérée. Tout objet de taille de nouvelles structures, de nouveaux
sensiblement égale à λ, ou λ/2, λ/4… dispositifs, et seules les structures optima-
interagira fortement avec l’onde et modi- 1 μm les ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Cette
fiera sa propagation. Dans le domaine évolution s’est faite vers une plus grande
du visible humain, l’échelle est la centaine b complexité, vers des structures multi-

S. Berthier, Springer-France, 2003 S. Berthier, Springer-France, 2010


de nanomètres. Pour l’hydrophobie, c’est échelle – parfois même fractales – et mal
la dizaine de micromètres : une goutte ordonnées (voir la figure 4), le désordre topo-
d’eau de plusieurs centaines de microns logique étant lui-même multi-échelle…
de diamètre ne « voit » pas une rugosité Loin d’être un inconvénient, ce dés-
micrométrique, mais est fortement affec- 600 nm ordre est un atout majeur dans la multi-
tée par une rugosité plus grande. Une sur- fonctionnalité et participe à la robustesse
face hydrophobe et colorée par effet c des effets engendrés, c’est-à-dire à leur rela-
physique présente donc les deux échel- tive insensibilité aux conditions extérieu-
les dans sa structure: elle est multi-échelle. res. Ce désordre peut être précisément
La structure de l’aile du papillon Mor- quantifié par une grandeur nommée entro-
pho menelaus, par exemple, comporte 5 μm pie de configuration, et mis en rapport avec
cinq niveaux d’organisation (voir la l’optimisation globale de la structure. On
figure 3) : les pigments – de grosses molé- 2. TROIS EXEMPLES de structures photoni- observe ainsi que dans les structures natu-
cules que l’on peut mesurer en nanomè- ques chez les insectes : la structure unidimen- relles, désordre et optimisation globale sont
sionnelle de l’écaille du lépidoptère Urania
tres (10 –9 mètre) –, des lamelles de corrélés : le désordre assure l’optimisation
leilus (a), la structure bidimensionnelle de
100 nanomètres d’épaisseur, des stries dis- l’écaille du lépidoptère Morpho rhetenor (b) et moyenne des fonctions, qui se fait au détri-
tantes d’un micromètre (constituées des la structure tridimensionnelle de l’écaille du ment de l’optimisation de chacune d’elles.
lamelles empilées), des écailles d’une cen- coléoptère Cyphus hancoki (c).
taine de micromètres (formées par l’as-
semblage des stries), et l’aile elle-même, 0,3 nm Imiter les matériaux
qui peut atteindre cinq centimètres de la biologiques
base à l’apex. D’un point de vue optique,
chacun de ces niveaux d’organisation Les structures biologiques tendent vers
influe sur la couleur de l’animal ou plu- la complexité pour pallier le petit nom-
tôt sur certaines composantes du signal PIGMENT bre de matériaux dont elles disposent et
coloré, mais quelques-uns sont aussi affec- leur faible contraste d’indice. À l’inverse,
tés à une fonction particulière, comme l’hy- nous disposons d’une large gamme de
drophobie ou l’isolation thermique. 200 nm matériaux (et donc d’indices), y compris
Des structures photoniques multi- LAMELLES complexes. Pour l’heure, cependant, les
échelle et multifonctionnelles sembla- structures artificielles produites par
bles sont observées chez de nombreux l’homme restent assez simples, car on
organismes vivants. Les couleurs du coli- 10 μm sait encore peu de choses sur les proprié-
bri, par exemple, sont créées par des inter- STRIES tés optiques de systèmes multi-échelle
férences à l’échelle de quelques centaines construits à partir de tels matériaux com-
de nanomètres, puis modulées aux échel- 100 μm plexes. Voici quelques exemples de réali-
les supérieures (les barbules de ses plu- ÉCAILLES sations bio-inspirées.
mes sont hémicylindriques, ce qui donne De par sa structure bidimensionnelle
une très grande directivité à la couleur). en « sapin de Noël » très ouverte, l’aile de
Seconde caractéristique – et seconde Morpho se prête étonnamment bien à la
S. Berthier

0,5 cm
leçon – des structures photoniques natu- AILE détection de vapeurs, car l’air s’insinue
relles: elles sont mal ordonnées, ce qui opti- facilement dans toute la structure. Le spec-
3. LES CINQ NIVEAUX D’ORGANISATION de l’aile
mise les diverses fonctions associées aux de Morpho menelausinfluent tous sur sa couleur tre réfléchi par l’aile, ou tout simplement
différentes échelles de structure. Optimi- (de haut en bas) : les pigments absorbent la sa couleur, dépend à la fois de la struc-
ser un système monofonctionnel est sim- lumière à certaines longueurs d’onde et, de par ture géométrique – l’épaisseur des cou-
ple dans le principe, car toute amélioration leur géométrie et leur dimension, les lamelles ches, que l’on peut considérer comme
du dispositif va dans le bon sens. Il n’en créent des interférences, les stries diffractent la constante –, et de l’indice de réfraction
est plus de même lorsqu’il s’agit d’amélio- lumière, et les écailles et l’aile dispersent les de ses composants, notamment de l’air
rayons lumineux. De par leur échelle, certaines
rer de front plusieurs fonctions, parfois intercalé entre les couches d’écailles et
structures confèrent aussi d’autres propriétés
antagonistes. Quel est le bon équilibre ? à l’insecte: les stries l’isolent thermiquement, les entre les stries. En présence de vapeur d’un
Et comment y parvenir ? Le concept n’est écailles le rendent hydrophobe et aérodynami- produit quelconque, l’indice de ces cou-
pas simple et nous nous appuierons sur un que, et les mutiples couches qui constituent l’aile ches d’air est modifié, et la couleur varie.
postulat: la redoutable efficacité de la sélec- augmentent sa résistance. Une analyse des spectres de réflexion

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Nanosciences [37


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✔ BIBLIOGRAPHIE permet, après étalonnage, de distinguer l’air (n = 1) à celui du verre (n = 1,5), ce qui
la nature du produit, mais également sa minimise les réflexions à chaque interface.
S. Berthier, Photonique des concentration dans l’air (voir la figure 1). Efficace, cette technique présente cepen-
Morphos, Springer-France, 2010.
Des prototypes artificiels imitant la struc- dant de nombreux inconvénients. Ces cou-
M. Elias et J. Lafait (sous la dir.), ture de l’aile fonctionnent, réalisés notam- ches de matériaux différents, et donc de
La couleur. Lumière, vision ment par l’Institut de recherche pour le coefficients de dilatation thermique diffé-
et matériaux, Belin, 2006.
génie physique et la science des matériaux, rents, ont tendance à se décoller en cas
S. Berthier, Iridescence, à Budapest, en Hongrie. Il s’agit à pré- de forte variation de température. Il est
les couleurs physiques sent de concevoir des dispositifs réalisa- également difficile d’appliquer un traite-
des insectes, bles à l’échelle industrielle. ment de surface (antirayure, hydropho-
Springer-France, 2003.
Une autre propriété convoitée est l’hy- bie…) du fait de l’incompatibilité des
drophobie extrême des ailes de la plu- indices. Elle impose par ailleurs l’utilisa-
part des papillons, souvent plus forte tion de nombreux matériaux.
que celle de la feuille de lotus qui a donné
son nom à cet effet (voir l’encadré pages 34
et 35). Dans les deux cas, elle est directe-
Un champ de bosses
ment liée à la nature multi-échelle de la antireflets
structure. Avec le laboratoire de Saint- Les insectes ont contourné ces difficultés
Gobain Recherche, nous avons mis au point avec une grande économie en développant
une technique pour imprimer cette struc- à la surface de chaque facette (ommati-
ture sur verre : on applique l’aile sur le die) de l’œil une structure quasi périodi-
verre avant sa solidification, ce qui trans- que de microrugosités sensiblement
fère à ce dernier la superhydrophobie de coniques de 200 nanomètres environ de
l’aile. La structure de l’aile du papillon hauteur et de pas. Cette structure crée un
Papilio ulysses imprimée sur un verre à car- gradient continu d’indice entre l’air et la
reau ordinaire confère à ce dernier une cornée de la facette (la cornéule) qui annule
hydrophobie supérieure à celle obtenue presque tous les reflets. Assemblés, les
par traitement chimique (voir la figure 5). picots coniques créent un champ de peti-
Dans un tout autre domaine, la struc- tes bosses : à l’échelle de l’onde lumi-
ture bidimensionnelle très particulière qui neuse qui arrive sur l’œil, tout se passe
recouvre les yeux à facettes de nombreux comme si le matériau constituant la facette
papillons de nuit est à l’origine d’un trai- se diluait progressivement dans l’air. Arri-
tement antireflet très efficace auquel elle vant sur un matériau d’indice très proche
a donné son nom : la moth eye structure (la de l’air, l’onde est principalement réfrac-
structure de l’œil du papillon de nuit). tée et très peu réfléchie. Une telle structure
Le traitement antireflet classique de nos est aussi hydrophobe, donc autonettoyante.
optiques (lunettes, objectifs…) se fait par Des structures similaires ont été repro-
dépôts successifs, sur la surface à traiter, duites à la surface d’optiques soumises à
de couches d’indice évoluant de celui de de fortes variations de température, en par-
ticulier dans le domaine spatial : contrai-
rement aux systèmes antireflets classiques,
a b c constitués de plusieurs couches qui se dila-
tent différemment, ces structures sont fai-
tes d’un seul matériau, qui est de surcroît
celui du support. On sait aussi transposer
de telles structures sur des surfaces ser-
vant de support à des capteurs lumineux,
afin de limiter les réflexions. La techni-
que utilisée est le procédé sol-gel : on fait
un moulage de la structure à l’aide d’un
gel qui est ensuite porté à l’état solide.
Contrairement aux mammifères, et en
particulier aux primates, les insectes sont
sensibles à la polarisation linéaire de la
S. Berthier

20 μm 1 μm 200 nm lumière, c’est-à-dire à l’orientation du


champ électrique de l’onde lumineuse.
4. À L’ÉCHELLE MACROSCOPIQUE, les poils du coléoptère Celosterna pollinosa sulfurea sont
désordonnés (a), puis la structure devient fractale à plus petite échelle. Chaque poil est struc- Cela leur permet d’ajouter dans leur com-
turé par un faisceau de chevrons (b), et chaque chevron de même (c). Ce désordre structurel à munication visuelle une composante qui
plusieurs échelles optimise à la fois son hydrophobie et sa rigidité. échappe à la plupart de leurs prédateurs

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(à l’instar des mammifères, nombre d’oi- a b


seaux ne les voient pas). Les chercheurs
se sont inspirés de ce phénomène pour
développer des motifs antifalsification
pour documents ou billets de banque.
Le champ électrique d’une onde élec-
tromagnétique est perpendiculaire à sa
direction de propagation. Lorsqu’une onde
électromagnétique atteint une surface
plane, elle se réfléchit différemment selon
que son champ électrique est parallèle à

S. Berthier

S. Berthier
cette surface ou, au contraire, dans le plan 100 μm
d’incidence de l’onde (qui est perpendi-
culaire à la surface). En particulier, il existe
un angle d’incidence – l’angle de Brews-
c d e
ter, dont la valeur dépend uniquement de
l’indice du matériau – pour lequel une
onde polarisée selon cette seconde direc-
tion n’est pas du tout réfléchie (dans le cas

S. Berthier
des matériaux biologiques, l’angle est de
l’ordre d’une cinquantaine de degrés). Une
onde lumineuse quelconque réfléchie sous 5. IL EST AUJOURD’HUI POSSIBLE DE TRANSPOSER la structure des écailles du papillon
Papilio ulysses (a, observées en microscopie optique) sur du verre par impression (b, microsco-
cette incidence est donc totalement pola-
pie électronique). Une goutte de liquide posée sur ce verre (c) est bien plus sphérique que sur un
risée dans la direction parallèle à la sur- verre traité par voie chimique (d) ou non traité (e), ce qui traduit une plus forte hydrophobie.
face et on peut l’éteindre complètement
avec un simple polariseur.
en dessous d’une quarantaine de degrés ment. Déplacé vers de plus hautes tem-
Des papillons Celsius. Cela est assuré par convection
(transport de matière) et conduction vers
pératures, un tel dispositif permettrait de
stabiliser de façon passive la température
aux billets de banque le milieu extérieur, mais aussi par rayon- des capteurs industriels et de prolonger
Le phénomène est bien connu des photo- nement. Par des mesures dans le moyen ainsi leur durée de vie.
graphes, qui utilisent ce principe pour éli- infrarouge, nous avons montré que la chi- La photonique des organismes vivants
miner les reflets à la surface de l’eau ou tine, constituant majoritaire des ailes, pré- n’intéresse pas seulement le biologiste. Elle
du verre. Si la surface n’est plus un sim- sente un fort pic d’absorption des ondes fournit un chapitre de science en amont de
ple dioptre, mais une structure multicou- de longueur d’onde comprise entre cinq l’ingénierie et c’est en partie cette science
che engendrant une couleur par et dix micromètres, c’est-à-dire en bordure qui inspirera les ingénieurs. Emprunter
interférences, c’est cette couleur qui sera du domaine d’émission thermique opti- des idées et des recettes à la nature n’est
fortement polarisée et qu’il sera possible mal de l’insecte. Ce pic agit comme un pas une nouveauté: en fait, il est rare qu’une
de faire apparaître ou disparaître à l’aide frein, une buttée pour les variations ther- invention ne soit pas la transposition d’une
d’un polariseur. Sur les écailles du papil- miques. Lorsque la température de l’in- observation. L’industrie pourrait être inté-
lon Papilio ulysses (voir la figure 5a), par secte est optimale (vers 40 °C), le pic ressée de savoir qu’il n’est pas nécessaire
exemple, les côtés des alvéoles qui struc- d’absorption de la chitine ne se superpose de disposer de colorants pour colorer, et
turent leur surface réfléchissent une pas au spectre d’émission de l’aile; en d’au- que la clé de cette performance est libre-
lumière bleue fortement polarisée, que l’on tres termes, la chitine contribue très peu ment accessible sur les ailes de papillons,
fait disparaître à l’aide d’un polariseur. La à l’émission thermique de papillon. En les élytres de coléoptères ou les plumes
teinte vire alors au vert. Des structures revanche, si l’insecte chauffe trop, le d’oiseaux. Les organismes vivants n’ont
de ce type, très délicates à reproduire et domaine d’émission thermique se décale pas besoin d’une grande variété de maté-
optimisées pour renforcer cet effet, sont (tout comme une barre de fer chauffée émet riaux pour nous fournir une grande variété
utilisées pour faire apparaître des motifs des ondes de plus en plus énergétiques, d’effets visuels, du plus spectaculaire au
cachés sur les billets de banque. passant du domaine micro-onde à une plus discret. Les secrets de conception rési-
Dans le domaine thermique, enfin, les lumière rouge) et se superpose au pic d’ab- dent dans l’hétérogénéité et la complexité
papillons ont développé un système d’au- sorption de la chitine : la chitine participe géométrique des matériaux.
tostabilisation de la température particu- alors à l’émission thermique du papillon, Les processus qui sous-tendent l’évo-
lièrement ingénieux que l’on essaye de qui augmente, faisant baisser sa tempéra- lution et la sélection naturelle sont des méca-
transposer sur des capteurs photothermi- ture. Lorsque le papillon est suffisamment nismes puissants, qui favorisent la
ques, voire photovoltaïques. Les insec- refroidi, le spectre d’émission est à nou- production d’organes d’une complexité et
tes, comme les capteurs, ne peuvent veau décalé par rapport au pic d’ab- d’une efficacité étonnantes. De ce fait, les
supporter une surchauffe prolongée et doi- sorption de la chitine, et l’émission organismes vivants sont une source inépui-
vent maintenir leur température interne diminue, ce qui entraîne un réchauffe- sable d’inspiration pour l’ingénieur. ■

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Nanosciences [39


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Biologie animale

Jeremy Goldbogen
Comment certaines baleines à fanons
parviennent-elles à consommer
plus d’une tonne de krill par jour ?
De nouveaux moyens d’observation
ont révélé une biomécanique
alimentaire originale.

E n pleine mer, un rorqual commun


affamé plonge pour effectuer une
série d’accélérations rapides, la
gueule grande ouverte, au milieu d’un
banc de petits crustacés pélagiques, le
krill. À chacun de ces bonds vers l’avant,
la baleine engouffre en quelques secon-
des une dizaine de kilogrammes de
proies, contenus dans environ 70000 litres
d’eau, ce qui représente plus que son pro-
pre poids. Pour accélérer, elle fait oscil-
ler sa queue et ses nageoires. Lorsqu’elle
ouvre sa gueule d’environ 90degrés, l’eau
s’y engouffre. La cavité buccale se dis-
tend grâce à des plis cutanés situés sous
la tête, qui peuvent s’étirer considérable-
ment. Quand les mâchoires sont refer-
mées, le corps de la baleine prend la forme
d’un « têtard boursouflé ». Mais en moins
d’une minute, toute l’eau engloutie est
rejetée bouche fermée hors de la poche
buccale, qui se dégonfle alors, les proies
étant retenues par les fanons, lesquels
jouent le rôle d’un tamis.
Ce comportement alimentaire, qualifié
de nutrition par engouffrement (lunge-
© Frans Lanting/Corbis
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1. LES RORQUALS (telle cette


baleine bleue, ci-contre) plongent
à plus de 200 mètres de profondeur
pour capturer des crustacés
planctoniques et des petits poissons.
Comme la baleine à bosse,
ou mégaptère, ces baleines à fanons
sont des « engouffreuses » procédant
par accélérations successives.
En augmentant leur vitesse
et en ouvrant leurs mâchoires,
elles emplissent leur cavité buccale
extensible de tonnes d’eau de mer.
Puis elles filtrent l’eau avec leurs
fanons, lames cornées fixées
à leur mâchoire supérieure,
ce qui leur permet de retenir
de grandes quantités de proies.

© Denis Scott/Corbis

feeding, où l’anglais lunge désigne un brus- sances anatomiques et les observations en


que mouvement vers l’avant), permet à une L’ E S S E N T I E L surface. En outre, nos analyses ont permis
baleine d’ingérer plus d’une tonne de krill de découvrir de nouveaux mécanismes
en plusieurs heures de chasse ininterrom- ✔ Certaines baleines d’engouffrement, lesquels, à leur tour, nous
pue, assez pour lui donner de l’énergie pour à fanons se nourrissent ont conduits à étudier les remarquables
une journée. Paul Brodie, de l’Institut en profondeur de crustacés adaptations morphologiques à l’origine
d’océanographie de Bedford, à Dartmouth, et de petits poissons. de cet étonnant processus d’alimentation.
en Nouvelle-Écosse (Canada), l’a décrit
✔ Elles engouffrent
comme «la plus puissante action bioméca-
nique du règne animal».
de grandes quantités d’eau Des tonnes d’eau
L’étude de ce type d’alimentation a
de mer, ce qui leur permet englouties
de capturer jusqu’à
longtemps été restreinte aux observations La stratégie d’alimentation par engouffre-
une tonne de nourriture
faites en surface. Ces dernières années, ment est propre aux Balaenopteridés,
chaque jour.
mes collègues et moi-même avons pro- une famille de cétacés à fanons, ou mysti-
gressé grâce à la collecte de données ✔ Le mécanisme cètes, dotés d’une nageoire dorsale et qui
enregistrées par des capteurs contenus d’engouffrement a été comprennent la baleine à bosse, ou mégap-
dans des balises fixées sur le dos de ror- décrypté en posant sur tère (Megaptera novaeangliae), et les rorquals:
quals. En particulier, et c’est ce que nous des rorquals des balises la baleine bleue (Balaenoptera musculus),
verrons ici, ces capteurs nous ont permis dotées de capteurs. le rorqual commun (Balaenoptera physa-
de mesurer les mouvements du corps lors lus) et quatre autres baleinoptères.
de l’engloutissement de la nourriture. ✔ Il s’agit d’un processus Comme toutes les baleines à fanons,
Munis de ces données, nous avons déter- actif gourmand en énergie le mégaptère et les rorquals se nourrissent
miné les forces mises en jeu et estimé la qui oblige la baleine par filtration ; ils séparent les petits crus-
masse d’eau accumulée dans la cavité buc- à limiter ses plongées tacés et les poissons de l’eau engloutie en
cale. Ce faisant, nous avons confirmé des en eaux profondes. utilisant des lames de kératine – la protéine
hypothèses reposant sur les seules connais- qui constitue les cheveux, les ongles et les

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Langue a b c

Cavum ventrale Plancher buccal Sac buccal en formation Sac buccal

écailles de la carapace des tortues – qui pen- res: l’engloutissement et la locomotion. D’un rigide. En revanche, celui des baleines
dent de leur mâchoire supérieure. Les balei- côté, on a une large bouche dilatable apte engouffreuses a une composition fibro-
nes à fanons consomment de grandes à engouffrer un énorme volume d’eau, de cartilagineuse qui le rend souple. Grâce
quantités de proies, et certaines peuvent l’autre un corps capable de conserver une à cette troisième articulation flexible, les
atteindre des tailles énormes – elles sont forme aérodynamique et de soutenir une deux mandibules incurvées peuvent pivo-
parmi les plus grands animaux qui ont nage efficace, en particulier au cours de lon- ter ensemble vers l’extérieur et augmen-
jamais vécu, pouvant atteindre 30 mètres gues plongées et migrations. ter l’ouverture de la cavité buccale. La
de longueur. Le mode d’alimentation par Chez les baleines les plus grandes, le rotation mandibulaire est régulièrement
engouffrement est particulièrement inha- crâne et les deux mâchoires inférieures observée chez la baleine à bosse et les ror-
bituel non seulement par la masse d’eau (ou mandibules) sont massifs : ils consti- quals lorsqu’ils s’alimentent en surface,
engloutie, mais aussi en raison de la bio- tuent presque 25 pour cent de la totalité et aussi chez des individus morts quand
mécanique qui le rend possible. du corps. Les mandibules sont reliées à la les muscles qui maintiennent la mandi-
base du crâne par de très grands coussi- bule en place se relâchent.
De la souplesse nets articulaires constitués d’une matrice
dense et élastique de fibres et de cartilage
Ainsi, l’articulation particulière de la
mâchoire inférieure des baleines engouf-
dans les mâchoires imprégnés d’huile. Ce type d’articulation freuses leur permet d'augmenter le flux
Nos premiers aperçus sur ce mode d’ali- est propre au mégaptère et aux rorquals, d'eau entrant dans la cavité buccale. Un
mentation particulier sont venus des tra- et peut-être aussi à la baleine grise mécanisme des plus inhabituels facilite
vaux des cétologues nord-américains (Eschrichtius robustus), qui se nourrit de ce flux : la langue, flasque et déformable,
August Pivorunas, Richard Lambertsen coquillages et crustacés vivant dans la car composée en grande partie de tissu
et Paul Brodie. Leurs recherches se sont vase. Ces articulations, attaches flexibles graisseux élastique, peut s’invaginer dans
focalisées sur les structures anatomiques entre le crâne et les mandibules, permet- un espace intramusculaire, le cavum ven-
en action, dont une série complexe d’adap- tent aux mâchoires de s’ouvrir presque à trale, situé entre la face inférieure de la lan-
tations morphologiques de la tête, de la 90 degrés afin d'engouffrer la plus grande gue et les parois de la cavité buccale. De
bouche et de la gorge. quantité d'eau possible. la sorte, elle recule vers le nombril pour
La tête des baleines engouffreuses appa- Chez certains mammifères, le point former un grand sac qui se gonfle d’eau de
raît plus reptilienne que mammalienne; sa de jonction des mandibules à l'avant, la mer engloutie (voir la figure 3).
forme satisfait des contraintes contradictoi- symphyse mandibulaire, est osseux et
Une graisse
a b Tissu très extensible
conjonctif
Graisse et muscle Cette distension extrême de la cavité buc-
Élastine
cale exerce une pression sur les parois du
corps qui, chez les cétacés, sont compo-
sées de graisse ferme et de tissu conjonctif.
Nick Pyenson

Le mégaptère et les rorquals ont dans leur


graisse ventrale une série de sillons longi-
tudinaux, ou sillons gulaires, qui s’étendent
2. LA GRAISSE VENTRALE À SILLONS située c du museau jusqu’au nombril; le nom «ror-
sous la cavité buccale d’un rorqual rend cette qual » vient du terme norvégien röyrkval,
dernière très extensible. Des lames fermes qui signifie «baleine à sillons». Cette graisse
(a, blanches) sont reliées à de profonds sillons ventrale à sillons est constituée de lames de
constitués de tissu élastique (a, noirs). La texture ferme séparées par des sillons pro-
graisse à sillons est constituée de muscle,
d’élastine et de graisse (b, en coupe). Des tests fonds de tissu élastique (voir la figure 2).
mécaniques ont montré qu’elle peut s’étirer de Observée en coupe, cette graisse a
deux fois sa dimension au niveau des sillons une architecture en accordéon qui peut
élastiques (c). facilement se déployer dès que le mus-

42] Biologie animale © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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d e

cle sous-jacent se relâche. La formida-


ble capacité d’engouffrement de ces balei-
nes dépend ainsi de la morphologie
exceptionnelle et du comportement méca-
nique de la graisse ventrale à sillons.
La première percée majeure concer-
nant la biomécanique de l’engouffre-
ment a été réalisée à la fin des années 1980
par Lisa Orton, de l’Université Duke, à
Durham, et P. Brodie.
Ces chercheurs ont récupéré des échan-
Randy Morse, GoldenStateImages.com

tillons frais de graisse ventrale à sillons


d’une station de chasse à la baleine de Hvalf-
jördur, en Islande. À l’aide de tests méca-
niques, ils ont découvert que la graisse
ventrale à sillons et les couches musculai-
res associées peuvent s’étendre de manière
réversible jusqu’à plusieurs fois leur lon-
gueur au repos. Ils ont attribué cette exten- complètement la cavité buccale d’un ror- 3. UNE JEUNE BALEINE BLEUE vient d’engouf-
sibilité extraordinaire aux grandes quantités qual commun. Cette prévision concorde frer une masse d’eau riche en krill. Sa cavité buc-
d’élastine, une protéine élastique spéciali- avec les observations de surface. Mais cale est alors gonflée (ci-dessus). Au repos, sa
sée, présentes dans le tissu, et au fait que jusque récemment, il n’existait aucun langue (en haut à gauche, a, en rouge)est enrou-
celui-ci se déplie comme un parachute lors- moyen de mesurer avec précision la vitesse lée le long du plancher buccal (a, en bleu) et le
cavum ventrale, un espace intramusculaire, (poin-
que le muscle sous-jacent se relâche. de nage d’un rorqual en chasse. tillés jaunes) est « comprimé». Quand la baleine
Tout a changé lorsque Bill Burgess, de engloutit de l’eau, sa langue déformable s’inva-
la Société Greeneridge Sciences, à Santa Bar-
Mesurer la vitesse bara, a mis au point une balise numéri-
gine à travers le cavum ventrale, et le sac buc-
cal ainsi formé commence à s’étendre et à se
de nage que à haute résolution que l’on peut remplir d’eau de mer (b, en bleu). À l’ouverture
Quand la baleine accélère et abaisse ses fixer temporairement sur le dos de balei- maximale de la bouche, la langue est retournée
et s’aplatit pour former une grande partie de la
mandibules, une pression hydrodyna- nes lorsqu’elles font surface pour respi-
paroi du sac buccal ; le plancher buccal se dis-
mique est créée dans la cavité buccale et rer (voir la figure 5). Ces balises, équipées tend également (c et d). Le volume de la cavité
sur son plancher. En théorie, cette pres- de ventouses de fixation et d’un disposi- buccale devient alors maximal (e). La baleine
sion peut à elle seule engendrer une force tif de flottaison permettant de les retirer, chasse ensuite l’eau à travers ses fanons en la
suffisante pour distendre la graisse ven- contiennent divers capteurs, dont un pressant de sa langue et de ses mâchoires.
trale à sillons et gonfler la cavité buccale, hydrophone, un transducteur de pression
à condition que la vitesse de nage soit suf- et un accéléromètre.
fisamment élevée. L’engouffrement serait Les données collectées fournissent un
alors purement passif. aperçu du comportement sous-marin des
La force nécessaire pour étirer la graisse cétacés: l’orientation du corps, les moments
ventrale à sillons constitue donc un indice où ils nagent et ceux où ils glissent, et la
de la vitesse à laquelle une baleine doit profondeur de plongée. La mise en place
nager pour que l’entrée d’eau soit massive de ces balises, à l’aide d’une longue per-
et qu’un maximum de proies soient cap- che en fibre de verre, n’est cependant pas
turées. En assimilant la cavité buccale à un aisée ; elle nécessite des années d’expé-
cylindre à parois minces, L. Orton et P. Bro- rience en mer et un travail coordonné entre
die ont calculé qu’une vitesse de trois un navire de base et un bateau plus petit
mètres par seconde suffirait pour remplir chargé de la fixation.

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© Am.Sci.
Après des analyses plus poussées,
nous avons remarqué que nous pouvions
utiliser l’intensité du bruit d’écoulement
enregistré par l’hydrophone pour calcu-
4.0 10 80
(en mètres par seconde)

3.5 ler la vitesse de nage du rorqual à chaque


8 fois qu’il se met en chasse. Ce « compteur

(en mètres cubes)


Volume engouffré
3.0 60

Surface d’ouverture
(en mètres carrés)
2.5 de vitesse à bruit d’écoulement » a révélé
Vitesse

de la bouche
2.0 40 à quel point les changements de vitesse
1.5 4 sont rapides lorsque la baleine s’appro-
1.0 20 che de ses proies. La vitesse maximale
2
0.5
0 0 enregistrée pour les rorquals communs
0
0 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 était de trois mètres par seconde, préci-
Temps (en secondes) sément celle qu’avaient calculée L. Orton
4. LES DONNÉES FOURNIES par des balises électroniques fixées sur des baleines émergeant et P. Brodie.
pour respirer ont permis de détailler les étapes de l’alimentation par engouffrement. Après avoir Les enregistrements ont également
plongé à une profondeur de plusieurs centaines de mètres, le cétacé accélère dans un banc de révélé qu'une décélération rapide du corps
krill (ligne violette), ouvre sa bouche (ligne verte), provoquant une grande force de traînée et se produit, alors même que la baleine conti-
une décélération. La cavité buccale se remplit d’eau (ligne orange), puis la baleine referme sa bou- nue à nager activement; cela indique que
che, commence à filtrer l’eau et à se préparer pour la capture suivante.
la baleine subit une puissante traînée
lorsqu’elle ouvre largement la bouche – la
Ces opérations ont été dirigées par John traînée étant la résultante des forces
Calambokidis et Greg Schorr, du Cascadia s’exerçant dans la direction opposée à la
Research Collective, une organisation à but progression de l’animal. De l’importance
Sherwin Cotler, Cascadia Research

non lucratif d’Olympia, dans l’État de du freinage, on peut déduire non seulement
Washington, et Erin Oleson, de l’Institu- la traînée subie, mais aussi la quantité d’eau
tion d’océanographie Scripps, en Califor- engloutie par la baleine (voir la figure 4).
nie. Menées chaque été depuis 2002 au large La taille et la forme des mandibules
des côtes californiennes et du Mexique, influent sur la taille et le gonflement de la
elles ont montré que les baleines plon- cavité buccale, donc sur la quantité d’eau
gent chaque jour à plusieurs reprises, dans 5. FIXER UNE BALISE ÉLECTRONIQUE sur une engloutie et, par conséquent, déterminent
certains cas jusqu’à 300 mètres de pro- baleine en surface n’est pas facile. Ici, une équipe l’importance de la traînée. Afin de com-
fondeur. Au plus profond de chaque plon- de l’organisation non gouvernementale Casca- biner les mesures morphologiques avec
gée, se produit une série d’ondulations, dia Research place une balise sur un rorqual les données de mouvements obtenues
bleu grâce à une longue perche en fibre de verre.
accompagnées de mouvements de nage grâce aux balises, Nick Pyenson, de l’Ins-
Le dispositif de flottaison rouge facilitera sa
actifs et d’une diminution concomitante récupération quand les ventouses de la balise titution Smithsonian, Robert Shadwick,
du bruit d’écoulement de l’eau, ce qui indi- se détacheront du rorqual. de l’Université de Colombie Britannique,
que une réduction rapide de la vitesse. et moi-même avons entrepris de mesu-
rer le plus grand nombre possible de
Une nage spécimens conservés dans des muséums
(voir la figure 7).
brusquement freinée Nous avons ainsi pu estimer la quan-
Ces données sont des indices d’engouffre- tité d’eau engloutie par un rorqual commun
ments se produisant en profondeur. Elles à chaque capture de proies. Quand la gueule
ont été validées par un autre type de balise est ouverte au maximum, la cavité buccale
à ventouses : la Crittercam du National Geo- se remplit à une vitesse d’environ 20 mètres
graphic, conçue et développée par Greg cubes par seconde. À la fin d’une capture
Marshall. La caméra vidéo de cette balise de six secondes, la masse d’eau accumulée
est équipée d’un dispositif à infrarouge, est d’environ 60 tonnes, nouvelle confirma-
tion de la prévision de P. Brodie. Le volume
© J. Goldbogen

qui filme dans l’obscurité au cours des


plongées, et d’un enregistreur du temps d’eau engouffrée a une masse comparable
et de la profondeur. La vidéo montre la à celle d’un car scolaire, quantité colossale
baleine nageant en profondeur à travers 6. LES DONNÉES ÉLECTRONIQUES fournies par comparée au rorqual commun lui-même,
des bancs denses de krill. La mandibule une balise fixée à une baleine à bosse montrent qui pèse environ 45 tonnes.
de la baleine s’abaisse, puis le bruit d’écou- que celle-ci a plongé jusqu’à 140 mètres (lignes En engloutissant un volume d’eau de
lement diminue, et la graisse ventrale à jaunes, chaque carré représentant 10 mètres) masse supérieure à celle de son propre
pour se nourrir de krill (en bleu: densité moyenne
sillons s’étire. Tout cela fournit une confir- corps, la baleine subit une énorme traînée
de proies; en rouge: densité élevée). Cette baleine
mation visuelle du comportement que a réalisé une série d’accélérations (points contre laquelle elle doit lutter en dépen-
nous avions interprété à partir des don- verts) avant de faire surface pour respirer, cha- sant beaucoup d’énergie. Par rapport aux
nées des balises numériques. que plongée durant une dizaine de minutes. situations de nage normale, la traînée est

44] Biologie animale © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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multipliée par cinq environ, et le travail de Bakker et ses collègues de l’Univer- L’ A U T E U R


effectué par l’animal triple. sité de Leyde, aux Pays-Bas, a révélé que
Le coefficient de traînée mesure l’ef- les muscles et les couches de graisse
ficacité hydrodynamique d’un objet. De ventrale contiennent des nerfs sensibles
valeur élevée, il caractérise des formes à la tension mécanique. Les mécanorécep-
peu hydrodynamiques. Ses valeurs bas- teurs sont concentrés dans chaque sil-
ses indiquent au contraire que le corps lon, précisément la région du tissu qui
de l’animal fend facilement l’eau. Nos s’étire au cours de l’engouffrement.
calculs suggèrent que, pendant la durée Ces deux indices suggèrent que le
d’une phase de capture, le coefficient de mégaptère et les rorquals peuvent « cali-
traînée fait plus que décupler, devenant brer » la masse d’eau engloutie en fonc- Jeremy GOLDBOGEN, cétologue,
très semblable à celui d’un parachute qui tion de l’étirement de la paroi buccale est chercheur à l’Institution
Scripps d’océanographie
se gonfle. Cette analogie se comprend : détecté par les mécanorécepteurs. Il leur de l’Université de Californie,
un parachute a besoin d’une traînée pour est alors possible de produire une force à San Diego.
se gonfler et ralentir sa chute, et la baleine musculaire suffisante pour repousser len- Article publié avec l’aimable
a besoin d’une traînée pour gonfler sa tement le flux d’eau entrant. En vertu autorisation de American Scientist.
cavité buccale. de la troisième loi du mouvement de New-
ton, selon laquelle tout corps exerçant une
Des baleines action sur un autre corps subit une réac-
tion d’intensité égale et de sens opposé,
et des parachutes la baleine communique sa vitesse de nage
Que l’alimentation par engouffrement à l’eau engloutie ; l’animal ralentit tandis
implique la formation d’une forte traînée
nous a conduits, avec R. Shadwick, à une
collaboration des plus improbables avec U N E B A L E IN E E S T- E L L E U N PA R A C H U T E ?
Jean Potvin, un physicien parachutiste
de l’Université Saint-Louis, dans le Mis-
souri. Ensemble, nous avons développé
un modèle détaillé de ce mode d’alimen-
tation, inspiré de décennies d’études sur
les parachutes. a Engouffrement passif c 4 Données en désaccord 50
Vitesse (en mètres par seconde)

avec l’engouffrement passif

Masse d’eau engloutie derrière la jointure des mâchoires (en tonnes)


Pour une morphologie et une vitesse 40
initiale données, ce modèle prédit une 3
décélération pour une baleine engloutis- Vitesse
30
sant passivement de l’eau et subissant 2 de la baleine
20
une traînée. En comparant ses résultats
aux données empiriques provenant des 1 Volume 10
balises, nous avons testé des mécanis- Paquets d’eau engloutie d’eau engloutie
mes particuliers d’engouffrement. La pre- 0 0
mière question était la suivante : une Temps (en secondes)
4 50
baleine en train de se nourrir est-elle com- b Engouffrement actif d Données en accord
Vitesse (en mètres par seconde)

parable à un parachute en train de se gon- avec l’engouffrement actif


40
fler ? Si tel est le cas, la pression du flux 3
d’eau nécessaire pour gonfler passive- 30
Vitesse
ment la cavité buccale serait atteinte faci- 2 de la baleine
lement en raison de l’extrême souplesse 20
Volume
de la graisse ventrale à sillons. 1 d’eau engloutie 10
Nos simulations ont toutefois montré Vitesse
© Am.Sci.

de l’eau engloutie
que l’engouffrement passif n’est physi- 0 0
quement possible que pour des angles 10 11 12 13 14 15 16
d’ouverture de la cavité buccale plus fai-
Une baleine engouffreuse est-elle semblable à un parachute qui se gonfle passivement d’air ?
bles et des volumes engloutis plus petits Élargit-elle sa cavité buccale sous la seule pression de l’eau entrante (a), ou contrôle-t-elle acti-
que ceux observés. Deux caractéristi- vement ce processus, en utilisant ses muscles pour repousser l’eau vers l’avant (b, en rose) ? Les
ques anatomiques clés ont suggéré un simulations de trajectoire de la baleine, qui prévoient sa vitesse lors d’un engouffrement passif (c,
mécanisme d’engouffrement très diffé- ligne bleue), ne concordent pas avec les données enregistrées par les balises électroniques (cer-
rent. Plusieurs couches musculaires bien cles blancs avec les barres d’erreur). En revanche, les simulations de trajectoire lors d’un engouf-
développées sont fermement attachées à frement actif (d, ligne orange) correspondent à ces données. La mécanique de l’engouffrement
la graisse ventrale à sillons des baleines. d’une baleine est donc bien différente du déploiement d’un parachute.
De plus, une étude réalisée par Merijn

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Biologie animale [45


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que l’eau accélère en pénétrant la cavité qui tend à encrasser rapidement le filtre de Ils ont fixé de simples enregistreurs de
buccale, et finalement la vitesse de la particules de grande taille, la filtration tan- temps et de profondeur sur le dos de balei-
baleine et la vitesse de l’eau s’équilibrent. gentielle éviterait que le krill ne se coince nes bleues et de rorquals communs faisant
Les simulations de cet engouffrement entre les fanons. Si cela advenait, on voit surface. Les plongées qui impliquaient
actif concordent avec le profil de vitesse mal comment la baleine le détacherait de plus de phases de capture étaient suivies
provenant des balises numériques (voir sa langue molle et peu musculeuse. Un d’un temps plus long de récupération en
l’encadré page 45). Le mécanisme de nutri- jour, la technologie nous permettra peut- surface. Ces chercheurs ont donc supposé
tion par engouffrement diffère donc du être de visualiser le mode de filtration d’un que chaque phase de capture a un coût
gonflement passif des parachutes. rorqual ou d’une baleine à bosse, ce qui énergétique élevé. Cette hypothèse a été
Bien que cela semble aller contre l’in- mettrait fin à ces supputations. étayée depuis lors, non seulement pour
tuition, le fait de repousser l’eau vers La traînée élevée de l’engouffrement les rorquals communs et les rorquals bleus,
l’avant au cours d’une capture présente actif retentit sur la recherche de nourri- mais aussi pour les baleines à bosse.
certains avantages. D’abord, la force de ture et la morphologie du cétacé. Non seu- Comme le temps de plongée est limité
traînée subie par la baleine est répartie lement la baleine doit dépenser beaucoup par son coût énergétique, ces baleines
dans le temps, ce qui la rend plus faible d’énergie pour accélérer la masse d’eau dépendent de la présence de concentrations
à chaque instant. L’engouffrement actif qu’elle engloutit, mais la traînée élevée denses de proies. De plus, on pense que
pourrait aussi accroître le rendement lui fait perdre son énergie cinétique, stop- leur morphologie est telle qu’elles peuvent
énergétique et mécanique de la filtration pant presque sa progression. En consé- engloutir autant d’eau que possible par
par les fanons. quence, l’animal doit réaccélérer afin plongée ; c’est sans doute pourquoi leur
d’assurer la phase de capture suivante cavité buccale s’étend sur la moitié du corps,
Un filtre tout en continuant son apnée. Les engouf-
freuses épuisent ainsi rapidement leurs
jusqu’au nombril, les mâchoires représen-
tant presque le quart de la longueur du
autonettoyant ? réserves d’oxygène et doivent revenir à corps. Mais alors, l’appareil d’engouffre-
En effet, la masse engloutie, à l’intérieur la surface pour récupérer au bout d’une ment ne pourrait-il être encore plus grand?
de la cavité buccale, longe la surface fil- quinzaine de minutes. Ce laps de temps Quelles sont les limites à sa capacité? Celle-
trante des fanons, et l’on peut penser que assez court est inattendu, car ces balei- ci change-t-elle avec la taille du corps?
la baleine utilise un type de filtration dit nes sont très grandes, et chez presque tous Ces questions m’ont conduit à consul-
tangentiel des particules contenues dans les autres vertébrés respirant à l’air, le ter un ensemble de données morphomé-
l’eau. Ce type de filtration est par exem- temps de plongée augmente habituelle- triques oubliées, provenant de la littérature
ple mis en œuvre par des procédés de puri- ment avec la taille, en raison d’un méta- consacrée à la chasse à la baleine. J’ai ainsi
fication de l’eau, de fabrication de la bière bolisme plus efficace. étudié les effets de la taille et de la mor-
et du vin, de clarification de jus de fruits Donald Croll et ses collègues, de l’Uni- phologie sur les performances de la nutri-
et de biotechnologies. Il a aussi été observé versité de Californie à Santa Cruz, ont tion par engouffrement.
chez les poissons filtreurs. Par opposition mesuré pour la première fois le temps de
à la filtration frontale, où le flux d’eau est
perpendiculaire à la surface filtrante, ce
plongée d’engouffreuses, en l’occurrence
de rorquals, au début des années 2000.
Que peut engouffrer
une baleine ?
Dans les années 1920, le gouvernement bri-
tannique, cherchant à gérer l’industrie de
la chasse à la baleine, a lancé une série d’ex-
péditions, les Discovery Investigations, afin
d’en apprendre plus sur l’histoire naturelle
et la biologie des grandes baleines de l’océan
Austral. Une étude particulière était consa-
crée aux proportions des deux plus gran-
des espèces de baleines, le rorqual commun
et le rorqual bleu.
Ces espèces, parmi les plus grands
animaux de tous les temps, présentent
cependant une large gamme de tailles.
Par exemple, la longueur au sevrage
des rorquals communs et des baleines
bleues est d’environ 12 et 16 mètres, res-
pectivement, tandis que leur taille maxi-
Nick Pyenson

male est de 24 et 28 mètres. Lors des


expéditions britanniques, des données
7. LES SPÉCIMENS DE BALEINES du Muséum national d’histoire naturelle de l’Institution morphométriques, dont certaines relati-
Smithsonian, aux États-Unis, comprennent, sur ce photomontage, les mandibules d’un rorqual ves à l’appareil d’engouffrement, ont
bleu (de couleur grise) et d’un cachalot (de couleur jaune). été enregistrées sur des centaines de

46] Biologie animale © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Longueur Longueur Longueur Longueur Longueur Longueur


de la queue du crâne de la queue du crâne de la queue du crâne
28% 22% 25% 25% 22% 28%

Capacité
d’engouffrement Capacité
75% d’engouffrement
104% Capacité d’engouffrement
Surface 50% Surface Surface 133%
de la cavité Longueur de la cavité 55% de la cavité
buccale de la cavité buccale Longueur buccale 60%
50% buccale 58% de la cavité buccale 67% Longueur de la cavité buccale
© AmSci

12 mètres 18 mètres 24 mètres

8. QUAND UN RORQUAL COMMUN GRANDIT, sa cavité buccale ne s’ac- dis que la part de la queue diminue de 28 à 22 pour cent. La surface de
croît pas de façon linéaire, mais son rapport à la taille du corps aug- la cavité buccale augmente de 50 à 67 pour cent de la surface totale
mente. La longueur de la cavité buccale par rapport à celle du corps projetée du corps, et la capacité d’engouffrement augmente de 75 à
passe de 50 à 60 pour cent, celle du crâne de 22 à 28 pour cent, tan- 133 pour cent de la masse du corps.

rorquals communs et de rorquals bleus buccale. Étant donné que d’autres grandes
représentant ces gammes de taille. baleines engouffreuses présentent aussi ce
Résultat : les baleines les plus grandes type de croissance relative, ces configura-
ont des mâchoires et des cavités buccales tions morphologiques représentent vrai-
surdimensionnées par rapport à leur taille, semblablement une adaptation liée à
tandis que la région située entre l’aileron l’alimentation par engouffrement.
dorsal et la nageoire caudale devient La taille de leur queue n’affecte pas la
relativement plus petite. Les auteurs de nage des grandes baleines, car la surface
l’étude n’expliquaient pas cette morpho- de propulsion qui engendre la poussée est
✔ BIBLIOGRAPHIE
logie, probablement parce que leurs don- généralement proportionnelle à la taille du J.A. Goldbogen et al., Mechanics,
nées ont été recueillies avant que nous corps. Cependant, l’accroissement de la capa- hydrodynamics and energetics
connaissions son importance sur les per- cité buccale a un coût. L’engouffrement étant of blue whale lunge feeding :
efficiency dependence on krill
formances alimentaires. actif, des masses d’eau plus importantes doi- density, J. Exp. Biol., vol. 214,
Avec l’aide de mes collègues, j’ai repris vent être accélérées. Ainsi, les grandes balei- pp. 131-146, 2011.
les données britanniques concernant le ror- nes doivent dépenser plus d’énergie en
J.A. Goldbogen et al., Skull and
qual commun, afin d’estimer sa capacité proportion pour chaque phase de capture. buccal cavity allometry increase
d’engouffrement en fonction de la taille. Si l’on considère que ces coûts éner- mass-specific engulfment
Comme nous l’avions prévu, la masse rela- gétiques restreignent le temps de plongée, capacity in fin whales, Proc. Roy.
tive d’eau engloutie augmente avec la taille en comparaison d’autres animaux plon- Soc. B, vol. 277, pp. 861-868, 2010.
du rorqual, puisque l’appareil d’engouf- geurs, le temps de plongée des plus gran- J. Potvin et al., Passive versus
frement devient plus grand. des baleines serait davantage limité que active engulfment : verdict from
celui de leurs congénères plus petits. Une trajectory simulations of lunge-
feeding fin whales Balaenoptera
telle conséquence pourrait être préjudicia-
Une question d’échelle ble, car les bancs de proies suffisamment
physalus, J. Roy. Soc. Interface,
vol. 6, pp. 1005-1025, 2009.
Question connexe : pourquoi la queue denses tendent à se trouver en profondeur.
J.A. Goldbogen et al., Foraging
des baleines de grande taille est-elle rela- En théorie, la dépense d’énergie pour se behavior of humpback whales :
tivement plus petite ? Peut-être parce que nourrir s’accroît plus rapidement avec la Kinematic and respiratory
toutes les ressources liées à la croissance taille du corps que le gain d’énergie apporté patterns suggest a high cost
sont consacrées à la partie antérieure du par ce mode d’alimentation. for a lunge, J. Exp. Biol., vol. 211,
pp. 3712-3719, 2008.
corps, avons-nous suggéré. Lorsque les Extrapolons ce scénario à une « méga-
rorquals communs grandissent, leur capa- baleine » hypothétique, une baleine beau- J. Calambokidis et al., Insights
cité d’engouffrement augmente. Effective- coup plus grande qu’un rorqual bleu. Un into the underwater diving,
feeding and calling behavior
ment, le crâne devient relativement plus tel cétacé ne serait pas capable de soute- of blue whales from a suction-cup
long et plus large par rapport au corps, et nir son métabolisme en se nourrissant uni- attached video-imaging tag
la surface d’ouverture de la cavité buc- quement par engouffrement. Autrement (CRITTERCAM), Marine Technol.
cale est aussi plus grande en proportion dit, si l’évolution a sélectionné la taille de Soc. J., vol. 41, pp.19-29, 2007.
chez les rorquals de grande taille (voir la ces mammifères jusqu’à ses valeurs actuel- L.S. Orton et P. F. Brodie,
figure 8). De plus, la longueur de la graisse les, il existe indiscutablement une limite Engulfing mechanics of fin
ventrale à sillons augmente proportionnel- supérieure que les baleines engouffreu- whales, Can. J. Zool., vol. 65,
pp. 2898-2907, 1987.
lement, ce qui accroît la capacité de la cavité ses ne peuvent dépasser. ■

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Biologie animale [47


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Astrophysique étoile massive, accrétion

Astronomie

UNE RÉGION DE FORMATION STELLAIRE


intense près du noyau de la galaxie M83, obser-
vée par le télescope spatial Hubble. Les théo-
ries classiques ne rendent pas compte de façon
satisfaisante de l’émergence des étoiles bleues
massives, ni de la façon dont elles restituent
de l’énergie aux nuages de gaz à partir des-
quels elles se forment.
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Les étoiles naissent de l’effondrement d’un nuage de gaz


et de poussière. Mais si les grandes lignes de ce scénario
sont connues, plusieurs questions restent ouvertes.
Erick Young

S ’il y a bien un scénario solidement


établi en astronomie, c’est comment
se forment les étoiles. L’idée géné-
rale a été proposée par Emmanuel Kant
et Pierre-Simon Laplace, au XVIIIe siècle.
d’amorce détermine le taux de formation
stellaire et la masse finale des étoiles.
Troisièmement, comment les embryons
d’étoiles influent-ils les uns sur les autres?
La théorie standard décrit les étoiles indé-
La source de leur luminosité et leur évo- pendamment, mais pas ce qui se passe lors-
lution ont été élucidées par les physiciens qu’elles se forment en groupe, comme c’est
de la première moitié du XXe siècle. Aujour- le cas pour la plupart d’entre-elles. Des
d’hui, les principes qui gouvernent la vie découvertes récentes suggèrent que le Soleil
des étoiles sont enseignés au collège, et ce est né au sein d’un amas, dispersé depuis.
sont les objets exotiques tels que la matière En quoi grandir dans une pouponnière
noire ou l’énergie sombre qui attisent la bondée est-il différent d’être enfant unique?
curiosité du public. La formation des étoiles Enfin, comment les étoiles massives
serait donc une question réglée. C’est pour- parviennent-elles simplement à se former?
tant loin d’être le cas. La naissance des La théorie standard explique la forma-
étoiles reste un des sujets les plus brû- tion des étoiles dont la masse n’excède pas
lants de l’astronomie contemporaine. 20 fois celle du Soleil, mais achoppe sur les
Pour simplifier, le processus se résume plus massives, dont l’intense rayonnement
à la victoire de la gravité sur la pression. devrait souffler le nuage avant que l’étoile
Cela commence par un énorme nuage de naissante n’ait atteint sa masse définitive.
gaz et de poussière flottant dans l’espace De plus, le rayonnement ultraviolet, l’éjec-
interstellaire. Si le nuage – ou plus exac- tion de matière à grande vitesse et les ondes
tement, une petite région dense, nom- de choc supersoniques associés aux étoiles
mée cœur – est suffisamment froid et massives dévastent leur environnement et
dense, sa propre gravité l’emporte sur la perturbent fortement le nuage ; ce que la
L’ E S S E N T I E L pression du gaz, et il commence à s’effon- théorie classique ne prend pas en compte.
drer sous son propre poids. Le cœur
 Les étoiles se forment
à partir de nuages de gaz
devient de plus en plus dense et chaud,
jusqu’à ce que la fusion nucléaire s’amorce
Cachées
qui s’effondrent ; mais en son sein. La chaleur dégagée par la dans la poussière
d’où viennent ces nuages, fusion augmente la pression à l’intérieur Répondre à ces questions se fait de plus
et pour quelle raison de l’objet ; laquelle s’oppose à l’effondre- en plus pressant. La formation stellaire sous-
s’effondrent-ils ? ment. La nouvelle étoile s’installe dans un tend presque tous les autres domaines de
 En outre, la théorie équilibre dynamique qui peut durer des
millions à des milliards d’années.
l’astronomie, depuis l’avènement des
galaxies jusqu’à la genèse des planètes. Tant
envisage des étoiles
Ce scénario est cohérent et concorde qu’ils ne comprendront pas parfaitement
isolées et néglige
avec un corpus d’observations toujours la formation des étoiles, les astronomes
leurs interactions
plus fourni. Mais il est loin d’être complet. ne peuvent pas espérer expliquer celle
et leur rétroaction
Si l’on y regarde de plus près, chaque des galaxies lointaines ou l’existence des
sur le nuage qui leur
phrase du paragraphe précédent appelle planètes dans d’autres systèmes stellaires.
a donné naissance.
une explication... qui se fait attendre. Même si les détails nous échappent
 Les astronomes ont Quatre questions en particulier tracassent encore, une certitude se dégage : une théo-
observé comment les astronomes. Tout d’abord, si les cœurs rie plus précise de la formation stellaire
NASA, ESA, the hubble heritage team

des étoiles massives denses sont les «œufs» des étoiles, où sont passe par la prise en compte de l’envi-
peuvent déclencher les « poules » cosmiques ? Les nuages ronnement de l’étoile en devenir. L’état
l’effondrement de nuages, doivent eux-mêmes venir de quelque part, final de la nouvelle étoile dépend non seu-
et comment les nouvelles et leur formation est mal comprise. Deuxiè- lement des conditions initiales dans le
étoiles interagissent. mement, pourquoi le cœur dense com- nuage, mais aussi de l’influence ultérieure
mence-t-il à s’effondrer ? Le mécanisme de son environnement et de ses voisines

Astronomie [49
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UNE ÉTOILE EST NÉE... NON S ANS MAL


La théorie classique de la formation stellaire explique parfaitement la naissance des étoiles isolées
de masse faible à moyenne, mais les lacunes conceptuelles y sont encore nombreuses.
1. Le point de départ de la formation 2. Au sein du nuage, une région 3. Le cœur se fragmente en de multiples
stellaire est un nuage moléculaire géant, particulièrement dense (un cœur) embryons stellaires. Dans chacun d’eux,
c’est-à-dire une masse froide de gaz s’effondre sous son propre poids. une protoétoile forme un noyau et attire
et de poussière. du gaz et de la poussière.

Protoétoile
Nuage
Cœur

PROBLÈME N° 1 : D’où vient le nuage ? PROBLÈME N° 2 : Pourquoi le cœur PROBLÈME N° 3 : Comment


Un mélange de matériaux produits lors s’effondre-t-il ? Le modèle ne dit pas comment les embryons interagissent-ils ?
du Big Bang ou éjectés par les étoiles doit l’équilibre des forces qui maintiennent le nuage La théorie classique traite
se condenser d’une façon ou d’une autre. dans un état stable est perturbé. les étoiles isolées, une par une.

stellaires. C’est l’éternel débat de l’inné trois quart d’hydrogène et d’un quart
et de l’acquis, à l’échelle cosmique… d’hélium ; tous les autres éléments repré-
Si vous regardez le ciel par une nuit sentent à peine quelques pour cent. Une
bien noire, vous pourrez voir la traînée de partie de ce matériau est de la matière pri-
lumière diffuse de la Voie lactée sur la mordiale à peine altérée depuis le Big
voûte céleste. Elle est interrompue par des Bang, une part est rejetée par les étoiles
zones sombres: des nuages interstellaires, au cours de leur vie, et une autre est for-
L’ A U T E U R dont les particules de poussière inter- mée de débris d’explosions stellaires.
ceptent la lumière des étoiles et les ren- Au départ, le gaz se trouve sous forme
dent opaques à la lumière visible. d’atomes, car le rayonnement énergétique
C’est dans ces nuages de poussière et des étoiles casse les molécules. Il est dif-
de gaz que naissent les étoiles. Par consé- fus, avec environ un atome d’hydrogène
quence, ce phénomène est caché et donc par centimètre cube. En se refroidissant,
très difficile à observer. On peut voir où le gaz se condense néanmoins en nuages,
le processus démarre – dans les nuages comme la vapeur d’eau dans l’atmosphère.
opaques – et comment il prend fin – par Ce faisant, il libère de l’énergie. Le milieu
l’apparition d’une étoile –, mais ce qui se étant très peu dense, cette énergie ne peut
Erick YOUNG, astronome
à l’Université d’Arizona passe entre les deux reste obscur. Le peu être évacuée par collisions. Le moyen le
jusqu’en 2009, dirige la mission de rayonnement qui filtre se situe dans plus efficace est l’excitation et la réémis-
SOFIA (Stratospheric Observatory le domaine de l’infrarouge lointain et sion dans l’infrarouge lointain de certains
for Infrared Astronomy).
des ondes submillimétriques, où les capa- éléments, tel le carbone ionisé qui émet à
cités d’observation sont assez rudimen- la longueur d’onde de 158 micromètres. La
taires par rapport à d’autres plages du basse atmosphère terrestre est opaque à ces
spectre électromagnétique. longueurs d’onde, si bien qu’elles doivent
La formation des nuages de poussière être étudiées depuis l’espace (par exemple
et de gaz est une étape du cycle du milieu par l’observatoire spatial Herschel, lancé
interstellaire : les nuages engendrent des en 2009 par l’Agence spatiale européenne)
étoiles, qui recyclent les éléments en leur ou la haute atmosphère, par des télescopes
sein, avant de les relâcher dans le milieu embarqués sur des avions (mission SOFIA).
interstellaire à leur mort, et ainsi de suite. À mesure que les nuages se refroidis-
Le milieu interstellaire est constitué aux sent, ils deviennent plus denses. Quand ils

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4. La protoétoile voit sa taille diminuer et sa densité augmenter.


Elle devient une étoile quand la fusion nucléaire s’amorce en son centre.
Des planètes émergent du matériau restant qui gravite autour d’elle.

Protoétoile
Étoile de
type solaire

Planète

PROBLÈME N°4 : Comment des étoiles massives peuvent-elles se former ?


En atteignant une vingtaine de masses solaires, les étoiles deviennent tellement
lumineuses qu’elles chassent le gaz environnant, bloquant leur propre
croissance, ainsi que celle des étoiles voisines.

Rayonnement intense
Protoétoile massive

Étoile massive

Don Dixon
atteignent environ 1000 atomes par centi- ler l’étape précédente, le passage des nuages cruciale de formation des étoiles : la masse
mètre cube, ils sont assez épais pour blo- moléculaires à ces protoétoiles. de l’étoile serait déjà déterminée à ce stade
quer le rayonnement ultraviolet énergétique Au milieu des années 1990, le satel- par celle du nuage. Il existe des nuages
des étoiles environnantes. Les atomes d’hy- lite MSX et l’observatoire spatial infrarouge de toutes masses ; les petits étant plus cou-
drogène peuvent alors se recombiner et for- ISO ont découvert des nuages si denses rants que les grands. Cette distribution de
mer des molécules, par un processus (plus de 10 000 atomes par centimètre cube) masse ressemble beaucoup à celle des
complexe faisant intervenir la catalyse qu’ils sont opaques même à l’infrarouge étoiles, si ce n’est que les nuages sont trois
des grains de poussière présents dans le thermique qui pénètre d’habitude la pous- fois plus massifs, ce qui suggère que seul
nuage. Les observations en ondes radio ont sière. Ces « nuages sombres dans l’infra- un tiers de la masse d’un nuage se retrouve
montré que ces nuages dits moléculaires rouge» sont beaucoup plus massifs (100 à dans la nouvelle étoile. Le reste se perd
contiennent des composés allant de l’hy- 100000 fois la masse du Soleil) que les nua- dans l’espace d’une façon ou d’une autre.
drogène moléculaire aux molécules orga- ges moléculaires standards. Ces dernières Les mesures de la masse des nuages
niques complexes, qui auraient pu jouer un années, ces nuages ont été recensés dans moléculaires ne sont cependant pas encore
rôle dans l’apparition de la vie sur Terre. deux relevés en infrarouge du plan de la assez fiables pour que l’on puisse dire si
Galaxie réalisés avec le télescope spatial ce parallèle entre la distribution de masse
Spitzer (relevés GLIMPSE et MIPSGAL, voir des étoiles et celle des nuages moléculaires
Le chaînon manquant l’encadré page 52, en haut). Ils pourraient est une vraie relation de cause à effet, ou
Mais au-delà de ces étapes, la piste s’efface. être le chaînon manquant entre les nuages une simple coïncidence. Mais, quel que soit
Les observations infrarouges ont débusqué moléculaires et les protoétoiles. le mécanisme qui fixe la masse d’une étoile,
des étoiles naissantes profondément enchâs- En fait, les nuages sombres et les cœurs il détermine toute son histoire: étoile massi-
sées dans la poussière, mais n’ont pu révé- denses représentent peut-être l’étape ve qui mourra jeune et explosera dans un

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L’ O R I G I N E D E S N U A G E S I N T E R S T E L L A I R E S cataclysme, ou étoile plus modeste qui vivra


plus longtemps et disparaîtra en douceur.
Les astronomes ont identifié les étapes par lesquelles les nuages se conden- Les astronomes font aussi des pro-
sent à partir du gaz interstellaire et deviennent progressivement plus denses. grès sur la cause de l’effondrement d’un
L’étape précédant la formation d’une protoétoile est représentée par les « nuages nuage ou d’un cœur dense. Dans le modèle
sombres dans l’infrarouge ». Opaques même à la lumière infrarouge, ils appa-
raissent sous forme de bandes noires sur cette image du relevé GLIMPSE, réali- classique, un cœur se trouve au départ en
sée par le télescope spatial infrarouge Spitzer. Leur taille et leur masse équilibre ; la gravité et la pression exté-
correspondent à ce qui est nécessaire pour former des étoiles. rieure exactement équilibrées par la pres-
sion interne thermique et magnétique, ou
la turbulence. L’effondrement commence
quand cet équilibre est perturbé au profit
de la gravité. Mais quelle est la cause de
ce déséquilibre? Les astronomes ont pro-
posé de nombreux mécanismes. Une force
extérieure telle que l’onde de choc d’une
explosion de supernova pourrait compri-
The glimpse team, University of Wisconsin-Madison

mer le nuage. La pression interne pour-


Nuage sombre rait aussi diminuer à mesure que la chaleur
dans l’infrarouge ou les champs magnétiques se dissipent.

Spontané
ou provoqué ?
Charles Lada, du Centre Harvard-Smith-
sonian d’astrophysique, et ses collègues
privilégient la lente dissipation de la pres-
sion thermique. En cartographiant les
UN EFFONDREMENT PROVOQUÉ
nuages moléculaires aux longueurs
Les manuels d’astronomie restent vagues sur les mécanismes de déstabilisa- d’onde millimétriques et submillimé-
tion et d’effondrement des nuages moléculaires. Des images infrarouges de triques, à cheval sur les bandes radio et
Spitzer révèlent que des étoiles massives proches en sont souvent responsables.
infrarouge, ils sont parvenus à identifier
un grand nombre de cœurs isolés relati-
vement calmes dans des nuages proches.
Certains présentent des signes de mou-
NASA, JPL/Caltech et Harvard Smithsonian Center for Astrophysics

vements lents vers l’intérieur et pourraient


s’apprêter à produire des étoiles. Un
bon exemple en est Barnard 355, situé dans
la constellation de l’Aigle. Son profil de
densité correspond exactement à ce que
l’on attendrait si la pression thermique du
nuage était pratiquement à l’équilibre avec
la pression extérieure. Une source infra-
rouge repérée au centre serait une pro-
toétoile à un stade très précoce, suggérant
que l’équilibre s’est récemment rompu
dans le sens d’un effondrement.
Ci-dessus. Dans la région W5, des étoiles D’autres études appuient l’hypothèse
massives (en bleu) ont « nettoyé » d’une cause extérieure. Thomas Preibisch,
une cavité dans le nuage moléculaire.
de l’Institut Max Planck de radioastrono-
Sur le bord se trouvent des protoétoiles
(dans le gaz blanc-rose) qui ont toutes mie de Bonn, et ses collègues ont montré
le même âge. Cette synchronicité résulterait que des étoiles éparses de la région supé-
de l’influence des étoiles massives. rieure de la constellation du Scorpion se
sont presque toutes formées en même
À gauche. Dans l’amas NGC 2068, temps. Cela serait une coïncidence extra-
des protoétoiles sont alignées comme ordinaire que la pression interne des dif-
des perles sur un collier. Bien qu’éparses,
elles se sont formées presque simultanément. férents cœurs diminue au même moment.
E. Young et NASA

Le responsable est sans doute aussi Une explication plus vraisemblable est
un groupe d’étoiles massives voisines. qu’une onde de choc provoquée par une
supernova aurait balayé la région et entraîné

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l’effondrement des cœurs. Mais les preuves L’autre classe de modèles, dits du cœur À voir dans l’infrarouge
sont ambiguës, parce que les étoiles mas- turbulent, développés notamment par
sives perturbent leur environnement natal, Christopher McKee, de l’Université de  Les nuages moléculaires sont
si bien qu’il est difficile de reconstruire les Californie à Berkeley, est directement déri- des taches noires en lumière visible,
conditions dans lesquelles elles se sont vée du modèle classique, mais avec un rôle mais ils s’éclairent dans l’infrarouge.
formées. Une autre limite est la difficulté de accru de la turbulence. Plusieurs coeurs Ces longueurs d’onde traversent
confirmer que les étoiles de plus faible masse s’effondrent dans le nuage, mais, à cause en effet mieux la poussière.
de la région, qui sont moins brillantes, se de la turbulence, ils sont de tailles diffé- Les protoétoiles et les nuages
sont formées en même temps. rentes dès le départ. La distribution de rayonnent la majeure partie
Le télescope Spitzer a permis de pro- masse des étoiles résultantes reflète le de leur énergie dans ce domaine.
gresser sur cette question. Lori Allen, de spectre de la turbulence initiale, et non une
l’Observatoire national pour l’astronomie compétition ultérieure pour le matériau.  Le rayonnement infrarouge
optique (NOAO), et ses collègues ont décou- Les observations semblent pencher en correspond à des longueurs d’onde
vert un exemple frappant de cause externe faveur du modèle du cœur turbulent, mais de 1 à 1 000 micromètres. La matière
d’effondrement dans une région nom- le modèle concurrentiel pourrait être dont la température est comprise
mée W5 (voir l’encadré page 52 en bas). Les valable dans des régions de densité stel- entre 3 et 3 000 kelvins rayonne
images montrent de jeunes protoétoiles laire très élevée. Un cas intéressant est celui en infrarouge.
enchâssées dans des poches de gaz denses
qui ont été comprimées par le rayonne-
de l’amas du Sapin de Noël (NGC 2264)
dans la constellation de la Licorne (voir
 Le proche infrarouge, entre
un et cinq micromètres, correspond
ment d’une génération précédente ci-dessous). En lumière visible, cette région
à de la lumière stellaire un peu
d’étoiles. La compression étant environ présente un grand nombre d’étoiles
atténuée par la poussière. La plupart
dix fois plus rapide que l’effondrement brillantes et une abondance de poussière
des observations infrarouges
spontané, ces objets disséminés doivent et de gaz, caractéristiques de la forma-
sont concentrées dans ce domaine.
s’être formés presque simultanément. Pour tion stellaire. Les observations de Spitzer
résumer, le déclenchement de la forma- y ont révélé la présence d’un amas dense  L’infrarouge moyen et lointain,
tion stellaire n’est pas une situation binaire, avec des étoiles à divers stades de déve- jusqu’à 200 micromètres, est surtout
comme on le pensait auparavant. Il existe loppement. Cet amas permet de visuali- émis par la poussière. Ces longueurs
tout un spectre de processus. ser avec précision les étapes où la d’onde sont bloquées
turbulence ou l’accrétion concurrentielle par l’atmosphère terrestre.
laisseraient leur marque.
Naissances en groupe Les étoiles les plus jeunes, et donc les  Le rayonnement submillimétrique,
En dehors du cas des effondrements pro- plus froides, qui rayonnent plus aux gran- de 350 à 1 000 micromètres,
voqués, le modèle classique explique assez des longueurs d’onde, sont rassemblées en caractérise le matériau droid.
bien les observations de cœurs isolés for-
mant des étoiles. Mais beaucoup d’étoiles, DES CRÈCHES D’ÉTOILES SUR CHARGÉES
peut-être la plupart, se forment dans des
amas, et le modèle ne rend pas compte de Bien que le modèle classique de formation stellaire n’en tienne pas compte, les
la façon dont cet environnement encom- étoiles naissantes peuvent interférer avec la formation de leurs voisines. Le
télescope Spitzer a trouvé dans l’amas du Sapin de Noël (NGC 2264) un amas
bré perturbe leur naissance. Ces der- dense d’étoiles d’âges variés. Certaines des « étoiles » les plus jeunes s’avè-
nières années, les chercheurs ont développé rent être des groupements serrés de protoétoiles, parfois jusqu’à une dizaine
deux théories concurrentes, qui ont pu être dans un rayon de 0,1 année-lumière, et donc assez proches pour interagir.
précisées grâce aux progrès considérables
réalisés en termes de puissance de calcul.
Les observations en infrarouge aident les
astronomes à trancher.
La première théorie, dite concurentielle,
NASA, JPL/Caltech et P. Teixeira, Harvard Smithsonian Center for Astrophysics

portée par Ian Bonnell, de l’Université de


St Andrews en Écosse, et d’autres, est la
plus étonnante. Les interactions entre cœurs
adjacents au sein du nuage sont impor-
tantes. Il se forme de nombreuses protoé-
toiles très petites, qui se déplacent ensuite
rapidement dans le nuage et entrent en com-
pétition pour accréter le gaz restant. Cer-
taines deviennent beaucoup plus grosses
que d’autres, et les perdantes sont pure-
ment et simplement éjectées de l’amas,
créant une classe « d’avortons stellaires »
qui errent dans la Galaxie.

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DÉPA SSER L A MA SSE LIMITE


Des simulations numériques récentes montrent qu’une étoile toétoile repousse le gaz, créant des vides géants au sein du
peut atteindre une masse élevée. Comment ? Grâce à une gaz. Toutefois, il ne tarit pas complètement le flux rentrant,
croissance non uniforme. Le rayonnement émis par la pro- qui se rassemble sous forme de filaments entre ces vides.
Densité (vue de côté)

Densité (vue de dessus)

M. Krumholtz et al., Science, vol. 323, 15 janvier 2009


3 000 unités astronomiques
17 500 ANS : 25 000 ANS : Quand 34 000 ANS : au-delà 41 700 ANS : Une petite 55 900 ANS : À la fin
Une protoétoile la protoétoile a atteint de 17 masses solaires, protoétoile croît plus vite de la simulation, l’étoile
s’est formée, et du gaz environ 11 masses le rayonnement que la protoétoile centrale centrale atteint 42 masses
tombe dessus de façon solaires, le disque de la protoétoile chasse et rivalise bientôt de taille solaires et son compa-
quasi uniforme. L’énergie qui l’entoure devient le gaz, créant une bulle. avec elle. L’accrétion est gnon, 29. Il reste quelque
potentielle gravitationnelle gravitationnellement Du gaz continue à tomber inégale dans l’espace, mais 28 masses solaires de gaz,
libérée fait briller instable et forme par les côtés. D’autres aussi irrégulière dans le qui finiront sans doute
faiblement la protoétoile. une spirale. protoétoiles se forment. temps. par être absorbées.

un groupe serré. Paula Texeira, de l’Obser- galaxies. Elles injectent de l’énergie dans
À quelle vitesse se vatoire européen austral, et ses collègues le milieu interstellaire à la fois par leur
forment les étoiles ? ont montré qu’elles sont espacées d’envi- rayonnement et par le flot de matière
ron 0,3 année-lumière. Ce motif régulier qu’elles éjectent, et, à la fin de leur vie, elles
C’est une question qui donne est ce que l’on attendrait si les cœurs explosent en supernovae, restituant de la
du fil à retordre aux astronomes. denses s’effondrent sur place, à partir des matière enrichie en éléments lourds. La
Le point crucial est l’étape finale conditions initiales dans le nuage molé- Voie lactée est criblée de bulles et de ves-
de l’effondrement, après la formation culaire global, comme ce que décrit le tiges de supernovae créés par ces étoiles.
du noyau de la protoétoile, mais avant modèle turbulent. Dans le modèle concur-
qu’elle ait grossi en accrétant
de la masse. L’équipe de Neal Evans,
rentiel, a contrario, la répartition des étoiles
devrait être aléatoire. Pourtant, les images
Prendre du poids :
de l’Université du Texas à Austin, plus détaillées montrent que certaines pas si simple
a observé des complexes protoétoiles apparentes ne sont pas des Cependant, la théorie classique peine à
de formation stellaire proches objets uniques, mais des groupes com- expliquer leur formation. À partir du
avec le télescope spatial Spitzer pacts d’objets. L’un d’entre eux regroupe moment où une protoétoile atteint le
et trouvé que l’accrétion se fait dix sources dans un rayon de 0,1 année- seuil d’environ 20 masses solaires, la pres-
à un rythme très irrégulier. L’étoile lumière. C’est une densité telle que l’accré- sion exercée par son rayonnement devrait
grossit très rapidement jusqu’à tion concurrentielle doit entrer en jeu, l’emporter sur la gravité et l’empêcher de
la moitié de sa masse finale, au moins à petite échelle. poursuivre sa croissance. En plus de la
mais sa croissance ralentit Par conséquent, comme pour l’effon- pression du rayonnement, le vent stellaire
ensuite ; il lui faut dix fois plus drement, l’effet de l’environnement sur la d’une étoile massive disperse son nuage
de temps pour accumuler le reste taille des étoiles n’est pas exclusif. La natal, limitant davantage sa croissance,
de sa masse. L’ensemble du processus turbulence et l’accrétion concurrentielle tout en interférant avec la formation
est donc plus long que ce que peuvent toutes deux opérer. d’étoiles dans les environs.
l’on estimait auparavant : Les étoiles massives sont rares et ne Des travaux théoriques récents de Mark
deux millions d’années en moyenne vivent pas longtemps, mais elles jouent un Krumholz et ses collègues offrent une piste
pour une étoile de type solaire. rôle très important dans l’évolution des pour sortir de cette impasse. Leurs simu-

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lations en trois dimensions montrent la tographier la répartition des vitesses dans  BIBLIOGRAPHIE
croissance stellaire dans toute sa complexité. les nuages interstellaires. Aux plus gran-
L’afflux de matériau n’y est pas uniforme ; des longueurs d’onde, l’interféromètre M. Krumholz et al., The formation
of massive star systems by
les régions denses alternent avec des bulles ALMA, en construction dans les Andes chi- accretion, Science, vol. 323,
où la lumière stellaire peut s’échapper. Ainsi, liennes, permettra de cartographier les pp. 754-757, 2009.
la pression radiative pourrait finalement protoétoiles avec un luxe de détails. arxiv.org/abs/0901.3157
ne pas faire obstacle à la croissance. Des Avec ces nouvelles observations, les
S. P. Zwart,Les frères perdus
étoiles compagnons se forment aussi faci- astronomes espèrent déterminer le cycle du Soleil, Pour la Science n° 387,
lement à partir du matériau dense en accré- de vie complet du milieu interstellaire, des janvier 2009.
tion, expliquant pourquoi les étoiles nuages atomiques aux nuages molécu- http://bit.ly/pls387-soleil
massives sont rarement solitaires. Les astro- laires, jusqu’aux cœurs préstellaires et aux M. Heydari-Malayeri,
nomes cherchent maintenant la confirma- étoiles, et enfin le retour au gaz diffus. Ils L'énigmatique formation des étoiles
tion de ces simulations en observant avec espèrent également observer les disques massives, Pour la Science
le télescope Spitzer des régions de forma- protostellaires avec une résolution angu- n° 359, septembre 2007.
http://bit.ly/pls359-etoiles-
tion d’étoiles massives. La vérification sera laire suffisante pour suivre la chute de massives
cependant délicate: la rareté et la brièveté matériau issu du nuage, ainsi que com-
de ces étoiles rendent leur formation diffi- parer les effets de différents environne- S. Mohanty et R. Jayawardhana,
La naissance tragique des naines
cile à observer. ments sur la naissance des étoiles. brunes, Pour la Science n° 340,
Heureusement, de nouveaux équi- Les réponses auront des répercussions février 2006. http://bit.ly/pls340-
pements vont permettre de progresser sur dans d’autres domaines de l’astrophy- naines-brunes
les questions liées à la formation des sique. La théorie actuelle de la forma- E. Young et al., Spitzer and Magellan
étoiles. Herschel et SOFIA observent depuis tion stellaire n’est pas mauvaise, mais ses observations of NGC 2264 : a
peu les longueurs d’onde submillimé- lacunes nous empêchent d’expliquer cer- remarkable star-forming core
triques et de l’infrarouge lointain, tains des aspects les plus importants de near IRS-2, Astrophysical Journal,
vol. 642, n° 2, pp. 972-978, 2006.
domaines où la formation stellaire est la l’Univers. La formation stellaire est un Arxiv.org/abs/astro-ph/0601300
plus facile à voir. Ils ont la résolution processus plus riche que ce que nous
spatiale et spectrale nécessaire pour car- avions anticipé. 

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Électronique, circuit intégré, puce électronique, attaque matérielle, cheval de Troie matériel, hacker, pirate, bloc, processeur,

Électronique

John Villasenor

Des microcomposants peuvent être introduits du silicium. Le produit final est si com-
plexe que les tests fonctionnels qu’il subit
à des fins malveillantes dans les circuits intégrés ne peuvent tout vérifier. Aussi, une pièce
avant leur sortie d’usine. Tout dispositif électronique qui serait insérée dans la puce avec une
intention malveillante restera indétectée…
est une cible potentielle. jusqu’au moment où elle sera activée par
un événement déclencheur. Tel un cheval
de Troie, elle ne passera à l’attaque qu’après

V otre téléphone portable ne répond


plus ; le clavier est inactif et vous
n’arrivez plus à envoyer ni à rece-
voir d’appels ou de messages textuels.
Après avoir sans succès tenté d’éteindre L’ E S S E N T I E L
avoir pénétré dans sa cible.
La nature des attaques matérielles les
rend potentiellement bien plus perni-
cieuses que les vers, virus et autres logi-
ciels malveillants. Même si un virus
l’appareil, vous retirez la batterie, la réin-  De plus en plus informatique peut se déplacer de machine
en machine, il est en principe possible, à
sérez, mais le téléphone demeure inerte. complexes et puissants,
Manifestement, la panne est inhabituelle. les circuits intégrés, l’aide d’un antivirus, de l’éradiquer du sys-
Quelques heures plus tard, vous apprenez ou puces électroniques, tème qu’il a infecté. En revanche, le seul
que votre cas est loin d’être isolé: le mobile sont aussi plus vulnérables moyen de remédier à une attaque maté-
de millions de personnes s’est figé de façon aux attaques dites rielle consiste à changer les circuits infec-
aussi soudaine qu’inexplicable. matérielles. tés. Du moins pour l’instant.
Voilà comment pourrait se manifes- La question tracasse tous les experts
ter une attaque matérielle à grande échelle.  Un « cheval de Troie » de la cybersécurité. En effet, tout ce qui
Cette menace augmente à mesure que les matériel peut bloquer contient un microprocesseur – c’est-à-
circuits intégrés qui contrôlent de nom- le fonctionnement dire tout ce qui est électronique – est vul-
breux équipements de la vie courante se d’une puce des années nérable. Les circuits intégrés sont au cœur
perfectionnent. Chaque circuit, ou puce après sa fabrication. de nos systèmes de communication et de
électronique, est devenu si complexe qu’au- distribution d’électricité. Ils positionnent
cune équipe d’ingénieurs ne connaît tous  Toutefois, la protection les volets des ailes des avions de ligne et
ses composants; au contraire, ses différen- des équipements contre modulent la puissance du système anti-
tes parties sont conçues un peu partout ces attaques matérielles blocage des freins des voitures. Ils contrô-
dans le monde, puis réunies pour la pre- ne relève pas de l’utopie. lent l’accès aux coffres des banques, aux
mière fois lorsque la puce est gravée dans distributeurs de billets, le fonctionne-

56] Électronique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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ment des marchés financiers, et presque


tous les systèmes sensibles utilisés par les
forces armées. Ainsi, une attaque maté-
rielle bien conçue pourrait interrompre les
transactions commerciales ou immobiliser
divers secteurs stratégiques.
Les chevaux de Troie matériels peu-
vent rester indécelables pendant des
années. Ils ne s’activent que lorsqu’ils
sont déclenchés par un événement, telles
une date et une heure particulières. À
cause de cette faille, il est possible que de
tels composants aient déjà été dissimu-
lés dans des équipements électroniques.
Aucune attaque matérielle de grande
ampleur n’a été confirmée officielle-
ment jusqu’à présent, mais la lutte contre
les virus logiciels nous l’a appris : il suf-
fit d’un petit nombre de gens mal inten-
tionnés dotés de connaissances techniques
pour faire des dégâts.
Dès maintenant, il faut se poser les
questions suivantes : quelles formes ces
attaques pourront-elles prendre ? Qu’en
résulterait-il ? Et, plus important encore :
que peut-on faire pour les détecter et les
arrêter, ou du moins minimiser leurs
conséquences ?

Des blocs intrusifs


Un circuit intégré, ou puce électronique,
est un ensemble d’éléments électroniques
miniaturisés et interconnectés (transistors,
diodes, etc.), gravé sur un socle de maté-
riau semi-conducteur, le plus souvent du
silicium. Les circuits intégrés modernes
sont assez petits – quelques centimètres
carrés –, mais peuvent contenir plusieurs
milliards de transistors. C’est la taille et la
complexité des puces modernes qui ren-
dent possibles ces attaques.
Les puces sont divisées en sous-unités,
les blocs, qui effectuent des tâches diffé-
rentes. Par exemple, dans un téléphone
portable, un premier bloc sert à stocker
les images d’une vidéo; un deuxième com-
presse cette vidéo en un fichier MPEG, et
un troisième convertit le fichier dans un
format qui peut être transmis par une
antenne. Les données se déplacent de bloc
en bloc à travers le bus système, qui agit
comme une autoroute connectant les dif-
Kenn Brown Mondolithic Studios

férentes parties de la puce.


Quand une entreprise se lance dans
la conception d’un nouveau circuit inté-
gré, elle détermine d’abord les blocs fonc-
tionnels dont elle va avoir besoin. Elle
conçoit certains de ces blocs sur place,

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soit de novo, soit en modifiant un modèle LE PROBLÈME GLOBAL DE SÉCURITÉ


de bloc utilisé pour une de ses précéden-
tes puces. D’autres blocs sont achetés Une puce comporte des circuits conçus sur plusieurs continents,
auprès d’entreprises tierces spécialisées par des centaines de personnes travaillant pour diverses entreprises.
dans les circuits accomplissant tel ou tel Grâce à cette globalisation, il est plus rapide et moins cher de développer
type de fonctionnalités – recevoir des don-
de nouveaux produits. Mais cela multiplie également les risques, parce qu’il
est presque impossible de détecter un intrus matériel caché parmi
nées à partir d’une antenne, par exemple. les centaines de millions de transistors de la puce durant sa fabrication.
Ces blocs provenant de tiers ne sont
pas fournis sous la forme d’un circuit sur À l’intérieur d’un circuit intégré
silicium, car la conception des puces Une puce moderne contient un ensemble de blocs fonctionnels, dédiés chacun
demande de graver tous les blocs fonc- à une tâche (ou un ensemble de tâches) particulière. Les données se déplacent
tionnels sur la même surface. Au lieu de de bloc en bloc en passant par le bus système, et la circulation dans le bus est
cela, ils arrivent sous forme d’un fichier contrôlée par un autre bloc, l’arbitre de bus. Dans une puce de téléphone mobile,
de données qui décrit complètement com- par exemple, les données passent d’un bloc mémoire (1) à un bloc qui effectue
des calculs (2), puis à un autre qui code et décode de l’information (3) et à des
ment le bloc devra être gravé dans le sili-
blocs (4 et 5) qui échangent des données avec des sites extérieurs.
cium. Ce fichier peut faire des milliers de
lignes, ce qui rend sa lecture et la com- Donnée cheminant
d’un bloc à l’autre
préhension de toutes les parties de son CIRCUIT INTÉGRÉ
fonctionnement quasi impossibles pour
un être humain. Le concepteur du bloc Blocs
fournit généralement aussi un logiciel per- 4
mettant à l’acheteur de modéliser son com-
portement dans différentes situations. 5
Avant que les circuits soient imprimés, 3
1
l’entreprise simule comment les modè-
les des différents blocs de la puce fonc-
tionnent ensemble pour s’assurer que cette 2
dernière jouera le rôle espéré. Après une Chemin
batterie de tests, l’entreprise commencera de données
alors la fabrication physique, longue et
coûteuse, du circuit intégré. Bus système

Un problème
de confiance concepteurs ont pu établir des protoco-
C’est ici que se trouve le talon d’Achille : les « ouverts », c’est-à-dire accessibles et
puisqu’un éventuel intrus s’active sous modifiables par d’autres concepteurs
l’effet d’un événement déclencheur, les autorisés. Cette histoire est à rappro-
fabricants de puces devraient en théorie cher des choix faits aux débuts du réseau
tester leurs modèles de blocs contre tou- Internet, quand une petite communauté
tes les activations imaginables. C’est d’universitaires décida de construire une
mission impossible, tant le nombre de plateforme ouverte qui supposait que tout
déclencheurs potentiels est grand. Outre le monde se comporterait honnêtement.
son activation interne par une date et Cette hypothèse n’a pas résisté à la crois-
une heure, un matériel dissimulé peut être sance d’Internet.
déclenché par exemple par la réception Aujourd’hui, la conception d’un seul
d’un message ou d’un courriel contenant circuit intégré peut mettre à contribution
une séquence spécifique de caractères. Les des milliers de personnes travaillant sur
entreprises auront beau tester leurs puces, des sites répartis sur plusieurs continents.
cela n’éliminera qu’une petite fraction des Un fabricant des États-Unis peut combi-
déclencheurs possibles. ner des blocs issus de plusieurs de ses filia-
À l’époque des débuts des circuits les avec d’autres provenant de fournisseurs
intégrés, personne ne se souciait des pira- américains, européens ou indiens, puis
AMD

tes. Les premières puces étaient entière- faire fabriquer la puce dans une usine chi-
ment conçues sur le même site par de LE PROCESSEUR OPTERON 6100 D’AMD, noise. Ces réseaux mondiaux se sont impo-
ici sur une vue légèrement agrandie, réunit
petites équipes travaillant ensemble. Cette sés ces dernières années et ont permis de
deux circuits intégrés qui contiennent
organisation garantissant la sécurité, on au total plus de 1,8 milliard de transistors. réduire les coûts et d’améliorer la produc-
savait que chaque composant de la puce Les couleurs correspondent aux différents tivité. En revanche, assurer la sécurité dans
ferait ce que l’on en attendait, et les blocs fonctionnels. ces conditions est bien plus compliqué qu’à

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Quand les choses se passent mal


Une puce contenant un intrus matériel fonctionne normalement
jusqu’à ce que ce dernier soit activé par un événement déclencheur,
qui constitue l’ordre d’attaquer.
Ces activateurs peuvent être une heure d’une date donnée,
ou un message extérieur constitué par un paquet
de données codées. Le matériel malveillant peut
ensuite attaquer à découvert, ou caché. Dans la réalité,
les mesures prises pour
Bloc
corrompu
sécuriser la conception
et la fabrication
des circuits intégrés
ne sont jamais parfaites.

Fuite
de données

Dans une attaque Dans une attaque cachée (ci-dessus), l’intrus


à découvert (ci-contre), ne signale pas sa présence. Les attaques
le matériel malveillant cachées sont particulièrement problématiques,
empêche la puce de fonctionner car il n’y a pas de signe évident de
correctement. Dans cet exemple, un bloc dysfonctionnement. Cependant, en sous-main,
corrompu refuse de rendre aux autres blocs le circuit malveillant peut transmettre L’ A U T E U R
l’accès au bus, ce qui empêche les blocs des données confidentielles à un site externe,
de communiquer entre eux. Dans ce cas, ou travailler avec d’autres systèmes corrompus
Quickhoney

toute la puce cesse de fonctionner. pour lancer d’autres attaques.

l’époque où tout était fait sur un seul jets Agency), a mise en avant avec son
site. Il n’est pas improbable qu’un tiers programme Trust in Integrated Circuits
non autorisé accède à la conception en (Confiance dans les circuits intégrés).
cours et la corrompe sans que cela soit Cependant, dans la réalité, les mesures John VILLASENOR est chercheur
détecté. Il y a aussi un risque faible, mais prises pour sécuriser la conception des cir- au Département de génie
électrique de l’Université
non négligeable, que l’élaboration de la cuits ne sont jamais parfaites. de Californie à Los Angeles.
puce soit dénaturée par une personne légi- En plus des mesures de protection
timement inscrite dans le processus. en amont, les concepteurs de matériel doi-
vent construire des circuits qui identifient
les attaques et y répondent au moment où
Sécuriser les circuits elles ont lieu. On peut voir cela comme
Idéalement, les pirates ne devraient jamais une sorte de force de police urbaine : si
avoir l’occasion d’accéder au circuit inté- une ville se doit de prendre toutes les
gré durant sa conception et sa fabrication. mesures raisonnables visant à prévenir
Si toutes les étapes de la chaîne étaient les délits, ces efforts ne seront jamais
effectuées par des entreprises et des per- efficaces à 100 pour cent ; elle doit aussi
sonnes dignes de confiance, dans un envi- disposer d’une police capable de réagir
ronnement sécurisé, et si les puces étaient vite et de façon pertinente quand des délits
testées de façon exhaustive, alors – du sont effectivement commis.
moins en théorie – le risque qu’un agent Une puce capable de détecter des atta-
malveillant s’en prenne à un élément du ques et d’y répondre est nommée cir-
circuit serait quasi nul. C’est cette straté- cuit sécurisé. Elle peut intégrer une
gie que l’Agence du Pentagone pour les circuiterie supplémentaire conçue spé-
projets de recherche avancée de défense, cialement pour surveiller son fonction-
la DARPA (Defense Advanced Research Pro- nement et rechercher des comportements

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COM M E N T CON TR E R LE S AT TAQU E S M AT É RIE LLE S qui pourraient révéler une attaque maté-
rielle. Si une attaque est soupçonnée, le
Un circuit intégré sécurisé contient quelques éléments de circuit supplémen- circuit sécurisé identifiera le type d’atta-
taires qui maintiennent l’ordre à l’intérieur de la puce. Quand un comportement que et prendra les mesures nécessaires
hostile est détecté, un ensemble de mesures de sécurité peut être appliqué en
quelques microsecondes pour identifier la source de l’attaque et la surmonter. pour minimiser les dommages qui en
Voici quelques stratégies en cours de développement. résulteraient.
Dans le cas d’un téléphone mobile para-
lysé, la panne peut être liée au dysfonc-
tionnement d’un seul bloc d’un circuit
intégré. Ce bloc interagit avec tous les autres
blocs via le bus système. Lequel est lui-
même contrôlé par un arbitre de bus, un
« agent de la circulation » qui détermine
quelles informations peuvent y transiter
et à quel moment. Cependant, cette ana-
logie n’est pas parfaite. Alors qu’un agent
de la circulation peut ordonner au trafic de
démarrer et de s’arrêter, un arbitre de bus
n’a pas cette autorité. Il peut donner la per-
mission à un bloc de démarrer, mais le bloc
garde ce droit aussi longtemps qu’il veut
Mesure de sécurité Ce qu’elle empêche Comment elle marche – héritage de la vieille idée qu’un bloc se
comporte toujours correctement. C’est là
Portier de la mémoire Toute tentative de la part Un portier assure qu’un bloc que réside le problème.
d’un bloc malveillant n’accède qu’aux parties Dans un système habituel, un bloc
de dépasser les limites autorisées de la mémoire,
de sa mémoire propre, et signale toute tentative garde l’accès au bus aussi longtemps qu’il
ce qui entrave l’espionnage d’accès non autorisé. en a besoin, avant de rendre ce droit pour
ou la corruption de données. que les autres blocs en profitent. L’arbi-
tre de bus « voit » que le bus système est
Bus système sécurisé Une prise de contrôle Le bus analyse des motifs disponible, et l’assigne à un autre bloc.
malveillante du bus statistiques d’accès au bus Mais si un bloc garde le contrôle du bus
système qui pourrait par les différents blocs indéfiniment, de nouvelles données ne
avoir pour conséquence fonctionnels et signale
un arrêt total du circuit les comportements étranges. pourront plus se déplacer dans le circuit
ou un ralentissement majeur intégré, lequel se bloquera.
du fonctionnement.

Dispositif L’espionnage à couvert Le circuit analyse


Mise en quarantaine
de surveillance – lorsque la puce essaye les mouvements de données Au contraire, un circuit intégré sécurisé
d’entrée/sortie de copier des données sur la puce et vers l’extérieur, effectue en permanence des vérifications
vers un site hors de la puce. et compare ce flux avec
pour s’assurer que les communications
le motif attendu, signalant
toute aberration. entre les différents blocs ne sont pas
perturbées. Quand il détecte qu’un bloc
Test de bloc sur place Une attaque de cheval Un vérificateur d’intégrité monopolise l’accès au bus, il réagit en
de Troie matériel qui tente de puces teste de temps mettant en quarantaine le bloc menaçant.
d’endommager un bloc à autre les blocs pour Il peut ensuite utiliser sa réserve de cir-
initialement « sain ». s’assurer qu’ils continuent cuits programmables pour remplacer la
de fonctionner comme prévu. fonctionnalité perdue. Ce mécanisme a
de fortes chances de ralentir l’équipe-
Circuits logiques Permet au circuit de mettre Les circuits additionnels sont
programmables en quarantaine un bloc configurés pour remplacer ment, mais il lui permet au moins de conti-
additionnels contaminé et d’assumer le bloc fonctionnel mis nuer à fonctionner.
sa fonction. en quarantaine – bien Cependant, la menace la plus perni-
que vraisemblablement cieuse n’est vraisemblablement pas le cas
à une vitesse plus faible. simple où une attaque matérielle met le
système hors d’usage. Il peut arriver
Système d’alerte Permet aux autres circuits Un circuit attaqué met en place que l’équipement donne l’impression
d’attaque de se protéger de façon des contre-mesures et envoie de fonctionner normalement, alors qu’il
préventive contre un avertissement aux autres
des attaques imminentes. dispositifs contenant agit en réalité à des fins malveillantes.
Quickhoney

le même circuit. Dans le cas des mobiles, par exemple, le


téléphone peut commencer à secrètement

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transmettre une copie de tous les mes- actions à plusieurs niveaux. Les straté- Les puces en chiffres
sages entrants et sortants à une tierce par- gies qui visent à ce qu’aucun matériel
tie. Un observateur sans méfiance ne compromis ne voie jamais le jour, comme  1 550
remarquerait rien, et l’attaque pourrait l’initiative de la DARPA, représentent un Le nombre estimé d’entreprises
continuer indéfiniment. bon début. Cependant, il est plus impor- dans le monde impliquées
Dans ce cas particulier, une puce sécu- tant encore de commencer à mettre en dans la conception de circuits
risée surveillerait en permanence la quan- œuvre des mesures de conception sécu- intégrés : 700 en Amérique du Nord,
tité et le type de données entrant et quittant risée, seules à même d’assurer une défense 600 en Asie et 250 en Europe,
le circuit intégré et comparerait statisti- contre des attaques en cours. Ces mesu- au Moyen-Orient et en Afrique.
quement le flux d’informations avec celui res demanderont du temps, de l’argent
attendu. Toute anomalie serait signalée et des efforts. Différents compromis  2 500
comme une fuite potentielle de données, possibles entre efficacité, sécurité et Le nombre approximatif
et la puce pourrait alerter l’utilisateur ou coût permettront d’obtenir un bon niveau de nouvelles puces conçues
commencer à la juguler. de protection pour des coûts acceptables. chaque année.
Outre qu’il peut lutter contre les effets
des intrus sur son propre fonctionnement,
Mon équipe, à l’Université de Califor-
nie à Los Angeles, a montré qu’il suffit d’aug-
 180
La recette globale des ventes
un circuit intégré sécurisé peut signaler menter la taille de la puce de quelques
de semi-conducteurs en 2009,
aux équipements voisins le type d’attaque centièmes pour y ajouter une circuiterie
en milliards d’euros.
et leur permettre ainsi de prendre des de défense. La vitesse de fonctionnement
mesures préventives pour l’éviter (ou du baisse un peu, étant donné que les mesu-
moins minimiser ses effets). Un tel sys- res prises pour vérifier le comportement des
tème de notification n’est pas aussi irréa- blocs fonctionnels consomment des ressour-
liste qu’on pourrait le croire, presque tous ces du système qui seraient normalement
les systèmes étant plus ou moins connec- utilisées pour effectuer la tâche en cours.
tés. Par exemple, si un circuit sous attaque
est en mesure d’identifier le message
activateur responsable de la défaillance, LA SÉCURISATION DES CIRCUITS INTÉGRÉS
il peut alerter les autres circuits pour qu’ils devra sans cesse innover pour garder
filtrent ce déclencheur. une longueur d’avance sur les dernières
Les mesures décrites ici ne seront effec-
tives que si les parties du circuit respon- attaques matérielles.
sables de la gestion de la sécurité sont
elles-mêmes sécurisées et dignes de Toutefois, les ralentissements sont relati-
confiance. C’est comme si, pour sécuri- vement faibles, voire inexistants, si les mesu-
ser un circuit, il fallait sécuriser sa sécu- res de sécurité sont effectuées en utilisant
rité. Mais les éléments d’un circuit dédiés une part des circuits et des unités fonc-
à la sécurité ne représentent qu’une petite tionnelles inactives.
fraction de la conception globale. Ces Inévitablement, la lutte contre les atta-
éléments peuvent être conçus sur place ques matérielles va devenir une course aux  BIBLIOGRAPHIE
pour que seuls des intervenants vrai- armements comparable à celle que l’on a
L. Kim, J. Villasenor et C. Koc,
ment dignes de confiance y aient accès. connue dans l’univers du logiciel. La sécu- A trojan-resistant system-on-chip
risation des circuits devra innover conti- bus architecture, Proceedings
of the 2009 IEEE Military
Un compromis entre nuellement pour garder une longueur
d’avance sur les dernières attaques. Pour Communications Conference,
efficacité et sécurité contrer les failles de sécurité détectées dans
Boston, octobre 2009.

Grâce aux efforts des gouvernements, des les logiciels, il suffit d’aller chercher le W. K. Clark et P. L. Levin,
chercheurs et des entreprises, d’impor- remède sur Internet. Il est impossible de Securing the information
highway, Foreign Affairs,
tants progrès ont été réalisés dans la télécharger de la même manière du maté- novembre-décembre 2009.
sécurité d’Internet. On ne peut pas en dire riel de dépannage. Toutefois, les circuits
autant de l’infaillibilité des circuits inté- intégrés modernes peuvent être reconfi- D. Agrawal et al., Trojan detection
using IC fingerprinting,
grés, qui en est à peu près au même stade gurés en partie. Si l’on ajoute des mesu- Proceedings of the 2007
que la sécurité d’Internet il y a 15 ans : la res judicieuses au processus de conception, IEEE Symposium on Security
prise de conscience du problème va crois- il est envisageable de remplacer automa- and Privacy, Berkeley, mai 2007.
sant, mais les stratégies défensives n’ont tiquement des parties d’un circuit qui
pas encore été complètement élaborées, et auraient été mises hors d’usage. La flexi-
encore moins mises en pratique. bilité de la conception est notre meilleure
Une approche de lutte complète défense. Même si les attaques matérielles
contre les attaques matérielles par les che- sont inévitables, nous ne sommes pas
vaux de Troie matériels nécessite des condamnés à les voir réussir. 

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hominidés, homme, peau, peau nue, fourrure, évolution, transpiration, glandes sudoripares, changement climatique,

Évolution

f
L’ E S S E N T I E L
 La fourrure réchauffe
le corps et protège
de l’humidité, des rayons
ourrure
Pourquoi l’homme
n’a plus de

Nina Jablonski
De récentes découvertes dévoilent pourquoi et quand
les hominidés, contrairement aux autres primates, ont perdu
leur fourrure. Et l’apparition d’une peau quasi nue aurait
favorisé l’émergence d’autres caractéristiques humaines.
du soleil et des microbes.

Dorit thies
 Pourtant, l’homme
en est dépourvu, mais il
est équipé d’un dispositif
maintenant sa température
corporelle constante,
même quand son organisme
s’échauffe longtemps.
L ’homme est un primate, mais il est
le seul à avoir une peau presque
glabre. Tous les autres primates pré-
sentent une fourrure dense, par exemple
le pelage noir du singe hurleur ou le man-
Toutefois, depuis quelques années,
des chercheurs ont remarqué que les fos-
siles contiennent des preuves indirectes
de la transformation de la peau humaine.
Grâce à ces indices et aux éléments obte-
 En effet, teau couleur cuivrée de l’orang-outan. nus depuis dix ans en génétique et en
sa transpiration est unique C’est aussi le cas de la plupart des autres physiologie, nous sommes parvenus à
et efficace ; elle évacue mammifères. L’homme a des poils sur la expliquer pourquoi les êtres humains ont
bien l’excès de chaleur, tête et en quelques autres endroits, mais, perdu leur fourrure, et quand cela s’est
notamment parce que comparé à ses proches parents, même le produit. En outre, notre scénario suggère
sa peau est quasi nue. plus poilu des hommes ne l’est guère. que l’apparition d’une peau quasi glabre
Pourquoi l’homme n’a-t-il pas de four- a participé à l’évolution d’autres traits
 Les scientifiques rure? Cela fait des siècles que les scienti- caractéristiques de l’homme, notamment
en ont déduit que les longs fiques réfléchissent à cette question, en vain. son cerveau très développé.
trajets entrepris par les Dans l’évolution humaine, la plupart des Pour comprendre pourquoi les ancêtres
premiers hommes auraient transitions importantes, telle l’émergence de l’homme ont perdu leur fourrure,
favorisé la sélection de la bipédie, sont inscrites dans les fossiles voyons d’abord pourquoi d’autres espèces
d’une peau sans fourrure. des ancêtres. Mais aucun des restes connus en ont une. Les poils sont un revêtement
n’a conservé de traces de peau humaine. corporel spécifique des mammifères. En

62] Évolution © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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frottement de l’eau sur la peau. Pour com-


penser l’absence d’isolation thermique
externe, ces animaux ont une couche de
graisse sous la peau. En revanche, les ani-
maux semi-aquatiques, par exemple les
loutres, ont une fourrure dense étanche,
qui emprisonne l’air pour permettre à
l’animal de flotter plus facilement. Cette
fourrure protège aussi la peau sur le sol.
Les plus grands mammifères terrestres,
à savoir les éléphants, les rhinocéros et
les hippopotames, ont également une peau
nue, si bien qu’ils n’ont pas trop chaud.
En effet, plus un animal est grand, plus
sa surface corporelle est petite relative-
ment à sa masse, et plus il a des difficul-
tés à évacuer l’excès de chaleur interne.
Au Pléistocène – il y a entre deux mil-
lions et 10 000 ans –, les mammouths et
autres parents des éléphants et des rhi-
nocéros avaient de la fourrure, ce qui
leur permettait de vivre dans des environ-
nements froids. Leur isolation externe
les aidait à conserver la chaleur du corps
et à réduire leurs besoins alimentaires.

Évacuer la chaleur
grâce à une
transpiration efficace
La peau quasi nue de l’homme n’est
pas une adaptation à la vie souterraine
ou aquatique, bien que certains pensent
à tort que les ancêtres de l’homme soient
passés par une phase aquatique au cours
de leur évolution (voir l’encadré page 65).
Dorit thies

Elle n’est pas non plus le résultat d’une


grande taille. La peau est devenue
presque glabre parce que l’homme a
fait, ils en définissent la classe : tous les chien hérisse ses poils, il indique à ceux acquis un système de régulation efficace
mammifères présentent au moins quelques qui le défient de ne pas s’approcher. de sa température corporelle. C’est en
poils et la plupart en sont abondamment Cependant, même si la fourrure a plu- tout cas ce que suggère l’efficacité de la
pourvus. Les poils sont de bons isolants sieurs fonctions, quelques lignées de mam- transpiration humaine.
thermiques et protègent le corps contre mifères ont acquis au fil du temps une Garder une température corporelle
l’abrasion, l’humidité, les rayons du soleil, fourrure si clairsemée et aux poils si fins basse est difficile pour de nombreux mam-
les parasites et les microbes pathogènes. qu’elle n’a plus aucun rôle. La plupart mifères, et pas seulement pour les plus
Ils servent aussi de camouflage pour trom- de ces animaux vivent sous terre ou dans grands d’entre eux, en particulier lors-
per les prédateurs, et les motifs de la l’eau. Chez les mammifères souterrains, qu’ils vivent dans des régions chaudes et
fourrure permettent aux individus d’une tel le rat-taupe, l’apilosité – l’absence de produisent beaucoup de chaleur en mar-
même espèce de se reconnaître. poils – a évolué en réponse à la vie sou- chant et en courant longtemps. Ces ani-
terraine. Dans ce cas, les poils sont super- maux doivent réguler leur température
flus, car les animaux ne se voient pas dans interne, leurs tissus et organes, notam-
Les rôles de la fourrure le noir, mais ils se blottissent les uns contre ment le cerveau, pouvant être endomma-
Qui plus est, les mammifères peuvent uti- les autres pour se réchauffer. gés par un excès de chaleur.
liser leur fourrure comme un signal social Chez les mammifères marins qui ne Les mammifères utilisent différentes
– un mode de communication non ver- s’aventurent jamais sur terre, telles les tactiques pour diminuer leur température
bale – pour indiquer par exemple de baleines, la peau lisse facilite la nage et interne : les chiens halètent, plusieurs
l’agressivité ou de l’agitation. Quand un la plongée, en diminuant les forces de espèces de félins sont plus actives la nuit

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quand il fait plus frais, et beaucoup d’an- Mais la sueur diffère selon les espèces. Il y a près de 20 ans, Edgar Folk, de
tilopes peuvent transférer la chaleur du La peau des mammifères contient trois l’Université de l’Iowa aux États-Unis, et
sang artériel vers le sang veineux, rafraî- types de glandes sudoripares (qui pro- ses collègues ont montré que l’efficacité
chi lors de son passage dans les naseaux. duisent la sueur) : les glandes sébacées, du rafraîchissement diminue à mesure
Mais chez les primates, y compris apocrines et eccrines. Les glandes séba- que la fourrure de l’animal se mouille et
l’homme, la principale stratégie est la trans- cées et apocrines dominent chez la plu- s’emmêle sous l’effet de cette sueur épaisse
piration. Elle rafraîchit l’organisme en pro- part des espèces. Situées près des et huileuse. En effet, dans ce cas, l’éva-
duisant à la surface de la peau un liquide, follicules pileux – là où naît le poil –, elles poration a lieu à la surface de la fourrure
la sueur, qui s’évapore et, ce faisant, éva- produisent un mélange huileux qui et non à la surface de la peau, ce qui réduit
cue de l’énergie thermique. Ce mécanisme enrobe le poil. Cette sueur rafraîchit un le transfert de chaleur. Pour compenser
de rafraîchissement est très efficace et évite peu l’animal à fourrure, mais sa capa- cette perte d’efficacité thermique et se
une surchauffe des organes et des tissus. cité à dissiper la chaleur est faible. rafraîchir, l’animal doit boire beaucoup
d’eau et réduire ses déplacements.
TRANSPIRER SANS FOURRURE Outre l’absence de fourrure, l’homme
possède de nombreuses glandes eccrines,
a peau humaine, dépourvue de fourrure, évacue mieux l’excès de chaleur de l’organisme
L qu’une peau couverte de fourrure. Les mammifères possèdent trois types de glandes sudo-
ripares : les glandes apocrines, sébacées et eccrines. Chez la plupart des mammifères, la couche
entre deux et cinq millions. Ces glandes
peuvent produire jusqu’à 12 litres de
la plus externe de la peau, nommée épiderme, contient un grand nombre de glandes apocrines, sueur aqueuse par jour. Elles ne se trou-
regroupées autour des follicules pileux. Ces glandes, avec les glandes sébacées, enrobent les vent pas près des follicules pileux, mais
poils de la fourrure d’une sueur huileuse. L’évaporation de cette sueur, qui rafraîchit l’animal en près de la surface de la peau où elles libè-
évacuant la chaleur de la peau, se produit à la surface de la fourrure. Cependant, plus l’animal rent la sueur à travers de minuscules pores
transpire, moins l’élimination de la chaleur est efficace, parce que la fourrure s’emmêle et gêne (voir l’encadré ci-contre). La combinaison
l’évaporation. En revanche, dans l’épiderme humain, ce sont les glandes eccrines qui prédomi- d’une peau presque nue et d’une sueur
nent. Ces glandes, situées près de la surface de la peau, libèrent une sueur fluide et aqueuse fluide qui se répand à sa surface, au lieu
par de minuscules pores. Outre son évaporation directe sur la peau, cette sueur s’évapore plus de s’accumuler dans une fourrure, per-
facilement que la sueur apocrine, améliorant ainsi le rafraîchissement. met à l’homme d’éliminer efficacement
la chaleur en excès.
Animal à fourrure En fait, en 2007, Daniel Lieberman, de
l’Université Harvard, et Dennis Bramble,
Sueur huileuse de l’Université de l’Utah, ont montré que
le système de refroidissement de l’homme
est si efficace que lors d’un marathon, un
Glande sébacée jour de forte chaleur, l’homme gagnerait
contre un cheval.

Une alimentation
et un climat différents
L’homme est le seul primate sans fourrure
doté de nombreuses glandes eccrines.
Glande eccrine Follicule pileux Qu’est-ce qui a favorisé l’émergence d’une
peau presque nue et transpirante au
Glande apocrine
moment où la lignée des ancêtres de
Homme l’homme moderne a divergé de celle qui
a conduit à son plus proche parent, le chim-
Sueur aqueuse panzé ? La transformation aurait com-
mencé lors d’un changement climatique.
Grâce à des fossiles d’animaux et de
plantes, les scientifiques ont reconstitué
les anciennes conditions écologiques. Il y
a environ trois millions d’années, la Terre
est entrée dans une phase de refroidisse-
ment, qui a asséché l’Afrique orientale et
centrale où vivaient les ancêtres de
Glande l’homme. Avec cette diminution des pré-
Glande eccrine cipitations, les environnements boisés des
sébacée
Jen Christiansen

premiers hominidés ont laissé place à


Tami Tolpa

Follicule pileux Glande apocrine des prairies de savane ouvertes, et les


aliments qui assuraient la subsistance des

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australopithèques, à savoir les fruits, les Toutefois, cette augmentation impor- d’années, un premier membre du genre
feuilles, les tubercules et les graines, sont tante de l’activité des hominidés avait humain, nommé Homo ergaster, avait
devenus rares et disponibles en certaines un prix : une élévation de la température acquis des proportions corporelles
saisons seulement, comme ce fut le cas corporelle et un risque de surchauffe. Au modernes favorisant des marches et des
pour les sources d’eau douce. En réac- début des années 1980, Peter Wheeler, courses prolongées (voir l’encadré page 66).
tion à cette diminution des ressources, de l’Université John Moore de Liverpool, En outre, des détails des surfaces
les ancêtres de l’homme ont dû aban- en Angleterre, a simulé la chaleur à articulaires de la cheville, du genou et de
donner leurs habitudes sédentaires pour laquelle les ancêtres de l’homme ont dû la hanche montrent que ces hominidés
un mode de vie plus actif. Ils ont recher- résister dans la savane. En 1994, en uti- pratiquaient effectivement de telles acti-
ché de la nourriture et de l’eau en par- lisant ses résultats, nous avons montré vités. En conséquence, selon les preuves
courant des trajets de plus en plus longs. que l’intensification de la marche et de fossiles, la transition vers la peau nue et
C’est aussi à ce moment-là que les la course, au cours desquelles l’activité un système de transpiration eccrine devait
hominidés ont commencé à introduire la musculaire produit beaucoup de chaleur, déjà être amorcée il y a 1,6 million d’an-
viande dans leur alimentation, comme nées pour compenser les excès de chaleur
en attestent des outils en pierre et en os corporelle qui accompagnaient le nouveau
d’animaux datant d’il y a environ 2,6 mil-
L’intensification mode de vie plus actif des hominidés.
lions d’années. Les aliments carnés sont de la marche et de la course Les recherches en génétique sur la cou-
plus riches en calories que les aliments leur de la peau fournissent un autre indice
d’origine végétale, mais ils sont plus
aurait nécessité pour dater l’émergence de la peau presque
rares. Les animaux carnivores doivent que les hominidés perdent glabre. En 2004, Alan Rogers, de l’Univer-
donc parcourir un plus vaste territoire sité de l’Utah aux États-Unis, et ses col-
que les herbivores pour se procurer assez leur fourrure. lègues ont examiné des séquences du gène
de nourriture. humain MC1R, qui participe à la pigmen-
aurait nécessité que les hominidés per- tation de la peau. L’équipe a montré qu’un
dent leur fourrure et améliorent leur variant particulier du gène, toujours pré-
Une activité intense capacité de transpiration eccrine pour sent chez les Africains à pigmentation fon-
En outre, les proies animales bougent, ce éviter la surchauffe. cée, est apparu il y a 1,2 million d’années.
qui signifie que les prédateurs doivent Quand cette métamorphose s’est- On pense que les premiers ancêtres
dépenser plus d’énergie pour obtenir elle produite ? Grâce aux fossiles, on a une humains avaient une peau rosée couverte
leur repas. Ainsi, le corps des hominidés idée approximative de l’époque à laquelle d’une fourrure noire, un peu comme les
chasseurs ou charognards, qui passaient les ancêtres de l’homme ont commencé à chimpanzés aujourd’hui ; après la perte
encore du temps dans les arbres, était adopter des modes de locomotion de la fourrure, l’acquisition d’une peau
proche de celui des grands singes, mais modernes. Des études indépendantes de foncée, faisant écran au soleil, aurait été
il a évolué en un corps muni de longues D. Lieberman et de Christopher Ruff, de une évolution indispensable.
jambes, adapté à la marche et à la course l’Université Johns Hopkins aux États-Unis, Mais comment les hominidés ont-ils
soutenues. ont montré qu’il y a environ 1,6 million évolué après avoir perdu leur fourrure ?

La th é o r i e d u p r i ma te a q ua ti q u e n’est p a s va la bl e
armi les différentes théories sept millions d’années, le boule- nue, un faible nombre de glandes aucune chance de survivre face à de
P qui tentent d’expliquer l’évo-
lution de la peau chez l’homme,
versement tectonique de la vallée
du rift, en Afrique de l’Est, a coupé
sudoripares apocrines et une couche
de graisse sous la peau.
telles créatures.Troisièmement, cette
théorie est trop complexe. Elle sou-
la théorie du primate aquatique a les premiers ancêtres de l’homme Mais la théorie du primate tient que les hommes sont passés
le plus attiré l’attention et a reçu de leurs environnements favoris, les aquatique est indéfendable pour d’un mode de vie terrestre à un mode
le plus grand soutien. Selon cette forêts tropicales. trois raisons principales. Première- semi-aquatique, puis seraient re-
théorie, les hommes sont passés Ces hommes ont donc dû ment, les mammifères aquatiques venus vivre sur la terre ferme. John
par une phase aquatique au cours s’adapter à une vie semi-aqua- diffèrent déjà beaucoup entre eux Langdon, de l’Université d’India-
de leur évolution. tique dans les marais, le long des quant à la présence de ces caracté- napolis aux États-Unis, défend une
Énoncée pour la première fois côtes et dans les plaines inondables, ristiques aquatiques mentionnées interprétation plus simple des don-
par le zoologiste anglais sir Alister où ils ont vécu pendant près d’un par E. Morgan. En conséquence, il nées fossiles : les hommes ont tou-
Hardy en 1960, la théorie du pri- million d’années. E. Morgan voit des n’existe pas de relation simple entre jours vécu sur la terre ferme et le
mate aquatique a ensuite été sou- preuves de cette phase aquatique la quantité de poils que présente un changement climatique, qui a fa-
tenue par l’écrivain Elaine Morgan, dans plusieurs caractéristiques ana- animal et l’environnement dans le- vorisé l’extension des prairies de la
qui continue à la promouvoir dans tomiques que les hommes ont en quel il vit. Deuxièmement, les don- savane aux dépens des forêts, au-
ses cours et ses écrits. Pourtant, commun avec des mammifères nées fossiles montrent que les ha- rait permis à l’homme d’évoluer vers
cette théorie est fausse. aquatiques et semi-aquatiques, mais bitats aquatiques étaient envahis de une peau quasi nue. D’un point de
La théorie du primate aquatique pas avec ceux de la savane. Ces traits crocodiles et d’hippopotames. Les vue scientifique, l’explication la plus
prétend qu’il y a environ cinq à communs sont notamment la peau ancêtres de l’homme n’auraient eu simple est souvent la meilleure.

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DE LONGU E S JA M BE S P OU R PA R COU RIR DE GR A N DE S DIS TA NC E S


ien que les données fossiles ne préservent Australopithecus afarensis,
B aucune trace directe de la peau humaine,
les scientifiques peuvent estimer à quelle époque
représenté ici par le fossile
de Lucy datant d’il y a
3,2 millions d’années,
se situe l’apparition de la peau quasi nue en étu-
ressemblait aux grands
diant d’autres indices fossiles. Les préhumains, singes avec ses membres
tels que les australopithèques (à gauche), avaient courts peu adaptés
probablement des vies sédentaires, à l’instar des au parcours
grands singes aujourd’hui, car ils vivaient près de longues distances.
d’environnements boisés riches en végétaux et
en eau douce. Cependant, quand les forêts se sont

D.Finnin and J.Beckett, American Museum of Natural History


réduites et que les prairies se sont étendues, les
ancêtres qui leur ont succédé, tel Homo ergaster
(à droite), ont dû parcourir des distances de plus
en plus importantes pour trouver de la nourriture,
notamment de la viande. Ces hominidés, appa-
rus il y a 1,6 million d’années, étaient probable-
ment les premiers à avoir une peau presque nue
et une sueur eccrine ; cela leur aurait permis d’éva-
cuer la chaleur corporelle engendrée par une acti-
vité physique importante.

Les preuves génétiques de l’évolution née humaine sont particuliers : leur appa-
de la nudité sont rares, car de nombreux rition était probablement importante pour
gènes participent à l’apparence et aux la survie. Ces gènes codent une combinai-
fonctions de la peau. Néanmoins, quelques son unique de protéines qui ne sont pré-
indices ont émergé quand les scientifiques sentes que dans l’épiderme, par exemple
ont comparé les séquences ADN des
Lutter contre la chaleur de nouveaux types de kératine. Plusieurs
génomes de différents organismes. Par  Une peau sans fourrure
équipes tentent aujourd’hui de com-
prendre les mécanismes de la fabrica-
exemple, l’une des différences les plus n’est pas la seule adaptation
importantes entre l’ADN du chimpanzé et que les hommes ont acquise tion de ces protéines.
celui de l’homme réside dans les gènes pour réguler la température D’autres scientifiques étudient l’évo-
codant des protéines qui contrôlent les de leur organisme lution des kératines des poils corporels,
propriétés de la peau. Les variants dans l’environnement chaud où pour déterminer pourquoi les poils de la
humains de certains de ces gènes codent ils vivaient. Ils ont aussi développé peau humaine sont épars et fins. En 2008,
des protéines qui rendent la peau étanche des membres plus longs, augmentant Roland Moll et ses collègues, de l’Univer-
à l’eau et résistante aux éraflures, des pro- leur rapport surface/volume, ce qui sité Philipps à Marburg en Allemagne, ont
priétés importantes en l’absence de four- facilite l’évacuation de la chaleur. montré que les kératines des poils cor-
rure. L’apparition de ces variants aurait Cette tendance semble se poursuivre porels humains sont fragiles : ces derniers
contribué à l’origine de la nudité en atté- aujourd’hui. En effet, les populations cassent facilement comparés à ceux
nuant ses conséquences. d’Afrique de l’Est, tels les Dinka d’autres animaux. Cela suggère que les
La peau humaine est une barrière du Sud du Soudan, vivent dans kératines des poils humains n’étaient pas
importante, grâce à la structure et à la com- l’un des endroits les plus chauds aussi importantes pour la survie que les
position de sa couche la plus externe, la de la Terre et ils ont des jambes kératines des poils d’autres primates.
couche cornée de l’épiderme. Cette couche extrêmement longues. Pourquoi Les généticiens tentent aussi de savoir
contient plusieurs épaisseurs de cellules les êtres humains modernes ont-ils comment la peau humaine a développé
mortes aplaties qui renferment de la kéra- des membres aux proportions une telle abondance de glandes eccrines.
tine – une protéine fibreuse – et d’autres si variées ? Quand les premiers Cette accumulation résulterait de modi-
substances. En outre, des couches ultra- hominidés ont migré d’Afrique fications dans les gènes qui détermi-
minces de lipides entourent chacune de tropicale vers des régions du monde nent le devenir des cellules souches – des
ces cellules. moins chaudes, les pressions cellules non différenciées – chez l’em-
La plupart des gènes contrôlant le sélectives ont changé, permettant bryon. Au début du développement, des
développement de la couche cornée sont l’évolution de toute une variété groupes de cellules souches de l’épiderme
anciens et leurs séquences sont très conser- de corpulences. dans des sites spécifiques interagissent
vées chez les vertébrés (elles n’ont pas avec des cellules du derme sous-jacent,
changé avec le temps). Mais les gènes et des signaux chimiques particuliers
déterminant la structure de la couche cor- commandent la différenciation des cel-

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Homo ergaster fut le premier


hominidé à avoir de longues
jambes (permettant de grandes
enjambées), comme on peut
les observer ici sur le squelette
de l’adolescent
de Turkana, datant
d’il y a 1,6 million
d’années.
Ces membres
allongés D.Finnin and J.Beckett, American Museum of Natural History
facilitaient
les marches
et les courses
prolongées.
Victor Deak

Victor Deak
lules souches en follicules pileux, glandes plus fraîche, permettant à la sueur du cuir entre les hommes ? Dans de nombreuses
eccrines, glandes apocrines, glandes séba- chevelu de s’évaporer dans la couche d’air. populations, les individus ont très peu
cées ou autres cellules de l’épiderme. Plu- Des cheveux bouclés sont les plus effi- de poils corporels et quelques popula-
sieurs équipes étudient comment ces caces, car ils augmentent l’épaisseur de tions présentent des personnes hirsutes.
niches de cellules souches épidermiques l’espace entre la surface des cheveux et le En général, les populations ayant le moins
s’établissent et se maintiennent. Ces cuir chevelu, permettant à l’air d’y circu- de poils corporels vivent sous les tro-
travaux devraient clarifier ce qui déter- ler. L’évolution de la chevelure humaine piques, alors que les plus poilues vivent
mine le destin des cellules épidermiques reste à élucider, mais il est probable que plutôt dans des régions moins chaudes.
embryonnaires et comment davantage les premiers hommes ont eu des cheveux Pourtant, les poils ne tiennent pas vrai-
de ces cellules deviennent des glandes très bouclés, et que d’autres types de ment chaud...
sudoripares eccrines chez l’homme. cheveux aient été sélectionnés quand Ces différences de pilosité sont en par-
l’homme a atteint de nouveaux territoires, tie dues à la testostérone, une hormone
Des zones préservées, loin de l’Afrique tropicale.
Qu’en est-il des poils sur le corps ?
sexuelle masculine, car, quelle que soit la
population, les hommes ont davantage de
une pilosité variée Pourquoi existe-t-il une telle variabilité poils corporels que les femmes. Plusieurs
Toutefois, l’évolution a conservé quelques
parties du corps humain couvertes. La rai-
son pour laquelle les hommes ont perdu D es p o u x s u r l es v ê te m e nts
leur fourrure doit aussi expliquer pour-
es dernières années, on a étudié les poux pour rechercher des indices qui expliqueraient
quoi ils en ont conservé à certains endroits.
Les poils sous les aisselles et pubiens C pourquoi les hommes ont perdu leur fourrure. En 2003, Mark Pagel, de l’Université Rea-
ding en Angleterre, et Walter Bodmer, de l’Hôpital John Radcliffe à Oxford, ont proposé que
faciliteraient la propagation des phéro-
les hommes ont perdu leur fourrure pour débarrasser leur corps des poux, qui transmettent
mones – des composés chimiques qui
des maladies, et d’autres parasites installés dans la fourrure ; cela permettrait en outre d’ex-
déclenchent une réaction comportemen-
poser la bonne santé de la peau.
tale chez de potentiels partenaires sexuels –
Mais d’autres chercheurs, qui ont étudié les poux de la tête et du corps, ont découvert com-
et permettraient de lubrifier des régions bien de temps s’est écoulé entre l’apparition d’une peau presque nue chez les premiers
nécessaires à la locomotion. Quant aux hommes et le moment où ils ont commencé à porter des vêtements. Bien qu’ils se nourrissent
cheveux, ils auraient été conservés pour de sang, les poux de corps vivent sur les vêtements (alors que les poux de tête vivent dans les
éviter une chaleur excessive au sommet cheveux). L’origine des poux de corps fournit donc une estimation de la date d’apparition des
de la tête. Cela semble paradoxal, mais vêtements chez les hominidés. En comparant les séquences de gènes de divers organismes, les
une épaisse chevelure crée une couche chercheurs peuvent estimer quand une espèce est apparue. Ces études, réalisées chez les poux,
d’air entre le cuir chevelu transpirant et la indiquent que les poux de tête vivaient avec les premiers hommes sans fourrure, tandis que les
surface chaude des cheveux. Ainsi, les jours poux de corps sont apparus plus tard. La chronologie de leur apparition indique que les
de fort soleil, les cheveux absorbent la cha- hommes étaient nus pendant plus d’un million d’années avant de se vêtir.
leur, tandis que la barrière d’air reste

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Heinrich van Denberg, Getty Images

Mark Wilson Getty Images


LA FOURRURE D’UN ANIMAL transmet des signaux sociaux hommes compensent l’absence de fourrure en décorant leur corps
importants qui interviennent dans la communication. Par exemple, de tatouages, de bijoux et d’autres ornements. Ils ont aussi des
des poils hérissés indiquent une agression ou les motifs d’une robe expressions faciales complexes, ainsi que la capacité de transmettre
permettent aux membres d’une même espèce de se reconnaître. Les des émotions par le langage.

hypothèses tentent d’expliquer ce désé- loppement du cerveau, par exemple


L’ A U T E U R quilibre. Par exemple, l’une d’elles énonce l’adoption d’une alimentation assez calo-
que les femmes préfèrent les hommes avec rique pour nourrir cet organe gourmand
une barbe plus fournie et des poils cor- en énergie. Mais la perte de la fourrure a
porels plus épais, parce que ces traits certainement été une étape critique dans
sont associés à la virilité et à la force. Une l’évolution du cerveau humain.
autre propose que les hommes ont déve- L’apparition d’une peau quasi glabre
loppé une préférence pour les femmes a aussi eu des répercussions sociales. Les
ayant des traits juvéniles. poils corporels de l’homme peuvent se
Ces hypothèses sont intéressantes, hérisser quand les petits muscles à la base
mais personne ne les a vérifiées dans des des follicules pileux se contractent. Mais
Nina JABLONSKI dirige
le Département d’anthropologie populations humaines modernes ; on ses poils sont si fins que l’homme ne
à l’Université d’État ignore, par exemple, si les hommes poi- communique pas aussi bien que les chats,
de Pennsylvanie, aux États-Unis. lus sont plus vigoureux ou plus féconds les chiens ou même les chimpanzés de
que leurs homologues imberbes. En fait, cette façon. Il ne peut pas non plus paraître
on se demande encore pourquoi la pilo- agressif ou se camoufler, comme le font
sité humaine est aussi variée. le zèbre ou le léopard avec leur fourrure
rayée ou tachetée.

 BIBLIOGRAPHIE Vers un cerveau plus En fait, on peut spéculer que des traits
humains universels, par exemple le maquil-
D. Lieberman et D. Bramble,
gros, sans surchauffe lage et les expressions faciales complexes,
The evolution of marathon L’absence de fourrure a eu des consé- ont évolué après que l’homme a perdu la
running : capabilities in humans, quences importantes sur les phases ulté- capacité de communiquer au moyen de
Sports Medicine, vol. 37,
pp. 288-290, 2007. rieures de l’évolution humaine. La perte sa fourrure (voir la figure ci-dessus). De même,
de la plupart des poils et la capacité de la peinture corporelle, les cosmétiques,
N. Jablonski, Skin : a natural dissiper la chaleur corporelle par la trans- les tatouages et d’autres types de décora-
history, University of California piration eccrine ont facilité l’accroisse- tion de la peau existent dans toutes les
Press, 2006.
ment en volume de l’organe le plus cultures humaines, parce qu’ils véhicu-
Chimpanzee sequencing sensible à la température, le cerveau. lent l’appartenance à un groupe, le statut
and analysis consortium, Initial Alors que les australopithèques et d’autres informations sociales impor-
sequence of the chimpanzee
genome and comparison avaient un cerveau d’une taille moyenne tantes, autrefois encodés dans la fourrure.
with the human genome, Nature, de 400 centimètres cubes (environ la taille L’homme utilise aussi des attitudes
vol. 437, pp. 69-87, 2005. du cerveau d’un chimpanzé), H. ergaster corporelles et des gestes pour communi-
A. Rogers et al., Genetic variation avait un cerveau deux fois plus gros. Et quer ses émotions et ses intentions. Et il
at the MC1R locus and the time en un million d’années, le cerveau humain a un langage pour exprimer en détail ses
since loss of human body hair, a gagné encore 400 centimètres cubes pour pensées. Vue de cette façon, la peau nue
Current Anthropology, vol. 45, atteindre sa taille actuelle. Bien sûr, n’a pas seulement rafraîchi l’homme, elle
pp. 105-108, 2004.
d’autres facteurs ont influé sur le déve- l’a aussi rendu humain. I

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Physique

Les physiciens développent des lasers d’un nouveau type,


fonctionnant à très faible énergie. Ces dispositifs
sont fondés sur les polaritons, des états particuliers
créés à partir d’électrons et de lumière.

Guillaume Malpuech et Dmitry Solnyshkov

L es interactions au sein d’un solide


sont complexes. Les décrire com-
plètement est impossible, mais le
concept de quasi-particule s’est révélé
très utile. Les physiciens nomment ainsi
ticules. Nous verrons ainsi que l’on
peut combiner une paire électron-
trou et un photon. Nommées pola-
ritons, les quasi-particules en
question sont l’objet d’intenses
une interaction se propageant au sein recherches dont nous allons évo- L’ E S S E N T I E L
d’un solide, dont les effets équivalent quer les principaux aspects, le plus
pour l’essentiel à ceux de la propagation notable étant sans doute la naissance ✔ Les excitons sont
d’une particule fictive dotée d’une masse d’un nouveau principe de laser. des « quasi-particules »
et d’une charge électrique. qui représentent des états
liés électron-trou au sein
Les « trous » d’électrons sont un exem-
ple bien connu de quasi-particule: ils repré-
Des combinaisons d’un semi-conducteur.
sentent les interactions du réseau atomique photon-exciton ✔ En forçant les excitons
d’un solide avec le flux de ses électrons Comment obtient-on des polaritons ? En à interagir fortement
mobiles quand il manque une charge élec- superposant un piège à excitons à un piège avec la lumière au sein
trique élémentaire (celle d’un électron). à photons. Pour comprendre ce que cela de pièges spécifiques,
Quasi-particule chargée positivement, le signifie, il nous faut commencer par spé- on obtient des polaritons,
« trou » d’électron a son pendant négatif : cifier la nature des deux composantes du qui sont des quasi-particules.
l’« électron ». Cette dénomination est abu- polariton, l’exciton et le photon.
sive, car elle désigne en fait l’interaction La lumière, rappelons-le, est de nature ✔ La condensation
du réseau atomique avec le flux d’élec- quantique : elle se manifeste à la fois de Bose-Einstein
trons mobiles quand il s’y trouve un excès comme une onde électromagnétique et de ces quasi-particules
de une charge élémentaire. comme un grain d’énergie, c’est-à-dire un est possible à température
Quand ils veulent décrire efficacement photon. Les physiciens évoquent le pho- ambiante et s’accompagne
des interactions plus complexes, les phy- ton chaque fois qu’ils discutent des inter- d’un rayonnement laser.
siciens du solide combinent les quasi-par- actions entre la lumière et des particules

70] Physique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Rayon laser

1. LES POLARITONS, états quantiques


nés de l’interaction continue entre photons
et paires électron-trou, peuvent donner lieu
à une émission laser lorsqu’ils sont piégés
dans une couche semi-conductrice
insérée entre deux miroirs multicouches.
Ce nouveau principe permettra
de développer de petits lasers nécessitant Miroir de Bragg
très peu d’énergie pour fonctionner,
qui remplaceront peut-être les diodes laser
des lecteurs actuels de disques.
Couche
semi-conductrice
(piégeage
de photons
et d’excitons)

Disque

Tête de lecture
Laser coulissante
à polaritons

eois
Bourg
Bruno

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Physique [71


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L A DISPERSION AU SEIN DES PIÈGES de matière, par exemple des électrons.


L’électron se comporte lui aussi à la fois
e comportement des quasi- parabolique, c’est-à-dire de la du piège et meff une masse ef-
L particules dans leurs pièges
dépend de leur «relation de dis-
forme : E = ប2k2/2meff .
Or cette formule est celle
fective qui dépend de la struc-
ture du piège, mais qui est de
comme une particule et comme une onde.
Au sein des conducteurs et des semi-
conducteurs, l’ensemble des électrons péri-
persion ». La notion de disper- de l’énergie cinétique d’une l’ordre de la masse de l’électron. phériques des atomes constitue une sorte
sion est d’origine optique : particule dans le vide.Ainsi, un Pour les photons aussi,une d’onde électronique globale baignant tout
elle désigne le fait que les dif- électron peu mobile dans un cavité optique planaire est le volume du matériau, que l’on nomme
férentes couleurs qui compo- solide se comporte à peu près l’équivalent d’un puits quanti-
la « mer électronique ». C’est au sein de
sent la lumière se propagent à comme une (quasi) particule que dans la direction z, et eux
cette onde électronique que se propagent
des vitesses différentes dans un dans le vide dotée d’une masse aussi s’y trouvent sur des ni-
des excès ou des déficits d’une charge élé-
matériau. De même, puisqu’à effective meff, dont la valeur veaux d’énergie étagés et sont
mentaire, c’est-à-dire les «électrons» et les
toute (quasi) particule quanti- traduit l’intensité de ses inter- dotés d’une masse effective.
que est associée une onde actions avec le réseau cristal- Une fois de plus,la relation entre
« trous » évoqués plus haut.
intrinsèque (dite de Broglie), lin. De même, un exciton peu l’énergie d’un photon confiné
cette particule se propage dans
un matériau à une vitesse qui
mobile dans un solide se com-
porte comme une (quasi) par-
et son nombre d’onde dans le
plan n’est plus donnée par une
Un photon et une paire
dépend de la fréquence ou de ticule dotée d’une certaine relation du type E = បk comme électron-trou piégés
la longueur d’onde de son onde masse effective. dans le vide, mais de type
intrinsèque, puisque ␭ = hⲐmv, Les excitons qui nous in- E = ប2k//2/2meff.La masse effec-
dans la même région
où ␭ est la longueur d’onde, téressent sont dans un réseau tive du photon est typiquement Tels l’électron et le proton de l’atome d’hy-
m la masse,v sa vitesse et h est cristallin qui les piège seule- inférieure de cinq ordres de drogène, un électron (au sens de la phy-
la constante de Planck. ment dans la direction z. Dans grandeur à celle de l’exciton. sique du solide) et un trou peuvent se
Plutôt que la vitesse, les un tel puits quantique,les éner- Notons enfin que pour les lier pour former au sein d’un matériau
physiciens emploient le «nom- gies que peut avoir une quasi- polaritons, qui mélangent ex- semi-conducteur une paire électron-trou,
bre d’onde » k, qui lui est pro- particule sont quantifiées,c’est- citon et photon, la relation de nommée aussi exciton. Pourquoi ce terme?
portionnel : k = mv/ប, où à-dire qu’elles ne peuvent pren- dispersion prend une forme très Parce que les excitons représentent une
ប = h/(2π). La relation de dis- dre que certaines valeurs différente, avec un minimum excitation par rapport à la situation où le
persion lie l’énergie E de la par- précises:les niveaux d’énergie. très marqué en k = 0. réseau ne comporte ni électron libre ni trou.
ticule à son nombre d’onde k. Même si son énergie dans la di- La création de cette excitation néces-
En physique du solide, la rection z est fixe,un exciton reste site de l’énergie, lumineuse par exemple.
relation de dispersion des élec- libre dans le plan perpendicu-
Ainsi, dans un spectre d’absorption – la
trons et des trous est compli- laire à z (celui du piège), où il
mesure de la lumière absorbée par un
quée,car elle dépend de ce que satisfait une relation de dis-
matériau –, la présence d’un exciton se tra-
l’on nomme la structure de ban- persion du type E = ប2k//2/2meff.
duit par un pic d’absorption à une certaine
des. Mais lorsque k est pro- Dans cette formule, k// est le
che de 0, elle devient presque nombre d’onde dans le plan
énergie. Comme les atomes d’hydrogène
auxquels ils ressemblent, les excitons appa-
raissent au sein d’un matériau (semi-
Ban conducteur) comme des structures électri-
de d
e cond
uction Électron
Énergie (E)

Photon Nombre
d’onde (k)

ce
e valen Trou
de d
Ban

L’arrivée d’un photon d’énergie appropriée fait passer l’un des électrons
de la bande de valence à la bande de conduction (les deux dernières
bandes d’énergies permises dans un semi-conducteur), où l’électron
laisse un «trou». L’«électron» et le «trou» ainsi créés se comportent
comme des quasi-particules. Un exciton naît quand l’attraction
électrostatique lie ces deux quasi-particules. Si leur nombre d’onde k (ou
la vitesse) est peu élevé, toutes ces quasi-particules se retrouvent
Bruno Bourgeois

sur des niveaux d’énergie paraboliques (ci-dessus). L’interaction


permanente d’un exciton avec le photon qu’il émet en s’annihilant,
puis réabsorbe en se reformant, constitue un polariton (à droite).

72] Physique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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quement neutres caractérisées par un rayon a dans le matériau, c’est-à-dire par la rela-
et une masse particuliers. tion entre leur énergie et leur vitesse.
Nous pouvons maintenant concevoir Comment créer des excitons dans le
qu’en piégeant un photon et un exciton puits quantique ? En y pompant de l’éner-

Énergie (E)
dans une même région, on crée entre eux gie lumineuse, c’est-à-dire en l’inondant
une interaction permanente représentée de lumière. Une partie de cette lumière y
par une quasi-particule, le polariton (voir est absorbée et crée des excitons. Une telle
l’encadré page ci-contre). Pour l’obtenir, il paire électron-trou peut se recombiner
faut trouver le moyen de placer un ou plu- (l’électron et le trou disparaissent simul-
sieurs « puits quantiques », jouant le rôle Nombre d’onde (k) tanément) et restituer sous la forme d’un
de pièges à excitons, au sein d’une « cavité photon l’énergie ayant servi à le créer. À
optique» faisant office de piège à photons. b peine émis, le photon se retrouve dans le
Cette cavité optique consiste en deux piège optique, dans la même région de
miroirs de Bragg se faisant face. Un miroir l’espace que le piège à excitons.
de Bragg est une succession de couches pla- L’interaction d’un exciton et d’un
nes et transparentes d’indices de réfraction photon piégés ensemble peut se produire
différents. Une telle structure réfléchit pres- de deux façons, l’une qualifiée de faible
que toute la lumière incidente, pour une et l’autre de forte. Dans la première, un
longueur d’onde appropriée. Les déphasa- photon émis par la recombinaison d’un
ges entre les ondes réfléchies à chaque inter- exciton quitte la cavité avant d’inter-
face dépendent en effet de la longueur agir à nouveau avec un exciton ; on parle
d’onde lumineuse et de la distance entre de régime de couplage faible, puisque
plans, et ces déphasages doivent donner le photon ne reste pas assez longtemps
lieu à une interférence constructive. Un dans la cavité pour que de nouvelles
miroir de Bragg est donc construit pour interactions aient lieu.
fonctionner pour une longueur d’onde pré- c
cise: l’épaisseur de ses couches successives
doit être égale à un quart de la longueur
Piégeage dans un plan
Énergie (E)

d’onde de fonctionnement. Dans le régime de couplage fort, en revan-


Entre les deux miroirs de Bragg qui che, l’exciton émet en se recombinant un
se font face, on intercale une couche photon dont la durée de vie est assez
d’épaisseur égale à un multiple de la demi- longue pour que le photon soit réab-
longueur d’onde. Un photon introduit sorbé et recrée l’exciton; ce dernier réémet
dans cette couche y crée un mode photo- ensuite le photon, puis le réabsorbe, etc.
Nombre d’onde (k)
nique plan confiné : en d’autres termes, C’est ainsi que s’établissent des états inter-
une répartition stationnaire du champ d médiaires entre exciton et photon: les pola-
lumineux dans le plan du piège optique. ritons. Dans le piège, ces états quantiques
Au sein de ce piège à photons, pour mêlant lumière (le photon) et matière (l’ex-
piéger des excitons, on place un ou plu- citon) ne sont confinés que dans la direc-
sieurs puits quantiques aux maxima du tion z ; ils s’étendent dans tout le plan du
champ électrique du mode photonique piège, perpendiculaire à z.
confiné. Concrètement, les puits quanti- Il existe en fait plusieurs sortes de pola-
ques prennent la forme de couches de ritons, mettant en jeu des quasi-particules
matériau semi-conducteur épaisses de différentes. Ceux que nous considérons ici
quelques nanomètres seulement. sont nommés polaritons de microcavité,
En pratique, ces pièges sont obtenus par référence à la microcavité optique.
Lasmea/Malpuech

par croissance cristalline en de nombreu- L’énergie des polaritons de microcavité


ses étapes, grâce aux progrès techni- résultant du couplage fort peut prendre
ques accomplis dans les années 1980. Le deux valeurs, l’une basse et l’autre élevée,
piégeage des excitons et des photons se 2. L’ÉMISSION LUMINEUSE d’un gaz de pola- mais toutes deux différentes de celles du
fait le long de l’axe de la croissance du ritons dans l’espace (E, k) et dans l’espace phy- photon et de l’exciton d’origine.
cristal, noté z. Les excitons et les pho- sique avant et après la condensation de L’écart entre ces deux énergies est de
tons restent donc libres de se déplacer Bose-Einstein traduit la relation de dispersion l’ordre de cinq à dix milliélectronvolts
dans le plan perpendiculaire à z, qui est des excitons. Avant la condensation (a et b), (un électronvolt vaut 1,6 ⫻ 10–19 joule)
aussi celui du piège. l’émission est diffuse. Après la condensation dans les structures à base d’arséniure
(c et d), l’émission devient cohérente et tend
Comment caractériser le comporte- de gallium (GaAs, l’un des semi-conduc-
à se concentrer autour d’une seule valeur de k
ment de ces particules ou quasi-particu- dans l’espace (E, k) et à devenir ponctuelle (plu- teurs les plus utilisés en optoélectroni-
les dans le piège ? Cette information est sieurs condensats sont présents simultané- que) ; il peut atteindre 60 milliélectron-
donnée par la « relation de dispersion » ment) dans l’espace physique. volts dans des structures réalisées avec

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LES AUTEURS du nitrure de gallium (autre semi-conduc- énergie, dit état fondamental. La conden-
teur). Cette différence entre les énergies sation de Bose-Einstein n’est possible à
des deux états de polariton est un para- une température donnée que si la den-
mètre important, car elle détermine la sité de particules dépasse une valeur cri-
vitesse d’échange de l’énergie entre le tique, au-delà de laquelle les bosons
mode photonique et le mode excitoni- s’accumulent dans l’état fondamental. La
Guillaume MALPUECH est que. Par exemple, un écart de 10 millié- possibilité d’une telle condensation fut
chercheur du CNRS au LASMEA lectronvolts signifie qu’un exciton émet décrite dès 1924 par Albert Einstein sur la
(Laboratoire des sciences
et matériaux pour l’électronique un photon, puis le réabsorbe en 0,2 pico- base de la notion de boson introduite
et d’automatique, unité mixte seconde (une picoseconde est égale à par le physicien indien Satyendranath
CNRS/Université Blaise Pascal), 10–12 seconde). Même s’ils sont assez sta- Bose (1894-1974). Mais elle n’a été obser-
à Clermont-Ferrand.
Dmitry SOLNYSHKOV est maître bles pour être exploités, les polaritons vée pour la première fois qu’en 1995, dans
de conférences à l’Université finissent par disparaître : leur durée de un gaz ultrafroid d’atomes bosoniques
Blaise Pascal et travaille vie, de l’ordre de la picoseconde, est (atomes de spin entier).
au LASMEA. Il a été le lauréat liée pour l’essentiel à celle, brève, de la Plusieurs phénomènes où des bosons
du Grand prix Jeune chercheur
de la ville de Clermont-Ferrand composante photonique. se retrouvent tous dans le même état sont
en 2008. À ce stade, il importe d’insister sur apparentés à la condensation de Bose-
ce qui étonne les physiciens avec les pola- Einstein. Citons l’émission d’un rayon-
ritons. Pour commencer, les polaritons nement laser, les photons (des bosons)
sont des systèmes physiques peu ordinai- émis ayant tous à peu près la même éner-
res, puisqu’il s’agit de quasi-particules gie et la même direction ; il en est de
composées d’une quasi-particule maté- même de la supraconductivité, qui trouve
rielle (l’exciton) et d’une particule de son origine dans la formation de paires
lumière (le photon). Mais, surtout, ils bosoniques d’électrons, et de la super-
ont une masse effective environ 100 000 fluidité des gaz suffisamment froids
fois inférieure à celle d’un électron dans d’atomes bosoniques. Sauf dans le cas
le vide, donc environ 100 millions de des photons (dont la masse est nulle),
fois plus petite que celles des atomes tous ces effets, ainsi que la condensa-
constituant le réseau cristallin… Une tion de Bose-Einstein, ne s’observent
masse effective aussi faible est inédite et qu’au-dessous d’une certaine tempéra-
✔ BIBLIOGRAPHIE ne peut que conférer aux polaritons des ture, d’autant plus basse que les bosons
comportements singuliers. concernés ont une masse élevée (la tem-
J. Levrat et al., Condensation
phase diagram of cavity pérature de condensation est inverse-
polaritons in GaN-based
microcavities : Experiment
Condensation ment proportionnelle à la masse).
Dans le cas des polaritons, la tempé-
and theory, Phys. Rev. B, vol. 81,
125305, 2010.
de Bose-Einstein rature critique de condensation de Bose-
L’émission laser obtenue avec des pola- Einstein est très élevée, puisque ces
A. Kavokin et al., Microcavities, ritons illustre justement cela de façon fas- quasi-particules sont des bosons de très
Oxford University Press, 2007. cinante. Cette émission ne résulte en effet faible masse. La condensation des pola-
G. Malpuech et al., Bose glass pas du principe classique d’émission laser ritons n’est limitée que par l’instabilité
and superfluid phases of cavity (l’inversion de populations d’atomes exci- des polaritons – plus la température est
polaritons, Phys. Rev. Lett., tés et non excités), mais de la formation élevée, plus les polaritons sont instables –
vol. 98, 206402, 2007. d’un «condensat de Bose-Einstein». Expli- et par la nécessité d’avoir une densité suf-
J. Kasprzak et al., Bose-Einstein quons ce que cela veut dire. fisante de polaritons.
condensation of exciton Il existe deux types distincts, par leurs Franchir ces obstacles est difficile tant
polaritons, Nature, vol. 443, propriétés quantiques, de particules : les l’obtention du régime de couplage fort
pp. 409-414, 2006.
bosons et les fermions. Les fermions, de est contraignante. Il faut travailler dans
M. Richard et al., Experimental spin demi-entier, ne peuvent pas se trou- une gamme de températures où les exci-
evidence for nonequilibrium Bose ver dans le même état quantique qu’un tons sont stables, ce qui, dans le cas des
condensation of exciton semi-conducteurs en arséniure de gal-
Polaritons, Phys. Rev. B, vol. 72, autre fermion identique. Les bosons, dont
pp. 201-301, 2005. le spin est entier, ne sont pas soumis à cette lium couramment utilisés, signifie au-
interdiction : des bosons identiques peu- dessous de 50 à 80 kelvins (–223 à –193 °C).
A. Kavokin et G. Malpuech, Cavity vent se retrouver tous dans l’état de plus Dans les semi-conducteurs tels que le
polaritons, Elsevier, 2003.
basse énergie possible du système consi- nitrure de gallium ou l’oxyde de zinc,
C. Weisbuch et al., Observation déré (par exemple un puits de poten- où les excitons sont bien plus stables, on
of a coupled exciton-photon mode tiel). On nomme « condensation de peut a priori observer à température
splitting in a semiconductor
quantum microcavity, Phys. Rev. Bose-Einstein » le processus où les bosons ambiante la condensation de Bose des
Lett., vol. 69, p. 3314, 1992. perdent assez de leur énergie pour se polaritons, voire construire un compo-
retrouver tous dans l’état de plus basse sant qui exploite ce phénomène.

74] Physique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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DE S CON DE NS AT S AV EC OU S A NS S U PE R FLUIDIT É ?
n est loin d’avoir tout compris principe superfluide, mais la super-
O des lasers à polaritons. Nor-
malement, la formation dans un
fluidité du condensat de polaritons
n’a pas été clairement observée, ce
fluide quantique d’un condensat qui intrigue les physiciens.
de Bose-Einstein s’accompagne de On montre que pour faire dis-

E (en milliélectronvolts)
2
la superfluidité, c’est-à-dire de la paraître les frottements dans un
capacité à s’écouler sans frotte- condensat, il faut que la relation
ments. Or ce ne semble pas être de dispersion cesse d’être parabo-
le cas avec les condensats de pola- lique pour devenir linéaire.Suggéré
0
ritons. Pourquoi ? par Lev Landau en 1941 pour ex-
Une contrepartie importante de pliquer les propriétés de l’hélium su-
–2
la faible masse effective des pola- perfluide, ce changement de la re-
20
ritons est que leur durée de vie est lation de dispersion traduit la mi-
15 20
faible dans leur état fondamental : nimisation de l’énergie d’interaction
y(
de l’ordre de la picoseconde des particules du condensat entre en
(10–12 seconde).Ce temps de vie bref elles au point de rendre possible leur
m icro 10 10 mètres
)
mè icro
tre 5
a longtemps suggéré aux chercheurs propagation sans frottement. s) x (m
que la condensation de Bose des po- Cette dispersion linéaire n’a ce- 0 0
laritons ne pourrait pas être obser- pendant pas été observée expéri-
vée, car il s’agit en principe d’une mentalement (voir la figure b où une
transition de phase thermodyna- dispersion plate est visible).Pour ex- l’espace physique a b c
mique, décrite pour des particules pliquer cette déviation par rapport
Émission dans

ayant un temps de vie infini. Toute- au cas idéal, deux hypothèses sont
fois, avec les lasers à polaritons, on avancées. Selon l’équipe de Cam-
se trouve dans le cas particulier de bridge dirigée par P. Littlewood et
systèmes où des particules sont celle de Trento dirigée par I. Carus-
continuellement injectées dans le sotto, l’absence de superfluidité est
d e f
piège par un pompage extérieur,tan- liée à la durée de vie finie des po-
Émission dans
l’espace (E, k)

dis que d’autres le quittent à cause laritons, aspect qui est en effet une

LASMEA/Malpuech
de leur durée de vie finie. Il s’agit entorse à la théorie habituelle de
donc d’un système en quasi-équili- la superfluidité. Mais nous ne som-
bre, et non pas à l’équilibre. Or mes pas convaincus par cette expli-
d’un point de vue théorique, seule cation, tant les modèles de la LE POTENTIEL ALÉATOIRE qui caractérise une microcavité de tellu-
la condensation de Bose dans un condensation de Bose dans les rure de cadmium (Cd Te) est représenté en haut. Ci-dessus, les émis-
système à l’équilibre a été étudiée systèmes ouverts utilisés aujourd’hui sions lumineuses d’une telle cavité à mesure qu’augmente la densité
en détail et… assez bien comprise. paraissent arbitraires. de polaritons, au début faible (a et d), quand on a un verre d’Anderson
Une théorie efficace de la conden- Nous proposons plutôt d’ex- (b et e) et quand les condensats se rejoignent et forment une phase
sation de Bose dans un système ou- pliquer l’absence de superfluidité superfluide à forte émission lumineuse (c et f, simulation).
vert manque encore. par l’inévitable désordre régnant
Du point de vue expérimental, au sein de la structure. La simple tion débute, les polaritons remplis- phases différentes : la phase nor-
depuis 1997, de nombreux résultats observation de l’émission laser au- sent les minima du potentiel dés- male, le verre d’Anderson et la
ont été obtenus. Une étape impor- dessous et au-dessus du seuil de ordonné et forment des lacs sé- phase superfluide. D’après nos si-
tante a été franchie en 2005-2006 condensation (voir la figure 2) ré- parés les uns des autres. La rela- mulations, la phase superfluide
grâce aux travaux de l’équipe de vèle que le condensat n’est pas ho- tion de dispersion devient plate se situe dans une gamme de tem-
Le Si Dang, à Grenoble, en collabo- mogène dans l’espace, mais frag- autour de k = 0 (ci-dessus, b et e). pératures et de densités accessi-
ration avec l’École polytechnique fé- menté. Pour exploiter cette idée, Une telle phase, cohérente, loca- ble expérimentalement.
dérale de Lausanne et notre labo- nous avons modélisé l’évolution lisée et non superfluide est nom- Nos conclusions ont été par
ratoire (le LASMEA). En particulier, dans le temps et l’espace du mée verre d’Anderson. Nous pen- la suite soutenues par l’observa-
le changement radical de l’émission condensat dans un potentiel dés- sons que c’est elle qui a été ob- tion en 2008, par une équipe de
lumineuse obtenue, une fois fran- ordonné (ci-dessus en haut) imi- servée expérimentalement. Ensuite, l’Université Stanford, de la disper-
chi le seuil de condensation, a été tant par son désordre les proprié- lorsqu’on monte en densité, le ni- sion linéaire caractéristique d’un
observé (voir la figure 2). tés de la microcavité. Ces travaux veau des lacs de condensat aug- superfluide dans une cavité réa-
La condensation de Bose des montrent qu’à faible densité, mente à cause des interactions ré- lisée à partir du semi-conducteur
polaritons a ensuite été observée l’émission est homogène dans l’es- pulsives entre les particules. À un AsGa, de bien meilleure qualité
par plusieurs autres équipes dans pace et la dispersion parabolique certain stade, les lacs se rejoignent que TeCd. D’autres travaux publiés
des microcavités à base de divers (ci-dessus, a et d). C’est la phase pour former une mer, et le conden- en 2009 et 2010 rapportent des
semi-conducteurs. Pour autant, un « normale ». Pour les densités in- sat devient superfluide (ci-dessus, observations compatibles avec la
condensat de Bose-Einstein est en termédiaires, lorsque la condensa- c et f). On peut ainsi distinguer trois formation d’un superfluide.

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Physique [75


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VERS DES CIR CUITS À POL ARITONS ?


e laser à polaritons n’est que Jusqu’à présent, le désordre pré- à Marcoussis) qui ont élaboré des laritons qui s’étendent bien au-
L le premier d’un ensemble de
composants fondés sur les pro-
sent dans les échantillons à micro-
cavités et la trop brève durée de
microcavités en forme de fil (ci-des-
sous) où la durée de vie des pola-
delà de la zone où ils ont été créés,
tout en gardant leur cohérence
priétés des polaritons. L’enjeu est vie des polaritons ont limité les ritons est dix fois plus longue que spatiale. Ces condensats lumière-
la réalisation de circuits à polari- réalisations expérimentales, alors dans les structures qui existaient matière interagissent avec leur en-
tons qui ouvriraient la voie à un que de nombreux schémas de tran- jusqu’à présent. Elle peut de fait vironnement, ce qui a permis aux
traitement de l’information ultra- sistors ou d’interféromètres à atteindre 100 picosecondes. chercheurs de les manipuler par
rapide et entièrement optique. polaritons ont été proposés. Ces travaux ont conduit, en des moyens optiques.
Ce genre de composant néces- Ces difficultés semblent en collaboration avec notre labora- Pour les obtenir, on emploie
site toutefois la propagation et la grande partie résolues par des tra- toire (LASMEA) et l’Institut des na- un faisceau laser pour créer loca-
manipulation de condensats sur vaux récents du Laboratoire de pho- nosciences de Paris (CNRS/UPMC), à lement des paires électron-trou.
plusieurs dizaines de micromètres. tonique et de nanostructures (CNRS, la création de condensats de po- Une fois ces dernières en nombre
suffisant, elles se condensent dans
un même état quantique.Alors que
jusqu’à présent, ce phénomène
restait localisé à la zone d’exci-
tation, les chercheurs ont pu
observer la présence de cet état
quantique macroscopique sur
10 micromètres toute la longueur du fil.

CNRS
Les physiciens ont en outre
montré que l’expansion du conden-
CES FILS PHOTONIQUES (à gau- sat est gouvernée par le potentiel
che) dans lesquels sont créés des
condensats de polaritons sont répulsif qui s’exerce entre le
observés en microscopie électro- condensat et les particules non
nique à balayage. Les émissions condensées dans la zone d’excita-
lumineuses des condensats dans tion. L’utilisation de ce potentiel
l’espace (ci-dessus) ont été super- fournit d’ailleurs un moyen nou-
posées sur la tranche des fils pour veau de contrôler l’étendue du
montrer d’où elles proviennent. condensat.

En effet, les polaritons de cavité sont Ces avancées suggèrent qu’il est que le premier rayonnement d’un laser à
en partie constitués de photons qui peu- temps de tenter d’exploiter les lasers à polaritons fonctionnant à température
vent être émis vers l’extérieur de la cavité polaritons sous la forme d’une nouvelle ambiante a été obtenu en 2007. L’observa-
à travers les miroirs de Bragg, qui ont génération de composants optoélectro- tion de la condensation de Bose-Einstein à
une certaine capacité à transmettre de la niques très peu gourmands en énergie. cette température est revendiquée par des
lumière. Comme les polaritons condensés L’ensemble des effets physiques évo- chercheurs de l’École polytechnique fédé-
sont très nombreux à être dans le même qués et leurs applications potentielles pour- rale de Lausanne, des Universités de Sou-
état quantique, c’est aussi le cas pour les raient être obtenus à température ambiante thampton et de Cambridge, ainsi que par
photons émis hors de la cavité à travers si des microcavités étaient réalisées à par- ceux de notre laboratoire.
les miroirs de Bragg. En d’autres termes, tir de semi-conducteurs dits « à grande Une étape reste à franchir avant
la condensation de Bose-Einstein des pola- bande interdite» en nitrure de gallium (NGa) d’obtenir des composants viables com-
ritons s’accompagne d’un rayonnement ou en oxyde de zinc (ZnO). Toutefois, cela mercialement : la mise en circuit de ces
monochromatique, cohérent et intense, représente encore un défi technique. structures. Notre laboratoire a déposé un
bref d’un rayonnement laser. Pour les phy- brevet proposant un schéma d’injection
siciens, il est remarquable que ce rayon-
nement laser ne doive rien au principe
Des condensats à efficace et développé en collaboration
avec l’Université de Rome un simulateur
de l’inversion de population qu’exploitent température ambiante du laser à polaritons pompé électrique-
les autres lasers… La réalisation de microcavités en nitrure ment, simulateur qui inclut le transport
Le principe des lasers à polaritons a de gallium fonctionnant en régime de cou- des porteurs de charge électrique à par-
été proposé en 1996 par Atac Imamoglu plage fort a déjà fait l’objet de trois projets tir des contacts, la formation des excitons
de l’École polytechnique fédérale de Zurich européens en huit ans. C’est ainsi que et des polaritons, et la condensation de
( ETH ). Leur intérêt, potentiellement l’observation du régime de couplage fort à ces quasi-particules. Nos résultats sug-
immense, tient au fait que l’énergie mini- 300kelvins (la température ambiante) dans gèrent que des lasers à polaritons, fonc-
male à leur apporter pour les faire fonc- une structure en nitrure de gallium a été rap- tionnant avec beaucoup moins d’énergie
tionner est extrêmement faible, par portée dès 2003. La qualité des structures a que les photodiodes actuelles, arriveront
comparaison avec tous les autres lasers. été par la suite fortement améliorée, de sorte sur le marché dans un futur proche. ■

76] Physique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


belin.xp 7/02/11 9:29 Page 1
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Histoire de l astronomie

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Comment la France adopta l’heure de Greenwich


Il y a 100 ans, après presque 30 ans de résistance, la France abandonnait
l’heure de Paris pour se mettre à celle de Greenwich...
sans pour autant l’indiquer explicitement dans le texte de loi.
Jacques GAPAILLARD

J
anvier 1911. Essoufflé, l’homme jette marche apparente du Soleil réel. Cette
un coup d’œil à l’horloge de la gare de décision a d’abord été prise par la ville de
Lyon, à Paris, avant de s’engouffrer Paris en 1826 (et non 1816 comme on le lit
dans le bâtiment. Ouf, il n’est que 8h05 souvent), puis s’est étendue en province,
« heure de Paris ». Le train Paris-Lyon doit mais le changement résultait uniquement
partir à 8h04 «heure du chemin de fer», et d’initiatives locales.
il lui reste donc encore quatre minutes pour
rejoindre le quai et monter à bord. Tel était le Une heure de référence
quotidien du voyageur français à l’aube du
XXe siècle. Depuis le milieu du siècle précé- internationale
dent, les horaires des trains avaient cinq Cependant, le fonctionnement du chemin
minutes de retard sur l’heure de Paris. On de fer ne pouvait s’accommoder des heures
voulait à la fois aider le voyageur à prendre locales. Une même heure devait régler la
son train, et prévenir d’éventuelles récla- marche des trains sur une même ligne et,
mations en cas de train manqué. Cette spé- bientôt, une heure unique, celle de Paris, a
cificité française était accompagnée d’une régné sur l’ensemble du réseau. C’est ainsi
autre particularité : l’heure de Paris, qui était que le chemin de fer a diffusé en province
l’heure légale française depuis 1891, avan- l’heure de Paris, laquelle réglait, aux côtés
çait de 9 minutes et 21 secondes par rapport de l’heure locale (et de l’heure du chemin de
à l’heure de Greenwich et, de ce fait, ne s’in- fer, décalée, nous l’avons vu, de cinq minutes
tégrait pas au système des fuseaux horaires par rapport à celle de Paris), la vie des villes
largement adopté dans le monde depuis 1892. desservies. À partir de la fin des années 1870,
La France a finalement adhéré au sys- plusieurs villes ont pris l’initiative d’adopter
tème horaire mondial par la loi du 9 mars 1911, l’heure de Paris, si bien qu’au début des
en même temps qu’elle se débarrassait de années 1880, le paysage horaire français est
l’heure du chemin de fer. Pourquoi avoir si un curieux mélange de l’heure de Paris, de
longtemps différé cette mesure? Et quel évé- l’heure du chemin de fer et des heures locales,
nement a débloqué la situation ? mélange où il est difficile de se retrouver.
Pour comprendre la position française, La France n’est pas le seul pays à avoir
remontons quelque temps plus tôt. Pendant des problèmes d’horaires. Avec l’étendue du
longtemps, l’heure solaire vraie, celle des territoire des États-Unis en longitude et la
cadrans solaires, a été la seule envisageable, multiplicité des compagnies ferroviaires, le
et son emploi allait de soi, sans qu’il fût néces- 1. LE TEXTE DE LA LOI du 9 mars 1911 sur paysage horaire des chemins de fer améri-
saire de le spécifier. Avec les progrès de l’hor- l’heure légale française tel qu’il fut publié dans cains est particulièrement chaotique. En
le Journal Officiel. Il indique que la nouvelle heure
logerie au XVIIIe siècle, on a peu à peu substitué avril 1883 est présenté un projet de nor-
légale en France et en Algérie est l’heure de Paris
à l’heure solaire vraie l’heure locale de temps retardée de 9 minutes et 21 secondes, sans malisation des heures ferroviaires aux États-
moyen, heure fondée sur la course d’un soleil pour autant spécifier que cette opération revient Unis et au Canada, inspiré des idées de
moyen fictif corrigée des irrégularités de la à adopter l’heure de Greenwich. Sandford Fleming (1827-1915), ingénieur

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Regards

canadien d’origine écossaise qui promeut la


mise en place de fuseaux horaires. Ce pro-
jet prévoit de répartir ces heures selon
cinq zones centrées sur les méridiens situés
à 60°, 75°, 90°, 105°et 120°à l’Ouest de Green-
wich, lesquels déterminent l’heure unique
à l’intérieur de leur zone. Britannique, Fle-
ming a tout naturellement proposé, comme
méridien de référence dans son système,
le méridien de Greenwich – méridien de réfé-
rence de la marine anglo-saxonne. Les États-
Unis et le Canada n’y voient pas d’objection
et, réunie à Chicago le 11 octobre 1883, la
Convention générale de l’heure décide que
le nouveau système sera mis en place dès
le 18 novembre suivant. Au-delà des che-
mins de fer, c’est toute la vie civile améri- 2. COMME TOUTES LES GARES DE FRANCE EN 1900, la gare de Saint-Césaire, petit village du
caine qui va s’en trouver affectée. Gard, indiquait sur sa façade l’heure de Paris, et sur le quai l’heure du chemin de fer, en retard de
Quelques mois plus tôt, en août 1882, cinq minutes sur celle de Paris. Depuis 1891, l’heure de Paris était l’heure légale française, mais
les États-Unis ont aussi décidé d’organiser auparavant, les villes de province avaient chacune, outre ces deux heures, leur propre heure
à Washington une Conférence internationale locale déterminée par la course du Soleil dans le ciel.
du méridien«afin de fixer un méridien propre
à être utilisé comme zéro commun aux notamment le choix du méridien de Green- qui ne serait rattaché à aucun observatoire
longitudes et comme base d’une normali- wich, est approuvé par les Français dans un national, est séduisante dans son principe,
sation de l’heure sur l’ensemble du globe ». vote final où seul s’abstient Maurice Lœwy, et la France se donne le beau rôle en défen-
Depuis plusieurs décennies, la question du le directeur de l’Observatoire de Paris (le dant une position parée de la noblesse du
choix d’un unique « premier méridien », ou système métrique, lui, ne sera légalisé en désintéressement et de l’universalité, dans
méridien de référence, préoccupait les géo- Grande-Bretagne qu’en 1897. Quant à son l’esprit qui animait les révolutionnaires lors-
graphes, mais aucun accord ne se dessinait. adoption dans la vie courante...). qu’ils établirent le système métrique. Mais
L’initiative américaine avait le mérite de s’at- c’est aussi le moyen de s’opposer au méri-
taquer sérieusement au problème. La pro- Échec du méridien dien de Greenwich sans exposer celui de
position américaine reçoit un écho favorable Paris dans un combat perdu d’avance.
et la date de la conférence de Washington neutre La conférence de Washington dure tout
est arrêtée au mois d’octobre 1884. La Convention de Chicago a mis en place une le mois d’octobre 1884. La délégation fran-
En octobre 1883, soit quatre jours après réforme horaire bien réelle, calée sur le méri- çaise est dirigée par l’astronome Jules Jans-
la Convention de Chicago, s’ouvre à Rome dien de Greenwich, et l’on devine que les sen, directeur de l’Observatoire de Meudon.
une Conférence de l’Association géodésique Américains ne sont pas disposés à accep- Conformément aux instructions qu’il a reçues
internationale où est abordé le sujet qui sera ter le choix d’un autre méridien pour nor- et auxquelles il adhère pleinement, c’est à
débattu à Washington un an plus tard, mais maliser les longitudes et l’heure à l’échelle la surprise générale que Janssen déclare ne
la France ne prend pas l’affaire au sérieux. mondiale. Pourtant, les Français ne s’en pas être venu pour défendre la candidature
De plus, d’obscures transactions franco- inquiètent guère. lls veulent surtout éviter du méridien de Paris. Il développe alors une
anglaises sur un échange possible entre de reproduire à Washington l’épisode peu longue argumentation en faveur d’un méri-
le méridien de Greenwich et le système glorieux de Rome, en donnant des instruc- dien neutre qui pourrait passer par les Açores
métrique – les Britanniques auraient accepté tions précises à la délégation française qui ou le détroit de Behring. La thèse de Janssen
de passer au système métrique en échange s’y rendra. À cet effet, une Commission de rencontre une forte opposition et le méridien
du choix du méridien de Greenwich – sèment l’unification des longitudes et des heures se de Greenwich est adopté par 21 voix contre
le trouble dans les esprits. Aussi la déléga- réunit en août 1884 ; elle recommande de une – celle de Saint-Domingue –, et deux abs-
tion française censée soutenir le méridien n’adhérer au choix d’un méridien de réfé- tentions – du Brésil et de la France. Le sou-
de Paris à Rome n’a-t-elle pas une position rence qu’« à la condition qu’il aura un carac- hait d’un choix dicté par des considérations
très claire. Si bien qu’à l’issue de la confé- tère réel d’internationalité », c’est-à-dire humanistes était impuissant devant la domi-
rence, l’ensemble des résolutions rela- de neutralité. Bien que techniquement peu nation écrasante de la cartographie marine
tives à la conférence de Washington, avantageuse, cette option du méridien neutre, anglo-saxonne. En France, on restera discret

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Regards

sur le fait que le méridien de Paris n’a pas été temps moyen de Paris, retardée de 9 minutes premier méridien qui devra passer dans la
défendu à Washington, préférant laisser croire 21 secondes. ». Comme ces 9 minutes région de Behring», le tout à mettre en place
qu’il y a été vaincu par celui de Greenwich. 21 secondes correspondent à un angle de pour le 1er janvier suivant !
Lorsque la conférence passe à l’examen 2° 20’ 15’’, à peu près égal à l’écart en lon- Cette incartade parlementaire n’a pas
de la question horaire, Fleming ne manque gitude entre Paris et Greenwich, ce texte de suite, et le climat politique change radi-
pas de présenter son système, mais on lui dit la même chose que le précédent, mais calement avec les accords franco-britan-
objecte que la question des heures locales il semble épargner le méridien de Paris et niques de l’Entente cordiale, signés le
sort du champ de compétence de la confé- évite adroitement de mentionner Greenwich, 8 avril 1904. Mais le temps passe et le Sénat
rence. Le système des fuseaux horaires ne ce qui change tout. Au point que le projet ne se prononce toujours pas sur le projet
sera donc pas voté à Washington, mais pro- Boudenoot est voté sans discussion par les Boudenoot. Et pour cause : les ministères
gressivement mis en place par la suite, de de l’Instruction publique et de la Marine y
façon assez naturelle, surtout à partir de 1892. sont opposés et, dans ces conditions, la com-
Au terme de la conférence de Washington, le mission sénatoriale chargée de la question
jour civil de Greenwich est érigé en jour uni- refuse de remettre son rapport. C’est là que...
versel, compté de 0 à 24 heures, et à usage la tour Eiffel intervient.
purement scientifique ou administratif.
Les décisions de la conférence doivent La tour Eiffel
encore être approuvées par les gouverne-
ments des différentes nations. Aussi, de retour joue un rôle décisif
de Washington, Janssen soutient que le méri- Érigée pour l’Exposition universelle de 1889,
dien de Greenwich n’a pas encore gagné la la tour Eiffel avait provoqué les protesta-
partie. La France s’enferme alors dans un iso- tions indignées de nombreuses personna-
lement horaire en Europe, et la loi du lités du monde littéraire et artistique, et
14 mars 1891, qui abolit les heures locales devait être détruite après 1909. Aussi l’in-
en la dotant d’une heure nationale – l’heure génieur Gustave Eiffel avait-il vu, dans les
de Paris –, lui permet d’affirmer encore davan- expériences prometteuses de télégraphie
tage son indépendance. C’est aussi la pre- sans fil qui se multipliaient à cette époque,
mière fois qu’un texte officiel dit ce qu’est une occasion providentielle de préserver
l’heure légale en France. 3. LE COMPTE RENDU de la Conférence inter- son œuvre. La tour constituait en effet un
nationale du méridien qui se tint en octobre 1884 formidable pylône qu’il s’imposait d’exploi-
Une astuce due à Washington. Le méridien de Greenwich y fut ter. Déjà, le 5 novembre 1898, l’industriel
adopté comme méridien de référence mondial Eugène Ducretet avait réalisé avec suc-
à Louis Boudenoot à l’unanimité moins une voix et deux absten- cès une transmission sur quatre kilomètres
Au fil des années, l’isolement de la France tions – dont celle de la France. entre la tour Eiffel et le Panthéon, une pre-
devient de plus en plus absurde. Le 27 octo- mière en milieu urbain. En décembre 1903,
bre 1896, le député Gabriel Deville dépose députés, le 24 février 1898. L’Académie des Eiffel mettait sa tour à la disposition du Génie
un projet de loi visant à mettre fin à cette sciences refuse d’entrer dans le débat. Reste militaire en prenant les frais d’installation
situation. Son texte va droit au but : « Article à obtenir l’approbation du Sénat. à sa charge. Dès le mois suivant, sous la
premier. – Le méridien initial officiellement Certains pensent que la France franchira direction du capitaine Gustave Ferrié, les
en usage en France est le méridien de Green- le pas à l’occasion de l’Exposition universelle expériences commençaient avec une
wich. Art. 2. – L’heure légale en France est de 1900, mais la crise de Fachoda, un inci- antenne à un fil, puis à quatre fils, chacun
l’heure du temps moyen de Greenwich. [...]». dent diplomatique qui oppose la France et de 380 mètres. Les émissions atteignirent
Mais alors que l’opposition au méridien le Royaume-Uni en 1898 au Soudan, puis l’im- bientôt les côtes de l’Algérie, et leur por-
anglais est toujours vive, un texte qui ména- populaire guerre des Boers en Afrique du Sud, tée dépassa 3 000 kilomètres la nuit.
ge si peu les susceptibilités nationales n’a entre les Britanniques et les descendants Le 1er janvier 1910, la concession de l’ex-
aucune chance d’aboutir et il est écarté des premiers colons, soulèvent des vagues ploitation de la tour est renouvelée à Gus-
par la commission parlementaire chargée d’anglophobie, et leurs espoirs sont déçus. tave Eiffel pour 70 ans, et l’«odieuse colonne
de l’étudier. Les partisans de la réforme ne De plus, le 6 février 1899, les députés contre- de tôle boulonnée » est sauvée. Elle servira
désarment pas et un nouveau projet de loi disent leur action précédente en émettant à la transmission non seulement des
est déposé le 8 mars 1897 par le député un vote positif sur un projet de loi irréaliste dépêches militaires, mais aussi de l’heure,
Louis Boudenoot : « Article unique. – L’heure qui prévoit la décimalisation des heures et dont l’intérêt est capital pour la détermina-
légale en France et en Algérie est l’heure, un système de fuseaux horaires calé sur «un tion des longitudes. À l’époque, les marins

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Regards

évaluent la longitude de leur position en com- de Paris étant maintenue partout ailleurs.
parant leur heure locale à celle d’un méri- Lallemand n’a aucun mal à faire repousser
dien de référence (Greenwich, ou Paris pour ce texte qui réintroduit une dualité d’heures
les Français), qu’un garde-temps embarqué et double le décalage horaire dans les gares.
– une montre – est censé indiquer : à raison Le projet Boudenoot est adopté par le Sénat
de 15 degrés pour une heure, leur différence dans sa rédaction initiale, tandis que la loi est
correspond à l’angle entre le méridien de leur définitivement votée à la Chambre le 9 mars
position et celui de référence. Reçus à bord suivant et publiée le lendemain au Journal
quasi instantanément, les signaux horaires officiel. Son application est immédiate : dans
permettront de corriger les indications du la nuit du 10 au 11 mars 1911, le temps est
garde-temps au cours de la navigation, ce suspendu à minuit pendant 9 minutes et
qui était impossible auparavant. Le 21 secondes, tandis qu’enfin disparaît l’heure
22 juin 1910, une nouvelle installation, avec du chemin de fer. 4. L’INSTALLATION RADIO de la tour Eiffel
en 1909. La transmission d’informations – notam-
des locaux souterrains et une antenne à
ment l’heure – pouvait atteindre 3000 kilomètres,
six fils de 450 mètres chacun, est inaugu- 65 millièmes et plus de 4 500 kilomètres en 1910.
rée par le Bureau des longitudes et son
président Henri Poincaré. La première émis- de seconde d’écart
sion officielle de signaux horaires a eu lieu Le libellé de la loi ne trompe personne, mais L’ A U T E U R
le 23 mai précédent. il a dû faire sourire outre-Manche. Déclarer
Dès ce moment, Paris peut prétendre à explicitement que l’heure légale française est
un rôle international de premier plan dans le celle de Paris, tout en annonçant implicite-
domaine de l’heure. Encore faut-il que la France ment qu’il s’agit de celle de Greenwich, relève
consente, sans plus tarder, à entrer dans le de l’exploit ! Certains ironisent à ce sujet,
système horaire mondial. Même si cet argu- d’autres parlent d’abdication, mais l’opéra-
ment, de l’ordre du pari, ne peut être produit tion est un succès total: une Conférence inter-
à l’appui de la réforme, il est clair que les per- nationale de l’heure, réunie à l’Observatoire
formances de la station radiotélégraphique de Paris en octobre 1912, prévoit la création
Jacques GAPAILLARD
de la tour Eiffel sont l’élément déclencheur d’une Commission internationale de l’heure est professeur émérite
d’une décision qui, de toute façon, ne peut dont l’organe exécutif, le Bureau internatio- à l'Université de Nantes
être encore longtemps différée. nal de l’heure, siégera à Paris; il y sera offi- où il a enseigné
les mathématiques
Le 20 juillet 1910, le ministre Gaston Dou- ciellement établi en 1919. Paris est aussi et l'histoire de l'astronomie
mergue adresse au président de la com- désignée comme futur Centre horaire inter- (Centre François Viète).
mission sénatoriale concernée une lettre qui national, et la station centrale de signaux
met fin à un blocage de 12 ans : « Tous les horaires sera celle de la tour Eiffel.
départements ministériels se sont montrés Le 9 mars 1911, la France a donc rejoint  BIBLIOGRAPHIE
favorables à la mesure projetée, et le gou- le concert des nations... à ceci près que les J. Gapaillard, Une histoire
vernement, qui vient d’en délibérer, areconnu, 9 minutes 21 secondes ne correspondent de l’heure en France, Vuibert,
sans aucune réserve, l’intérêt qu’il y avait, pas exactement à l’écart en longitude entre à paraître.
au point de vue des relations internatio- les observatoires de Paris et de Greenwich. P. Galison, L’empire du temps.
nales, à adopter un système aujourd’hui En réalité, il s’en faut de 65 millièmes de Les horloges d’Einstein
admis par tous les pays de l’Europe en seconde que la France soit strictement rat- et les cartes de Poincaré,
dehors de la France, du Portugal et de la tachée au système horaire mondial. Cette Gallimard, 2007.
Grèce. » Le ministre demande à la commis- anomalie ne sera corrigée que par le décret
sion de déposer son rapport « dans le plus du 9 août 1978 qui abroge la loi de 1911 et
bref délai possible ». légalise en France un nouveau temps inter-
Le géodésien Charles Lallemand, nom- national, le temps universel coordonné, fondé
mé commissaire du gouvernement, défend sur le temps atomique et connecté à la rota-  À ÉCOUTER
le projet Boudenoot au Sénat le 26 janvier, tion de la Terre. Ironie du sort, ce temps est Jacques Gapaillard sera l’invité
puis le 10 février 1911. Entre-temps, une élaboré au Bureau international des poids et de l’émission La marche des
nouvelle rédaction a été proposée, qui vise mesures, près de Paris... et le méridien his- sciences du jeudi 3 mars 2011,
sur France Culture de 14h à 15h.
à limiter l’emploi de l’heure de Greenwich aux torique de Greenwich n’intervient plus http://www.franceculture.com
chemins de fer, postes et télégraphes, celle dans cette affaire. 

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mathématiques, science et société

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Mesurer les chercheurs


La folie évaluatrice dans le monde de la recherche scientifique
a provoqué une multiplication des méthodes. L’indicateur de Hirsch est devenu
le moyen le plus expéditif de noter un chercheur.
Jean-Paul DELAHAYE

I
l est légitime et utile d’évaluer la sent gravement les résultats (voir plus loin leur parution. Ce calcul fixe la valeur de la
qualité d’un chercheur. Mais com- l’exemple de Grigori Perelman). Par ailleurs, revue et donc le coefficient associé aux
ment le faire quand si peu de gens certains journaux sont bien plus exigeants articles qu’elle publie.
ont la compétence nécessaire ? que d’autres, et il serait injuste de comptabi- Cette méthode est absurde : en mathé-
Si l’on s’adresse à des spécialistes, liser de la même façon un article dans une matiques par exemple, plus de 90 pour cent
on n’échappera pas à la subjectivité, aux que- revue qui publie tout texte soumis et un autre des citations portent sur des articles publiés
relles d’école, voire à la jalousie. L’évaluation dans une revue qui n’en retient qu’un sur 100. plus de deux ans auparavant. Une autre absur-
humaine par les pairs restera essentielle, mais Une solution consiste à classer les dité du facteur d’impact est qu’il est calculé
selon l’opinion qu’«un chiffre, même médiocre, revues et publications en catégories et à en ne prenant en compte que certaines revues,
vaut mieux que pas de chiffres du tout», on pondérer les listes des écrits d’un chercheur déterminées subjectivement et en favorisant
a voulu compléter et contrôler le jugement en fonction de ce classement. Cette solu- bien sûr les revues de langue anglaise: le fac-
humain avec du concret et du mesurable. tion largement utilisée est mauvaise, car, teur d’impact contient donc la composante
Il est naturel de s’appuyer sur les écrits si le classement des revues est fait par des subjective qu’il prétendait éviter.
d’un chercheur pour le noter. Il existe aujour- comités réunis pour cela, on risque de consta-
d’hui une multitude de bases bibliographiques ter la surévaluation des revues auxquelles Le contestable
qui recensent les articles, les congrès et les participent les membres du comité et la péna-
livres et permettent, en tenant compte d’une lisation des revues associées aux écoles et « facteur d’impact »
grande quantité de publications, de calculer sensibilités concurrentes mal représentées. Autre problème dont les spécialistes de
le nombre N de travaux d’un chercheur. La solution du calcul de « facteurs bibliométrie ont démontré la gravité : un
Mais les homonymies, les erreurs de d’impact » des revues ne semble guère article dans une « bonne revue » peut
frappe, les obstacles typographiques créés meilleure, les méthodes proposées pour les être moins bon, par exemple par le décompte
par les lettres accentuées, les traits d’union définir étant médiocres, voire absurdes. Le des citations qu’on en fait, qu’un article paru
et les abréviations des prénoms, la non- facteur d’impact détermine la valeur d’une dans une revue jugée moyenne ou médiocre.
exhaustivité des bases bibliographiques, tout revue d’après le nombre de ses articles Il n’est donc pas satisfaisant de se fonder
cela engendre des erreurs qui parfois faus- qui sont cités dans les deux années suivant sur le classement des comités ou les fac-

1 2 3 4 5 6

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Regards

teurs d’impact des revues pour juger la qua- de ces listes on déduit, grâce à des pro- Considérons quelques exemples cal-
lité des publications d’un chercheur. En2007, grammes informatiques, le nombre de culés en utilisant la base Google Scholar
la European Association of Science Editors citations renvoyant à une publication don- et la page Internet qui en synthétise les
(EASE) a d’ailleurs émis l’avis suivant : « Le née. Les trois principales bases de données résultats (http://quadsearch.csd.auth.gr/
facteur d’impact n’est pas toujours un ins- sont la propriété d’acteurs privés : Thomp- index.php?lan=1&s=2).
trument fiable. En conséquence, on ne doit son Reuters dispose de la base SCI (Science Nous trouvons que les travaux de Paul
l’utiliser – avec précaution – que pour com- Citation Index), via le Web of Science ; Else- Erdős ont été cités 15040 fois, chiffre consi-
parer l’influence des revues, mais pas pour viera lancé en 2004 la base Scopus ; Google dérable, mais peu étonnant puisqu’il est
évaluer un article et encore moins un cher- propose Google Scholardont l’accès, contrai- sans doute le plus prolifique de tous les
cheur ou un programme de recherche. » rement aux deux autres, est gratuit. mathématiciens du XXe siècle avec plus
Une idée plus simple et sans doute bien de 1 500 articles à son actif (dont 975
plus saine est de prendre en compte le nombre sont identifiés par le système). Jean Dieu-
total de citations (NTC) faites aux travaux du
Compter les citations donné, un des piliers du groupe Bourbaki,
chercheur à évaluer. Si un chercheur est cité, Les deux premières incluent surtout des jour- a lui été cité 12 580 fois. L’influent Nicolas
c’est que ses travaux sont reconnus et appré- naux de recherche rigoureusement sélec- Bourbaki obtient 16 127. Alexandre Gro-
ciés. Plus un chercheur est cité, plus son tionnés et mesurent donc l’activité de thendieck, mathématicien français vénéré,
NTC augmente, plus il devient clair qu’il est recherche dans un sens étroit. La base Google a un NTC de 9 110 et Cédric Villani, l’un des
efficace, a de l’influence et produit des idées Scholar, plus large, donnera une idée de médaillés Fields 2010, un NTC de 3 426.
et résultats pertinents. Au moins en première l’activité du chercheur en prenant mieux en Notons que seuls les mathématiciens de
approximation, il semble raisonnable de compte les actes de conférences et congrès bonne renommée atteignent un NTC de 1000.
jauger un chercheur à partir de son NTC. (très importants en informatique), ainsi qu’une Quelques tests et l’examen de ces
Calculer le NTC d’un chercheur exige de part du travail de publication didactique. Selon nombres montrent que le nombre total des
disposer de bases de données contenant les domaines et selon ce qu’on souhaite mesu- citations NTC est une note imparfaite attri-
les listes d’articles publiés mais aussi, rer, on choisira l’une ou l’autre, mais toutes buée à un chercheur. D’abord, les problèmes
pour chaque publication, la liste des publi- les trois sont assez bonnes et donnent des typographiques sont difficiles à éliminer. Une
cations qu’elle mentionne. De l’ensemble évaluations rarement contradictoires. requête pour « N Bourbaki » donne 25 642,

1. Le c la ss e m e nt d e q u e l q u es ma th é ma ti c i e n s
our chacun de ces 11 mathématiciens renommés, on a noté le nombre N
P des publications repérées, le nombre total de citations (NTC) qu’elles
ont reçu, l’indice h, l’indice g et le taux moyen de citations (TMC).
N
1. Nicolas Bourbaki 355
NTC
16127
Indice h Indice g TMC
47 125 45,4
2. Alain Connes 329 19892 61 138 59,4
Ces données brutes ont été calculées le 29 décembre 2010 à l’aide du site 3. Jean Dieudonné 310 12580 39 111 40,6
Uad Search (http://quadsearch.csd.auth.gr/index.php?lan=1&s=2) qui uti- ˝
4. Paul Erdos 975 15040 60 110 15,4
lise la base bibliographique Google Scholar. Paul Erdős est le chercheur de 5. Kurt Gödel 215 7471 28 85 34,6
notre liste qui a le plus publié, mais c’est lui qui a le taux moyen de cita- 6. A. Grothendieck 136 9110 32 95 66,9
tions par article le plus faible. Les deux plus célèbres mathématiciens de 7. Grisha Perelman 20 1643 11 20 82,1
notre sélection sont sans doute Andrew Wiles et Grigori Perelman à cause 8. Terence Tao 445 13387 49 107 30,1
de leur démonstration, pour l’un du grand théorème de Fermat, pour 9. Alan Turing 100 14359 22 100 143,6
l’autre de la conjecture de Poincaré. Or ce sont les moins cités, ceux qui ont 10. Cédric Villani 102 3426 28 58 33,6
le moins de publications identifiées et les plus petits indices h et g! 11. Andrew Wiles 88 3277 16 57 37,2

6 7 8 9 10 11

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Regards

ce qui est presque le double de ce qu’on obtient pédia dont l’impact est devenu considé- dizaines de signataires ne sont pas rares.
avec la requête «Nicolas Bourbaki». L’écart, rable... et impossible à prendre en compte. Ce problème des articles signés à plusieurs
qui n’est pas aussi grand pour les autres cher- Cédric Villani, le plus jeune des chercheurs se retrouvera plus loin pour l’indice h.
cheurs, est sans doute dû au fait que les mentionnés ici, est défavorisé puisque sa En examinant, publication par publica-
ouvrages de Bourbaki ne font pas apparaître carrière est loin d’être terminée. tion, le nombre des citations faites à cha-
complètement le prénom Nicolas. Par ailleurs, d’une discipline à l’autre, les cune, on remarque que, même chez les plus
Autre difficulté : une partie des citations usages en matière de publication et de cita- renommés des scientifiques, nombreux sont
comptabilisées pour Bourbaki devrait tion sont très différents. Il est donc absurde les articles à ne jamais être cités. Certes, il
être reportée sur Jean Dieudonné, puisqu’il de comparer des chercheurs de disciplines est faux de croire que les articles jamais
est l’un des auteurs anonymes des différentes en considérant leur NTC (voir la cités sont inutiles, mais je doute que beau-
ouvrages de Bourbaki. Bien sûr, personne figure 3). En mathématiques, par exemple, coup de chercheurs sachent qu’une part
ne sait comment opérer ce report! Le même on publie moins et les articles sont plus sou- importante de leurs travaux n’est jamais
problème se pose, cette fois à une bien plus vent publiés avec un seul nom d’auteur, alors mentionnée, et cela même s’ils ont été
grande échelle, pour l’encyclopédie Wiki- qu’en physique des articles ayant plusieurs publiés dans des revues prestigieuses.

2. Articles, citations, indice h


onsidérons un chercheur ayant
C N publications P1, P2, ..., PN à
son actif. Notons Ci le nombre de fois
définition le plus grand i tel que
i ⱕ Ci. Géométriquement, l’indice h
un reproche fait à l’indice h). Exa-
minons cinq profils.
courbe avec la droite y = x qu’après.
Son NTC est 1 + 2 + 3 + ... + 19 = 190.
est donc l’abscisse du point le plus • Profil A. C’est le « chercheur opti- Comme on le voit ci-contre (modèle A),
que la publication Pi a été citée dans à droite du graphe de la fonction mal», il obtient 10 avec 10 articles cités il peut espérer gagner un point d’in-
une autre publication. On supposera i → Ci placé au-dessus de la droite chacun 10 fois. Nul ne peut avoir un dice h tous les deux ans.
que l’on a classé les publications y = x, c’est-à-dire en gros l’abscisse indice h de 10 en étant moins cité. • Profil C. Encore un « chercheur
en plaçant les plus citées en tête : de l’intersection de la droite avec la • Profil B. C’est le «chercheur linéaire linéaire ». Cette fois, 90 des citations
C1 ⱖ C2 ⱖ C3 ⱖ ... ⱖ CN. Le nombre courbe (voir le graphique de gauche équilibré»: en moyenne, chacune de de ses neuf premières publications
total NTC de citations de ce cher- ci-dessous). ses 19 publications est citée 10 fois sont inutiles (à son indice h de 10)
cheur est : C1 + C2 + ... + CN. L’in- Avoir un indice h de 10 peut et il a autant de citations inutiles (45) et 30 autres après le point d’inter-
dice h de ce chercheur est par résulter de profils très différents (c’est avant le point d’intersection de sa section. Conseil : il doit éviter les
30 30 30
Nombre de citations de la publication i

Nombre de citations de la publication i

Nombre de citations de la publication i

28 28 Profil A 28 Profil B
26 26 26
24 24 24
22 22 22
20 20 20
18 18 18
16 16 16
14 14 14
12 12 12
10 10 10
8 8 8
6 6 6
4 4 4
2 2 2

Publication i Publication i Publication i


30 30 30
28 Profil C 28 Profil D 28 Profil E
Nombre de citations de la publication i

Nombre de citations de la publication i

Nombre de citations de la publication i

26 26 26
24 24 24
22 22 22
20 20 20
18 18 18
16 16 16
14 14 14
12 12 12
10 10 10
8 8 8
6 6 6
4 4 4
2 2 2

2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30 2 4 6 8 10 12 14 16 18 20 22 24 26 28 30
Publication i Publication i Publication i

84] Logique & calcul © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Regards

Le nombre total de citations NTC d’un cher- créatif. Les auteurs de livres seront en géné- de Hirsch a donné lieu à tant d’études et de
cheur est informatif, mais son domaine de ral défavorisés car, d’une part, les livres sont travaux de bibliométrie qu’aujourd’hui la publi-
variation est assez large et il a plusieurs moins bien pris en compte que les articles cation de J. Hirsch de 2005 est citée 1252fois
défauts qui le rendent inapte à opérer des dans les bases de données et, d’autre part, alors que sa publication la plus citée en
comparaisons fines. Un chercheur ayant le travail pour écrire un livre est en général physique ne l’est que 410 fois... ce qui est
publié un seul travail dans un domaine cen- bien plus grand que pour un article. pourtant très bien !
tral ou à la mode et qui, du coup, est très L’indice h(ou h-indexen anglais) de Hirsch
visible et largement cité sera considéré prend en considération uniquement les
comme l’égal d’un autre qui aura publié une
L’indice h de J. Hirsch meilleures publications d’un chercheur. L’in-
série de travaux difficiles et plus spécialisés, C’est sans doute pour cela qu’en 2005, Jorge dice hd’un chercheur est le plus grand entierk
donc moins cités, alors que la contribution Hirsch, physicien de l’Université de Califor- tel que leskarticles les plus cités de ce cher-
scientifique réelle du second peut être très nie à San Diego, a introduit une nouvelle idée cheur ont chacun été cités au moins k fois.
supérieure. Un chercheur publiant des articles qui, depuis, est devenue le critère préféré Pour avoir un indice hde 1, il faut avoir 1 publi-
de synthèse sera favorisé, même s’il est peu pour évaluer les chercheurs. L’idée de l’indice cation citée 1 fois. Pour avoir un indice hde2,

publications trop citées (par exemple et 200 après. On imagine sans mal des de notre chercheur imaginaire est 1 mode et l’oubli ont pour conséquence
en les fractionnant). cas pires encore. (il a un article cité une fois). Il lui qu’après avoir atteint un maximum,
• Profil D. À nouveau un «chercheur Examinons maintenant l’évolu- faut attendre la fin de sa troisième un article verra en général l’intérêt
linéaire», mais ses publications après tion de l’indice h de chercheurs régu- année pour avoir un indice h de 2 et qu’il suscite diminuer. Si l’on suppose
l’intersection sont les plus inutiles et liers. Imaginons un chercheur la fin de l’année 2k – 1 pour avoir qu’au bout de cinq ans, on cesse de
gâchent les citations (90 pertes après (modèle A) qui publie un article un indice h égal à k. L’indice h d’un mentionner les articles de notre cher-
le point d’intersection, et 20 avant). chaque année et supposons que tel chercheur croît linéairement. cheur imaginaire (modèle B), cela
Conseil: il doit se faire citer plus. dès l’année où l’article a été publié, L’hypothèse de citations régu- aura un grave impact sur son indice h
• Profil E. Ce chercheur est le plus il est cité une fois par an exacte- lières et indéfiniment prolongées pour qui, après avoir atteint 5, cessera de
«maladroit» de notre lot: 200 cita- ment (y compris l’année de sa publi- chaque article publié est assez opti- croître, car aucun de ses articles ne
tions sont inutiles avant l’intersection, cation). Au bout d’un an, l’indice h miste. En effet, les phénomènes de sera jamais cité plus de cinq fois.

15 Modèle A Modèle B 15
14 14

13 13

12 12

11 11
Nombre de citations de la publication i

10 10
An

9 9
e1
An

5

In

8 8
dic
e
An

13

eh

In

7 7
9
e

dic
11
An

eh
In

6 6

7
dic
e
An

eh
In

5 5

6
dic
e
7

eh
An

An
An

An

An
In

4 4

An
5
dic



e


An
An

e
e5

e7
eh

e
5

11

13

In

3 3
9
In

In
4
dic

e3
e3

In
In

In
dic

dic

dic
dic

dic
eh

In
In

eh

eh

2 2
eh
dic

eh

eh
dic

4
eh
eh

6
5

7
2
2

2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Publication i Publication i

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Logique & calcul [85


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Regards

3 . D ’ u n e d i s c i p l i n e à l ’ a u tr e
’une discipline scientifique à un article varie aussi sensiblement
N
104
Physique
Chimie
D l’autre, les usages en matière
de publications et de citations sont
d’une discipline à l’autre. L’indice h
des prix Nobel de biologie vaut
Biologie-médecine
103 Mathématiques très différents. Ainsi, les mathé- ainsi presque le double de celui
maticiens publient moins d’articles constaté en physique. Le graphique
102 que les physiciens ou les biologistes ci-contre du nombre N de chercheurs
et publient souvent seuls, ce qui brésiliens ayant un indice h donné
101
n’est pas le cas en physique et est tiré d’un article de Pablo Batista
Indice h encore moins en chimie. Le nombre et al. publié dans la revue Sciento-
100
0 5 10 15 20 25 30 35 40 de citations que reçoit en moyenne metrics en 2006.

il faut avoir au moins 2 publications citées au – Il ne faut pas oublier qu’il dépend de la base coup sans jamais être cité n’est probable-
moins 2 fois chacune, etc. bibliographique permettant son calcul. ment pas un bon chercheur).
L’indice h est donc majoré par le nombre – Il peut y avoir des erreurs dues en parti- L’indice h est un meilleur indicateur que
de publications du chercheur: si vous n’avez culier aux homonymies et aux difficultés le nombre d’articles cités au moins K fois,
publié que 5 articles, votre indice h ne typographiques. Il faut contrôler au moins qui décompterait aussi les bons articles d’un
pourra pas dépasser 5. Par ailleurs, si vous les kpremières publications pour un indice h chercheur, mais dépendrait d’un facteur
publiez beaucoup, mais que vous n’êtes jamais valant k; cet examen est plus facile que pour arbitraire K. Ce n’est pas le cas de l’indice h.
cité, votre indice hsera nul. Autre conséquence le NTC,car l’indice h ne dépend que d’un petit L’indice hd’un chercheur ne peut qu’aug-
(voulue par J.Hirsch) de la définition: si vous nombre de publications. menter. Avec des hypothèses simples sur la
avez un très bon NTC, mais que cela n’est dû – Il est absurde de comparer des chercheurs productivité d’un chercheur et l’écho de son
qu’à un seul article, votre indice h vaudra 1. de disciplines différentes, car les usages travail, on aboutit à un modèle théorique
Plus on avance, plus il est difficile de faire concernant les publications et les cita- de chercheur ayant un indice h qui croît
croître son indice h. Le nombre minimal de tions varient d’un domaine à l’autre. Les fac- linéairement tout au long de sa carrière, ou
citations qu’il faut pour atteindre un indice h teurs correctifs qu’on a tenté de calculer alors qui croît jusqu’à un maximum que le
de kest k2. En général, on constate que le NTC restent peu sûrs. chercheur ne dépasse plus(voir la figure 2).
d’un chercheur est 3 à 5 fois le carré de son – De nombreux biais favorisent ou défavo-
indice h. Ce facteur est bien supérieur à 5 risent un chercheur. En particulier, on doit Du pour et du contre
dans le cas où les meilleurs travaux sont beau- prendre en compte l’âge d’un chercheur et
coup cités, ce qui est souvent le cas chez les le fait qu’il publie seul ou pas. D’après J. Hirsch, l’indice h est peu sensible
chercheurs exceptionnels. Pour doubler son – Un seul nombre ne peut pas et ne pourra (du moins quand il n’est pas trop petit) au
indice h, il faut être cité 4 fois plus, et pour le jamais évaluer à la fois la créativité, la per- phénomène de l’autocitation et aux petites
multiplier par 10, il faut que la notoriété des sévérance, le rayonnement, l’influence, l’ap- erreurs que contient nécessairement une
travaux soit multipliée par100. Cet indicateur titude à la synthèse d’un individu. En base de données bibliographique.
composite prend en compte l’intensité du tra- conséquence, tout ramener à une seule note En examinant par exemple une série de
vail d’un chercheur et sa qualité. ne donnera jamais d’évaluation fine de la lauréats du prix Nobel de physique, J. Hirsch
Voici un petit tableau pour les cinq mathé- personnalité et des accomplissements pré- a constaté qu’ils possèdent tous un indice h
maticiens mentionnés plus haut : cis d’un chercheur. C’est essentiel à rete- supérieur à 20. D’autres tests ont confirmé
N NTC Indice h nir pour un comité qui doit recruter, attribuer dans d’autres disciplines que les personna-
P. Erdős 975 15 040 60 une promotion ou décider d’un financement. lités les plus en vue ont tous de bons indices h
N. Bourbaki 355 16 127 47 Dans son article de 2005, J. Hirsch a (pour leur discipline).
J. Dieudonné 310 12 580 39 proposé une série d’arguments en faveur J. Hirsch a aussi mené une étude statis-
A. Grothendieck 136 9 110 32 de son invention. Selon lui, parce qu’il limite tique pour évaluer la capacité prédictive de
C. Villani 102 3 426 28 l’importance des hits (publications citées l’indice h. Prenant en compte l’indice h au
En dépit d’opposants déterminés, l’in- de très nombreuses fois), l’indice h donne bout de 12 années de recherche d’une série
dice h constitue, selon les spécialistes de un classement plus juste des chercheurs de scientifiques, il a calculé la capacité de son
bibliométrie, une mesure efficace et assez que le NTC qui par ailleurs possède un indicateur à prévoir la qualité du travail dans
robuste, qui donne une idée grossière et pouvoir discriminant illusoire. De même, les 12 années suivantes. Son étude semble
instantanée de la productivité et de la qualité il n’a pas le défaut du nombre N de publi- concluante. Assez étrangement même, la cor-
du travail d’un chercheur. Cependant: cations (car un chercheur qui publie beau- rélation entre les indices h au bout des

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Regards

12 années et le NTC au bout de 24 ans est en compte les hitsd’un chercheur. Notons un L’ A U T E U R
meilleure que la corrélation entre le NTC au petit paradoxe autoréférent : J.Hirsch aurait
bout de 12 ans et le NTC au bout de 24 ans: mieux fait de définir cet indice g qui le favo-
pour savoir si un chercheur sera bon (au sens rise bien plus que l’indice h, puisque son
du NTC) dans la suite de sa carrière, il vaut article sur l’indice h est un hit dans sa liste
mieux se fier à son indice h actuel qu’à son de publications...
NTC actuel! Parmi les défauts de l’indice h, il
y a son imprécision : c’est un entier, qui
interdit de faire des comparaisons fines. Mais
Oubliés et tricheurs
il est probable que les nombreuses méthodes Pour insister sur la méfiance qu’on doit
Jean-Paul DELAHAYE
qui tentent de donner des notes plus fines éprouver à l’égard de l’indice h, mention- est professeur à l’Université
(non entières) créent une précision illusoire. nons deux cas extrêmes. de Lille et chercheur
On lui reproche aussi d’être victime de Grigori Perelman qui a démontré la au Laboratoire d’informatique
l’effet Matthieu, ainsi nommé à cause de la conjecture de Poincaré est l’un des dix plus fondamentale de Lille (LIFL).
phrase de l’Évangile selon saint Matthieu : grands mathématiciens vivants ; pourtant
« À celui qui a, il sera beaucoup donné et il son indice h, calculé avec la base Google
vivra dans l’abondance, mais à celui qui Scholar, vaut 0. La raison est que celui qu’on
✔ BIBLIOGRAPHIE
n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il nomme Grigori Perelman en Occident, et c’est Rapport de l’Académie
possédait. » Autrement dit, on citera une sous ce seul nom qu’il est mentionné dans des sciences, Du bon usage
de la bibliométrie pour l’évaluation
publication d’autant plus facilement qu’elle Wikipédia, est enregistré avec le prénom Gri- individuelle des chercheurs,
l’a déjà été beaucoup. sha ! Notons que même avec le prénom cor- 17 janvier 2011 (disponible sur
Le plus grave défaut de l’indice h est rigé, l’indice h de Perelman reste faible. http://www.academie-sciences.fr)
qu’il incite à découper en plusieurs petits L’exemple de Ike Antkare est inverse. L’in- N. De Bellis, Bibliometrics and
articles ce qui aurait dû être un seul article dice h de Ike Antkare vaut 95, ce qui en fait Citation Analysis: From the Science
et à renoncer à écrire des livres qui rappor- l’un des meilleurs chercheurs de tous les Citation Index to Cybermetrics,
tent trop peu. Son utilisation encourage les temps. Mais cet exploit n’est pas de nature The Scarecrow Press, 2009.
pratiques de copinage : on citera largement scientifique : Ike Antkare n’existe pas ! Son C. Labbé, Ike Antkare, one
ses amis et on les fera cosigner, pour peu qu’ils indice h résulte d’une manipulation délibé- of the great stars in the scientific
fassent de même. Enfin, son utilisation conduit rée menée par Cyril Labbé, de l’Université firmament, ISSI Newsletter,
vol. 6(2), 2009 :
à choisir des sujets faciles et à la mode qui de Grenoble. C.Labbé a créé 101 faux articles http://membres-lig.imag.fr/labbe/
assurent qu’on sera cité, voire suggère la publi- ayant Ike Antkare comme auteur. Cent de ces Publi/IkeAntkareSub.pdf
cation d’articles provocants défendant des articles citaient tous les autres, et le 101e citait
G. Woeginger, An axiomatic
thèses auxquelles on ne croit pas soi-même, des articles réels déjà référencés par Google characterization of the Hirsch
mais dont on est certain qu’elles feront réagir Scholar pour faire croire que Ike Antkare h-index, Mathematical Social
et donc qu’elles seront citées. était bien connecté au monde réel universi- Sciences, vol. 56, pp. 224-232, 2008.
On peut ajouter un autre conseil encore : taire. C.Labbé a ensuite mis en ligne des pages J. Hirsch, Does the h-index have
publiez un article avec une erreur et faites Internet où ont été déposés ces 101 articles. predictive power? PNAS,
un correctif, vous aurez ainsi deux publi- Google Scholar, piégé, a pris en compte ces vol. 104/49, pp 19193-19198, 2007.
(arxiv.org/ abs/0708.0646).
cations d’un coup : si l’article intervient dans pages et ces articles... du moins presque tous.
votre indice h, il comptera double puisque Ainsi, pour Google Scholar, Ike Antkare a publié A.-M. Kermarrec et al.,
ceux qui le citeront mentionneront aussi le 95 articles, chacun ayant été cité la même Que mesurent les indicateurs
correctif. N’oubliez pas non plus que lorsque année au moins 95 fois, et il faut donc lui attri- bibliométriques ?, Rapport INRIA,
2007 : www.inria.fr/content/
vous vous citez, il faut choisir ceux de vos buer un indice h égal à 95. download/ 6425/58287/
articles proches du seuil de votre indice h : Cet exploit illustre qu’il est facile de tri- version/1/.../ce_indicateurs.pdf
ceux trop cités n’ont pas besoin de l’être cher et démontre à ceux qui utilisent l’indice h
L. Egghe, Theory and practice
plus, et ceux trop peu cités risquent fort pour évaluer les chercheurs qu’ils doivent se of the g-index, Scientometrics,
de ne l’être jamais assez. méfier. Faire de la bonne recherche n’a jamais vol. 69(1), pp. 131-152, 2006.
L’indice g est un peu compliqué, mais signifié publier une multitude de petits articles
J. Hirsch, An index to quantify
intéressant. C’est le plus grand entier g tel en y éparpillant ses idées pour accumuler an individual’s scientific research
que les g articles les plus cités sont cités au des points, comme un automobiliste accu- output, PNAS, vol. 102/46,
moins g2 fois au total. Cet indicateur, toujours mule les points d’une station-service pour pp. 16 569-16 572, 2005.
(arxiv.org/abs/physics/0508025).
supérieur ou égal à l’indice h, prend mieux gagner des verres à whisky. ■

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REGARDS

ART & SCIENCE

L’homme descend du crocodile...


... ou comment une statue océanienne conduit à revisiter le darwinisme
et les hypothèses de ceux qui s’y opposent.
Philippe CHARLIER

À
la fin des années 1990, le pour des raisons hormonales ou géné- Dans ce dernier pays, le courant créa-
marchand d’art David Godreuil tiques, cette queue embryonnaire peut tionniste a récupéré ces malformations pour
parcourt la vallée du fleuve perdurer (on parle de queue vestigiale) étayer diverses théories fantaisistes. Le point
Sépik et sa région, au Nord sous des formes et des aspects notable- de départ fut un article paru dans le New
de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Dans le ment différents d’un sujet à l’autre. Ce peut England Journal of Medicineen 1982, où Fred
village de Yenchan, il collecte une grande sta- être une queue dure constituée de ver- Ledley, alors à l’Institut médical Howard
tue ancienne, encore couverte de quelques tèbres accompagnées de tissus muscu- Hughes, aux États-Unis, postulait, à partir du
restes de peintures végétales et minérales laires autorisant une mobilité, ou bien une cas d’un de ses anciens patients, que l’obser-
(voir page ci-contre). L’individu figuré, d’une queue molle uniquement composée de tis- vation de queues vestigiales chez des nou-
soixantaine de centimètres de hauteur, est sus vasculo-nerveux, avec parfois une veau-nés mettait en évidence « la relation
un être mythique, un ancêtre du clan, dont matrice cartilagineuse. Dans certains cas, entre humains modernes et leurs ancêtres
la filiation avec le crocodile est visible sous une forte pilosité recouvre ces queues ves- primitifs ». Les créationnistes ont réagi en
la forme d’un long prolongement caudal en affirmant que de telles malformations ne
queue de saurien garni de renflements sug- peuvent être que le fruit du hasard (la preuve
gestifs. De fait, le crocodile est au cœur de Une pilosité importante étant leur diversité) et non le résultat de l’ex-
nombreuses croyances de ces populations, pression accidentelle d’un gène archaïque.
une légende affirmant même que le para-
confère parfois Rappelons que le créationnisme est une
dis et les enfers correspondent chacun à aux queues vestigiales doctrine religieuse (surtout chrétienne, mais
une partie de la mâchoire entrouverte d’un aussi partagée par quelques courants musul-
de ces reptiles.
de certains individus mans et juifs) s’opposant à l’évolutionnisme
Cependant, s’agit-il réellement d’un su- un aspect animal. darwinien. Selon les créationnistes, la vie et
jet hybride, destiné à rappeler à l’homme son la Terre ont été créées par Dieu comme le
ascendance animale lacustre, ou plutôt de racontent les livres saints. Toutes les traces
la figuration d’une anomalie anatomique ? Il tigiales, leur conférant un aspect encore plaidant pour une évolution des espèces (les
est en effet possible de voir dans cette sta- plus animal. Les garçons sont deux fois fossiles, par exemple) ne seraient que des
tue la représentation d’une véritable queue plus souvent porteurs d’une telle malfor- leurres disposés par Dieu pour fausser le
chez un être humain. mation que les filles. jugement des hommes et les éloigner de la
Au cours de leur développement, les Une prise en charge chirurgicale est la Vérité. Pourtant, l’homme a bien un ancêtre
embryons humains sont un temps dotés, de règle, l’opération étant le plus souvent effec- commun avec le crocodile !
façon physiologique et donc normale, d’une tuée peu de temps après la naissance.
queue pouvant mesurer jusqu’à un sixième Cependant, la situation est plus complexe
de leur taille totale. Toutefois, cet appendice lorsque d’autres malformations sont asso- Philippe CHARLIER travaille au Service
s’atrophie au fil de la croissance, jusqu’à dis- ciées : une fistule anale (une communica- de médecine légale et d'anatomie/cytologie
pathologiques, à l'Hôpital universitaire
paraître totalement au stade fœtal. Seul tion anormale entre deux zones d’ordinaire Raymond Poincaré (AP-HP, UVSQ), à Garches.
persiste chez l’adulte un bourgeon minus- bien séparées), une anomalie du système Ph. Charlier, Les monstres humains.
cule constitué de une à trois vertèbres coc- génito-urinaire, une lésion vertébrale... De Les malformations humaines dans l’Antiquité.
cygiennes (le coccyx), l’ensemble mesurant telles observations sont nombreuses dans Paris, Fayard, 2008.
moins de trois centimètres de longueur. la littérature médicale, avec des cas décrits F. D. Ledley, Evolution and the human tail :
a case report, New England Journal
Mais cette disparition souffre quelques en ex-Indochine, en Inde, au Japon, en of Medicine, vol. 306(20),
exceptions. En effet, chez certains individus, France, aux États-Unis, etc. pp. 1212-1215, 1982.

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Regards

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Art & science [89


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REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Le cerveau ausculté avec des supraconducteurs


Grâce à des circuits supraconducteurs, on est capable de mesurer d’infimes
champs magnétiques, tels ceux produits par l’activité du cerveau.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

Q
uelles sont les zones du cerveau terrestre! Mesurer de tels champs est néan- aisément détectés (par électroencéphalo-
qui sont sollicitées lors de telle moins possible grâce à la supraconductivité, graphie). C’est beaucoup plus difficile pour
ou telle tâche cognitive ou qui dont on fête cette année le centenaire de les champs magnétiques cérébraux, qui sont
présentent des anomalies ? la découverte. de l’ordre de 10–13 tesla – le champ magné-
Pour répondre à ces questions, les méthodes Le cerveau est le siège d’une activité tique terrestre vaut environ 5 ⫻ 10–5 tesla–,
d’exploration se sont multipliées : IRM, élec- physico-chimique et électrique. La propa- c’est-à-dire 100 fois moins que le champ
troencéphalographie et plus récemment gation de signaux par les neurones est asso- magnétique créé au niveau de la tête par
magnétoencéphalographie (ou MEG)... Cette ciée à des mouvements d’ions, donc à des l’activité électrique du cœur. Or la supra-
dernière technique (voir la figure 1) est un courants électriques. Cela se traduit par la conductivité, phénomène extrêmement sen-
tour de force, car les champs magnétiques génération de champs électriques et magné- sible au champ magnétique, permet de
créés par le cerveau sont un milliard de tiques. Les potentiels électriques, de l’ordre détecter des champs aussi faibles.
fois plus faibles que le champ magnétique de quelques dizaines de microvolts, sont
La supraconductivité
à la rescousse
Découverte en 1911 par le Néerlandais
Kamerlingh Onnes, la supraconductivité
apparaît brusquement dans certains maté-
riaux au-dessous d’une très basse tempéra-
ture (4 kelvins pour le mercure, soit –269 °C!)
ou dans certains composés à des tempéra-
tures un peu moins basses. Elle se manifeste
par deux propriétés remarquables, l’une élec-
trique et l’autre magnétique : un matériau
supraconducteur conduit le courant électrique
sans aucune résistance et expulse de son sein
tout champ magnétique (effet Meissner).
L’origine de ces propriétés réside dans le
comportement collectif des électrons libres:
après s’être liés deux à deux en « paires de
Dessins de Bruno Vacaro

Cooper » malgré leur répulsion électrosta-


tique, ils se regroupent dans un même état
quantique qui s’étend dans tout le volume du
matériau. Il s’agit d’une des rares manifes-
1. LA MAGNÉTOENCÉPHALOGRAPHIE permet de suivre en temps réel l’activité du cerveau grâce
à la mesure des minuscules champs magnétiques produits par les circuits neuronaux. La tête du
tations directes de la physique quantique à
patient est recouverte d’un casque tapissé de centaines de capteurs à base de SQUID, des cir- l’échelle macroscopique.
cuits supraconducteurs. Ces circuits, très sensibles au champ magnétique, doivent être refroidis Comment utiliser la supraconductivité
à très basse température, condition indispensable à la supraconduction. pour mesurer des champs magnétiques ?

90] Idées de physique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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Regards

La première étape fut, en 1961, la décou- a Champ magnétique b


verte que le flux du champ magnétique à tra- externe
Anneau
vers un anneau supraconducteur, c’est-à-dire supraconducteur
le produit de la valeur du champ par l’aire
traversée, est quantifié : il ne peut prendre
que des valeurs égales à un multiple entier
d’un « quantum » de flux, noté ␾0.
Les valeurs du flux étant discontinues,
que se passe-t-il lorsqu’on fait varier conti- Jonction
nûment le champ magnétique extérieur à Courant induit Josephson
travers l’anneau ? Cette opération induit 2. LORSQU’UNE BOUCLE DE MATÉRIAU supraconducteur (a) est soumise à un champ magné-
un courant le long de l’anneau, son intensité tique externe (flèches rouges), un courant y est induit (flèche verte). Ce courant induit crée un
étant telle que le flux magnétique total, dû champ magnétique (lignes orange) qui compense le champ externe, de façon que le flux magné-
au champ extérieur et au champ engendré tique à travers la boucle reste égal à zéro ou à un multiple entier du quantum de flux. Dans un
par le courant, soit conservé ou saute à la SQUID (b), la boucle supraconductrice est interrompue en deux endroits et reliée à un fil supra-
valeur permise la plus proche. conducteur où passe un courant (flèches bleues). Le courant induit (flèche verte) par le champ
externe s’ajoute et fait que dans la branche droite de la boucle, le courant total peut dépasser le
Ainsi, en augmentant peu à peu le champ seuil au-delà duquel la supraconductivité disparaît. Une tension aux bornes de la boucle est alors
extérieur, on observe que le courant induit mesurable, tension qui permet de déterminer l’intensité du champ magnétique externe.
dans l’anneau varie périodiquement avec le
champ magnétique, ce courant ne s’annu-
lant que pour les valeurs du champ extérieur valeur critique (qui dépend notamment de
qui donnent un flux multiple de ␾0. Or le quan- l’épaisseur de la coupure), la supraconduc-
tum de flux (égal au rapport de la constante tivité persiste comme si de rien n’était. En
de Planck sur deux fois la charge électrique revanche, dès que le courant dépasse la
élémentaire) est extrêmement petit : il cor- valeur critique, les paires d’électrons se
respond au flux d’un champ magnétique de dissocient, les électrons redeviennent libres
2 ⫻ 10–11 tesla sur un centimètre carré. On et se cognent au réseau cristallin : il apparaît
détient donc potentiellement le phénomène une résistance, donc une tension de part et
Circuit supraconducteur
ayant la bonne sensibilité pour mesurer les d’autre de la jonction, d’autant plus élevée
champs magnétiques cérébraux. que le courant dépasse le courant critique.
Champ
magnétique Toute l’astuce consiste alors à polari-
Un circuit astucieux : cérébral ser le SQUID en faisant circuler un courant
très légèrement inférieur au double du cou-
le SQUID SQUID rant critique. En l’absence de champ magné-
La seconde étape fut l’invention en 1964 de tique, le courant qui passe dans chacune des
circuits nommés SQUID (voir la figure 2). Courant local branches est inférieur au courant critique :
Connectons de part et d’autre d’un anneau aucune tension n’apparaît dans le circuit. En
supraconducteur un fil supraconducteur où Cerveau revanche, la présence d’un champ magné-
circule un courant, le «courant de polarisa- tique se traduit, en raison du courant induit,
tion ». En l’absence de champ magnétique, 3. POUR MESURER LE CHAMP MAGNÉTIQUE par un courant supérieur à la valeur criti-
ce courant se répartit également entre les à proximité du cerveau tout en s’affranchis- que dans l’une des branches et donc par une
deux branches de l’anneau. Avec un champ sant des champs magnétiques parasites (champ tension aux bornes de l’anneau. Plus le champ
terrestre, champ créé par l’activité du cœur, etc.),
magnétique, s’ajoute le courant induit; dans est intense, plus le courant induit et l’écart
un SQUID est couplé à un second circuit supra-
l’une des branches, le courant est alors plus conducteur comportant deux boucles et un petit au courant critique seront forts, et plus la
intense que la moitié du courant de polarisa- bobinage. Le champ magnétique (ligne rouge) tension sera élevée.
tion (et plus faible dans l’autre). Enfin, au créé par un petit courant électrique (flèche En calibrant le SQUID, on peut donc remon-
milieu de chacune des branches, introdui- orange) dans le cerveau est plus intense au ter de la valeur de la tension à celle du champ
sons dans le fil supraconducteur une coupure, niveau de la première boucle que de la seconde. magnétique qui traverse l’anneau. Avec cette
Pour que le flux magnétique soit constant dans
assez mince pour que les paires d’électrons géométrie, ce dispositif est semblable dans
le circuit, un courant y est induit (flèches vertes),
puissent la traverser par effet tunnel. lequel crée dans le petit bobinage un champ son principe à un interféromètre où deux
À cet endroit, nommé jonction Joseph- magnétique (flèche rouge). Ce champ est détecté ondes quantiques passant par des chemins
son, tant que le courant est inférieur à une et mesuré par le SQUID. distincts interfèrent. D’où le nom de SQUID,

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Idées de physique [91


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Regards

LES AUTEURS pour Superconducting Quantum Interfe- sites dont la source se trouve loin du détec-
rence Device (dispositif supraconducteur à teur (cas du champ magnétique associé
interférence quantique). au cœur), le même champ traverse les deux
L’utilisation directe d’un SQUID est tou- boucles et comme ces dernières ont des
tefois délicate : sa surface est petite (une sens de circulation opposés, le flux magné-
Jean-Michel COURTY dizaine de micromètres carrés) et il est sen- tique total est nul.
et Édouard KIERLIK sible à toutes les perturbations magnéti- En revanche, pour une source proche,
sont professeurs de physique ques. Pour y remédier, on utilise un capteur par exemple un ensemble de neurones, le
à l’Université Pierre constitué d’un circuit supraconducteur com- champ n’est pas homogène ; il est bien plus
et Marie Curie, à Paris.
Leur blog: http://blog.idphys.fr portant deux boucles de un centimètre de intense dans la boucle la plus proche de la
diamètre, distantes de cinq et enroulées en source. Par conséquent, la somme des
 BIBLIOGRAPHIE sens opposés, et un petit enroulement cou- flux à travers les deux boucles n’est pas
plé au SQUID (voir la figure 3). nulle : un courant est induit dans le circuit
J. C. Gallop, SQUIDs, the Josephson À cause de l’effet Meissner, les lignes afin que le flux magnétique dans le petit
Effects and Superconducting
Electronics, Institute of Physics de champ ne peuvent pas traverser le fil enroulement compense le flux des grandes
Publishing, 1991. supraconducteur pour entrer ou sortir des boucles et maintienne un flux total nul. Le
anneaux : il s’ensuit que le flux magnétique champ magnétique engendré par l’enrou-
total dans le circuit reste constant. Pour un lement, proportionnel au champ magné-
Retrouvez les articles de champ magnétique uniforme ou presque, tique cérébral, est ainsi plus facilement
fr J.-M. Courty et É. Kierlik sur
www.pourlascience.fr tels le champ terrestre ou des champs para- mesurable par le SQUID. I

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Dernières nouvelles des soufflés


Pour que le soufflé monte bien, assurez-vous

Jean-Michel Thiriet
que la préparation contienne beaucoup d’eau et d’air
avant de l’enfourner.
Hervé This

L
e soufflé est le prototype du la base dense comportait 75 grammes de Le soufflé fut alors remis au four, parce
produit culinaire qui gonfle à la farine, 75grammes de beurre, 750 grammes que nous avions voulu le comparer à un
cuisson. Il n’est pas seul: les gou- de lait, quatre jaunes d’œuf, 200 grammes soufflé dont les blancs d’œuf n’auraient pas
gères, les petits choux, les can- de fromage râpé; après cuisson, deux jaunes été battus en neige : après tout, puisque
nelés gonflent... Une partie du monde culinaire d’œuf supplémentaires étaient ajoutés, ainsi la théorie stipulait que la dilatation des
attribuait le gonflement à la dilatation des que dix blancs d’œuf battus en neige ferme. bulles d’air était presque sans effet sur le
bulles d’air, qui proviennent des blancs d’œuf Les ramequins étaient des objets pro- gonflement, pourquoi s’embarrasser de
battus, comme dans les soufflés ; mais la rai- fessionnels en céramique blanche, et les ce battage préalable ?
son n’y trouvait pas son compte : la loi de la conditions de production des « appareils » Le verdict expérimental a été sans appel,
dilatation des gaz, appliquée aux soufflés, à soufflés (les cuisiniers nomment « appa- à la surprise des professionnels : le soufflé
ne prévoyait qu’un gonflement de moins de reil » la préparation destinée à cuire), tout aux blancs non battus en neige est monté
30 pour cent, bien inférieur à celui obtenu comme celles de cuisson, étaient aussi presque autant que le soufflé identique, mais
quotidiennement par les cuisiniers. bien contrôlées que possible. Cette rigueur avec des blancs battus. Presque autant...
Nous avons montré que le mécanisme a révélé des surprises. Tout d’abord, les rame- mais pas tout à fait, parce que l’air intro-
principal du gonflement des soufflés et quins n’étaient identiques qu’en apparence : duit contribue au volume de la masse.
des autres plats analogues était l’évapora- alors que leur taille était constante, leur masse Cette observation, qui a stupéfié le
tion de l’eau de la préparation. D’une part, un variait considérablement, ce qui indique que monde professionnel, donne de nouvelles
soufflé de 300 grammes perd environ dix leurs épaisseurs étaient différentes ; pas clefs pour réussir les soufflés : nous savons
grammes à la cuisson, ce qui (si cette masse étonnant, donc, que l’on obtienne parfois maintenant que l’objectif est de vaporiser le
est de l’eau évaporée, mais que pourrait-elle en cuisine des résultats très différents. plus d’eau possible et nous savons que
être d’autre ?) correspond à dix litres de En ce qui concerne la tenue des souf- tout l’air initialement introduit dans les souf-
vapeur ! D’autre part, la cuisson des souf- flés à l’ouverture de la porte, nous avons flés sous la forme de blancs d’œuf en neige
flés dans des moules transparents et équi- constaté une tenue bien supérieure à tout contribue au volume final. Puisque l’on sait
pés de capteurs de température montre ce qui est prétendu. Le soufflé ayant été produire des litres et des litres de blanc en
qu’au fond des ramequins, on atteint bien cuit à 180 °C dans un four à convection, un neige à partir d’un seul blanc d’œuf, en lui
les 100 °C indispensables à l’évaporation de gonflement notable a été observé après dix ajoutant de l’eau quand on le bat, on sait par-
l’eau, tandis que l’on voit, à travers les parois minutes de cuisson. tir d’un fort volume initial... qui augmentera
des ramequins, des bulles monter dans la C’est le moment qui a été choisi pour l’ou- encore à la cuisson. ■
préparation et venir crever en surface. verture du four : durant une minute, nous
Tout est-il dit ? Apparemment pas. Lors avons laissé le soufflé dans le four, en espé- Hervé THIS dirige le groupe INRA
de récentes réunions du Groupe d’étude rant le voir redescendre... mais non, il est resté de gastronomie moléculaire
des précisions culinaires, à Paris, nous stable. Nous l’avons même sorti du four, et au Laboratoire de chimie
d’AgroParisTech. Il est aussi
avons testé diverses précisions relatives après 3 minutes et 40 secondes, il était très directeur scientifique
aux soufflés, notamment la retombée des peu redescendu. Bref, à ce stade, la croûte de la Fondation Science & Culture
soufflés cuits dans des fours dont on ouvre superficielle, et sans doute la cuisson de la Alimentaire (Acad. des sciences).
la porte, l’influence du farinage des moules, partie supérieure, suffit à tenir le soufflé gon-
etc. Nous avons testé des soufflés au fro- flé, la vapeur ne s’échappant pas par la par- Retrouvez les articles
mage de composition « professionnelle » : tie supérieure ni ne se recondensant. fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 Science & gastronomie [93


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À LIRE

qui pourraient servir à mieux com- le de l’histoire géologique de la


§ PHILOSOPHIE DES SCIENCES
prendre les «premiers instants» de presqu’île, car les sédiments pa-
Forme et origine l’Univers auxquels conduit ce mo- léozoïques sont alors fortement
de l’Univers dèle du Big Bang; ou encore, il se plissés et faillés lors de l’oroge-
Sous la direction penche sur les modèles d’univers nèse hercynienne. De l’histoire ul-
d’A. Barrau et de D. Parrochia multiples développés aujourd’hui. térieure de la région, les roches
Dunod, 2010 Sur le plan épistémologique, nous disent peu de chose, jus-
(410 pages, 29 euros). certains auteurs abordent de front qu’aux périodes glaciaires ré-
la question du caractère scientifique centes, qui laissent des traces ca-

R evenir sur des moments


clefs de l’histoire de la cos-
mologie, en présenter les
grandes articulations actuelles et
offrir une réflexion philosophique
de la cosmologie; ils réfléchissent
à la possibilité, ou à l’impossibili-
té, d’un discours sur l’origine, et
tentent d’appréhender le concept
de temps utilisé en cosmologie.
ractéristiques dans les sédiments
des plages et des tourbières.
Les auteurs racontent toute
cette histoire, en s’appuyant sans
cesse sur les données géologiques
sur ses tenants et aboutissants, tels Comme la plupart de ses cha- et paléontologiques, sous forme
sont les trois objectifs de ce livre pitres sont clairs, cet ouvrage consti- d’illustrations aussi abondantes
collectif. L’entreprise est réussie. tue une très riche source d’infor- que belles. Le livre est aussi un
Sur le plan historique, l’ou- mations et de réflexions sur la guide de terrain, accompagnant
vrage présente la logique de cer- cosmologie, que l’on peut recom- le visiteur à sept points présen-
taines cosmologies de l’Antiqui- mander à tous les esprits curieux. tant des intérêts particuliers.
té ; il analyse les mises en garde On regrettera juste qu’un ouvra- pliquée, comme le démontre as- Les cartes géologiques et autres
d’Emmanuel Kant, d’Auguste ge qui est présenté comme un sez sa carte géologique. échelles stratigraphiques qui y fi-
Comte et de Gaston Bachelard vis- ensemble de « regards philoso- Cette complexité est le reflet gurent complètent heureusement
à-vis des prétentions de toute cos- phiques sur la cosmologie » ne d’une longue histoire, qui débu- cette synthèse réussie et acces-
mologie à pouvoir décrire l’Uni- contienne pas d’approche plus cri- te au Briovérien (550 millions sible de la géologie exceptionnelle
vers ; ou encore, il rappelle com- tique vis-à-vis de cette discipline. d’années), puis se déroule surtout de cette partie de la Bretagne.
ment, par un renversement de ces Si analyser les discours scienti- au Paléozoïque, de l’Ordovicien
.§ Eric Buffetaut.
formes de scepticisme, le modèle fiques pour en apprécier les si- (480 millions d’années) au Dévo-
CNRS, Laboratoire
du Big Bang fut inventé. gnifications et conséquences est nien (360 millions d’années). Au de géologie de l’ENS
Concernant la situation ac- précieux, prendre du recul par rap- début de cette période, la région du
tuelle, le livre présente la version port à ces discours l’est aussi. Massif armoricain se trouve sur la
du modèle du Big Bang sur laquelle bordure Nord du grand continent
.§Thomas Lepeltier.
existe de nos jours un large consen-
Historien des sciences, Oxford
austral du Gondwana. La tecto- § HISTOIRE DES SCIENCES
sus; il explore les liens unissant les nique des plaques va rapprocher
recherches sur l’infiniment petit et ce dernier des masses continentales Les dessins
celles sur l’infiniment grand ; il plus septentrionales, fermant ain- de champignons
évoque des théories – cosmologie si l’océan rhéique et provoquant en- de Claude Aubriet
§ GÉOLOGIE
quantique et théorie des cordes – fin la surrection de la grande chaî- Xavier Carteret
Curiosités ne hercynienne. et Aline Hamonou-Mahieu
géologiques Les roches de la presqu’île Publications scientifiques
de la presqu’île de Crozon, riches en fossiles ma- du MNHN, 2010
de Crozon rins (trilobites, graptolites, bra- (330 pages, 97 euros).
Sous la direction chiopodes, coraux et aussi mi-
de Yves Plusquellec,
BRGM/Éditions Apogée, 2010
(110 pages, 19 euros).
crofossiles), témoignent de cette
riche histoire. On y trouve aussi
bien des traces d’une importante
activité volcanique que celles de
C et ouvrage met en lumière
les représentations de cham-
pignons effectuées vers 1730
par l’illustrateur scientifique et

E ntre rade de Brest et baie de


Douarnenez, la presqu’île
de Crozon forme une des
pointes occidentales de la Bre-
tagne. À ses contours déchique-
la grande glaciation de la fin de
l’Ordovicien, qui affecta prati-
quement toute l’Afrique et les
contrées adjacentes. La fin de la
sédimentation marine, au Dévo-
peintre miniaturiste Claude Au-
briet sous la direction d’Antoine
de Jussieu. Intégralement bilin-
gue français-anglais et donnant la
part belle à la reproduction des
tés correspond une géologie com- nien supérieur, ne marque pas cel- planches, il constitue un témoi-

94] À lire © Pour la Science - n° 401 - Mars 2011


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À l i r e

gnage précieux d’une œuvre rare


§ ARCHÉOLOGIE formations ; c’est notamment grâ- Brèves
de précision pour l’époque. ce à eux que M. Py et ses colla-
Élève de Jean Joubert et Les objets borateurs ont écrit l’histoire d’une LE BESOIN DE L’AUTRE
«peintre en miniature» de Louis XIV, racontent Lattara cité dont seul le nom antique était Pierre Karli
puis de Louis XV, Claude Aubriet Sous la direction Odile Jacob, 2011
a réalisé près de 600 miniatures sur de Lionel Pernet (270 pages, 24,90 euros).
vélin pour la collection royale, tout et de Michel Py pécialiste renommé de la biologie
en répondant aux commandes du
milieu scientifique parisien. C’est
Errance, 2010
(95 pages, 20 euros).
S du comportement, l’auteur livre ici un
ouvrage sur la façon dont la relation à l’autre
en accompagnant Tournefort (dont nous structure et induit les « soi » per-
sonnel, relationnel et collectif que nous
il illustra les Élémens de botanique)
lors de son voyage au Levant qu’il
devint l’un des premiers dessina-
teurs d’histoire naturelle à suivre
au long cours un botaniste.
L attara, c’est aujourd’hui
Lattes, au Sud de Mont-
pellier. Cette cité proto-
historique, puis antique, exista du
VIe siècle avant notre ère au IIe siè-
construisons. Cette prise de conscience
de notre «besoin de l’autre» achevée, il
nous invite à réaliser aussi le «besoin de
nous» de l’autre. Un ouvrage aussi hu-
maniste que passionnant, car profondé-
L’ouvrage est composé de cle de notre ère. Ses huit siècles
ment fondé en science.
97 planches en couleur et anno- d’histoire sont ici racontés par les
tées, qui nous éclairent sur les es- objets exhumés lors des fouilles
pèces présentées. Tout au long de archéologiques de la cité, ce qui
ses pages, on savoure les couleurs donne un très bel ouvrage tout en LE CONTACT
des gouaches et lavis d’Aubriet tout couleur et images. connu. Ils permettent de dater les
Études présentées par
comme la finesse de son trait. On Les 25 auteurs, tous archéo- évolutions du tissu urbain, appor- Christophe Donnet,
s’attarde ainsi sur les méandres logues, abordent ici le contexte tent des données précises sur le Nicolas Mathevon
de l’helvelle crépue, sur la finesse de la découverte, l’histoire et la commerce, car une grande par- et Éliane Viennot
du Pleurotus ostreatus, et on salive chronologie de plusieurs dizaines tie d’entre eux provient de régions Université de Saint-Étienne, 2010
à la vue du Macrolepiota procera. d’objets, nous confiant les rensei- limitrophes ou lointaines de l’ac- (290 pages, 25 euros).
Les auteurs montrent com- gnements obtenus à la faveur de tuel Languedoc, et nous révèle l y a bien des façons d’envisager le
ment cette œuvre précise et fidè- leurs analyses. C’est donc à un ou-
vrage de haute tenue scientifique
des pans entiers de la vie quoti-
dienne de ses habitants. C’est sans
I contact. En voici 19, allant du contact
des peaux à celui des solides dans la phy-
que l’on a affaire, ce qui n’empêche doute ce dernier aspect qui est à sique scolastique, en passant par le
ni de comprendre facilement ni de la fois troublant et émouvant : à contact des langues ou avec la matière
ne jamais perdre le fil historique travers la présentation de parures extraterrestre… Assemblés après le col-
du début à la fin de l’ouvrage. Cer- portées par ces gens, de témoins loque de 2010 de l’Institut universitaire
taines notes sont consacrées à un d’écriture, parfois maladroite, de France, ces échanges transdiscipli-
unique objet, parce qu’il s’agit d’objets utilisés au quotidien, on naires sont aussi variés qu’intéressants.
d’une trouvaille exceptionnelle, parvient à pénétrer dans l’intimité
telle la remarquable statue de guer- des habitants de Lattara.
rier méditerranéen du VIe ou Ve Établis au bord d’une lagune RECHERCHES ARCHÉOLOGIQUES
siècle avant notre ère (son type ouverte sur la mer, ces derniers AU CŒUR
de cuirasse est alors attesté sur tout ont fait évoluer leurs habitudes et DE FORUM IULII
le pourtour méditerranéen occi- leur façon de vivre à la faveur
Lucien Rivet
dental) trouvée à Lattara, ou en- des étroits contacts qu’ils entre-
Errance, 2010
core l’inscription offerte par Titus tenaient avec les autres peuples (420 pages, 39 euros).
Eppilius Astrapon aux artisans et établis sur le pourtour de la Mé-
e rapport de fouille sur le site épis-
le fut décisive dans l’histoire de
l’illustration et des classifications
transporteurs de la Lattara
d’époque romaine. D’autres abor-
diterranée. Amphores vinaires et
disques à rebord perlé illustrent C copal de Fréjus, l’une des toutes pre-
mières villes romaines et chrétiennes
mycologiques. Au XVIIe siècle, on dent une thématique particulière ainsi les relations établies avec les
des Gaules, arrive 20 ans après la fin
identifiait encore mal la nature à travers l’ensemble des éléments Étrusques dès le VIe siècle avant
de la dernière des fouilles qu’il décrit.
exacte des champignons, et donc matériels qui s’y rapportent (com- notre ère, tandis qu’une perle
C’est dire la rareté et la valeur de ce do-
ce qu’il fallait représenter… merce; tissu, parure et habillement; égyptienne d’époque romaine
cument, par ailleurs aussi accessible à
batterie de cuisine, etc.). témoigne de la présence d’un
.§ Josquin Debaz. la lecture que bien illustré.
Ces objets sont en effet por- voyageur ou d’un marchand
GSPR, EHESS, Paris
teurs d’une énorme somme d’in- oriental. La découverte la plus

© Pour la Science - n° 401 - Mars 2011 À lire [95


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À l i r e

Brèves spectaculaire reste cependant cel- la reproduction de l’Hôpital An-


LES MAGICIENS DE LA LUMIÈRE le d’un fragment de toile en ca- toine-Béclère de Clamart, où sont
chemire, daté du Ve siècle avant nés le premier bébé-éprouvette
Serge Guyon et Christine Azemar (réal.),
notre ère, qui provenait d’Asie cen- français et le premier bébé issu
SCAVO, Université Paris-Sud 11, 2010
(DVD, 23 euros par la Poste).
trale. On imagine, 1 700 ans avant d’un embryon congelé. C’est dire
Marco Polo, le long chemin em- de quel endroit prestigieux éma-
n 1862, Léon Foucault, le père
E du célèbre pendule éponyme,
mesurait la vitesse de la lumière
prunté par cette pièce de tissu…
Mais c’est sans doute dans
ne cette tentative de traiter la
naissance sous tous les angles
l’évocation des pratiques culi- tout en la plaçant dans son con-
avec une précision jusque-là in-
naires et domestiques que réside texte culturel.
égalée. Pourquoi ? Comment ?
Dans quel contexte scientifique et la grande originalité de l’ouvra- Pas moins de 180 spécialistes
historique? C’est ce que raconte cette fic- ge : on y apprend que les Latta- de nombreux horizons ont contri-
tion historique avec, pour toile de fond, renses (les habitants de la cité) bué, dont nombre de médecins,
le débat sur la nature ondulatoire ou cor- mangeaient des cerises, des pru- mais aussi des anthropologues,
pusculaire de la lumière. En bonus, des nes, des noix, des pêches et du des psychologues, des historiens,
entretiens scientifiques et des documents melon, qu’ils appréciaient la côte etc. L’ouvrage est structuré en
offrent un éclairage pédagogique sur ce de bœuf, le jarret de veau ou le deux grandes parties intitulées consœur Liliane Daligand sur
tournant de l’histoire de la physique. gigot d’agneau, la daurade roya- « Histoire et culture » et « Les pra- « L’infanticide » présentent tous
le, le loup, la sole, tout en ne dé- tiques aujourd’hui ». Pour l’illus- deux la différence entre dénéga-
daignant pas les cervidés et les oi- tration, le choix a été fait de com- tion et déni, de points de vue
seaux aquatiques. Ils décoraient biner des images en noir et blanc quelque peu différents.
LES FONCTIONS :
parfois le sol de leur maison avec au fil du texte avec deux cahiers Les neuf articles de la fin de
DES ORGANISMES
AUX ARTEFACTS des coquillages et récupéraient sur intérieurs en couleur. l’ouvrage balayent les interroga-
la grève les restes des baleines L’ouvrage commence par l’ar- tions portées par la naissance, no-
Jean Gayon et Armand grises échouées… Et on se prend ticle du philosophe Philippe Gau- tamment ses enjeux pour l’avenir.
de Ricqlès (sous la dir.)
à rêver, à imaginer, ce que pouvait din « Philosophies et mono- On passe ainsi de « Feux d’artifi-
PUF, 2010
(448 pages, 29 euros).
être leur vie, au bord d’une mer théismes nous rappellent à la di- ce ou l’artificialisation de la pro-
généreuse et encore préservée. Un mension métaphysique et éthique création» de R. Frydman à un pas-
uelle est la fonction de telle molé-
Q cule ? Classique en biologie, cette
question n’est pas anodine: elle suggère
bien beau livre en définitive.

.§ Stéphane Mauné.
de la naissance, sa part maudite
comme sa part bénie ». L’histo-
sionnant encadré de la psycha-
nalyste Liliane Fainsilber sur «Les
rienne de l’Antiquité italienne Eva rêves de grossesse masculine »,
qu’on va expliquer la molécule par ses CNRS, Montpellier
Cantarella nous décrit ensuite une puis à « Naissance de demain et
effets. Quelle définition donner à la fonc-
tion pour s’affranchir d’une telle inter- «Mythologies de la naissance dans éthique » par le professeur de mé-
prétation finaliste? Dans cet ouvrage uni- l’Antiquité gréco-latine ». Le re- decine et spécialiste de l’éthique
gretté spécialiste de l’Antiquité tar- médicale Didier Sicard.
versitaire, philosophes, historiens et § MÉDECINE
biologistes examinent et poursuivent les dive Michel Meslin contribue pour L’ambition de mettre en rela-
débats qui entourent cette question de- La naissance sa part à un article sur « L’origine tion une diversité de points de vue
puis 30 ans. Sous la direction de l’humain dans certaines socié- est ainsi poussée loin, et bien ser-
de R. Frydman et M. Szejer tés traditionnelles ». vie par une belle illustration, une
Albin Michel, 2010 Pour vraiment rendre comp- signalétique efficace. Mais l’ab-
(1401 pages, 65 euros). te de la diversité des aspects et des sence déconcertante d’un inde
LA DROITE AMOUREUSE
pensées sur la naissance, les di- complique la fréquentation de cet-
DU CERCLE
Didier Nordon
Hermann, 2011 (1997, 2e éd.)
(112 pages, 24 euros).
u la vie des objets mathématiques
D ifficile de rendre compte
d’une encyclopédie ! Cet-
te somme est le premier
travail consacré à la naissance
d’une telle ampleur et en langue
recteurs de l’ouvrage n’ont craint
ni les contributions se chevauchant
ni les positions contradictoires.
Par exemple, l’article du pédo-
psychiatre Jacques Dayan sur le
te belle et importante encyclopé-
die de la naissance.

.§ Cédric Crémière.
Historien des sciences,
O (entre autres) quand les mathéma-
ticiens sont couchés. Entre Oulipo et
française. L’obstétricien René
Frydman a dirigé ce projet avec
« Déni de grossesse » et celui de sa
Muséum du Havre

poésie, ce petit livre savoureux de la pédopsychiatre et psychana-


notre bloc-noteur préféré vaut bien ce Retrouvez l’intégralité de votre magazine
fr www.pourlascience.fr
lyste Myriam Szejer, sa collabo-
léger écart éditorial ! et plus d’informations sur :
ratrice dans le Service de gyné-
cologie-obstétrique-médecine de

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – MARS 2011 – N° d’édition 077401-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/162 334 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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