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ÉLECTIONS : ce que les scientifiques ont à dire aux politiques

Avril 2012 - n° 414 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

OBJECTIF MARS
Faire escale
sur des astéroïdes ?

DOSSIER Science et élections


Nucléaire LLes économies d’électricité, un facteur clef négligé
Santé Comment garantir la qualité des soins pour tous
Sécurité La politique française réfutée par la science ?
Scrutin Un vote plus représentatif est possible
M 02687 - 414 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@l@o@a; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 € - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 € - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 € - Réunion /A : 9,30 € - Suisse : 12 CHF.

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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Dossiers Pour la Science
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Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Science contre opinions
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle
Directrice artistique : Céline Lapert

E
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, n ces temps électoraux, l’heure devrait être aux débats, ou
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy
plutôt à la dispute. Au Moyen Âge, la disputatioétait un débat
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet
Marketing: Élise Abib
codifié autour d’une idée, où tel argument était avancé, tel
Direction financière : Anne Gusdorf autre réfuté, tel contre-argument analysé. Contrairement
Direction du personnel : Marc Laumet
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne à la discussion qui est un débat d’opinions, la dispute est une joute où
Presse et communication : Susan Mackie les idées s’affrontent, mais qui peut aboutir à une solution admissible
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This par tous. Les débats permettent de lutter contre les idées reçues, de
Ont également participé à ce numéro : Faysal Bibi, faire naître de nouvelles représentations. Mais pour que ces idées ne
Christophe Bonnal, Georges Chapouthier, Vincent Courtillot,
Dominique Delande, Stéphane Douady, Sophie Gallé-Soas, soient pas uniquement des opinions, ne soient pas dictées par la
Rosine Lallement, Patrice Lecoq, Alain Lieury,
Antoine Pelissolo, Henri Pessard, Christophe Pichon, seule force de persuasion de l’un des orateurs, elles doivent être étayées.
Dominique Pluot-Sigwalt, Denis Savoie. Est-il meilleur moyen de conforter des arguments qu’en les fondant
PUBLICITÉ France
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin sur l’analyse et les données scientifiques ? Si l’opinion est fugace,
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja sujette à des revirements, la science s’inscrit dans la durée, se construit
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS petit à petit, discutant les possibles et la pertinence des options. Elle
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 n’a pas réponse à tout. Elle doute. Est-ce pour cette raison que les scien-
Espace abonnements : tifiques ne semblent pas souvent entendus par les politiques ?
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Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06
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DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE Peut-on convoquer la science pour nourrir les débats politiques ?
Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, C’est ce que tente le dossier Science et Élections (voir page 21). Il dresse
Québec, H3N 1W3 Canada. un état des lieux dans quatre domaines : l’énergie, la santé, la sécu-
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles. rité et le mode de scrutin. Toutefois, face à une situation complexe, il
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. n’y a pas de réponse unique. Dès lors, les options proposées par les
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus- auteurs de ces articles peuvent être sources de débats, mais leurs
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti,
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong. constats reposent sur des données rigoureuses dont l’objectif est d’ali-
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. menter... des disputes politiques. Peut-être pourra-t-on ainsi réconci-
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte- lier la science et la vie de la cité.
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri- Au Moyen Âge, avaient aussi cours des débats publics, les disputes
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. de quolibet (du latin quod et libet, ce qui plaît) où l’assistance pouvait
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- poser toutes les questions qu’elle voulait, et auxquelles les maîtres
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom
commercial « Scientific American » sont la propriété de Scientific Ameri- d’université s’engageaient à répondre. Sans doute les questions étaient-
can, Inc. Licence accordée à « Pour la Science S.A.R.L. ». elles parfois impertinentes, ce qui expliquerait que le mot quolibetsigni-
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro-
duire intégralement ou partiellement la présente revue
fie aujourd’hui raillerie. Et si, pour éviter l’excès de quolibets dont sont
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’ex- parsemés les débats politiques, on y ajoutait, outre les arguments scien-
ploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins -
75006 Paris). tifiques évoqués et la possibilité de poser toutes les questions sou-
haitées, un peu d’humour en lieu et place des railleries ? I

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Édito [1


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SOMMAIRE
1 ÉDITO
À LA UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon

Actualités
6 Vénus, une toupie
qui ralentit
8 Les destinées

8
d’un filament liquide
Effacer la mémoire
56 En route vers Mars
EXPLORATION SPATIALE

de la douleur Damon Landau et Nathan Strange


10 Agriculture contre forêt
africaine à l’âge de fer

Le programme spatial habité pourrait


s’inspirer de l’exploration planétaire robotisée
pour transporter des astronautes vers des astéroïdes,
puis vers Mars, rapidement et à faible coût.

... et bien d’autres sujets. 64 Le retour de la punaise des lits


BIOLOGIE ANIMALE

Kenneth Haynes
12 ON EN REPARLE
Depuis quelques années, les punaises des lits,
des parasites suceurs de sang, sont de retour
Opinions dans des pays où on les avait oubliées.
Les scientifiques recherchent leur talon d’Achille.
14 POINT DE VUE
La diversité des semences
menacée par la loi
Pierre-Henri Gouyon
15 DÉVELOPPEMENT DURABLE
Vers les réseaux
électriques intelligents
Y. Tanguy, C. Auger et C. Tranchita
18 VRAI OU FAUX
Nos souvenirs sont-ils
immuables ? Mode de scrutin,
Francis Eustache
stratégie énergétique,
19 COURRIER DES LECTEURS DO S S IE R lutte contre la délinquance,
santé publique :
ce que les scientifiques
ont à dire aux politiques.
Ce numéro comporte un encart d’abonnement «Newsweek»
posé en 4e de couverture de l’édition abonnés France,
une offre d’abonnement Pour la Science p. 29
et une sélection de livres Pour la Science/Belin en p. 86.
En couverture: © Shutterstock/Enrico Agostoni (planète);
© Stocktrek Images/Corbis (astéroïde).

2] Sommaire © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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n° 414 - Avril 2012

72 L’épopée de l’holographie
PHYSIQUE Regards
88 HISTOIRE DES SCIENCES
Sean F. Johnston
Le mystérieux abaque
Autrefois emblématique du futurisme, de Gerbert d’Aurillac
l’holographie n’exerce plus la même fascination Alain Schärlig
aujourd’hui. Pourtant, elle a envahi
notre vie quotidienne et suscite Au xe siècle, un jeune moine français
des recherches actives. inventa un abaque qui, pour la première
fois, permettait d’effectuer des divisions.
Alors qu’en Occident, on énumérait en
chiffres romains, il utilisa une numérotation
très proche des chiffres arabes.

92 LOGIQUE & CALCUL


Pour prouver,
tous les moyens sont bons
Jean-Paul Delahaye
Les activités mathématiques
ne se réduisent pas à la logique formelle.
Dessins, petits films, programmes
observés, interactions physiques, etc.,
sont l’occasion de mener
des démonstrations aussi rigoureuses
que l’écriture minutieuse des preuves
formelles.

98 IDÉES DE PHYSIQUE
80 L’observatoire solaire
ARCHÉOLOGIE
L’anneau bavard,
alias chatter ring
le plus ancien d’Amérique Jean-Michel Courty
Iván Ghezzi et Clive Ruggles et Édouard Kierlik
Occupé dès le IVe siècle avant notre ère, 101 SCIENCE & GASTRONOMIE
le site pré-inca de Chanquillo, au Pérou,
est doté d’un observatoire. Tout indique Le fractionnement
qu’il servait à établir un calendrier des produits
dans le cadre d’un culte solaire. Hervé This
102 À LIRE

22 MATHÉMATIQUES
Ne votez pas, jugez !
Michel Balinski et Rida Laraki

30 ÉNERGIE
Choix énergétiques :
un débat biaisé
Rendez-vous sur fr
Benjamin Dessus >> Plus d’informations
f tii
• L’intégralité de votre magazine en ligne
• Des actualités scientifiques chaque jour
36 SCIENCES SOCIALES
Politiques de sécurité, • Plus de 5 ans d’archives
quelle efficacité ? • L’agenda des manifestations scientifiques
Sebastian Roché
>> Les services en ligne
• Abonnez-vous et gérez votre abonnement en ligne
44 MÉDECINE
Définir un nouveau système • Téléchargez les articles de votre choix
• Réagissez en direct
de santé : une urgence • Consultez les offres d'emploi
André Grimaldi et Olivier Lyon-Caen
w w w. pou r lascien ce. fr

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Sommaire [3


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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

 VIVE L’ÉGALITÉ DES CHANCES ! dire la tomate en Europe serait une sage lence », ce qui les mène à dépenser une
application du principe de précaution. grande énergie pour regrouper les labora-

L e remplacement des livres par les


liseuses électroniques ne peut que
réjouir ceux qui militent pour l’égalité
entre tous les nombres entiers.
Depuis trop longtemps, les livres pra-
 TROP DE PRESSIONS
toires et créer de tels pôles. Elles prétendent
pouvoir quantifier la valeur des chercheurs
en calculant des indices de facteur d’impact
aussi sophistiqués que les querelles byzan-
tines. Cependant, elles muent les chercheurs
tiquent une discrimination. Jamais aucun
nombre impair n’a eu la moindre chance
d’être le nombre de pages d’un livre :
quels que soient le sujet d’un livre, sa langue,
son époque, le nombre de pages est le
I maginons que je sois lobbyiste. Mon
activité consiste, entre autres, à pous-
ser les médias à publier des informa-
tions favorisant les visées du lobby qui
m’emploie. Elle consiste aussi à peser sur
en évaluateurs, et les astreignent à d’in-
cessantes tâches bureaucratiques...
Paradoxe : en gaspillant des forces et
du temps dans des réorganisations admi-
nistratives censées les aider à améliorer
double du nombre de feuilles ; or le nombre les décideurs, eux dont les choix peuvent leur rang, les universités françaises se
de feuilles est un entier ; donc, même si la rapporter gros – ou coûter cher. Plus un pénalisent. C’est à se demander si, en inven-
pagination s’arrête sur un nombre impair, décideur a de pouvoir, plus je consacre de tant le classement de Shanghai, les Chinois
le nombre effectif de pages est pair. soin à me renseigner à son sujet, afin de n’ont pas eu recours à une ruse inspirée du
N’étant pas soumises à l’inséparabilité disposer, lorsque je m’adresse à lui, d’une cheval de Troie.
du recto et du verso, les liseuses électro- argumentation sur mesure, adaptée à sa
niques rétablissent les nombres impairs personnalité, adroitement conçue pour le
dans la plénitude de leurs droits. Elles séduire, le circonvenir, l’amener à penser
réalisent cet idéal démocratique qu’est et à agir selon les intérêts du lobby.
l’égalité des chances entre nombres pairs Interprétons l’expérience de pensée ci-
et nombres impairs. dessus. Un citoyen ordinaire subit une pro-
pagande intense, et le combat que sa lucidité
doit mener est souvent perdu. Mais, à coup
sûr, les hauts responsables subissent une
 ON N’EST JAMAIS propagande encore plus intense. Je ne doute
pas que les ministres et les dirigeants
TROP PRUDENT ! disposent d’informations exactes que nous

C onnue depuis longtemps des popu-


lations andines, la tomate s’était révé-
lée sans danger pour elles. Mais les
Européens la consomment depuis cinq
n’avons pas, mais je ne doute pas non
plus que, objets des attentions assidues de
lobbys en tous genres, ils reçoivent un
flot d’informations manipulées infiniment
siècles à peine. Rien n’assure que leurs orga- plus soutenu, insidieux, violent, que nous  LES LOIS DE L’HISTOIRE
nismes réagissent comme ceux des Andins. n’en recevons. Quoi qu’ils disent, sur quelque
Qui sait si, en six ou sept siècles d’effets
cumulés, la consommation de tomate par
des générations successives d’Européens
ne va pas favoriser l’émergence de graves
maladies, voire de dégénérescences? Inter-
problème que ce soit, on peut les soupçon-
ner d’être sous l’emprise d’un lobby. Les
positions élevées ne sont pas celles qui
offrent les points de vue les moins biaisés
sur la société.
O n a beau savoir que la personne dont
on va faire connaissance a, comme
tout le monde, un front, une bouche,
deux yeux, un nez, etc., on est toujours sur-
pris par son visage. À partir d’un thème
apparemment limité, la nature varie les
visages humains à l’infini.
De même, il se peut que les lois de l’his-
 RUSES DE CHINOIS toire soient en nombre limité, quoique les
événements varient à l’infini. On est sur-

L es universités françaises rêvent de


gagner des places dans le classement
de Shanghai. À cette fin, elles se plient
à des normes qui ne leur sont pas forcément
adaptées, et elles s’en font des carcans – tout
pris quand ils se réalisent, mais on se
rend compte, après coup, qu’ils sont dus à
des phénomènes constants : les rivalités
de pouvoir, les élans et leur récupération,
la fascination pour un chef, la propagande,
en prônant l’innovation. Elles placent leurs le combat entre générosité, sincérité, idéa-
espoirs de salut dans les « pôles d’excel- lisme et cupidité, rouerie, réalisme, etc.

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Les lois de l’anatomie ne permettent


pas de prévoir le visage qu’aura l’enfant à
naître. Qu’on ne puisse pas prévoir la tour-
nure que va prendre l’événement ne prouve
donc pas qu’il n’y a pas de lois de l’histoire.

 FACEBOOK DU TEMPS JADIS

L es réseaux sociaux étalent en public


des confidences que leurs auteurs
feraient mieux de garder pour eux ?
C’est vrai mais, depuis longtemps, le livre,
lui aussi, bouscule les barrières de l’in-
time. Rien ne prouve qu’un auteur agit sai-
nement lorsqu’il publie ses idées ou ses
émotions, au lieu d’en parler avec ses seuls
proches. En les diffusant, il perd tout contrôle
sur la façon dont elles sont interprétées.
En montrant les grands de ce monde en
gros plan, les vidéos donnent avec eux
une proximité illusoire ? C’est vrai mais,
depuis longtemps, le livre, censé permettre
« d’entrer en contact avec les meilleurs
esprits du passé», entretient le même genre
d’illusion. Entrer en contact avec un être
humain, c’est-à-dire avoir un échange vivant
avec lui, est autre chose, en vérité, que lire
le livre qu’il a écrit. En outre, il n’est pas
acquis que ceux qui choisissent de publier
soient les «meilleurs esprits» d’une époque.
La culture numérique va plus loin dans
les mêmes voies que la culture livresque.
Peut-être, alors, l’hostilité au numérique de
certains tenants du livre s’explique-t-elle par
le fait qu’ils supportent mal le grossissement
des défauts de la culture livresque que leur
renvoie la culture numérique. Éternelle que-
relle des Anciens et des Modernes... 

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS
Astronomie

Vénus, une toupie qui ralentit


Un décalage entre les cartes topographiques de Vénus établies par les sondes Magellan et Venus Express
ne s’explique que par le ralentissement de la rotation de la planète.

Pôle Sud

Ci-contre : ESA © 2007 MPS/DLR-PF/IDA ; à gauche : NASA/JPL/Magellan/P. Ford/ESA/Venus Express/P. Drossart/G. Piccioni
L’hémisphère Sud de Vénus vu
en ultraviolet par la sonde Venus
Express (ci-contre, en fausses
couleurs) et les cartes topographiques
correspondantes établies par
les sondes Magellan (en haut) et Venus
Express (en bas). La superposition
des deux cartes a mis en évidence
un décalage pouvant atteindre
20 kilomètres, dû à la diminution
de la vitesse de rotation de Vénus.

L a durée du jour s’allonge de


6,5 minutes quotidienne-
ment sur Vénus ! C’est ce
qu’affirment Pierre Drossart et Sté-
phane Érard, de l’Observatoire de
sions spatiales ont visité Vénus.
La sonde américaine Magellan,
notamment, a observé la surface au
radar au milieu des années 1990,
livrant la première carte topogra-
été écartées, les astronomes ont
conclu que le décalage provient
d’une modification de la vitesse
de rotation de la planète depuis les
mesures de Magellan, 16 ans plus
– que les frottements qu’elle
exerce sur la surface modifient la
rotation de la planète. La partie
supérieure de l’atmosphère
tourne si vite (en quatre jours
Paris, et leurs collègues, qui ont phique précise et affinant la mesure tôt. La durée du jour sidéral vénu- environ) que la basse atmo-
analysé la cartographie de la sur- de la période de rotation. Et sien s’est ainsi allongée de près de sphère, à l’interface avec le sol,
face vénusienne réalisée par la depuis 2006, c’est Venus Express, 6,5 minutes par jour vénusien ! est agitée d’une turbulence qui
sonde européenne Venus Express. avec son spectromètre infrarouge Ce décalage est 50 fois supé- multiplie les frottements au point
Vénus est entourée d’une VIRTIS, qui fait de même. rieur à la marge d’erreur de la de freiner la planète. Un phéno-
épaisse atmosphère dense et P. Drossart, S. Érard et leurs mesure de Magellan, et ne peut donc mène analogue agit sur Terre, à
opaque, qui dissimule sa surface collègues ont comparé les cartes lui être imputé. Par ailleurs, les l’interface océans-croûte, mais
aux observations en lumière visible. topographiques établies par Venus résultats de Venus Express sont en son effet est négligeable.
C’est pourquoi sa période de rota- Express avec celles de Magellan, afin accord avec des observations radar Mesurer la vitesse de rotation
tion est longtemps restée contro- d’étudier des particularités locales. récentes menées depuis la Terre. nous renseigne indirectement sur
versée. Il a fallu attendre 1962 pour De façon surprenante, certains Quelle est l’origine du ralen- les propriétés du noyau de Vénus:
que des observations radar depuis reliefs ne sont pas à la même place tissement ? L’explication la plus plus celui-ci est dense et rigide,
la Terre percent la couche nuageuse sur les deux cartes ! Le décalage probable invoque l’interaction de moins la planète devrait être sen-
et révèlent que Vénus fait un tour atteint 0,15 degré en longitude, soit la surface et de l’atmosphère. sible au ralentissement.
sur elle-même en environ 243 jours près de 20 kilomètres à l’équateur. Cette dernière est si dense – la . Philippe Ribeau-Gésippe.
terrestres. Depuis, plusieurs mis- Les diverses sources d’erreur ayant pression dépasse 90 bars au sol ! Icarus, vol. 217(2), pp. 474-483, 2012

6] Actualités © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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A c t u a l i t é s

Paléontologie

Des traces sociales d’ancêtres d’éléphants En bref


GERMÉE APRÈS 32000 ANS

L oin des déserts de sable actuels, la région des Émirats arabes unis
était, il y a sept millions d’années, traversée par plusieurs
rivières. Des proboscidiens ancêtres des éléphants actuels ont laissé
des empreintes dans une boue fine, qui s’est fossilisée, puis a été proté-
gée sous des couches de sédiments. L’érosion récente a dégagé ces marques
Une plante vieille de 32000 ans
vient d’être ressuscitée par
l’équipe de Svetlana Yashina, de
l’Académie russe des sciences.
Les chercheurs avaient trouvé, à
qui révèlent le passage d’un troupeau d’au moins 13 proboscidiens, et 38 mètres de profondeur dans
des traces d’un autre congénère passé au même endroit que le groupe à le pergélisol, dans le terrier
quelques heures ou jours d’intervalle. L’étude des traces permet d’esti- congelé d’un écureuil arctique,
mer le poids de chaque animal. Le proboscidien solitaire – le plus mas- trois fruits de la petite plante
sif, pesant entre cinq et six tonnes – était probablement un mâle vivant herbacée vivace Silene steno-
en marge du groupe composé d’adultes, peut-être uniquement des phylla. Après avoir tenté en vain
femelles, accompagnés de leurs petits. Ces empreintes suggèrent que, de les faire germer, ils en ont
dès la fin du Miocène, les proboscidiens vivaient en sociétés matriar-
F. Bibi et al.

extrait du tissu placentaire et l’ont


cales avec des mâles rejoignant les troupeaux uniquement pour les périodes placé sous température et lumière
de reproduction, comme c’est le cas des éléphants d’aujourd’hui. contrôlées in vitro, et une pousse
Vue aérienne des traces
fossilisées laissées . Sean Bailly. est apparue...
par un groupe de proboscidiens. F. Bibi et al., Biology Letters, en ligne, 22 février 2012
L’ALCOOL, UN MÉDICAMENT?

Pour les mouches du vinaigre,


oui, ont montré des biologistes
Géophysique américains. Ces mouches sont la

Comment migrent les dunes cible de guêpes parasites, qui


pondent dans leurs larves. Les
larves de guêpe se nourrissent

L e parc national américain de


White Sands, au Nouveau-
Mexique, abrite un désert
de sable de gypse, ce qui lui confère
une couleur blanche étonnante. En
alors de leur hôte. Les biologistes
ont observé que quand une larve
de mouche est parasitée, elle pri-
vilégie les aliments fermentés.
Les mouches du vinaigre ont
suivant la direction du vent domi- développé une résistance à l’al-
nant du Sud-Ouest, on rencontre cool qui leur permet de suppor-
d’abord une crête de sable de dix ter des doses qui, pour les larves
mètres de haut, puis des barkhanes de guêpes, sont létales.
en forme de croissant ; enfin, au
bout de sept ou huit kilomètres, UNE INVASION UTILE
les croissants s’inversent et pré-
En Australie, une plante toxique
sentent la partie concave face au
envahissante du genre Bryo-
vent. Autre particularité, ces der-
phyllum, originaire de Mada-
© Shutterstock/pmphoto

nières dunes sont recouvertes de


Le vent faiblit à mesure qu’il interagit gascar, aurait préparé les
végétation. Douglas Jerolmack, de
avec les dunes, lesquelles avancent scinques à langue bleue (lézards
l’Université de Pennsylvanie, et
alors moins vite, laissent prise de l’espèce Tiliqua scincoides) à
ses collègues expliquent ces chan-
à la végétation et changent de forme. un autre envahisseur venu
gements de forme par un ralen-
d’Amérique, le crapaud-buffle.
tissement du vent à mesure de sa
Selon Richard Shine, de l’Uni-
traversée du désert. sent-elles et changent-elles de mètres par an –, les plantes s’ins-
versité de Sydney, et ses col-
À l’aide d’un suivi altimétrique forme ? D’après D. Jerolmack, le tallent, de préférence aux extré-
lègues, les populations de lézards
sur cinq ans, les géologues ont bien vent, en emportant le sable, fai- mités des dunes en forme de
qui se nourrissent de la plante
sûr constaté que les dunes se dépla- blit à mesure de son interaction croissant, et contribuent à immo-
ont développé une résistance à
cent dans la direction du vent, mais avec les dunes. Or ces dernières biliser ces zones. Le vent conti-
sa toxine. Or le crapaud-buffle
surtout que toutes les dunes avancent d’autant plus vite que nue de pousser la partie centrale
sécrète une toxine voisine, mor-
n’avancent pas à la même vitesse: le vent est fort. À l’Ouest, les dunes au point de retourner la dune,
telle pour ses prédateurs, tels les
les premières dunes bougent plus sont trop rapides pour laisser le qui passe alors d’une demi-lune à
lézards; ceux exposés à la plante
vite que les suivantes. Le vent a un temps aux plantes de prendre une forme parabolique en U.
y sont alors moins sensibles.
rôle crucial dans leur déplacement. racine. Lorsque les dunes sont suf- . S. B..
Mais pourquoi les dunes ralentis- fisamment ralenties – environ deux Nature Geoscience, en ligne, 5 février 2012

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

Physique
En bref Les destinées

A. A. Castrejón-Pita et al., Physical Review Letters


LE PLUS PETIT REPTILE
d’un filament liquide 0 4,0 6,3 10,0 10,7

L e fractionnement d’un jet liquide en chute


libre est un phénomène complexe, mais
l’équipe d’Alfonso Castrejón-Pita, de l’Uni-
versité de Cambridge, a établi que deux para-
mètres principaux le contrôlent.
PLoS One/F. Glaw et al.

Le premier de ces paramètres est le rapport 0 0,9 2,3 2,9 3,7


d’aspect, c’est-à-dire la longueur du filament Un filament liquide qui s’est décroché de sa source
liquide divisée par son épaisseur ; le second, le et qui est en chute libre peut osciller jusqu’à
nombre d’Ohnesorge, mesure le quotient des se fragmenter (en haut) ou se ramasser en une seule
Avec une longueur de trois cen- forces visqueuses par la racine carrée des forces goutte (en bas, pour un liquide plus visqueux).
timètres (queue comprise), le de surface et des forces d’inertie. Le temps est indiqué en millisecondes.
caméléon Brookesia micra, qui Avec des liquides à nombre d’Ohnesorge
vit sur l’île de Nosy Hara dans donné, les physiciens ont créé des filaments de ment de rotation imprimé au liquide ou les chan-
le Nord de Madagascar, est le divers rapports d’aspect à l’aide d’un générateur gements de température… Ces paramètres inter-
plus petit reptile découvert à de jets, et observé leur chute à l’aide d’une caméra viennent dans la façon dont, après que la
ce jour. rapide. Ils ont ainsi mis en évidence deux grandes séparation du liquide d’avec l’embout a créé une
zones sur le diagramme qui caractérise le onde de surface, celle-ci se propage vers le bas
IMPLANT ET OSTÉOPOROSE comportement des filaments en fonction des du jet, s’y réfléchit, puis interfère avec elle-même.
deux paramètres. Dans la première, les filaments Tels les ventres et les nœuds d’une corde de
Une micropuce implantée sous oscillent dans leur longueur, mais finissent par guitare en vibration, une succession de perles
la taille: tel est le dispositif conçu se ramasser en une goutte. Dans la seconde zone, et de rétrécissements se forme sur le filament
par une équipe américaine pour ils finissent au contraire par se fractionner. liquide, et s’amplifie ou s’atténue. Les expé-
traiter l’ostéoporose et rempla- En fait, le rapport d’aspect et le nombre d’Oh- riences de l’équipe d’A. Castrejón-Pita met-
cer le stylo à injection quoti- nesorge résument de façon efficace un compor- tent un peu d’ordre dans ces phénomènes
dienne. Testée chez sept femmes tement qui est gouverné à la fois par la forme complexes.
de 65 à 70 ans, la micropuce pro- du filament, sa densité, sa tension de surface, . François Savatier.
grammable et activable à dis- sa résistance à l’écoulement, voire le mouve- A. A. Castrejón-Pita et al., Physical Review Letters, à paraître
tance a libéré une dose de
médicament par jour pendant
20 jours. Bien toléré par les
patientes, le traitement a amé-
lioré la formation de tissu osseux. Neurobiologie
Reste à augmenter la capacité
du dispositif afin d’allonger le Effacer la mémoire de la douleur
temps de traitement.

U ne douleur qui dure plus de


trois mois peut devenir
insupportable et avoir des
conséquences graves, provoquant
de l’anxiété, voire une dépres-
corne dorsale de la moelle épinière,
là où arrivent les fibres nerveuses
de la périphérie. Une forme de
mémoire de la douleur s’inscrit
dans ces neurones via un méca-
provoquent des douleurs pro-
longées. Ils ont alors constaté que
la production de PKM␨ est aug-
mentée dans les neurones de la
corne dorsale. Et s’ils bloquent cette
sion. Or sept millions de Français nisme de plasticité neuronale production avec un inhibiteur spé-
souffrent de douleurs chroniques, nommé potentialisation à long cifique de PKM␨, la plasticité neu-
et les traitements sont rarement effi- terme : plus la connexion entre ronale disparaît, ainsi que la dou-
caces. André Laferrière, de l’Uni- deux neurones est stimulée, plus leur. Dans un autre modèle, où les
© Shutterstock/ HYPERLINK

versité McGill à Montréal, et ses elle se renforce et plus elle reste rats subissent une lésion du nerf
collègues ont montré chez le rat active sur le long terme. sciatique, l’inhibition de PKM␨ abo-
qu’en inhibant la molécule PKM␨, On sait que la protéine kinase lit la douleur chronique, présente
essentielle à la « mémoire » de la PKM␨ participe à cette mémoire de normalement trois semaines après
douleur, ils éteignent la douleur la douleur. Les neurobiologistes la blessure. Cette molécule est donc
La molécule PKM␨, essentielle chronique. ont utilisé un modèle animal de une cible potentielle pour le déve-
à la « mémoire douloureuse », La douleur modifie la force la douleur: ils ont blessé des rats loppement de nouvelles généra-
pourrait être inhibée pour éteindre des connexions entre neurones en injectant dans leur peau des pro- tions de produits antidouleurs.
les douleurs persistantes dans certaines régions du système duits, telle la capsaïcine, qui exci- . Bénédicte Salthun-Lassalle.
ou chroniques. nerveux central, en particulier la tent les fibres douloureuses et A. Laferrière et al., Molecular Pain, février 2012

8] Actualités © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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A c t u a l i t é s

Éthologie Physique

L’accent des chèvres Un électron qui se prend


pour un nuage d’astéroïdes
Q ui s’assemble se ressemble, et des individus vivant en groupes
développent souvent des traits comportementaux com-
muns. C’est ainsi que les humains qui grandissent dans une
même région acquièrent un même accent. Selon Elodie Briefer et Alan
McElligott, de l’Université Queen Mary, à Londres, il en est de D ans une vision classique,
l’atome est souvent repré-
senté comme un système
pas : dans le cas de l’électron ato-
mique, il faut utiliser des champs
électriques externes successifs. Le
même de chèvres élevées ensemble. solaire réduit, avec des électrons premier champ électrique met
Les chèvres vivent en groupes composés de quelques femelles en orbite autour du noyau, à l’ins- l’atome dans la configuration
et de leurs petits. Les biologistes ont analysé certains de leurs cris, tar des planètes autour du Soleil. quantique recherchée, puis un
nommés appels de contact, qui leur servent à se reconnaître en cas L’atome est bien mieux décrit par second, dont la fréquence est syn-
de séparation. Ils ont montré que les chevreaux d’un même groupe la mécanique quantique: le noyau chronisée sur celle de la rotation
développent des « accents » similaires : leurs cris sont de plus en est entouré d’un «nuage» qui repré- du paquet d’ondes autour de
plus semblables au fil du temps. Quelques autres espèces sont connues sente la densité de probabilité de l’atome, stabilise le système.
pour adapter leurs cris. Les perroquets, les éléphants et les baleines, présence des électrons. Cependant, B. Dunning et ses collègues ont
par exemple, vont jusqu’à imiter des sons totalement nouveaux soumis à un champ électrique perfectionné le dispositif avec un
pour eux. Les chèvres n’en sont pas là, mais leurs cris sont égale- externe, un électron dans un atome atome de potassium excité dans
ment influencés par un apprentissage social. excité peut adopter un comporte- une configuration dite troyenne,
. Guillaume Jacquemont. ment «classique», rappelant celui
E. Briefer et A. McElligott, Animal Behaviour, en ligne, 16 février 2012 des planètes ou des astéroïdes. Les
physiciens Barry Dunning et ses
collègues de l’Université Rice, à
Archéologie Houston, ont réussi à obtenir un tel
phénomène en laboratoire.
Le trésor de Gessel
B. Dunning/Université Rice
Le comportement ondulatoire
des particules en mécanique quan-

U n trésor de l’âge du bronze vient d’être présenté au public à


Hanovre. En avril 2011, des sondages archéologiques sont
réalisés avant la construction du tronçon du gazoduc russe
Nordstream, qui traverse la Basse-Saxe. À Gessel, près de la ville de
Syke, ils révèlent des restes d’aiguilles en bronze et ce qui semble être
tique est très différent de notre
expérience macroscopique clas-
sique. Par exemple, les particules
n’ont pas une position bien défi-
nie : la fonction d’onde d’une par-
Dans l’atome que les chercheurs
ont excité avec des champs
un bracelet d’or richement orné, le tout surmontant d’autres objets. ticule porte l’information de la électriques appropriés,
Les archéologues découvrent vite qu’il s’agit du contenu d’un sac de probabilité de trouver l’électron la densité de probabilité
lin fermé à l’aide de quatre aiguilles de bronze, puis enterré à plus à un endroit donné de l’espace lors de présence de l’électron
d’un mètre de profondeur. Dégagé, son contenu livrera 117 objets. Il d’une mesure. En 1926, le physi- est concentrée dans la zone rouge,
s’agit surtout de spirales d’or (dont 90 sont combinées pour former cien autrichien Erwin Schrödin- qui tourne autour du noyau
huit guirlandes de dix anneaux et deux de cinq), de deux torques ger avait suggéré qu’il était situé au centre de l’image.
(colliers faits de tiges recourbées) et d’une grande épingle à habits possible d’obtenir un comporte-
(fibule) ornée de symboles solaires. Le style des objets les fait remon- ment classique à partir d’un sys- car elle rappelle le comportement
ter à la deuxième moitié du XIVe siècle avant notre ère, soit à l’âge du tème quantique, ce qu’on nomme des astéroïdes troyens de Jupiter.
bronze moyen, l’époque du mégalithisme et des tumulus préceltiques. la limite semi-classique. Dans le Ceux-ci forment des nuages allon-
. F. S.. cas d’un atome, on peut créer un gés qui suivent la même orbite que
tel état en excitant l’atome de façon Jupiter, mais 60 degrés en avant et
que la fonction d’onde de l’élec- en arrière de la planète. Points
tron soit concentrée dans une d’équilibre de l’influence combi-
région limitée et que ce petit née du Soleil et de Jupiter, ces deux
« paquet d’ondes » tourne sur une régions sont stables d’un point
orbite circulaire autour du noyau, de vue gravitationnel : les asté-
un peu comme les planètes autour roïdes s’en échappent difficile-
du Soleil. Cependant, le paquet ment. De la même façon, le paquet
d’ondes s’étale avec le temps pour d’ondes de l’électron a une forme
revenir à un nuage de densité de allongée et sa position est stabili-
Axel Hindemith

probabilité étendu après quelques sée par l’influence combinée du


nanosecondes. champ électrique externe et de
En 2009, l’équipe de Tom Gal- celui du noyau.
Les 117 objets constituant le trésor de Gessel (1,8 kilogramme au total) lagher, de l’Université de Virginie, . S. B..
ont été réalisés à partir d’or recyclé (qui proviendrait d’Asie centrale) a montré qu’il était possible de B. Wyker et al., Physical Review Letters,
conformé en fils qui ont été enroulés, soudés ou torsadés. créer des états qui ne se dispersent vol. 108, 043001, 2012

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A c t u a l i t é s

Brèves d’avril Géophysique

VESTIGES DE FER L’origine des trapps de Steens-Columbia River


Notre chroniqueur immergé
dans des groupes d’étudiantes
en archéologie férues du sable
et friandes de fouilles proches
de la côte a vu exhumer une
L e plateau de Steens-Columbia River couvre
plusieurs États du Nord-Ouest des États-Unis.
Il s’agit d’épais épanchements basaltiques,
nommés trapps et vieux de 17 millions d’années. Pour
expliquer sa formation rapide – en deux millions
antique malle sentant le vieux
chou, pas cassée et pleine de d’années environ –, il faut invoquer un apport de cha-
traces de rouille découverte sous leur important, prenant sa source en profondeur et
une sorte de maison entoilée. conduisant à l’épanchement d’une grande quantité

Andrzej Gibasiewicz
On l’a fêtée : elle était intacte. de magma. Les trapps de Steens-Columbia River sont
Mais tous ceux qui ont voulu la ainsi souvent associés au point chaud actif de Yel-
toucher pensant se faire une lowstone, qui se déplace d’Ouest en Est. Or les trapps
bonne pub se sont brûlés, on les s’étendent perpendiculairement, du Nord au Sud,
sur 900 kilomètres: leur origine serait donc différente. Les gorges de Little Blitzen appartiennent
a recensés : les tôles sont trop
Cependant, la seule subduction de plaques tecto- au massif des montagnes Steens, une partie
sensibles au climat.
niques (où une plaque s’enfonce sous une autre) des trapps. Elles ont été creusées au cours
(11 contrepèteries, titre compris)
échoue également à expliquer la naissance de cette de la dernière période glaciaire.
formation géologique. jacente. La rupture se serait étendue sur 900 kilo-
Lijun Liu et Dave Stegman, de l’Institut d’océa- mètres et aurait créé un point chaud : en raison de
nographie de l’Université de San Diego, ont étudié un la décompression rapide, la roche s’est échauffée,
scénario mixte fondé sur le mouvement de subduc- formant une grande quantité de magma qui a tra-
DÉTECTION ERRANTE tion de la plaque océanique Farallon, qui a aujourd’hui versé la plaque continentale et s’est épanché en
totalement disparu sous la plaque nord-américaine. surface. La formation des trapps aurait cessé au bout
Faute de Maigret pour attraper Selon le scénario de ces chercheurs, cette plaque s’est de deux millions d’années avec la séparation nette
leurs neutrinos, on voit à Genève brisée sous les effets combinés de la tension dans la des deux parties de la plaque Farallon.
de jeunes Polytechniciens exci- plaque, due à son propre poids, et de l’érosion . S. B..
tés devant des bosons (les higgs thermique créée par la roche plus chaude sous- L. Liu et D. R. Stegman, Nature, vol. 482, pp. 386-390, 2012
sont parfois maltraités par cer-
tains chroniqueurs). Appréhen-
dant des câbles arrachés, ils
contrôlent mal leurs erreurs
sur les sections de certains
conducteurs dont ils décou-
vrent le calibre. Bizarres, leurs
calculs des aires avant leurs Archéo-écologie
connexions ! On parle de thèse
aberrante et ces travailleurs du Agriculture contre forêt africaine à l’âge du fer
CERN se sentent boxés.
(10 contrepèteries, titre compris)

I l y a 3 000 ans, une partie de


la forêt tropicale d’Afrique
d’argiles, issues du bassin-ver-
sant du fleuve Congo. Elles s’y
Les vestiges archéologiques
montrent qu’à cette époque, les
© Shutterstock/mashe

Le 1er avril, vous trouverez


sur notre site quelques indices centrale a cédé la place à des sont formées par sédimentation Bantous, un peuple d’agriculteurs
pour résoudre les contrepèteries savanes. On l’explique souvent des éléments libérés par l’érosion maîtrisant la technologie du fer,
de Maël Jortin.
par un changement climatique chimique – l’ensemble des pro- sont arrivés en Afrique centrale.
fr www.pourlascience.fr local. Selon Germain Bayon et ses cessus chimiques qui dissolvent G. Bayon et ses collègues pensent
collègues de l’IFREMER Bretagne, les minéraux des roches-mères, que l’introduction des pratiques
l’arrivée de peuples d’agriculteurs notamment via les pluies. agricoles a favorisé l’érosion chi-
aurait aussi joué un rôle. La composition des argiles mique, dont l’intensité montre
En analysant une carotte de reflète l’intensité de cette érosion, que ces pratiques étaient assez
sédiments marins prélevée au car certains éléments très mobiles, importantes pour transformer
© Shutterstock/Planetphoto.ch

large du Congo, les chercheurs tels que le potassium, sont évacués l’environnement. Dans leur quête
ont montré que l’érosion des sols par les eaux de ruissellement dès de nouvelles terres à cultiver, les
a augmenté brutalement il y a qu’ils sont dissous, avant même Bantous auraient abattu de nom-
3000 ans, ce qui traduirait l’adop- d’être incorporés dans les argiles; breux arbres, accélérant la défo-
tion de pratiques agricoles assez ils se raréfient donc lorsque l’éro- restation enclenchée par le
En Afrique, la forêt tropicale intensives pour transformer l’en- sion est intense. Or il y a 3000ans, changement du climat.
a été partiellement remplacée vironnement. La carotte analy- les argiles se sont brutalement . G. J..
par la savane il y a 3 000 ans. sée est en partie constituée appauvries en ces éléments. G. Bayon et al., Science, en ligne, 9 février 2012

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A c t u a l i t é s

Physique Astrophysique
Neutrinos: un coup de frein? Excès d’oxygène
dans le Système solaire
E n septembre 2011, les physiciens de l’expérience OPERA, au
laboratoire du Gran Sasso en Italie, avaient prudemment
annoncé que certains neutrinos se déplaceraient à des vitesses
supérieures à celle de la lumière dans le vide. Or cette dernière est
une limite maximale dans le cadre de la théorie de la relativité res-
treinte, un des piliers de la physique moderne. Cependant, le CERN
a indiqué le 23 février 2012 l’identification de deux nouvelles sources
d’incertitudes dans la mesure. D’une part, une horloge de référence
L e Système solaire se déplace
à 26 kilomètres par seconde
par rapport aux nuages de
gaz et de poussière qui l’entourent.
Ce mouvement crée un vent de
provenance du milieu interstellaire
est analysée. D’après Peter Bochs-
ler et ses collègues, le milieu inter-
stellaire semble plus pauvre en
oxygène que le Système solaire.
avait un rythme trop rapide de un pour dix millions, ce qui avait particules du milieu interstellaire L’incertitude sur cette mesure,
pour effet de diminuer la vitesse mesurée. D’autre part, un bran- en direction du Soleil. En étu- difficile car la détection directe
chement instable d’une fibre optique, reliant le détecteur sous terre diant ce flux avec le satellite IBEX, d’atomes neutres est plus com-
au récepteur du système de géolocalisation GPS en surface, aug- une équipe internationale d’as- pliquée que celle de particules
mentait la vitesse mesurée des particules. L’avance de 60 nanose- trophysiciens a découvert que la chargées, est importante. Mais
condes dans le temps de trajet des neutrinos « supraluminiques » concentration en oxygène du Sys- si le résultat se confirme, il est sur-
pourrait ainsi s’effacer lors de nouveaux tests d’ici mai prochain. tème solaire semble différente de prenant. L’oxygène galactique a
. S. B.. celle du milieu interstellaire. été produit dans les toutes pre-
Une grande partie du vent mières étoiles massives de façon
galactique est repoussée par le uniforme à travers la galaxie. La
Neurobiologie champ magnétique du Soleil et le composition en oxygène du
vent solaire, flux de particules milieu interstellaire et celle du
Maltraitance dans le cerveau rapides émises par notre étoile. La
région où les vents se rencontrent,
Système solaire devraient donc
être sensiblement les mêmes. Une

M artin Teicher et ses collègues de l’Université Harvard ont


mesuré le volume de trois « couches » de l’hippocampe
(une région cérébrale impliquée dans la mémoire et les
émotions) de 193 adultes âgés de 18 à 25 ans et maltraités avant l’âge
de six ans: elles sont plus petites d’environ cinq pour cent que celles
nommée héliopause, se situe à
15 milliards de kilomètres du Soleil.
Le champ magnétique et le vent
solaires bloquent la pénétration
de la plupart des particules char-
explication possible est que l’oxy-
gène du milieu interstellaire serait
piégé dans des grains de pous-
sière et de la glace, qui ne pénè-
trent pas l’héliopause.
d’adultes non maltraités. Ces adultes avaient souffert de diverses gées, mais pas des atomes neutres. . S. B..
agressions corporelles ou verbales, ou assisté à des scènes domes- Depuis le lancement d’IBEX P. Bochsler et al., The Astrophysical Journal
tiques violentes. Quelques années plus tard, ils présentent une en 2008, la nature des atomes en Supplement Series, vol. 198, article 13, 2012
diminution de volume du CA3, du gyrus denté et du subiculum. C’est
la première fois que l’on observe une telle variation dans le subicu-
lum, la région de l’hippocampe qui inhibe notamment l’axe du stress,
dont l’activation engendre la libération des hormones du stress. En
outre, le stress subi serait directement responsable de cette particu-
larité structurale de leur hippocampe, indépendamment d’un autre
trouble mental. La diminution de volume de l’hippocampe pourrait
ainsi indiquer un risque d’apparition des troubles de l’humeur, de Onde de choc entre un nuage de gaz
l’anxiété et des maladies psychiatriques. et l’étoile LL Ori dans la nébuleuse
. B. S.-L.. d’Orion. Le Système solaire
NASA

PNAS, en ligne, 13 février 2012


est le siège d’un phénomène similaire.

DERNIÈRE minute ...


DES MICRO-ADN DANS LES CELLULES dans les cellules tumorales. Ils pourraient par- sur ses cellules astrogliales, qui servent de sup-
Une équipe américaine a découvert chez la sou- ticiper à une sorte d’hérédité non mendélienne. port aux neurones. Une piste pour mieux
ris et l’être humain que les cellules contiennent comprendre le rôle de ces cellules, voire utili-
de très nombreux petits fragments d’ADN circu- CANNABIS ET MÉMOIRE ser le cannabis en traitement (contre la dou-
laires extrachromosomiques (notés eccADN). Le cannabis perturbe la mémoire de travail leur, notamment) sans perturber la mémoire.
Pour la plupart longs de 200 à 400 paires de – notre capacité à traiter des informations
bases, ces morceaux résultent d’excisions dans stockées temporairement – en activant des Retrouvez plus d’actualités
les chromosomes de cellules nerveuses, hépa-
tiques, etc. Étonnamment, ils sont plus courts
récepteurs situés non pas sur les neurones
de l’hippocampe, comme on le pensait, mais fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 POISSON CONTRE POISON  FLÛTE OU COUPE ?

P lus de deux pour cent des adultes


et cinq pour cent des enfants souf-
frent d’allergies alimentaires. Dans
un dossier de 2007, les médecins hospi-
taliers toulousains Fabienne Rancé et Guy
Deux partis dominent en France :
celui des buveurs de champagne en
coupe et celui des buveurs en flûte.
Récemment, Gérard Liger-Belair et
Dutau faisaient le point sur le problème ses collègues du Laboratoire d’œ-

Gérard Liger-Belair
de santé publique que représentent ces nologie de l’Université de Reims
pathologies (voir le dossier « Allergies ali- expliquaient que tous ont en com-
mentaires », Pour la Science, mars 2007, mun d’apprécier le champagne à
http://bit.ly/PLS353_Rance). cause de la façon dont les bulles de Les images infrarouges révèlent un flux de CO2
(en bleu et vert suivant l’intensité) plus intense
Parce qu’elles sont parfois dange- dioxyde de carbone diffusent en écla- au-dessus d’une flûte (en haut) que d’une coupe.
reuses, ces réactions violentes du système tant un délicieux aérosol de goutte-
immunitaire sont inquiétantes chez les lettes (voir «Champagne: l’arôme au cœur des bulles», Pour la Science, décembre2011,
nourrissons. Maria Makrides et ses collè- http://bit.ly/PLS398_Liger-Belair). Toujours avec G.Liger-Belair, une nouvelle équipe
gues de l’Institut de recherche pour la de chercheurs vient de mettre en évidence que le flux de dioxyde de carbone est
santé de la mère et de l’enfant, en Austra- plus important au-dessus d’une flûte qu’au-dessus d’une coupe (PloSOne, février 2012).
lie, ont cherché un moyen de les réduire Cela reste vrai même si le champagne est servi plus frais, alors que la quantité d’al-
(British Medical Journal, 30 janvier 2012). cool présent au-dessus du liquide baisse avec la température. Les buveurs de flûte
Ils ont réalisé une étude sur 706 enfants sont ainsi assurés de ressentir davantage, sous tous les climats, l’agréable aérosol
à haut risque héréditaire d’eczéma et apporté dans la cavité nasale par les bulles de dioxyde de carbone. Pas de doute, le
d’allergies alimentaires. À partir de la parti des flûtes est celui des buveurs d’élection!
21 e semaine de gestation de la moitié
d’entre eux, les chercheurs ont fourni aux
mères des capsules à base d’huile de pois- thier examinaient ces deux facteurs mesurant moins de 100 kilomètres carrés.
son représentant un supplément quoti- (voir « La montée des océans : Jus- Ils ont ensuite exploité les données de
dien de 900 milligrammes d’acides gras qu’où ? », Pour la Science, février 2010, GRACE pour déterminer l’évolution de leurs
oméga 3. Dans le groupe de contrôle http://bit.ly/PLS388_Cazenave), nous masses de glace entre 2003 et 2010.
(l’autre moitié), les mères prenaient des apprenant que la montée des mers s’ac- Ils ont ainsi confirmé des pertes de
capsules à base d’huile végétale. célère et qu’elle est estimée à 1,7 ± 0,3 mil- masse glaciaire considérables en Alaska et
Les chercheurs ont constaté que le taux limètre depuis 1950. Thomas Jacob, de notables en Amérique du Nord et du Sud,
d’incidence de l’eczéma a été réduit d’un l’Université du Colorado, et des collègues en Patagonie, près du pôle Nord, mais faibles
tiers chez les enfants dont les mères ont viennent d’estimer la contribution par comparaison dans les Alpes, en Scan-
eu une alimentation supplémentée en moyenne de la fonte des glaces à la mon- dinavie, en Nouvelle-Zélande, au Caucase,
acides gras oméga 3, et que moins d’en- tée des mers entre 2003 et 2010 : ils trou- dans l’Altaï… Le cas du massif himalayen
fants de ce groupe étaient allergiques à vent qu’elle était de 1,48± 0,26millimètre constitue une surprise : les chercheurs
l’œuf. Le suivi des enfants va se pour- par an (Nature, en ligne, 8 février 2012). relèvent une perte de seulement 4 giga-
suivre durant six ans. Les chercheurs ont exploité les données tonnes, à comparer aux 55 gigatonnes de
fournies par le couple de satellites GRACE glace des estimations précédentes.
lancés en 2002. Ce système détermine la Quant au Groenland et à l’Antarctique,
gravité en mesurant par des allers et retours ils assureraient à eux seuls 0,41 ± 0,08 mil-
 OCÉANS : DIX MILLIMÈTRES de micro-ondes les variations de vitesse et limètre par an de hausse du niveau des
de distance entre deux satellites identiques mers. La hausse annuelle totale, détermi-
DE PLUS EN SEPT ANS qui se suivent sur la même orbite polaire, née à l’aide de satellites altimétriques

L a hausse du niveau des mers a deux


causes principales : la dilatation de
l’eau qui se réchauffe pour envi-
ron 30 pour cent et la fonte des glaces
pour le reste. En 2010, Anny Cazenave
à 220 kilomètres de distance et à 500 kilo-
mètres d’altitude. Ses cartes mensuelles de
la gravité terrestre sont 1000 fois plus pré-
cises que ce qui existait auparavant.
Pour étudier l’évolution des masses de
qui mesurent directement l’altitude
moyenne de la mer, est de 1,3 ± 0,6 milli-
mètre. Cette valeur est proche du résultat
trouvé par gravimétrie avec GRACE, à savoir
1,48± 0,26 millimètre. La différence pour-
du Laboratoire d’études en géophysique glace, les chercheurs ont découpé la sur- rait provenir d’eaux fondues non encore
et océanographie spatiale (LEGOS), à l’Ob- face terrestre recouverte de glaces en parvenues dans l’océan.
servatoire Midi-Pyrénées, et Étienne Ber- 175 zones délimitées géographiquement et . François Savatier.

12] On en reparle © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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OPINIONS
POINT DE VUE

La diversité des semences menacée par la loi


Donner le monopole de la sélection des semences à quelques entreprises
entraînera une perte irréversible de diversité.
Pierre-Henri GOUYON

L
e 28 novembre 2011, le Parlement La situation a changé au XIXe siècle, lorsque mondiale de semences du Svalbard, un archi-
français a voté une loi visant à les agriculteurs se sont spécialisés en semen- pel norvégien, inaugurée en 2008. Mais cette
améliorer le contrôle et la traça- ciers d’un côté, et exploitants de l’autre. Les stratégie est-elle efficace? Les graines mises
bilité des semences utilisées, plantes n’ont plus été reproduites que dans au froid ne sont pas éternelles. Elles finissent
en vue de cultures plus homogènes et pro- les champs des semenciers, les récoltes par perdre leurs propriétés germinatives. Il
ductives. Depuis plusieurs décennies déjà, des autres champs servant à fabriquer ali- faut alors les semer, bien isolées les unes
les agriculteurs étaient tenus d’acheter des ments ou produits industriels. L’avenir des des autres, et récolter leurs descendants
semences certifiées, mais ressemer ses ressources génétiques est ainsi passé aux pour les remettre au réfrigérateur. Surtout,
graines était toléré. La nouvelle loi réglemente mains des seuls sélectionneurs. Cette pra- cette solution repose sur une vision fixiste
cette pratique: pour replanter les graines qu’ils tique a certes augmenté la production agri- de la biodiversité. Or la biodiversité est bien
ont récoltées, les agriculteurs doivent s’ac- cole, les semenciers sélectionnant les plantes plus qu’une liste d’espèces : c’est l’ensemble
quitter d’une taxe auprès des titulaires des les plus rentables: les variétés actuelles de dynamique des émergences et extinctions
certificats d’obtention végétale dont ils utili- blé, par exemple, favorisent le nanisme (qui produites par les mécanismes de l’hérédité
sent les variétés – en pratique l’industrie et les interactions avec les autres formes
semencière. L’échange des semences entre 90 POUR CENT DES MAÏS du vivant ou l’environnement. Notamment,
particuliers est, quant à lui, interdit. Nombre
d’agriculteurs dénoncent cette loi, perçue précoces européens sont issus une force de la biodiversité est sa capa-
cité d’adaptation, par les processus de
comme une atteinte à leur liberté. En fait, de la même population génétique. l’évolution, aux changements environne-
son impact est plus profond. En empê- mentaux, qu’ils soient climatiques, sani-
chant le brassage génétique des semences augmente le rapport grain/paille), la com- taires ou agronomiques. Comment retrouver
dans un contexte d’appauvrissement dras- paction de l’épi (ce qui augmente le nombre de telles conditions avec une banque de
tique des ressources génétiques, c’est-à-dire et le poids des grains par pied), et la dureté semences figée dans le temps?
de la diversité des variétés disponibles pour des protéines du grain (qui raccourcit le temps On peut certes faire le pari que la techno-
nourrir les hommes, la loi empêche que se de pétrissage). Toutefois, malgré leur savoir- logie palliera la perte de diversité en cherchant,
développent les processus qui permettraient faire, les semenciers ne pouvaient remplacer au coup par coup, les gènes dont on aura be-
la remise en route de cette diversité, avec des le vaste territoire d’évolution représenté par soin pour résoudre telle ou telle difficulté. C’est
conséquences graves pour l’agriculture. l’ensemble des champs cultivés. D’autant que l’option choisie par les firmes de biotechno-
Durant des milliers d’années, la domes- le nombre d’entreprises semencières n’a logie et suivie par une majorité d’États. Mais
tication des plantes s’est accompagnée depuis cessé de décroître et, avec elles, la une autre voie est possible, qui a fait ses preu-
d’échanges de gènes entre formes culti- diversité des variétés disponibles. Actuelle- ves sur de petits territoires expérimentaux: la
vées et sauvages. Puis, lorsque les formes ment, 90 pour cent des maïs précoces euro- sélection participative, où chaque agriculteur
cultivées se sont répandues hors de leurs ter- péens sont issus de la même population contribue à la sélection des semences de
ritoires d’origine, chaque cultivateur a sélec- génétique et, dans les années 1990, quatre façon concertée et optimisée. Cette approche
tionné ses propres semences. Chaque lot avait variétés de blé représentaient près de 80 pour suppose bien sûr que chaque agriculteur soit
donc son individualité génétique. La diversité cent des surfaces de blé tendre en France. propriétaire de ses semences, et qu’il en
interne à chaque lot a néanmoins été main- Une solution pour préserver la diversité échange une partie avec ses voisins.
tenue par les échanges entre paysans. Une des semences a été mise en œuvre: la consti- Plusieurs initiatives de sélection partici-
immense diversité a ainsi été créée par bras- tution de banques de semences dans d’im- pative ont été lancées dans le monde – avec
sage dynamique des gènes. menses enceintes réfrigérées, telle la Réserve succès – à partir des années 1970. En France,

14] Point de vue © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Opinions

un programme de gestion dynamique du Des centaines d’autres programmes de pour élaborer de nouvelles solutions, ou sou-
blé a débuté en 1984 à l’initiative de l’INA P-G sélection participative existent dans le monde, haitons-nous la préserver et la rendre pérenne
(aujourd’hui AgroParisTech), associant une soutenus par des organisations telles que l’Or- en développant la sélection participative ?
unité de l’Institut national de la recherche ganisation des Nations unies pour l’alimen- Dans cette réflexion, les scientifiques ont leur
agronomique (Moulon) et des lycées agri- tation et l’agriculture et le Groupe consultatif rôle à jouer en expliquant les enjeux et les
coles, avec le soutien du ministère de l’Agri- pour la recherche agricole internationale, visant solutions en termes simples, concrets, acces-
culture. Il s’agissait de cultiver et ressemer à mieux utiliser les savoirs des populations sibles, pour que les politiques prennent leurs
trois types de populations génétiquement locales pour créer in situ des variétés adap- décisions en connaissance de cause. Une
hétérogènes dans 15 lieux répartis sur le ter- tées aux différentes régions, en particulier chose est sûre: c’est maintenant qu’il faut se
ritoire, selon deux modes de culture, l’un inten- dans les pays en développement. poser la question. I
sif et l’autre plus durable, avec peu d’engrais Par la loi du 28 novembre 2011, l’agri-
et pas de fongicide, afin d’étudier, sur le long culture française a pris un virage lourd de Pierre-Henri GOUYON est chercheur
terme, l’évolution de ces populations. Régu- conséquences pour la diversité des semences, au Laboratoire origine, structure et évolution
lièrement, des semences d’autres sites étaient suivant en cela les directives européennes. de la biodiversité, UMR 7205 MNHN-CNRS.
introduites afin de simuler la dynamique évo- Avant de s’engouffrer dans cette voie, pour- P.-H. Gouyon (dir.), Aux origines
de l’environnement, Fayard, 2010.
lutive. Vingt ans plus tard, les populations tant, un réel choix scientifique et politique est Ch. Bonneuil et F. Thomas, Gènes, pouvoirs
obtenues présentaient plus de gènes de résis- à faire concernant cette diversité: voulons- et profits, Quæ, 2009.
tance aux maladies fongiques et, en quelques nous l’utiliser comme une simple ressource
générations, des résistances à d’autres mala- naturelle qui un jour s’épuisera, comme le Réagissez en direct
dies ravageuses et multigéniques. pétrole, en misant sur le progrès technique fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Vers les réseaux électriques intelligents


Les réseaux de distribution d’électricité du futur devront être plus flexibles,
afin que la production et la consommation soient optimisées. De multiples versions
miniatures de tels réseaux sont testées un peu partout dans le monde.
Yann TANGUY, Céline AUGER et Carolina TRANCHITA

L
es réseaux de distribution et de giles, alors même que ces îles ont un fort Cofinancé par la région Provence-Alpes-Côte
production d’électricité actuels potentiel éolien et solaire... d’Azur, il est implanté dans trois communes
sont dimensionnés pour les Comment pallier ces difficultés? En don- de cette région. Une centrale de pilotage
heures de pointe, qui ne survien- nant plus d’ « intelligence », autrement dit communique avec une cinquantaine de sys-
nent qu’à quelques moments dans l’année, plus de flexibilité, aux réseaux. Cela concerne tèmes de production d’électricité, de sto-
par exemple lors des épisodes de grand tant la production que la consommation –qu’on ckage de l’énergie et de délestage (ces
froid ; le reste du temps, certains équipe- cherche à lisser par divers moyens, afin notam- derniers soulagent le réseau par des effa-
ments sont surdimensionnés. En outre, ment de diminuer les pics. On parle de réseau cements, c’est-à-dire des baisses ponc-
comme on sait mal stocker l’électricité, intelligent, ou smart grid en anglais. Diffé- tuelles de la puissance fournie à certains
les réseaux de distribution seraient désta- rents types sont à l’étude, mais l’idée géné- appareils, tels des chauffages électriques
bilisés par un apport trop important d’élec- rale est de rendre les équipements plus ou des lampadaires publics). L’électricité
tricité issue d’énergies renouvelables communicants. est ainsi produite par une turbine, alimen-
intermittentes (éolien, solaire, etc.). Les Le projet PREMIO, qui a démarré au début tée par un fluide que des capteurs solaires
réseaux de certaines îles, telle la Réunion, de l’année 2008, est une des premières pla- thermiques vaporisent. Les systèmes de
petits et isolés, sont particulièrement fra- teformes expérimentales dans ce domaine. stockage sont par exemple des batteries ou

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Développement durable [15


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Opinions

des ballons d’eau chaude, où de l’énergie de multiples données étant collectées sur la
chauffage est mise en réserve (l’électricité consommation des hébergeurs, elles devront
alimente des pompes à chaleur). Ces dis- être sécurisées et confidentielles. En outre,
positifs sont installés chez des hébergeurs il faudra s’assurer que les systèmes pilotés
(habitants et bâtiments publics). à distance ne puissent pas être piratés. Des
La centrale de pilotage reçoit des questions de responsabilité, liées à la façon
requêtes pour réduire la consommation d’assurer les équipements installés chez
ou augmenter la production, puis cal-
cule et transmet des consignes aux
systèmes afin qu’ils régulent leur LES PROBLÉMATIQUES RENCONTRÉES
fonctionnement et que l’ensemble sont d’ordres technique, sociologique,
réponde aux requêtes. En dehors de
leur pilotage par la centrale, certains
économique, environnemental, légal
dispositifs, tels des chauffages auto- et politique.
matiques, peuvent aussi gérer l’éner-
gie de façon autonome, par exemple en les hébergeurs, se poseront également.
diminuant leur puissance pendant la nuit Enfin, les différents modèles économiques
dans un souci d’économie. potentiellement applicables (bonus à l’ef-
PREMIO a rencontré plusieurs types de facement, tarifications dynamiques du type
difficultés. Techniques, d’abord: rendre com- heures creuses/heures pleines, mais plus
municantes des technologies aussi variées flexibles...) restent à affiner. Aujourd’hui, les
s’est révélé compliqué. Sociologiques, projets de réseaux intelligents se multiplient
ensuite : certains hébergeurs craignaient en France et dans le monde. Chacun ana-
de ne pouvoir régler le chauffage à leur conve- lyse une partie des problématiques liées à
nance, notamment lors des épisodes de ces réseaux, qu’elles soient d’ordres tech-
grand froid. nique, sociologique, économique, environ-
Malgré cela, le pilotage de tous ces nemental, légal ou politique.
systèmes s’est effectué avec succès, sans Outre ces projets, des technologies intel-
dysfonctionnement majeur. Concernant le ligentes sont déjà opérationnelles. Ainsi,
chauffage, les diminutions ponctuelles de des agrégateurs sont apparus (Energy Pool,
puissance n’ont provoqué que de très faibles Voltalis, Novawatt...) : il s’agit d’entreprises
baisses de température, grâce à l’inertie ther- utilisant divers moyens de contrôle et de
mique des bâtiments. Le fonctionnement de communication pour agréger et vendre
PREMIO a été prolongé jusqu’à fin 2012 et de la production ou de l’effacement sur les
les résultats sont en cours d’analyse. marchés de l’électricité. Les effacements
L’attitude des consommateurs face aux de gros consommateurs industriels sont
incitations sera déterminante dans la flexi- notamment regroupés en entités virtuelles
bilité des réseaux intelligents : jusqu’à quel caractérisées non par une puissance de pro-
point les habitants accepteront-ils les effa- duction, mais par une puissance de déles-
cements ? Seront-ils d’accord pour qu’une tage. Cela permet d’améliorer les prévisions
centrale de pilotage prenne certaines déci- et le lissage des effacements. Même s’il
sions, par exemple celle d’adapter l’heure reste de nombreuses difficultés à résoudre,
de démarrage d’un lave-linge? Les nouveaux les réseaux intelligents, indispensables à
démonstrateurs français, tels NICEGRID, REFLEXE l’exploitation future de grandes quantités
et MILLENER, devraient autoriser des études d’énergies renouvelables, commencent
statistiques et quantitatives sur ces points. d’ores et déjà à s’implanter... I
Ces démonstrateurs ont démarré en 2011
dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et Yann TANGUY, de Transénergie, Céline AUGER,
gèrent chacun environ un millier de clients. de Capénergies, et Carolina TRANCHITA,
d’EDF/EIFER, sont respectivement
De nombreux autres aspects restent à responsables de l’évaluation des impacts,
étudier. Certains concernent la sécurité des chef de projet et directrice technique
réseaux et le respect de la vie privée : de de PREMIO (www.projetpremio.fr).

16] Développement durable © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Opinions

VRAI OU FAUX

Nos souvenirs sont-ils immuables ?


Non. Pour être mémorisé durablement, un souvenir doit être
régulièrement « rejoué ». Au fil des répétitions, il se transforme.
Francis EUSTACHE

N
os souvenirs connaissent des sodiques et sémantiques, par exemple, de façon générale. Quelques « vrais » sou-
destins divers : certains ne seraient surtout rejouées pendant le som- venirs épisodiques persistent tout de
restent en mémoire que meil profond. même, parfois très longtemps, mais ils
quelques instants, d’autres Lorsqu’un souvenir est réactivé, il est sont placés dans un contexte global
toute une vie. Comment ces derniers se fixent- fragilisé et peut subir des changements. reconstruit ; ce sont des moments emblé-
ils durablement dans notre cerveau ? Res- Ainsi, les réactivations multiples des traces matiques, des événements ayant un sens
tent-ils fidèles aux événements vécus ? mnésiques entraînent des modifications particulier, des situations de danger ou de
Avec Béatrice Desgranges, nous avons graduelles dans les connexions entre les bonheur intense...
proposé un modèle de la structure et du régions du cerveau impliquées dans la Or mémoire et identité se nourrissent
fonctionnement de la mémoire, MNESIS, ins- mémoire. Celle-ci se réorganise alors pro- l’une de l’autre. Les souvenirs épisodiques
piré des théories du psychologue canadien gressivement. qui conservent une certaine précision consti-
Endel Tulving. Nous supposons une tuent des marqueurs de l’identité person-
mémoire formée de cinq « systèmes » en nelle. Plus généralement, nous pensons que
interaction : la mémoire de travail (ou les représentations identitaires sont for-
mémoire à court terme), la mémoire pro- gées sur les interactions de la mémoire épi-
cédurale (ou mémoire des habitudes), les sodique et de la mémoire sémantique (vision
mémoires perceptives (qui maintiennent du monde et façon de considérer les sou-
des percepts en mémoire, tels des sons ou venirs s’influencent mutuellement), mais
des images, avant même leur accès au aussi sur les liens avec les autres systèmes
sens), la mémoire sémantique (formée des de mémoire, selon des modalités qui res-
connaissances générales sur le monde et Mémoires : uel tent à préciser.
uér
lQ
sur soi) et la mémoire épisodique (qui est épisodique
Ra
ph
ae Une telle conception devrait nous aider
celle de nos souvenirs). sémantique à répondre à diverses questions : comment
perceptives
Pour être stockée pendant plus de quel- procédurale l’identité d’un jeune enfant, dont les sys-
ques minutes, une information doit pas- épisodique, sémantique et de travail tèmes de représentation de « haut niveau »
ser de la mémoire de travail aux autres (mémoires épisodique et sémantique) sont
LA MÉMOIRE serait composée de cinq systèmes
systèmes de mémoire. À partir d’une durée en interaction, stockant différents types d’infor- loin d’être matures, s’élabore-t-elle ? Com-
de l’ordre d’une journée, soit elle subit des mations (souvenirs, concepts....) et situés dans ment l’identité est-elle influencée par des
réactivations régulières, marquées par des des aires cérébrales diverses (en couleur). pathologies touchant ces systèmes ? A
interactions entre ces systèmes (des com- contrario, quelles sont les répercussions
posantes perceptives et conceptuelles peu- En conséquence, nos souvenirs se sur la mémoire de pathologies atteignant
vent être rappelées lors de la réactivation transforment au fil du temps et des répé- d’abord l’identité, telle la schizophrénie ?
d’un souvenir stocké dans la mémoire épi- titions : ils perdent en précision et en spé- Les études scientifiques visant à le décou-
sodique), soit elle s’efface. En d’autres termes, cificité, se déforment, voire se superposent vrir sont en cours... I
les souvenirs qui ne disparaissent pas si des événements ressemblants se suc-
sont « rejoués », le plus souvent pendant le cèdent. On dit qu’ils se sémantisent : on F. EUSTACHE est directeur d’études à l’École
sommeil. Ce phénomène concerne tous ne se souvient plus d’une fois particulière pratique des hautes études (EPHE) et dirige
l’Unité 1077 de l’INSERM, à l’Université de
les systèmes de mémoire et se déroule lors où l’on a pris le train ni de son cortège Caen/Basse Normandie.
de phases du sommeil différentes selon le d’événements associés, mais seule- F. Eustache et B. Desgranges, Les chemins de la
type d’information : les représentations épi- ment de ce que signifie prendre le train mémoire, Inserm/Le Pommier, 2010.

18] Opinions © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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COURRIER DES LECTEURS


Pour réagir aux articles : courrier@pourlascience.fr
ou directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

. UN HASARD FORT INUTILE ?.  RÉPONSE DE NADINE GUILHOU sation de certains mots est aussi connue via le
Jean-Paul Delahaye explique dans l’article (Institut d’égyptologie, Univ. Montpellier 3) copte. Ainsi, st-hmt, « femme », se prononçait
L’impossible hasard (Pour la Science n° 413, On peut ancrer la date du règne de Taharqa par « srimê ».
mars 2012, http://bit.ly/413_delahaye) rapport aux dates romaines bien connues, à par- Enfin, au Nouvel Empire, beaucoup de mots
que ni les algorithmes, ni les objets tir des informations de plusieurs documents. Le étrangers ont été transcrits en écriture « inter-
mathématiques, ni les systèmes physiques papyrus Louvre 7848 permet d’abord de fixer le nationale» cunéiforme, pour lesquels les scribes
macroscopiques ou même quantiques début de la XXVIe dynastie à –663. En effet, il indique égyptiens ont mis au point un alphabet sylla-
ne produisent du hasard au sens fort, une date en calendrier solaire et en calendrier bique. Ce procédé concerne surtout des mots
selon la définition de Martin-Löf lunaire, en l’an 12 du règne d’Amasis, date qui cor- d’origine étrangère, mais a aussi été appliqué à
(incompressibilité et imprévisibilité). respond à –559. Une stèle d’Apis (Louvre IM 3733) des mots égyptiens.
Dès lors, à quoi sert un critère qui ne peut permet ensuite de remonter à –690, qui est la date
être satisfait ? N’est-il pas trop restrictif ? d’accession au trône de Taharqa. L’an1 de Taharqa . DES LYMPHOCYTES PLUS SENSIBLES.
Philippe Boubeau est ainsi compris entre le 12 février –690 et le Alice Lebreton et ses collègues écrivent
11 février –689 du calendrier julien. C’est pour dans Les multiples stratégies de Listeria
 RÉPONSE DE JEAN-PAUL DELAHAYE l’instant la date limite de la chronologie absolue. (Pour la Science n° 412, février 2012,
L’article ne dit pas que les suites produites par À mesure que l’on s’éloigne dans le temps, les http://bit.ly/pls412_listeria) que
l’utilisation de la mécanique quantique ne sont marges d’erreur augmentent. les lymphocytes T cytotoxiques détruisent
pas aléatoires au sens fort, mais seulement qu’il Concernant la prononciation, un ensemble spécifiquement les cellules infectées par
n’est pas prouvé (ni axiomatique) qu’elles le sont. d’indices laissent penser que nous prononçons Listeria, mais que la bactérie s’en protège
C’est possible, mais on ne peut l’affirmer avec l’égyptien ancien de façon relativement proche grâce à une protéine qu’elle produit
certitude à ce jour. de ce qui a dû être la réalité. à sa surface, la listériolysine, qui déclenche
Par ailleurs, il existe de nombreuses suites Premièrement, l’égyptien, comme l’arabe et l’apoptose de ces lymphocytes. Pourquoi
mathématiques qui sont aléatoires au sens fort. les langues sémitiques, ne note que les la listériolysine entraîne-t-elle la mort
Les « nombres oméga de Chaitin » en fournis- consonnes. Dans la transcription latine, le ânote des lymphocytes et pas celle
sent une infinité. Le critère de Martin-Löf n’est le aynarabe; le anote le alephdes langues sémi- des cellules infectées par Listeria ?
donc pas a priori inaccessible. tiques ; le ou (w pour les anglophones) le waw, Georges Wattelsse
Le but de l’article était d’insister sur le fait et le i, j ou y, le yod. Ce ne sont pas des voyelles,
qu’il existe une bonne définition des suites aléa- mais des semi-consonnes. Le kh note une gut-  RÉPONSE D’ALICE LEBRETON
toires, et qu’on ne sait pas en produire aujour- turale (voisine de la jotaespagnole ou du haspiré). La listériolysine peut aussi déclencher la mort
d’hui de manière certaine, malgré ce qui est Ainsi, Toutânkhamon ne se prononce pas avec d’autres types de cellules. En culture, l’apoptose
parfois prétendu. un k,mais avec une gutturale. La plupart du temps, lors de l’infection parListeriaa été rapportée pour
nous ignorons la vocalisation des mots, puisque des cellules de type neuronal et des cellules
. CERTITUDES ÉGYPTIENNES. les voyelles ne sont pas notées. Nous ajoutons dendritiques. In vivo, les hépatocytes, notam-
Selon l’article Le casse-tête de la chronologie entre les consonnes des e muets ou accentués. ment, peuvent être touchés. De façon générale,
égyptienne (Pour la Science n° 413, mars 2012, Cela explique les différences entre les trans- une infection à long terme de cellules par Liste-
http://bit.ly/413_egypte), l’avènement criptions francophones, anglophones, etc., les rias’achèvera par la mort cellulaire, mais pas tou-
du pharaon Taharqa en 690 avant notre ère plus proches de la réalité étant les arabophones. jours avec la même rapidité.
est le point de départ de la chronologie Par ailleurs, nous connaissons parfois une Peut-être certains types cellulaires, tels les
égyptienne. Mais comment cette date est-elle prononciation approchée du mot égyptien par le lymphocytes T cytotoxiques, sont-ils plus sen-
connue avec certitude ? grec. Cependant, la transcription peut être pos- sibles que d’autres à l’apoptose induite par la
Alfred Rilanger térieure de plusieurs siècles à l’origine du mot, listériolysine. Peut-être Listeriaprotège-t-elle les
dont la prononciation a pu évoluer. Nous avons cellules qu’elle colonise plus facilement, telles les
Savons-nous comment les anciens Égyptiens gardé par exemple le nom grec du pharaon Thout- cellules épithéliales, contre une apoptose trop
prononçaient leur langue ? Les noms mosis, alors que ce dernier est nommé en égyp- rapide, afin de ménager sa niche. Les données
de pharaons sont-ils supposés retranscrire tien Djehouty-mès : Djehouty avait sans doute manquent encore pour conclure, surtout in
cette prononciation ? une prononciation proche de Thot/Thout (un des vivo, où les proportions relatives de cellules infec-
Didier Nordon dieux égyptiens) à l’époque grecque. La vocali- tées de chaque type restent mal connues.

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

DOSSIER

Les scientifiques
s’invitent dans les débats

p. 22
Ne votez pas, jugez !
Michel Balinski et Rida Laraki
I l nous faut trouver comment remplacer les énergies
fossiles, et la catastrophe de Fukushima a renforcé le
doute sur l’usage à long terme et sans risque de l’éner-
gie nucléaire. Mais la France peut-elle sortir du nucléaire ?
Notre système de santé a longtemps été considéré comme
l’un des meilleurs en termes d’accès aux soins, de qualité
de la prise en charge et de l’augmentation de l’espérance de
vie. Mais étant donné la façon dont il évolue depuis plusieurs
années, pourra-t-il continuer à assurer un accès à des
soins de qualité pour tous ?
Pour lutter contre la délinquance, diverses mesures, tel-
p. 30 les la vidéosurveillance ou les mesures répressives, ont été
renforcées. Sont-elles efficaces ? Diverses études interna-
Choix énergétiques : tionales ont établi que les caméras installées dans les rues
un débat biaisé sont sans effet, mais aussi que certaines psychothérapies
Benjamin Dessus sont efficaces pour éviter les récidives. Ne serait-il pas temps
d’appliquer en France ce qui donne de bons résultats dans
d’autres pays ?
Le système électoral est parfois contesté, surtout quand
il permet à un candidat dont les Français ne veulent pas de
figurer au second tour des élections présidentielles, comme
p. 36 ce fut le cas le 21 avril 2002. Existe-t-il une autre façon de
Politiques de sécurité, choisir celui ou celle qui doit représenter le peuple selon
quelle efficacité ? ses préférences ?
Sebastian Roché Pour fournir aux débats politiques des données fiables,
la rédaction a choisi d’aborder ces quatre thèmes en deman-
dant à des scientifiques de faire un état des lieux de leur
domaine, d’identifier les difficultés auxquelles chacun est
confronté et de suggérer quelques pistes de réflexion.
Aujourd’hui, personne n’a de solution incontestable à pro-
p. 44 poser. Si deux scientifiques feront sans doute des constats
proches sur une situation donnée, ils n’auront pas les mêmes
Définir un nouveau système analyses quant aux causes et aux moyens à mettre en œuvre.
de santé : une urgence Mais leurs réponses permettent d’alimenter des débats que
André Grimaldi et Olivier Lyon-Caen beaucoup appellent de leurs vœux.

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Dossier [21


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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Mathématiques

Michel Balinski et Rida Laraki


Le scrutin majoritaire usuel souffre de graves défauts.
Un mode de scrutin nommé jugement majoritaire, qui consiste
à évaluer tous les candidats à une élection selon une grille de valeurs
commune, éviterait ces écueils et respecterait l’opinion de l’électorat.

J uste avant le premier tour de l’élec-


tion présidentielle de 2002, un arti-
cle du numéro d’avril de Pour la
Science commençait par cette question pré-
monitoire : « Si, en ce printemps 2002, les
pas à ces exigences. En 2002, Lionel Jospin
avait été éliminé au premier tour avec
16,2 % des voix, devancé de peu par Jean-
Marie Le Pen (16,9 %). Mais sans la can-
didature de Christiane Taubira (2,3 %) ou
Au second tour de l’élection présiden-
tielle de 2002, Jacques Chirac avait écrasé
Jean-Marie Le Pen par un score soviétique
de 82,2 % des voix, devenant ainsi le pré-
sident le mieux élu de la Ve République.
urnes désignaient pour président un can- de Jean-Pierre Chevènement (5,3 %), qui Pour autant, a-t-il suscité une adhésion
didat autre que celui réellement voulu par ont dispersé les voix de la gauche, Lionel massive, bien supérieure à tout autre
les électeurs?» Le 21 avril 2002 allait ample- Jospin aurait probablement été qualifié président ? Évidemment non. Le vrai sens
ment confirmer cette prédiction. Et dix ans pour le second tour, et selon plusieurs son- de ce score était un rejet massif du candi-
plus tard – avec au moins quatre candi- dages aurait pu gagner contre Jacques Chi- dat du Front national.
dats à la présidence de la République qui rac. Ainsi, le scrutin majoritaire souffre du
pourraient recueillir le 22 avril prochain
des pourcentages importants de voix –,
paradoxe d’Arrow, du nom du prix Nobel
d’économie Kenneth Arrow: le vainqueur
Le scrutin usuel trahit
cette question est toujours d’actualité. du scrutin dépend de la présence ou de les électeurs
Mais, contrairement à 2002, il existe l’absence de « petits » candidats n’ayant Ainsi, dans le scrutin majoritaire à deux
aujourd’hui une solution. Un nouveau aucune chance de gagner. tours, les votes exprimés ne mesurent en
mode de scrutin, le jugement majoritaire, Outre que ce paradoxe trahit la volonté rien l’opinion réelle des électeurs. Jac-
issu d’une nouvelle théorie de vote, per- des électeurs, il engendre un jeu politi- ques Chirac était arrivé en tête du premier
mettrait d’éviter les multiples écueils du que nuisible : susciter des candidatures tour avec 19,9 % des suffrages, score qui
scrutin majoritaire en usage et d’assurer dont le rôle est de nuire à l’adversaire, tout ne correspond en rien aux 82,2 % obtenus
l’élection du candidat considéré le meil- en en dissuadant d’autres de peur qu’el- au second tour. La deuxième position
leur par la majorité du corps électoral. les nuisent à son propre camp. Et que atteinte par Jean-Marie Le Pen au pre-
Voyons comment et pourquoi. doit faire l’électeur ? Voter « selon son mier tour ne reflète en rien le rejet massif
Le scrutin majoritaire à deux tours tel cœur » pour le candidat qui représente le de ses idées exprimé au second tour. Et le
qu’il est pratiqué en France semble sim- mieux ses opinions, ou «voter utile», c’est- fait que les Verts obtiennent régulièrement
ple, direct et démocratique, sûr d’expri- à-dire faire un choix stratégique pour assu- moins de 5 % des voix aux élections pré-
mer le choix des électeurs. Mais l’élection rer la présence au second tour d’un sidentielles ne reflète en rien l’adhésion de
présidentielle de 2002 suffit à démontrer candidat qui n’est pas son premier choix, la population aux idées écologistes.
que ce mode de scrutin – une vieille inven- avec de surcroît le risque d’avoir mal cal- Ce dysfonctionnement du scrutin
tion confortée par l’habitude – ne répond culé et de le regretter ? majoritaire n’est pas un accident isolé. Il

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POUR PARTICIPER À CE SCRUTIN D’UN NOUVEAU TYPE,


le jugement majoritaire, cochez la mention (Excellent, Très bien,
Bien, etc.) que vous jugez la plus appropriée à chacun des candidats.
Selon les auteurs, qui ont élaboré une nouvelle théorie de vote,
l’analyse de l’ensemble de tels bulletins permettrait d’élire le candidat
qui aurait réellement la préférence des Français.

s’est probablement répété plusieurs fois, ser par l’Institut OpinionWay un sondage
de façon plus subtile. Une dizaine de portant sur 991 personnes représentatives, L’ E S S E N T I E L
sondages précédant le premier tour de afin d’évaluer les différences entre le scru-
l’élection présidentielle de 2007 mon- tin majoritaire à deux tours et le juge-  Le scrutin majoritaire
trent que si François Bayrou avait été qua- ment majoritaire. Les données de ce permet l’élimination
lifié au second tour, il l’aurait largement sondage sont évidemment obsolètes, car de candidats préférés
emporté contre n’importe quel autre can- certains candidats proposés, telle Mar- à l’élu, force à voter
didat. Les électeurs du candidat principal tine Aubry, n’ont finalement pas été inves- de façon stratégique
éliminé – Ségolène Royale ou Nicolas Sar- tis, et d’autres, comme Jean-Louis Borloo, et est facile à manipuler.
kozy – se seraient reportés massivement se sont retirés. En outre, un sondage n’est
sur le candidat centriste. qu’une vue instantanée du comportement  Pour éviter
Que faut-il en conclure ? Le système possible d’un électorat. Cependant, ce son- ces difficultés, il suffit
majoritaire à deux tours n’est pas aussi dage constitue une expérience unique de juger sans choisir
qui permet de comparer « en situation ou classer les candidats.
simple qu’il y paraît. Il peut conduire à
l’élection d’un président qui ne corres- réelle » le jugement majoritaire et le scru-  Le jugement
pond pas au vœu réel de l’électorat. Il place tin majoritaire, et met en évidence, une fois majoritaire consiste
les électeurs devant un dilemme diffi- de plus, les problèmes de ce dernier. à attribuer des mentions
cile : voter par calcul stratégique ou voter La première question (voir l’encadré à chaque candidat, puis
selon ses préférences ? Il place les petits pages 26 et 27) portait sur les intentions de à calculer pour chacun
partis dans l’embarras : doivent-ils pré- vote pour le premier tour des présidentiel- la mention soutenue
senter un candidat pour défendre leurs les de 2012. M. Aubry arrivait en tête avec par la majorité.
idées, au risque de faire éliminer le can- 21,7 % des intentions de vote, suivie par
didat principal de leur sensibilité politi- Marine Le Pen avec 20,6%, puis N. Sarkozy,  Le jugement
que ? La démocratie est piégée par le crédité de 19,1%. Le candidat du principal majoritaire incite à voter
système qui est supposé l’incarner ! Et le parti de droite éliminé: un 21 avril à l’en- de façon honnête, permet
risque d’un « 22 avril 2012 » similaire au vers! Les marges d’incertitudes du sondage, l’expression d’opinions
séisme politique du 21 avril 2002 ne peut de 2 à 3%, impliquent que n’importe lequel complexes, et réconcilie
aujourd’hui être écarté. des trois principaux candidats aurait pu être le vote utile et le vote
Les 6 et 7 avril 2011, le cercle de éliminé, y compris celle ou celui réellement du cœur.
réflexion politique Terra Nova a fait réali- souhaité par les électeurs. Avec quatre

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LES AUTEURS candidats atteignant plus de 10% des voix, aux mérites de chacun de ses concurrents.»
la situation serait encore plus confuse... Et Condorcet précisa « que chaque élec-
Michel BALINSKI et Rida LARAKI,
chercheurs au CNRS La deuxième question portait sur les teur prononça son vœu complet par un
et au Laboratoire d’économétrie intentions de vote au second tour, pour jugement comparatif entre tous les can-
de l’École polytechnique, trois duels possibles: M. Aubry contre M. Le didats pris deux à deux ».
à Palaiseau, ont développé Pen, N. Sarkozy contre M. Le Pen, et Borda et Condorcet avaient bien iden-
la théorie du jugement majoritaire.
M. Aubry contre N. Sarkozy. Dans les deux tifié la source des difficultés. Voter pour
premiers cas, M. Le Pen aurait été écrasée un seul candidat parmi plusieurs ne suf-
au second tour, que ce soit par M. Aubry fit pas à mesurer les opinions des électeurs.
ou N. Sarkozy (voir l’encadré page 28). Pour cela, il faut plus d’informations. Il y
Cependant, à l’encontre du bon sens, elle en a dans l’exemple de Borda. Les ordres
était classée en seconde position à l’issue de préférence des électeurs – desquels
du premier tour (voire en première posi- découlent leurs préférences entre les can-
 SUR LE WEB tion, compte tenu des marges d’erreur) ! didats pris deux à deux, comme l’évoque
Condorcet – permettent de déduire qu’un
Conférence de M. Balinski et R. Laraki,
candidat C peut gagner à la majorité face
Le jugement majoritaire :
une nouvelle théorie du vote,
Les paradoxes du vote à tout autre candidat. On parle alors de
Collège de France, 29 février 2012. Les défaillances du scrutin majoritaire sont «gagnant de Condorcet». Comme évoqué,
http://www.college-de-
france.fr/site/pierre-rosanvallon/ connues depuis la Révolution française et les sondages suggèrent que F. Bayrou était
audio_video.jsp les travaux pionniers du chevalier de Borda le gagnant de Condorcet en 2007.
et du marquis de Condorcet. Borda pré- Dans certaines élections, cependant,
senta en 1770 à l’Académie des sciences il n’y a pas de gagnant de Condorcet.
un exemple devenu célèbre (voir l’encadré C’est le paradoxe de Condorcet. Avec des
 BIBLIOGRAPHIE ci-dessous). Trois candidats A, B et C sont en ordres de préférences répartis un peu dif-
M. Balinski et R. Laraki, Majority lice, et l’on obtient la situation paradoxale féremment comparé à l’exemple de
Judgment : Measuring, Ranking, suivante : C est éliminé au premier tour, Borda, on arrive à une situation où A
and Electing, MIT Press, 2010. B gagne contre A au second, mais C est en bat C, C bat B, et B bat A, tous large-
M. Balinski, Le scrutin, fait préféré à A et à B par les électeurs! Le ment. Il n’y a aucun gagnant !
Pour la Science, n° 294, paradoxe d’Arrow se manifeste ici une fois Peut-on sortir de cette impasse ? En
pp. 46-51, avril 2002. encore : si le perdant du second tour (A) d’autres termes, existe-t-il un mode de
Terra Nova, Rendre les élections n’était pas candidat, alors C aurait battu B. scrutin qui désigne toujours un gagnant
aux électeurs : le jugement « D’où l’on voit, remarqua Borda, – il évite le paradoxe de Condorcet –,
majoritaire, Note, 21 avril 2011. que pour qu’une forme d’élection soit qui ne dépende pas de la présence ou de
http://www.tnova.fr/note/rendre- bonne, il faut qu’elle donne aux électeurs l’absence de candidats mineurs – il évite
les-lections-aux-lecteurs-le-juge-
ment-majoritaire le moyen de [se] prononcer sur le mérite le paradoxe d’Arrow – et qui assure l’éga-
de chaque sujet, comparé successivement lité des électeurs ?

LES PARADOXES D’ARROW ET DE CONDOR CET


ès la fin duXVIIIe siècle, le chevalier de cas, A écrase C (5 % + 34 % + 32 % = 71 %),
a Exemple de Borda
D Borda et le marquis de Condorcet ont mis C gagne contre B (34 % + 29 % = 63 %) et B % des électeurs 5 % 34 %
er
32 % 29 %
au jour certains points faibles du scrutin majo- bat A (32 % + 29 % = 61 %). Il n’y a pas de Ordres 1 A A B C
ritaire. Dans l’exemple proposé par Borda gagnant (b). de e
2 B C C B
en 1770 (a), trois candidats A, B, et C sont en Un autre exemple,non plus théorique,mais préférence e
3 C B A A
lice. Les votants doivent classer les candi- concret, illustre le paradoxe d’Arrow: l’élection
dats par ordre de préférence : 5 % choisissent présidentielle aux États-Unis en 2000 (c). Elle
l’ordre A, B, C ; 34 % l’ordre A, C, B ; 32 % opposa George W. Bush, Albert Gore et Ralph b Le paradoxe de Condorcet
l’ordre B, C, A ; 29 % l’ordre C, B, A. Au pre- Nader. G. W. Bush fut élu président avec les % des électeurs 5 % 34 % 32 % 29 %
er
mier tour, avec 39 % des voix, A devance B voix de 271 grands électeurs contre 266 pour Ordres 1 A A B C
(32 %) et C (29 %). Au second tour, C est éli- A. Gore. En Floride, G. W. Bush eut 537 voix de 2e B C A B
miné et B gagne contre A avec 61 % de plus que A. Gore, ce qui lui donna les 25 voix préférence e
3 C B C A
(32 %+ 29 %) des voix. Et pourtant, C est pré- des grands électeurs de cet État.
féré à A par 61 % (32 % + 29 %) de l’électo- Mais il est irréfutable que l’immense c Élection américaine de 2000
rat et à B par 63 % (34 % + 29 %). C’est le majorité de ceux qui avaient voté pour R. Nader Floride États-Unis
paradoxe d’Arrow : si le perdant A n’était – un candidat sans aucune chance d’être élu – Grands Grands
pas candidat, alors C aurait battu B. préféraient A. Gore à G. W. Bush. Ainsi, sans Votes électeurs Votes électeurs
Condorcet a mis en évidence un autre pa- la candidature de R. Nader, A. Gore aurait été G. Bush 2 912 790 25 50 456 002 271
radoxe : dans certaines configurations, aucun élu avec 291 voix de grands électeurs contre A. Gore 2 912 253 0 50 999 897 266
candidat ne gagne face à tout autre. Dans ce 246 pour G. W. Bush. R. Nader 97 488 0 2 882 955 0

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Malheureusement, K. Arrow a démon- U N E R E FOR M U L ATION DU CONC E P T DE M A J ORIT É


tré dans les années 1950 que lorsque les opi-
oit deux candidats A et B. Les électeurs doi- On constate que dans les deux cas, A obtient
nions des électeurs sont exprimées par
des ordres de préférence comparant les can- S vent les évaluer en leur attribuant les men-
tions Excellent, Bien ou Passable.Dans le premier
41 % de mentions Excellent, 31 % de mentions
Bien et 28 % de mentions Passable. De même,
didats entre eux, aucun mode de scrutin ne
peut garantir ces trois propriétés. Ce théo- cas (a), 10% des électeurs évaluent A Excellent B obtient dans les deux cas 30 % de mentions
et B Bien. Il faut alors supposer qu’avec le scru- Excellent, 23 % de mentions Bien et 47 % de
rème a engendré l’idée qu’il n’existe pas de
tin majoritaire, ces 10% voteraient pour A et pas mentions Passable. Les distributions des men-
mode de scrutin idéal, laissant aux politi-
pour B.Suivant cette logique,A gagnerait contre B tions sont identiques dans les deux cas !
ciens le choix du statu quo. Or choisir un
avec 57% (10% + 31% + 16%) des voix dans Par conséquent, il est évident que le candi-
président est un acte sérieux et, en consé-
le premier cas, et B gagnerait contre A avec dat A domine quand les électeurs s’expriment
quence, déduire l’opinion collective des 53% (25% + 5% + 23%) dans le second (b). pleinement. Il a plus d’Excellent et de Bien et
opinions diverses des électeurs est un pro- Mais pour éviter les paradoxes de Condor- moins de Passable.Comme le montre le deuxième
blème de très haute importance. Que faire? cet et d’Arrow, il ne faut prendre en compte que cas, même avec deux candidats, le scrutin ma-
les distributions des mentions des candidats (c). joritaire peut être mis en défaut.
Juger les candidats a
sans les comparer Candidat
A
10 %
Excellent
31 %
Excellent
15 %
Bien
16 %
Bien
15 %
Passable
13 %
Passable
Initialement, Borda et Condorcet avaient B Bien Passable Excellent Passable Excellent Bien
pourtant visé juste : il faut juger les candi-
dats. Mais il ne faut pas les comparer! Pour b
sortir des paradoxes, l’électeur doit éva- Candidat 41 % 25 % 6% 5% 23 %
luer le mérite de chacun des candidats selon A Excellent Bien Bien Passable Passable
une échelle de mentions, et seules ces men- B Passable Excellent Passable Excellent Bien
tions peuvent déterminer le classement des c
candidats. Bien sûr, un ordre comparatif Excellent Bien Passable
entre les candidats peut être déduit des A 41 % 31 % 28 %
mentions allouées par un électeur, mais B 30 % 23 % 47 %
la nouvelle théorie démontre qu’il faut
l’ignorer (voir l’encadré ci-contre).
Le jugement majoritaire ne demande trois quarts des participants n’accordent arguments théoriques pour satisfaire à plu-
pas à l’électeur d’ordonner tous les candi- la mention Excellent à aucun candidat. sieurs propriétés souhaitées, notamment
dats du « meilleur » au « pire », ce qui est Un cinquième d’entre eux les jugent tous inciter l’électeur à s’exprimer honnêtement
une tâche difficile et exprime mal ses opi- au plus Passable. En moyenne, un élec- et contrer les tentatives de manipulation.
nions. Au contraire, il lui demande de les teur rejette un tiers des candidats. Enfin, La mention majoritaire est par défi-
évaluer un par un – une tâche facile qui deux électeurs sur cinq attribuent leur meil- nition celle qui est soutenue par une majo-
lui donne bien plus de latitude pour s’ex- leure mention à plusieurs candidats. rité contre toute autre mention. En d’autres
primer pleinement – selon une échelle com- Des tendances semblables ont été obser- termes, une majorité des votants pensent
mune de mentions: Excellent, Très bien, Bien, vées dans toutes les utilisations du juge- que le candidat vaut au moins cette men-
Assez bien, Passable, Insuffisant, à Rejeter. ment majoritaire. Notez qu’elles ne peuvent tion et aussi une majorité pensent qu’il
À la suite des deux premières questions, s’exprimer lorsque chaque votant désigne vaut au plus cette mention.
le sondage d’avril 2011 précédemment évo- un seul candidat ou établit son propre ordre Naturellement, un candidat ayant une
qué proposait de juger l’ensemble des de classement. Le scrutin majoritaire force mention majoritaire meilleure qu’un autre
candidats selon ce système (voir l’encadré l’électeur à choisir un seul candidat quand est mieux classé. Mais avec 12 candidats
pages 26 et 27). L’électeur devait attribuer il hésite entre plusieurs, et l’approche de et seulement 7 mentions, il y aura des can-
une mention parmi les sept possibles à cha- Borda et de Condorcet implique d’ordon- didats ayant la même mention majoritaire.
que candidat. Le décompte des bulletins ner les candidats, alors que les opinions La théorie impose une règle pour les dépar-
donne une appréciation précise de la valeur des électeurs sont plus subtiles. tager dont l’idée est simple. Imaginez les
de chaque candidat. M. Aubry a par exem- mentions d’un candidat ordonnées des
ple obtenu la distribution suivante: Excel- meilleures aux pires sur une balance (elles
lent: 8,2%; Très bien: 12,9%; Bien: 17,0%;
La mention majoritaire ont toutes le même poids). La mention
Assez bien: 12,6%; Passable: 19,6%; Insuffi- Comment le vainqueur du jugement majo- majoritaire du candidat est située au point
sant 11,4%; à Rejeter 18,4%. Par conséquent, ritaire est-il déterminé? Le scrutin se déroule d’équilibre de la balance (c’est la médiane
les 21,7% d’intentions de vote qu’elle obte- en un seul tour. On déduit des mentions des mentions). Si le pourcentage des men-
nait au premier tour dans le scrutin majo- obtenues par chaque candidat son résultat tions situées au-dessus de sa mention majo-
ritaire prennent un sens nouveau : ils final, sa «mention majoritaire», puis, à par- ritaire est supérieur au pourcentage situé
correspondent pour l’essentiel à la somme tir des mentions majoritaires de tous les can- au-dessous, le fléau de la balance penche
des appréciations Excellentet Très bien. didats, on calcule le classement final, ou du côté positif, autrement il penche du côté
Par ailleurs, des informations inté- classement majoritaire. Le mode de calcul négatif. De deux candidats ayant la même
ressantes se dégagent. Par exemple, les n’est pas arbitraire : il est imposé par des mention majoritaire positive, celle ou celui

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ayant le pourcentage de mentions supé- taire est un bien meilleur révélateur des celles de J.-L. Borloo ? Un électeur ne peut
rieures à la mention majoritaire le plus opinions réelles des électeurs. pas à la fois baisser M. Aubry et hisser
important est le mieux classé. Symétrique- J.-L. Borloo : seuls ceux qui jugent J.-L.Bor-
ment, de deux candidats ayant la même loo Passable ou moins peuvent espérer le
mention majoritaire négative, celle ou celui
Un vote honnête faire augmenter, mais alors ils doivent
ayant le pourcentage de mentions infé- De surcroît, le jugement majoritaire incite évaluer M. Aubry moins que Passable. Or
rieures à la mention majoritaire le plus à l’honnêteté et permet à l’électeur de voter remplacer certaines de ses mentions Insuf-
important est le moins bien classé. selon son cœur tout en votant utile. Il rend fisant par des à Rejeter ne baissera pas le clas-
Le jugement majoritaire fait apparaî- caduques les consignes de vote et les sur- sement de M. Aubry, car son pourcentage
tre des résultats différents et plus subtils ou sous-évaluations manifestes. Par exem- de mentions au-dessous de sa mention majo-
que ceux du scrutin majoritaire. Dans le ple, M. Aubry gagne avec la mention majo- ritaire restera le même.
sondage d’avril 2011, M. Aubry semble ritaire Assez bien. Les électeurs qui la jugent Symétriquement, seuls ceux qui jugent
talonnée de près par M. Le Pen et N. Sar- Bien pourraient être tentés d’exagérer leur M. Aubry Assez bien ou plus peuvent espé-
kozy au premier tour du scrutin majori- jugement à la hausse en lui attribuant la rer la faire baisser, mais alors ils doivent éva-
taire. Cependant, avec le jugement mention Excellent. Cela n’influerait pas sur luer J.-L. Borloo plus qu’Assez bien. Or
majoritaire, il est manifeste qu’elle les son classement, car ce qui compte pour remplacer certaines de ses mentions Bien
domine : elle obtient la mention majori- l’attribution de sa mention, c’est le nom- ou plus par des mentions supérieures n’aug-
taire Assez bien –, contre respectivement bre d’électeurs qui jugent qu’elle vaut plus mentera pas le classement de J.-L. Borloo,
à Rejeter et Insuffisant +. En outre, elle a qu’Assez bien. Or il reste identique. De car son pourcentage de mentions au-des-
beaucoup plus de mentions Excellent et même, ceux qui la jugent pire qu’Assez bien sus de sa mention majoritaire restera le
Très bien, et moins de à Rejeter. À l’inverse, ne modifieront pas le résultat en attribuant même. Donc, s’il n’est pas impossible de
M. Le Pen est deuxième dans le scrutin une mention arbitrairement basse. Dans hisser J.-L. Borloo au-dessus de M. Aubry
majoritaire, mais dans le jugement majo- la mesure où exagérer ses mentions à la en forçant son vote, cela reste difficile et peu
ritaire, elle est dernière, car une large majo- hausse ou à la baisse n’a aucun effet sur probable. De façon générale, des arguments
rité la rejette. Les candidats de droite le résultat, il est plus raisonnable pour théoriques et différentes expérimentations
modérés, Jean-Louis Borloo (Passable +) ces électeurs de voter honnêtement. montrent que le jugement majoritaire incite
et de Dominique de Villepin (Passable +), D’autres manipulations stratégiques à l’honnêteté et résiste à la manipulation
très largement devancés par N. Sarkozy sont imaginables. Des électeurs qui jugent mieux que toute autre méthode connue.
et M. Le Pen dans le scrutin majoritaire, J.-L. Borloo meilleur que M. Aubry pour- Le jugement majoritaire n’a-t-il aucun
apparaissent en fait plus appréciés par raient-ils le faire gagner en diminuant les point faible ? Certains lui reprochent par-
l’électorat. Ainsi, le jugement majori- mentions de M. Aubry et en augmentant fois d’avantager les partis du centre. Mais

L’ A P P L I C A T I O N D U J U G E M E N T M A J O R I T A I R E
e jugement majoritaire consiste à deman- teurs contre toute autre mention. En d’autres ter- Le classement majoritaire est ensuite dé-
L der à l’électeur d’évaluer chacun des can-
didats, au lieu de voter pour un seul d’entre
mes, 50 % des votants au moins pensent que le
candidat vaut cette mention ou plus, et moins
terminé par les règles suivantes :
1. Un candidat ayant une mention majori-
eux. Les candidats sont évalués selon une échelle de 50 % pensent qu’il vaut une mention stricte- taire plus élevée qu’un autre est placé devant
commune comportant sept mentions : Excel- ment supérieure. Par exemple, la mention majo- celui-ci (M. Aubry devance J.-L Borloo).
lent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuf- ritaire de J.-L. Borloo est Passable, car 65,6 % 2. Une mention majoritaire avec un « + » est
fisant et à Rejeter. Chaque électeur doit attribuer des électeurs jugent qu’il mérite au moins la men- devant une même mention avec un « – » (F. Bay-
une mention et une seule à chacun des candi- tion Passable (2,2 % Excellent + 6,2 % Très bien rou devance E. Joly).
dats. Pour ce faire, il coche sur le bulletin la + 15,3 % Bien + 22,3 % Assez bien + 19,6 % Pas- 3. Si deux candidats ont la même mention
case adéquate sur la ligne correspondante au sable). Mais toute mention supérieure n’est majoritaire « + », celui ayant le plus grand
candidat. Les lignes blanches sont comptabi- soutenue que par une minorité. Symétriquement, pourcentage des mentions meilleures que celle-
lisées comme à Rejeter. Le scrutin se déroule 54,0 % (19,6 % + 15,9 % + 18,5 %) des électeurs ci devance l’autre (J.-L. Borloo, avec 46,0 % de
en un seul tour. jugent qu’il mérite au plus la mention Passable, votes meilleurs que Passable, devance D. de Vil-
Le sondage réalisé selon ce principe en mais toute mention inférieure n’est soutenue que lepin, avec 40,1 %).
avril 2011 proposait aux 991 participants de voter par une minorité. 4. De façon symétrique, si deux candidats
pour l’élection présidentielle de 2012 au juge- Une mention majoritaire est complétée d’un ont la même mention majoritaire «–», celui ayant
ment majoritaire. Douze candidats étaient pro- « + » si le pourcentage de mentions meilleures le plus grand pourcentage des mentions moins
posés. La répartition des mentions résultante est qu’elle est supérieur au pourcentage de men- bonnes est derrière l’autre (J.-L. Mélenchon de-
indiquée sur le tableau de la page ci-contre. tions moins bonnes. Dans le cas contraire, elle vance O. Besancenot).
Pour déterminer le vainqueur du scrutin, on est complétée d’un « – ». La mention majoritaire L’ordre du tableau ci-contre indique le clas-
déduit d’abord pour chaque candidat sa « men- de J.-L. Borloo est ainsi Passable +, car 46 % sement majoritaire résultant de l’expérimenta-
tion majoritaire », puis, à partir des mentions ma- (2,2 % + 6,2 % + 15,3 % + 22,3 %) de ses men- tion. La mention majoritaire d’un candidat est si-
joritaires de tous les candidats,on calcule le «clas- tions sont meilleures que Passable, et seulement tuée au centre de ses mentions – la médiane.
sement majoritaire ». La mention majoritaire est 34,4 % (15,9 % + 18,5 %) sont moins bonnes ( Sur le tableau, les chiffres sont arrondis, de sorte que
celle qui est soutenue par la majorité des élec- que Passable. les sommes ne correspondent pas toujours à 100 %.)

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Classement
au jugement Mention Mentions + – Classement
au scrutin
majoritaire majoritaire (en pour cent des suffrages ) 50 % majoritaire

38,1 % 49,3 %
Martine
1 Aubry
Assez bien –
8,2 12,9 17,0 12,6 19,6 11,4 18,4
1 21,7 %
E TB B AB P I R
46,0 % 34,4 %
Jean-Louis 2,2
2 Borloo
Passable +
6,2 15,3 22,3 19,6 15,9 18,5 5 7,8 %
E TB B AB P I R
40,1 % 39,3 %
Dominique 2,0
3 de Villepin
Passable +
5,8 11,9 20,4 20,7 17,4 21,9 8 3,7 %
E TB B AB P I R
37,9 % 35,9 %
François 1,2
4 Bayrou
Passable +
4,7 12,8 19,2 26,1 16,6 19,3
4 8,5 %
E TB B AB P I R
29,8 % 49,9 %
Eva 3,2
5 Joly
Passable –
4,7 7,4 14,5 20,3 19,0 30,9
6 7,4 %
E TB B AB P I R

Nicolas 46,9 % 41,3 %


6 Sarkozy
Insuffisant +
4,1 8,7 11,1 9,5 13,5 11,8 41,3
3 19,1 %

E TB B AB P I R
43,1 % 32,2 %
Jean-Pierre Insuffisant + 0,5 1,1
7 Chevènement 5,8 12,9 22,8 24,7 32,2
10 1,9 %

E TB B AB P I R
36,7 % 41,8 %
Jean-Luc 1,3 2,7
8 Mélenchon
Insuffisant –
5,0 11,2 16,5 21,4 41,8
7 4,2 %
E TB B AB P I R
35,4 % 44,2 %
Olivier 0,8 1,7
9 Besancenot
Insuffisant –
6,9 9,9 16,1 20,4 44,2
9 2,9 %

E TB B AB P I R
25,5 % 46,7 %
Nicolas 0,5 1,4 2,7
10 Dupont-Aignan
Insuffisant –
7,0 13,9 27,7 46,7
11 1,4 %

E TB B AB P I R
25,8 % 48,0 %
Nathalie 0,1 0,9
11 Arthaud
Insuffisant –
3,4 7,7 13,7 26,1 48,0
12 0,8 %
E TB B AB P I R

44,6 %
Marine
12 Le Pen
à Rejeter
6,8 6,5 7,0 7,2 7,8 9,3 55,6 2 20,6 %
E TB B AB P I R
Excellent Très bien Bien Assez bien Passable Insuffisant à Rejeter

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Mathématiques [27


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L E R I S Q U E D ’ U N « 21 A V R I L 2 0 0 2 À L’ E N V E R S »
n sondage a été réalisé en proposant des duels entre les trois par N. Sarkozy. Mais à l’encontre
U avril 2011 sur un échantillon
représentatif de 991 personnes sur
candidats arrivés en tête du premier
tour. Les réponses (ci-contre) mon-
du bon sens, elle arrivait en seconde
position au premier tour ! Le scru-
SECOND TOUR
63,2 % 36,8 %

le thème « Et si la présidentielle de trent sans ambiguïté que M. Le Pen tin majoritaire peut éliminer un can-
2012 se déroulait au jugement majo- aurait été écrasée par M. Aubry ou didat qui est préféré à un autre.
ritaire ». La première question por- M. Aubry M. Le Pen
PREMIER TOUR
tait sur les intentions de vote des 56,0 % 44,0 %
M. Aubry 21,7 %
participants. On voit (ci-contre) M. Le Pen 20,6 %
que Martine Aubry arrivait en tête N. Sarkozy 19,1 %
du premier tour, devant Marine Le F. Bayrou 8,5 %
Pen. Nicolas Sarkozy était éliminé ! J.-L. Borloo 7,8 %
E. Joly 7,4 % M. Aubry N. Sarkozy
Les marges d’incertitudes de 2 à 3% J.-L. Mélenchon 4,2 % 63,3 % 36,7 %
impliquent cependant que n’importe D. de Villepin 3,7 %
lequel de ces trois candidats aurait O. Besancenot 2,9 %
J.-P. Chevènement 1,9 %
pu être éliminé. La deuxième ques- N. Dupont-Aignan 1,4 %
tion concernait le second tour, en N. Arthaud 0,8 % N. Sarkozy M. Le Pen

on voit dans l’expérimentation d’avril 2011 sées en faveur du centre. Imaginez le de Passable à Assez bien). De telles moyen-
que M. Aubry gagne largement, alors bulletin du jugement majoritaire – comme nes sont dépourvues de toute signification.
qu’elle se situe à la gauche du Parti socia- il a été suggéré par des blogueurs – où cha-
liste. Elle est en outre suivie par deux que Excellent attribue 6 points au candidat,
candidats certes modérés, mais apparte- chaque Très bien 5 points et ainsi de suite
Réformer le scrutin
nant (à l’époque) à l’UMP. jusqu’à à Rejeter 0 point. Les principaux Le jugement majoritaire remplace un
D’autres expériences (notamment une candidats de gauche ou de droite auraient vote majoritaire sur les candidats eux-
simulation du jugement majoritaire dans beaucoup de 6 et de 0, ceux du centre beau- mêmes par un vote majoritaire sur leurs
plusieurs bureaux de vote lors de l’élection coup de 3 à 5 et peu de 0, 1, et 6. En consé- mérites. Faut-il effectuer ce changement ?
présidentielle de 2007) et diverses études quence, le candidat de droite ou de gauche Le scrutin majoritaire présente des incon-
théoriques ont conclu que le jugement majo- pourrait avoir une moyenne d’environ 3, vénients: il empêche les électeurs de s’expri-
ritaire n’avantage ni ne désavantage les mais une majorité pour au moins Bien mer librement, les force à voter de façon
principaux partis de droite, de gauche ou (ou 4) ; et le candidat du centre une stratégique, donne trop d’importance aux
du centre, et qu’il diminue notablement moyenne d’environ 4, mais une majorité extrêmes, élimine systématiquement le
l’influence des extrêmes qui provoquent seulement pour Assez bien (ou 3). Ainsi centre, mesure mal les poids des forces poli-
un fort sentiment de rejet. Par comparai- avec la moyenne, le centriste devancerait tiques et ne garantit pas l’élection du can-
son, le scrutin majoritaire à deux tours éli- le candidat de droite ou de gauche, contre- didat jugé le meilleur par l’électorat. Cela
mine le centre, avantage fortement les disant la voix de la majorité. ne concerne pas seulement l’élection pré-
grands partis de droite ou de gauche, et Enfin, il ne faut pas oublier qu’une élec- sidentielle, mais toutes les élections – légis-
donne trop d’importance aux extrêmes. tion mesure le soutien accordé à chaque latives, cantonales, etc. – où un candidat
Certains chercheurs et blogueurs pro- candidat, et élit celle ou celui qui est le plus doit être choisi parmi d’autres, que ce soit
posent d’évaluer les mérites des candi- soutenu. Mesurer le mérite avec une échelle en France ou ailleurs.
dats selon une échelle de notes (de 0 à de 0 et 1, ou de 0, 1 et 2, ne suffit pas. Uti- En revanche, le jugement majoritaire
20, ou de 0 à 100, voire avec 0 ou 1), puis liser une échelle dont le sens des notes n’est désigne le candidat jugé le plus méritant
de les classer selon la moyenne de leurs pas compris par l’électorat ne peut que don- par la majorité de l’électorat et évite les
notes (ou ce qui est équivalent, la somme ner des résultats nébuleux. Mais même principaux défauts du scrutin majoritaire.
de leurs notes). Mais la moyenne souffre s’il existe une échelle bien comprise de tous Il rend inutile le jeu des candidatures mul-
de trois défauts majeurs. (ce qui impliquerait six ou sept notes), tiples, fait l’économie d’un tour, mesure
Premièrement, elle est propice à la rien ne justifie un classement des candidats avec précision le mérite attribué à cha-
manipulation. Un petit groupe d’électeurs selon les moyennes de leurs notes. Selon la que candidat par l’électorat, traduit fidè-
peut avoir un impact important sur le théorie de la mesure, une moyenne a un lement le sentiment des votants, limite les
résultat du vote en faisant fi de leur appré- sens seulement quand 1 point indique la possibilités de manipulation et incite les
ciation réelle pour attribuer la note maxi- même augmentation quelle que soit sa posi- électeurs à l’honnêteté en faisant coïnci-
male à leur favori et la minimale aux autres, tion sur l’échelle. Ainsi, 1 °C de plus cor- der le vote « utile » et le vote « du cœur ».
ce qui modifie la moyenne des notes. Le respond à la même augmentation de En plus, le jugement majoritaire per-
jugement majoritaire a été conçu précisé- chaleur de 8°Cà 9°C que de 22 à 23°C. C’est met une révolution pacifique par les
ment pour combattre une telle tricherie. manifestement faux sur une échelle numé- urnes. Aucun candidat n’est jugé Passa-
Deuxièmement, théorie et expérien- rique de mérite: passer de 19 à 20 (ou de ble ou plus ? Alors l’électorat les refuse
ces montrent que plus l’échelle des notes Très bien à Excellent) est bien plus difficile tous et exige une autre élection avec d’au-
est étendue, plus ces méthodes sont biai- et plus rare que de passer de 11 à 12 (ou tres candidats. I

28] Mathématiques © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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énergie, nucléaire, économie, électricité, débat public, scénario, politique énergétique, demande d’électricité, économies d’électricité, coûts

Énergie

Choix énergétiques :
un débat biaisé
Benjamin Dessus

En France, les discussions des politiques énergétiques


se bornent à traiter de la part du nucléaire dans la production
d’électricité. De plus, elles omettent l’importance
des économies possibles d’électricité, et d’énergie en général.

30] Énergie © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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P our la première fois en France, un


débat sur l’énergie s’est glissé dans
la campagne pour l’élection prési-
dentielle dès son début, en octobre 2011.
Ce n’est pas trop tôt. Depuis 40 ans, de
ment équivalent à celui des sociétés indus-
trialisées, de restreindre au mieux nos
ponctions de ressources fossiles d’énergie
(pétrole, gaz, charbon) et de diviser par
deux les émissions mondiales de dioxyde
nombreux scientifiques soulèvent avec de carbone (CO2) avant 2050, le tout sans
insistance, mais dans le désert, d’impor- faire de paris technologiques ni prendre
tantes questions non résolues quant à la des risques environnementaux inconsidé-
production d’électricité par des centrales rés. Hélas, les questions environnementa-
nucléaires : la possibilité d’un accident les, qui étaient sur le devant de la scène
nucléaire majeur en Europe, la gestion des politique et médiatique au temps du «Gre-
déchets radioactifs à vie longue, les ris- nelle de l’environnement », préoccupent
ques de prolifération des armements beaucoup moins aujourd’hui nos gouver-
nucléaires. Le secteur électronucléaire a nements. Ces derniers, dans un contexte
en effet la particularité unique de créer, en de crise économique et financière, ont ainsi
même temps que de l’énergie utilisable, tacitement renoncé à l’ambition de main-
une série de produits radioactifs qui pré- tenir le réchauffement planétaire au-des- L’ E S S E N T I E L
sentent des dangers majeurs et à très
long terme.
sous de deux degrés.
En France, persiste chez les élites poli-
 Le débat public
sur l’énergie n’a fait
Qu’est-ce qui a modifié la donne ? tiques et médiatiques une malencontreuse
son apparition en France
Les bons résultats aux élections européen- et double simplification : celle qui consiste
qu’il y a quelques mois,
nes et régionales du parti Europe Écologie à assimiler les questions énergétiques aux
à l’occasion de la campagne
n’y sont pas pour rien, mais l’émergence seules questions de production, et la pro-
pour les élections
du débat tient surtout au choc de l’opinion duction d’énergie à la production d’élec-
présidentielles. Selon
française devant l’accident nucléaire tricité. Or pour y voir plus clair, ces trois
l’auteur, il est biaisé par
majeur de Fukushima, survenu dans un thèmes sont à distinguer soigneusement.
deux grandes omissions.
pays comparable au nôtre. Consciente de Il s’agit de penser l’énergie non plus seu-
l’enjeu électoral, la majorité politique lement en termes de « mix de production »  D’une part, ce débat
actuelle a engagé dès le printemps 2011 (les proportions de telle ou telle forme se focalise sur la production
deux initiatives : une étude sur les coûts d’énergie dans la production totale d’éner- d’électricité, alors que
passés et futurs de la filière électronu- gie), mais en termes systémiques. Expli- l’électricité ne représente
cléaire, confiée à la Cour des comptes, et quons ce que cela signifie, après quoi nous qu’un quart de l’énergie
la mise en place par le ministre de l’Indus- présenterons et discuterons quelques-uns consommée. D’autre part,
trie d’une « Commission Énergies 2050 » des scénarios énergétiques proposés. il ignore le rôle capital
censée éclairer l’avenir énergétique de la que peuvent jouer
France à long terme. les économies d’électricité.
Sans attendre les résultats de ces divers La demande
travaux, le débat s’est introduit dans la cam- en énergie, un levier  Avec une politique
pagne électorale, dès la «primaire» socia-
liste, à travers la question du nucléaire. C’est
trop souvent oublié volontariste d’économies
d’électricité, divers
une bonne nouvelle, puisque les discus- Un système énergétique a pour fonction scénarios deviendraient
réalistes, dont celui
© Shutterstock/koya979

sions atteignaient enfin la place publique de mettre à la disposition d’une société don-
et qu’elles ont incité la plupart des candi- née les services requérant de l’énergie, néces- de l’abandon de la filière
dats à la présidentielle à prendre position saires aux besoins de l’ensemble de ses électronucléaire d’ici 2030.
– même si cela a révélé l’incompétence, dans membres: alimentation, logement, éduca-
ce domaine, de nombre d’intervenants et tion, santé, culture, mobilité, etc. Le décrire,
la duplicité de certains autres. c’est donc expliciter l’ensemble des liens
Il faut cependant souligner que la ques- entre ces besoins très divers et les ressour-
tion du nucléaire n’est qu’une partie d’une ces énergétiques, également très diverses,
question beaucoup plus vaste : celle de la dont peut disposer cette société.
« transition énergétique », une modifica- L’optimisation économique, sociale et
tion du système énergétique dans sa glo- environnementale du système énergétique,
balité qui s’impose aujourd’hui. Car l’enjeu sous diverses contraintes (ressources, effet
est à la fois de permettre à tous les pays de serre, risques d’accidents, déchets), sup-
d’accéder à un niveau de développe- pose d’accorder autant d’importance à la

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Énergie [31


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TOTAL
(en TWh) Venons-en au débat français qui, après le
choc de Fukushima, s’est limité dans la
campagne électorale à la question : quelle
proportion de l’électricité produite devrait
523 représenter le nucléaire dans les 20 ou
ÉOLIEN 30 années à venir, et comment l’attein-
360 TERRESTRE
340 dre ? À l’exception notable des écologis-
PHOTOVOLTAÏQUE
tes partisans d’une sortie du nucléaire,
80 HYDRAULIQUE tous les partis proposent des objec-
NUCLÉAIRE 20
0 50 0 tifs chiffrés en pourcentages du
70 66 total de production d’électricité:
maintien d’une proportion de
BIOMASSE nucléaire supérieure à 70 pour
70
THERMIQUE 27 40 9 cent pour la majorité actuelle,
CLASSIQUE repli à 50 pour cent en 2025 pour
30 41 le Parti socialiste, etc.
ÉOLIEN MARIN De façon significative, les dis-
Bruno
Bourgeois cours ne mentionnent jamais les quanti-
Scénario « Sortie du nucléaire en 2031 » tés d’électricité auxquelles s’appliquent ces
Scénario « EPR 2031 » parts de marché. La France consommera-
t-elle annuellement 500 térawattheures
1. LA PRODUCTION TOTALE D’ÉLECTRICITÉ serre, loin devant les énergies renouvela- en 2030 comme aujourd’hui, ou 800 comme
en 2031 et sa répartition selon son origine, bles (21 pour cent) ou le captage-stockage le proposent certains, ou encore 350 comme
d’après le scénario « Sortie du nucléaire du CO2 dans le sous-sol, et très loin devant le proposent d’autres? Et pour quoi faire?
en 2031 » (en bleu) et d’après le scénario le nucléaire, lequel ne contribue que pour
« EPR 2031 » (en rouge). Les valeurs sont
en térawattheures (1 TWh = 109 kWh).
six pour cent au résultat.
La transition énergétique, avec ses exi-
Quels scénarios
gences d’égalité d’accès aux services de pour l’électricité ?
maîtrise de la demande d’énergie qu’à celle l’énergie pour tous et l’indispensable prise Dès juin 2011, notre association Global
de l’offre d’énergie. Or, comme on le fait en compte des limites physiques de notre Chance, pressentant que l’essentiel du
trop souvent dans notre pays, en réduisant planète, repose pour une bonne moitié sur débat français porterait sur la question
la question de l’énergie à celle de l’offre, on la maîtrise de la demande d’énergie. Et d’une sortie du nucléaire à terme, publiait
se prive de marges de manœuvre consi- pendant ce temps, le débat en France se une première note de comparaison de
dérables. En effet, comparée à une augmen- focalise sur l’évolution du mix de produc- deux scénarios très contrastés, en termes
tation de la production d’énergie, une tion d’électricité... On note le grand déca- à la fois de besoins d’électricité et de mix
limitation des besoins en énergie est sou- lage entre le débat français et la véritable de production.
vent bien plus rentable économiquement problématique de l’énergie, décalage d’au- Dans le premier scénario, on sup-
pour la collectivité et les individus, plus tant plus criant que l’électricité ne repré- pose la poursuite des tendances actuelles.
juste socialement et plus sensée sur le sente que 25 pour cent de la consommation Le besoin d’électricité pour la France
plan de la protection de l’environnement. totale d’énergie des Français – lesquels, en 2030 y est estimé à 523 térawattheures
Au niveau mondial, l’affaire semble comparés à leurs voisins, font un usage (il était de 516 térawattheures en 2009),
entendue. Même l’Agence internationale immodéré de l’électricité ! avec un recours au nucléaire restant à peu
de l’énergie (AIE), instance qu’on ne peut Ces évidences trop souvent oubliées près identique à celui que nous connais-
pas soupçonner d’être antinucléaire ou de méritaient d’être rappelées et soulignées. sons, sauf que des centrales de type EPR
militer en faveur de la décroissance, ne
compte plus sur la seule augmentation de Coût en 2009 (en €/MWh)
la production d’énergie pour assurer un ÉOLIEN Coût en 2031
TERRESTRE
accès aux services énergétiques pour tous
80 300
sans catastrophe climatique. En témoigne 80 100-150 HYDRAULIQUE
son scénario «450 ppm de CO2 », censé per- PHOTOVOLTAÏQUE 30
mettre à l’humanité d’éviter une grave crise THERMIQUE
30
climatique (en limitant la concentration CLASSIQUE 150
60 80-100
atmosphérique de dioxyde de carbone à 105-150 BIOMASSE
450 parties par million). Il repose sur l’adop- 180
tion d’une dizaine de grandes mesures où 120-180
ÉOLIEN MARIN eois
les efforts sur la maîtrise de la demande Bourg
Bruno

d’énergie et l’efficacité énergétique repré- 2. LES FOURCHETTES DE COÛTS vraisemblables pour les différentes filières de production élec-
sentent 54 pour cent de l’effort total de trique en 2031, hors nucléaire, en euros par mégawattheure. Le coût prévu pour le thermique clas-
réduction des émissions de gaz à effet de sique tient compte d’une taxe sur le CO2 de l’ordre de 100 dollars (80 euros) par tonne.

32] Énergie © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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se substituent avant 2031 au parc actuel, Depuis l’automne 2011, sont apparus L’ A U T E U R
jugé trop dangereux. de nombreuses notes ou scénarios, princi-
Le second scénario fait l’hypothèse palement élaborés par des groupes proches
d’une sortie du nucléaire et d’une poli- des producteurs d’électricité ou de l’indus-
tique volontariste d’économies d’élec- trie nucléaire (UFE, AREVA, CEA, RTE), qui
tricité, en particulier dans les secteurs mettent en scène des visions contrastées du
résidentiel et tertiaire. Ces économies mix électrique français et en discutent les
reposent sur deux piliers principaux. vertus et les faiblesses. Seule l’Association
D’une part, il s’agit d’augmenter l’effica- négaWatt a publié à cette époque un scé-
cité des appareils électriques (électromé- nario énergétique complet, qui ne se limite
nager, audiovisuel, éclairage, froid, etc.), pas à l’électricité mais inclut toutes les autres Benjamin DESSUS,
qui représentent plus des deux tiers de la demandes et offres d’énergie. ingénieur et économiste,
préside l’association
consommation électrique des secteurs Les scénarios autres que ceux de néga- Global Chance,
résidentiel et tertiaire ; d’importantes Watt et de Global Chance ont une caracté- composée de scientifiques
réductions de la consommation d’électri- ristique commune: la demande d’électricité s’intéressant aux enjeux
environnementaux
cité sont ainsi possibles, et à faible coût. y constitue une donnée externe qui, dans et prônant un développement
Il s’agit d’autre part de supprimer progres- la plupart des cas, est au moins aussi éle- mondial équilibré.
sivement le chauffage électrique à effet vée qu’en 2010. Les économies possibles
Joule, au profit de pompes à chaleur ou d’électricité y sont donc ignorées. Seule
d’autres combustibles (bois, gaz naturel). l’UFE (Union française de l’électricité) jus-
Dans ce second scénario, le besoin tifie cette position, mais à partir de consi-
d’électricité tomberait alors à 340 térawat- dérations financières qui donnent des
theures en 2030. La production d’électri- résultats erronés (voir l’encadré page 35).
cité, en l’absence complète de nucléaire, y La Commission Énergies 2050 s’est
serait assurée par de l’électricité d’origine focalisée sur la comparaison de ces scé-
renouvelable et, très partiellement, par des narios, sans chercher à en évaluer la cohé-
turbines à gaz naturel (voir la figure 1). rence interne et les limites. Elle est ainsi

C e q u e c o û te e t c o û te ra l ’ é l e c tr i c it é d ’o r ig i n e n u c l é a i r e
e coût de l’électricité produite accident et le montant des dégâts. 25 000
L par le parc nucléaire français ac-
tuel, largement amorti puisqu’il a
Sur les bases historiques d’occurrence
d’accidents majeurs de réacteurs que 20 000
en moyenne 26 ans, est selon la Cour nous avons constatés depuis 30 ans
des comptes de 49 euros par mé- dans le monde (quatre accidents pour 15 000
gawattheure, supérieur de 15 pour 470 réacteurs), l’indemnisation des
cent au coût officiel (42 euros). Mais 100 milliards d’euros de dégâts consé- 10 000
les opérations de mise à niveau de cutifs à un accident majeur sur le parc
5 000
Pour la Science
la sûreté des réacteurs, indispensa- français demanderait,pour constituer
bles à très court terme, et les opé- la cagnotte nécessaire,d’y affecter de
rations de jouvence nécessaires en l’ordre de 1,5 milliard d’euros par 0
cas de poursuite de l’exploitation du an, soit 3 euros par mégawattheure, 1980 1990 2000 2010
parc au-delà de 40 ans amènent la tout au long de la durée de vie res- Évolution du coût d’investissement (en francs constants par kilowatt),
Cour à rehausser ce coût autour de tante du parc. de la filière électronucléaire française au cours de son histoire.
55 euros par mégawattheure. Bien entendu, on peut espérer,
La Cour signale cependant que mais sans en être sûr, que les pro- 60 euros par mégawattheure pour allant de 75 à 90 euros. Ce calcul
ce coût est très sensible au coût réel babilités d’accident en France soient le parc de réacteurs actuel, si l’on ne tient pas compte d’un effet (à la
des investissements post-Fukushima; très inférieures aux occurrences his- souhaite (et si l’on peut, sans prise baisse) d’apprentissage industriel
l’estimation de ce dernier lui apparaît toriques mondiales. Mais, d’un autre de risques trop importants) en pro- éventuel pour les réacteurs suivants,
comme minimale et ne prend en côté, on sait qu’un accident tel que longer la durée de vie de 10 à 20 ans. qui d’ailleurs ne s’est pas produit
compte qu’une infime partie de l’as- celui de Fukushima coûtera beau- En ce qui concerne la nouvelle historiquement (voir le graphique
surance (quelques pour mille) contre coup plus que 100 milliards d’eu- génération de réacteurs PWR (les EPR) ci-dessus). À l’inverse, le calcul n’in-
un éventuel accident grave ou ma- ros (l’ IRSN prévoit de l’ordre de dont le coût d’investissement est tègre aucun surcoût dû au renforce-
jeur qui pourrait se produire sur ce 600 milliards pour les trois réacteurs beaucoup plus élevé que le parc an- ment des exigences de sûreté consé-
parc de réacteurs anciens, dont les de Fukushima). cien (3700 euros par kilowatt contre cutives à l’accident de Fukushima,
cœurs et les enceintes de confine- Globalement, il paraît raison- 1150 euros par kilowatt en moyenne ni de prime d’assurance contre le
ment ne peuvent être réhabilités. nable, compte tenu des incertitudes pour le parc actuel), la Cour situe risque d’accident majeur. Il semble
Il est bien sûr très difficile d’es- nombreuses que signale la Cour, de le coût du mégawattheure des pre- donc raisonnable de maintenir cette
timer à la fois la probabilité d’un tel s’attendre à un coût de l’ordre de miers réacteurs dans une fourchette fourchette de coûts.

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Énergie [33


pls_414_p030035_elections_energie_mm_05_03.qxd 5/03/12 17:43 Page 34

 BIBLIOGRAPHIE tombée dans le travers d’une confusion nucléaire est bien plus difficile. En effet, il
entre «système énergétique» et «mix élec- n’existe pas de marché international du
Les coûts de la filière trique» en 2050, sans analyser ce qui déter- nucléaire qui permettrait d’établir des coûts
électronucléaire, rapport de la Cour
des comptes, janvier 2012 mine les demandes nationales d’énergie sur des bases statistiques sérieuses. Il faut
(disponible sur www.ccomptes.fr/ ou d’électricité. donc se fonder sur des données nationa-
fr/CC/Theme-290.html). La confusion entre optimisation du sys- les, qui sont très peu transparentes. C’est
B. Dessus et B. Laponche, tème électrique et optimisation du mix de cette question controversée du coût actuel
En finir avec le nucléaire, production électrique a des conséquences et futur de la filière électronucléaire que
pourquoi et comment, Seuil, 2011. importantes sur les résultats économi- la Cour des comptes vient d’analyser, dans
ques des comparaisons. Dans le paradigme un rapport remis au Premier ministre le
World Energy Outlook, Agence
internationale de l’énergie, 2009 du «mix», on est tout naturellement conduit 31 janvier 2012. Les chiffres obtenus par
(rapport téléchargeable sur à donner un poids essentiel (aux côtés de cette autorité indiquent un coût actuel de
www.iea.org/textbase/nppdf/ critères physiques ou techniques, comme production d’environ 50 euros par méga-
free/2009/weo2009.pdf).
l’intermittence ou les émissions de CO2 wattheure, qui devrait notablement aug-
J. M. Charpin, B. Dessus mises en jeu) aux coûts de production du menter dans le futur (voir l’encadré page 33).
et R. Pellat, Étude économique kilowattheure pour chacune des filières. La Dans l’esprit de la plupart des déci-
prospective de la filière électrique facture des ménages comme celle de la col- deurs, on dispose dès lors de l’ensemble
nucléaire, rapport au Premier
ministre Lionel Jospin, lectivité s’en déduisent aisément, les diver- des données permettant de comparer le
La Documentation française, 2000 gences des scénarios sur la demande coût unitaire des différentes filières de pro-
(www.ladocumentationfrancaise.fr/ électrique étant marginales. duction d’électricité, et donc celui des fac-
var/storage/rapports-publics//
004001472/0000.pdf). tures électriques, en tenant éventuellement

Études de l’association Global


Le nucléaire, un coût compte des spécificités des réseaux de trans-
port et d’électricité associés aux différents
Chance: www.global-chance.org difficile à estimer scénarios (les réseaux intelligents d’électri-
Pour la plupart des filières de production cité ou smart grids, par exemple, voir page15
d’électricité arrivées à maturité, on connaît dans ce numéro). Il en est de même pour les
assez bien les coûts d’investissement des investissements à consentir.
unités. Il en est de même pour l’éolien ter- Sur ces bases, il devient assez facile de
restre. Les fourchettes d’appréciation sont classer les scénarios par ordre de mérite
Coût moins étroites pour le secteur photovoltaï- économique décroissant. C’est à cet exer-
unitaire 1: que et l’éolien marin. Quant aux coûts des cice que la Commission Énergies 2050 s’est
130 – 15h
€/MW combustibles fossiles (charbon, livrée. Elle a distingué trois grandes options.
gaz, etc.), les incertitudes sont La première est de ne rien faire ou presque:
TOTAL rds telles qu’il semble prudent se contenter de remettre aux normes les
illia
68 – 79 umros Coût d’établir des fourchettes centrales nucléaires actuelles pour pro-
d’e unitaire 6: assez larges de coûts (à la longer au maximum leur durée de vie, si
8
162 – 1 h
Coût €/MW hausse), en tenant compte de possible à 60 ans (ce qui revient à accepter
unitaireW: h l’incidence du coût des émis- le risque d’un accident majeur). On évite
92,8 €/M sions de CO2 associées (voir ainsi à la fois d’avoir à construire un nou-
27 TOTAL rds
lia
milliards 55 m
47 – uros
il la figure 2). veau parc nucléaire, et on laisse à nos petits-
TOTAL rds d’euros d’e La question du coût du enfants plutôt qu’à nous ou à nos enfants
lia
44,172 mroils kilowattheure d’origine la délicate question du démantèlement,
d’eu
dont on sait qu’il va coûter cher, sans que
19 l’on soit en mesure de préciser la note.
milliards
d’euros La deuxième option considérée par la
21,672 Commission Énergies 2050 est de rempla-
milliards
d’euros Transport cer le parc actuel à la fin de sa durée de
41 – 52 et distribution vie par un parc de réacteurs de type EPR,
milliards
d’euros réputés beaucoup plus sûrs. Enfin, la
28 – 36 Production troisième option consiste à remplacer le
22,5 milliards
d’euros parc actuel par des solutions à énergies
Pour la Science

milliards
d’euros renouvelables, complétées éventuellement
par de l’électricité d’origine fossile.
La Commission Énergies 2050 conclut
2009 EPR 2031 SORTIE IRE
A que la première option – ne rien faire ou
DU NUCL0É31 presque – est celle qui coûte le moins cher.
EN 2
3. COMPARAISON DES FACTURES annuelles hors taxes, pour l’ensemble des usagers, de la pro- Ce n’est guère étonnant, puisque l’écart
duction d’électricité en France. L’année 2009 est ici comparée à l’année 2031 pour les deux scé- de coût entre le nucléaire ancien rénové
narios considérés par l’association Global Chance. (autour de 50 euros par mégawattheure

34] Énergie © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Le ca l c u l d es c o û ts d es é c o n o m i es d ’ é l e c tr i c it é
1 200 UFE

(en euros par MWh cumac)


our estimer l’intérêt d’un inves-
P Global Chance

Coût d’investissement
tissement d’économie d’éner- 1 000
gie, la méthode la plus classique 800
consiste à calculer un temps de
retour de l’investissement, temps au
600
bout duquel le surinvestissement dû 400

Pour la Science
au choix d’un appareil de meil- 200
leure qualité énergétique est rem-
0
boursé par les économies financières Éclairage Isolation Pompe Isolation Eau chaude Réfrigérateur
associées aux économies d’éner- combles à chaleur combles solaire classe A++
gie réalisées. perdus air-air habitables
Prenons l’exemple d’un réfri- Classement par ordre de mérite économique de quelques mesures d’économie d’électricité selon l’UFE et selon
gérateur haut de gamme (classe A++)
Global Chance. Les opérations dont le coût est inférieur au tarif de l’électricité (ligne horizontale) sont rentables.
dont le surcoût, par rapport au réfri- par rapport au futur peut être tra- Ce coût d’investissement est alors avec le tarif électrique (13 centimes)
gérateur standard (classe A), est de duite par le choix d’un taux d’ac- comparé au prix payé par l’acteur indique que l’investissement d’éco-
100 euros,mais qui permet d’écono- tualisation.Si un taux de 10 pour cent pour se fournir en électricité. nomie est rentable.
miser 100 kWh par an, avec un tarif est choisi par un acteur économique, Dans l’exemple du réfrigérateur, C’est à partir de ce type de
d’électricité pour le consommateur cela traduit le fait qu’il lui est équi- le cumul actualisé des économies calculs que l’UFE a élaboré un ordre
de 13 centimes par kWh. Le temps valent de disposer aujourd’hui d’un d’électricité sur 15 ans (durée de vie de mérite des mesures d’économie
de retour de ce surinvestissement est euro ou dans un an de 1/1,10 euro, supposée de l’appareil) est égal à : d’électricité (voir le graphique). Mais
de 100/(100 ⫻ 0,13) = 7,7 ans. ou dans deux ans de 1/(1,10)2 euro, 100 kWh (1 + 1/1,10 + 1/1,102 + ... ses résultats sont erronés.Sur l’exem-
Il existe une autre méthode de etc. Dans cette logique, on calcule + 1/1,10 14 ) = 840 kWh. Il aura ple du réfrigérateur,l’UFE trouve,sans
calcul, qui fait appel à la notion de le cumul actualisé des économies an- donc fallu investir 100 euros pour explications, un coût cumac de
« cumul actualisé des économies nuelles réalisées pendant la vie de économiser 840 kWh cumulés ac- 960 euros par MWh, huit fois su-
d’énergie » au cours de la durée de l’appareil pour déterminer un « coût tualisés, soit 120 euros par MWh périeur à la valeur obtenue plus haut
vie de l’appareil investi. L’introduc- d’investissement au kilowattheure cumac, ou 12 centimes par kWh et qui ne correspond pas aux coûts
tion d’une préférence pour le présent cumulé actualisé (ou kWh cumac) ». cumac. Dans ce cas, la comparaison constatés sur le marché actuel.

selon son estimation) et les solutions à environ 13 centimes. Les économies réa- d’électricité sans se préoccuper du niveau
énergies renouvelables ou les réacteurs EPR lisées sur les quantités d’électricité à de demande et de sa maîtrise.
va de 25 à 40 euros par mégawattheure produire, à transporter et à distribuer Le débat énergétique de la campagne
selon les filières. constituent la part principale de l’avan- électorale est bienvenu dans un pays où il
Mais l’étude de la Commission ne va tage économique calculé. est resté confiné trop longtemps dans les
pas plus loin : pas d’analyse des factures seules sphères du pouvoir exécutif et de
globales annuelles pour la collectivité et les
ménages, pas d’analyse de scénarios se dis-
Sortir du nucléaire l’administration. Mais il faut prendre garde
qu’il ne se réduise pas très vite au seul débat
tinguant par la demande électrique, pas en 2031 est possible sur la production d’électricité et à des consi-
d’analyse des coûts d’économie d’énergie Dans le scénario « Sortie du nucléaire dérations purement économiques.
produits par l’UFE et par Global Chance. Il en 2031 », le coût du kilowattheure est cer- Un an après le sommet de Copenhague
y a là une carence significative de l’ostra- tes supérieur de 20 pour cent, mais la et l’accident de Fukushima, les œillères de
cisme dans lequel est maintenue en France facture globale (et donc celle des ména- l’économisme productif risquent de nous
la question des économies d’électricité... ges) est inférieure de 25 pour cent. Une faire oublier les enjeux principaux de la tran-
Quand on compare par exemple les analyse de sensibilité au coût du nucléaire sition énergétique, et de nous inciter à pour-
scénarios « Sortie du nucléaire en 2031 » montre qu’avec un coût de 60 euros par suivre, par conservatisme méthodologique,
et « EPR 2031 » mentionnés plus haut, on mégawattheure, la facture annuelle dans des politiques inadaptées aux enjeux du
constate en effet que ce sont les économies le scénario « EPR 2031 » tomberait en 2031 long terme. Parmi ces enjeux et ces risques
d’électricité qui donnent une justification à 63 milliards d’euros et se situerait en figure l’irréversibilité du nucléaire, qui laisse
non seulement physique, mais aussi éco- haut de la fourchette des coûts globaux aux décennies futures, parfois lointaines,
nomique, au scénario de sortie du annuels du scénario « Sortie du nucléaire des coûts considérables que le calcul éco-
nucléaire. Les coûts au kilowattheure de en 2031 ». Il n’est ainsi pas sûr, d’un strict nomique peine à prendre en compte.
ces mesures d’économie sont nettement point de vue économique, que la straté- Prenons garde enfin que la focalisa-
plus faibles en moyenne que celui du kilo- gie de prolongation de la durée de vie tion actuelle des principales forces politi-
wattheure distribué à l’usager : ils sont de du parc actuel soit la meilleure. ques sur le débat économique n’ait pas
l’ordre de 9 centimes d’euro par kilo- Au-delà du débat sur les chiffres, on aussi pour conséquence, voire pour fonc-
wattheure économisé, tandis que le kilo- voit bien apparaître le risque que fait tion chez certains, de passer Fukushima
wattheure consommé coûte à l’usager courir une analyse du mix de production par pertes et profits. 

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Énergie [35


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politique de sécurité, délinquance, récidive, vidéosurveillance, thérapie cognitivo-comportementale, police de proximité, justice des mineurs, peine plancher, centre éducatif fermé, Sarkozy, Hortefeux,

Sciences sociales

Politiques
de SÉCURITÉ,
quelle efficacité ?
Les politiques de sécurité mises en œuvre
réduisent-elles la délinquance ? Certaines, oui,
comme la police de proximité et les programmes
cognitivo-comportementaux. D’autres, non, telles que
la vidéosurveillance et le durcissement des peines.

Sebastian Roché
L e 17 janvier 2012, le ministre de l’In-
térieur, Claude Guéant, se réjouissait
des nouveaux chiffres de la délin-
quance pour 2011 : une baisse globale de
0,3 pour cent par rapport à 2010, soit de plus
de 16 pour cent depuis que Nicolas Sarkozy
a mis en place sa politique de sécurité,
en2002; 53 crimes et délits pour 1000 habi-
tants en 2010, contre 67 en 2002… Toutefois,
ces chiffres publiés chaque année soulèvent
plus de questions qu’ils n’apportent de
réponses: qu’entend-on par délinquance?
Quels crimes et délits sont pris en compte?
Comment ces chiffres ont-ils été obtenus?
Et surtout, comment savoir si leurs varia-
tions ne sont pas imputables à d’autres
facteurs que les politiques de sécurité mises
en place? Enfin, quelle est l’efficacité des
différentes mesures prises dans le cadre de
ces politiques policières et judiciaires?

36] Sciences sociales © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Police de proximité, vidéosurveillance, conçues, les différents sujets observés (soit


peines plancher, durcissement des peines, des zones géographiques, soit des indivi-
centres éducatifs fermés… Nombreuses dus) sont répartis en deux groupes : le
sont les mesures de sécurité mises en œuvre groupe expérimental, sur lequel une inter-
ces dernières décennies en France et ail- vention a lieu, et le groupe témoin, com-
leurs. Émanant à la fois de la police et de parable au groupe expérimental et sur lequel
la justice, ces dispositions sont prises pour aucune intervention n’a lieu. On étudie
lutter contre les délinquances. Elles visent ces deux groupes au moins à deux moments,
à dissuader les délits, à neutraliser leurs avant et après l’intervention. L’expéri-
auteurs et, enfin, à réduire la récidive. Quelle mentation est conçue de façon à mettre en
est l’efficacité de ces mesures? Répondent- évidence l’efficacité du programme, c’est-
elles aux objectifs fixés? à-dire l’amélioration ou la dégradation de
la situation des participants imputable au
Une évaluation L’ E S S E N T I E L programme, et à en mesurer l’importance
(ou la «taille de l’effet» que le programme
rigoureuse s’impose  Les politiques produit sur les sujets ou participants). Ces
Pour le savoir, les sciences sociales de divers de sécurité sont l’ensemble travaux sont rassemblés dans des «méta-
pays se sont lancées dans des programmes des dispositions prises analyses», c’est-à-dire des analyses statis-
de recherche considérables afin de mesu- à la fois par la police tiques d’un ensemble d’études.
rer scientifiquement l’efficacité des inter- et la justice pour lutter
ventions et programmes publics. Les pays
les plus avancés dans ce domaine sont les
contre les délinquances. Une police fondée
États-Unis, la Grande-Bretagne et, dans une  Dans plusieurs pays, sur le lien social
moindre mesure, le Canada et certains pays ces dispositions ont fait Examinons d’abord les dispositions d’or-
européens, telle la Suède. En France, ces l’objet d’études dre policier, à commencer par la police com-
études sont inexistantes. scientifiques visant munautaire. Née aux États-Unis après des
Les résultats des recherches quant à à évaluer leur efficacité. vagues d’émeutes dans les années 1960,
l’efficacité des programmes sont très théorisée dans les années 1980, cette doc-
contrastés. C’est ce que nous allons voir à  Ces études montrent trine de police – on nomme ainsi l’ensem-
propos de quelques-unes de ces disposi- que la police de proximité ble des dispositions à prendre pour
tions, parmi les plus discutées dans l’es- et les programmes cognitifs réorganiser le service rendu à la popula-
pace public. En matière de police, nous et comportementaux tion – a plusieurs objectifs : améliorer les
nous intéresserons à l’apparition de nou- visant à limiter la récidive relations de la police avec les minorités eth-
velles doctrines – la « police communau- sont très prometteurs. niques, impliquer dans la prévention la
taire » (la police de proximité en France)  En revanche, population et différents partenaires telles
et la « police orientée par les problèmes », les programmes les associations de quartier et les associa-
deux orientations policières visant à empê- les plus en vogue, tions religieuses, et, enfin, rassurer la popu-
cher les délits – et au déploiement d’un tels la vidéosurveillance lation. Elle est fondée sur deux principes:
outil, la vidéosurveillance. Du point de vue ou le durcissement un travail en relation avec divers partenai-
judiciaire, nous considérerons l’accroisse- des peines, sont ceux res sur le terrain et une approche des délits
ment de la sévérité des peines et les pro- qui n’ont pas de résultats. commis visant non seulement à arrêter les
grammes cognitifs et comportementaux coupables, mais aussi à comprendre le méca-
visant à limiter la récidive. À partir des étu-  En France, aucune nisme qui favorise les délits et l’enrayer.
© Shutterstock/Elnur

des scientifiques existantes et en particu- recherche rigoureuse n’est Cette nouvelle façon de faire de la police
lier des synthèses qui ont été réalisées, nous réalisée sur l’efficacité a pour objectif d’endiguer la tendance des
proposons ici de passer en revue la perti- des politiques de sécurité. policiers à réagir à chaque délit après
nence des réponses adoptées ou discu- qu’il a été commis plutôt que de chercher
tées en France. Nous verrons ainsi que les à éviter qu’il ait lieu. Elle s’est accompa-
programmes les plus populaires chez les gnée de deux développements depuis les
responsables politiques et les profession- années 1990: la «police de proximité» en
nels… sont en général inefficaces. France, Espagne ou Suisse, par exemple (ou
Les travaux présentés ici sont de nature police de voisinage en Grande-Bretagne)
expérimentale, c’est-à-dire qu’ils découlent et la police dite « en résolution de pro-
d’observations menées par des sociologues blème », qui vise à identifier les problè-
suivant des méthodes rigoureuses similai- mes sous-jacents à l’appel à la police,
res à celles mises en œuvre dans les essais devenue depuis la « police orientée par
cliniques, mais appliquées «dans la société», les problèmes » (POP) et que nous nom-
à des quartiers ou des populations données. merons police analytique. Ces formes de
Dans ces expériences soigneusement police sont soucieuses de la relation avec

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Sciences sociales [37


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L’ A U T E U R la population, mais ont mis un accent par- bien que cela ait été le cas pour certains
ticulier sur la lutte directe contre les dés- projets réalisés, par exemple en Australie.
ordres et la délinquance de rue. En revanche, on enregistre bien une dimi-
En France, déployée à partir de 1999, nution systématique des désordres ou inci-
la police de proximité se traduit par la vilités – graffitis, dégradations diverses des
présence de postes de police de quartier lieux publics, dérapages verbaux –, ainsi
et de fonctionnaires qui y sont affectés en qu’une augmentation de la confiance de la
permanence, ce qui garantit leur visibilité population, pourvu que la police patrouille
et leur accessibilité. Elle cherche à créer des à pied plutôt qu’en voiture.
liens dans le voisinage avec les groupes Plus récemment, l’évaluation expéri-
Sebastian ROCHÉ est directeur sociaux divers, commerçants, établisse- mentale de la police de voisinage, lancée
de recherche au CNRS, ments scolaires, associations sportives. Son en 2003 en Grande-Bretagne, a montré une
Pacte-Institut d’études
politiques, Université objectif est double: la dissuasion, mais aussi plus-value contre les délinquances de rue.
de Grenoble. le traitement en amont des problèmes qui Dans une étude de 2006, Rachel Tuffin, Julia
aboutissent à des délits, tels les conflits de Morris et Alexis Poole, du Home Office, le
voisinage se traduisant parfois par des Département britannique de l’Intérieur, ont
coups et blessures. Elle favorise particu- montré que, comparées deux à deux, les
lièrement les enquêtes sur les petits délits, zones expérimentales où la police de voi-
souvent négligés par rapport aux grandes sinage était déployée avaient de meilleurs
affaires qui nécessitent une forte mobili- résultats que les zones témoins: les quar-
sation des moyens. tiers où la police de voisinage s’était implan-
 À ÉCOUTER Quelle efficacité attendre de la police tée présentaient une délinquance de rue
Jeudi 12 avril 2012, Sebastian communautaire ? L’évaluation des pre- jusqu’à 36 pour cent moindre (voir l’enca-
Roché reviendra sur les politiques miers dispositifs aux États-Unis a montré dré ci-dessous).

D’après D. Bishop et C. Frazier, Consequences of Waiver, dans J. Fagen et F. E. Zimring (éds), The Changing Borders of Juvenile Justice : Transfer of Adolescents to Criminal Courts, Univ. of Chicago Press, 2000
de sécurité en France que, le plus souvent, les effets sur la délin- Enfin, un effet indirect de la police com-
dans la partie « Actualités » quance de rue – principalement les vols munautaire sur la délinquance a été iden-
de l’émission La marche
des sciences, sur France Culture qui touchent les voitures et les personnes, tifié par des chercheurs de l’Université de
de 14h à 15h. les coups et blessures, mais aussi les cam- Denver, aux États-Unis: selon eux, une par-
www.franceculture.com briolages – n’étaient pas significatifs, tie de l’effet de la police communautaire

La p o l i c e d e v o i s i na g e é va l u é e e n Gra n d e - Br e ta g n e
n 2003,le Home Office,le Dépar- le pays:3600 en 2010.Son efficacité On observe ainsi des évolutions
E tement britannique de l’Intérieur,
a décidé de soutenir le déploiement
a été évaluée en 2004-2005 par une
recherche de type expérimental.
dans le nombre total des délits
constatés par la police avant et pen-
d’équipes de police de quartier dans Les chercheurs ont constitué trois dant la mise en place de la police
les forces de police régionales. En paires de sites aussi semblables que de voisinage, tout en comparant la
Grande-Bretagne en effet, les forces possibles en termes de variables qui zone expérimentale et la zone de
de police sont régionales avec un pilo- affectent la délinquance de rue (l’ur- contrôle. Par exemple, à Manches-
tage mixte, pour une part central à banisation, la pauvreté ou la com- ter, on observe que la délinquance
© Shutterstock/Ronfromyork
travers le Home Office, et pour une position démographique du quartier, de rue – vols de voitures, cambrio-
part local. Le Home Office définit par exemple). Dans chaque paire, un lages, coups et blessures – a dimi-
une orientation de police – en l’oc- site expérimental reçoit le nouveau nué entre les deux périodes dans
currence la police de voisinage – et programme de police de voisinage (la les deux zones observées, mais plus
la soutient en mettant au point une ville de Failsworth dans la métro- dans la zone expérimentale de Fails-
doctrine, en mesurant les effets de pole de Manchester,les sections élec- worth (– 23 pour cent) que dans la
Un agent de police de voisinage
sa mise en place dans des zones torales Ingol dans le comté du Lan- zone de contrôle (– 13 pour cent),
britannique de dos.
pilotes, et en participant au finance- cashire, et New Parks dans le comté soit un écart de dix pour cent en fa-
ment de sa diffusion. du Leicestershire, etc.) et un autre veur de Failsworth. deux périodes d’observation pour la
La doctrine insiste sur l’entrée en du même secteur ne modifie pas sa Dans tous les cas (toutes les pai- zone de contrôle, mais pas pour la
relation avec les «voisinages»,l’iden- méthode de fonctionnement (le site res de sites étudiées), les zones où zone expérimentale d’Ingol, qui a
tification des problèmes locaux qui de contrôle). On comptabilise les la police de voisinage a été mise connu une diminution (– 12 pour
font que les personnes se sentent en délits à deux moments distincts. La en place fournissent globalement de cent). L’écart entre les deux éléments
insécurité, sur la décision partagée période de 12 mois qui précède la meilleurs résultats que les zones de la paire est donc très marqué
avec les partenaires quant aux ac- mise en œuvre est ensuite compa- de contrôle, mais l’écart n’est si- (36 pour cent). La même tendance
tions à entreprendre et le suivi de la rée avec celle,identique dans sa durée gnificatif que pour le Lancashire. générale a été observée à partir
satisfaction des habitants.Cette doc- et sa structure, pendant laquelle la Dans cette région, une augmenta- des chiffres de la délinquance en-
trine a débouché sur la création de force de police a appliqué la nouvelle tion de la délinquance de rue a été registrés par sondage et non plus
nombreuses équipes de police dans doctrine. observée (+ 24 pour cent) entre les par la police.

38] Sciences sociales © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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a 30 % b
sur la délinquance de rue est liée à la dimi- 30 250 227 jours
nution du nombre de désordres que cette 25
organisation entraîne dans un quartier. 200
19 %
Les études sont encore trop peu nom- 20 135 jours
150
breuses pour dire si la police commu-
15
nautaire est efficace à chaque fois pour 100
faire baisser la délinquance. En outre, les 10
effets mesurés rigoureusement d’une 50
action de police, qu’elle soit préventive, 5
dissuasive ou répressive, sur certaines 0 0
délinquances, sont généralement modes- Jeunes arrêtés de nouveau Délai moyen entre libération et nouvelle arrestation
tes (entre cinq à dix pour cent). Néanmoins,
Jeunes jugés par la cour des mineurs Jeunes transférés au tribunal pour les majeurs
les résultats obtenus jusqu’à présent font
de la police communautaire une approche 1. EN FLORIDE, LES MINEURS JUGÉS COMME DES MAJEURS sont plus nombreux à être
arrêtés à nouveau que ceux jugés par la cour des mineurs (a) et récidivent plus souvent (b).
des plus prometteuses qu’il serait dom- C’est ce qu’a montré une étude réalisée par Donna Bishop et ses collègues dans les années 1990
mage d’abandonner, comme cela se passe sur 2 738 jeunes délinquants transférés en 1987 au tribunal pour les majeurs et autant de jeu-
actuellement en France depuis la décision nes délinquants jugés par la cour des mineurs pour des délits similaires. La même étude, refaite
présidentielle, en 2002, de supprimer la sur des jeunes arrêtés en 1995-1996, confirme ces résultats.
police de proximité.
avaient emménagé. Les chercheurs ont ainsi que ces études ont été déposées lors d’un
Une police qui résout montré qu’en 2000, les vols d’appareils élec-
troménagers avaient diminué de près de
concours organisé par le gouvernement
américain sur la police analytique. Aussi,
les problèmes 50 pour cent par rapport à 1998 sur les chan- seules celles obtenant de bons résultats
La police analytique est une autre voie pro- tiers qui avaient suivi les consignes, alors positifs ont probablement été présentées,
D’après D. Bishop et C. Frazier, Consequences of Waiver, dans J. Fagen et F. E. Zimring (éds), The Changing Borders of Juvenile Justice : Transfer of Adolescents to Criminal Courts, Univ. of Chicago Press, 2000

metteuse. Initialement confondue avec la qu’ils restaient similaires sur les autres. En mais cela montre que de nombreux ser-
police communautaire parce qu’elle ne se contentant pas d’identifier les auteurs vices de police sont capables de mettre
découle aussi d’un diagnostic partagé après coup, mais en cherchant, par une ana- en œuvre cette approche.
par diverses organisations – la police, des lyse des problèmes, à éviter que les délits En France, l’approche de la police ana-
entreprises, des associations, des collec- soient commis, la police a diminué le nom- lytique n’est pas réellement mise en œuvre.
tifs d’usagers –, elle cherche à développer bre de différents types de vols de chantier. Certes, la police procède à des formes d’ana-
des réponses durables. Elle ne constitue pas Bien d’autres exemples ont montré que cette lyse des problèmes, notamment en conseil-
une stratégie de police, mais plutôt une approche est encourageante, notamment lant les décideurs sur l’aménagement des
méthode. Elle consiste, pour la police, à dans la lutte contre les trafics de drogue espaces collectifs (les gares, par exemple)
identifier et hiérarchiser les problèmes, concentrés dans certains lieux. avant leur construction. Elle le fait égale-
les analyser, concevoir des réponses, éva- Pour David Weisburd, de l’Université ment au coup par coup pour des affaires
luer l’impact de chacune d’elles (cette George Mason, aux États-Unis, et ses col- importantes. Mais, pour la masse de la délin-
méthode est connue sous son acronyme en lègues, auteurs, en 2010, de la meilleure syn- quance de rue, l’orientation est plutôt à la
anglais SARA). Par exemple, en 2002, des thèse des études conduites aux États-Unis gestion verticale. La direction parisienne
chercheurs américains ont montré com- et en Grande-Bretagne, la police analytique demande aux services des chiffres d’acti-
ment la police avait, par cette voie, réduit serait même plus que prometteuse: elle serait vité centrés sur l’après délit (faits élucidés,
les vols de matériels sur des sites de efficace. Pour les sociologues, une appro- garde à vue). Au total, la doctrine de la police
construction de logements: en 1999, la ville che est efficace lorsque trois études au moins analytique n’est ni formalisée ni implan-
de Charlotte en Caroline du Nord, en plein convergent dans le même sens. Sur les tée par le recours à la formation ou à des cir-
essor, comptait 66 chantiers immobiliers, 5564 études identifiées, les chercheurs amé- culaires imposant son utilisation…
gérés par 48 entreprises différentes. Devant ricains ont retenu 10 études d’une rigueur Le dernier aspect que nous aborderons
le nombre croissant de vols de matériel, satisfaisante, et 45 autres qu’ils ont analy- en matière de police est l’utilisation de la
notamment d’appareils électroménagers, sées séparément, car elles suivaient bien des vidéosurveillance dans la lutte contre la
la police a engagé la discussion avec les zones avant et après l’intervention, mais ne délinquance. Cet outil remplit-il sa fonc-
chefs de chantier pour mieux comprendre présentaient pas de groupe contrôle. Sur les tion ? La contribution de la vidéosurveil-
la situation, augmenté les patrouilles et dix études sélectionnées, huit montrent un lance à la lutte contre la délinquance a
enquêté sur les voleurs. effet en faveur de la police analytique, été évaluée plusieurs dizaines de fois, prin-
Les policiers sont arrivés à la conclu- indiquant une diminution faible, mais signi- cipalement aux États-Unis, en Grande-Bre-
sion que les voleurs n’étaient pas organi- ficative, des délinquances ou des désordres. tagne et en Australie. Une première
sés et qu’ils étaient vite rebutés par les Les 45 études sans groupe témoin méta-analyse a été produite en 2002 à Cam-
obstacles (ils laissaient les appareils inté- sont aussi instructives. Parmi elles, 43 ont bridge, en Grande-Bretagne, par Brandon
grés dans une cuisine équipée, par exem- montré une diminution significative des Welsh et David Farrington, et une seconde
ple). Ils ont donc limité la facilité d’accès délits étudiés, de 32 pour cent en en 2005 par Martin Gill et Angela Spriggs,
aux chantiers et recommandé de n’installer moyenne. Cette proportion et la taille de de l’Université de Leicester, en Grande-
les appareils que lorsque les habitants l’effet bénéfique sont à nuancer par le fait Bretagne. Le Home Office a financé ces

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travaux. Le Département britannique de retenu22 d’une qualité suffisante sur une


l’Intérieur est en effet centré sur la défi- longue période et deux pays (États-Unis
nition et l’analyse des politiques de sécu- et Grande-Bretagne). Pour 18 d’entre elles,
rité, et ne s’implique pas dans la gestion les données étaient disponibles et ont pu
opérationnelle. Deux travaux australiens être entrées dans une méta-analyse. Neuf
complètent le tableau déjà bien documenté études indiquent une baisse de la délin-
fourni par ces deux méta-analyses. En France, il est urgent quance dans les zones vidéosurveillées par
d’étudier l’efficacité : rapport à celles qui ne le sont pas, mais les
La vidéosurveillance :  des centres éducatifs
neuf autres ne retrouvent pas cet effet. En
outre, l’efficacité de la vidéosurveillance
inefficace dans la rue fermés où sont pris en charge pour dissuader la délinquance varie sui-
En France, les résultats de l’étude menée les mineurs récidivistes depuis 2002. vant les lieux et les délits. D’une part,
par les inspections de l’administration, de cinq études portant sur les rues de centres-
la police et de la gendarmerie sont inex-  des peines planchers villes, les immeubles d’habitation (et non
ploitables. Le rapport rendu à l’été 2009 mises en place en 2007 pour lutter les espaces autour des immeubles) dans
comporte trop d’erreurs de méthode pour contre la récidive. les quartiers de type HLM, et quatre études
être pertinent : l’étude fait un amalgame  des policiers dans les transports publics montrent res-
de tous les types de délits et est prati- « patrouilleurs » lancés en mai 2011 pectivement peu (moins de deux pour cent)
quée sur des zones trop vastes (des villes par Claude Guéant, ministre ou pas de réduction significative du niveau
entières et non des « morceaux de villes »), de l’Intérieur. de délinquance imputable aux caméras.
les périodes d’observation sont mal défi- D’autre part, les huit études ciblant des par-
nies et ne prennent pas en compte la mise  des caméras installées kings montrent une réduction de 41 pour
en service progressive des caméras à dans les rues de nombreuses villes cent des vols ou effractions de voitures (la
l’échelle d’une ville, les zones tests et depuis les années 1990. neuvième n’est pas interprétable).
témoins n’ont pas les mêmes caractéristi- La méta-analyse britannique de 2005
ques, d’autres variables comme l’éclairage porte sur 13 des 352 projets d’équipement
ne sont pas prises en compte… décidés par le Home Office lors de la seconde
Le travail réalisé par B. Welsh et D. Far- phase du programme lancé en 1998 par
rington couvre 46 recherches et en a le gouvernement. Toutes les zones étu-

U n e a pp ro c h e c o g n iti v o - c o m p o r te m e nta l e c o ntr e la r é c id i v e


lusieurs méta-analyses américaines ont mon- la colère et des émotions, l’empathie et la sen- quotidiennement, par exemple remettre en
P tré l’efficacité de l’approche cognitivo-com-
portementale pour diminuer la récidive.Les études
sibilité aux traumatismes des victimes. Il avait
pour but de permettre au délinquant de mieux
question une pensée agressive ou négative et la
remplacer par une autre positive. Ou reconnaître
prises en compte dans ces méta-analyses com- comprendre sa vulnérabilité à ses propres fac- que l’on va commettre un acte qui aura des ef-
parent en général, pour un type de délit, le com- teurs de risque, d’élaborer des stratégies pour fets négatifs et le remplacer par un acte positif.
portement de délinquants récidivistes avant et éliminer ou contrôler ces facteurs et d’accroître La période de suivi après le traitement s’éten-
après le traitement à celui de délinquants présen- sa sensibilité aux effets des agressions sexuel- dait entre la date de mise en liberté et la date
tant des caractéristiques proches, mais n’ayant les sur les victimes. Concrètement, lors de d’une nouvelle condamnation ou celle de fin
pas suivi de traitement.Voici l’exemple d’une telle séances de groupe, les délinquants à risque élevé de l’étude (juillet 2005). Les résultats des ana-
étude, réalisée au Canada sur 347 délinquants de récidive ont rencontré un thérapeute 10 à lyses ont indiqué une amélioration notable après
sexuels ayant participé à un programme cogni- 14 heures par semaine pendant quatre à cinq le traitement de presque tous les paramètres
tivo-comportemental entre 2000 et 2004. Un mois (les autres, 3 à 5 heures par semaine pen- cognitifs et comportementaux suivis. En outre,
groupe témoin est composé de 137 délinquants dant deux à trois mois). la récidive sexuelle était inférieure de 68 pour
sexuels qui n’ont pas eu de traitement,issus d’une Le thérapeute demande souvent de tenir cent chez les participants au programme par rap-
base de données déjà existante. un journal quotidien. Cela aide – le thérapeute port au groupe contrôle, et la récidive totale (per-
Les participants ont été évalués par des échel- et le sujet – à identifier le mode de pensée, les pétration d’une nouvelle infraction, quelle qu’elle
les – sous forme de questionnaires – qui mesu- émotions, les sensations physiques et le compor- soit), inférieure de 77 pour cent.
rent, par exemple, leur risque de récidive, leur tement du sujet : lors d’une situation de crise, L’étude a certes ses limites. Notamment, le
distorsion cognitive en matière de violences sexuel- les réactions diffèrent en fonction des proces- Service correctionnel du Canada ayant l’obliga-
les, leur empathie, leur solitude… Tous ces ques- sus mentaux liant pensées, émotions et com- tion légale d’offrir un traitement à tous les dé-
tionnaires servent à évaluer leurs progrès en cours portements. Ces réactions peuvent être soit né- linquants,les échantillons ne sont pas strictement
de traitement, et les échelles ont été remplies au gatives, soit positives, selon la perception que aléatoires:les délinquants,bien qu’appariés,n’ont
début et à la fin du programme. le sujet a de la situation. pas été tirés au hasard pour faire partie du groupe
Le programme ciblait distorsions cogniti- Après avoir identifié les comportements sur de traitement ou du groupe témoin. Néanmoins,
ves, fantasmes et comportement sexuel déviant, lesquels il faudra travailler, le thérapeute donne elle contribue à montrer l’efficacité de ce type
l’acquisition d’habiletés sociales, la gestion de un programme d’exercices mentaux à pratiquer d’intervention auprès des délinquants sexuels.

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diées sont urbaines. Elle est l’occasion d’un  BIBLIOGRAPHIE d’autre part, de quatre gares de trains
certain nombre d’améliorations méthodo- situées sur la même ligne.
logiques : par exemple, l’étude prend en S. Roché, La vidéosurveillance En d’autres termes, la vidéosurveil-
réduit-elle la délinquance ?, Pour
considération des traits du système de la Science, n° 394, pp. 20-24, 2010. lance est loin d’être le remède miracle
vidéosurveillance lui-même (nombre de contre la délinquance, contrairement à ce
caméras, fonctionnement de la salle de S. Roché, Les incivilités, catalyseurs que suggère le rapport rendu en 2009 par
de la délinquance?, Pour la Science,
contrôle des images, etc.). Sur les 13 pro- n°389, pp. 58-62, 2010. l’Inspection générale de l’administration
jets, seuls deux ont l’effet recherché par les au ministre de l’Intérieur français. Son effi-
autorités, après comparaison avec les zones M. Lipsey et al., Effect cacité n’est prouvée que dans des lieux
témoins. Sept indiquent une augmenta- of cognitive-behavioral programs clos à risque, tels certains parkings.
for criminal offenders, Campbell
tion de la délinquance sans que la vidéo- Systematic Reviews, vol. 6, 2007.
surveillance puisse en être la cause.
L’efficacité est en revanche avérée dans F. Cortoni et K. Nunes, Recherche
sur l’efficacité du traitement chez
Le durcissement
l’étude consacrée à Hawkeye, une zone de les délinquants sexuels, dans des peines ne diminue
Londres qui couvre 58 parkings: alors que
la délinquance contre les véhicules ne
L’agression sexuelle : coopérer
au-delà des frontières, Congrès
pas la récidive
baisse que de 10 pour cent dans les zones international francophone sur Passons à présent aux dispositions prises
l’agression sexuelle, 2007.
de contrôle, elle décroît de 60 à 80 pour par la justice pour lutter contre les délin-
cent dans les parkings vidéosurveillés qui R. Tuffin et al., An evaluation quances. La prison est-elle une bonne solu-
présentaient, avant l’installation des camé- of the impact of the National tion pour assurer la sécurité des citoyens
Reassurance Policing Programme,
ras, des taux de vols importants. Home Office Research Study, et limiter la récidive? Faut-il dépenser plus
Les deux études australiennes, enfin, vol. 296, 2006. pour incarcérer plus? Ou bien, au contraire,
n’ont pas montré de modification du nom- ne convient-il pas de mettre l’accent sur
B. Steiner et E. Wright, Assessing
bre total de délits commis, de vols ou d’au- the relative effects of state direct les programmes qui permettent la réadap-
tres atteintes à la propriété comme les file waiver laws on violent juvenile tation des délinquants à la vie «normale»?
dégradations. Elles comparaient, entre 1995 crime : deterrence or irrelevance ?, La voie d’une augmentation de la sévé-
et 2002, des lieux surveillés et non sur- The Journal of Criminal Law rité pénale consiste à incarcérer plus sou-
and Criminology, vol. 96, n° 4,
veillés, d’une part, de zones de bord de pp. 1451-1478, 2006. vent et plus longtemps. Différents outils
mer dans deux localités australiennes et, permettent de le faire, comme l’envoi auto-
matique en prison au troisième délit, en
vigueur dans 26 États américains, ou le
jugement automatique des mineurs réci-
divistes comme des majeurs, pratiqué dans
Nombre Score moyen Score moyen quelques dizaines d’États américains,
de participants avant le programme après le programme notamment l’État de New York. En France,
Sentiment de solitude 257 41,6/80 37,5/80 l’accroissement de la sévérité pénale se tra-
duit par l’obligation légale des juges,
EMPATHIE DES AGRESSEURS D’ENFANTS
depuis 2007, de prononcer des peines mini-
Envers les enfants en général 139 319,5/500 340,8/500 males obligatoires – des peines planchers –,
Envers un enfant victime à l’encontre des récidivistes. De nombreu-
d’une agression sexuelle 139 374,8/500 407,3/500 ses études ont été réalisées sur l’effet de
Envers un enfant victime l’augmentation du recours à la prison et
139 356,8/500 405,9/500 de la durée de la peine – conséquences
du délinquant
de la mise en place des peines planchers.
EMPATHIE DES VIOLEURS
Cette pratique a débuté à New York
Envers les femmes en général 69 321,5/500 334,5/500 en 1973, puis s’est propagée dans plusieurs
Envers une femme victime dizaines d’États américains (13 en 1979
69 378,9/500 409,1/500
d’une agression sexuelle et 31 en 2003). La Floride est celui qui a le
Envers une femme victime plus eu recours à une telle pratique. Les
69 362,3/500 404/500 effets attendus sont, d’une part, une « dis-
du délinquant
suasion générale » géographique (on
LES RÉSULTATS DES ENQUÊTES PAR QUESTIONNAIRES auprès des délinquants avant et
espère qu’il y aura moins de délits sur la
après le programme reflètent leur évolution sur divers aspects étudiés. Ainsi, après le pro-
gramme, les agresseurs d’enfants témoignent en moyenne d’une plus grande empathie pour zone où la loi change, puisque les auteurs
les enfants en général, et notamment pour ceux victimes d’une agression sexuelle ou pour craignent la sévérité renforcée) et, d’au-
leur propre victime. Des résultats similaires sont obtenus avec les violeurs. Tous les écarts tre part, une diminution de la récidive à
de score présentés dans ce tableau entre la période qui précède le traitement et celle qui lui l’échelle de l’individu (on espère qu’il y
est postérieure sont statistiquement significatifs et sont corrélés avec des modifications aura moins de nouvelles arrestations ou
comportementales en matière de récidive. condamnations de la personne, puisqu’elle
sait qu’elle risque gros désormais).

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études sur l’efficacité de cette approche ont


prouvé que cette voie méconnue en France
est efficace pour limiter la violence.
En quoi consiste-t-elle ? Il s’agit tout
d’abord d’une approche individuelle, qui
ne se confond donc pas avec celles qui opè-
rent sur des populations larges, par exem-
ple en améliorant le cadre social (quartier,
école, niveau de revenu des familles) et relè-
vent de la prévention dite primaire. La
méthode cognitivo-comportementale fonc-

© Shutterstock/luxorphoto
tionne avec différents profils de person-
nes (mineurs et majeurs, filles ou garçons,
dans le cadre «ouvert» de la société ou plus
fermé, lorsqu’ils sont placés dans un cen-
tre spécialisé) et s’adresse à des auteurs
2. EN FRANCE, LES CENTRES ÉDUCATIFS FERMÉS (CEF) accueillent en 2012 plus de 1200 mineurs, « confirmés » de délits, c’est-à-dire ayant
soit environ le double des moins de 18 ans en prison. Les responsables qui gèrent ces centres s'in- une forte propension à la récidive. De nom-
quiètent du manque de qualification des équipes qui y travaillent: elles font face à des jeunes auteurs
de délits sérieux, et ont souvent une formation et une expérience insuffisantes pour gérer la violence
breux travaux ont souligné que les délin-
dans le centre, ce qui entraîne un renouvellement et un absentéisme importants des personnels. quants ont des «biais» cognitifs, c’est-à-dire
Les places en CEF sont de surcroît les plus nombreuses dans les régions qui en ont le moins besoin, qu’ils ne perçoivent pas leur environne-
selon le rapport du Sénat du 12 juillet 2011. ment comme le reste de la population. Par
exemple, ils perçoivent des remarques ano-
En 2006, Benjamin Steiner et Emily tant plus grand que les jeunes ont été dines comme des provocations délibérées
Wright, de l’Université de Cincinnati, aux condamnés pour des délits violents. On et sont à la recherche de gratifications immé-
États-Unis, ont passé en revue l’ensemble pense que cette hausse de la récidive en diates (même si cela leur «coûte cher» plus
des études testant l’effet de dissuasion géné- réponse à l’augmentation de la sévérité tard). Ils se perçoivent comme des victimes
rale. Au total, les chercheurs disposent de des peines est liée au fait que la punition en et comme ceux que l’on blâme injustement,
données sur 22 États américains. Aucun effet elle-même n’amende pas les personnes et tout en refusant que leur propre compor-
dissuasif durable n’est observé. Le nom- que la prison rend plus compliquée la réin- tement puisse contribuer à leur situation.
bre mensuel d’arrestations sur plusieurs sertion à la sortie (elle distend notamment La méthode est fondée sur l’hypo-
années dans les États qui introduisent de les liens avec la société légale). thèse que ces biais sont appris (ils ne sont
telles lois (groupe expérimental) est le même pas présents naturellement). Ils peuvent
que celui des États qui ne le font pas (groupe
contrôle). Par exemple, lorsqu’en 1978 la loi
Aider les délinquants donc être « désappris ». Elle cherche à déve-
lopper le sens de la responsabilité indivi-
a été durcie dans l’État de New York envers à ne pas récidiver duelle en permettant à la personne de
les jeunes de 13-14 ans auteurs de meurtres, Mais alors, existe-t-il des méthodes per- comprendre les processus mentaux et les
viols, vols à main armée et cambriolages mettant de lutter efficacement contre la choix qu’elle fait, toutes choses qui la condui-
violents (l’âge de la minorité pénale a été récidive, et particulièrement pour les sent à un comportement délinquant. Bref,
abaissé), les arrestations des jeunes de cet auteurs les plus violents ? La réponse est avec ce programme, des compétences
âge ont évolué de la même façon que dans oui. Plusieurs ont déjà fait leurs preuves, cognitives sont construites. Elles s’appuient
le cas témoin, le New Jersey (l’État voisin), telles la préparation de la sortie de pri- sur un soutien relationnel fort. Différentes
qui n’avait pas durci sa loi. son, ou la construction de passerelles entre techniques sont enseignées à ceux qui sui-
À l’échelle de l’individu, les résultats la prison et la société. Une des méthodes vent cette approche: la gestion de leur colère,
des études disponibles (Floride, Pennsylva- les plus efficaces est l’approche «cognitivo- le développement d’habiletés sociales indis-
nie, New York) convergent: l’élévation de comportementale », ou une variante dite pensables à la vie en société (identifier ses
la sévérité pénale se traduit par un renfor- « relationnelle comportementale », dont propres difficultés et des actions possibles
cement de la récidive (voir la figure 1). Une le nom diffère afin de souligner l’impor- pour les surmonter, résoudre des différends
méthode consiste à constituer des apparie- tance du lien social pour l’abandon des avec autrui sans violence), la construction
ments. Par exemple, on observe la fréquence pratiques délinquantes (l’accent y est mis d’un sens moral (apprendre à percevoir le
et la vitesse des nouvelles arrestations de sur le tuteur, la personne sur laquelle s’ap- mal qu’un délit fait à la victime), la pré-
deux mineurs ou jeunes majeurs compara- puie le délinquant pour s’en sortir). vention de leur rechute (éviter de fréquen-
bles en tous points sauf un: la modalité de Ce courant en plein développement ter certaines personnes ou certains lieux).
son jugement (par la justice des mineurs notamment en Grande-Bretagne, aux États- Ces techniques sont apprises dans le cadre
ou celle des majeurs). Les études montrent Unis et en Belgique, rassemble des travaux de jeux de rôle ou dans des situations réel-
alors que, deux ans après leur libération, de théoriciens et de praticiens qui s’intéres- les, mais aussi par des exercices réalisés seul
les jeunes jugés comme des majeurs sont sent à la façon dont une personne perçoit (voir l’encadré page 40).
plus souvent arrêtés à nouveau que ceux son environnement social et physique. À En 2002, dans une méta-analyse de
jugés comme des mineurs. Et l’écart est d’au- nouveau, des synthèses des nombreuses 69 études, Frank Pearson et ses collègues,

42] Sciences sociales © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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des Instituts américains de développement Par ailleurs, selon cette même synthèse, les L’approche scientifique montre l’écart
et de recherche (NDRI), ont montré que cette plus fortes réductions de la délinquance entre la conviction des responsables poli-
approche réduit la récidive de 30 pour cent. sont obtenues sur les individus présen- tiques qu’une « solution est la bonne »
Cet ordre de grandeur a été confirmé par tant le plus de risques de récidiver. Enfin, et la preuve que « c’est bien le cas ». De
les travaux ultérieurs. Des études cir- une autre méta-analyse de 23 études publiée façon générale, les programmes ineffica-
conscrites à certaines populations plus à au Canada en 2009 et limitée à la récidive ces sont les plus populaires chez les res-
risques ont même montré des réductions chez les auteurs d’agressions sexuelles mon- ponsables politiques et les professionnels.
de 50 pour cent. tre également des résultats encourageants. Ainsi, le fait de déployer la vidéosurveil-
L’étude scientifique de l’efficacité des lance dans les rues et sur les places, de
programmes de prévention et de répression se focaliser sur une réaction de la police,
Il est temps d’utiliser est possible. Elle a déjà commencé à l’étran- de faire punir plus lourdement les mi-
les programmes ger. En 2007, 40 ans après les États-Unis, la neurs par les juges, n’apporte guère de
efficaces France a enfin entamé cette démarche sur
les politiques sociales. Toutefois, malgré un
gain durable. On pourrait ajouter qu’il
en va de même pour les camps militai-
Une méta-analyse de 2007, la plus récente affichage politique important du thème de res pour les jeunes ou l’information sur
et la plus rigoureuse, réalisée par Mark Lip- la sécurité, d’une institutionnalisation de les drogues dans les classes.
sey et ses collègues de l’Institut Vander- l’évaluation et de la création d’un obser- Les voies prometteuses sont la police
bilt pour les études de politique publique vatoire de la délinquance et des réponses analytique ou encore une intervention
de Nashville, aux États-Unis, conclut que pénales, la mesure scientifique de l’effica- qui aide les jeunes délinquants violents
la probabilité de ne pas récidiver dans les cité des politiques de sécurité n’a toujours à changer la façon dont ils perçoivent leur
12 mois pour ceux qui ont suivi le pro- pas débuté. Le gouvernement tente d’inter- environnement, ce que ne peut réussir
gramme est 1,53 fois plus élevée que pour naliser les études dans ses services alors que l’enfermement « sec ». Contrairement aux
les participants des groupes témoin, (soit la solution performante consiste à les confier déclarations pessimistes qui ne voient
une baisse de la récidive de 25 pour cent). à des organismes disposant à la fois de rien à faire contre la délinquance, la
Et dans cette méta-analyse aussi, les pro- l’expertise scientifique et de l’indépendance recherche a mis en évidence des voies effi-
grammes les plus efficaces engendrent une requise. En conséquence, nous souffrons caces et d’autres prometteuses. Pourquoi
diminution de la récidive de 50 pour cent. d’un retard considérable. ne pas les emprunter ? 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Médecine

Définir un nouveau
système de santé :
une urgence
André Grimaldi et Olivier Lyon-Caen

L’ E S S E N T I E L
 Jusque dans
les années 2000, notre
système de santé était
performant notamment
pour l’accessibilité aux
soins, l’espérance de vie
ou les remboursements.

 Aujourd’hui, plusieurs
facteurs, dont la diminution
des enveloppes
budgétaires consacrées
aux missions d’intérêt
général ou l’envolée
des dépassements
d’honoraires, ont accru
les inégalités et menacent
la pérennité du système.

 Pour garantir l’accès


à des soins de qualité
pour tous, il faudrait entre
autres revenir à un taux de
remboursement minimal
de 8O pour cent par
la Sécurité sociale
© Brooklyn Production/Corbis

et ne plus rembourser
les médicaments
inefficaces et
les prescriptions inutiles.

44] Médecine © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Comment sauver notre système de santé ? Dans l’espoir de réduire la demande,


on mit en place en 1971 une réduction de
Une remise à plat est aujourd’hui nécessaire l’offre grâce à l’instauration d’un numerus
si l’on veut continuer d’assurer un accès clausus à l’entrée des études médicales.
L’idée était simple : en réduisant le nom-
à des soins de qualité pour tous. bre de médecins, on obtiendrait une dimi-
nution de la demande des consultations,
une réduction des prescriptions médica-

E n 2000, le système de santé fran-


çais était classé par l’Organisation
mondiale de la santé premier sys-
tème de santé du monde, non pas parce
qu’il était le meilleur en tous les domaines,
dit « modérateur » qui, initialement, avait
été fixé à 20 pour cent du coût de la consul-
tation ou de l’acte médical. Ce ticket est
payé soit directement par les usagers, soit
indirectement par une mutuelle ou une
les inutiles et une meilleure répartition des
médecins sur le territoire.

Le début de la dérive
mais parce qu’il obtenait la meilleure assurance privée. De même, la prestation Force est de constater qu’aucun de ces objec-
moyenne sur un certain nombre de critè- est mixte, soit publique – assurée par les tifs n’a été atteint. Faute de pouvoir consul-
res tels que l’accessibilité aux soins, les rem- hôpitaux publics, les instituts (ou clini- ter un médecin en ville, les patients
boursements, la prévention, la mortalité ques) privés sans but lucratif participant s’adressent aux urgences hospitalières: le
néonatale, l’espérance de vie, la lutte contre au service public et les centres de santé –, nombre de consultations y est passé de
les inégalités sociales en matière de santé... soit privée – assurée par la médecine libé- 8 millions par an il y a dix ans à 16 mil-
La couverture médicale universelle, la CMU, rale et les cliniques commerciales (c’est-à- lions par an aujourd’hui. Le «secteur 2» à
créée en 1999 avait fait notablement recu- dire privées à but lucratif). honoraires libres a été créé en 1980. Limité
ler les inégalités financières face à l’accès En 1971, un tarif conventionnel oppo- initialement à quelques médecins jouissant
aux soins. Mais depuis dix ans, notre sys- sable permit d’inclure les médecins libé- d’une notoriété particulière, il a été élargi
tème de santé a régressé. En 2010, il était raux conventionnés dans le service public en 1983 aux nouveaux spécialistes en
classé en septième position derrière les de santé (leurs prestations étaient rem- réponse à une grève massive des internes.
Pays-Bas, le Danemark, l’Islande, l’Autri- boursées sur la base de tarifs négociés). Il a ensuite été autorisé en 2004 de façon
che, l’Allemagne et la Suisse. Les différents Rappelons que le tarif opposable (ou dérogatoire aux praticiens installés en «sec-
sondages d’opinion montrent que la santé conventionné) est celui qui sert de base au teur 1» (sans dépassements d’honoraires)
est devenue la troisième préoccupation des remboursement par l’Assurance maladie : pour les patients ne respectant pas le pas-
Français après l’emploi et le pouvoir le praticien s’engage à respecter le tarif fixé sage obligé par le médecin traitant.
d’achat: leur inquiétude porte sur la péren- par convention. Le système s’est déve- Aujourd’hui, les médecins spécialistes
nité de leur système de santé et sur l’acces- loppé à la satisfaction de tous jusqu’à la continuent à s’installer en secteur 2 dans
sibilité à des soins de qualité pour tous. fin des Trente Glorieuses, mais le ralen- les régions où les médecins installés en sec-
Pourtant, la France dépense plus de 11 pour tissement de l’activité économique à par- teur 2 sont déjà trop nombreux. On espé-
cent du produit intérieur brut pour la santé, tir du milieu des années 1970 a posé la rait que la concurrence freinerait la
soit 175 milliards d’euros pour la consom- question de sa régulation. En effet, l’aug- concentration de ces spécialistes, alors qu’on
mation de soins et d’équipements médi- mentation des dépenses de santé (entre a seulement observé une homogénéisation
caux. La question est donc posée : peut-on trois et quatre pour cent par an) dépas- des dépassements d’honoraires. À l’évi-
faire mieux sans dépenser plus ? sait celle de la richesse nationale. dence, le marché est incapable de réguler
Les gouvernements avaient deux pos- naturellement l’offre et la demande de
sibilités : une régulation par le marché et soins. La raison en est simple : le patient
Naissance la concurrence, reposant sur un accrois- ou celui qui se croit malade n’est pas un
d’un système sement de la participation directe des consommateur éclairé, mais une personne
patients au financement des soins et une anxieuse faisant confiance à un profession-
de qualité pour tous extension du rôle des assurances complé- nel. En matière de santé, la concurrence
Le système de santé français, développé mentaires, ou bien une régulation publi- ne fait pas baisser les coûts, elle provoque
à partir de 1945, résulte d’un compromis que maintenant l’égalité d’accès aux soins au contraire leur augmentation: faute de
historique entre le programme du Conseil tout en assurant l’adéquation entre les pouvoir juger objectivement de la perti-
national de la résistance et les principes de dépenses et les recettes provenant de la nence des prescriptions, les patients assi-
la médecine libérale: liberté d’installation, solidarité. La première entraîne inévitable- milent coût et qualité, persuadés qu’en
libre entente sur les honoraires, liberté de ment l’aggravation des inégalités, la payant davantage, ils seront mieux soignés.
prescription, libre choix du médecin par le seconde fait craindre le rationnement. En La régulation par les mécanismes de
malade, respect du secret médical. Son fait, pendant 25 ans, les gouvernements marché a aussi été invoquée quand, en 1983,
financement est mixte, essentiellement soli- successifs ont utilisé conjointement les deux on a créé le forfait hospitalier journalier
daire par le biais des cotisations sociales et modes de régulation sans remettre en cause pour un montant initial modique de
de l’impôt, mais aussi privé avec un ticket le compromis scellé à la Libération. 20 francs, qui atteint aujourd’hui 18 euros

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sation des services publics. Ainsi, malgré


ÉVOLUTION DU NOMBRE DE MÉDECINS
la pénurie de médecins, la liberté d’ins-
our tenter de limiter l’aug- population française est pas- nution du nombre de médecins
P mentation des dépenses
de santé, les autorités sani-
sée de 53 millions en 1970 à
65 millions en 2010. La pente
formés par an n’a pas été modi-
fiée au fil des changements de
tallation pour les médecins en secteur 2 à
honoraires libres (70 pour cent des spécia-
listes) a été maintenue. La seule limite fixée
taires ont voulu réduire le nom- de la courbe indiquant la dimi- gouvernements. aux dépassements d’honoraires a été celle
bre de médecins. On est ainsi « du tact et de la mesure » !
Nombre d’étudiants admis par an
passé progressivement de
9 000
8 500 médecins formés en
1975 à 3 500 en 1995. En rai- Les dégâts
son d’une pénurie qui devenait
de plus en plus évidente, la
d’une privatisation
courbe s’est infléchie au début
4 0000
rampante
des années 2000. Aujourd’hui,
on atteint 7 500 médecins for- 3 0000 Ces dépassements d’honoraires atteignent
més par an, sachant que la 1972 1995 2000 2012 officiellement 2,5 milliards par an pour
un total de 18 milliards versés par la Sécu-
rité sociale. Le taux moyen de rembourse-
(environ six fois plus). De même, en 2004, un Programme de médicalisation des sys- ment par la Sécurité sociale a régulièrement
les franchises médicales ont été instau- tèmes d’information, afin de disposer de décru de 80 pour cent dans les années 1980,
rées (la franchise est le montant restant à données médico-économiques permettant à 77 pour cent en 2004 et 74,5 pour cent
la charge du patient après remboursement). d’évaluer grossièrement l’activité de cha- en 2011. Durant ces cinq dernières années,
Limitées au début, elles ont ensuite été éten- que établissement et de faire évoluer leurs la diminution annuelle du taux de rem-
dues. Ce fut même le seul débat sur la santé dotations en conséquence. boursement a été deux fois plus importante
lors des dernières élections présidentiel- Ainsi s’orientait-on vers une régula- que lors des 20 précédentes années. Ce rem-
les. Selon le candidat Nicolas Sarkozy, il tion prudente, négociée et intelligente du boursement de 74,5 pour cent recouvre
s’agissait de «responsabiliser les patients». financement des hôpitaux publics et pri- deux réalités: le maintien d’un taux heu-
Depuis, l’Institut de recherche et documen- vés participant au service public hospita- reusement élevé de prise en charge des
tation en économie de la santé, l’IRDES, a lier. Mais les années 2000 ont représenté malades atteints d’affections de longue
publié les résultats d’une étude visant à une rupture libérale avec cette politique. durée ou hospitalisés, et à l’inverse un taux
évaluer les effets des franchises médica- Le Programme de médicalisation des sys- très faible (inférieur à 55 pour cent) de la
les sur la consommation des soins. Le tèmes d’information a été transformé en prise en charge des soins courants, en
constat est sans appel: ces franchises n’ont une tarification à l’activité, dite T2A, sui- particulier dentaires et d’optique.
pas entraîné de responsabilisation des vant le modèle anglo-saxon. Dans ce cadre, On assiste en conséquence à une aug-
patients, elles ont seulement aggravé l’iné- les ressources allouées aux établissements mentation des primes des mutuelles et des
galité de recours aux soins au détriment de santé publics et privés dépendent de assurances privées de cinq à sept pour cent
des personnes ayant de faibles revenus, leur activité. Une tarification spécifique est par an. Leur rôle ne cesse de croître alors
mais ne bénéficiant ni de la CMU ni d’une attribuée à chaque pathologie et à chaque qu’elles sont moins performantes que la
assurance complémentaire. acte, ce qui n’a de sens que pour les actes Sécurité sociale : leurs frais de gestion sont
La régulation a surtout porté sur l’hô- standardisés, tels qu’une dialyse, la pose compris entre 15 et 25 pour cent de leur
pital public qui représente aujourd’hui d’un pacemaker ou celle d’une prothèse. chiffre d’affaires quand ils sont de moins
33 pour cent des dépenses (les cliniques En revanche, dès que la prise en charge doit de cinq pour cent pour la Sécurité sociale
commerciales représentent 11 pour cent). être personnalisée, la codification se révèle (notamment en raison des dépenses publi-
La première mesure fut l’instauration de inadaptée. Il a donc fallu rendre la codifi- citaires qu’elles doivent consentir pour atti-
la dotation hospitalière en 1983. Chaque cation des actes de plus en plus complexe rer des clients et des dividendes versés aux
hôpital recevait un budget global, ce qui et en assurer le contrôle. On a assisté à la actionnaires dans le cas des assurances pri-
devait l’obliger à optimiser ses dépen- dérive bureaucratique d’un système qui se vées). Le choix d’une régulation par les
ses. Mais l’augmentation de l’activité, voulait simple, mais qui est inadapté aux mécanismes de marché s’est traduit dans
d’une part, et l’envol du coût des nou- maladies graves, aux urgences, aux patho- la loi HPST dite Bachelot par la suppression
veaux traitements, d’autre part, firent logies chroniques, notamment psychiatri- pure et simple du service public hospita-
apparaître des inégalités flagrantes entre ques, et qui de plus a une logique lier remplacé par des « établissements de
les hôpitaux bien dotés et ceux qui dis- inflationniste (tout comme le paiement à santé de statuts variables ».
posaient d’un budget insuffisant. l’acte des médecins libéraux). Dans cette loi, les missions de service
Certains hôpitaux ayant épuisé leur Depuis dix ans, seule la régulation par public ont été découpées en tranches et
budget au mois de novembre en étaient les mécanismes de marché est appliquée, peuvent désormais être vendues « à la
réduits à conseiller aux patients d’aller malgré son échec patent. En la matière, la découpe» aux divers établissements, y com-
consulter dans les cliniques commerciales France n’a pas innové. Elle n’a fait que sui- pris commerciaux. C’est ainsi que, pour la
qui n’étaient pas soumises à la contrainte vre l’ensemble des pays développés, première fois, des cliniques commerciales
d’un budget global ! Dans le même temps, convertis aux bienfaits de la concurrence accueillent des internes en formation, en
le directeur des hôpitaux avait mis en place généralisée et à la nécessité de la privati- particulier en chirurgie et en gynécologie

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obstétrique. Or, dans des structures privées proposons un pacte pour une santé éga- LES AUTEURS
à but lucratif, les internes, par essence moins litaire et solidaire où le financement des
efficaces que les médecins titulaires, devien- soins serait garanti, tout en permettant
nent des spectateurs des praticiens, mais de moderniser le système de santé.
n’acquièrent pas la formation pratique que
leur prodigue l’hôpital public. En revan-
che, cette formation permet aux cliniques
Comment sortir André GRIMALDI est professeur
commerciales de tester et de recruter ceux de l’impasse ? d’endocrinologie, ancien
chef du Service
qu’elles jugent les plus prometteurs. D’abord, il paraît urgent de mettre un coup de diabétologie de l’Hôpital
De surcroît, l’hôpital est chargé de d’arrêt à la privatisation rampante de notre de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
diverses missions de service public, tel- système de santé, qui consiste notamment Olivier LYON-CAEN, professeur
les que les soins aux détenus, les urgen- à transférer les activités jugées «solvables» à l’Université Pierre
ces, les greffes, l’éducation thérapeutique prises en charge par la Sécurité sociale vers et Marie Curie, est neurologue
à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
(apprendre aux patients à se soigner), la les assurances privées et les mutuelles. Ces
permanence d’accès aux soins, que n’as- activités sont celles dites du petit risque,
surent pas les cliniques commerciales. par exemple l’opération de la cataracte
Or la dotation destinée à ces missions a, ou une fracture simple. Soulignons que les
elle aussi, été limitée (elle représente actuel- mutuelles jouent ici un rôle ambigu : elles
lement environ 15 pour cent des ressour- maintiennent leur attachement à la Sécu-
ces hospitalières). Qui plus est, elle sert de rité sociale solidaire, mais ont été contrain-
volant de régulation des dépenses de santé tes d’accepter en 2004 une association avec
à l’échelle nationale. les assurances privées lucratives.
C’est ainsi qu’en 2011, près de 190 mil- Dès lors, nous préconisons le retour
lions destinés au financement des missions au taux originel de remboursement par
de service public ont été gelés, l’État trans- la Sécurité sociale de 80 pour cent pour les
férant de la sorte une part de son déficit soins et les produits de santé courants,
aux hôpitaux publics. Cela a eu pour consé- en maintenant la prise en charge des
quence que la proportion d’hôpitaux en dépenses de santé à 100 pour cent (des
déficit est passée de 32 pour cent en 2009 tarifs conventionnés) pour les bénéficiai-
à 41 pour cent en 2010. L’idéal promu par res de la couverture médicale universelle
le président de la République est désor- et pour les patients souffrant d’affections
mais le partenariat entre le public et le privé, de longue durée. Nous nous opposons à
bien que le dernier rapport de la Cour des la mise en place d’un « bouclier sanitaire »,
comptes ait dénoncé le fait que ce parte- qui remettrait en cause le principe même
nariat est le plus souvent asymétrique, net- de la Sécurité sociale. Proposé par Mar-
tement en faveur du secteur à but lucratif. tin Hirsch, ce dispositif vise à remplacer
Enfin, la gestion a été remplacée par la prise en charge à 100 pour cent pour
« la nouvelle gouvernance ». La recherche les affections de longue durée, jugée trop
de l’efficience, c’est-à-dire du juste soin coûteuse et injuste, par une franchise géné-
au moindre coût, a cédé la place à la quête ralisée modulée en fonction des revenus.
de la rentabilité. À la spécialisation et à Cela reviendrait, au nom de l’équité, à opé-
la stabilité de professionnels, on a substi- rer un nouveau transfert vers les assu-
tué la polyvalence et la mobilité au détri- rances « complémentaires », qui finiraient
ment des conditions de travail et de la
qualité des soins. Il s’ensuit, chez les OÙ SE SITUE LA FRANCE ?
professionnels de santé, une insatisfaction
a France consacre 11,7 % de son produit santé de l’Organisation mondiale de la santé).
qui nuit à leur nécessaire sérénité.
La conjonction de ces multiples fac- L intérieur brut, le PIB, à ses dépenses de
santé. Ce faisant, elle se classe troisième,
Quant au nombre d’établissements hospita-
liers (publics, privés lucratifs et privés non lucra-
teurs, qui agissent tous dans le même sens,
derrière les États-Unis (16,2 %) et la Belgi- tifs), il est passé en France de 2 877 en 2006
menace l’accessibilité aux soins et leur qua-
que (11,8 %), mais devant l’Allemagne et la à 1 811 en 2011... Enfin, on évalue à 13,7 le
lité. Elle soumet une grande partie du per-
Suisse qui y consacrent chacune 11,3 % et la nombre de lits hospitaliers pour 1 000 habi-
sonnel de santé à des contraintes peu
Suède 9,9 %. Toutefois, si l’on considère la tants au Japon, 8,2 en Allemagne, 6,6 en France
compatibles avec un travail performant et
dépense de santé par habitant, la France se et 2,8 en Suède, pour une moyenne des pays
oblige de nombreux médecins à devenir situe en dixième position (avec 2 983 euros), de l’OCDE de 4,9. Quant aux soins aigus, le
des gestionnaires, profession qui n’est pas après les États-Unis (5 970), la Suisse (3 858), Japon atteint 8,2 lits pour 1 000 habitants, l’Al-
celle pour laquelle ils ont prêté le ser- la Norvège (4 149), le Luxembourg (3 628), le lemagne 5,7, la France 3,6 et la Suède 2,1, pour
ment d’Hippocrate. Ce bilan est globale- Danemark (3 261), l’Allemagne (3 163), notam- une moyenne des pays de l’OCDE de 3,2 (don-
ment admis par tous les acteurs de la santé. ment (d’après les comptes nationaux de la nées de l’OCDE 2009).
Que faire face à une telle situation ? Nous

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par devenir «principales» pour beaucoup Alors qu’il veut à toute force faire jouer ter toute constitution d’une dette renvoyée
d’assurés. La solidarité serait réservée aux une concurrence inappropriée entre les éta- sur les générations futures au titre de
plus pauvres. Et une solidarité pour les blissements de santé et les profession- l’assurance maladie.
pauvres se transforme très vite en soli- nels, le gouvernement refuse d’y recourir
darité au rabais ! pour les industriels du médicament et ceux
Le retour à un taux de remboursement des dispositifs médicaux. Ainsi les géné- Généraliser
élevé supprimant franchises et forfaits que riques coûtent deux fois plus cher en France le système appliqué
nous proposons coûterait environ huit mil- qu’en Angleterre (cela représente une
liards d’euros, ce qui est financièrement dépense de un milliard d’euros de plus en Alsace-Moselle ?
possible dans le cadre d’une négociation chaque année pour la Sécurité sociale) et Le mode de financement que nous propo-
avec les assurances complémentaires. trois fois plus cher qu’aux Pays-Bas : en sons est-il déraisonnable ? Non, puisqu’il
Aujourd’hui, pour 94 pour cent de la popu- France, les prix des médicaments sont est en grande partie celui du système
lation, ces dernières prennent déjà en charge administrés, c’est-à-dire qu’ils ne sont spécifique Alsace-Moselle qui assure un
ces dépenses, mais avec un financement pas régulés par la concurrence. remboursement à près de 90 pour cent
moins solidaire, car, contrairement aux coti- De même, on comprend mal pourquoi pour les assurés au prix d’une cotisation
sations sociales, leurs primes sont géné- la Sécurité sociale accepte de financer indi- assurance maladie un peu plus élevée que
ralement indépendantes des revenus. rectement les trois milliards d’euros par le régime général (1,5 pour cent contre
an dépensés par l’industrie pharmaceu- 0,75 pour cent du salaire). Ce système a
Des économies tique pour la publicité auprès du corps
médical. Le coût de cette publicité est réper-
confirmé son efficacité en étant bénéficiaire
en 2010 et en 2011, ce qui lui a permis une
possibles cuté sur le prix de vente des médicaments. réduction du taux de cotisations ! Qu’est-
De surcroît, et c’est un point sur lequel nous Nous proposons que, pour chaque euro ce qui empêche de généraliser le système
insistons, l’équilibre des comptes de la Sécu- de publicité dépensé, l’industrie soit taxée Alsace-Moselle à l’ensemble du pays ?
rité sociale suppose une révision de la liste d’un euro versé à une agence indépen- Nous proposons aussi de revoir le
des soins financés par la solidarité. Tous dante gérant la formation continue des mode de financement des hôpitaux en rem-
les soins devraient subir une double éva- professionnels de santé. On estime, d’après plaçant la tarification à l’acte par un finan-
luation, où l’on établirait le rapport entre plusieurs rapports, que le taux de pres- cement mixte associant la T2A pour des
les bénéfices du traitement proposé et les criptions et d’actes médicaux injustifiés actes techniques programmés dont on peut
risques qui y sont liés pour le patient, et est d’environ 25 pour cent. La réduction évaluer le coût avec peu de variabilité d’un
le rapport du coût que représente la prise des gaspillages en matière de santé n’est malade à l’autre, et une dotation pour un
en charge du malade pour la société et les pas seulement un devoir économique, c’est certain nombre d’activités nécessitant une
bénéfices qu’elle en tire. Il est indispensa- aussi une exigence éthique. personnalisation de la prise en charge et,
ble qu’un médicament, un acte, une pres- Tout en réduisant les dépenses, il dès lors, trop complexe pour être soumise
tation ne soient remboursés que si, et convient d’élargir les recettes de la Sécu- à la T2A (par exemple, les affections chro-
seulement si, cette évaluation est jugée posi- rité sociale. Plutôt que de recourir à une niques). On a voulu instaurer des tarifs
tive. Le remboursement partiel actuel de TVA dite « sociale » pour le moins contro- communs pour le public et le privé, ce
médicaments à 15 pour cent et à 35 pour versée, nous proposons d’élargir l’as- qui représente une concurrence déloyale
pour l’hôpital public. Cette convergence
tarifaire devrait prendre en compte le
LA RÉDUCTION DES GASPILLAGES statut, les missions, la taille de l’établis-
en matière de santé n’est pas seulement sement, le contexte immobilier, ainsi que
un devoir économique, c’est aussi une exigence éthique. les populations prises en charge. C’est
indispensable pour que l’on puisse com-
cent devrait de ce fait être supprimé, ainsi siette des prélèvements à l’ensemble des parer ce qui est comparable.
que le remboursement des cures therma- revenus et de supprimer la majeure par- Comment résoudre la question des iné-
les (300 millions d’euros) : ou bien l’éva- tie des niches sociales représentant actuel- galités sociales d’accès aux soins ? Com-
luation est positive et le médicament ou lement plus de 35 milliards d’euros pour ment garantir une répartition homogène
l’acte doit être remboursé à 80 pour cent, un bénéfice économique douteux régu- sur le territoire français des médecins et
ou elle ne l’est pas et il ne doit y avoir aucun lièrement dénoncé par la Cour des comp- centres de soins? Pour y parvenir, cela sup-
remboursement. De même, il n’y a aucune tes. En 2007, Philippe Seguin avait calculé pose de mettre en œuvre une politique
raison de payer plus cher des médicaments que la soumission des stock-options aux pragmatique et volontariste poursuivie
ayant une efficacité identique à un médi- cotisations sociales aurait rapporté à l’épo- dans la durée. Elle nécessite la limitation
cament déjà présent sur le marché. que trois milliards d’euros à la Sécurité de l’installation en secteur 2 (avec dépas-
Lorsqu’un médicament est « génériqué », sociale. Nous préconisons également que sements d’honoraires) par territoire et par
c’est l’ensemble des tarifs de la classe médi- tout déséquilibre des comptes constaté spécialité tout en maintenant la liberté de
camenteuse qui doit être revu à la baisse, en fin d’année, malgré les mesures déjà choix d’installation en secteur 1 (tarif oppo-
au lieu de prévoir un intéressement finan- mises en œuvre, entraîne une augmenta- sable), sachant que les «déserts médicaux»
cier des médecins qui les prescrivent et des tion automatique et proportionnée des n’existent pas seulement dans certaines
pharmaciens qui les proposent. recettes de la Sécurité sociale, pour écar- régions, mais aussi dans certains quartiers

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40

20

Soins de ville
Secteur privé

Médicaments

Autres biens médicaux

Soins de longue durée

Indemnités journalières

Dépenses de prévention

Dépenses pour le système de soins


Transport des malades

Subventions
Recherche
Formation

Coût de gestion du système de soins


Dépenses (en milliards d’euros)

Dépenses (en milliards d’euros)

Source : DREES, comptes nationaux de la santé 2010


80
15
60
Soins hospitaliers

10
Secteur public

40
5
20

DANS LES DÉPENSES DE SANTÉ, les soins et les biens médicaux (à gau- de longue durée (par exemple pour les personnes âgées ou handica-
che) représentent le poste le plus important : 170,6 milliards d’euros, pées, 17,3milliards), et les indemnités journalières (12,5milliards – 5,3%).
soit 73 % de la dépense totale de santé (234 milliards d’euros en 2010). Outre ces dépenses pour les malades, figurent (à droite) les dépenses
Ce poste se décompose en soins hospitaliers (81,2milliards d’euros – 34,7 % de prévention (5,9 milliards – 2,5 % de la dépense totale de santé), les
de la dépense totale –, dont environ un tiers dans le secteur privé), dépenses pour le système de soins, ce qui inclut notamment la recher-
soins de ville (44 milliards – 18,8 %), transport des malades (3,8 mil- che (3,2 %) et la formation (moins de 1 % seulement !). La part dédiée à
liards), médicaments (30,1 milliards – 12,9 %), autres biens médicaux, la gestion du système (15,9 milliards – 6,8 % de la dépense totale)
par exemple les prothèses ou les pansements (11,6 milliards), les soins représente une proportion notable de l’ensemble des dépenses.

ou bassins de vie au sein de régions par de mise en application. Dans tous les cas,
ailleurs bien pourvues. Même si elle est les étudiants devront en être informés avant
limitée à l’installation en secteur 2, cette d’entreprendre des études longues et dif-
mesure ne manquera pas de soulever un ficiles. Le début de la mise en place de cette
conflit avec les défenseurs les plus intran- mesure n’est donc pas envisageable
sigeants de la médecine libérale. Le gou- avant 2020. Il convient d’adapter en per-
vernement doit être prêt à l’assumer tout manence notre système de soins aux pro-
en négociant avec les organisations pro- grès de la médecine, à l’évolution des  BIBLIOGRAPHIE
fessionnelles une revalorisation du sec- besoins de la population en particulier à
teur 1, notamment par une réévaluation son vieillissement, et aux nouvelles condi- B. Mas et al., L’hôpital
des tarifs remboursés, une diversifica- tions de travail des professionnels. en réanimation, Éditions
du Croquant, 2012.
tion des modes de rémunération mettant
fin à l’exclusivité du paiement à l’acte, et A. Grimaldi et al., Manifeste pour
la création d’une assurance en responsa- Adaptation une santé égalitaire et solidaire,
Odile Jacob, 2011.
bilité professionnelle de statut public. et modernisation
De surcroît, il faudra mettre en place A. Grimaldi et Cl. Le Pen, Où va
dans les «déserts médicaux» des consul- du système de santé le système de santé français ?
Pour ou contre,
tations «avancées» assurées par des méde- La médecine libérale à l’ancienne avec son Éditions Prométhée, 2010.
cins hospitaliers et d’autres professionnels colloque singulier et son paiement à l’acte
de santé : un jeune médecin hospitalier reste adaptée à la prise en charge des mala- R. Wilkinson, L’égalité
pourrait accepter de se déplacer pour tra- dies aiguës bénignes et des traumatis- c’est la santé, Éditions Demopolis,
2010.
vailler un ou deux jours par semaine dans mes sans gravité. En revanche, elle est en
un centre de santé ou un petit hôpital de grande partie inadaptée au traitement des D. Tabuteau, Dis c’était quoi
proximité éloigné d’une cinquantaine de urgences, à la prise en charge des problè- la Sécu ?, Éditions de l’Aube,
2009.
kilomètres de son hôpital. À plus long mes médico-sociaux des personnes très
terme, il faudra favoriser la répartition des âgées et au suivi des maladies chroniques.
médecins sur le territoire, avec des quotas Définir des parcours de soins simplifiés
par spécialité et par région. Les étudiants pour les patients avec une répartition
pourraient passer deux ou trois examens des tâches entre établissements, d’une part,
régionaux pris en compte dans le classe- et entre professionnels, d’autre part, sup-
ment pour l’internat en s’engageant à s’ins- pose une cohérence organisationnelle,
taller pendant trois ans dans la région où médicale et financière, alors que notre sys-
ils auraient effectué leur internat. tème de santé est aujourd’hui cloisonné.
Enfin, l’institution en fin d’études médi- Pour justifier la réforme marchande du
cales d’un service public de santé d’une système de santé, certains «modernistes»  SUR LE WEB
durée de deux ans, rémunéré, doit faire expliquent que la médecine devient «indus-
l’objet d’un débat portant sur son principe trielle» et que les malades grâce à Internet http//:www.manifestesante.fr
et sur ses modalités, ainsi que sur sa date se transforment en «consommateurs» de

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Médecine [49


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MIEUX RESPECTER SES TRAITEMENTS Nous n’avons pas évoqué la question


de la santé mentale. En ce domaine, une
omment faire en sorte que qu’en 2003, l’Organisation ce taux atteindra 75 pour cent
C les malades adaptent leurs
comportements au jour le jour
mondiale de la santé estimait
que tout progrès en matière
en 2020. Leur prise en charge
nécessite de personnaliser les
nouvelle politique de santé doit être défi-
nie avec les professionnels, les représen-
tants des familles et des malades, les
afin que la maladie évolue le d’observance aurait des consé- traitements, d’expliquer au
spécialistes des sciences humaines et
plus favorablement ? Une des quences supérieures à toute malade et à son entourage
conditions nécessaires est que nouvelle découverte thérapeu- les raisons des prescriptions,
juridiques. Cette politique doit être fon-
le malade suive correctement tique spécifique. Les mala- et de l’aider à adopter de nou- dée sur un secteur psychiatrique rénové
le traitement prescrit. On dies chroniques concernent veaux comportements en inté- et financé par une dotation globale.
estime qu’un malade sur deux plus de 15 millions de Français grant les projets de soins à Une des faiblesses de notre système
seulement respecte le traite- et leur nombre ne cesse d’aug- ses projets de vie, c’est-à-dire de santé est son retard en matière de pré-
ment prescrit, même quand il menter. Elles sont responsables en trouvant comment ajuster vention et de sécurité sanitaire. En effet,
s’agit de pathologies graves, aujourd’hui de 60 pour cent au mieux les procédures thé- nous l’avons construit essentiellement
telles que le diabète, le sida ou des dépenses de la Sécurité rapeutiques aux objectifs per- comme un système de soins, laissant une
une greffe d’organe. Au point sociale et, selon les prévisions, sonnels du malade. place limitée à la prévention comme l’a
montré la gestion erratique de l’épidé-
mie de grippe H1N1 en 2009. On a vu à
plus en plus éclairés et exigeants. En réa- des soins. Cette triple approche médicale, cette occasion la ministre de la Santé entrer
lité, un malade reste une personne angois- pédagogique et psychologique nécessite en guerre sans ses troupes, c’est-à-dire sans
sée et sa navigation sur Internet ne peut la collaboration des médecins avec des les médecins généralistes et sans les méde-
qu’accroître sa quête d’un professionnel paramédicaux, en particulier des infirmiè- cins hospitaliers, et chercher à créer de tou-
compétent et à l’écoute pour répondre à res cliniciennes spécialisées, mais aussi des tes pièces en urgence un système de santé
sa perplexité et à son angoisse majorées diététiciens, des psychologues, des kiné- parallèle. De même, l’affaire du Médiator
par la multitude des informations recueil- sithérapeutes, des moniteurs d’activité phy- a révélé les carences de notre système de
lies. En effet, plus la quantité d’informa- sique, des acteurs sociaux et à chaque fois sécurité sanitaire, l’importance des conflits
tion disponible augmente, plus la nécessité que cela est nécessaire des professionnels d’intérêts des professionnels, mais aussi
de recourir à un expert se fait sentir. C’est assurant la coordination des soins. Cela des responsables politiques avec l’indus-
d’ailleurs pour cette raison qu’un méde- suppose une réforme du mode de rému- trie pharmaceutique.
cin ne peut plus travailler seul : il doit nération des médecins généralistes insti- Cette nouvelle politique de santé passe
travailler en équipe en connaissant les limi- tuant à côté du paiement à l’acte un par le renforcement de la démocratie sani-
tes de ses compétences et en étant capable financement par forfait, par vacation ou taire, avec un développement du débat
de recourir à bon escient aux compéten- par salaire, ainsi que le développement citoyen sur les questions de santé y com-
ces des autres. de centres de santé et de maisons médica- pris dans leurs dimensions éthiques,
Aujourd’hui, la médecine correspond les sans dépassements d’honoraires. comme celles posées par la fin de vie.
à trois entités différentes : celle des mala- Elle nécessite le renforcement du rôle et
dies aiguës bénignes ; la médecine des des moyens alloués aux conférences régio-
maladies aiguës graves et des gestes Vers une éthique nales de santé et l’implication des associa-
techniques complexes nécessitant un du juste soin tions de malades et d’usagers du système
regroupement des moyens techniques et
humains, une répartition sur l’ensemble
au moindre coût de santé dans l’élaboration, la mise en
œuvre et le suivi des programmes de santé.
du territoire prenant en compte les délais De même, la formation médicale doit être L’ensemble de cette politique néces-
nécessaires à la prise en charge (six heu- revue afin d’assurer, à côté de la formation sitera l’élaboration d’une nouvelle loi de
res pour arriver dans un centre de car- biomédicale, une formation en pédagogie, santé publique définissant les missions et
diologie interventionnelle afin d’éviter un en communication et en psychologie. Il les moyens des quatre services publics de
infarctus du myocarde, trois heures pour faut diversifier les voies d’admission aux santé : le service public de l’assurance
être admis dans une unité de neurologie études médicales à partir des différentes maladie, le service public de l’hospitali-
vasculaire afin d’éviter l’hémiplégie). filières universitaires, des sciences dites sation reposant sur les hôpitaux publics
Enfin, troisième entité, la médecine des dures aux sciences humaines et aux lettres. et les établissements privés à but non lucra-
maladies chroniques. Une formation initiale à la fois pratique tif, le service public de médecine de proxi-
Leur prise en charge doit répondre à et théorique doit comporter des stages hos- mité essentiellement fondé sur les
trois exigences : l’ajustement des traite- pitaliers à temps plein (et non à mi-temps médecins libéraux installés en secteur 1
ments à chaque individu en prenant en comme aujourd’hui), ainsi que des stages et le service public de prévention et de
compte notamment son âge, les maladies auprès des médecins généralistes, notam- sécurité sanitaire.
associées, la façon dont la maladie princi- ment dans les centres de santé et les mai- Vaste programme pour qui acceptera
pale évolue, l’efficacité des traitements, les sons médicales. Elle doit permettre aux de s’en saisir. L’enjeu est « seulement » de
attentes du patient, ses objectifs et ses condi- étudiants d’apprendre la prise en charge sauver un système de santé qui a fait ses
tions de vie. L’éducation thérapeutique du globale empathique des patients, la justi- preuves, mais n’a pas su ou pu évoluer, et
patient et de son entourage est la deuxième fication des prescriptions, l’éthique du juste se trouve aujourd’hui à une croisée de che-
exigence. La troisième est la coordination soin au moindre coût et le travail d’équipe. mins. À nous de choisir le bon ! 

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Mars, Phobos, astéroïde, Lune, propulsion ionique, NASA, fusée, navette, capsule

Exploration spatiale

En route vers

Damon Landau et Nathan Strange

Le programme spatial habité pourrait s’inspirer


de l’exploration planétaire robotisée pour transporter
des astronautes vers des astéroïdes, puis vers Mars,
rapidement et à faible coût.

L’ E S S E N T I E L E n octobre 2009, un petit groupe de


spécialistes de l’exploration spatiale
robotisée, dont nous faisions par-
tie, a décidé de s’aventurer hors des sen-
tes puissent les récupérer en chemin ; rem-
placer les combinaisons spatiales par des
capsules d’exploration similaires à celles
du film 2001, l’Odyssée de l’espace. Par exem-
 Malgré une baisse tiers battus et d’imaginer différentes ple, nous avons calculé que la propul-
des moyens, la NASA approches pour envoyer des hommes dans sion électrique (par un moteur ionique ou
est censée revenir l’espace. Cette initiative était motivée des techniques apparentées) réduirait
à ce qu’elle fait le mieux : par les conclusions de la commission considérablement la masse du vaisseau
aller là où personne Augustine, un comité d’experts mis en pour les missions habitées vers des asté-
n’est allé auparavant. place par le président Barack Obama pour roïdes et vers Mars.
faire le point sur la navette spatiale et les C’était comme un retour à l’efferves-
 Les ingénieurs doivent projets à venir. La commission avait conclu cence qui régnait à la NASA dans les
concevoir des missions que le programme américain de vols habi- années 1960, la fumée de cigarette en
à options, qui peuvent tés était dans une impasse. Nous avons moins. Pendant six mois, nous avons
être revues à la hausse voulu déterminer si le programme d’ex- rencontré des ingénieurs et des scientifi-
ou à la baisse en fonction ploration robotisée, allant de Mercure aux ques qui s’intéressaient à notre appro-
de la conjoncture politique confins du Système solaire, pouvait appor- che, et nous nous sommes renseignés sur
et économique. ter des solutions techniques à certains des les expériences conduites par la NASA : des
défis politiques et budgétaires auxquels essais de moteurs électriques aux pan-
 Avec des vaisseaux la NASA était confrontée. neaux solaires légers à haut rendement.
à propulsion ionique, Nous avons imaginé utiliser des mo- Nous avons combiné les proposi-
on peut concevoir teurs ioniques pour acheminer les compo- tions les plus prometteuses avec des stra-
des missions de plus santes d’une base lunaire ; fournir de tégies éprouvées pour développer un
en plus complexes : vers l’énergie à distance aux rovers, des véhi- projet visant à envoyer dès 2024 des astro-
l’orbite lunaire, puis sur cules robotisés envoyés sur la lune mar- nautes sur un astéroïde.
des astéroïdes et enfin tienne Phobos; placer à l’avance des fusées Cette approche, qui a dû s’adapter aux
Patrick Leger

en direction de Mars. d’appoint chimiques le long d’une trajec- contraintes budgétaires de la NASA, découpe
toire interplanétaire, afin que les astronau- la tâche globale en une série d’étapes de

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1. LA CONQUÊTE DE MARS se ferait


en trois grandes étapes : des astéroïdes, puis
Phobos, un satellite de Mars,
Patrick Leger

et enfin la planète rouge.

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LES AUTEURS complexité croissante : le rythme pourra sion de la NASA : la connaissance n’est qu’un
s’adapter aux financements. Le principal des aspects de la curiosité de l’esprit
objectif est que le programme habité reste humain. Si l’exploration spatiale suscite un
flexible et qu’il s’appuie sur les techniques tel engouement, c’est parce qu’elle apporte
mises en œuvre dans le programme d’ex- sa part de rêve. Les sondes robotisées cor-
ploration robotique. respondent à la première phase de l’ex-
Damon LANDAU et Nathan Le rapport de la commission Augus- ploration du Système solaire. Les missions
STRANGE travaillent
au Jet Propulsion Laboratory tine a déclenché une bataille politique habitées constitueront la deuxième, et la
pour la NASA. féroce, culminant avec la décision de troisième sera celle de l’aventure spatiale
déléguer une bonne partie de la tâche de que tenteront les Terriens en quête d’aven-
lancement des astronautes en orbite à des ture ou espérant faire fortune quelque part
compagnies privées. La NASA peut main- dans le cosmos. Les capsules lancées vers
tenant se concentrer sur l’innovation. Mais la station spatiale et les vols suborbitaux
comment avancer sans le soutien politique seront les premiers maillons de cette recon-
 BIBLIOGRAPHIE et les ressources dont elle jouissait pendant quête spatiale. La NASA doit maintenant
D. Landau et N. Strange, les glorieuses années des missions Apollo ? développer la technologie dont nous aurons
Near-Earth asteroids accessible L’exploration robotisée suit une appro- besoin pour aller plus loin.
to human exploration with che progressive : on développe un ensem-
high-power electric propulsion,
Conférence des spécialistes
en astronautique AAS/AIAA,
ble de techniques qui permettent de
préparer des missions de plus en plus
Des missions flexibles
Girdwood, 2011. ambitieuses. Au lieu de reposer sur une avant tout
http://tinyurl.com/ElectricPath stratégie du « tout ou rien » avec un objec- Nous recommandons trois grands prin-
J.-R. Brophy et al., 300-kW solar tif unique, le programme d’exploration cipes. Le premier est celui des « destina-
electric propulsion system robotisée s’appuie sur des combinaisons tions intermédiaires reconfigurables » que
configuration for human innovantes de technologies qui permet- la commission Augustine avait suggéré et
exploration of near-Earth asteroids,
47e conférence Joint Propulsion tront d’atteindre des objectifs variés. que le président B. Obama a accepté. Avec
AIAA/ASME/SAE/ASEE, San Diego, Pour certains, étant donné les bons cette stratégie, l’itinéraire de la Terre à Mars
2011. résultats obtenus avec l’exploration robo- n’est pas fixé à l’avance, mais divers che-
http://tinyurl.com/300kWSEP tisée, nous ne devrions tout simplement mins sont envisageables. Nous commen-
E. Choueri, L’essor des moteurs pas envoyer d’hommes dans l’espace. Si cerions par les destinations proches, tels
à plasma, Pour la Science, n° 379, le seul objectif de la NASA était la décou- les points de Lagrange (des endroits où
mai 2009. verte scientifique, les sondes robotisées le mouvement des objets est stabilisé par
http://bit.ly/pls379_plasma
seraient certainement moins chères et moins les forces gravitationnelles) et les astéroï-
risquées. Mais telle n’est pas la seule mis- des évoluant à proximité de la Terre. Les

TOUS LES CHEMINS MÈNENT À MARS


Dans le passé, le programme spatial habité américain avait proposé par les auteurs (flèches vertes) et ses variantes
adopté une approche monolithique : il se concentrait sur (flèches bleues). La liste des destinations est présentée
une cible spécifique, avec un seul système pour s’y ren- par ordre de difficulté croissante. Le déroulement des
dre. Aujourd’hui, l’approche est différente. L’objectif est de missions et le choix des stratégies pourraient être modi-
se lancer dans l’espace interplanétaire avec des missions fiés si des difficultés techniques surgissent ou si les
progressivement plus complexes, telles que le programme fonds alloués à la mission sont réduits.

Terre Lune

Terre Orbite Points Astéroïdes Astéroïdes Surface Orbite de Mars, Surface


Pitch Interactive

lunaire de Lagrange les plus proches plus lointains de la Lune Phobos de Mars
(en rouge) et Déimos

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destinations reconfigurables requièrent de


nouveaux moyens de transport, notam-
ment la propulsion électrique. Nous pro-
posons les moteurs à effet Hall (un type
de moteur ionique) alimentés par des pan-
neaux solaires.
Un système de ce type a propulsé la
sonde Dawn vers l’astéroïde géant Vesta
et la conduira en 2015 jusqu’à la planète
Cérès. Là où les moteurs chimiques clas-
siques des fusées produisent une pous-
sée puissante, mais brève, les moteurs

NASA/JPL-Caltech/UCLA/MPS/DLR/IDA
électriques éjectent un flux modéré, mais
régulier, de gaz. Les systèmes fondés sur
l’alimentation électrique ont une consom-
mation de carburant réduite. Cependant,
ces moteurs ont une poussée plus faible,
ce qui allonge la durée des missions.
On imagine souvent à tort que la pro- 2. L’ASTÉROÏDE VESTA EST ÉTUDIÉ, depuis juillet 2011, par la sonde robotisée Dawn de la NASA.
pulsion électrique est trop lente pour les Cette sonde utilise des moteurs ioniques à très haut rendement, comme cela pourrait être un
missions spatiales habitées, mais on peut jour le cas pour les missions interplanétaires habitées.
éviter cette difficulté. Par exemple, en
utilisant des remorqueurs robotisés à pro- l’on recherche tous les moyens d’écono- ments spatiaux, nécessiteront de nouvelles
pulsion électrique pour placer les fusées miser l’énergie et de réduire les difficul- recherches, le reste des équipements déri-
chimiques d’appoint en quelques étapes tés techniques. Par ailleurs, sur Mars, mais vera directement de dispositifs existants.
clefs d’une trajectoire ; quand le chemin aussi sur les astéroïdes, les astronautes Le véhicule spatial sera assemblé en com-
est tracé, les astronautes se mettent en route seront soumis à l’impesanteur (la pesan- binant quelques modules spécialisés : la
et récupèrent les fusées d’appoint à mesure teur sur Mars est de l’ordre du tiers de la structure, les panneaux solaires et les
qu’ils progressent. Ainsi, les missions béné- pesanteur sur Terre) et exposés aux effets équipements permettant de vivre dans l’es-
ficient du rendement énergétique de la des rayonnements de l’espace : si nous pace dériveront de modèles qui ont déjà été
propulsion électrique tout en conservant réussissons à les protéger contre ces effets utilisés sur la Station spatiale internatio-
l’avantage de la propulsion chimique en délétères sur un astéroïde, nous saurons nale. De nombreuses agences spatiales
termes de vitesse. comment faire sur Mars. Or aujourd’hui, étrangères et entreprises privées ont des
De surcroît, la propulsion électrique la question reste ouverte. À mesure que la compétences avérées dans ces domaines,
permet d’économiser des fonds. Puisque NASA apprendra comment gérer les ris- que la NASA pourra mettre à contribution.
le vaisseau n’a pas besoin de transporter ques liés à l’exploration de l’espace loin- Enfin – c’est le troisième principe–, il
autant d’ergol (mélange de comburant et tain, elle perfectionnera les véhicules faudra concevoir un programme qui conti-
de combustible), sa masse totale au lance- destinés aux missions martiennes. nuera à aller de l’avant même si une com-
ment est réduite de 40 à 60 pour cent. Or Plusieurs astéroïdes intéressants pour- posante rencontre des difficultés ou prend
le coût des missions spatiales est directe- raient être visités par des astronautes du retard. Ce principe devra être appli-
ment proportionnel à la masse initiale avec des temps de vol allant de six mois à qué à la composante la plus controver-
propulsée. Ainsi, diviser la masse par deux un an et demi en utilisant un système de sée de la politique spatiale adoptée par
réduirait le coût de moitié. propulsion électrique de 200kilowatts, ce le Congrès américain, la fusée de lance-
qui serait un progrès non négligeable par ment qui acheminera l’équipage et les
rapport à nos capacités actuelles; la Station véhicules d’exploration. Le Congrès a
Les astéroïdes : spatiale internationale est dotée de 260kilo- demandé à la NASA de construire un nou-
des tremplins watts produits par des panneaux solaires. veau lanceur lourd, le SLS (Space Launch
vers Mars Une telle mission franchirait la barrière
de l’espace lointain, tout en constituant une
System). Comme annoncé en septem-
bre 2011, la NASA projette de développer
Pourquoi vouloir atteindre un astéroïde étape essentielle vers les temps de vol de ce véhicule par étapes, en commençant
alors que l’objectif est Mars ? Parce qu’il deux à trois ans et des dispositifs à 600kilo- par la moitié environ de la puissance du
y en a des milliers parsemés entre la Terre watts requis pour l’exploration martienne. Saturn V d’Apollo, et d’augmenter progres-
et Mars, autant de tremplins vers l’es- Par ailleurs – c’est le deuxième prin- sivement la capacité de lancement jusqu’à
pace lointain. Mais aussi parce que la cipe de notre projet–, la NASA ne sera pas dépasser celle de Saturn V. Le premier lan-
gravité y est si faible qu’atterrir sur l’un obligée d’inventer des systèmes complète- ceur SLS, couplé à la capsule Orion en cours
d’eux demande moins d’énergie que pour ment nouveaux comme c’était le cas dans de développement, pourra véhiculer les
atteindre la surface de la Lune ou de Mars. les années 1960. Si certains dispositifs, astronautes pour des excursions de trois
Il est difficile de monter une longue expé- notamment ceux adaptés à l’impesanteur semaines vers l’orbite lunaire ou les points
dition interplanétaire (6 à 18 mois), et et ceux qui protègent contre les rayonne- de Lagrange, mais pas plus loin en l’état.

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F R A N C H I R L A B A R R I È R E D E L’ E S P A C E P R O F O N D

Le nouveau programme proposé par les auteurs pour l’exploration


interplanétaire met l’accent sur la flexibilité des missions.
Plutôt que des vaisseaux à usage unique, tels que les missions Apollo
vers la Lune, et la plupart des missions interplanétaires antérieures,
la NASA et ses partenaires construiraient un véhicule interplanétaire
qui pourrait être utilisé plusieurs fois. Il pourrait être prêt à décoller
dès 2024. L’assembler, le tester et le lancer serait un processus
à étapes multiples. Entre les vols, le vaisseau
serait « garé » en orbite terrestre haute.

ORBITE T
ERRE STRE 5
HAU
2 TE
3 Véhicule en attente
en orbite terrestre haute
As

8
tro
nau

9
tes

Vaisseau
propulsé
par un moteur
ionique à effet Hall

6
Astéroïde
2008 EV5

1
7 10
sion
Module d’habitation
Approvisionnement

nautes
Module de propul

A s t ro
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Heureusement, les voyages vers l’es-


pace lointain pourront commencer avant
que le SLS ne soit achevé. Les préparatifs
débuteront avec la conception des équi-
1 Mise en orbite et assemblage des éléments du vaisseau
Deux modules (le moteur ionique solaire et le module d’habitation) seront lancés pements où vivront les astronautes et
séparément en orbite terrestre basse à bord de lanceurs publics ou privés. des systèmes de propulsion électrique qui
Les contrôleurs au sol les assembleront à distance comme une station spatiale. seront nécessaires pour voyager au-delà
Un troisième lanceur assurera l’avitaillement du véhicule pour l’étape suivante. de la Lune. En faisant de ces systèmes une
des principales priorités, alors même
2 Migration en orbite terrestre haute que les nouveaux lanceurs sont encore
Le moteur ionique ne sera pas assez puissant pour en cours de développement, la NASA
que le vaisseau se libère de son orbite terrestre sera en mesure d’améliorer le SLS afin qu’il
d’un seul coup, mais il le poussera lentement vers Trajectoire du vaisseau
soit mieux adapté aux missions lointaines.
une orbite plus éloignée. Ces composantes pourront même être
À ce stade, les astronautes Orbite terrestre basse Terre Orbite terrestre haute
n’auront pas encore besoin transportées par des lanceurs commer-
de se trouver à bord, ce qui leur permettra d’éviter ciaux internationaux et être ensuite assem-
l’irradiation et l’ennui d’un voyage de deux ans. blées en orbite, comme l’ont été la Station
spatiale internationale et la station Mir.
3 Avec la flexibilité offerte par les diverses
Arrivée des astronautes
Quand le vaisseau aura atteint une orbite haute qui lui permettra d’échapper à la gravité options, la NASA pourra inclure davan-
terrestre, les astronautes le rejoindront à bord d’une petite fusée rapide. tage d’explorations dans son budget de
plus en plus réduit.
4 Mission lunaire
Pour mettre le vaisseau à l’épreuve, les astronautes le dirigeront vers une orbite
lunaire. Ce voyage sera plutôt un vol d’essai, mais il permettra aussi d’accumuler
Mission : 2008 EV5
des résultats scientifiques en utilisant une flottille de robots d’exploration. Dans notre projet, la renaissance de la NASA
commencera par la construction du véhi-
5 Retour en orbite terrestre haute, et fin de la mission pour les astronautes cule spatial. La version la plus simple com-
Après un vol d’essai de six mois, par exemple, les astronautes redirigeront le véhicule prend deux modules : un moteur ionique
interplanétaire vers une orbite terrestre haute, puis poursuivront leur route à alimentation solaire pour la propulsion,
vers la Terre. Ils amerriront dans une capsule de type Apollo.
et un nouvel espace habitable. Les modu-
les seront envoyés en orbite terrestre basse
6 Ravitaillement du vaisseau
Pour aider le vaisseau à s’échapper de l’orbite terrestre, les contrôleurs au sol enverront par le SLS. Une autre solution sera d’utili-
de ser trois lanceurs commerciaux, deux pour
V5 une petite fusée d’appoint à l’aide d’un remorqueur interorbital à propulsion ionique.
les composants de la navette, et un pour
Nouvel équipage d’astronautes les différentes pièces.
7
Quand la fusée sera attachée au véhicule interplanétaire, un autre équipage Le voyage inaugural sera… le moins
d’astronautes décollera à bord d’une fusée classique. intéressant. Pendant deux ans, le vaisseau,
sans équipage et piloté à distance, suivra
8 Lune une lente spirale à partir de l’orbite ter-
Se libérer de la gravité terrestre
Le véhicule interplanétaire se mettra en orbite Trajectoire restre basse, traversant les ceintures (inté-
Terre du vaisseau rieure et extérieure) de radiations de Van
elliptique et, au moment où il sera
au plus près de la Terre, la fusée Orbite terrestre basse Orbite terrestre haute Allen pour atteindre une orbite terrestre
d’appoint sera utilisée. Le vrai voyage commencera. haute, un voyage peu gourmand en ergol,
mais trop long et radioactif pour les astro-
Départ nautes. Quand le vaisseau sera en orbite
9 Mission vers un astéroïde de l’astéroïde haute, il pourra entreprendre des manœu-
Le moteur ionique prendra le relais Arrivée sur 2008 EV5 vres de survol lunaire et se préparer à une
et poussera lentement le vaisseau Soleil nouvelle mission. Les astronautes rejoin-
vers sa première cible, peut-être Propulseurs
l’astéroïde 2008 EV5. Le voyage aller durera dront le vaisseau en décollant à bord d’une
Trajectoire
six mois. L’équipage passera un mois du vaisseau fusée à propulsion chimique classique.
à explorer l’astéroïde dans Retour sur Terre Départ de la Terre Pour un vol d’essai, les astronautes pla-
des capsules spatiales. ceront le véhicule sur une orbite qui res-
tera presque toujours au-dessus du pôle
10 Retour du véhicule en orbite terrestre et des astronautes sur Terre Sud de la Lune. De là, ils pourront contrô-
Le vaisseau allumera son moteur ionique et prendra la direction de la Terre. Six mois ler une flotte de robots d’exploration et étu-
plus tard, l’équipage amerrira dans la capsule utilisée pour monter en orbite.
Pitch Interactive

dier la composition d’anciens dépôts de


Le vaisseau sera piloté à distance et reviendra en orbite terrestre haute.
glace dans les cratères toujours à l’ombre
du bassin d’Aitken. Une telle mission offrira

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Exploration spatiale [61


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les conditions d’une exploration au long plan se situe entre ces deux extrêmes. Il cas de la mission robotisée japonaise Haya-
cours, tout en restant à quelques jours de s’agit d’un voyage aller-retour qui dure- busa, chargée d’étudier l’astéroïde Itokawa,
la Terre, ce qui présentera une sécurité évi- rait un an, avec un lancement en 2024, et au cours de laquelle plusieurs défaillances
dente. Après le retour de l’équipage sur où les astronautes passeraient 30 jours à ont été résolues grâce à ses moteurs ioni-
Terre, le véhicule interplanétaire restera en explorer l’astéroïde 2008 EV5. Cet objet, de ques. Si des problèmes techniques ou bud-
orbite terrestre haute, en attente d’un ravi- 400 mètres de diamètre environ, inté- gétaires nous empêchaient de livrer le
taillement et d’une vérification pour sa pre- resse beaucoup les planétologues: c’est un véhicule interplanétaire à temps pour attein-
mière mission vers un astéroïde. astéroïde carboné de type C, éventuel ves- dre l’astéroïde 2008 EV5, nous pourrions choi-
Nous avons étudié tout un éventail de tige de la formation du Système solaire. sir une autre cible. Si nous rencontrons des
missions de ce type. Certaines dépose- Pour échapper à la gravité terrestre, difficultés, nous nous adapterons. Par exem-
raient les astronautes sur de petits objets on combinera propulsion ionique et alimen- ple, si les carburants très performants sont
(de moins de 100mètres de diamètre) juste tation chimique. Cette combinaison réduira trop difficiles à stocker dans l’espace loin-
au-delà de la Lune, et les reconduiraient de 40 pour cent la quantité de carburant tain, nous passerons à des carburants moins
sur Terre en moins de six mois. D’autres nécessaire pour échapper au champ d’at- efficaces et ajusterons la mission.
s’aventureraient jusqu’à de gros objets traction gravitationnelle de la Terre par rap- Dans notre projet, les astronautes
(plus de un kilomètre de diamètre) pres- port à un système entièrement chimique. auront un mois pour explorer l’astéroïde.
que aussi éloignés que Mars et les réa- Une fois que les astronautes auront quitté Des capsules d’exploration, inspirées des
chemineraient vers la Terre en deux ans. l’attraction terrestre, les propulseurs à bathyscaphes, pourraient remplacer les
Se contenter de travailler à une mission effet Hall s’allumeront et pousseront le véhi- combinaisons spatiales, qui sont encom-
plus simple risquerait de limiter les défis cule vers sa destination. Parce que le moteur brantes et rendent pénibles les sorties dans
et n’apporterait pas d’innovation techni- ionique fournit une poussée continue, il se l’espace. Une capsule avec des bras de
que notable. À l’inverse, tout miser sur prête à une utilisation flexible. Les concep- manipulation robotisés réduit non seule-
une mission plus ambitieuse pourrait retar- teurs de missions pourront développer un ment les difficultés, mais offre aussi un
der à jamais toute exploration intéressante ensemble de trajectoires de repli si un dys- habitacle pour manger et se reposer. Dans
en fixant des objectifs hors de portée. Notre fonctionnement devait survenir. Ce fut le une capsule, un astronaute se déplace-

Q u e l l e p ro p u ls i o n p o u r l es m i ss i o n s ma r ti e n n es ?
e CNES étudie depuis plusieurs sion chimique reprenant quelques
L années les nombreux scénarios
pour propulser une mission martienne
idées de Mars Direct.
L’utilisation de la propulsion
habitée. Nos études confirment que nucléaire thermique est une autre op-
pour envoyer six astronautes en s’ap- tion envisagée par les Américains pour
puyant uniquement sur de la propul- réduire la masse d’ergols nécessaire
sion chimique classique, il faudrait à la mission et donc la masse initiale
lancer plus de 1 000 tonnes en orbite au départ de l’orbite terrestre.En effet,
basse terrestre. l’impulsion spécifique de la propul-
Le scénario Mars Direct, qui pro- sion nucléaire thermique,dont le prin-
pose d’utiliser l’atmosphère de Mars cipe est de chauffer de l’hydrogène
pour s’insérer en orbite martienne et par un réacteur nucléaire avant de
pour produire les ergols du trajet re- l’accélérer dans une tuyère, est deux
tour, annonce des masses au départ fois supérieure à celle de la propul- CNES / A.Szames

de l’orbite terrestre nettement plus at- sion chimique cryotechnique.Cepen-


Vue d’artiste d’un véhicule
tractives, limitées à quelques centai- dant, même si des programmes de à propulsion nucléaire électrique.
nes de tonnes (230 tonnes dans les développement de moteurs nucléai-
cas les plus optimistes pour un équi- res (Nerva, Rover) ont été conduits
page de quatre astronautes,ce qui se- dans les années 1960 et 1970 aux mais les trajets interplanétaires,pen- pour la génération de puissance.
rait réalisable avec deux lanceurs États-Unis et en Russie, ce type de dant lesquels les astronautes seront Les trajectoires envisagées se décom-
lourds de type SLS). Toutefois, selon propulsion, qui n’a jamais servi dans exposés au rayonnement cosmique, posent en plusieurs phases : une
notre analyse, la manœuvre d’aéro- l’espace, est complexe à tester au dureront alors huit à neuf mois et le phase de spirale continue ou bien
capture telle qu’elle est proposée dans sol (car il faut traiter l’hydrogène ir- séjour sur Mars ne sera plus que de d’arcs de poussée (moins consom-
ce scénario est trop ambitieuse, d’un radié sortant du moteur). Avec ces un à deux mois. mateurs, mais plus lents) en orbite
point de vue technique (précision du types de propulsion, les trajets aller Le CNES s’intéresse aussi à l’uti- terrestre, puis une phase de pous-
guidage,tenue des matériaux au frot- et retour dureraient environ six mois, lisation de la propulsion électrique sée continue interplanétaire : on ac-
tement atmosphérique) et pour des avec un séjour planétaire de 500 à de très forte puissance pour les mis- célère jusqu’à mi-chemin, puis on
raisons physiologiques, car les astro- 600 jours. Il est possible de réduire sions martiennes habitées, princi- « freine » sur le reste de la trajectoire
nautes subiraient d’importantes dé- la durée globale de la mission à un palement selon deux axes : les tra- (on inverse en fait la direction de la
célérations.Nous étudions cependant an et demi en utilisant un autre type jectoires Terre-Mars en poussée conti- poussée), et enfin une phase de
avec intérêt des scénarios en propul- de trajectoire (de type « opposition »), nue et les technologies envisageables freinage final en spirale pour insé-

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rait pendant plusieurs jours d’affilée. La mencera. Quelques jours avant d’attein- Parce que se poser et redécoller sont des
NASA développe déjà un véhicule d’ex- dre la Terre, l’équipage montera à bord tâches extrêmement complexes. Des mis-
ploration spatiale qui pourra être utilisé d’une capsule, se séparera du vaisseau prin- sions vers les lunes martiennes permet-
comme capsule autour des astéroïdes, et cipal et mettra le cap vers le site d’amer- traient aux astronautes de se roder pour
le même modèle serait ensuite adapté pour rissage. La manœuvre pour se mettre les voyages interplanétaires avant de ten-
un rover de surface pour la Lune ou Mars. directement en orbite autour de la Terre ter l’épreuve de se poser sur Mars, de s’y
étant très coûteuse en énergie, le vais- promener et de redécoller.
Les avantages seau, vide, continuera sur son orbite autour
du Soleil. Son énergie diminuera pro-
Les ingénieurs ont déjà proposé diver-
ses stratégies pour optimiser la flexibilité
des capsules gressivement de façon à ce qu’il revienne et minimiser le coût d’une mission vers
Les astronautes commenceront alors leur en orbite terrestre un an plus tard pour Mars. Dans les plus convaincantes, les
mission scientifique à la recherche de miné- attendre sa prochaine mission. Son moteur habitats et les systèmes d’exploration
raux inhabituels et d’échantillons qui pour- ionique et son module d’habitat seront seraient installés à l’avance pour servir de
raient dater des premiers jours du Système réutilisés plusieurs fois. base opérationnelle dès l’arrivée des astro-
solaire. Dans la mesure du possible, l’équi- Après plusieurs missions d’un an vers nautes. Cet équipement serait acheminé
page sera composé d’astronautes qui des astéroïdes, des améliorations des équi- par transport (ionique) lent. Sur Mars, il
auront à la fois les connaissances scienti- pements et des boucliers de protection produirait du carburant soit à partir du
fiques et les compétences techniques indis- contre les rayonnements ouvriront la dioxyde de carbone atmosphérique
pensables pour résoudre les difficultés voie vers Mars. La première mission mar- mélangé à de l’hydrogène apporté de la
auxquelles ils risquent d’être confrontés tienne pourrait en fait ne pas se poser sur Terre, pour libérer du méthane et de l’oxy-
pendant le voyage. la planète rouge : elle explorerait ses deux gène, soit en électrolysant de l’eau du sous-
À la fin du mois, une petite impul- lunes, Phobos et Deimos. Une telle mission sol gelé, pour donner de l’hydrogène
sion du moteur ionique suffira pour éloi- durerait deux ans et demi au total. Mais liquide et de l’oxygène. En évitant de décol-
gner le vaisseau de l’astéroïde et le voyage pourquoi donc se donner tout ce mal ler de la Terre avec le carburant nécessaire
vers la Terre, d’une durée de six mois, com- pour aller jusqu’à Mars sans s’y arrêter ? au retour (il serait produit sur Mars), on
réduirait notablement la masse lancée de
la Terre (scénario Mars Direct).
Le mouvement relatif de la Terre et de
Mars donnera aux astronautes environ une
rer le vaisseau sur une orbite mar- consiste au contraire à réduire gent. Ainsi, avec un seul réac-
année (terrestre) et demie avant que les pla-
tienne. Dans ce type de scéna- le plus possible la durée des voya- teur de 20 mégawatts, il serait
rio, les astronautes ne sont en- ges. La clef de la réduction du possible de véhiculer des astro-
nètes ne retrouvent leur alignement : ils
voyés qu’une fois le véhicule temps de trajet réside dans la nautes vers Mars en quatre mois auront tout le temps d’explorer la planète
arrivé sur une orbite terrestre très substitution des panneaux solai- tout en ayant une masse au dé- rouge. À la fin de leur séjour, ils monteront
haute, juste avant le grand arc res, qui ne peuvent pas fournir part accessible en trois à cinq à bord d’une fusée remplie du carburant
de poussée interplanétaire. plus de quelques centaines de tirs de lanceurs lourds. Nous produit sur place, se propulseront en orbite
Combiner propulsion solaire kilowatts, par un réacteur nu- étudions aussi des scénarios in- martienne, rejoindront un véhicule inter-
électrique pour la montée en cléaire qui alimentera les propul- termédiaires pour lesquels la planétaire utilisé pour la campagne vers les
orbite elliptique et propulsion chi- seurs électriques avec une puis- durée de mission serait la même astéroïdes et reviendront sur Terre. Le véhi-
mique pour le trajet vers Mars sance de plusieurs mégawatts. qu’en propulsion chimique, mais cule pourra même être placé sur une tra-
est une idée qui n’est pas nou- En poussant ce raisonne- où la propulsion électrique à forte jectoire cyclique qui fera la navette entre la
velle (elle était déjà la solution ment à l’extrême, certains pen- puissance permettrait de réduire Terre et Mars, utilisant la gravitation pour
de référence de la NASA en 1998), sent même que la durée du tra- le nombre de lanceurs néces- se propulser sans énergie.
mais qui est pertinente pour –une jet pourrait être réduite à moins saires, de bénéficier d’options de Même en déposant à l’avance du maté-
fois encore – réduire la masse à de 40 jours. C’est le cas de l’ex- retour prématuré intéressantes riel, un vaisseau martien et sa fusée de retour
placer en orbite terrestre. astronaute américain Chang-Diaz, et surtout d’avoir des fenêtres seront extrêmement lourds et auront besoin
Si on envisage d’effectuer dont la Société Ad-Astra étudie de départ nettement plus flexi- pour décoller du plus gros des lanceurs SLS
tout le trajet en propulsion élec- la possibilité d’une mission de bles que celles accessibles en prévus. L’approche par étapes que nous
trique en restant à des valeurs 39 jours s’appuyant sur quatre propulsion chimique, qui du- recommandons permettra à la NASA de se
de puissance accessibles avec réacteurs de 50 mégawatts élec- rent en général un mois au maxi-
concentrer sur la résolution des problè-
des panneaux solaires, comme triques pour déposer un module mum, et n’existent que tous les
mes véritablement ardus, tels que la pro-
cela est suggéré dans l’article, de 20 tonnes en orbite martienne! deux ans environ.
tection contre les rayonnements.
les temps de trajet seront plus Les études que nous menons Pour le moment, le scénario
Aujourd’hui, les principaux obsta-
longs qu’avec la propulsion chi- depuis plusieurs années sur ce de référence n’est pas encore
mique classique, augmentant sujet,notamment avec l’ONERA, établi. La diversité et la richesse
cles à l’exploration ne sont pas techniques,
ainsi la durée d’exposition de montrent qu’une mission si courte des solutions possibles promet- mais financiers : il s’agit de trouver com-
l’équipage aux conditions diffi- ne serait pas faisable avec une tent encore de longues heures ment en faire toujours plus avec toujours
ciles de cette phase. Il existe une masse réaliste au départ de l’or- de réflexion aux ingénieurs ! moins. C’est la condition pour que l’ex-
autre approche d’utilisation de bite terrestre. Cependant, d’au- Élisa Cliquet ploration spatiale trouve son second souf-
la propulsion électrique, qui tres pistes intéressantes se déga- CNES – Direction des lanceurs fle. Avec pour objectif passionnant d’aller
flâner parmi les planètes. I

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punaise des lits, cimex lectularius, santé publique, insectes, DDT, résistance aux insecticides, insémination traumatique, nuisibles, piqûres

Biologie animale

Le RETOUR
de la punaise
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L e vieil homme vivait seul dans un


HLM près de Cincinnati (Ohio, États-
Unis). Enfin, pas tout à fait seul. La
nuit tombée, les punaises commençaient
à sortir de son matelas en piteux état
pour se repaître du sang de leur hôte. À
en juger par les milliers de bestioles que
j’ai découvertes chez lui, cela durait sans
doute depuis des mois. Handicapé et pau-
vre, le vieil homme était devenu la proie
des punaises qui s’étaient mises à pullu-

des lits ler, tandis que lui endurait, nuit après nuit,
leurs piqûres.
Après avoir quasiment disparu pen-
dant presque 50 ans, grâce à l’utilisation
du DDT et autres pesticides à large spec-
tre, la punaise des lits, Cimex lectularius,
fait un retour inquiétant aux États-Unis,
en Australie et en Europe ; et pas seule-
ment dans les endroits insalubres et sur-
peuplés. Le parasite peut infester les hôtels
Kenneth Haynes de luxe, les résidences universitaires, les
centres commerciaux, les immeubles de
Depuis quelques années, les punaises des lits, bureaux, les salles de spectacle, les hôpi-
taux et les domiciles des riches comme
des parasites suceurs de sang, sont de retour ceux des pauvres.
Le fléau a un coût économique. C’est
dans des pays où on les avait oubliées. le cas, par exemple, lorsqu’un hôtel doit
Les scientifiques recherchent leur talon d’Achille. temporairement fermer des chambres infes-
tées. Dans l’Ohio, près de 400000euros ont
dû être déboursés pour en finir avec les
punaises qui avaient envahi des logements
sociaux. Après avoir tenté de les éradiquer
par des moyens plus classiques, la fumi-
L’ E S S E N T I E L gation de l’ensemble du bâtiment s’est révé-
 Après un répit lée la seule solution efficace.
de plusieurs décennies, Heureusement, les punaises des lits
les punaises des lits ne semblent pas entraîner d’autres nui-
sont en recrudescence sances directes que leurs piqûres et les
dans les pays occidentaux. démangeaisons. Elles ne véhiculent pas
de maladies. Certes, une étude publiée
 Une conjonction en2011 a révélé la présence chez ces insec-
Avec l’aimable autorisation de Graham Snodgrass, Service de santé des Forces armées américaines

de facteurs, qui vont tes de bactéries SARM (Staphylococcus


de la résistance aureus [staphylocoque doré] résistant à la
aux insecticides méticilline), qui provoquent des lésions
aux déplacements graves de la peau ; mais des recherches
internationaux, semble plus approfondies devront déterminer
avoir conduit au retour si les punaises contribuent à la propaga-
du parasite. tion du staphylocoque doré.
Pour venir à bout des punaises des lits,
 Des scientifiques les scientifiques ont cherché à compren-
ont récemment identifié, dre comment elles avaient réussi à reve-
chez la punaise des lits, nir en force. Apparemment, elles ont
des traits biologiques bénéficié d’une combinaison idéale de fac-
et comportementaux teurs : l’apparition de gènes de résistance
pouvant conduire aux insecticides, des changements de stra-
à de nouveaux moyens tégie visant à éradiquer d’autres insectes
de lutte contre ces insectes. nuisibles en milieu urbain et la multipli-
cation des voyages internationaux et des

Biologie animale [65


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même encore plus loin. Certains experts


avancent que l’ancêtre de la punaise des
lits serait un parasite de la chauve-souris
qui aurait migré sur l’homme quand ce
dernier a commencé à séjourner dans les
cavernes. Ce compagnonnage se serait
scellé quand nos ancêtres ont abandonné
Piotr Naskrecki/CDC-Université Harvard-G. Alpert, H. Harlan, R. Pollac

leur mode de vie nomade pour devenir


sédentaires. Dans les régions tempérées,
le début de l’hiver permettait au moins
de contenir les hordes d’insectes. Les punai-
ses étant sensibles au froid, leur popula-
tion croissait pendant les mois les plus
chauds et diminuait aux premiers frimas.

Des insectes tenaces


Avant l’arrivée des pesticides, nos pré-
décesseurs avaient tout essayé pour
1. UNE PUNAISE DES LITS EN TRAIN DE PIQUER ET S’ALIMENTER. Cimex lectulariusest un insecte réduire les effectifs des punaises, prenant
dépourvu d’ailes et dont la taille maximale est de sept millimètres. Sa durée de vie est comprise
entre quatre mois et une année environ. Les deux sexes se nourrissent de sang humain. parfois certains risques que nos sociétés
modernes ne s’autoriseraient pas. En 1777,
un manuel pour le contrôle de la vermine
migrations. Heureusement, des études suggérait de placer de la poudre à canon
récentes proposent de nouvelles approches dans les fissures autour du lit et d’y
pour détecter les premiers signes de colo- mettre le feu (j’ignore si c’était là une solu-
nisation d’un lieu par ces insectes héma- tion pratique ou une forme de vengeance).
tophages, avant qu’ils ne se mettent à Sinon, certaines plantes – l’armoise ou
proliférer. Certains aspects de leur biolo- l’ellébore – bouillies avec « la quantité
gie, mis au jour lors de ces travaux, pour- appropriée d’urine » étaient censées venir
raient constituer des cibles appropriées à bout des punaises (ou peut-être cela
dans la lutte contre les punaises des lits. obligeait-il tout simplement les gens à
Comprendre comment s’est produite aller dormir ailleurs...). On utilisait aussi
cette nouvelle invasion nécessite de bien l’arsenic, le cyanure et autres composés
connaître la biologie des insectes en ques- fort dangereux, sans grand succès. Plus
tion. Les punaises des lits sont attirées par communément, les gens s’attaquaient au
la chaleur et le dioxyde de carbone (et peut- problème en nettoyant la pièce concer-
être aussi les odeurs corporelles) que déga- née de fond en comble, en lessivant les
gent tous les êtres humains. Elles vivent parties fixes du lit à l’eau bouillante et au
Toute une famille en groupes, dans les lits ou à proximité; elles kérosène et en se débarrassant de la
se cachent le jour dans les recoins et les fis- toile recouvrant la paillasse. Un bref répit
 La punaise des lits désigne sures et, la nuit venue, sortent pour se nour- s’ensuivait.
à proprement parler l’espèce Cimex rir du sang des dormeurs. Une femelle Avec la généralisation du chauffage cen-
lectularius, qui fait partie de la famille adulte pond environ deux œufs par jour tral en Europe et aux États-Unis, à partir
des Cimicidae. Cette famille réunit lorsqu’elle a des repas de sang réguliers; on du début du XXe siècle, la punaise des lits
une centaine d’espèces de punaises estime ainsi qu’elle pond en moyenne 150 s’est mise à prospérer tout au long de
parasites qui se nourrissent à 500 œufs au cours de sa vie. Dans des l’année. Seule la mise au point du DDT a
aux dépens d’animaux à sang chaud, conditions optimales, les punaises des lits permis une réelle accalmie, à partir des
principalement les oiseaux, peuvent vivre six mois ou plus sans se nour- années 1940. Utilisé pour la première fois
les chauves-souris et, pour deux rir. Elles se disséminent aisément en mar- pendant la Seconde Guerre mondiale,
d’entre elles, l’homme. Ces dernières chant prestement d’une pièce à l’autre, et afin de protéger les forces armées améri-
sont la punaise des lits Cimex en s’accrochant aux vêtements, chaussu- caines contre les moustiques et les poux,
lectularius, espèce cosmopolite, res ou autres accessoires. le DDT s’est aussi révélé un bon moyen pour
et Cimex hemipterus, qui sévit La lutte acharnée que livre l’huma- éliminer la punaise des lits. Contrairement
dans les régions tropicales. nité contre la punaise des lits ne date pas à d’autres traitements présents sur le mar-
Les autres espèces, telles d’hier. Les archéologues ont retrouvé des ché, une seule application suffisait en géné-
C. columbarius, C. dissimilis restes de ces parasites datant de 3 500ans, ral, l’effet du DDT étant durable. En quelques
ou Oeciacus hirundinis, ne piquent à l’époque des pharaons de l’Égypte années, la punaise des lits a complète-
qu’accidentellement l’homme. ancienne. Cette cohabitation remonterait ment disparu des pays d’Amérique du

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Nord et d’Europe occidentale, ainsi que Quand un canapé à l’aspect flambant neuf récemment sur le marché, est l’intercep-
d’autres nations développées. Malheureu- finit sur le trottoir parce qu’il est infesté teur d’insectes ClimbUp. Il s’agit d’un bol
sement, entre autres conséquences graves de punaises, il est probable qu’il se retrouve peu profond entouré d’une large rigole (ce
sur l’environnement, le DDT et des com- chez une personne dans le besoin. sont en fait deux bols en plastique emboî-
posés similaires ont aussi contribué à la La résistance aux insecticides n’est pas tés l’un dans l’autre et moulés en une seule
quasi-extinction de certains oiseaux de non plus étrangère au problème. La pièce) et conçu pour être placé sous un
proie. Ces produits très nocifs ont été reti- punaise des lits est l’un des premiers insec- pied de lit (voir la figure 2). Ce piège ren-
rés de la vente dans les années 1970. tes ayant développé une résistance au DDT. seigne sur l’endroit d’où proviennent les
Pour autant, la punaise des lits n’a Les premiers cas ont été constatés à Pearl punaises. Si elles apparaissent dans le puits
pas resurgi tout de suite. Sa réapparition Harbour, juste après la Seconde Guerre intérieur, elles descendent du lit. Si elles
date de l’an 2000. Les chercheurs en ont mondiale. Alors que certains experts pré- finissent dans le puits externe, les punai-
proposé diverses explications. L’intensi- conisent le retour au DDT dans les cham- ses viennent sans aucun doute d’une autre
fication des voyages internationaux à par- bres à coucher, il est ainsi probable que les partie de la pièce. Mais un tel dispositif
tir de régions du monde où les punaises punaises d’aujourd’hui résisteraient à peut échouer à détecter une petite colo-
des lits n’avaient jamais été sous contrôle ses effets. Et des résistances aux insectici- nie de punaises, ou une colonie ayant élu
aurait permis à ces insectes de réinvestir des ayant remplacé le DDT se sont déve- domicile dans la tête de lit.
des zones qui en avaient été débarras- loppées partout dans le monde. Enfin, la Un autre type de dispositif de détection
sées, bien que la soudaineté de cette résur- stigmatisation sociale associée aux punai- exploite les mécanismes qui permettent à
gence ne coïncide avec aucune modification ses des lits, qui retarde l’administration la punaise de localiser sa proie. Des pièges
notable de la fréquence des voyages. Un de traitements efficaces, est un élément dégageant de la chaleur ou du dioxyde de
facteur plus déterminant a peut-être été supplémentaire qui a pu jouer en faveur carbone, ainsi que d’autres substances
l’effondrement des barrières politiques qui de leur expansion actuelle. attractives dont le nom n’est pas divul-
restreignaient les voyages entre l’Est et gué, sont maintenant sur le marché. On
l’Ouest, ainsi qu’une plus grande mobilité peut aussi concevoir soi-même un leurre
des populations à l’intérieur des pays.
Les détecter au plus tôt assez efficace à partir d’une gamelle pour
L’abandon des pesticides à spectre Au vu de son histoire millénaire, la punaise chat que l’on pose à l’envers et dans laquelle
large autres que le DDT, pour l’utilisation des lits est un ennemi intimidant. Mais les on place un morceau de neige carbonique
d’appâts plus ciblés et plus efficaces, et chercheurs marquent des points. L’une des qui se sublime lentement en dioxyde de
d’aérosols visant à éliminer des espèces priorités est d’identifier de meilleurs carbone. Hélas, comme dans le cas du dou-
particulières de nuisibles tels que les moyens de les détecter tôt. Parce qu’elles ble bol ClimbUp, le dispositif ne permet pas
cafards, les fourmis et d’autres insectes sont petites et qu’elles se cachent durant toujours de détecter les punaises au début
urbains, aurait aussi permis aux punai- le jour, les punaises sont difficiles à trou- de l’invasion, c’est-à-dire au moment où
ses des lits de passer à travers les mailles ver et à atteindre. Pourtant, détecter avec elles sont le plus facile à éliminer.
du filet. De même, la mixité sociale qui fait fiabilité leur présence est un élément
se côtoyer des gens pauvres et de plus nan- clef, comme l’est le fait de contrôler leur
tis dans nos sociétés d’abondance peut absence après un traitement. L’un des
jouer un rôle dans cette propagation. outils de détection les plus simples, apparu

UNE BRÈVE HISTOIRE DE L A PUNAISE DES LITS


Depuis des milliers d’années, la punaise des lits est une nuisance
pour l’être humain. Ce dernier a parfois fait usage de méthodes dangereuses
(et inefficaces) pour tenter de l’éradiquer. Après une quasi-absence de plusieurs
décennies, obtenue grâce à l’utilisation du DDT et d’autres pesticides similaires,
la punaise des lits refait son apparition.
ANNÉES 1940
Grâce au DDT, on parvient pour la première fois
à se débarrasser des punaises des lits.
Alex Wild/Corbis (punaise), Dave King/Getty Images
(poudre de canon), Corbis (DDT)

XVIIIe SIÈCLE DÉBUT DU XXe SIÈCLE


IL Y A 3 500 ANS La poudre de canon Le chauffage central,
Les plus vieilles est préconisée de plus en plus répandu, ANNÉES 1970 2000
traces archéologiques pour lutter contre permet à la punaise Le DDT est retiré Retour en force
de punaises des lits. la punaise des lits. des lits de prospérer du marché pour raisons de la punaise
toute l’année. environnementales. des lits.

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Biologie animale [67


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CONNAÎTRE SON ENNEMI


La punaise des lits est un ennemi redoutable. Son petit corps
aplati lui permet de se faufiler dans le moindre interstice. DÉTECTION
Elle attend dans sa cachette jusqu’à la tombée de la nuit, • Les capteurs thermiques dont sont munies
puis, protégée par l’obscurité, va se repaître du sang les antennes et les capteurs de dioxyde de carbone
de sa victime. Les femelles sont très fécondes : elles peuvent qui équipent l’appareil buccal permettent
pondre entre 150 et 500 œufs au cours de leur vie. Résistants, à la punaise de détecter ses hôtes. Des pièges
ces insectes peuvent aussi tenir six mois ou plus sans dégageant de la chaleur ou du dioxyde de carbone
se nourrir. Des études récentes suggèrent pourraient attirer les punaises.
néanmoins de nouvelles approches • Les composés qui émanent du corps
pour détecter et éliminer ce fléau. de la punaise aident les membres du groupe
à retrouver le chemin de leur repaire, cet endroit
où, entre autres, ils s’accouplent et pondent
Glande leurs œufs. Des pièges qui dégageraient ce genre
odoriférante de composés pourraient attirer les punaises.

Pénis

Antenne

Les femelles peuvent


pondre une dizaine
d’œufs par semaine
si elles ont ingéré assez
Testicule de sang. Les œufs,
Appareil
buccal blanchâtres, mesurent
moins d’un millimètre.

Ovarioles
ADULTE (taille réelle)

Gorgé À jeûn
de sang
Ovaire
Lorsqu’une punaise
se nourrit de sang
humain – un repas dure
cinq à dix minutes –,
son corps gonfle Chambre
et prend une teinte génitale
rougeâtre. Mycétome

ÉLIMINATION
• Le pénis en forme de sabre sur ces phéromones pourraient accroître sa fécondité. Un antibiotique actif
de la punaise mâle peut être fatal ces accouplements préjudiciables, contre ces bactéries aiderait à éliminer
pour la femelle. Les juvéniles et les mâles ou interrompre les accouplements. les punaises des lits.
adultes produisent des phéromones • Un organe nommé mycétome abrite • Des enzymes permettent aux punaises
Illustrations de Mike Sudal

qui dissuadent les autres mâles des bactéries symbiotiques de résister aux insecticides. Des composés
de s’accoupler avec eux. qui fournissent des substances ciblant ces enzymes peuvent rétablir
Des composés synthétiques fondés nutritives à la punaise et accroissent la sensibilité aux pesticides.

68] Biologie animale © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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Actuellement, pour repérer de petites licence, doivent être utilisés selon une L’ A U T E U R
populations encore dispersées de punai- procédure stricte afin de protéger la santé
ses des lits, le chien, bien entraîné, reste humaine et l’environnement. Les pro-
imbattable. Ce que capte au juste l’odorat duits en vente libre peuvent être dangereux
de cet animal reste mal connu ; il est pos- s’ils sont mal employés. De plus, ils sont
sible qu’il s’agisse de l’ensemble des com- souvent inefficaces.
posés odorants que des chercheurs de Chauffer une pièce ou une maison à
l’Université Simon Fraser (Colombie-Bri- l’aide d’un équipement professionnel pour
tannique, Canada) ont identifié en 2008 atteindre 50 °C durant quatre heures consti-
comme étant les signaux chimiques émis tue en revanche une solution non toxique
par les punaises des lits pour se rassem- grâce à laquelle on obtient souvent de Kenneth HAYNES est professeur
bler. Les repas de sang mis à part, tout ce bons résultats. Mais mis à part le traitement d’entomologie à l’Université
du Kentucky, aux États-Unis.
qui fait la vie des punaises – l’accouple- par la chaleur ou la fumigation de l’en-
ment, la ponte, le développement des lar- semble d’un bâtiment, se débarrasser des
ves, etc. – se déroule dans des sortes de punaises des lits requiert la combinaison
cachettes que les insectes marquent avec judicieuse de plusieurs stratégies.
leurs excréments et avec des composés De nouvelles méthodes sont nécessai-
volatils émanant de leur corps. Ces signaux res pour éliminer les punaises une fois qu’el-
permettent aux membres de la colonie de les ont été localisées. C’est pourquoi des
retrouver le chemin de leur quartier géné- chercheurs du monde entier se penchent
ral. Cette tendance grégaire des punaises
des lits est probablement dans l’intérêt de DE NOUVELLES MÉTHODES SONT NÉCESSAIRES
chacune d’elles, ne serait-ce qu’en accrois-
sant le degré d’humidité de leur micro- pour éliminer les punaises. C’est pourquoi
habitat. Si l’on pouvait simuler ces signaux des chercheurs du monde entier se penchent
d’agrégation, on pourrait mettre au point sur le comportement inhabituel
un piège simple permettant de déterminer
la présence ou l’absence de punaises. Avec
de ces insectes en matière d’accouplement.
un tel dispositif, s’il restait discret, les hôte-
liers seraient en mesure de contrôler les sur leur comportement inhabituel en
chambres à l’insu de leurs clients. matière d’accouplement. La copulation chez
les punaises des lits est un acte brutal. Le
mâle a un pénis en forme de sabre qu’il uti-
Une élimination difficile lise pour transpercer le tégument, ou cuti-  BIBLIOGRAPHIE
Bien sûr, détecter la présence de punaises cule, abdominal de la femelle. Cette forme M. F. Potter, The history of bed bug
n’est qu’une première étape. Les éradiquer d’accouplement est connue sous le nom management – With lessons from
est une toute autre histoire. Après avoir d’insémination traumatique. the past, American Entomologist,
vol. 57(1), pp. 14-25, 2011.
soigneusement mené l’inspection, les inter- L’évolution a pourvu les punaises
venants utilisent en général l’enveloppe femelles d’adaptations à ce type de copu- V. Harraca et al., Nymphs
des matelas et des sommiers pour ense- lation vulnérante. Un sillon en V, sorte of the common bed bug
velir définitivement celles qui s’y étaient de tube cuticulaire nommé ectosperma- (Cimex lectularius) produce
anti-aphrodisiac defence against
nichées. Ils peuvent passer l’aspirateur, lège et qui se développe à un endroit conspecific males, BMC Biology,
traiter à la vapeur, par la congélation, ou précis de l’abdomen, guide l’appendice vol. 8, n° 121, 2010.
pulvériser un insecticide à action rapide vulnérant du mâle et limite les dégâts. Une
P. Delaunay et al., Les punaises
pour éliminer les punaises visibles. Ils fois introduits dans la cavité abdominale de lits Cimex lectularius et Cimex
répandent parfois des poudres insectici- de la punaise, les spermatozoïdes et les hemipterus – Biologie, lutte
des ou desséchantes dans les fentes et lézar- agents pathogènes qui les accompagnent et santé publique, Riviéra
des afin de tuer les punaises qui s’y sont parfois migrent à travers une barrière de Scientifique, Association
des Naturalistes de Nice
réfugiées, et des insecticides à effet réma- cellules sanguines peu structurée, mais et des Alpes-Maritimes, 2010.
nent qui, pendant des jours, des semaines ayant une fonction immunitaire supposée
ou des mois, continueront de tuer les insec- –le mésospermalège. Les spermatozoïdes J. M. Berenger et al., Les punaises
de lits (Heteroptera, Cimicidae) :
tes parcourant les surfaces traitées. parviennent ensuite jusqu’à une zone de Une actualité « envahissante »,
Or même les insecticides les plus effi- stockage située à la base de chaque ovaire. Médecine Tropicale, vol. 68,
caces, placés entre les mains les plus exper- Malgré les adaptations morphologiques pp. 563-567, 2008.
tes, devront en général être appliqués du corps de la femelle, celle-ci est sujette à J. Carayon, Insémination
plusieurs fois sur une durée de plusieurs une forte mortalité, en raison des lésions extra-génitale traumatique,
semaines pour éliminer l’infestation. Ces causées par la multiplication des copula- dans P.-P. Grassé (éd.), Traité
insecticides, mis essentiellement à la dis- tions. C’est ce qui s’est produit dans notre de zoologie, tome VIII, fasc. V-A,
pp. 352-390, Masson, 1977.
position des professionnels munis d’une laboratoire où l’on a très vite remarqué la

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Sur la base de cette découverte, il est


tentant d’imaginer que les scientifiques
Pied de lit pourraient administrer des antibiotiques
aux personnes subissant les assauts des
punaises et ainsi indirectement atteindre
ces bactéries, ce qui, en définitive, revien-
drait à tuer les punaises. Nous avons pour-
tant besoin d’une solution plus spécifique.
Utiliser des antibiotiques à large spectre
pour traiter une personne qui n’est pas
malade pourrait provoquer une cascade
de problèmes. Tout d’abord, les bonnes
bactéries contenues dans nos intestins
PLS/Ingrid Leroy

seraient perturbées. Ensuite, les bacté-


ries résistant aux antibiotiques pourraient
finir par prendre le dessus, et il se peut
2. CE PIÈGE SIMPLE PERMET DE DÉTERMINER si les punaises des lits ont élu domicile dans le que certaines d’entre elles soient pathogè-
lit ou si elles proviennent d’un autre endroit. Les parois des deux cavités circulaires sont lisses ou
lubrifiées, ce qui permet d’y piéger les insectes. Si l’on retrouve des punaises dans le creux interne, nes pour l’être humain ou entraînent une
qui accueille le pied du lit, c’est que ces insectes logent dans le lit. Sinon, ils viennent d’ailleurs. déficience en vitamines. Les bactéries du
mycétome constituent une voie sérieuse à
explorer, mais il faudrait concevoir des
prédominance des mâles. Sans intervention avantage. En théorie, recourir aux phéro- antibiotiques très ciblés, qui n’agissent que
humaine, les colonies de punaises en cap- mones synthétiques dans les endroits où sur cette bactérie.
tivité s’éteindraient. Ce n’est pas le cas dans se réfugient les punaises permettrait de Quant au développement de nouveaux
le monde réel où il est probable que les femel- décourager toute forme d’accouplement. insecticides, l’avenir est incertain. Ces der-
les se dispersent pour échapper à ces copu- Et dans l’éventualité où les punaises nières décennies, pour lutter contre les
lations mutilantes. Pourquoi la punaise des s’habitueraient à l’odeur, cela pourrait punaises des lits, on s’est beaucoup appuyé
lits a-t-elle emprunté cette trajectoire de conduire à de fâcheuses erreurs d’accou- sur des produits à base de composés nom-
l’évolution qui lui coûte si cher, alors que plement et, finalement, à l’extinction du més pyréthrinoïdes. Or les punaises sont en
les femelles de millions d’autres espèces ont groupe comme cela se produit pour les train de devenir résistantes à ces substan-
développé des orifices sexuels qui per- punaises captives en laboratoire. ces, ce qui n’est pas surprenant étant donné
mettent une insémination sans blessure ? que les premières résistances au DDT ont été
Mes collègues et moi cherchons à savoir si rapportées dès la fin des années 1940.
ce type d’accouplement ne serait pas un
Antibiotiques à l’aide ? Le DDT et les pyréthrinoïdes ont un
point de vulnérabilité exploitable. Un autre aspect de la reproduction de la mode d’action commun qui se traduit sou-
Des études publiées en 2009 et 2010 par punaise des lits mérite d’être mentionné. vent par une résistance croisée, c’est-à-dire
Rickard Ignell, de l’Université suédoise des Comme c’est le cas pour la plupart des ani- que le développement d’une résistance à
sciences agronomiques d’Alnarp, et ses maux qui se reproduisent sexuellement, un composé entraîne une résistance à l’au-
collègues, et par Camilla Ryne, de l’Uni- les punaises mâles ont une paire de testi- tre. Mes collègues et moi avons découvert
versité de Lund (Suède), ont mis en évi- cules qui fabriquent des spermatozoïdes à Cincinnati des punaises des lits plus de
dence une autre adaptation chez ces et un canal déférent qui transmet les sper- 10 000 fois plus résistantes à un composé
punaises, liée à l’insémination traumati- matozoïdes et des sécrétions accessoires chimique d’usage courant appartenant à
que et qui pourrait se révéler utile. Les à la femelle au cours de la copulation. La la famille des pyréthrinoïdes, la deltamé-
mâles ne sont pas très sélectifs en matière femelle dispose, elle, d’une paire d’ovai- thrine. Autrement dit, pour tuer ce type
de partenaires sexuels. Ils se précipitent res produisant des œufs qui sont ensuite de punaises, il faut 10 000fois la dose habi-
sur les autres punaises mâles et même acheminés à l’extérieur par un oviducte. tuelle. Nous étions interloqués devant le
sur des mâles ou des femelles encore imma- Elle a aussi un organe appelé mycétome spectacle de ces punaises pataugeant dans
tures. Ce type de copulation peut provo- qui contient des bactéries symbiotiques. une coulée de deltaméthrine pure et qui
quer des lésions cuticulaires fatales sur des Takema Fukatsu, de l’Institut japonais s’en sortaient vivantes et prêtes à repar-
individus dont la morphologie n’est pas de sciences et technologies industrielles tir piquer leurs victimes dès le lende-
adaptée au transpercement abdominal, avancées, et ses collègues ont privé des main soir, alors que leurs congénères,
comme l’est celle d’une femelle adulte. punaises des lits de ces bactéries en leur sensibles au produit, périssaient une fois
Les chercheurs ont découvert que pour administrant des antibiotiques. Ils ont exposées à la moindre trace de celui-ci.
détourner ces avances risquées, les lar- découvert que les femelles avaient alors Elles avaient aussi développé une résis-
ves et les mâles adultes libèrent des phé- des taux de reproduction plus faibles. En tance croisée au DDT.
romones qui indiquent à l’assaillant qu’il ajoutant de la vitamine B au sang ingur- Ces dures à cuire de Cincinnati ne
perd son temps et son sperme. Il n’en gité par la femelle, ils ont rétabli sa fécon- sont pas des cas isolés. Mon équipe a
faut pas plus pour imaginer la possibilité dité, ce qui signifie que les bactéries du décelé des gènes de résistance aux insec-
de manipuler ces réactions innées à notre mycétome aident à fournir ces nutriments. ticides chez plus de 85 pour cent des

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punaises des lits que nous avons échan- d’identifier le mode de résistance de tout ments dans le séchoir électrique et le
tillonnées sur le territoire des États-Unis. type de punaises pour ensuite adopter une règle sur la chaleur maximale. Au retour
Notre équipe et d’autres ne font que com- stratégie d’éradication adéquate, en sélec- de voyage, plutôt que de prendre le risque
mencer à identifier les mécanismes de tionnant des insecticides et autres susbs- d’une invasion à la maison, je préfère
cette résistance. Deux de mes collègues tances qui fonctionneraient sur ce groupe laisser ma valise tout un week-end dans
de l’Université du Kentucky, Fang Zhu particulier de nuisibles. ma voiture garée sous un soleil de plomb :
et Subba Reddy Palli, ont utilisé des tech- l’exposition prolongée d’un bagage à une
niques de génie génétique pour rétablir température de 50 °C permet d’occire défi-
la sensibilité aux insecticides de punai-
Faire appel au bon sens nitivement les éventuelles punaises qui
ses résistantes. Selon leurs travaux, des La punaise des lits est un véritable cauche- s’y seraient glissées. En venir à bout par
enzymes présentes dans les souches résis- mar, en particulier pour ceux qui n’ont pas le gel à l’intérieur d’un véhicule est diffi-
tantes, et qui agissent pour détoxifier les moyens financiers de recourir à des cilement envisageable, car les punaises
les insecticides, pourraient être l’objet contre-mesures efficaces. Les profession- peuvent survivre de nombreuses heures
d’interventions ciblées. nels de la lutte contre les parasites peuvent aux températures atteintes par un congé-
De même, mon équipe a découvert venir à bout d’une infestation en effectuant lateur domestique.
qu’un composé connu pour accroître la des inspections approfondies et méthodi- Il est peu probable que les punaises
toxicité des insecticides en prenant pour ques des lieux, en utilisant avec compé- des lits recouvrent leur récent statut de
cible ce complexe d’enzymes rendait plus tence les insecticides à leur disposition et nuisibles oubliés. Mais en faisant de la pré-
sensible à la deltaméthrine notre popula- en employant toute une panoplie d’au- vention auprès du public, tout en explo-
tion de punaises hyperrésistantes. L’in- tres stratégies. Cela nécessite une main- rant les points de vulnérabilité particuliers
dustrie de lutte contre les nuisibles utilise d’œuvre importante et a un coût. de l’insecte en question, les scientifiques
déjà des formes commerciales du composé En fin de compte, le mieux est encore peuvent marquer des points. Considérer
qu’est le butoxyde de pipéronyle pour réta- de faire appel à son bon sens pour éviter la punaise des lits comme un problème de
blir un certain niveau de sensibilité aux d’introduire des punaises des lits chez soi. santé publique et non comme un stigmate
pyréthrinoïdes chez les punaises. Les cher- En ce qui me concerne, lorsque je reviens social est une étape que la société peut
cheurs pourraient être bientôt en mesure d’un appartement infesté, je mets mes vête- aujourd’hui franchir. 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Physique

L’épopée de

Sean F. Johnston
Autrefois emblématique du futurisme, l’holographie n’exerce
plus la même fascination aujourd’hui. Pourtant, elle a envahi
notre vie quotidienne et suscite des recherches actives.

I l y a une trentaine d’années, les expo-


sitions d’hologrammes attiraient des
centaines de milliers de visiteurs dans
les grandes villes du monde entier. Le public
découvrait avec émerveillement des ima-
ques des deux dernières générations. Elle
met aussi en évidence les déceptions liées
à une vision trop optimiste du progrès.
Enfin, elle renseigne sur les facteurs cultu-
rels qui influent sur les avancées scientifi-
ges tridimensionnelles au réalisme éton- ques et le changement technologique.
nant. On célébrait l’holographie – et on la Entrons donc dans cette histoire.
célèbre toujours– au travers de la science-
fiction. Les entrepreneurs lui prédisaient
des applications dans les domaines de l’art,
L’optique revisitée
de la photographie et de la télévision. À la fin de la Seconde Guerre mondiale,
Aujourd’hui, l’holographie s’est muée l’optique est devenue un domaine de
en une technique fertile, occupant une place l’ingénierie sophistiqué, mais routinier.
importante dans la science moderne et dans L’optique géométrique, utilisée pour la
notre quotidien: elle est par exemple utili- conception de nombreux dispositifs, est au
sée dans les icônes de cartes de crédit. Mais cœur d’industries importantes, qui ont pro-
en se généralisant, elle a perdu une partie fité des demandes liées à la guerre (jumel-
de son pouvoir de séduction. Autrefois les, viseurs de fusils, périscopes...).
emblème du futurisme, elle peut sembler Cependant, assez peu de physiciens sont
dépassée à l’heure de la télévision en attirés par ce domaine, car il met trop
trois dimensions –bien que celle-ci n’offre l’accent sur la science appliquée. Son homo-
pas une aussi bonne possibilité de voir logue plus « noble », l’optique physique
l’image sous différents points de vue. En (qui s’intéresse aux phénomènes ondula-
outre, d’autres techniques de création d’ima- toires, tels que les interférences et la dif-
ges en relief lui sont rattachées à tort, ce qui fraction), est devenu un sujet de recherche
entretient une certaine confusion sur sa majeur à la fin du XIXe siècle, mais il s’est
nature et ses possibilités exactes. Nous ver- essoufflé par la suite et n’a débouché que
Collection Musée de l’Holographie

rons que toutes ces techniques sont fondées sur quelques applications pratiques.
sur des principes distincts. Au moins deux de ces dernières par-
L’histoire de l’holographie, au croise- tagent certaines caractéristiques techni-
ment de disciplines aussi différentes que ques avec l’holographie – bien que ses
l’art et l’électronique, illustre l’une des plus découvreurs ne s’en soient pas directement
grandes réussites scientifiques et techni- inspirés. La première exploite un concept

72] Physique
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ingénieux de photographie en couleur La seconde application partageant cer- échelle. Dans son discours de réception du
inventé par le physicien français d’origine taines caractéristiques avec l’hologra- prix Nobel, Zernike a écrit:
luxembourgeoise Gabriel Lippmann dans phie est la microscopie à contraste de « Rétrospectivement, je suis impres-
les années 1890, et qui lui a valu le prix phase, qui permet d’observer des échan- sionné par les grandes limitations de l’es-
Nobel en 1908. Sa technique utilise une tillons transparents, et qui a valu à son prit humain. Comme nous sommes rapides
émulsion photographique déposée sur une créateur, le physicien néerlandais Frede- pour apprendre, c’est-à-dire imiter ce que
surface réfléchissante pour enregistrer les rik Zernike, le prix Nobel en 1953. Elle d’autres ont fait ou pensé avant nous ! Et
différentes composantes fréquentielles – et est fondée sur le ralentissement des ondes comme nous sommes lents pour compren-
donc les différentes couleurs – de la lumière. lumineuses qui traversent l’échantillon dre, c’est-à-dire voir les connexions plus
Celles-ci forment des ondes dites station- avant d’atteindre le microscope ; un déca- profondes ! Mais là où nous sommes les
naires au sein de l’émulsion: les ondes lumi- lage de phase en résulte, modifiant la posi- plus lents, c’est pour inventer de nouvel-
neuses incidentes et réfléchies se combi- tion du pic de l’onde. En comparant le les connexions, ou même appliquer de vieil-
nent pour faire vibrer sur place le champ faisceau de lumière transmise à un fais- les idées à un domaine nouveau. »
électromagnétique, ce qui produit des maxi- ceau de référence – plus précisément, en Comme ces deux techniques, l’holo-
mums d’intensité à des profondeurs fixes. les faisant interférer –, on reconstitue les graphie est fondée sur la manipulation
Des motifs se dessinent alors dans l’émul- caractéristiques de l’échantillon. des ondes et des interférences. Trois dis-
sion à des profondeurs qui dépendent de Aucune de ces techniques n’a beaucoup positifs précurseurs ont été élaborés de
la longueur d’onde, c’est-à-dire de la cou- fait parler d’elle. Celle de Lippmann est façon indépendante. Le premier est conçu
leur (voir la figure 2). Lorsque la plaque assez lente et minutieuse à utiliser, pour des
photographique est développée et éclairée résultats frustrants (le contraste de l’image
par de la lumière blanche, ces motifs som- est mauvais si l’éclairage n’est pas réglé de 1. L’HOLOGRAMME DU PONT DE TAMPA ,
en Floride, est enregistré sur une plaque de 1mètre
bres réfléchissent et renforcent sélective- façon très précise). Celle de Zernike reste sur 1,50mètre, et a une profondeur apparente de
ment la composante fréquentielle à laquelle un outil de spécialistes, surtout mis en œuvre 8 mètres. La réalisation de telles œuvres, desti-
ils sont associés ; au final, la couleur de par les biologistes et les géologues. Ni l’une nées notamment à des expositions, a été permise
l’image est restituée. ni l’autre ne semblent exploitables à grande par une vague d’innovations dans les années1970.

L’ E S S E N T I E L
 Un hologramme
est un motif dessiné
par les interférences
de la lumière diffusée
par un objet avec un rayon
lumineux de référence.
Le motif est enregistré
sur une plaque. Quand
on la regarde, on voit
l’objet en relief.

 L’holographie a inspiré
de nombreux artistes
et suscité des attentes
parfois irréalistes.

 Elle a aussi donné


naissance à de nombreux
dispositifs pratiques,
tels les hologrammes
de sécurité qui équipent
les cartes bancaires.

 Les recherches en
cours visent notamment
à fabriquer des mémoires
holographiques.
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en 1948 par Dennis Gabor, un physicien


Bleu
d’origine hongroise qui travaille pour une

.... . . . . . .......

... .. .. . . . .. ..
....... . . . . . ....

... . .. . . . .. .. ...

... . .. . . . .. .. ...
. . . ... .. ... .. .. .
. .. .. ... .. ... . . .

. .. .. ... .. ... . . .
firme anglaise d’électrotechnique. Son dis-

. . . ..... ..

.. . .. . . .
. . .. ..

..... . . .
positif sert à améliorer la qualité d’image
de la première génération de microscopes

..
Surface électroniques et procède en deux étapes
Lumière Émulsion réfléchissante (voir la figure 3). La première est l’enre-
incidente

. .. .. . .
(mercure)

. .. .. .. . . . .. . ...
. . . . . .. .

... . .. .
gistrement : on projette un faisceau élec-

. . ... .. .. . .. .. .
. .. .. . .. .. ... . . .
. .. . . .. .. . .. . ..

.. .. . .. .. . . . .
tronique sur l’échantillon à observer, qui

..
Rouge

. . . . ..
le diffuse – on dit aussi qu’il le diffracte
American Scientist

. .. . . . . .
.

(on peut se représenter les électrons


. . ... .. .

. ..

.
.
.
comme des ondes, tout comme la lumière
visible). Le faisceau diffusé interfère
2. UN DES PREMIERS DISPOSITIFS DE PHOTOGRAPHIE EN COULEUR, inventé par Gabriel Lipp- avec le faisceau non dévié pour produire
mann, est fondé sur des interférences : la lumière de chaque couleur passe par une lentille, traverse un motif sur une pellicule photographi-
l’émulsion photographique et se réfléchit sur une surface de mercure; les interférences des ondes que. Gabor nomme ce motif hologramme,
incidente et réfléchie créent une onde stationnaire (le champ vibre sur place entre les positions
mot construit à partir de racines grec-
extrêmes représentées ci-dessus). Cette onde a des pics d’intensité à des profondeurs fixes, où l’émul-
sion s’assombrit (amas de points). Quand la plaque développée est éclairée avec de la lumière blan- ques signifiant «dessin entier». La seconde
che, les zones assombries renforcent la longueur d’onde originale, ce qui restitue la couleur. étape est le visionnage : l’hologramme
est introduit dans une sorte de système de
projection, qui recrée une image de l’échan-
Enregistrement d’un hologramme de Gabor Reconstruction d’un hologramme de Gabor tillon observable à travers un oculaire.

Des failles pratiques


et fondamentales
Faisceau L’idée est astucieuse, mais les articles de
laser Gabor sont presque incompréhensibles
pour ses contemporains, même pour des
lauréats du prix Nobel tels que sir Law-
Enregistrement d’un hologramme de Denissiouk Reconstruction d’un hologramme de Denissiouk rence Bragg et Max Born. Un petit groupe
de recherche industrielle qui s’efforce de
l’exploiter finit par considérer, vers le milieu
des années 1950, que c’est une piste coû-
teuse et peu rentable. Les chercheurs de ce
groupe, ainsi qu’une poignée d’autres,
découvrent des failles pratiques et fonda-
mentales. Les hologrammes de Gabor
nécessitent un faisceau électronique mono-
chromatique, mais créer une source d’élec-
Enregistrement d’un hologramme de Leith-Upatnieks Reconstruction d’un hologramme de Leith-Upatnieks trons d’énergie constante qui serait stable
pendant l’exposition (plusieurs minutes) se
révèle impossible. Les chercheurs ne par-
viennent pas à reconstruire une image
American Scientist

reconnaissable à partir des hologrammes


résultants. Et le dispositif crée deux images,
l’une semblant située en avant et l’autre en
arrière de la plaque, qui se superposent et
donnent un résultat confus. Au cours de la
3. L’ENREGISTREMENT D’HOLOGRAMMES (à gauche) et leur visualisation (à droite) utilisent trois
méthodes différentes. La lumière laser arrive par la gauche (les lignes verticales grises représentent décennie suivante, Gabor, devenu ensei-
les fronts d’onde, et la flèche la direction de propagation) et rencontre un objet qui diffuse la lumière gnant-chercheur en électronique à l’Impe-
(ici une pomme). La lumière diffusée se combine à l’onde incidente pour produire un motif d’interfé- rial College de Londres grâce à son invention,
rences (franges rouges) sur une plaque photographique. Dans le dispositif de Denissiouk (au cen- s’en détourne pour travailler dans les domai-
tre), l’objet est situé derrière la plaque, tandis qu’il est devant dans ceux de Gabor et de Leith et Upatnieks nes plus fertiles de l’ingénierie télévisuelle
(respectivement en haut et en bas). Dans ce dernier dispositif, l’objet est décalé par rapport à l’axe et de la modélisation de la fusion nucléaire.
central du faisceau incident. Une fois développés et éclairés de façon appropriée, les hologrammes
Le deuxième concept novateur appa-
réfléchissent (Denissiouk) ou transmettent (Gabor et Leith et Upatnieks) la lumière, ce qui recons-
truit l’image de l’objet. L’hologramme de Gabor produit deux images superposées, celui de Denissiouk raît vers la fin des années 1950 à Lenin-
une seule image et celui de Leith et Upatnieks une image soit devant, soit derrière la plaque, selon grad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), où
l’angle sous lequel on la regarde. un doctorant, Iouri Denissiouk, cherche à

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© Juris Upatnieks

© Juris Upatnieks
4. EMMETT LEITH ET JURIS UPATNIEKS (à gauche) ont créé l’une des du type de laser utilisé. Les plaques sur lesquelles les hologrammes sont
principales techniques de réalisation d’hologrammes. Leur hologramme enregistrés, d’abord minuscules, passent à une trentaine de centimè-
d’un train miniature (à droite), produit en 1965, était l’un des premiers tres de longueur et de largeur dans les années 1960, et montrent des
de ce type à être vus par un large public. L’image était rouge en raison objets de plusieurs mètres de profondeur.

enregistrer et à reproduire les caractéristi- Denissiouk se tourne vers d’autres travaux pendamment par une poignée de cher-
ques complètes d’un champ d’ondes lumi- au début des années 1960. cheurs français).
neuses. Il souhaite capturer un front d’onde La troisième idée novatrice est encore À l’époque, la sûreté militaire empê-
(une surface d’égale phase) en un point moins liée à l’optique classique. Dans les che la publication de leurs résultats. Leith
arbitraire de l’espace, comme le fait l’œil années 1950, aux Laboratoires Willow Run écrira plus tard : « En réalité, l’holographie
humain, afin de visualiser une scène tridi- (dédiés aux contrats militaires) de l’Uni- n’était pas en recul dans la période 1955-
mensionnelle en couleur. Denissiouk finit versité du Michigan, le jeune ingénieur 1962, comme on pourrait le croire à tort
par reprendre et généraliser certains aspects électricien Emmett Leith travaille à la au regard de la littérature publiée. D’une
de la photographie de Lippmann. Il crée conception de nouveaux radars. Leith cher- certaine façon, elle était devenue clandes-
des ondes stationnaires dans une émulsion che des méthodes pour traiter les données tine.» Pendant son temps libre, Leith conti-
photographique en faisant interférer la de ce qu’on nommera plus tard le radar à nue à explorer la nouvelle science
lumière incidente avec celle qui est réflé- visée latérale ou à synthèse d’ouverture. appliquée, en particulier après avoir décou-
chie par l’objet (voir la figure 3). Il enregis- Ce radar émet des ondes électromagné- vert les travaux de Gabor. En 1961, avec
tre ainsi le front d’onde lumineux, sous tiques et capte leurs échos multiplesgrâce son collègue Juris Upatnieks, il élabore une
forme d’un motif d’interférences, en utili- à une antenne aérienne. Les données enre- méthode pour encoder, puis reconstruire
sant de la lumière monochromatique. Le gistrées sur une pellicule ressemblent aux une image sur un transparent photogra-
motif enregistré peut ensuite réfléchir la figures d’interférences des hologrammes. phique par le processus d’hologramme en
lumière pour recréer le front d’onde. Elles sont ensuite combinées et traitées pour deux étapes. Ils résolvent le problème des
Le dispositif de Denissiouk a l’avan- créer une image du terrain. images superposées en s’inspirant des
tage d’éviter les images superposées de sciences de la télécommunication (de même
Gabor, mais il est confronté à des problè-
mes pratiques similaires. Il a besoin de
Une nouvelle science que les communications radio reposent sur
des ondes qui varient dans le temps, l’in-
lumière cohérente, c’est-à-dire dont la phase appliquée formation holographique est fondée sur
est assez régulière pendant le temps d’ex- Pour ce faire, un système électronique com- des motifs holographiques variant spa-
position pour que des interférences se pliqué est imaginé, où le signal doit être tialement). Le motif d’interférences de l’ho-
produisent. Or les sources disponibles sont enregistré sur bande magnétique et filtré logramme résulte du mélange de deux
peu lumineuses et insuffisamment cohé- analogiquement, grâce à des condensateurs, signaux, une onde de référence (l’onde
rentes. En conséquence, il ne parvient à des bobines d’inductance et d’autres com- monochromatique de départ) et une onde
enregistrer que des images d’objets fai- posants électriques; un recours aux ordi- échantillon (issue de la diffraction ou de la
sant moins d’un millimètre d’épaisseur. En nateurs numériques assez primitifs qui réflexion de l’onde de référence par l’ob-
outre, il pense–à tort– que ces objets doi- commencent à être disponibles à cette épo- jet). En décalant le faisceau de référence
vent être très réfléchissants. Il n’enregistre que est aussi envisagé. Mais entre 1954 et et celui d’échantillon afin qu’ils ne soient
donc que des images de miroirs très min- 1959, Leith et ses collègues conçoivent plus parallèles, les chercheurs réussissent
ces –qui réfléchissent la lumière de la même une nouvelle solution, utilisant un système à séparer les deux images: lors de la visua-
façon que l’original, de sorte qu’un homme de traitement optique. Ils mélangent la théo- lisation, on observe soit l’une, soit l’autre,
qui regarde l’image voit non seulement le rie de l’optique physique à celle des télé- en fonction de l’angle de vue.
miroir, mais aussi sa propre figure reflétée– communications, qui s’est développée après La méthode de Leith et Upatnieks est
ou d’objets de ce type. Ses contemporains guerre, pour créer une science appliquée nommée photographie sans lentille par
rejetant à la fois sa théorie et ses résultats, nouvelle et puissante (aussi explorée indé- l’Institut américain de physique. Dans un

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premier temps, elle n’a qu’un succès res- veauté peu prometteuse à visée théorique insérés dans une encyclopédie scientifique.
treint, car elle pâtit également des défauts 20 ans plus tôt, l’holographie est devenue Elle développe un laser à impulsions, qui
des sources lumineuses disponibles. La rup- un domaine en plein essor, dont on s’arra- émet une série de flashs et permet pour la
ture se fera avec l’arrivée des lasers au début che la paternité. première fois d’enregistrer des hologram-
des années 1960. En 1963, Leith et Upat- À partir du milieu des années 1960, mes de personnes vivantes ; auparavant,
nieks s’en servent comme source lumineuse universités et laboratoires industriels se on utilisait des objets inanimés, car le
pour enregistrer et reconstruire les ima- bousculent pour explorer l’holographie, sujet devait rester absolument immobile. Il
ges d’objets en trois dimensions. Le réa- cherchant à lui trouver des applications sert aussi à analyser des phénomènes fuga-
lisme des images obtenues est saisissant : et à l’améliorer. Le nombre de publications ces, tels un impact de balle, un mélange
les hologrammes à laser enregistrés sur des sur le sujet est multiplié par 25 avant la de combustibles ou la formation de nua-
plaques sont impossibles à distinguer d’une fin de la décennie, et les entreprises qui ges. L’entreprise crée des hologrammes à
scène réelle vue à travers une fenêtre. En misent sur son exploitation commerciale plusieurs couleurs en combinant des lasers
outre, leur visualisation ne nécessite pas de se multiplient. Les Laboratoires Willow Run rouge, vert et bleu pour l’enregistrement et
lunettes spéciales, comme pour les films en ont une longueur d’avance. Ils inventent le visionnage. Elle met au point les techni-
trois dimensions arrivés sur le marché un des techniques d’interférométrie holo- ques nécessaires à la réalisation de courts
peu plus tôt, ou les dispositifs stéréosco- graphique pour visualiser et quantifier les dessins animés holographiques. Kip Sie-
piques du XIXe siècle ; ces deux dernières déformations d’échantillons mécaniques, gel, le fondateur de Conductron, prédit un
techniques consistent à présenter des ima- telle la dilatation due à la chaleur. Leur grand avenir commercial aux hologram-
ges différentes à chaque œil, pour per- méthode peut aussi révéler précisément mes. Il annonce la télévision, le cinéma et
mettre au cerveau de reconstituer le relief. les contours d’un volume, les modes de les films amateurs holographiques pour
Les deux années suivantes, la nouvelle tech- vibration de pièces utilisées dans les bâti- la décennie à venir, et charge publiquement
nologie se fait connaître des ingénieurs et ments ou les machines, les détails des écou- ses employés de se préparer à « hologra-
des scientifiques du monde entier. lements aéronautiques, des défauts de phier» les prochains jeux Olympiques.
Dès 1966, on comprend que les travaux soudure… Les mesures faites par hologra- L’holographie devient plus familière,
de Gabor, de Denissiouk et de Leith et Upat- phie offrent une sensibilité inégalée. et on commence à comparer son évolution
nieks peuvent être rassemblés au sein à celle de la photographie. Les premiers
d’un même domaine, que l’on nomme holo-
graphie. Les travaux de Denissiouk sont
Les innovations équipements étaient chers, nécessitaient
des temps d’exposition longs, et étaient
réhabilités dans son pays. Les recherches s’enchaînent techniquement limités ; en quelques
soviétiques dans ce domaine sont soute- Les Laboratoires Willow Run donnent rapi- années, des hologrammes plus rapides, de
nues par le gouvernement, qui en fait une dement naissance à des sociétés commer- meilleure qualité, moins chers et plus
vitrine scientifique dans le cadre de la guerre ciales, telle Conductron Corporation. Celle-ci variés deviennent disponibles, et l’ex-
froide. Quant à Gabor, qui considérait pour- réalise une série d’innovations. À la fin des pertise redescend des chercheurs vers les
tant ses travaux comme un échec, il sera le années 1960, elle produit de gros hologram- ingénieurs et les entrepreneurs.
seul lauréat du prix Nobel 1971 de physi- mes de démonstration pour les compagnies Cependant, les prédictions de Siegel
que, une victoire controversée. Simple nou- automobiles et des hologrammes de série dépassent de beaucoup les extrapolations
techniques les plus optimistes, et les ingé-
nieurs sont plus prudents que les com-
merciaux. Elles reposent sur une foi dans
le progrès scientifique, technique et éco-
nomique, largement partagée par ses
contemporains. Elles sont aussi alimen-
tées par les rapides progrès techniques et
les inventions qui continuent de s’enchaî-
ner dans le domaine de l’holographie.
Aux États-Unis, au moins trois équi-
Sean Johnston

pes indépendantes redécouvrent les holo-


grammes de Denissiouk, dont les travaux
sont passés inaperçus à l’Ouest. Bien qu’en-
5. DES HOLOGRAMMES DE SUJETS MOBILES registrés avec un laser monochromatique,
peuvent être créés grâce à des lasers à impul-
les hologrammes de ce type peuvent être
sions. L’un des plus anciens montre un homme
qui utilise une perceuse (ci-contre). Les des- visionnés avec une lumière blanche,
sins à sa surface indiquent que l’homme a comme les photographies de Lippmann.
bougé entre deux flashs du laser lors de l’en- Ils fournissent alors une image en trois
registrement. Cet hologramme ainsi que tous dimensions, qui apparaît derrière la plaque.
ceux de type Leith-Upatnieks nécessitent des L’enregistrement est aussi très simple : il
Lennart Svenson

lasers pour être visionnés, sinon la plaque holo- suffit de placer la plaque photographique
graphique (ci-dessus) ne ressemble pas à
l’image d’origine.
devant l’objet à enregistrer, puis de les
éclairer tous deux avec un unique faisceau

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© Jonathan Ross/Hologrammes créés par la Multiplex Company


laser. Le procédé est alors exploité par les fendu horizontalement, ce qui entraîne 6. LE STÉRÉOGRAMME HOLOGRAPHIQUE
musées soviétiques, qui réalisent des holo- des propriétés optiques inédites : lorsqu’on le plus vu des années 1970, Le Baiser II, était
grammes de leurs collections ; ceux-ci bouge la tête de bas en haut, on observe enroulé sur un cylindre. Lorsqu’on tourne le cylin-
dre, on voit les images ci-dessus, en relief, qui
connaissent une popularité croissante à un changement de couleur de l’image (car se succèdent.
partir des années 1970 dans le cadre d’ex- la fente disperse les longueurs d’onde de
positions itinérantes. la lumière blanche), au lieu de voir par-
D’autres types d’hologrammes en dessus l’objet de premier plan comme dans
lumière blanche sont élaborés. Les plus sim- les autres types d’hologrammes. L’ A U T E U R
ples sont enregistrés en utilisant une len- La dernière addition majeure à la boîte
tille pour focaliser la lumière diffractée par à outils de l’holographie pendant les
l’objet dans le plan de la plaque hologra- années 1970 est celle du stéréogramme holo-
phique. Les hologrammes de ce type, dits graphique, développé par le physicien
à plan-image, sont de plus en plus explo- Lloyd Cross. Dans sa forme la plus sim-
rés à partir de 1966. Éclairés avec une source ple, ce stéréogramme est une série d’holo-
de lumière blanche, ils créent une image grammes de Leith-Upatnieks juxtaposés,
qui semble chevaucher la plaque, et dont chacun formant une bande verticale. Si on
les points les plus éloignés apparaissent courbe le stéréogramme en un cylindre,
plus flous que les plus proches. En adap- chaque œil voit des bandes différentes ; Sean F. JOHNSTON est
tant légèrement le dispositif optique, on ainsi, une scène tridimensionnelle est enseignant-chercheur en histoire
des sciences et de la technologie
peut faire apparaître l’image devant la pla- reconstituée. L’avantage d’un stéréo- à l’Université de Glasgow,
que holographique, comme si elle était sus- gramme est que chacun des hologram- en Écosse.
pendue dans l’espace en face du spectateur. mes qui le composent peut être enregistré Article publié
De telles images impressionnent le à partir des images bidimensionnelles d’un avec l’aimable autorisation
public, qui se prend à espérer la concréti- film tourné de façon classique. de American Scientist.
sation des hologrammes imaginés par le Dans les années 1980, de nouvelles
cinéma des années 1970, notamment dans méthodes de fabrication permettent de pro-
La Guerre des étoiles, et par la télévision des duire des hologrammes de réflexion bon  BIBLIOGRAPHIE
années 1980, par exemple dans Star Strek: marché à partir de modèles : au lieu de créer S. A. Benton et V. M. Bove Jr.,
La nouvelle génération. Malheureusement, un motif d’interférences dans la profondeur Holographic Imaging,
les dispositifs présentés dans ces films, qui d’un matériau photosensible, telle une émul- Wiley-Interscience, 2008.
projettent une image holographique loin du sion photographique, on «sculpte» ce motif S. Johnston, Holographic Visions :
spectateur sans plaques physiques, sont à la surface du matériau. Dès lors, on peut A History of New Science, Oxford
irréalistes: les hologrammes nécessitent une le reproduire en masse par des techniques University Press, 2006.
plaque d’enregistrement et apparaissent d’estampillage. On obtient des images U. Schnars et W. Jüptner, Digital
toujours entre cette plaque et le spectateur. peu esthétiques, mais au relief impres- Holography : Digital Hologram
Une variante intéressante des holo- sionnant. L’holographie trouve alors plu- Recording, Numerical
grammes est développée en 1968 par sieurs nouvelles applications, telles que la Reconstruction and Related
Techniques, Springer, 2004.
Stephen Benton, travaillant alors pour la publicité dans les magazines et les dispo-
Société Polaroid, et rendue publique au sitifs anticontrefaçon appliqués sur les J. Ludman et al. (eds.),
début des années 1970. Généralement qua- emballages ou les cartes bancaires. Depuis, Holography for the New
Millennium, Springer, 2002.
lifié d’arc-en-ciel, son hologramme est les hologrammes sont partout.

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Dès la fin des années 1960, l’hologra- de Finch College, à New York, en 1970. grammes ne nécessitant pas de lasers
phie a dépassé le cadre scientifique. De peti- En 1968, il imaginait l’holographie comme impressionnent moins le public, qui ne les
tes expositions publiques d’hologrammes «un artisanat, un art ou un commerce». associe plus au progrès. Et quand ils com-
sont présentées dans des laboratoires uni- En 1971, Cross s’installe avec d’autres mencent à orner les encarts publicitaires des
versitaires de physique, et les journaux décri- artistes à San Francisco, où ils fondent magazines, les emballages de dentifrice et
vent les travaux de Leith et Upatnieks à une école d’holographie pour le grand les pastilles de sécurité des cartes de cré-
un public enthousiaste. En avril 1980, Pour public. Bientôt envahie d’étudiants, l’école dit, le marché artistique semble condamné.
la Science expliquait même dans sa rubri- offre une vision contre-culturelle de l’holo- Un tel destin n’est pas rare en science
que Expériences d’amateur comment enregis- graphie, liant l’enseignement technique à et en technologie. À certains égards, le
trer et visionner des hologrammes à l’aide l’épanouissement personnel, les états modi- désintérêt des artistes et des consomma-
de lasers artisanaux. Quelques artistes com- fiés de conscience et même les expériences teurs pour l’holographie est à rapprocher
mencent à s’intéresser à cette nouvelle tech- psychédéliques. Ses membres développent du sort des autres techniques 3D, telle la
nologie, en particulier ceux des mouvements un équipement bon marché facilement stéréoscopie. Inventée et commerciali-
Art et Technologie et Art et Science… transportable, ce qui met un terme à l’exclu- sée à grande échelle au XIXe siècle, la sté-
Bien que les hologrammes aient sivité des laboratoires scientifiques et démo- réoscopie a été améliorée au début du XXe
impressionné les premiers spectateurs, cratise l’accès à la technologie. D’autres siècle grâce aux techniques d’impres-
leurs sujets (en général des natures mor- écoles d’holographie s’implantent rapide- sion en couleur, avant d’être recyclée en
tes improvisées à partir d’équipements de ment à New York, Chicago et, dès la fin des jouet pour enfants dans les années 1930.
laboratoire ou de bibelots) lassent rapi- années1970, dans toute l’Europe. De même, les hologrammes se font connaî-
dement. S’ouvre alors une phase d’explo- tre comme phénomène de galerie, avant
ration esthétique. Certains comparent le de devenir une forme d’art pour la mai-
potentiel de l’holographie artistique au Gloire et déclin son et de finir relégués aux albums d’au-
travail d’Andy Warhol et de Robert Rau- des hologrammes tocollants pour enfants.
schenberg. Scientifiques et artistes coopè-
rent au sein de cette nouvelle discipline.
sur le marché de l’art Aujourd’hui, l’holographie reste pré-
sente dans l’imaginaire collectif, mais de
L’artiste Bruce Naumann, par exemple, uti- Malgré le déclin des innovations commer- façon imprécise. On qualifie souvent à tort
lise le laser à impulsions de Conductron ciales au fil des années 1960, la diffusion des d’hologrammes certaines images en trois
pour enregistrer ses grimaces. hologrammes auprès du public augmente dimensions, notamment celles de per-
Certains pionniers de la discipline ont exponentiellement à la fin des années1970, sonnes en mouvement. Un exemple célè-
un bagage technique associé à des dispo- où fleurissent quelque 500 expositions. bre est la projection sur un podium d’une
sitions artistiques. Ainsi, Lloyd Cross, après Celles-ci créent une demande chez les image du mannequin Kate Moss par le
avoir travaillé aux Laboratoires Willow Run consommateurs, et les hologrammes de pop grand couturier Alexander McQueen.
et fondé une des premières entreprises de art alimentent une véritable industrie. L’image était en fait créée par une techni-
lasers, rejoint la firme Conductron, puis À la fin des années 1980, le succès de que de prestidigitation, faisant intervenir
invente un appareil pour réaliser des spec- cette forme d’art décroît. Cela va de pair un jeu de reflets sur un miroir – une tech-
tacles à effets de lumière et coproduit une avec l’arrivée des hologrammes produits nique dite du fantôme de Pepper, du nom
des premières expositions d’art hologra- en masse et les compromis qui en résul- de son inventeur au XIXe siècle.
phique, N-dimensional Space, au Musée d’art tent en termes de qualité. En outre, les holo- Comment expliquer le déclin de l’ho-
lographie, dont les possibilités semblaient
inépuisables à la fin des années 1960 ?
Les efforts de recherche pendant les pha-
ses les plus actives ont conduit à des étu-
des redondantes, à une surabondance de
publications et à une confusion sur le plan
de la propriété intellectuelle (ce qui posait
problème pour les brevets et entravait la
commercialisation). Les promesses de
contrats étant peu respectées, le sujet a
acquis une mauvaise réputation. Par consé-
quent, la terminologie a changé plusieurs
fois pour éviter de discréditer les nouvel-
les recherches, rendant l’évolution du
© Bob Jacobson/Corbis

domaine difficile à suivre, aussi bien pour


ses acteurs que pour les analystes.
Malgré tout, la recherche et le dévelop-
pement en holographie se poursuivent plus
7. DES HOLOGRAMMES DE SÉCURITÉ, très difficiles à contrefaire, sont inclus notamment sur les discrètement aujourd’hui. Au cours de la
cartes bancaires et les emballages. Avec l’arrivée de ces images d’assez mauvaise qualité dans les dernière décennie, les ordinateurs ont beau-
années 1980, les hologrammes ont envahi notre vie quotidienne. coup apporté au domaine. Grâce à leur puis-

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sance de calcul, on synthétise des hologram- d’avions ou des lecteurs de codes-barres,


mes de plus en plus vite; on peut ensuite incluent des composants dits holographi-
soit les enregistrer sur des pellicules, comme ques : ce sont des éléments dont la surface
le fait la Société Zebra Imaging (voir la figure8), est sculptée comme celle des hologrammes,
soit les projeter sur un écran en temps réel ce qui leur confère des propriétés optiques
grâce à divers dispositifs. Toutefois, les cal- particulières; un seul d’entre eux peut par
culs sont très compliqués, et la transmission exemple combiner les propriétés d’un miroir,
en temps réel d’hologrammes numériques d’une lentille et d’un prisme.
de haute qualité (le vieil objectif de la télé- Leith affirmait que les méthodes de
vision holographique) continue à se heur- manipulation de la lumière développées
ter à des problèmes techniques. par l’holographie continueraient à donner
Un autre objectif à long terme s’est rap- naissance à de nouvelles applications, qu’il
proché: le stockage de données via des holo- regroupait sous le terme de transhologra-
grammes inscrits dans des matériaux tels phie. Citons par exemple la conjugaison
que des photopolymères (qui se transfor- de phase, une méthode corrigeant les défor-
ment sous l’action de la lumière) et des cris- mations subies par les fronts d’ondes opti-
taux. De tels systèmes pourraient dépasser ques lors de la traversée d’un milieu ; on
largement les capacités de stockage des améliore ainsi les images de l’espace
technologies optoélectroniques actuelles, lointain qui arrivent sur les télescopes après

© Zebra Imaging
tels les DVD-ROM, mais on ne sait pas encore avoir franchi l’atmosphère terrestre. En
effacer des données ni les réécrire aussi faci- outre, les principes holographiques sont
lement que sur les disques magnétiques. maintenant appliqués avec succès à d’au-
D’autres applications continuent de se 8. CET HOLOGRAMME présente une vue en tres formes d’ondes, telles les ondes élec-
couleur d’un modèle infographique de Seattle.
développer. Les hologrammes de sécurité Le motif a été créé par ordinateur. L’utilisation
troniques, auxquelles s’intéressait Gabor
évoluent rapidement pour conserver une de l’informatique rend la synthèse d’holo- il y a 65 ans. Bien que moins sous les feux
longueur d’avance sur les contrefaçons. De grammes plus rapide, même si la quantité de de la rampe, l’holographie est donc encore
nombreux dispositifs, tels des écrans radar calculs nécessaires reste une difficulté. bien vivante… 

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Archéologie

L’OBSERVATOIRE
1. LES ENCEINTES CONCENTRIQUES
le plus
de La Fortaleza constituent l’une des structures
les plus étonnantes du site de Chanquillo.
La nature de cette imposante structure large
de 300 mètres est incertaine, mais il est
probable qu’il s’agisse d’un temple fortifié.

80] Archéologie © Pour la Science - n° 414 - Avril 2012


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SOLAIRE
ancien d’Amérique Iván Ghezzi et Clive Ruggles

Occupé dès le IVe siècle avant notre ère, le site pré-inca


de Chanquillo, au Pérou, est doté d’un observatoire.
Tout indique qu’il servait à établir
un calendrier dans le cadre d’un culte solaire.

L’ E S S E N T I E L
 Situé dans le désert
S ur la côte péruvienne Nord, à quel-
que 400 kilomètres de Lima, se
trouve le centre cérémoniel de Chan-
quillo. Ce vaste complexe d’édifices et
de places serait vieux de 23 siècles. Sa fonc-
jouaient un grand rôle chez les peuples
américains. Dans la civilisation maya, par
exemple, la détermination et la prédiction
des cycles célestes servaient davantage à
dire l’avenir ou à la divination qu’à régu-
côtier d’Ancash, sur la côte tion fait depuis longtemps l’objet de nom- ler les activités saisonnières. Dans d’au-
Nord du Pérou, Chanquillo breuses interprétations. On a ainsi supposé tres régions de l’Amérique centrale, l’étude
est un immense site dédié qu’il pourrait avoir servi de forteresse, de l’orientation des édifices sacrés et de
à un culte solaire pratiqué de refuge, voire être une sorte de temple la disposition des cités suggère l’existence
il y a 2 300 ans. cloîtré où l’on se livrait à des batailles de calendriers d’horizon attribuant une
 Chanquillo comportait rituelles. Les recherches, dont nous allons
exposer ici les principaux résultats, nous
importance particulière à certaines dates
clés. Outre les solstices, ces dates compre-
un temple fortifié
conduisent pour notre part à penser que naient les passages du Soleil au zénith et
et une colline crénelée
Chanquillo est le plus ancien observatoire d’autres encore, dérivées des premières,
de tours servant à repérer
solaire d’Amérique et qu’il était un lieu mais toutes inscrites dans l’entrecroise-
les événements solaires
et à diviser l’année dédié au culte solaire. ment complexe des cycles du calendrier
en périodes distinctes. En archéo-astronomie (archéologie des méso-américain.
astronomies du passé), le terme d’obser- En ce qui concerne les Andes, les chro-
 Les restes d’offrandes vatoire est à employer avec précaution, niques espagnoles révèlent l’existence chez
retrouvés suggèrent car il évoque de supposés anciens « astro- les Incas de rites et de croyances cosmo-
nomes ». Les observatoires du passé nous logiques en rapport avec un culte solaire
Service aérophotographique national, Pérou

qu’une élite guerrière


avait créé et entretenait, renseignent plutôt sur la façon dont les d’État, qui donnait une grande importance
à la faveur de grandes Anciens percevaient, ordonnaient et aux cycles astronomiques et au calendrier.
cérémonies, un culte contrôlaient le monde. Ce culte solaire aurait été créé par l’élite
solaire destiné à maintenir Nous savons aujourd’hui que les inca pour cultiver l’idée de son origine
son pouvoir. calendriers fondés sur l’observation des divine, centraliser le pouvoir et légitimer
positions du Soleil sur l’horizon – ce que son autorité. Plusieurs indices historiques
l’on nomme les calendriers d’horizon – et l’étude des alignements de bâtiments

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Archéologie [81


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sacrés –les ceques– dans la région de Cuzco, plus connu, est une imposante structure sont soit rectangulaires, soit en forme de
la capitale de leur empire, suggèrent que de 300 mètres de long située en haut d’une losange ; leurs hauteurs, de deux à
les Incas inscrivaient leur calendrier dans colline et défendue par de grandes murail- six mètres, dépendaient de la pente où
le paysage. les, des parapets, des accès contrôlés et, elles furent édifiées ; leur volume varie
À ce propos, une question fonda- en toute probabilité, par un fossé (voir la de 150 à 750 mètres cubes. Chaque tour
mentale est la relation à la nature des figure 1). Elle a été l’objet de nombreuses comporte sur ses faces Nord et Sud deux
croyances cosmologiques et des pratiques interprétations: forteresse, refuge ou même escaliers, plutôt bien conservés, qui mènent
calendaires dans les sociétés pré-incas. lieu de culte… Nous pensons pour notre au toit. Au contraire de l’escalier Sud dirigé
Se pourrait-il qu’en Amérique du Sud, part qu’il s’agit d’un temple fortifié. vers l’Est, l’escalier Nord se trouve au cen-
les pratiques d’observations et le culte tre de la structure. Couverts de sable ou
solaire soient bien plus anciens qu’on ne de gravier, les toits sont plutôt bien conser-
le pensait ? De telles questions nécessitent
La crête aux 13 tours vés. Les escaliers qui y mènent suggèrent
de remonter dans le temps bien avant les Une zone moins connue du site est une que ces derniers étaient employés à quel-
premiers chroniqueurs espagnols, de sorte vaste aire à vocation publique et cérémo- que chose d’important (voir la figure 2).
que l’on ne peut tenter d’y répondre que nielle comportant de nombreux bâtiments, À quelque 250 mètres à l’Ouest de la
par les moyens de l’archéologie. Cela pose cours, places publiques et autres entrepôts colline crénelée se trouvent trois encein-
les problèmes récurrents en archéo-astro- (voir l’encadré ci-dessous). Nommée Trece tes rectangulaires adjacentes. Au Nord-
nomie de l’interprétation des alignements Torres («Treize tours»), sa structure la plus Est de ce groupe, l’une d’elles – qui pourrait
et de la structure des sites. Dans ce contexte, remarquable consiste en une série de être aussi un bâtiment – a ceci de particu-
le site de Chanquillo est une exception 13 petites constructions cubiques en pierre lier qu’elle est entourée par un couloir de
puisqu’il se lit clairement : nous pouvons et mortier de boue alignées sur la crête 40mètres de long et de 2,5 mètres de large,
aujourd’hui affirmer qu’il servait à l’obser- d’une petite colline, qui barre l’horizon à soigneusement enduit et peint en blanc. Il
vation des levers et couchers du soleil tout peu près au centre du site de Chanquillo. conduit de l’intérieur de l’enceinte qu’il
au long de l’année. Disposées à intervalles à peu près régu- entoure à sa face Nord-Ouest, dont l’accès
Chanquillo se trouve dans le désert liers compris entre 4,7 et 5,1 mètres, ces était lui aussi contrôlé par un mur. De là,
d’Ancash, au débouché de la vallée de la « tours » forment une structure crénelée une porte, puis un nouveau couloir mènent
rivière Casma, sur la côte pacifique Nord orientée Nord-Sud, même si les posi- directement vers le Sud-Est jusqu’à une
du Pérou, dans un paysage aride de dunes, tions des trois dernières tours (les tours enceinte mesurant 53,6 par 36,5 mètres,
de sable, de roches et de forêts de carou- 11, 12, 13 si l’on compte depuis le Nord) elle aussi construite, enduite et peinte en
biers américains (Prosopis pallida). Ce site traduisent une inflexion vers le Sud-Ouest. blanc avec soin, d’où l’on fait directement
de 400 hectares est composé de multiples Bien que le bâti de ces structures soit face aux Treize tours. D’environ deux
édifices, de places et de cours construits en général plutôt bien conservé, les angles mètres de haut, les murs qui bordaient le
en pierre de taille et mortier de terre. La extérieurs et certains murs internes sont couloir empêchaient d’apercevoir les Treize
Fortaleza (« La forteresse »), son édifice le en partie effondrés. Les bases des tours tours jusqu’au dernier moment. Autant

U N C U LT E S O L A I R E A N T É R I E U R A U X I N C A S
ieux de 2 300 ans, le complexe
V de Chanquillo comprend ce qui
semble être un temple fortifié (La
La Forteresse

Pérou
Fortaleza) et de nombreux édifices,
Chanquillo
entrepôts, places et autres cours. La
Lima
structure Trece Torres (Les Treize tours),
un curieux alignement de petites tours Axe
du s
sur la crête d’une colline, domine le ite
Les Treize tours
paysage. Tout indique qu’elle a été
construite pour marquer sur l’horizon
les levers et couchers du soleil tout Emplacement
au long de l’année. Par ailleurs, les prin- du couloir Visée Ouest Visée Est
cipales structures du site sont mani-
Pour la Science, d’après Investigación y Ciencia

festement alignées suivant un axe


Sud-Est, ce qui suggère une organisa- Maisons, entrepôts,
cours, places... Grand espace
tion spatiale réfléchie. La fouille d’un cérémoniel
grand espace cérémoniel situé face à
Trece Torres a livré des traces de rituels
Nord
et de banquets, notamment des figu-
Ouest Est
rines représentant des guerriers. L’élite 200 m
dominante ? Sud

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LE V E R S E T COUC H E R S DU S OLE IL S U R LE S TOU R S


es positions du Soleil au levant et au couchant lors des dates solai- étaient peut-être repérées, par exemple celle du passage du Soleil au
L res remarquables vers 300 avant notre ère sont indiquées ici par des
flèches rouges. Ainsi, lors du solstice d’été – le 24 décembre de l’an
zénith (b, la verticale du lieu) – 28 février – ou au nadir (d, le zénith
de l’antipode) – 18 avril. Le passage au zénith ne se produit qu’entre
–300, car nous sommes dans l’hémisphère Sud –, le Soleil se levait juste les deux tropiques comme au Pérou. Mais la seule observation des tours
au-dessus de la tour Sud (a) ; lors du solstice d’hiver – le 27 juin de ne permet pas de déterminer le passage au zénith ou au nadir. Ainsi,
l’an –300 –, il se levait à l’aplomb du versant de la colline Mucho seuls certains de ces événements remarquables de l’année solaire étaient
Malo donnant sur les Treize tours (e), qui jouait ainsi le rôle d’une tour repérables grâce aux Treize tours. Par ailleurs, tout indique que les lar-
supplémentaire sans doute rendue inutile par la présence de la col- geurs des tours et leurs espacements permettaient de mesurer les
line. Les autres tours servaient à signaler des dates intermédiaires, tel- divisions du calendrier utilisé par les membres de la culture pré-inca à
les que les équinoxes (c) – le 24 mars et le 27 septembre. D’autres dates l’origine de Chanquillo.

e d c b a a b c d e

Sauf mention contraire, toutes les images appartiennent aux auteurs.


Les Treize tours quand on regarde vers l’Est Les Treize tours quand on regarde vers l’Ouest

LE SOLEIL DU 21 JUIN se lève


sur Mucho Malo, la colline lointaine
servant probablement de quatorzième tour.
Depuis l’an 300 avant notre ère, le Soleil
au solstice d’hiver n’a bougé que de 0,3 degré
sur l’horizon vers la droite, de sorte que
la structure crénelée de Chanquillo reste
utilisable. Plus tard dans l’année, le Soleil
à son lever est soit caché par une des tours,
soit logé entre deux d’entre elles.

de constatations qui suggèrent que ce cou- quent des offrandes ; aux alentours, plu- Nous pensons que cette structure consti-
loir servait à contrôler l’accès au secteur sieurs décharges contiennent des restes de tuait un point d’observation à l’Est, symé-
des Treize tours. De fait, des fouilles pra- poteries domestiques, de flûtes et de maïs. trique du point d’observation Ouest. En
tiquées près de l’ouverture du couloir ont Bref, tout suggère qu’il s’agit là d’un effet, l’angle couvert par les tours sur l’ho-
mis au jour des restes d’offrandes – céra- vaste espace cérémoniel où se dérou- rizon depuis ces deux points d’observa-
mique, coquillages et outils de pierre–, ce laient des cérémonies et des banquets. tions couvre les positions du lever et du
qui suggère qu’un rituel associé à la tra- Par son élévation et son caractère monu- coucher du soleil tout au long de l’année.
versée du couloir avait lieu. Nous avons mental, la colline aux Treize tours consti- Cette constatation suggère que la colline
nommé « point d’observation Ouest » le tue un élément dominant du paysage, crénelée des Treize tours servait à observer
lieu où l’on débouchait du couloir. clairement visible depuis de nombreux sec- la course solaire, une hypothèse confirmée
teurs du grand espace cérémoniel. Sur l’un par la comparaison des positions des tours
Un vaste complexe des bords de cet espace, une petite construc-
tion a été érigée. Elle est d’un intérêt majeur,
avec les lieux où, d’après les calculs, le Soleil
apparaissait vers 300 avant notre ère.
cérémoniel car son emplacement est le symétrique du Ainsi, la position de la tour située le
À l’Est des tours se trouve un grand espace point d’observation Ouest par rapport à plus au Sud correspond à celle du Soleil
ouvert comportant notamment un com- la colline portant les Treize tours. Ces der- au solstice d’hiver. Par ailleurs, près de la
plexe de pièces reliées entre elles, des entre- nières sont tout à fait visibles sur l’hori- tour la plus au Nord, le profil de la colline
pôts ainsi que des édifices divers, le tout zon depuis l’intérieur de ce petit bâtiment. coupe celui d’une autre colline, distante de
autourd’une place. Cette grande aire n’est Les fouilles effectuées dans cette zone trois kilomètres et nommée Mucho Malo,
pas délimitée par des murs ou des bâti- ont livré les fondations d’une enceinte rec- exactement au point où se levait le Soleil
ments, mais on la distingue au fait que le tangulaire de six mètres de large, mal au solstice d’été vers 300 ans avant notre
terrain qui la constitue a manifestement conservée, car il semble qu’après avoir ère (voir l’encadré ci-dessus). Depuis, la posi-
été en partie aplani, remblayé et débarrassé été abandonnée, elle a été démontée pres- tion solaire au solstice d’été n’a d’ailleurs
de ce qui l’encombrait. Des vestiges de flû- que jusqu’à sa base. Comme l’accès au point varié que de 0,3degré sur l’horizon: autant
tes et de coquillages ont été retrouvés dans d’observation Ouest, l’accès à cette enceinte dire quasiment pas. Le fait que le profil
différents secteurs de cette place, qui évo- était restreint par un petit mur de clôture. de cette colline s’oppose de façon assez

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LES AUTEURS symétrique à celui des Treize tours sug- douzième et treizième), car, lorsque le Soleil
gère que le point d’intersection des deux se rapproche du solstice, son parcours le
profils remplace la tour qui aurait pu être long de l’horizon se fait plus lent. La situa-
ajoutée si Mucho Malo n’avait pas existé. tion est différente au point d’observation
De fait, le Soleil apparaît au solstice d’hi- Est, d’où on ne voit pas la tour la plus méri-
ver derrière la structure naturelle qu’est dionale. Les espaces restants correspon-
Iván GHEZZI est professeur Mucho Malo et non derrière une tour (voir dent à des intervalles de 11 ou 12jours entre
d’archéologie à l’Université
catholique pontificale du Pérou l’encadré page précédente). les couchers de soleil.
à Lima. À cause de l’inflexion vers le Sud-Ouest D’autres dates complémentaires à
Clive RUGGLES, astrophysicien, de la colline, la partie du profil crénelé cor- celles des solstices pourraient-elles avoir
est professeur émérite respondant aux tours11, 12 et 13 n’est pas une importance particulière ? Si oui, les
de l’Université de Leicester, visible du point d’observation Est. On peut levers et couchers du Soleil à ces dates-là
au Royaume-Uni. supposer que seul le sommet de la tour12 devraient correspondre à certains des espa-
était bien visible, bien que son mauvais état ces entre les tours. À ce sujet, il faut men-
de conservation empêche de s’en assurer. tionner que le jour de l’équinoxe, le Soleil
De cet endroit, le soleil couchant au sols- se lève dans l’espace central situé entre
tice d’hiver pouvait sans doute être observé les tours 6 et 7. Si l’on considère la colline
sur le côté gauche de la tour 12. Au moment Mucho Malo comme une « tour » supplé-
du solstice de juin, le Soleil se couchait à mentaire, la position de l’équinoxe devient
droite de la première tour. totalement centrale. Depuis la direction
Quand le Soleil commençait à s’éloi- opposée, le Soleil se couche, lors de l’équi-
gner de ses positions extrêmes dans les noxe, juste à droite de ce même espace
jours suivant les solstices, les tours per- qui correspond au milieu de la rangée
mettaient de décrire le parcours du Soleil des 12 tours visibles de cet endroit.
le long de l’horizon avec une précision
correspondant à la variation observée en
trois jours. Si l’on admet que les Treize
Les solstices étaient
tours marquaient les positions solaires sur clairement repérés
l’horizon, alors leurs espacements indi- Les passages du Soleil au zénith (à la
quent probablement les divisions du calen- verticale de Chanquillo) et au nadir (à la
drier solaire. verticale de son antipode, c’est-à-dire la
Depuis le point d’observation Ouest, verticale descendante) sont des dates à
le Soleil n’apparaissait que durant un ou prendre en considération, car plusieurs
deux jours dans l’espace entre deux tours indices suggèrent l’importance de ces
successives. La régularité de l’espacement dates solaires dans certaines cultures pré-
entre les tours suggère que le calendrier colombiennes, en particulier dans les
était divisé en intervalles réguliers. L’appa- Andes. D’autres recherches semblent poin-
rition du Soleil entre les tours centrales (de ter l’importance du nadir à Cuzco (capi-
2. CET ESCALIER NORD est l’un des deux esca- la troisième à la onzième) se faisait avec un tale inca), bien que cette hypothèse soit
liers de chaque tour. Leur existence suggère que intervalle d’une dizaine de jours. Ce laps controversée. Quoi qu’il en soit, aucun
des activités importantes se déroulaient au de temps est plus grand entre les tours des levers ou couchers de soleil sur les
sommet des tours. situées aux extrémités (première, deuxième, Treize tours ne coïncide avec ces dates.
Seul le coucher du soleil le jour de son
passage au zénith se produit non loin d’un
espace entre deux tours…
Ainsi, la position de la colline aux
Treize tours depuis les points d’observa-
tion Est et Ouest suggère qu’un observa-
toire servant à l’établissement d’un
calendrier solaire se trouvait à Chanquillo.
Les solstices étaient clairement marqués,
José Luis Díaz Carranza

ainsi sans doute que les équinoxes. L’es-


pace entre les tours semble indiquer l’im-
portance des cycles de dix jours.
Un autre aspect du site de Chanquillo
doit être noté : son alignement le long
3. CES FIGURINES DE GUERRIERS EN TERRE CUITE ont été restituées par un artiste à par- d’un axe de quelque 3,2 kilomètres de long
tir de fragments de poteries. Elles suggèrent qu’au sein de la population pré-inca qui construi- orienté dans la direction Sud-Est. Cet axe tra-
sit Chanquillo, une caste guerrière avait acquis un haut rang social. verse successivement la Forteresse, la struc-

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b
ture entourant le point d’observation Ouest, a c
la tour la plus orientale, la place centrale
du complexe précédant le grand espace
cérémoniel, pour se terminer au bout de
ce dernier sur une petite plate-forme
construite à son extrémité Est (voir l’enca-
dré page82). Or il coïncide à peu près avec
l’axe reliant le soleil levant du solstice d’hi-
ver au soleil couchant du solstice d’été… d e
L’existence d’un lien entre l’architec-
ture sacrée d’une culture et sa perception
du monde est connue. L’orientation de
ses bâtiments sacrés peut par exemple indi- f
quer les événements astronomiques nota-
bles; leur dessin peut suggérer à quelle date
particulière on a cherché à investir un lieu
de quelque «pouvoir sacré». Pour autant, 3 cm
les orientations et les formes données aux
sites sacrés d’une culture ne peuvent être
4. CES FRAGMENTS DE POTERIE indiquent le genre d’armements qu’utilisaient les guerriers de
établies qu’à partir de ses catégories et de la culture de Chanquillo. Il s’agissait notamment de lances (a), de casse-tête (b), de propulseurs
sa cosmologie, dont, le plus souvent, on de sagaies (c), de pointes (poignard ?) (d), de frondes (e) et de boucliers (f).
ne dispose pas… Quel que soit l’intérêt de
l’interprétation astronomique d’un aligne-
ment de bâtiments ou de l’orientation de
l’un d’eux, le risque est grand qu’elle soit banquets liés à l’observation et à l’inter-
fausse, ne serait-ce que parce que les ali- prétation des mouvements solaires. L’ac-
gnements astronomiques sont légion! cès aux points d’observation semble en
Il semble plus fiable en revanche de revanche avoir été restreint à une cer-  BIBLIOGRAPHIE
supposer des liens entre l’observation du taine « prêtrise », qui maîtrisait non seu-
mouvement solaire et l’ordonnancement lement le temps, mais aussi une idéologie I. Ghezzi et C. Ruggles, Chankillo:
des activités saisonnières, telles que les afférente et les rites calendaires associés. A 2300-year-old solar observatory
in coastal Peru, Science, vol. 315,
fêtes religieuses ou les travaux agricoles Ces prêtres organisaient vraisemblable- pp. 1239-1243, 2007.
les plus importants. La configuration ment de grandes réunions à Chanquillo.
spatiale de Chanquillo est à cet égard I. Ghezzi, Religious warfare at
Chankillo, Andean Archaeology III,
tout à fait claire.
Tout d’abord, le site présente deux
Le culte solaire, pp. 67-84, W. Isbell et H. Silverman
(dir.), Springer, 2006.
points d’observation et aucune ambiguïté instrument de pouvoir
n’existe au moins pour celui situé à l’Ouest, Pareille ambiance suggère qu’une classe J. R. Topic et T. L. Topic, Hacia
una comprensión conceptual
puisqu’il est matérialisé par une structure sociale centralisait le pouvoir. Or les fouil- de la guerra andina, Arqueología,
prouvant sa fonction. Ensuite, la colline les ont livré des figurines de guerriers antropología e historia en los
des Treize tours couvre précisément la en céramique équipés d’armes, de bou- Andes: Homenaje a María
Rostworowski, pp. 567-590,
course du Soleil entre son lever et son cou- cliers et d’autres formes de protection cor- R. Varón Gabai et J. Flores Espinoza
cher, et se voit des deux points d’obser- porelle (voir les figures 3 et 4). Les figurines (dir.), Historia Andina, vol. 21,
vation. Cela fixe les choses, et nous évite portent aussi des marques de statut : coif- Instituto de Estudios Peruanos,
de faire jouer un rôle sans véritable rai- fures et tuniques élaborées, colliers, orne- Lima, 1997.
son à tel ou tel objet astronomique parmi ments pectoraux ou nasaux, etc., qui R. T. Zuidema, El sistema
les nombreux visibles sur la sphère céleste. décoraient et protégeaient. Ces « grades » de ceques del Cuzco : La organiza-
D’une importance majeure dans de nom- évoquent le rôle social éminent de chefs ción social de la capital de los
incas, PUCP edición, Lima, 1995.
breuses cultures, les levers et couchers de guerre. Le pouvoir était-il centralisé
du soleil aux solstices sont en outre clai- entre leurs mains ? En tout cas, nous B. S. Bauer et D. S. P. Dearborn,
rement marqués par la disposition des pensons qu’à Chanquillo, comme 2000 ans Astronomy and empire in the
tours, qui semblent être les lointains ancê- plus tard chez les Incas, un culte solaire ancient Andes : The cultural
origins of Inca sky watching,
tres des tours d’observation solaire que et une cosmologie servaient à légitimer University of Texas Press, 1995.
l’on rencontrera plus tard chez les Incas. l’autorité d’une élite. Il est donc proba-
Que pouvons-nous en conclure sur les ble que les Treize tours aient servi à éta- www.idarq.org/chankillo.htm
gens qui ont construit Chanquillo ? Tout blir le calendrier solaire utilisé par la
indique que sur les places et dans les édi- culture de Chanquillo, et tout particuliè-
fices qui jouxtent les Treize tours, des rement par son élite pour manifester et
foules participaient à des rituels et à des entretenir sa domination. 

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Histoire des mathématiques

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Le mystérieux abaque de Gerbert d’Aurillac


Au Xe siècle, un jeune moine français inventa un abaque qui, pour la première fois,
permettait d’effectuer des divisions. Alors qu’en Occident, on énumérait en chiffres
romains, il utilisa une numérotation très proche des chiffres arabes.
Alain SCHÄRLIG

C
alculer au Xe siècle n’était pas les calculs : les chiffres arabes. Pourquoi tendent ? Telles sont les questions auxquel-
une mince affaire. Les nombres Gerbert éprouva-t-il le besoin de construire les nous allons essayer de répondre.
étant notés en chiffres romains, un tel abaque ? Comment fonctionnait-il ? Gerbert d’Aurillac est surtout connu pour
il était impossible de poser une Quelle inspiration guida Gerbert ? Pourquoi la fonction qu’il occupa de 999 à 1003, date
opération par écrit. Essayez d’additionner ne poussa-t-il pas plus loin ses réflexions de son décès : il fut le premier pape fran-
DCCCLXXVI et CCCLXXXVII (qui s’écrivaient sur les chiffres arabes, jusqu’à présenter lui- çais, sous le nom de Sylvestre II. Suite au
d’ailleurs dccclxxvj et ccclxxxvij, en cursives même le système de numération qu’ils sous- décès subit du pape Grégoire V, l’empereur
liées, voir la figure 2, partie haute) ! Aussi du Saint empire romain germanique dont il
employait-on une représentation physique était le protégé, Othon III, l’avait fait nom-
des nombres sous forme de jetons identiques mer au poste suprême de l’Église catho-
disposés sur des lignes parallèles tracées lique. Il était alors archevêque de Ravenne,
sur une table (voir la figure 4). Nommées en Italie, depuis un an, et avait tout juste
abaque, ces lignes constituaient, avec les 50 ans. Mais Gerbert était aussi un savant,
jetons, la machine à calculer de l’époque. On réputé en Europe pour ses connaissances
y lisait les résultats, qu’on écrivait ensuite, en astronomie, et un enseignant nova-
par exemple, sur une feuille de compte. teur de cette discipline.
Effectuer une addition à l’aide d’un Né dans une famille modeste peu
abaque était relativement aisé (de nos jours, avant 950, il était entré comme oblat, c’est-
un enfant de dix ans l’apprend facilement) ; à-dire comme enfant offert, au monas-
la soustraction était plus délicate ; la mul- tère Saint-Géraud, à Aurillac dans le Massif
tiplication demandait un grand nombre de central, où il était devenu moine bénédic-
manipulations ; et la division était tout sim- tin. À l’instigation de son abbé, qui espérait
plement hors de portée. sans doute le voir revenir instruit et capable
de dispenser un enseignement supérieur,
il avait séjourné en Catalogne de 967 à 970
Pape de l’an mil sous la protection du comte de Barcelone
C’est alors qu’un moine, Gerbert d’Aurillac, Borrell II, qui l’avait confié à Hatton, évêque
inventa un abaque révolutionnaire – bien de Vich, une commune voisine de Barce-
Nolege / Wikimedia Commons

plus compliqué, certes, au maniement beau- lone. Hatton était réputé très savant dans
coup plus lourd, mais qui permettait d’ef- les quatre disciplines du quadrivium, la
fectuer des divisions. Cette invention resta seconde partie de l’enseignement des
confinée à quelques monastères. Pourtant, « arts », qui comportait l’arithmétique, la
elle aurait dû faire le bonheur des comp- géométrie, l’astronomie et la musique. Ger-
1. LA STATUE DE GERBERT à Aurillac, érigée
tables. Surtout, Gerbert y utilisait, pour la dans les années 1850 en l’honneur du pape de
bert avait déjà suivi à Aurillac la première
première fois en Occident, une notation qui l’an mil. La tiare papale à trois niveaux est un partie de l’enseignement, le trivium, qui
s’imposa deux siècles plus tard comme un anachronisme : les papes ne l’ont portée qu’à comportait la grammaire, la rhétorique et
système de numération bien pratique pour partir du XIVe siècle. la dialectique.

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Regards

En 970, Gerbert, âgé d’une vingtaine


d’années, avait accompagné à Rome, sans
doute comme secrétaire, le comte Borrell II
et Hatton, qui devaient y négocier auprès
du pape l’avenir de l’Église catalane. Il y était
resté à la demande d’Othon Ier, empereur
du Saint empire romain germanique, et avec
l’autorisation du pape. Il y avait acquis une
réputation de savant, donnant même des
leçons au futur Othon II, fils d’Othon Ier (et
futur père d’Othon III qui, nous l’avons vu,
devint le protecteur de Gerbert). De retour
en France en 972, Gerbert s’était rendu à
Reims, où il était devenu écolâtre à l’école
cathédrale, c’est-à-dire professeur d’uni-
versité avant la lettre. Il y enseignait trivium
et quadrivium. Et dans ce dernier domaine,
il donnait une forte prépondérance à l’as-
tronomie... et au calcul.

Un écolâtre érudit
Il semble que Gerbert avait des connais-
sances en astronomie bien plus larges que
quiconque en France à cette époque. Il
savait construire des cadrans solaires et
un nocturlabe (un instrument donnant
l’heure la nuit en fonction du mouvement
des étoiles de la Grande Ourse), et connais- 2. CE DESSIN DE L’ABAQUE DE GERBERT tiré d’un manuscrit conservé à Erlangen, en Alle-
sait le mouvement des planètes autour de magne, date du XIIIe siècle. Les adjonctions manuscrites n’ont rien à voir avec les jetons de
la Terre et la position des constellations. l’abaque ; elles sont l’œuvre d’un « compilateur » qui voulait faire croire que l’abaque était
Il savait en outre rendre la discipline acces- une invention de Boèce, un auteur latin du VIe siècle. On reconnaît en haut, de droite à
sible à ses étudiants, notamment en recou- gauche, les chiffres arabes de 1 à 9 en usage à l’époque en Europe. Le cercle avec un triangle
n’est pas un zéro, mais un sipos, qui marque une position au cours d’un calcul. En dessous,
rant à des modèles qu’il inventait, telles on lit, en chiffres romains, les valeurs respectives des colonnes (unités I, dizaines X, cen-
une sphère céleste avec ses parallèles taines C, etc.) et aux lignes suivantes la moitié, le quart et le huitième de ces valeurs. Le
et ses pôles, ou une sphère armillaire, for- texte au-dessus de ce document est extrait des comptes de Thoune, en Suisse (XVe siècle).
mée d’anneaux et de cercles, que Gerbert On y lit 2 livres, 13 sous et 4 deniers en chiffres romains cursifs.

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Regards

avait pourvue d’un mécanisme lui per- de neuf tas de jetons, portant les chiffres de
mettant de faire comprendre le mouve- 1 à 9. Et ces chiffres sont arabes, ce qui
ment des planètes. représente la première apparition de cette
C X I C X I
C’est dans ce cadre que Gerbert ensei- notation en Europe. Mais attention: il ne s’agit
gna les règles de multiplication et de divi- 1 2 pour l’instant que d’un marquage. Les chiffres
sion sur son abaque, afin, explique-t-il dans arabes et le zéro n’ont été introduits que
2 7 3 6
une lettre adressée à un ami vers 980, que beaucoup plus tard – à la fin du XIIe siècle –
ces opérations puissent être utilisées « en et, grâce à eux, la numération de position
7 2
toute bonne foi dans la théorie et la pratique que nous pratiquons encore.
de la mesure du ciel et de la terre ». 3 6 Cette numération est dite de position,
car la position de chaque chiffre dans le
8 4
Un abaque nombre informe sur son statut : dans 389,
par exemple, on lit le 8 comme une quantité
pour la division 2 4

Pour la Science
de dizaines, parce qu’il est dans la position
L’abaque de Gerbert est constitué de colon- 2 4 8 8 3 2 des dizaines. Or cette notation n’a été pos-
nes verticales, que nous appellerions décima- sible qu’avec l’apparition des chiffres arabes
les, et que l’on dessine en nombre suffisant 3. UNE MULTIPLICATION SUR L’ABAQUE de Ger- et, surtout, du zéro (qui permet d’écrire que
pour le calcul envisagé : par exemple quatre, bert, tirée d’un exemple de son élève Bernelin : dans 309, il n’y a pas de dizaines). Alors seu-
si les nombres à traiter vont jusqu’aux mil- 12 ⫻ 20736. Effacez les colonnes et les cercles lement, on a pu effectuer des calculs par écrit,
représentant les jetons et vous obtiendrez une
liers. Son originalité tient aux jetons que l’on opération très proche de la multiplication en numé-
en alignant par exemple les nombres d’une
utilise : ils sont non pas neutres, comme ration de position telle que nous la réaliserions; addition sur leurs chiffres des unités.
ceux de l’abaque classique, mais marqués il n’y manque que le zéro de 20736, représenté Il ne nous est pas parvenu de descrip-
chacun d’un chiffre. L’utilisateur dispose par un vide dans la colonne des milliers. tion, par Gerbert, de l’utilisation de son abaque.

U n e d i v i s i o n s u r l ’ a ba q u e d e G e r b e r t
ur l’abaque de Gerbert, la divi- 8 combien de fois 5?» pour le 8 de pouvant dire que le nombre formé colonne X, combien de fois 5 pour
S sion se fait en plusieurs étapes.
En voici un exemple simple adapté
la colonne C des centaines (b). La ré-
ponse, 1, est placée au bas de la co-
par 3 de la colonne C du point de
vue de la colonne X est 30, le cal-
un résultat en colonne I ? » La ré-
ponse, 6, est posée en bas de la co-
du Livre d’abaque de son élève lonne des centaines, et on soustrait 5 culateur ancien est réduit à appli- lonne des I, et le jeton 3 est retiré,
Bernelin : la division de 888 par 5. du second dividende : il reste 3. La quer des « règles » compliquées. car il n’y a pas de reste. Enfin, le même
Les jetons qui jouent un rôle à chaque question suivante est plus subtile (c): On refait ensuite le même cal- calcul qu’en (d) est effectué, décalé
étape sont mis en évidence. « En 3 de la colonne C, combien de cul qu’en (b), décalé d’une colonne d’une colonne vers la droite (f). La
En premier lieu, on pose le pro- fois 5 pour un résultat en colonne X?» vers la droite (d) : « En 8 (de la co- réponse, 1, est placée au bas de la
blème (a): on écrit le diviseur, puis le La réponse, 6, est posée sur la colon- lonne X) combien de fois 5 ? » La colonne, et le reste, 3, remplace le
dividende deux fois, d’abord comme ne X des dizaines, et on enlève le réponse, 1, est inscrite au bas de la jeton 8 des unités. Les quotients par-
témoin (on ne le touchera plus), et en- jeton 3, car il n’y a pas de reste. colonne et on soustrait 5 de ce 8 : il tiels, en bas de l’abaque, sont addi-
dessous pour le diminuer à mesure Cette complication résulte de reste 3. On recommence alors le tionnés, et on trouve 177, le quotient
qu’on divise et savoir ce qui reste à di- l’absence du zéro et de l’ignorance même calcul qu’en (b), décalé d’une de la division (g). Le 3 est, quant à
viser. Puis on répond à la question «en de la numération de position : ne colonne vers la droite (e) : « En 3 de lui, le reste de la division.
a b c d e f g

C X I C X I C X I C X I C X I C X I C X I
5 5 5 5 5 5 5
8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8 8
8 8 8 3 8 8 8 8 3 8 8 3 3

1 1 6 1 6 1 6 6 1 6 6
Pour la Science

1 1 1 1 1 7 7

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Regards

On dispose heureusement du texte de Ber-


nelin, un élève de Gerbert qui a rapporté sa
méthode alors que son maître était pape,
entre 999 et 1003. Bernelin ne donne qu’une

Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Mathematisch-Physikalischer Salon


description textuelle de ses divisions, sans Pièces inutilisées
aucun dessin. Son texte ressemble ainsi à
une suite d’instructions assez absconses :
ne pouvant utiliser le zéro, ni se référer à la
numération de position – qu’il connaissait
17 18
pourtant peut-être, on y reviendra –, Gerbert
avait été obligé d’énoncer toute une série
de règles, définissant la colonne dans laquelle
on place tel jeton en cours de calcul en fonc-
tion des colonnes où l’on a lu tel chiffre du
dividende et tel autre du diviseur. Néanmoins,
on comprend les étapes de la division en a b c
se reportant à l’opération telle que nous la
pratiquons aujourd’hui (voir la figure 3 et 4. SUR CET ABAQUE CLASSIQUE (XVe siècle), les lignes correspondent, de bas en haut, aux uni-
l’encadré page ci-contre). tés, dizaines, centaines et milliers, et les positions intermédiaires aux valeurs 5, 50 et 500. La hau-
teur à laquelle un jeton est posé détermine la « valeur » qu’il prend momentanément. Les jetons
disposés ici représentent les trois étapes d’une addition. Les deux nombres à additionner, 17 et 18 (a),
Un bénéfice de son sont rapprochés pour former l’addition (b), puis une réduction du nombre de jetons est effectuée (c)
en remplaçant deux jetons intermédiaires valant 5 par un jeton sur la ligne des dizaines, et cinq
séjour en Catalogne ? jetons unités par un jeton intermédiaire entre la ligne des unités et celle des dizaines. Le résultat
Un grand mystère entoure le calculateur obtenu est trois jetons sur la ligne des dizaines et un jeton intermédiaire valant 5, soit 35.
Gerbert : où a-t-il puisé les idées qui l’ont
conduit à son abaque ? Celui-ci n’existait pas
chez les Arabes de son temps, et c’est donc hypothèse : il était moine et ce qui venait L’ A U T E U R
une invention personnelle. Mais il présente des Arabes était suspect. Il a peut-être craint
Alain SCHÄRLIG est professeur
de telles ressemblances avec notre numé- d’être accusé de sorcellerie ; il aurait alors honoraire de la Faculté des
ration de position, alors déjà connue des inventé son abaque comme un moyen ter- Hautes études commerciales
Arabes, qu’on peut faire une hypothèse rai- me, entre l’abaque à lignes lié aux chiffres de l’Université de Lausanne,
sonnable : Gerbert en aurait pris connais- romains et la science arabe qui connaissait en Suisse.
sance au cours de son séjour en Catalogne, la numération de position et le zéro. La ques-
quand il avait une vingtaine d’années. À cette tion reste entière...
époque, la Catalogne, qui ne portait pas en-
core son nom, était la partie orientale de la Supplanté  BIBLIOGRAPHIE
Marche d’Espagne, une bande de terres lon-
geant les Pyrénées que Charlemagne avait par le calcul arabe A. Schärlig, Un portrait de Gerbert
d’Aurillac. Inventeur d’un abaque,
conquise aux Arabes à la fin du VIIIe siècle. L’avenir de l’abaque de Gerbert a été très utilisateur précoce des chiffres
Le reste de l’Espagne était dominé par les modeste, pour une raison que le moine ne arabes, et pape de l’an mil,
Arabes. Plusieurs historiens pensent que pouvait pas prévoir. L’engin n’intéressait PPUR, 2011.
lors de son séjour dans la Marche, Gerbert a qu’une élite, les meilleurs calculateurs ; or A. Schärlig, Du zéro à la virgule,
été en contact avec la science arabe, sans cette même clientèle s’est jetée sur le nou- les chiffres arabes à la conquête
doute par l’intermédiaire du monastère de veau calcul – rendu possible par la numé- de l’Europe, 1143-1585,
Santa Maria à Ripoll, à 40 kilomètres au Nord ration de position, elle-même fondée sur les PPUR, 2010.
de Vich, où des moines recopiaient des tra- chiffres arabes et le zéro – dès qu’il s’est A. Schärlig, Compter avec
ductions latines d’ouvrages arabes sur répandu en Europe chrétienne, vers la fin du des jetons. Tables à calculer
l’astronomie, la géométrie et l’arithmétique. XIIe siècle. Ces mêmes personnes ont consi- et tables de compte du Moyen Âge
à la Révolution, PPUR, 2003.
Mais pourquoi, alors, Gerbert n’aurait- déré dès lors l’abaque de Gerbert comme
il pas préconisé tout simplement le calcul trop compliqué par rapport à la division par B. Bakhouche (éd. et trad.),
écrit, que cette numération permettait ? effacement ou biffage qu’il était désormais Bernelin, Livre d’Abaque,
Princi Néguer, 2000.
C’est un autre mystère, et une nouvelle facile de réaliser par écrit. 

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Pour prouver, tous les moyens sont bons


Les activités mathématiques ne se réduisent pas à la logique formelle. Dessins,
petits films, programmes observés, interactions physiques, etc., sont l’occasion de mener
des démonstrations aussi rigoureuses que l’écriture minutieuse des preuves formelles.
Jean-Paul DELAHAYE

L’évidence paralyse la démonstration. chez tout lecteur suffisamment instruit et – On nomme alors démonstration (for-
Pierre Reverdy (1889-1960) préparé, suscite un état d’évidence qui melle) toute suite d’énoncés dont chacun
entraîne l’adhésion. » Cette conception est justifié soit parce qu’il s’agit d’un axiome,

Q
u’est-ce que faire des mathé- ouverte, sans doute partagée par de nom- soit parce qu’il provient d’une manipulation
matiques ? Depuis Euclide, breux mathématiciens, nous servira de autorisée à partir d’énoncés déjà obtenus.
on pense que les mathé- repère et de guide. Le tout constitue un système formel.
matiques commencent avec Rappelons d’abord la façon dont les logi- On a su en concevoir pour l’arithmétique,
les démonstrations. C’est ciens modernes envisagent la notion de la géométrie, la théorie des ensembles et
certainement vrai, mais est-on sûr de savoir preuve. Leur méthode, qualifiée de forma- tous les domaines mathématiques envi-
ce qu’est une démonstration ? liste, procède en plusieurs étapes : sageables. Ceux de la théorie des ensembles
L’évolution des technologies ouvre la – On fixe un langage parfaitement pré- englobent tous les autres et permettent, au
voie à de nombreuses pistes nouvelles cis permettant d’écrire des formules nom- moins en théorie, d’exprimer tout travail
bousculant les idées trop assurées des mées énoncés. mathématique dans un langage unique, avec
logiciens et des philosophes qui, séduits – On choisit certains énoncés particu- une notion unique de démonstration (voir
par le symbolisme, ont cru résoudre défi- liers considérés comme acquis, les axiomes. l’encadré 1 pour un exemple simplifié de
nitivement le problème. Pour le mathé- – On se donne des règles de manipu- système formel).
maticien français René Thom (1923-2002), lations symboliques permettant de pas- Cette façon de procéder est intéres-
« Est rigoureuse toute démonstration, qui, ser d’énoncé en énoncé. sante quand on envisage d’utiliser les

1. Un petit système formel 2. Théorème fondamental du sudoku


e système formel décrit ici pro-
L duit des séquences correctes
de parenthèses.
F2 : ()() par la règle I appliquée
à F1 prise deux fois.
F3 : (()() par la règle II appliquée
C e sudoku comporte 17 don- kumin.php, on trouvera d’autres
nées initiales et pourtant il sudokus corrects (qui n’ont qu’une
n’a qu’une seule solution. En solution) à 17 données.
(1) Les formules sont des suites de à F2. janvier 2012, Gary McGuire a
symboles ( et ). (2) () est le seul F4 : ()(()()) par la règle I appli- publié un article expliquant com- 1 5
axiome. (3) On a deux règles, I et II, quée à F1 et F3. ment, à l’aide d’un long calcul qui 8 3
de déduction d’un théorème à par- F5 : (()(()())) par la règle II appli- s’est étendu sur toute l’an- 2
tir d’autres. quée à F4 ; etc. née 2011, il a démontré (le résul- 2 3 8
I : A et B étant démontrés, leur Les théorèmes sont toutes tat avait été pressenti, mais 1
juxtaposition, AB, l’est aussi. les suites de parenthèses cor- nullement prouvé) qu’il n’exis-
8
II : si A est démontré, on a rectes dans une expression. Les tait pas de sudoku à 16 données
1 5 4
aussi (A). suites (() ou (()))((), par exemple, initiales ayant une solution unique.
6 7 2
Exemple: sont incorrectes et indémon- Sur la page http//mapleta.
F1 : () ; c’est l’axiome du système. trables dans ce système formel. maths.uwa.edu.au/~gordon/sudo- 9

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Regards

ordinateurs pour qu’ils trouvent des démons- l’enseignement, et c’est pourquoi il est légi- demandant qu’un peu de soin et de patience
trations ou pour qu’ils vérifient des démons- time de s’intéresser aux démonstrations (ou une machine), qu’un mathématicien dans
trations trouvées par les mathématiciens. entraînant l’adhésion de ceux à qui on les un texte se contentera d’écrire 17 ⫻ 19 = 323,
Pour cette vérification, il faut avoir pris présente et n’entrant pas dans le cadre for- laissant aux lecteurs courageux l’exercice de
soin de formaliser les preuves, ce qui se maliste que nous venons de rappeler. Voici calcul. Il écrira même sans donner de détail
fait... avec l’aide d’ordinateurs (voir Du rêve une liste de méthodes de démonstrations que 323 n’est pas un nombre premier (au lec-
à la réalité de preuves dans cette rubrique, mathématiques hétérodoxes qu’il sera amu- teur de découvrir 17 ⫻ 19 = 323), ou qu’il y
avril 2011). Cependant, la formalisation des sant de pratiquer, voire qu’il sera judicieux a 25 nombres premiers inférieurs à 100 et
preuves est très contraignante et n’est vue d’utiliser dans les classes pour susciter 168 inférieurs à 1 000.
que comme une possibilité ultime que l’on l’adhésion, ou même... l’intérêt des élèves. Les outils de calcul ayant progressé,
n’utilise que rarement. La notion de preuve cette pratique s’est généralisée. Dans un
rigoureuse de Thom ne mentionne pas de texte mathématique d’aujourd’hui, on écrira
formalisme symbolique et semble prête à
Prouver en calculant donc « la séquence 123 apparaît pour la pre-
accepter bien d’autres idées. Selon la conception formaliste, une multi- mière fois au 1924e chiffre décimal de ␲ »
L’approche formelle est par ailleurs catas- plication posée n’est pas une preuve. Si on (c’est vrai !) sans rien expliquer de plus.
trophique dans l’enseignement où elle revient devait justifier dans le système formel de L’idée est que la vérification d’un tel résul-
à apprendre aux élèves des recettes de l’arithmétique élémentaire que 17 ⫻ 19 = 323, tat, pourtant impossible à mener à la main,
calculs qu’ils ne comprendront pas toujours... la démonstration occuperait plusieurs est évidente, car celui qui le souhaite entre-
ou presque jamais. Nicolas Bourbaki, pour- dizaines de lignes et n’apporterait rien. La prendra un petit travail de programmation
tant considéré comme le prototype même traduction dans le système formel de l’arith- dont l’issue le persuadera sans l’ombre d’un
du formaliste, a exprimé clairement que com- métique d’une opération posée : doute de la justesse de l’énoncé. Les preuves
prendre ne consiste pas à suivre ligne à ligne 17
par le calcul pur vous conduisent, comme
une démonstration formelle : « Tout mathé- x 19 Thom l’écrit, dans un « état d’évidence qui
maticien sait d’ailleurs qu’une démonstra- 153 entraîne l’adhésion », et cela même si le
tion n’est pas véritablement "comprise" tant 17 . processus est long, fastidieux et s’appuie
323
qu’on s’est borné à vérifier pas à pas la cor- sur une multitude d’aides, dont celle d’une
rection des déductions qui y figurent, sans est si fastidieuse et inutile qu’on ne la fait machine compliquée, produit d’une évolu-
essayer de concevoir clairement les idées jamais. La vérification opérée en contrôlant tion technologique de plusieurs décen-
qui ont conduit à bâtir cette chaîne de déduc- chaque chiffre est facile et apporte une cer- nies ayant nécessité des investissements
tions de préférence à toute autre. » titude. Finalement, un calcul posé doit, au se comptant en milliards d’euros.
Si l’on souhaite vraiment saisir ce que sens de Thom, être considéré comme une Déjà évoquées plusieurs fois dans cette
sont les mathématiques, il faut, comme Thom, démonstration. rubrique, les « preuves sans mots » sont
concevoir la démonstration d’une façon tolé- Les méthodes de contrôle de telles seulement constituées de dessins agré-
rante. C’est particulièrement important dans démonstrations sont tellement simples, ne mentés de quelques symboles. L’idée est

3. Des preuves sans mots


n examen attentif de la figure suffit à se convaincre du théo- B
U rème (une propriété géométrique ou algébrique) à démontrer:
A. Le théorème de Viviani : la somme des distances d’un point à
12+22+32+...+n2 = n(n+1)(2n+1)/6
2n+1
l’intérieur d’un triangle équilatéral aux trois côtés du triangle est
constante et égale à la hauteur de ce triangle.
B. La somme des carrés des n premiers entiers est égale à
n(n + 1)(2n + 1)/6 (on sait que la somme des n premiers entiers
est n(n + 1)/2). n(n+1)/2

A
n

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Regards

que l’observation attentive de l’image conduit mettre est difficile, car aucune des preuves
4. Par la physique ! le « lecteur suffisamment instruit et pré- fondées sur les propriétés des nombres
’exemple suivant est tiré du livre de Mark
L Levi, The Mathematical Mechanic, Prin-
ceton University Press, 2009.
paré » dans « un état d’évidence » concer-
nant l’énoncé visé. De telles démonstrations
réels (indispensables pour définir conve-
nablement ce que sont un plan et une
(voir l’encadré 3) sont, pour le mathémati- courbe) n’est simple. On considère d’ailleurs
Théorème: Soit P un polygone d’aire mini-
cien qui suit Thom, des preuves parfaitement qu’une preuve satisfaisante de ce théorème
male ayant n côtés et circonscrit à une forme
acceptables auxquelles rien ne manque. intuitivement évident n’a vraiment été for-
convexe F délimitée par une courbe fermée K.
Pour chaque côté C de P, le point de tan-
mulée qu’en 1887 et qu’il a fallu encore un
peu l’arranger en 1924 pour qu’on la juge
gence T de K avec C est situé au milieu de C. Démontrer sans mots complète. L’écriture totalement formelle
P Notons que les preuves sans mots, comme d’une preuve du théorème de Jordan (dans
T
les preuves par le calcul pur, sont transfor- un système permettant de parler de
K mables en preuves formelles, mais le tra- nombres réels) est considérée comme un
vail sera moins mécanique que pour le calcul exploit informatique et n’a été obtenue
Démonstration physique : On imagine pur. Le plus souvent, une telle traduction qu’en 2007 par Thomas Hales en utilisant
un cylindre ayant pour section K et on l’en- n’apportera pas grand-chose, et, au contraire, le système logiciel HOL !
toure de planches qui peuvent bouger indé- diminuera « l’état d’évidence » que crée la La raison de cette distorsion entre le
pendamment les unes des autres (on imagine preuve sans mots. Pour le mathématicien petit dessin et la preuve détaillée jugée
qu’elles s’interpénètrent sans résistance). On à l’esprit ouvert, une belle preuve sans mots seule vraiment convenable est que le for-
fait le vide entre les planches et le cylindre. est donc une bien meilleure preuve qu’une maliste, qui a sans doute raison cette fois,
Les planches tentent de minimiser le volume preuve formelle. ne peut pas se contenter de dire qu’une
de vide. Quand elles s’immobilisent, la sur-
Notons que les preuves sans mots démon- courbe est un tracé qu’on dessine sans lever
face en bleu est minimale. À cet instant,
trent parfaitement des résultats concernant le crayon. Après avoir donné la définition
puisque le système est en équilibre, les points
de tangence coupent chaque côté au milieu,
l’infini. C’est le cas de la preuve qu’un cava- précise d’une courbe utilisant la notion de
car les couples de force dus à la pression lier du jeu d’échecs peut parcourir toutes les fonction continue, il doit s’y référer... ce
constante s’égalent sur le point de contact. cases d’un échiquier infini (ci-dessous). qui n’est pas facile. Lorsqu’il s’agira de topo-
À deux dimensions, les forces uniformément logie ou de continuité, même si les preuves
réparties doivent s’équilibrer de part et d’autre sans mots par petits dessins sont possibles
du point de contact, qui est au milieu. et assez persuasives, il sera utile pour
Esquisse d’une preuve avec des infini- aller plus loin (et obtenir des généralisa-
tésimaux, d’après Philippe Boulanger : tions à des espaces à plus de deux dimen-
Ce raisonnement utilise le fait qu’une fonc- sions) de s’intéresser aussi aux preuves
tion ne varie pas au voisinage d’un extre- ramenant la géométrie à l’analyse, et cela
mum suffisamment « plat » (la dérivée quel qu’en soit le coût.
première de la fonction est continue). L’aire
comprise entre le triangle et la coupe K du
cylindre est minimale. Faisons varier un tout Se convaincre par
petit peu un côté de manière qu’il reste l’observation d’un film
tangent en T’ à la courbe K. Les petits tri-
Les preuves de topologie posent cepen- Assez proches des preuves sans mots, il y
angles rouge et vert ainsi formés par les deux
côtés ont la même aire, car l’aire bleue est
dant un grave problème : en géométrie, a les preuves par l’observation d’un film
minimale (l’aire gagnée est égale à l’aire Emmanuel Kant avait tort quand il estimait d’animation. En regardant des figures ani-
perdue). Les deux triangles qui ont le même que les mathématiques sont fondées sur mées soigneusement conçues, on se trouve
angle au sommet ont ainsi nécessairement l’évidence intuitive des choses. Le théo- persuadé d’une vérité mathématique (par
des côtés de même longueur de part et rème de Jordan illustrera ce point : il énonce exemple le théorème de Pythagore). Utili-
d’autre de cet angle, et donc le point de que « Toute courbe simple fermée C (ne se sant systématiquement ce type de preuves,
contact est bien au milieu. recoupant pas et revenant à son point de une série de films remarquables créés par
départ) délimite dans le plan deux zones, Tom Apostol et adaptés à la langue française
telles qu’une courbe, qui relie un point de par Éliane Cousquer est accessible gratui-
T T’ la première zone à un point de la seconde, tement en : http://itunes.apple.com/
coupe nécessairement C ». itunes-u/mathematics-!/id420345770
K
Suffit-il de faire un petit dessin pour Toujours dans la même lignée, de petits
démontrer le théorème de Jordan ? L’ad- programmes s’exécutent sur votre ordina-

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Regards

5. Une preuve mentale du théorème de Wilson


héorème de Wilson: si p est pre- On imagine un jeu de 52 cartes ces p angles pris dans l’ordre : ils
T mier, alors (p – 1)! + 1 est
divisible par p. Ce résultat était
et on associe une direction à chaque
couleur : Nord pour pique, Ouest
dessinent un grand polygone régu-
lier à p côtés et donc leur somme
connu du mathématicien arabe pour trèfle, Est pour carreau, Sud est nulle. Dans un autre ordre, la façon dont on la parcourt). Il y a
Alhasen (965-1039); il doit son nom pour cœur. On mélange les cartes elle reste bien sûr nulle. donc en tout (p – 1) ! – (p – 1) pro-
et on en déduit une promenade aléa- On réfléchit maintenant aux menades différentes asymétriques.
toire en prenant les cartes une à une p ! promenades aléatoires engen- Toute rotation d’une promenade
et en les mettant à la suite l’une drées par les différentes façons de asymétrique par un multiple de l’angle
de l’autre. Comme il y a autant de classer les cartes. Comme le point de base en donne une autre. Les pro-
Nord que de Sud et autant d’Ouest de départ est sans importance, il n’y menades asymétriques se regroupent
que d’Est, le parcours ramène au a que (p – 1) ! promenades aléa- donc en paquets de p (dans un
point de départ. toires différentes. paquet, toutes les promenades s’ob-
Prenons maintenant un jeu de Certaines promenades sont peut- tiennent en faisant tourner l’une
p cartes, p étant un nombre pre- être invariantes par rotation, mais d’elles par les multiples de l’angle de
mier. Soit l’angle 360°/p (un p-ième puisque p est premier, cela ne peut base). Le nombre (p – 1) ! – (p – 1)
d’un tour complet) qu’on dénom- être que par la rotation de l’angle est donc divisible par p, donc
mera angle de base. On numérote de base. Les promenades invariantes (p – 1)! + 1 aussi. CQFD.
les cartes par les entiers de 0 par rotation de l’angle de base sont La réciproque conduit à une
à p – 1. À la carte i, on associe i fois faciles à identifier : ce sont celles caractérisation des nombres premiers.
l’angle de base. Comme précé- qui dessinent les étoiles régulières Elle se fait mentalement aussi: si p > 4
demment, quel que soit l’ordre des faites en prenant p points régulière- est composé, alors (p – 1)! est divi-
à John Wilson (1741-1793) qui cartes, le parcours aléatoire qu’on ment espacés sur une circonférence. sible par p (traiter le cas p carré par-
l’énonça en 1770 sans le démon- en déduit ramène au point de Il y en a exactement p – 1 (il y a fait, puis p non carré), donc (p – 1)! + 1
trer, chose faite trois ans plus tard départ. Pour le voir, on considère deux fois moins d’étoiles, mais cha- ne l’est pas. Pour p = 4, on a
par Joseph-Louis Lagrange. les p vecteurs unitaires associés à cune donne deux promenades selon (p – 1)! + 1 = 7, non divisible par 4.

teur et vous proposent des démonstrations preuve pour votre prochaine excursion en gaz et l’électricité illustre cette situation (voir
animées parfaitement convaincantes (voir montagne. Elle vous fera sentir, bien mieux ci-dessous). Il lui correspond le théorème
http://clem.mscd.edu/~talmanl/MathAnim.html que les preuves usuelles fondées sur des affirmant que le graphe K3, 3 (où trois pointsa,
pour une collection de telles animations). connaissances peu intuitives d’arithmé- b et c rejoignent chacun trois autres points
tique modulaire, que le théorème est vrai : d, e et f) n’est pas planaire, c’est-à-dire ne
Des preuves mentales en un mot, elle vous fera accéder à cet état peut pas être dessiné sur un plan sans que
de conviction profonde qui constitue la com- les tracés des jonctions ne se coupent. Qui-
À l’opposé des preuves sans mots, il y a préhension mathématique véritable. Du fait conque essaye pendant dix minutes de
les preuves sans dessins ni symbolisme de leur nature verbale, les preuves mentales résoudre le problème de Dudeney avec un
mathématique, qu’on pourrait qualifier de sont en général faciles à traduire en preuves papier, un crayon et une gomme, atteint cet
mentales. Lors d’une promenade à pied avec formelles. état de certitude absolue que K3, 3 n’est pas
un ami, vous la raconterez... et cela même planaire.
en pleine nuit. Pour peu qu’il soit assez atten- Prouver en bougeant
tif, en vous écoutant, votre ami compren- a b c
dra et se trouvera donc à la fin de votre son corps
exposé convaincu d’un résultat mathéma- Les mouvements et les actions qu’on effec-
tique nouveau. Récemment, le mathéma- tue soi-même sont un bon moyen de se per- ?
d e f
ticien britannique Adam Goucher a proposé suader d’une vérité. Cette implication du
une preuve mentale et géométrique (ce corps dans le processus de démonstra-
n’est pas incompatible !) du théorème de tion est parfois le moyen le plus efficace
Wilson. Ce théorème donne une caractéri- d’arriver à l’état de certitude intime à pro-
sation des nombres premiers comme pos d’un énoncé mathématique. Le problème des trois maisons de Henry Dude-
nombres p qui divisent (p – 1)! + 1 (voir L’exemple du problème des trois maisons ney : les tracés reliant (a, b, c) à (d, e, f) se
la figure 5). Je vous recommande cette de Henry Dudeney qui doivent avoir l’eau, le coupent forcément au moins une fois.

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Regards

Ces mouvements réalisés pour soi rubrique de février 2010 qui présentait un et des démonstrations. Pourtant, il existe
construisent une conviction privée, mais livre de Mark Levi consacré au sujet en don- des domaines où elles jouent un rôle cen-
une démonstration doit être communicable. nait une série d’exemples (voir l’encadré 4 tral, totalement irremplaçable, et où per-
Ici, on ne peut donc pas considérer que la pour un autre). Ces preuves sont déli- sonne n’a le moindre doute sur les énoncés
certitude acquise par manipulation vaut pour cates à analyser pour le mathématicien, car mathématiques qu’il produit.
démonstration. Heureusement, l’énoncé que la preuve s’appuie sur des lois ou des consi- Considérons l’énoncé suivant : il existe
K3, 3 n’est pas planaire a des démonstrations dérations physiques qui ne sont pas per- une configuration du Jeu de la vie de Conway
au sens usuel... quoique utilisant de façon mises habituellement en mathématiques. de dix cellules créant des configurations
plus ou moins directe le théorème de Jor- D’ailleurs, si les lois physiques ne sont dont le nombre de cellules tend vers l’infini.
dan et donc délicates à formaliser. pas vraies (une loi physique n’est jamais
démontrée définitivement), il se pourrait Observer
Démonstrations que ce qu’on en a déduit de purement mathé-
le déroulement
matique soit faux. L’analyse approfondie de
de physiciens ces preuves ferait peut-être découvrir d’un programme
Notre connaissance instinctive ou apprise qu’elles sont exprimables en contournant
de la physique nous conduit à être certain les hypothèses physiques qui y sont à C’est un énoncé mathématique très simple.
d’énoncés pourtant purement mathéma- l’œuvre. Le problème n’est pas très simple Il n’a été démontré qu’en 1997 par Paul
tiques. Ces preuves d’énoncés mathéma- et il semble qu’il y ait là un beau sujet de Callahan, 30 ans après l’invention du jeu.
tiques par le raisonnement physique recherche logique qui, à ma connaissance, En quoi consiste sa démonstration ? En la
peuvent difficilement être considérées n’a pas été traité. présentation d’une configuration de dix cel-
comme de vraies preuves mathématiques La simple observation d’un programme lules (la trouvaille), suivie de l’observation
et on ne sait pas ce qu’en aurait dit Thom. qui affiche des images sur un écran consti- de 1 000 générations successives du deve-
Cependant, elles sont fascinantes et il ne tue parfois une preuve entraînant une nir de la configuration. Ces 1 000 généra-
fait pas de doute qu’elles conduisent dans parfaite adhésion. Ce type de preuves est tions ne peuvent pas se calculer à la main,
un état de certitude parfois aussi fort que rarement mentionné par ceux qui réflé- car assez rapidement elles font intervenir
les preuves vraiment mathématiques. La chissent à la nature des mathématiques un grand nombre de cellules. À partir de la
génération 1 000, le calcul présente une
régularité : une partie de la configuration
6. Les démonstrations par manipulation est stable alors qu’une autre partie avance,
laissant derrière elle des cellules vivantes
i vous réussissez à ranger la boîte de cubes, vous en tirerez sans mal une preuve descriptive
S du théorème géométrique affirmant que ce rangement est possible. En revanche, si, après
avoir essayé durant une heure de ranger une boîte avec six pièces, vous n’avez pas réussi, vous
de plus en plus nombreuses et formant un
motif périodique.
La conviction que cela se poursuit est
serez persuadé que c’est impossible et n’aurez pas le moindre doute. La conviction acquise
« par manipulation » que la boîte ne peut pas être rangée sera malheureusement incommuni-
totale. En effet, d’une part, le programme a
cable et ne constituera donc pas une preuve mathématique acceptable. été testé un grand nombre de fois et nul
Le cube diabolique (A), qui date du XIXe siècle, est, semble-t-il, le plus ancien problème de ne doute qu’il calcule comme il faut (on peut
rangement du cube. Le cube de Steinhaus (B) a été inventé en 1930 et le Half Hour Puzzle de aussi refaire fonctionner la configuration
Coffin, inventé vers 1970 (C), se remonte après une demi-heure de réflexion... Les solutions à initiale de dix cellules avec un autre pro-
droite représentent les trois vues du cube (de gauche, de droite et de dessus). gramme) ; d’autre part, la régularité de ce
qu’on observe ne laisse pas de doute sur
A : Le cube diabolique Solutions
l’idée que la croissance se poursuivra indé-
3 2 3
1 5 5 5 2 5 4 1 finiment. C’est bien l’observation du pro-
2 3 4 6
6 6 6
gramme en train de fonctionner en continu
B : Le cube de Steinhaus qui crée cet état d’évidence entraînant
l’adhésion dont parlait Thom et qui carac-
6 2 6 2 4
1 2 3 5 4 3 4 térise les preuves rigoureuses.
4 6 3 5
1 5 L’étude du Jeu de la vieet de bien d’autres
C : Le Half Hour Puzzle de Coffin
automates cellulaires conduit à pratiquer ce
type de démonstrations et essentiellement
1 3 1 5 4
1 5 1 5 celui-là. On y prouve des théorèmes dont
2 4 4 2
5 6 6 6 3 6 3 certains sont si peu évidents qu’on ne les a
découverts qu’après plusieurs décennies

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Regards

de recherche. Ce sont des preuves hétéro- Le résultat m’a été signalé par son auteur L’ A U T E U R
doxes certes, qu’on pourrait transformer Gary McGuire, de l’University College de
en preuves formelles très longues (car le Dublin, qui, pour son énorme calcul, a été
contexte est discret et se réduit à l’arith- aidé de Bastian Tugueman et Gilles Civario.
métique), mais personne n’en ressent la Précisons qu’il y a peu de temps, ce calcul
moindre nécessité. Ce sont les preuves dont était jugé infaisable et qu’il n’a pu être mené
ce domaine mathématique a besoin, et aucun que parce qu’il a été préalablement simpli-
autre type de preuves n’établira mieux le fié par une étude mathématique utilisant
résultat qu’il existe une configuration de dix certains outils combinatoires, dont le lemme
cellules qui croît indéfiniment. de Burnside.
Une autre démonstration par énumé- Les tentatives mathématiques directes Jean-Paul DELAHAYE
est professeur à l’Université
ration (menée par ordinateur, bien sûr) a (sans ordinateurs) pour traiter le problème de Lille et chercheur
établi qu’il n’existe aucune configuration de réussissent à montrer assez facilement au Laboratoire d’informatique
neuf cellules ou moins qui croît indéfini- que sept données sont nécessaires, mais fondamentale de Lille (LIFL).
ment: la configuration à dix cellules de P.Cal- ne vont pas plus loin pour l’instant. On est
lahan est donc la plus petite possible ayant donc très loin du 17 obtenu avec l’ordina-
cette propriété. teur et qui apparaît totalement hors de por-
Le résultat cité paraîtra un peu anecdo- tée du pur raisonnement non assisté par
tique, mais ce n’est pas toujours le cas. La une machine. La preuve par ordinateur a
meilleure preuve du théorème de John von exigé un calcul équivalent à plus de sept mil-
Neumann qu’il existe des configurations auto- lions d’heures (environ 800 ans) d’un
reproductrices fonctionnant sur un schéma bon processeur d’ordinateur de bureau.
génétique (voir l’article de cette rubrique L’examen du programme, des résultats
de janvier 2012)est de cette nature. La convic- mathématiques sur lesquels il se fonde,
tion profonde que doit donner une démons- des contrôles assurant que tout se déroule  BIBLIOGRAPHIE
tration peut dans ce cas soit provenir de la bien et du résultat qu’il produit, constituent G. McGuire,
lecture attentive du texte de von Neumann un ensemble de données communicables There is no 16-clue Sudoku, 2012 :
(c’est un gros effort), soit provenir de l’ob- qu’il faut considérer comme une preuve http://www.math.ie/checker.html
servation du calcul réalisé par le programme rigoureuse au sens de Thom. R. Nelsen, Proof without words,
qui fait fonctionner sa fameuse configura- La liste des démonstrations hétéro- The Mathematical Association of
tion, programme dont bien sûr on s’assurera doxes contient d’autres catégories encore, America, vol. I 1993, vol. II 2000,
version française à paraître
qu’il fait ce qu’on attend et rien d’autre. Les que je cite brièvement sans donner aux éditions Hermann, 2012.
preuves par observation du fonctionnement d’exemples : à l’inverse de la conception for-
d’un programme pourraient bien jouer un rôle maliste, elles incitent à une vision libre et J.-P. Delahaye, Persuader de son
savoir sans le transmettre, Pour
important dans l’avenir des mathématiques. ouverte de l’activité mathématique. la Science n° 399, janvier 2011.
– Les preuves sans transfert de
J.-P. Delahaye, Du rêve à la réalité
Confier le calcul connaissance. En dialoguant avec la per-
des preuves, Pour la Science
sonne qui détient la preuve, vous serez
à un ordinateur persuadé que l’affirmation mathématique
n° 402, avril 2011.

Nous n’insisterons pas sur les preuves obte- est juste, mais vous n’apprenez rien de la J.-P. Delahaye, Quand la physique
démontre des théorèmes
nues par l’usage d’un ordinateur qui réalise preuve et vous restez donc incapable d’en mathématiques, Pour la Science
un calcul (qu’on n’observe pas directement convaincre quelqu’un d’autre (voir l’article n° 388, février 2010.
comme précédemment). Depuis plusieurs de cette rubrique de janvier 2011).
dizaines d’années, leur usage s’étend len- – Les preuves probabilistes : même si C. Alsina et R. Nelsen, Visualizing
Basic Identities, The Mathematical
tement et on leur doit maintenant des théo- la preuve aboutit, il reste une probabilité Association of America, 2009.
rèmes importants. Signalons un très bel (que l’on tentera de rendre aussi faible
exemple tout récent. En janvier de cette que possible) pour que le résultat prouvé M. Levi,
The Mathematical Mechanic,
année, après plus de cinq ans de travail, le soit faux. Princeton University Press, 2009.
théorème fondamental du sudoku a été – Les preuves holographiques (ou PCP) :
démontré : une grille de sudoku 9 ⫻ 9 doit vérifier la preuve (avec un risque très faible C. Alsina et R. Nelsen, Math Made
Visual, The Mathematical
comporter 17 chiffres préinscrits ou plus de se tromper) n’exige qu’un petit mor- Association of America, 2006.
pour avoir une solution unique. ceau de la preuve. 

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y q

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

L’anneau bavard, alias chatter ring


Le chatter ring, l’« anneau qui bavarde », est un accessoire de jonglerie
très populaire en Nouvelle-Zélande, à Hawaï et au Japon. Son principe
s’apparente à celui d’un hula hoop à plusieurs anneaux.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

Q
uasi inconnu en France, le chat- même (voir la figure 1). Entre les mains coup de pouce, les petits anneaux tour-
ter ring a connu son heure de de joueurs expérimentés, cet objet devient nent très rapidement autour de la tige cen-
gloire à la fin du siècle der- un accessoire de impressionnant. Et il offre trale, en descendant lentement.
nier (le XX e ...) en Nouvelle- au physicien un joli sujet de réflexion... Le principe du jeu est de faire tourner la
Zélande, où 170 000 exemplaires ont été tige pour maintenir les petits anneaux en
vendus en moins d’un an, et au Japon Et le jeu renaquit rotation à hauteur constante. Une fois ce
(500 000 exemplaires). Ce jeu difficile à mouvement maîtrisé, on peut ensuite réa-
maîtriser consiste en une tige métallique de ses cendres... liser des figures, par exemple faire passer
circulaire sur laquelle sont enfilés cinq Le chatter ring, nommé aussi jitter ring, le grand anneau en position horizontale ou
petits anneaux, métalliques eux aussi. est constitué d’une tige d’acier de 6,4 mil- jongler sans que les petits anneaux ne
Mis en rotation rapide, les cinq anneaux limètres de diamètre formant un cercle de cessent de tournoyer autour de la tige.
effectuent le long de la tige annulaire une 28 centimètres de diamètre, sur lequel L’ancêtre du chatter ring est le gyroring,
sorte de mouvement de hula hoop des- sont enfilés cinq anneaux de trois centi- jeu pour enfants né peut-être au début du
cendant, en faisant tinter un son métallique. mètres de diamètre extérieur et de sept XXe siècle (un brevet de 1906 de l’Améri-
Cela se poursuit tant que l’utilisateur par- millimètres d’épaisseur. Le trou central de cain William Van Horn porte sur un système
vient à maintenir les anneaux « vivants » ces anneaux est deux fois plus large que à un seul anneau). Le gyro ring était com-
en faisant tourner le grand anneau sur lui- la tige. Une fois lancés par un vigoureux posé d’une tige métallique circulaire tra-
versant cinq anneaux de plastique. Dans
les années 1980, le physicien américain
Jearl Walker a mentionné une variante, le
fiddlestick, dans Le carnaval de la physique,
son ouvrage bien connu des amateurs de
physique amusante. Dans cette version,
les petits anneaux descendent le long d’une
tige rectiligne verticale.
Le gyro ring ou le fiddlestick seraient
restés dans l’ombre si, dans les années1990,
un incendie n’avait pas détruit la maison
d’un jeune Néo-Zélandais qui avait en sa pos-
Dessins de Bruno Vacaro

session un exemplaire de gyro ring(du moins


est-ce ce qu’on raconte). En cherchant dans
les décombres de sa chambre calcinée, le
jeune homme retrouve son jeu avec les petits
1. CINQ PETITS ANNEAUX MÉTALLIQUES mis en rotation rapide autour d’une tige circulaire : ce anneaux dépouillés de leur plastique, qui a
jeu simple, le chatter ring ou jitter ring, consiste à maintenir le plus longtemps possible la rota- brûlé. Il s’aperçoit vite que l’objet rescapé
tion des anneaux. Pour ce faire, le joueur doit faire tourner le grand cercle de façon à garder les est bien plus rapide et qu’il produit un ron-
petits anneaux à la même hauteur. ronnement métallique marqué (c’est ce

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Regards

qui lui vaut le nom de chatter ring, anneau a b c


qui bavarde). Avec l’aide de son père, il
Force de Point
fabrique alors de nouveaux jeux en rempla- de contact
frottement
çant les anneaux par des écrous.
En voyant des enfants y jouer, Murray Réaction
de la tige
Potts, responsable d’une ferme de produc-
tion de kiwis, perçoit tout le potentiel du dis-
positif. Il l’améliore et convainc Warehouse,
le plus gros vendeur néo-zélandais de jouets, Poids
qui en écoule 140 000 exemplaires dans ce
pays entre avril et octobre 1996. Le succès
du jeu est tel que des écoles sont obligées Point
de contact
de l’interdire...
2. LE PRINCIPE DU CHATTER RING s’apparente à celui du hula hoop. Dans ce dernier (a),
l’anneau est maintenu en rotation à un niveau constant grâce à une agitation appropriée de
Descente hélicoïdale l’axe : cette agitation fait tourner l’anneau, et la réaction de la tige, opposée à la force centri-
Comment expliquer le comportement des fuge, crée une force de frottement suffisante pour que l’anneau ne glisse pas vers le bas. Dans
le chatter ring (b et c), l’anneau est incliné, avec deux points de contact avec l’axe. Quand l’an-
petits anneaux ? En première approxima- neau tourne sans glisser, il descend le long de la tige, les deux points de contact décrivant une
tion, leur mouvement est semblable à hélice. L’énergie cinétique gagnée lors de cette descente dans le champ de pesanteur sert à
celui d’un hula hoop. Dans un hula hoop, entretenir la rotation.
l’anneau est horizontal, c’est-à-dire per-
pendiculaire à l’axe vertical formé par le
corps du joueur, et roule sans glisser sur glissement) le long de la tige. Du couplage
l’axe central. Lorsque la rotation est assez de ces mouvements résulte un transfert
rapide, le cerceau prend une position hori- d’énergie. La perte d’énergie du mouvement
zontale sous l’effet de la force centrifuge. de rotation, due au frottement de roulement
C’est en remuant son bassin que le joueur entre l’anneau et la tige, est compensée par
entretient la rotation du cerceau. Toujours l’énergie cinétique gagnée lors de la des-
à cause de la force centrifuge, l’anneau est cente dans le champ de pesanteur. Et le
fermement plaqué contre l’axe vertical du joueur compense en continu cette descente
LES AUTEURS
corps. Ce contact crée une force de frotte- en faisant tourner la tige centrale dans un
ment qui empêche l’anneau de glisser plan vertical, ce qui a pour effet de mainte-
vers le bas pendant qu’il roule sur le corps. nir les anneaux à un même niveau.
De la même façon, dans le chatter ring, En expérimentant, on voit que les
la rotation permet aux petits anneaux de res- anneaux adoptent l’inclinaison maximale
Jean-Michel COURTY
ter plaqués contre la tige centrale. Ainsi, ils compatible avec leur géométrie. On com- et Édouard KIERLIK
ne glissent pas. Toutefois, aucun mouvement prend aussi que l’inclinaison est d’autant sont professeurs de physique
de la tige analogue à celui du corps dans le plus forte que le diamètre est grand, et il à l’Université Pierre
hula hoop ne vient entretenir leur rotation. en est de même pour le pas de l’hélice et Marie Curie, à Paris.
Leur blog: http://blog.idphys.fr
D’où les anneaux tirent-ils donc l’énergie pour décrite le long de la tige. On en déduit
continuer de tourner ? Réponse : du champ que, pour une même vitesse de rotation,
de pesanteur. Voyons comment. la descente le long de la tige est d’autant
Les anneaux du chatter ring ne sont pas plus rapide que le diamètre intérieur de  BIBLIOGRAPHIE
perpendiculaires à la tige, mais inclinés. l’anneau est grand.
Cette inclinaison, ajoutée à l’épaisseur de Conséquence? Si l’anneau est trop large, H. R. Crane, Chattering,
the chatterring and the hula
l’anneau, fait que le contact entre un anneau une rotation suffisamment rapide pour que hoop, The Physics Teacher,
et la tige a lieu en deux points et non plus la force centrifuge plaque l’anneau sur la tige vol. 30(5), pp. 306-308, 1992.
un seul (voir la figure 2). Il s’ensuit qu’en entraînerait une descente trop brutale, que
roulant sur la tige, l’anneau ne se déplace le joueur serait incapable de compenser. Ainsi,
pas sur un cercle restant dans un même si son diamètre est trop grand, l’anneau se
plan, mais selon une hélice : à la rotation met à glisser. En revanche, si l’anneau est Retrouvez les articles de
J.-M. Courty et É. Kierlik sur
s’ajoute un mouvement de translation (sans trop petit, il est quasi horizontal ; la descente www.pourlascience.fr

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Regards

et, donc, la conversion d’énergie potentielle anneaux. Ainsi, non seulement ces anneaux
de gravitation en énergie cinétique ne sont se mettent à tourner à la même fréquence,
alors pas assez rapides pour compenser les mais en plus, ils deviennent en phase, c’est-
pertes dues au frottement, et la rotation cesse. à-dire que tous les anneaux tournant dans
La fourchette pour laquelle on a le mouve- le même sens sont, à chaque instant,
ment attendu se situe pour un diamètre inté- inclinés dans la même direction.
rieur des petits anneaux compris entre 1,2 Cependant, on ne comprend pas encore
et 2,3 fois le diamètre de la tige. tout du chatter ring. Les anneaux peuvent
La présence de plusieurs anneaux rend tourner dans des sens différents (le choix
la physique du jeu encore plus intéressante. dépend de la façon dont on les lance). Dans
Des photographies au flash ou l’utilisation ce cas, les anneaux restent synchroni-
de caméras rapides montrent tout d’abord sés, mais on constate que la distance entre
que la rotation des divers anneaux est deux anneaux successifs tournant en sens
3. CEUX QUI MAÎTRISENT l’« anneau bavard » synchronisée et que ceux-ci descendent à opposés est sensiblement supérieure à
peuvent pousser assez loin les jeux d’adresse
la même vitesse, alors même qu’ils ne sont celle qui sépare deux anneaux tournant
et les figures de jonglerie.
pas en contact. dans le même sens. Pourquoi ? Qu’est-ce
Comment cela est-il possible ? La rota- qui détermine la distance entre deux
tion des anneaux entraîne une vibration anneaux successifs ? Expérimentateurs,
de la tige qui couple le mouvement des divers à vos anneaux ! I

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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Le fractionnement des produits

Jean-Michel Thiriet
Cuisiner «note à note» à partir de composés purs est compliqué.
Un compromis est d’utiliser des mélanges préparés par avance.
Hervé THIS

D
ans la cuisine moléculaire, il le lait, des matières grasses à diverses tem- teurs indispensables à notre économie et à
ne s’agit pas de cuisiner avec pératures de fusion, des poudres, etc. Pour- la sauvegarde de notre environnement.
des molécules : qui préten- quoi ne pas généraliser les techniques à Pour les cuisiniers, ce sera la source d’in-
drait faire autrement ? Non, d’autres produits végétaux ou animaux : la grédients culinaires nouveaux, préparés à
le but est de tirer profit de «nouveaux» outils, carotte, la pomme, la viande d’agneau, le partir des produits de l’agriculture ou de l’éle-
ingrédients, méthodes –par exemple le siphon, merlan, l’orange...? Depuis quelques années, vage actuels. Évidemment, la cuisine à l’aide
l’évaporateur rotatif, la sonde à ultrasons, à la Station INRA de Pech Rouge, les cher- de ces matières ne sera pas de la cuisine
l’azote liquide, les agar-agars, carraghénanes, cheurs préparent la fraction polyphénolique note à note « pure », mais un bon début.
etc. L’idée de la cuisine note à note est diffé- totale du vin, les composés odorants qui sont On apprendra ensuite à craquer les
rente : il faut partir de composés (purs si pos- libérés lors de la fermentation, les sucres... tissus végétaux et animaux, en vue de la
sible) pour construire les mets. Les techniques mises en œuvre sont clas- préparation de nouveaux ingrédients (dans
La difficulté de cette cuisine est ana- siques : distillations, évaporation sous pres- le fractionnement, on se limite à séparer
logue à celle qu’ont rencontrée les musiciens sion réduite, filtrations. des composés ; dans le craquage, on modi-
quand sont apparus les premiers synthéti- L’industrie de l’eau, notamment, a per- fie les composés au cours du traitement de
seurs : étant donné la possibilité de mêler fectionné les systèmes de filtration et pro- séparation).
des sons de fréquence pure, comment faire duit des «cartouches», analogues dans leur Un exemple de réalisation possible ? La
de la musique ? Il semblait fastidieux d’avoir principe à celles qui figurent dans les carafes sauce wöhler se confectionne par mélange
à décider, pour chaque fréquence audible, de purification de l’eau. Ces systèmes sépa- d’eau (disons 250 millilitres), de six feuilles
de l’intensité du son, en vue de faire non plus rent un liquide injecté sous pression en frac- de gélatine, d’une cuillerée à soupe de com-
des notes, mais des mélanges d’ondes tions déterminées par le type de filtre choisi. posés phénoliques de Syrah, une demi-cuille-
sonores ! Aussi les fabricants de synthéti- Nanofiltration, ultrafiltration, microfiltration, rée à café d’acide tartrique, une cuillerée de
seurs ont introduit des « enveloppes », afin osmose directe, osmose inverse... Selon glucose, un peu de sel, une goutte de solution
de produire des timbres préformés, avec les techniques, on retire les ions, les oligo- diluée de capsaïcine (ou, à défaut, d’une macé-
quelques possibilités de réglage, qui restrei- saccharides (glucose, fructose, saccharose, ration de piment dans de l’huile); on chauffe,
gnent certes les possibilités théoriquement etc.), les acides aminés, les composés on ajoute de la matière grasse (huile) en fouet-
infinies, mais qui permettent au musi- phénoliques, les pigments caroténoïdes ou tant. À servir avec un flan un peu ferme fait
cien... de faire de la musique. chlorophylliens... de poudre d’œuf, d’eau, de 1-octène-3-ol. J’ai
Et s’il en était de même pour la cuisine Voyons le cas des carottes dont le liquide, essayé, c’est délicieux !
note à note? Puisque la construction d’un plat après broyage, a été placé dans un appa- Avec ces techniques, le... goût pour les
à partir de composés purs est compliquée, ne reil qui, en quelques minutes, a séparé une nouveaux goûts sera facile à satisfaire. 
pourrions-nous pas, plutôt, partir de mélanges «eau» assez pure d’un concentré des autres
préparés par avance et différents des tissus composés dissous. Un traitement supplé- Hervé This est chimiste
végétaux ou animaux ? Une proposition, mentaire, à l’aide d’une cartouche aux pores dans le Groupe INRA
pour préparer de tels mélanges, est le frac- de taille différente, aurait poursuivi le pro- de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
tionnement des produits végétaux ou animaux. cessus et séparé les composés. et directeur scientifique
Un tel fractionnement existe déjà dans Ces fractions, plus « élaborées » que le de la Fondation
l’industrie alimentaire, qui fractionne le blé produit végétal initial, peuvent être vendues Science & Culture Alimentaire
ou le lait, depuis quelques décennies. C’est à un prix supérieur à celui du produit initial, (Académie des sciences).
ainsi que l’on prépare du son, de l’amidon, et l’on peut souhaiter que ce type de méthodes Retrouvez les articles
des protéines (gluten, par exemple), ou, pour contribuera à l’enrichissement des agricul- fr www.pourlascience.fr
de Hervé This sur

© Pour la Science - n° 414 - Avril 2012 Science & gastronomie [101


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À LIRE

matique. Évidemment, difficile M. du Sautoy, grand contributeur


§ MATHÉMATIQUES
de tout comprendre à la première à la diffusion des connaissances ma-
Symétrie lecture, mais comme la Sonate au thématiques, vulgarisateur comme
ou les maths clair de lune de Beethoven, vous en il n’en apparaît dans le monde
au clair de lune explorerez les beautés par des lec- qu’un ou deux par décennie.
Marcus du Sautoy tures successives qui dévoileront Si vous devez emmener un
Héloïse d’Ormesson, 2012 de nouvelles facettes du sujet et des livre de mathématiques lors de
(519 pages, 26 euros). intérêts de l’auteur. votre prochaine excursion sur une
M. du Sautoy vous fait ressentir île intellectuellement déserte, em-

C e livre est un voyage initia-


tique à travers le monde ma-
thématique de la symétrie.
Marcus du Sautoy raconte sa
propre quête de mathématicien à
pourquoi les mathématiques ne
sont pas que de l’art. Si Beethoven
n’avait pas existé, personne n’au-
rait écrit sa sonate: la musique est
affaire d’invention. En revanche, si
portez les Maths au clair de lune.

.§ Philippe Boulanger.

la recherche de la formule expli- Galois n’avait pas vécu, il semble


§ COSMOLOGIE
citant certains êtres géométriques. probable que quelqu’un aurait
Il s’inscrit dans la longue lignée démontré par les mêmes moyens Le théorème de mesure des distances dans l’Uni-
des adorateurs de la symétrie, de que lui l’impossibilité de résoudre du jardin vers qui, élargissant notre horizon,
Platon décrivant ses solides aux par radicaux toutes les équations Christian Magnan ont conduit au concept de l’ex-
créateurs du « Monstre », le der- de degré supérieur à 5. La logique amds, 2011 pansion d’un espace-temps «cour-
nier avatar des êtres supersymé- des structures est découverte par (304 pages, 22 euros). bé » par la matière et à notre vi-
triques des dimensions supé- le raisonnement et l’apparition des sion einsteinienne de la cosmolo-
rieures (alors que le carré ne comp-
te que quatre axes de symétrie, il
y a plus de symétries dans cette
« superstructure » que d’atomes
dans le Soleil), en passant par les
vérités, inévitable à long terme,
même si le cheminement de l’es-
prit du génie précurseur est diffi-
cilement identifiable. Car le génie
a le choix dans sa démarche par-
L a découverte par la lunette
de Galilée de milliers d’astres
nouveaux si « inutiles » à
l’homme a brutalement détruit le
concept selon lequel «Dieu ne crée
gie. Le « théorème du jardin » y
illustre le fait que, pour que cette
courbure soit perceptible, il faut que
le jardin soit suffisamment grand,
au-delà d’une certaine limite qui
mathématiciens arabes et ano- mi les possibilités mathématiques: rien en vain». Comment croire en- fait encore aujourd’hui l’objet d’un
nymes qui ont conçu les mosaïques quand il a ouvert une voie, il cher- core que l’être humain est la fi- intense débat.
de l’Alhambra de Grenade. che des fidèles pour sa nouvelle nalité de l’Univers ? C’est cette L’originalité de l’ouvrage ré-
Un témoignage de la façon bien religion. question centrale qu’a souhaité side dans sa dernière partie, où l’au-
mystérieuse dont travaillent les ma- À la lecture du livre, le lecteur aborder de front Christian Ma- teur critique de façon très directe
thématiciens: professeur à Oxford, a envie de converser avec l’auteur gnan, astrophysicien reconnu – certains diront excessive – les
M. du Sautoy relie son oncogenè- sur la vérité des opinions fortes qu’il pour ses constants efforts de mé- biais de certains cosmologistes en-
se à la phylogenèse des dépisteurs avance. Par exemple, M. du Sau- diation scientifique. clins à attribuer une pseudofina-
de la symétrie cachée dans les struc- toy prétend que la symétrie dans La première partie de l’ou- lité à l’Univers à travers «un pré-
tures mathématiques. Il est le saint le monde animal apparaît comme vrage replace la question dans un tendu principe de complexité»: ce-
Simon de la communauté mathé- un avantage évolutif par l’attiran- large contexte à travers un exposé lui-ci stipulerait que seul un réglage
ce sexuelle qu’elle implique (sur- classique, mais où les jalons de la infiniment fin des paramètres de
tout chez les fleurs). Il affirme révolution scientifique sont expli- l’Univers aurait permis l’appari-
aussi qu’un mathématicien a be- cités de façon très pédagogique: re- tion de l’homme. Il s’agit là d’une
soin d’être torturé pour être pro- mise en cause de l’ordonnancement sidérante tautologie, car étoiles,
ductif. Ces affirmations et d’autres du Système solaire par Copernic, planètes, atomes, arbres ou four-
sont discutables dans le sens noble rejet des sphères célestes et intro- mis pourraient arriver à la même
du terme d’autant que ce ne sont duction de l’ellipse par Kepler, ré- conclusion: ce qui existe a été fait
peut-être que d’intéressantes fa- vélations de la lunette de Galilée, pour que cela existe!
céties (les scientifiques aiment bien découverte de la force d’attraction Enfin, dans sa conclusion,
ces provocations). par Newton et rôle des comètes l’auteur souligne l’indigence de la
Toutefois, comme l’art, les ma- pour asseoir cette nouvelle vision réflexion théorique et certaines dé-
thématiques n’existent pas avant de l’ordre cosmique. rives de la cosmologie moderne
d’être communiquées pour que Après ce parcours historique, comme celles qui conduiraient à
la communion dans la beauté dé- l’auteur expose de façon claire l’éla- «l’imposture de la matière noire».
voilée puisse s’opérer. Merci à boration des différentes méthodes Peut-on vraiment parler de théo-

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À l i r e

rie de l’Univers lorsque 95 pour de spécialistes reconnus de diffé-


§ HISTOIRE DES SCIENCES
Brèves
cent de son contenu est de natu- rentes disciplines sur le thème de
re inconnue ? On l’aura compris, l’identité. Il s’agit de montrer l’éten- Le coloris LA RÉVOLUTION
dans la substance DU PLAISIR FÉMININ
ce livre ne vise pas au consensus due des problèmes posés par cet-
habituel et pourra surprendre. En te notion et de faire le tour des ques- vivante Élisa Brune
réalité, s’il n’est pas exempt de pe- tions d’actualité qui s’y rattachent. Odile Jacob, 2012
Georges Pouchet et Michel Blay
tits défauts, il a le grand mérite de D’où vient le mot? Le philoso- (464 pages, 21,90 euros).
VillaRrose, 2011
souligner le manque de réflexions phe V. Descombes explique qu’il (105 pages, 12 euros). e plaisir féminin est-il de nature à être
critiques sur la cosmologie et l’ab- prend un sens nouveau dans les an- L révolutionné ? Non, mais vécu oui.

M
sence de voies nouvelles. Il inté- nées 1950 aux États-Unis, sous l’im- édecin de la seconde moi- Clair et bien écrit, ce recueil d’enquêtes
ressera tous ceux qui s’interrogent pulsion d’un psychanalyste, Erik tié du XIXe siècle animé en explore les aspects, notamment scien-
sur les limites de notre compré- Erikson. Celui-ci définit l’identité par une curiosité insa- tifiques, et rend compte par de multi-
hension actuelle de l’Univers. comme résultat d’une crise d’appar- tiable, Georges Pouchet nous livre ples interviews de l’évolution de la sexua-
tenance culturelle – un sentiment le fruit de son observation émer- lité féminine en France. Après avoir pris
.§ Jean-Marc Bonnet-Bidaud. sa Bastille dans les années 1970, le
touchant avant tout les membres
Service d’astrophysique, CEA, Saclay « peuple » des femmes a pris les choses
de minorités: Noirs, Indiens, fem-
du sexe en main. Tant mieux !
mes. Or les crises identitaires affec-
tent aujourd’hui un pays comme la
France, alors que son modèle d’in-
§ SOCIOLOGIE
tégration républicaine semble en L’UNIVERS, LA VIE,
Identités à la dérive panne. C’est pourquoi le sociologue L’HOMME
Spyros Theodorou (dir.) M. Wieviorka propose de repenser Henry de Lumley (dir.)
Parenthèses, 2012 la nation en reconnaissant les iden- CNRS éditions, 2012
(384 pages, 18 euros). tités culturelles des différentes mi- (220 pages, 2O euros).
norités issues de l’immigration ou
e titre de ce livre pourrait aussi bien
L
A près le débat ouvert en 2009
par le gouvernement sur
l’identité nationale, qui sus-
cita des critiques et fut enterré dans
la plus grande discrétion, les ques-
de l’Outre-mer.
Toutefois, pour J.-F. Bayart, les
identités culturelles sont une in-
vention récente, due à la centralisa-
tion des États-nations au XIXe siècle.
être «L’Homme dans l’Univers», tant
il balaie de sujets concernant l’évolution
de la matière, de la vie, de sa partie hu-
maine dont la conscience… Issu d’un
cycle de conférences en 2010 au collè-
Et les emblèmes identitaires résul- ge des Bernardins à l’initiative d’Henry
tent d’une reconstruction a poste- veillée de la nature. Héritier de de Lumley, il rassemble les interventions
riori: la tomate n’est en rien un sym-
la démarche expérimentale de passionnantes de nombreux grands
bole méditerranéen, puisqu’elle Claude Bernard, il nous plonge, scientifiques.
vient des Aztèques ! Reste que le dans un style riche et subtil, au
maniement des symboles identi- cœur d’une réflexion scientifique
taires peut mener à des massacres, très avant-gardiste sur le monde
LES RONGEURS DE FRANCE
explique J. Sémelin. Les génocides des couleurs.
du XXe siècle sont nés en contexte Passionné par les couleurs J.-P. Quéré et H. Le Louarn
de crise, une occasion saisie par desdans la nature, il a soutenu sa thè- Quæ, 2012
(312 pages, 39 euros).
intellectuels pour instrumentaliser se de médecine en 1864 sur les co-
les peurs populaires, afin de fabri- lorations de l’épiderme (sous le abitudes, écosystèmes, re-
quer un creuset identitaire entre Second Empire, il existe un vas- H lations avec l’homme… cet
ouvrage présente les 31 espèces
« eux » et « nous ». Se nourrissant te courant de recherches anthro-
du ressentiment, la représentation pologiques dont l’objectif est de de rongeurs présentes en Fran-
tions d’identité font toujours rage de l’Autre comme ennemi permet légitimer scientifiquement la théo- ce, et fournit les moyens de
les identifier. Il décrit aussi les dégâts et
dans notre pays, comme en témoi- alors le passage à l’acte violent. rie des races humaines). Mais Pou-
les problèmes sanitaires qu’elles occa-
gne la polémique récente sur l’in- On mesure tout l’intérêt qu’il y a à chet a prolongé ensuite sa ré-
sionnent, ainsi que les moyens de lut-
égalité supposée des civilisations… analyser la notion d’identité. flexion sur la signification des
te… et de protection – dont le meilleur
Sur ces débats agitant la sphère po- couleurs dans le monde animal et consiste à protéger les prédateurs qui
.§ Régis Meyran.
litique, les sciences humaines ont végétal. Il rassemble le fruit de ses régulent le nombre des rongeurs.
Docteur de l’École des hautes
beaucoup à dire. La preuve dans ce études en sciences sociales recherches dans une monogra-
gros volume, qui regroupe les textes phie, dont la réédition constitue

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À l i r e

Brèves la première partie de ce passion- les pistes de réflexions auxquelles


LA TENTATION DU BITUME nant petit livre. M. Blay nous invite.
Si la formulation du raison-
Eric Hamelin et Olivier Razemon .§ Bernard Schmitt.
nement scientifique peut paraître
Rue de l’échiquier, 2012 CERNh-Lorient
(224 pages, 14 euros).
désuète aujourd’hui, reconnais-
sons à ce texte une grâce, une poé-
’étalement urbain n’épargne
L pas la France: l’équivalent d’un
département est artificialisé tous
sie, un style, qui témoignent d’une
grande sensibilité et d’une acui-
§ SCIENCES NATURELLES
té à révéler la beauté des choses
les sept ans! Cet ouvrage enlevé
fait le point avec humour sur un phéno-
chez cet humaniste ami de Flau- Le grand livre
mène qui a de lourdes conséquences bert. Ce qui fait tout l’intérêt du de la nature
sociales et qui n’a pas pour seule origine texte, c’est l’éclectisme de l’ap- Chris Packham
la mode des résidences individuelles. Il proche du sujet : regard du phy- Delachaux & Niestlé, 2011
précise les rouages et les multiples res- sicien, offrant un concentré des (245 pages, 19,90 euros). ticularités de chaque milieu sont
ponsabilités d’un processus néfaste pour connaissances de l’époque; regard présentées aux côtés d’espèces que
la société et l’environnement. Un sombre
tableau avec quelques lueurs d’espoir,
dont tout citoyen devrait être conscient.
du naturaliste et de l’entomolo-
giste qui amène à réfléchir à la
finalité de ce chatoiement de cou-
leurs dans la nature.
L’intérêt de cet ouvrage tient
C e petit livre invite les esprits
curieux à aller voir ce qui
se passe dans la nature, par-
ticulièrement celle située près de
chez soi, la plus facile et gratifian-
l’on y rencontre. La mise en pages
et les nombreuses photos et croquis
légendés en font un ouvrage colo-
ré et agréable à parcourir.
Bien sûr, il s’agit d’un livre
aussi à la seconde partie. L’histo- te à observer. Il témoigne com- grand public. D’autres documents
PORTRAIT
rien des sciences Michel Blay offre bien la découverte par soi-même sont nécessaires pour approfon-
DU SCIENTIFIQUE
EN REBELLE une synthèse de la construction de la biodiversité et la compré- dir la connaissance des espèces
de la pensée autour de la percep- hension des liens entre espèces peu- et des phénomènes naturels au
Freeman Dyson tion des couleurs et de leur inter- vent être une source d’émerveille- sein des différents habitats, d’au-
Actes Sud, 2011
prétation. Dans la seconde moitié ment et de satisfaction. Que l’on tant que l’ouvrage ne se focalise
(329 pages, 25 euros).
du XVII e siècle, les travaux de soit adulte ou enfant, parcourir ce pas sur un secteur biogéogra-
u fil de comptes rendus, préfaces et
A textes divers du physicien britannique
– qu’il a choisis et rassemblés – sur des
Newton sur la décomposition de
la lumière par le prisme ont défi-
livre suscitera l’envie, puis la joie
de se promener grâce à des activi-
phique donné et privilégie une vi-
sion d’ensemble des biomes pré-
nitivement libéré cette pensée tés suggérées et à d’utiles conseils: sents sur la Terre. On pardonne-
hommes de science qui l’ont marqué et
du cadre aristotélicien et ouvert enregistrer des chants d’oiseaux en ra à l’auteur quelques erreurs ou
leurs choix sociétaux, sur les enjeux po-
la voie aux découvertes décisives forêt et les identifier, réaliser des imprécisions, par exemple cette
litiques de la science ou des réflexions
philosophiques, un portrait se dessine :
des XIXe et XXe siècles, telles que croquis, photographier un endroit feuille de charme présentée com-
celui d’un scientifique profondément at- la description de la nature ondu- au fil des saisons, explorer une prai- me étant une feuille de hêtre, ou
taché à la compréhension humaine. latoire de la lumière par Fou- rie calcaire par une journée enso- le premier habitat des cerfs qui fut
cault et Fresnel et les travaux leillée quand les insectes sont ac- les steppes et non la forêt. Cet
d’Einstein et de Louis de Broglie tifs, fabriquer un leurre de sable ouvrage est un peu comme le livre
sur la théorie quantique. dans son jardin pour découvrir d’éveil de notre enfance ! En ces
UN ÉLÉPHANT DANS Au-delà de ce rapide survol quels animaux le visitent. temps parfois moroses, Chris
MA SALLE D’ATTENTE se posent de nombreuses autres Tous les grands types d’habi- Packham fait bien d’encourager
Florence Ollivet-Courtois questions : quels sont les méca- tats abritant faune et flore sauvages le public à retourner voir les beau-
et Sylvie Overnois nismes physico-chimiques molé- sont évoqués: espaces agricoles, fo- tés naturelles, en le guidant. D’au-
Belin, 2012 culaires à l’origine de la diversité rêts, landes, maquis, prairies her- tant que connaître et comprendre
(240 pages, 18 euros). des couleurs dans le monde ani- bacées, montagnes, plages, falaises, est une étape nécessaire pour ai-
pérer une éléphante d’une cata- mal et végétal? À quoi servent ces zones humides côtières, océans, mer, gérer et protéger.
O racte, soigner un bébé lynx gro-
gnon, anesthésier une lionne échap-
parures chromatiques flam-
boyantes : effrayer le prédateur ?
toundra, banquise, déserts, sans ou-
blier le parc urbain, les jardins ou
.§ Régine Touffait.
pée… Tel est le quotidien de Florence ONF-Villers-Cotterêts
Attirer la femelle ? Se camoufler ? nos maisons. La diversité et les par-
Ollivet-Courtois, vétérinaire de la faune Moyen de communication avec
sauvage. Avec humour et passion, elle les congénères ou d’autres es-
décrit son métier et les multiples mésa- Retrouvez l’intégralité de votre magazine
fr www.pourlascience.fr
pèces ? Moyen de régulation ther-
ventures qui le jalonnent. et plus d’informations sur :
mique du corps et de résistance à
l’agression du soleil ? Telles sont

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – AVRIL 2012 – N° d’édition 077414-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/171 670 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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