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r;w;J SciencesPo. 1
IRD~
• INIST-CN RS
• INGENTA
Éditions • African Stud ies Centre, Leiden, www.asc leiden.nl/Library/
À thème exceptionnel, numéro double
Lorsqu'en février 2010, nous avons lancé un appel à contributions pour ce numéro
sur les «familles transnationales», nous n'imaginions pas qu'il susciterait un tel
enthousiasme.
Si la perspective transnationale apparaît de manière croissante dans les études sur
les migrations - comme en témoigne le numéro 56, « Migrations et transformation
des paysages religieux» la famille n'avait pas été au centre d'un numéro thématique
de la revue depuis la parution de « Familles du Sud » en l 997. Le croisement des
deux thèmes - famille et perspective transnationale - a donc suscité un nombre très
élevé de propositions, et nous a amenés à faire le choix, à titre exceptionnel, de publier
un numéro double.
Ce choix a entraîné des modifications dans notre calendrier de publication pour
lannée 2011. Le numéro 57-58 est ainsi livré à la date habituelle de sortie du deuxième
numéro de l'année. Le numéro 59, «Inégalités scolaires au Sud: Genèse, transforma-
tion et reproduction», paraîtra en septembre et l'année se terminera avec la parution
du numéro « Variations » au mois de novembre.
Nous vous présentons toutes nos excuses pour ces modifications et pour le retard
dans la livraison de ce premier numéro de l'année. Nous vous souhaitons une très
bonne lecture de cet Autrepart où nous avons multiplié, autant que faire se peut, les
approches et les terrains.
Le Comité de rédaction
Derniers numéros parus
2005 33 ln venter le patrimoine urbain dans les villes du Sud, Galila El Kadi, Anne Ouallet
et Dominique Couret
34 Variations et Hommages
35 Les ONG à l'heure de la" bonne gouvernance ,,, Laëritia Atlani-Duault
36 Migrations entre les deux rives du Sahara, Sylvie Bredeloup et Olivier Pliez
n° 57-58, 2011
Sommaire
Notes de lecture
Virginie Baby Collin: Bryceson Deborah, Vuorella Ulla, 2002, The
Transnational Family: New European Frontiers and Global Networks,
New York, Berg Publishers, 288 p................................................................... 315
Assaf Dahdah : Roulleau-Berger L., 2010, Migrer au féminin, Paris, PUF,
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Armelle Choplin: Walther Olivier, 2008, Affaires de patrons:
villes et commerce transfrontalier au Sahel, Bruxelles, P. Lang, 4 78 p. .......... 320
La famille transnationale dans tous ses états
La perspective transnationale
La perspective transnationale, initiée au début des années 1990 par des socio-
logues et anthropologues dans le droit fil du courant postmoderne et des théories
de la mondialisation, place le migrant, devenu « transmigrant » [Glick Schiller,
Basch, Blanc-Szanton, 1992] ou « paysan transnational » [Kyle, 2000], à la jonc-
tion de plusieurs « espaces sociaux transnationaux » [Faist 1998, Pries 1999], au
cœur de « territoires circulatoires » [Tarrius, 2002]. Les migrants construisent des
« champs sociaux transnationaux » qui traversent les frontières nationales [Basch,
Glick Schiller, Blanc-Szanton, 1994], donnant naissance à des « communautés
transnationales» [Rouse, 1989; Goldring, 1992; Faret, 2003], des« villageois
transnationaux » [Levitt, 200 l] ou encore des « vies transnationales » [Smith,
2006]. Échappant à une vision de la migration conçue en termes dichotomiques
sur le plan spatial et temporel, la perspective transnationale, dynamique, privilégie
le point de vue des acteurs migrants, non plus ici ou là-bas, mais ici et là-bas,
entre deux mondes, voire plus, articulés par différents réseaux notion clé alors
revisitée. La question de l'assimilation et de l'intégration est déplacée vers le
possible déploiement d'identités et de loyautés multiples, notamment envers des
États-nations « déterritorialisés », que le transnationalisme interroge. L'individu
et la densité de ses réseaux sociaux sont l'unité d'analyse privilégiée des études
qui envisagent principalement la perspective transnationale comme une forme de
mondialisation par le bas - non institutionnelle ou étatique mais qui prend sa
source dans les pratiques des acteurs migrants [Smith, Guarnizo, 1998 ; Portes,
1997 ; Portes, Guamizo, Landolt, 1999 ; Tarrius, 2002]. De nombreux travaux
décrivent les dimensions économiques (remises, entreprises transnationales), poli-
tiques (participation à la vie politique du pays d'origine, activisme politique de
l'extérieur), socioculturelles (carnavals populaires, élections de Miss ... ), ou reli-
gieuses [Capone, 2010; Bava, Capone, 2010; Levitt, 2007] des activités et des
pratiques transnationales [voir par exemple le bilan de Levitt, Jaworsky, 2007].
Malgré la richesse de cette réflexion théorique, nombreux sont ceux qui regret-
tent, aujourd'hui encore, le manque de matériaux empiriques sur les pratiques
transnationales [Dahinden, 2005 ; Berthomière, Hily, 2006; Fibbi, D' Amato,
2008]. Dans les sciences sociales et humaines, la perspective transnationale est
aujourd'hui largement utilisée pour étudier de nombreuses dimensions de la vie
des migrants. Pour autant, les dynamiques familiales, dont les premières études
avaient souligné l'importance du déploiement par-delà les frontières, ont été rela-
tivement peu étudiées pour elles-mêmes, notamment en Afrique [Grillo, Mazzu-
catto, 2008]. En particulier, les répercussions des mouvements transnationaux sur
les pratiques familiales restent, à ce jour, peu explorées [Le Gall, 2005 ; Parella,
2007].
dispersés, et produit des narratives pour saisir la manière dont les vies et les
identités sont modelées par les origines, un certain imaginaire et les déplacements
entre différents lieux 3•
Si les récits de vie sont généralisés,!' ethnographie présente quant à elle souvent
un certain flou, plus épistémologique que méthodologique, illustré par le glisse-
ment qui peut s'opérer entre le discours sur les pratiques et les pratiques elles-
mêmes, ou encore par une certaine décontextualisation des matériaux. Le foison-
nement récent des études sur des dimensions familiales du phénomène
transnational renvoie notamment à deux évolutions sociales majeures. La fémini-
sation migratoire est un objet de recherche développé tardivement [Morokvasic,
1984], bien que plus largement étudié depuis [Catarino, Morokvasic, 2005; Pessar.
Mahler, 2003 ; Mozère, 2002 ; Roulleau-Berger, 2010 4 ]. Elle renvoie aux regrou-
pements familiaux, à l'entrée de femmes migrantes seules dans certaines sphères
d'activités, telles que le travail domestique, l'économie du care, et le commerce
transnational [Bouly de Lesdain, 1999; Schmoll, 2004], ou encore la prostitution
[Oso Casas, 2006]. L'émergence des travaux sur le care [Baldassar, Baldock,
Wilding, 2007] renvoie au vieillissement mondial de la population, qui pose des
questions spécifiques au Sud où les structures d'accueil des personnes âgées
sont encore très peu nombreuses à propos de la prise en charge des aînés,
longtemps exclusivement familiale [Attias-Donfut, Rosenmayr, 1994; Antoine,
Golaz, 2009]. Dans les sociétés industrialisées, l'allongement de la vie et le poids
démographique des personnes âgées alimentent les filières migratoires féminines
internationales, à mesure que se généralise le travail des femmes 5 .
Malgré l'intensification récente des publications qui ambitionnent de mettre à
l'honneur les pratiques, les données ethnographiques sur les dynamiques fami-
liales transnationales font encore tout autant défaut que les efforts de clarification
conceptuelle.
3. En ce sens. les narratil•es vont au-delà des récits de vie, dans une perspective postmoderne
[Rapport. 2000].
4. Voir note de lecture dans ce numéro.
5. Notion de "chaîne globale du soin » [Ehrenreich. Hochschild. 2003 ].
Comme la« famille», l'échelle« transnationale» des relations est discutée dans
plusieurs contributions. Dans certaines cultures de la mobilité 8 , où les circulations
internationales ne sont que le prolongement des circulations internes, les processus
de recompositions familiales à l'œuvre ne sont pas spécifiques, et le qualificatif de
transnational n'est pas opérant pour décrire les liens familiaux (Michel, Prunier,
Faret). Whitehouse, comparant les effets des migrations internes et internationales
d'une communauté au Mali, à laquelle il donne le pseudonyme de Togotala, conteste
la spécificité d'un lien transnational dans des sociétés où l'on peut être politiquement
à « r étranger » mais culturellement « chez soi », et où certaines frontières inté-
rieures peuvent être des cadres beaucoup plus prégnants et contrastés que ceux des
États-nations. La dispersion des membres de la parentèle afghane, décrite par
Bathaïe (en Afghanistan même et au-delà, en Asie - au Pakistan, en Iran ou en
Europe - en Grèce), est ainsi constitutive de groupes plurilocalisés, transnationaux
ou non. La référence au cadre des États-nations est aussi remise en question par De
Bruijn et Brinkman, qui ont recours à la notion de « communauté translocale »
fonctionnant dans la longue durée, en mobilisant l'imaginaire de ses membres, dans
des espaces traversés par des mobilités historiquement construites indépendamment
des cadres nationaux (Cameroun, Angola/Namibie).
8, C'est-à-dire des sociétés dans lesquelles la mobilité spatiale est. de longue date. au fondement de
l'organisation sociale [Murra. 2002].
Pour les enfants left behind, ces questions sont résolues par la répartition des
fonctions parentales et les remises, consacrées notamment aux frais de scolarité
et aux soins des enfants. À partir de migrations vers l'Italie sont explorées diffé-
rentes formes d'exercice de la parentalité à distance. Gasparetti analyse les enjeux
des circulations pluridirectionnelles d'enfants sénégalais, qui s'inscrivent dans le
contexte migratoire italien, et mobilisent valeurs locales d'origine (teranga) et
dont les charges de travail sont lourdes, et les conditions de vie pas toujours
propices à la venue de leur famille, ne souhaitent pas forcément l'installation de
leurs enfants, craignant leur isolement dans des contextes nouveaux, ou leur mar-
ginalisation sociale (Yépez. Ledo, Marzadro). Les stratégies peuvent également
différer selon le sexe : dans le groupe décrit par Boubakri et Mazzella, les garçons
quittent la Tunisie relativement jeunes pour aller travailler dans l'affaire familiale
à Marseille, tandis que les filles restent au pays avec leur mère le temps de leurs
études, ce qui a des conséquences sur les séparations prolongées des parents.
Si la séparation est bien le point commun entre toutes les histoires racontées,
ses enjeux et ses répercussions sur la vie des intéressés sont multiples, en fonction
de ses conditions et des contextes dans lesquels elle intervient. Bourgouin, retraçant
les parcours d'études transnationaux, la réussite économique, et la vie cosmopolite
des jeunes générations issues des élites africaines, décrit des individus en rupture
non-conflictuelle avec leurs familles et les modèles qu'elles représentent. Les élites
issues de l'époque coloniale ont ainsi mis en œuvre une stratégie de reproduction
sociale qui a conduit la génération suivante à adopter une «culture néolibérale du
capitalisme mondial » en tous points contraire à ses valeurs. Dans ce contexte, la
famille transnationale évolue vers sa dissolution dans un « cosmopolitisme indivi-
dualiste » délié de toute identité familiale, ethnique ou encore nationale.
À l'inverse, en proposant le terme de « fabrique », Cortes observe l'édification
progressive des liens familiaux : le fonctionnement transnational est une œuvre col-
lective, plurigénérationnelle, qui permet de passer d'une «géographie de la locali-
sation» à une «géographie de la relation». Loin d'être temporaire, le lien familial
est alors construit sur la force des cohésions familiales et leur capacité à jouer des
ressources spatiales pour trouver des formes de pérennisation dans la distance.
Conclusion
Les contraintes structurelles ou conjoncturelles, d'ordre économique, politique et
juridique, (coût des voyages, difficultés de passage des frontières, illégalité, etc.)
influent sur les conditions de la transnationalisation des familles et leur quotidien.
Si les États-nations en modèlent les liens, c'est dans leur articulation à d'autres
cadres de référence, enchevêtrés et non unifiés, institutions sociales et culturelles.
dont, au premier chef, la parenté. La bi- ou pluri-localisation des familles repose
souvent sur des stratégies non exemptes de sacrifices et de remises en question, qui
intègrent et dépassent les contraintes des territoires investis pour les activer comme
des ressources. Il s'agit alors de construire un projet d'investissement financier,
éducatif, familial, jouant sur les potentialités des espaces qu'il articule, et permettant
lédification d'un mode de vie transnational qui peut se déployer sur plusieurs géné-
rations. Le transnational n'est pas le pis-aller de l'intégration, mais il implique une
nécessaire liberté de circulation qui garantit des espaces de rencontre.
Si les bénéfices de l'entreprise de transnationalisation de la famille peuvent
être élevés sur le plan économique et symbolique - on pense notamment à
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Anne-Christine Trémon *
La forme et J' organisation des familles, des lignages et des clans chinois telles
qu'on peut les observer aujourd'hui en Polynésie française résultent d'un ensemble
de changements directement corrélés à la migration et à l'installation dans le pays
d'accueil. Les rapports de génération, de sexe et de germanité se sont ajustés à la
situation transnationale dans laquelle se sont trouvés les migrants et leurs descen-
dants. Initiées par des spécialistes des migrations [Kearney, Nagengast, 1989 ;
Glick Schiller, Hasch, Blanc-Szanton, 1992 ; Rouse, 1992], les « études transna-
tionales» n'ont pas toujours précisé ce qui, au-delà du fait migratoire, qui n'a en
soi rien de nouveau [Waldinger, 2006], faisait leur spécificité. La tentative la plus
poussée dans cette direction est celle de Portes, Guarnizo et Landolt, qui souli-
gnent qu'il est préférable de restreindre le concept de transnationalisme aux occu-
pations et activités qui requièrent des contacts sociaux réguliers et soutenus, dans
la durée, à travers les frontières nationales [ 1999, p. 219]. Bien que ces auteurs
n'explorent pas plus avant les conséquences de cette circonscription de l'objet
d'étude, et en reviennent, plus loin dans Je même article, à des conditions mini-
males que sont « les technologies de compression spatio-temporelle » et « l' exten-
sion spatiale des réseaux », nous partons, dans cet article, de leur définition limi-
naire. En effet, nous considérons que la valeur ajoutée de la perspective
transnationale par rapport aux études migratoires classiques est contenue dans le
préfixe trans, qui loin d'être un ajout purement redondant, place l'accent sur la
traversée des frontières nationales. Autrement dit, c'est moins la distance géogra-
phique qui sépare les migrants de leur pays de départ que les implications du
franchissement des frontières qui font tout l'intérêt des études transnationales.
C'est pourquoi nous envisageons la situation transnationale comme caractérisée
non seulement par la mobilité des migrants entre pays de départ, pays d'accueil
et autres destinations, mais aussi par l'altérité de leur statut comme étrangers dans
le pays d'accueil. Dès lors, les pratiques transnationales consistent à traverser les
frontières étatico-nationales et à jouer sur les différentiels entre régimes et conjonc-
tures économiques, politiques et juridiques, de façon à échapper aux contraintes
et/ou bénéficier des opportunités qu'offrent diverses localités 1• Ce sont ces pra-
tiques que nous étudierons ici, en tant qu'elles opèrent avec, et ont des consé-
quences sur, les liens de parenté.
Cet article prend appui sur un travail mené auprès des Chinois de Polynésie
française, avec l'objectif de conduire une réflexion théorique sur l'analyse de la
parenté en situation transnationale. Il paraît d'autant plus indispensable d'accorder
une attention particulière à la parenté qu'elle est inextricablement mêlée aux
changements sociaux, économiques et politiques qu'ont connus les Chinois en
Polynésie française en l'espace de quatre générations. Si l'immigration chinoise
débute au milieu du XIX" siècle dans un contexte où des millions de Chinois émi-
grent vers !'Asie, lAmérique et le Pacifique, les arrivées les plus nombreuses
dans les établissements français de l'Océanie 2 ont lieu entre les années 1890 et
la fin des années 1920. Plus de 5 000 immigrants chinois ont été immatriculés
dans le registre spécifique qui les répertoriait, dont la moitié seulement est
demeurée en Polynésie, puisque ces << séjoumants » [Wang, 2000] partaient
rejoindre leur famille en Chine après un séjour de quelques années. Cette mobilité
ralentit fortement à partir du début des années 1930, en raison de la guerre, puis
de l'avènement du régime communiste en Chine. Toutefois, ce qu'il est convenu
d'appeler la« communauté chinoise» continue à croître numériquement, puisque
les enfants d'immigrés chinois nés en Polynésie sont de nationalité chinoise, le
droit du sol ne s'appliquant pas dans l'outre-mer français. Cette disposition est
modifiée en 1973, et tous les Chinois de Polynésie française obtiennent alors la
nationalité française. Si nombre d'entre eux maintiennent, jusqu'à aujourd'hui,
des relations avec leurs villages d'origine en Chine méridionale, aux alentours de
Shenzhen, et, surtout, avec des parents installés ailleurs dans le monde, le propos
porte ici principalement sur la situation transnationale qu'ont vécue ces Chinois
de la diaspora jusqu'en 1973.
L'analyse plurigénérationnelle de ce groupe issu d'une migration plus ancienne,
par la profondeur diachronique qu'elle autorise, peut permettre d'éclairer des phé-
nomènes migratoires plus récents (et notamment les «nouvelles» migrations chi-
noises). Elle est, en outre, indispensable pour comprendre la réalité observée sur le
terrain, puisque le vécu de cette situation transnationale a conduit à l'ajustement de
la morphologie des familles et des rapports intrafamiliaux. Plus largement, l'analyse
1. Le choix de ce terme renvoie aux propositions de Smith e1 Guarnizo [1998, p. 13], qui soulignent
que les pratiques transnationales ne se déploient pas dans un espace imaginaire, situé de manière abstraite
entre des territoires nationaux, mais dans des localités situées; en revanche, le« local » n·est pas à prendre
comme une donnée, mais comme une construction sociale liée à des processus d'ordre politique, juridique.
économique et symbolique.
2. Nom donné à partir de 1881 à la colonie française qui comprend les îles du Vent (Tahiti et Moorea).
les archipels des Tuamotu et des Marquises; les îles Sous-le-Vent les Gambier et les Australes sont
annexées au cours des décennies suivantes. La colonie est transformée en Territoires d'outre-mer en 1946.
4. Je retiens de Radcliffe-Brown son attention au processus et à la structure des relations sociales. sans
adhérer au fonctionnalisme qui considère la société comme une totalité close. lJne optique transnationaliste
constitue à cet égard un bon antidote fWimmer. Schiller, 2002].
Ebrey [2000, p. ix] : ceci vaut pour les familles de la diaspora chinoise, dont le
contexte d'émigration est celui de l'ère impériale et du début de l'ère républicaine
chinoise. Ce modèle confucéen repose sur l'entrecroisement de deux ensembles
de relations hiérarchiques : les uns reposent sur l'ordre de naissance et gouvernent
les rapports entre générations et entre gennains, les plus jeunes étant soumis à
lautorité de leurs aînés ; les autres ont trait aux rapports entre les genres et enca-
drent le statut des épouses et des filles [Liu, 1959, p. 47-48). Cette hiérarchie, et
sur ce point nous rejoignons Aihwa Ong, conditionne les relations entre personnes
apparentées et constitue le cadre au sein duquel les familles se déploient. Nous
verrons dans la seconde section qu'elle est néanmoins susceptible de s'infléchir
au gré des circonstances.
Les spécialistes de la parenté chinoise s'accordent à reconnaître la centralité
de l'idéologie agnatique. Elle informe le principe patrilinéaire de recrutement aux
groupes de descendance et rend compte de la prédominance de la fonne lignagère,
modèle épousé par une pluralité d'organisations de la société chinoise. De nom-
breux travaux ont montré que, dans la pratique, les liens utérins et d'affinité coexis-
tent avec les liens agnatiques [Gallin, 1966 ; Wolf, 1972 ; Harrell, 1982 ; Yan
1996 ; Stafford, 2000 ; Brandtsti:idter, Santos, 2009), apportant ainsi des nuances
au «paradigme lignager »imposé par Freedman [1966] 5 • Ce même auteur avait
toutefois souligné que les lignages coexistent avec la famille et que la famille
étendue, bien que plus proche de l'idéal confucéen, était loin d'être la plus
répandue. De même, Goody [1996; 2000] a critiqué l'idée eurocentrique d'une
spécificité occidentale de la famille conjugale, et a montré qu'elle est largement
répandue en Asie. Si c'est bien la parenté que nous analysons, nous prenons ici
pour objet l'une de ses formes d'organisation, la famille. Le terme signifiant
famille, qui se dit ka en hakka, jia 'if- en mandarin, désigne une entité constituée
de personnes reliées entre elles par des liens d'alliance, de filiation (consanguins
ou d'adoption) et de gennanité, formant une unité de production domestique
(comme le transcrit bien l'idéogramme représentant un cochon sous un toit) et
qui peuvent faire valoir leurs droits sur le patrimoine familial au moment du
partage. La famille et lentreprise se confondent au point que les Chinois franco-
phones de Polynésie française, le plus souvent, ne se désignent pas entre eux par
le patronyme ou le nom personnel, mais par le nom de l'enseigne («la maman
de Tropic Shop», c'est-à-dire la mère du patron du magasin ou de l'entreprise
ainsi dénommés). La famille n'est pas exclusive des lignages et des clans,
zongzu *Jm ou dazong **·également présents chez les Chinois de Polynésie ; au
contraire, les lignages se constituent au moment du partage du patrimoine familial,
une partie étant mise de côté pour constituer le patrimoine lignager. 6
5. Dans le même temps, le lignage a été dénaturalisé et historicisé par les travaux d'historiens de la
Chine impériale et d·anthropologues [Faure, 1989; Watson, 1985: Ebrey, 2002: Zheng, 2006].
6. Les clans se constituent d'une autre manière, que nous ne pouvons pas détailler dans l'espace de
cet article.
Cohen souligne que les relations entre membres de la jia sont très flexibles,
ce qui en fait un groupe social souple et adaptable. Sa remarque concernant la
dispersion des membres comme signe précurseur de la division des biens est
particulièrement intéressante pour l'objectif que nous nous fixons ici. En rejoi-
gnant sur ce point Aihwa Ong lorsqu'elle en fait un ingrédient crucial de la
«citoyenneté flexible», on peut y voir un outil d'expansion et d'accumulation de
capitaux dans la situation transnationale. De notre point de vue, la parenté flexible
consiste en l'utilisation stratégique de la localisation des membres de la famille
visant à bénéficier de leur dispersion spatiale (ou de leur concentration). Elle
s'inscrit dans la situation transnationale en ce qu'elle découle de la mobilité des
migrants entre pays de départ et pays d'accueil, ainsi que de la relocalisation de
leurs descendants vers d'autres destinations. Nous plaçons sous cette même
rubrique de « parenté flexible » une seconde pratique qui consiste, elle aussi, en
un jeu sur les ressorts familiaux, plus précisément sur la composition de la famille :
elle revient à déterminer, non pas la localisation géographique de ses membres,
mais leur qualité juridique. Il s'agit de la reconnaissance sélective des membres
de la famille qui aboutit à leur conférer des statuts juridiques différents ; elle
touche plus particulièrement les filles et les femmes. Cet outil permet de jouer sur
les différentiels politico-juridiques et offre une possibilité d'ajustement à lautre
dimension de la situation transnationale, celle qui implique une altérité résultant
du statut d'étranger. En résumé, la parenté flexible recouvre donc l'ensemble des
pratiques consistant à jouer sur !'agencement et la composition du groupe de
parenté (en l'occurrence la famille), en mobilisant ses membres à des fins d'ajus-
tement aux différentiels culturels, politiques, économiques et juridiques induits
par la situation de mobilité ou d'altérité transnationale.
7, Les matériaux qui sont dans ce qui suit ont été sélectionnés parmi un ensemble plus va>te.
dont ils représentent une panie Pour un tableau plus complet et des cas plus détaillés, voir Trémon
[2010l. Néanmoins. les propositions théoriques de cet article ne sont développées qu'ici.
8. Du fait de leur statut de séjournants et en raison des restrictions apponées aux aliénations foncières
aux étrangers (mesures visant les Chinois). ils acquièrent rarement des terres en Polynésie.
devant permettre de les «siniser». Ces fils doivent préparer le retour de leurs
pères qui les rejoindront une fois qu'ils auront accumulé un capital économique
suffisant pour revenir au village natal en bénéficiant du statut prestigieux de Chi-
nois <l'outre-mer qui a réussi. L'accumulation de capital économique par la migra-
tion d'une partie des membres de la famille doit donc permettre l'acquisition de
capitaux culturels et symboliques au pays d'origine.
À partir du milieu des années 1930, l'invasion japonaise puis la guerre civile
dissuadent beaucoup d'immigrés de rentrer aux pays et font diminuer la fréquence
des allers-retours Hong Kong-Papeete. L'avènement du régime communiste, les
confiscations des biens des Chinois d'outre-mer dans les années qui suivent l'ins-
tauration de la République populaire de Chine et la collectivisation des terres
mettent un coup d'arrêt aux espoirs de retour au pays. Cette perte des biens hérités,
mais aussi acquis par !'envoi de remises, conduit au recentrement du patrimoine
familial sur la Polynésie. Que la division du patrimoine familial ail eu lieu ou non
(auquel cas les aînés ont généralement hérité des biens qui se trouvent en Chine
et les cadets de ceux qui se trouvent en Polynésie), cette conjoncture privilégie
les cadets et les branches issues des cadets demeurés en Polynésie. Nous avons
rencontré plusieurs cas dans lesquels les fils relocalisés ont, à l'âge adulte, réussi
à regagner la Polynésie après 1949 (ces retours se produisent jusque dans les
années 1970). C'est souvent le cas de ceux qui sont nés d'une mère polynésienne,
de nationalité française, et qui peuvent donc plus facilement obtenir un visa
d'entrée sur le territoire polynésien. Lorsqu'ils y parviennent, ils se retrouvent
dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs cadets ou, s'agissant des fils
renvoyés en Chine durant leur enfance, vis-à-vis des cadets de leur père. Ainsi,
le retournement de la conjoncture a produit un effet contraire à celui escompté
par ces pratiques de localisation des aînés. De ce fait, les pratiques d'ajustement
à la situation transnationale, consistant en la localisation des membres de la famille
en fonction del' ordre de naissance, ont conduit à des disparités socio-économiques
entre frères aînés et cadets (puis entre branches issues d'aînés et de cadets) qui
contredisent ce principe hiérarchique. Cette flexibilité tient cependant également
au principe suivant lequel tous les fils (nous verrons plus loin ce qu'il en est des
filles) peuvent prétendre à des parts égales du patrimoine familial, principe qui
alimente le cycle de développement.
Ceci nous conduit à la seconde dimension de la parenté flexible, qui se situe à
mi-chemin des deux aspects qui entrent dans sa définition, à savoir la localisation
spatiale des membres de la famille et le jeu sur la composition même du groupe
familial. Il s'agit de l'action de diviser la famille, fenjia; selon le moment auquel
celle-ci intervient, la famille revêt un aspect conjugal, souche ou étendu. Cette pra-
tique met principalement en jeu les relations intergénérationnelles. On peut ici
l'aborder au regard de la conjoncture économique en Polynésie française à partir de
la fin des années 1950. Celle-ci «décolle >> à cette période suivant 1' ouverture des
liaisons aériennes qui permettent !'essor du tourisme, mais aussi et surtout suivant
la décision d'implanter en Polynésie française le Centre d'expérimentations du Paci-
fique (CEP) et d'y conduire les essais nucléaires, quis' accompagne d'investissements
L'histoire de la famille Hong, dont les six fils de la deuxième génération ont
pris des noms différents au moment de leur naturalisation, nous a été racontée par
un des petits-fils, Fabien Hong. Cette famille était arrivée plus tardivement que
les autres puisqu'elle s'était établie un temps en Malaisie avant d'arriver à Tahiti
au début des années 1930. Parmi les huit enfants, deux étaient des filles, dont
l'aînée avait été «vendue» (comme servante ou belle-fille adoptive sans doute)
sur place et était demeurée en Malaisie. Après leur installation à Tahiti, les six
fils ont fréquenté lécole chinoise, mais le père, directeur de !'école, n'a pu financer
des études supérieures (qui s'effectuaient à lépoque nécessairement hors du ter-
ritoire, en métropole ou aux États-Unis) que pour les deux derniers. Les deux
aînés ont travaillé très jeunes, dès l'âge de 12 ans, en tant qu'hommes à tout faire
dans un magasin tenu par des Américains, qu'ils ont fini par racheter à la fin des
années 1960. Le troisième fils a conduit le développement du magasin familial.
Cela tient à ce qu'il maîtrisait mieux le français que ses aînés, ayant fréquenté
lécole des frères après l'école chinoise, mais aussi à ce que le magasin était placé
au nom de son épouse, la seule à détenir la nationalité française (voir infra).
Durant les décennies 1950 et 1960, tous travaillaient dans 1' entreprise. Les deux
aînés y prêtaient main-forte et le quatrième fils ainsi que la fille y travaillaient à
plein-temps, « sans salaire » : les revenus générés par le magasin étaient gérés par
le troisième frère et son épouse, qui allouaient à chacun un peu d'argent de poche
pour les dépenses autres que les repas, pris en commun. À la fin des années 1950,
lorsque les deux derniers fils sont rentrés de la métropole, une fois leur diplôme
obtenu, il a été décidé en «conseil de famîlle »qu'ils ne pouvaient pas travailler
dans l'entreprise familiale car elle serait alors menacée de « surpopulation ». On
a alors procédé à la division des biens de la famille : le commerce familial est
resté aux mains du troisième fils et de son épouse, et les autres ont touché une
compensation monétaire. À cette occasion, les plus jeunes frères se sont « relo-
calisés » : il a été décidé que le cinquième fils (le père de Fabien), qui avait une
formation agricole, irait au Brésil, et que le benjamin retournerait en France. La
division a permis à l'entreprise du troisième fils Hong de connaître une réelle
expansion et aux deux benjamins d'exploiter au mieux la ressource acquise grâce
à leurs diplômes respectifs, qui aurait été sous-employée dans l'entreprise fami-
liale. L'un et l'autre, après avoir travaillé respectivement comme ingénieur agro-
nome au Brésil puis en Guyane, et dans un grand groupe de distribution en métro-
pole, sont revenus au moment du boom économique, ont fondé chacun leur propre
affaire dïmportation, et ont fait fortune.
Le cas de la famille Hong est tout à fait représentatif de la manière dont les
familles chinoises en Polynésie se sont ajustées à la conjoncture économique par
la dispersion de leurs membres, immédiatement précédée ou suivie d'une division
des biens familiaux. Par contraste, la famille Feng, une des plus puissantes en
Polynésie à l'époque de notre enquête, a suivi un cycle de développement beau-
coup plus long que celui de la famille Hong. Elle était sur le point de procéder à
la division au moment (fin de l'année 2000) où nous avons eu un entretien avec
l'un des petits-fils, Eric Feng, qui en a retracé l'histoire. Son grand-père, fondateur
de la lignée Feng, avait créé le premier magasin du marché de Papeete. À la
seconde génération, ses six fils avaient monté une entreprise de matériaux de
construction, une banque, deux entreprises d'importation d'automobiles, un
deuxième magasin d'électronique, une agence d'assurances et la seule usine de
transformation du coprah du territoire. « Tous les frères, au fur et à mesure, parce
qu ïls avaient des âges différents, quand ils revenaient de leurs études, revenaient
travailler dans le groupe [... ].lis tournaient au niveau du conseil d'administration
ou [au poste de] P.-D.G. des compagnies. » La création de chaque compagnie
avait été effectuée par le biais d'une des sociétés déjà existantes, «parce que ça
diminue le risque, donc on regroupe les capitaux». À cette époque, l'organisation
était la suivante : chacun des frères avait créé une société de participation civile
et ces cinq sociétés détenaient des parts dans chacune des différentes compagnies.
Le patrimoine de la famille se confondait avec celui des compagnies ; le capital
de ces sociétés était fermé aux personnes extérieures et n'appartenait qu'aux frères.
Par ailleurs, la famille détenait collectivement une société civile immobilière dans
laquelle tous les membres de la seconde génération, tant les frères que les sœurs
(exclues des compagnies), détenaient des parts. Les garçons et les filles de la
troisième génération, à la fin de leurs études, avaient tous travaillé dans les entre-
prises de leur père ou de leur oncle, où les places leur avaient été distribuées en
fonction de leurs âges respectifs. Ce mode d'organisation du groupe avait atteint,
au moment de l'entretien, la taille maximale du« cycle» de développement fami-
lial. Une division devait intervenir pour des raisons similaires à celles avancées
pour la famille Hong : il y avait désormais « surpopulation ».
La famille Feng a su utiliser au mieux les capacités de chacun tout en main-
tenant son unité grâce à un système sophistiqué de participations croisées. Elle
est souvent citée en exemple par des membres admiratifs de la communauté, qui
ajoutent avec une pointe d'envie que cette exception tient aux connaissances mana-
gériales acquises par le fils aîné au cours de ses études aux États-Unis 9 • Le
9. Après 1949. les familles les plus ai>.ées de la communa,uté chinoise envoient leurs aînés poursuivre
leurs études secondaires et supérieures en Métropole ou aux Etats-Unis. Comme l'a montré l'exemple de
maintien de l'unité de la famille est motivé par l'idéologie qui fait de la famille
étendue l'idéal de la famille chinoise et par des considérations d'ordre économique
qui font de la concentration du capital et de la main-d'œuvre le meilleur moyen
de diversifier et d'étendre la richesse de la famille. Mais, en sens inverse, la
tendance disjonctive est causée par les droits égaux auxquels peuvent prétendre
les frères sur la propriété de la jia, et elle est préférable dans un contexte de
« surpopulation » de la famille qui empêche l'optimisation du capital.
la famille Hong, dans les familles moins fortunées. c'est l'inverse: seuls les derniers ont pu partir. grâce
au travail de leurs aînés qui assurent la subsistance quotidienne de la famille.
chinoise, les parents ont parfois demandé à des amis ou voisins polynésiens d'aller
reconnaître leur(s) filles(s) à leur place, ou bien ce sont des frères qui ont déclaré
leurs sœurs « de père et de mère inconnus », démarche qui débouche également
sur lobtention de la nationalité française.
Dès lors, les filles et les femmes ont servi, et ce de manière tout à fait systé-
matique, de prête-noms pour l'achat de terres, mais aussi pour l'enregistrement
des patentes commerciales, opérations qui permettent d'échapper aux taxes sur
les étrangers. Il faut souligner que ces pratiques sont cohérentes avec la perception
de la place des femmes dans les familles chinoises : les filles étant destinées à
quitter la famille dans laquelle elles naissent pour entrer dans celle de leur mari,
elles n'héritent pas de leur père, mais de leur mari. Dès lors qu'elles ne sont pas
destinées à demeurer dans la famille, il revient au même qu'elles en soient exclues
dès leur naissance. De fait, comme l'a montré l'exemple de la famille Hong, c'est
généralement leur belle-famille qui procède à l'enregistrement des biens familiaux
en leur nom. Cette pratique était plus courante dans les familles relativement moins
aisées que dans les familles plus riches dont les pères peuvent pourvoir leur fille
d'une dot. Dans les familles moins fortunées, la nationalité française joue donc
un rôle analogue à celui de la dot, puisqu'elle permettra au futur époux de payer
moins de taxes.
Cette pratique a eu plusieurs effets sur les relations intrafamiliales. L'exemple
de la famille Hong montre que le rôle de «chef de clan » (expression employée
par Fabien Hong) est revenu à celui des fils dont l'épouse était de nationalité
française. Cette pratique contribue donc à infléchir, voire inverser la hiérarchie
intergénérationnelle, puisque le fils a pris ce rôle de direction du commerce fami-
lial et de redistributeur des revenus familiaux du vivant de son père. La valeur
juridique que revêtent les belles-filles de nationalité française contribue à trans-
férer le pouvoir au sein de la famille à la génération suivante (puisque ces pratiques
de non-reconnaissance des filles n'interviennent nécessairement qu'à la seconde
génération). En outre, ce rôle est revenu au troisième fils et non aux deux aînés.
Mais, si d'autres exemples, que nous ne pouvons pas détailler ici, montrent que
les filles de nationalité française ont souvent été épousées par les aînés de la
famille, celui de la famille Hong, dans laquelle le troisième fils est devenu chef
de clan, suffit à démontrer l'ajustement flexible des relations de parenté. Enfin,
et surtout, ces pratiques de non-reconnaissance des filles ont conféré un pouvoir
économique accru aux femmes au sein des familles. Au moment de la division
des biens, les femmes ont pu profiter de leur position de prête-nom pour réclamer
une part supérieure à celle qui aurait, dans une autre configuration, été attribuée
à leur unité conjugale. Cela tient à ce que le partage est généralement effectué de
telle sorte que l'un des frères seulement conserve la patente, le local et le fonds
de commerce, alors que les autres touchent une compensation en liquide. L' éva-
luation de cette compensation est source de conflit dès lors qu'il est difficile de
quantifier ce.que représente la part de celui à qui revient le commerce, mais aussi
le travail qui a été jusque-là effectué par les membres de la famille (sans salaire)
dans l'entreprise familiale. Dans le cas de la famille Hong, les autres frères se
Conclusion
Nous avons montré comment les membres des familles chinoises émigrées en
Polynésie à l'aube du XX' siècle, cantonnés dans un statut d'étranger jusqu'au
début des années 1970, se sont ajustés à cette situation de façon à accumuler des
capitaux culturels, économiques, juridiques et symboliques. Ils ont déployé, pour
ce faire, un ensemble de pratiques qui consistent à jouer sur le matériau même de
la parenté la localisation et la composition du groupe - et sur ses ressorts les
relations hiérarchiques entre ses membres et la dynamique du cycle familial. La
parenté est une ressource pour l'action, puisque les usages variables qui en sont
faits permettent l'acquisition de capitaux dans d'autres sphères sociales, et elle
est le résultat de cette action, dans la mesure où les formes qu'elle revêt et la
nature des relations entre ses membres sont le produit de cet ajustement.
En empruntant une approche relationnelle de l'étude de la parenté qui envisage
celle-ci moins comme un système que comme un ensemble de relations dyadiques
1O. Les pratiques que nous venons de décrire ne sont plus usitées maintenant que les Chinois de
Polynésie sont citoyens français, mais nous en avons repéré une qui s'y apparente. C'est celle, répandue
parmi les plus fortunés, qui consiste à faire naître chacun de leurs enfants dans un pays différent (Australie.
Nouvelle-Zélande, Canada et États-Unis d'Amérique. en plus de la Polynésie française) afin de disposer
d'un large éventail de nationalités et ainsi d'accroître le capital juridique - au sein de la famille.
À l'encontre de la «citoyenneté flexible » d' Aihwa Ong, qui repose sur l'idée
d'une inflexibilité de la parenté, accentuée par le manque d'épaisseur ethnographique
et de profondeur temporelle, nous pensons que la «parenté flexible» peut s'avérer
plus utile pour appréhender l'organisation familiale de la diaspora chinoise en par-
ticulier, et des migrants en général, dans la mesure où la situation transnationale est
particulièrement propice au déploiement de ce type de pratiques. Le concept de
« parenté flexible » désigne donc doublement une approche de la parenté qui consi-
dère celle-ci en tant qu'elle est flexible d'un triple point de vue relationnel, dyna-
mique et pratique, et un ensemble de pratiques qui sont plus particulièrement le fait
des personnes en migration et en diaspora. Ce sont celles qui consistent à jouer sur
le matériau même de la parenté et sur ses ressorts pour s'ajuster aux contraintes et
accumuler des capitaux en bénéficiant des différentiels culturels, politiques, écono-
miques et juridiques induits par la situation de mobilité ou d'altérité transnationale.
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352 p.
1. This article is published in the framework of the Mobile Africa Revisited programme funded by
WOTRO, The Netherlands WO 1.65.310.00: http://mobileafricarevisited.wordpress.com.
* Senior researcher. African Studies Centre. Lei den, The Netherlands. and director of the Mobile .4frica
Revisited programme.
** Researcher, African Studies Centre. Leiden. The Netherlands. and coordinator of the Mobile .4.fl'ica
Revisited programme.
2. Fieldwork and archivai research were done in 1996, 1997. 1999. and 2009 with the assistance of
Rebecca Kastherody and Theresia Antonio.
3. Fieldwork in Cameroon has been ongoing since 2006. The material presented here was gathered
between 2007 and 2010 with the assistance of Tseghamo Angwafo and Pangmashi Yenkong.
war in Angola disrupted family life to such an extent that some of the refugees
and Intemally Displaced People (IDPs) were forced to create community ties
based on other criteria. When the war ended, some of these people sought to
recreate ties with family members, while others continued to invest in the alter-
native social networks they had built up. Travelling into Angola implied a choice:
the researcher followed family connections rather than alternative circuits. One of
the reasons for this case study was to research the legacy of the war in Angola
itself, so the choice to travel into southeastem Angola was taken deliberately. This
article presents the cases of two people, a sister and a brother, who dealt with war
and peace in different ways, and highlights the impact that massive events and
processes can have on people's lives but also the various ways in which people
engage with them.
A similar strategy was followed in Cameroon, in the sense that multi-sited
research methods were used to map the connections between people. M. de Bruijn
has undertaken fieldwork in the Grassfields for a few months every year since
2006 4 • People from different "communities" were followed in their historical and
current itineraries. The spatial networks of people were clearly related to their
ways of organizing society. In this case, communities are based on social hierar-
chies and people's mobility is clearly related to the mobility of the chiefdoms that
define specific ways of belonging and feelings of home. The other group in this
area of Cameroon, the originally nomadic cattle-keeping Fulani, who are now
living in an urban environment, are different in their ways of belonging and
community construction. The travelling histories of both groups were followed
through specific life histories. Travel can be interpreted as a form of communi-
cation that has been logically followed up by modem forms of communication,
with the Fulani probably the most mobile in their history and their mind-set. The
two communities appear to have completely different styles and strings, linking
them to place and space in different ways. The researcher discovered these varia-
tions not only by following the strings between them but, in the end, by becoming
part of these strings and travelling as a communicator between people based in
Cameroon and other places, including her home in the Netherlands.
4. In addition to interview::;, short conversations and observations were important in constructing the
case studies presented: interviews with Marna Rahel, Baaba. May-June 2009, visits in January and
August 20!0: interviews with Marna Monica. Baba L May-June 2009: conversations with the Fon Angwafo
UJ of Mankon. between January 2006 and August 2010; conversations with the Fon of Baaba !, between
January 2009 and August 2010: interviews and regular ~onversations with Habsatu between January 2006
and January 20 l O. and excerpts from interviews with the inhabitants of Mankon and Bamenda, film (2009).
be outlined here. People in this region did not traditionally live their entire life in
the same village, and although migration involving large numbers of people was
not very frequent, it did occur. In pre-colonial times, slave raiding, local wars,
and droughts occasionally led to large-scale migration but movements of smaller
family groups were more frequent. The most important reason for this was agri-
culture: farmers used a rotating slash-and-bum system that not only involved
relocating the entire village from time to time, but also seasonal moves when
people would stay at their fields for lengthy periods. Residence was thus not
confined to one house, and people would move between huts and houses according
to the season and their (agricultural) activities [Bailey, 1968, p. 42; Magyar, 1973,
p. 433]. People usually moved within a set territory bounded by riverbeds or
streams. In case of death, disease, or witchcraft, a village might split up and move
beyond these boundaries to resettle on new territory [AGCSSp, n.d., p. 2; White,
1960, p. 2].
In the colonial era, men were transported in groups to carry out forced labour
in other regions of the country, while others migrated to work in the mines in
(then) Northem Rhodesia and South Africa. Not ail of them returned: some stayed
on where they had been working, while others settled along the route or near
(labour) recruitment points. Many officiais regarded the young men's willingness
to go to the mines as a continuation of earlier involvement in the caravan trade,
which continued in this region until 1910. Travel would not only enable a young
man to earn the money to pay the price for a bride, but would also give him
prestige and knowledge [Schonfelder, 1947].
Visits played an important role in society, with relatives and friends sometimes
staying at their host's homestead for a considerable length of time. After marrying,
a woman would usually move in with her husband's family but as inheritance was
matrilineal, family bonds between children and their mother's family were usually
very strong. A typical example is the history of SaCindele, an elderly man who
spent his youth in a village near Cuito Cuanavale where all the inhabitants were
related to each other. He described how he used to visit relatives living on other
rivers, and with whom they might stay for some weeks before continuing on to
visit another set of relatives.
"One would always go with other relatives. With a grandfather maybe. He would
then introduce you. You would take a blanket and a stool and go together. We
would arrive and then he would say 'Look, this is our grandson', or 'This is my
younger brother', or 'This is my nephew.' Then the next time you could go visit
there on your own because they would already know you. Then you might take a
younger relative to introduce. One could also return together 5."
Like other people frorn the region, SaCindele took mobility and travel rather
than fixed residency as the norm. His description also made it clear that visits
were not random: kinship played an important role. Although persona) friendship
5. Interview with Alberto Chameia Vihemba (SaCindele), born in 1926 or 1940. Cuito Cuanavale.
Rundu, Dec:ember 10 2009. Present: his son for translation. Language: Nyemba and some Portuguese.
was important and circumstances would influence the choice of residence, the
moves and visits often took on a specific pattern related to kinship ties, known as
vavuxoko, which are crucial to understanding mobility and migration in the region.
The combination of matrilineal inheritance and virilocal marriage that is prevalent
in many communities in southeastern Angola informed the ways people connected
with each other. Thus, married women maintained relations with several villages:
they usually lived in their husband' s home but paid frequent visits to their mother' s
brothers' and their father's homes where they had lived as children. Widows or
divorcees usually went to live with their mother's brother(s) where their brothers
and possibly their sons had also corne to live. Men usually grew up at their father' s
house but moved to their mother's brothers' after circumcision. These patterns of
residence and migration continued to remain important throughout the colonial
era [White, 1960, p. l 15]. The usual English question of "Where are you from?"
is translated to include the word "river". And the answer about one's home and
origins would be the name of one of the region's ri vers. Home is nota fixed abode
but is related to water that moves and connects many different places. Kinship
ties and relations are now regarded as fondamental to understanding the cultural
and historical heritage of southeastern Angolan societies.
Mobility plays an important role in this conceptualization of community. A
community is not so much determined by locality but by connections between
various locations or strings of people that interact in varying degrees. Another
feature of this pattern of community construction is the importance of kinship ties.
The complicated system of vavuxoko relates to both patterns of mobility and
community construction. These ties stretch beyond the immediate place of actual
residence but people know that they can be actualized at some stage in their lives.
In other words, the concept of community is imagined rather than actual, but with
a possibility of future actualization. However. the complex interactions between
community, kinship and mobility changed drastically when war broke out in this
region in the l 960s.
then, people had to travel in convoy as the war against colonialism was going on.
Civil war broke out when Cihinga was nine, and he fled with his eider sister and
her husband to Namibia. It was the first time he travelled without his parents. His
sister's husband was working with a Portuguese mining prospecting company,
and started to work in Namibia. From 1975 to 1992, they did not hear from any
of their relatives until a truce was declared in Angola and elections were organized:
"When peace came, we found out that my father and mother were already dead.
And my other sister had passed away too. We only had one brother left. And my
stepbrothers 6 ." The war wiped out entire families and the patterns of mobility
connected with them. It was often impossible to visit one's vavuxoko, to receive
news from them or even to know where one's relatives were living. Many people
tried to locate their relatives but, more often than not, their attempts were in vain.
When the fighting calmed down after 1998 and the peace treaty was signed,
refugees' reactions differed. Sorne tried to retum to southeastem Angola as soon
as they could, and these visits could tum into prolonged stays. Cihinga's sister
went to look for her brother in 1996. before there was peace, and stayed on in
Angola until 2006: "Because so many of my relatives had died; I only had this
one brother in Luanda. So I said: 'Let me go 7." Cihinga himself had no wish to
visit the country of his birth: "I am fully Namibian. It is different for my eider
sister and her husband because they were already married and adults. I do not
remember Angola. But for them, they have memories. They also visited Angola,
me I never went. For me, if I went there, it would be entirely new."
Cihinga was aware of how the war had significantly influenced his ways of
creating and maintaining social networks. He knew that normally, his life would
have been centred around bis relatives in various villages, especially in bis father' s
and mother' s brothers' homes. He would have grown up with them, visited them,
supported them and they would have helped him accordingly. But as a result of
the war, he had moved to Namibia and South Africa with his sister's family. He
was forced to create ties with other people than his relatives, and to build up an
alternative network of contacts. His bonds with his age-mates were particularly
close and, for this reason, bis social networks did not revolve around his relatives
but around these unrelated people he had been at school with. He did not know
his relatives personally, apart from bis sister's family, and a few who had visited
Namibia. However, be was in frequent contact with bis network of age-mates
(vavusamba) and they regularly visited and called each other: "And we created a
relationship with them. We are now like family, like relatives. Wherever they are.
we still communicate and there are times when we say: 'OK let us all get together
and spend a day together."
Cihinga's network consists of people of Angolan descent whose relatives died
in the war, who were adopted. or could not grow up in the region where they were
6. Interview with Antonio Cihinga Joào (SaOma). December 8 2009, Rundu. Language: English.
7. Interview wilh Regina Ntumba (VaNyakaNgombe), born in 1959. Cuito Cuanavale. December 6
2009, Rundu. Language: Portuguese.
born. They see each other as siblings and help each other out whenever possible.
Thus, when Cihinga travels to Namibia's capital, Windhoek, he does not stay at
his stepbrother's place, but with a friend from his vavusamba group. He invests
time in this network because of its importance in his life. By contrast, he sees no
need to invest time and money in visiting his relatives in Angola. Severa! factors
have had direct consequences for Cihinga' s patterns of social interaction and the
evaluation of his own identity. A first point is the forced mobility that he expe-
rienced during the war when he had to leave his region of birth to live in a foreign
country. The Joss of his relatives and/or the impossibility of maintaining contact
with them increased his need to engage and invest in social networks with people
other than kin. In this, Cihinga's sister differs sharply. She is also well integrated
in the Angolan community in Namibia, and knows many people, especially the
female traders there. Yet, as soon as there was the possibility to travel to Angola,
she went there to look for her brother and other relatives.
Cihinga, on the contrary, did not try to find his relatives, although his sister
passed on the information she received to him. When the war ended, the situation
changed. Possibilities for communication had previously been extremely limited
and risky, but with the arrivai of peace, people in Angola cou Id once again contact
people by visiting themselves or hear from each other via visitors from their area.
Renewed opportunities for travel were regarded as one of the most significant
consequences of the end of the war, as peace has always been linked to the
possibility of moving about freely. Cihinga's sister grasped this opportunity even
before the war had ended. Initially it was still difficult to reach Angola, despite
decreased security risks. Whatever roads had existed in southeastern Angola had
been destroyed, bridges had been sabotaged, Jandmines were everywhere, and
conditions in the region were bleak as there were no supplies. Over time however,
roads improved, bridges were repaired, landmines were removed, and more people
arrived in the area and trading networks started up. Although southeastem Angola
remained a marginalized region for people used to Namibian standards of living,
ail the Angolans living in Namibia were aware of these improvements. For
Cihinga, the increased possibilities did not lead to initiatives in this respect: he
did not go to Angola in 2010 and never sent any letters or messages with others.
His sister sent messages and money on an irregular basis during her ten years in
Angola but only once a year. While in Angola, she travelled a lot and never
received any news from Rundu.
would try their luck in the growing urban centres where there were additional
opportunities to earn a living. La ter, from the l 960s onwards, people were attracted
to the richer and wealthier areas of the world, and. migration to Europe and the
US increasingly became a part of the lives and histories of many families.
that is recognized by the government) pointed out, not only his own children but
also his subjects live in Europe, the US and in other parts of Cameroon, Nigeria
and South Africa 8 • He considers al! these migrants as part of his kingdom, and
in December 2009, celebrations to mark the 50'h anniversary of his reign clearly
demonstrated its international nature with Mankon people from ail over the world
returning to the region to visit him. He is not the only king who considers people
living abroad to be his subjects. The King of the small kingdom of Baaba used
to be seen at ail hours of the day under the tree outside the front door of his palace
on the top of the bill, the only spot that offers access to the mobile phone network.
He was calling his subjects in the US, Douala and Nigeria to ask them favours,
which have since resulted in the construction of a new modern palace and the
installation of a mast (in 2010) to access the network. Today, connection is no
longer a problem. The kings include these international spaces as an integral part
of their kingdoms and expecl the symbols of their power to be reproduced. There
are numerous videos of kings from the Grassfields in their traditional garments
receiving people at big receptions in the US or Germany. The King of Mankon's
last visit to the US was in 2008. The King of Baaba also likes to travel and his
photo albums are full of pictures taken in Italy, Germany, Belgium and the US
with him looking very much at home in an international setting.
The kings note the major differences with the past when they were not able
to communicate as easily and communication technologies were far more limited.
Nevertheless, they argue that in the past too, they used to reach out to their subjects
who lived elsewhere.
8. Interview, September 2009. Various encounters with the King led to us being caught up in his
"ruling" as he took calls from Germany and the lJS. He last visited these far-flung subjects in 2006. See
his biography, Ndefru [20091.
9. Interviews with two elderly women: said to be over70 and over 100. Baaba, May/June 2010.
planning to live with her permanently but soon left to study at university in the
city where they shared rooms with other Grassfielders. The symbols of mobility
in her home partly tell her story. For example, a very old kerosene lamp that she
had brought from the coast to show her fellow villagers where she had been. The
enthusiasm with which she recounted her stories revealed her embeddedness in
the translocal. Her life experience was situated in a "Baaba" that consisted of a
history of social relations or strings of people extending from Baaba, which is
geographically situated in the Grassfields, to the Coast Province and Douala. The
richness of her life is confined to her house today as neither she nor the other
woman have mobile phones. Their stories demonstrate a rich history of translo-
cality, wealth and home (coming back), but raises questions about the outcome.
These bush-fallers retumed with ideas and experiences but their material wealth
has gone. Their children and grandchildren who embarked on the same pattern of
mobility still have to retum with their game. They are connected as always, but
sparingly, through the travels of their family members.
people instead of in a geographical location [De Bruijn, 2007] and their mobility
was dictated by the moves and necessities of their cattle. Having a culture of
travel (avant la lettre), the internalization of mobility and thus translocality and
transnationality seem obvious. The Fulani do not definc their community in geo-
graphical space but in social relations that expand to cover large geographical
areas, i.e. strings of people. The definition of community in this case overlaps
with family relations. The social organization of the nomadic Fulani is organized
in family groups that share the ownership of cattle [De Bruijn, Van Dijk, 1995].
Their feelings of belonging to this mobile community have been inherited by the
present generation and although forms of mobility may change, being mobile is
central to being a community. Communication to bind the group together is also
ancient and, as mentioned earlier, the oldest form of communication within this
group is travel itself [De Bruijn, 2007]. How do the modern Fulani, living in town,
and whose lives are no longer related to animais, express and develop a mobile
community? To answer this, we have to turn to the daily realms of Fulani family
life in Bamenda, the capital of the Grassfields and part of the Kingdom of
Mankon io.
JO. See Keja [2009], MA thesis based on fïeldwork among the Bamenda Fulani when the student
stayed al Habsatu' s home.
go to school and she and her husband have been able to construct a house. She
travels a lot between Banso and Yaoundé but also to other places to buy Fulani
cloth for her business. She is the focal point in ber family's communication pattern
and was among the first to buy a mobile phone shortly after the network arrived
in Bamenda eleven years ago. Later she bought a mobile phone for ber younger
brother and for ber mother so they could keep in touch regardless of the distances
involved. Her sisters got them too. Habsatu felt it was necessary for her mother
to call ber and ber sisters and also the herder of their cattle. Since 2009, she has
had two phones that she carries in her handbag. She regularly calls ber aunt and
ber daughter in Nigeria, ber mother in Sabga. ber sisters, her younger brother, and
ber uncle in the US. Her customers contact her too. Life continues in the family,
also at a distance. Contact is now almost daily, except when her mother visits her
grandmother in the mountains where MTN, the main cell-phone provider, still bas
to establish a network. Her grandmother has no phone yet but does travel to the
valley and, from time to time, to Bamenda.
Habsatu's uncle visited Bamenda in the summer of 2009 for the first time
since be had left twenty-five years earlier. Habsatu' s explanation for his visit was
that their relationship had improved as a result of mobile phone contact to such a
point that be had returned as a member of the family. It was now possible to
re-establish links that basically existed in memory only.
Rukiatu, Habsatu' s younger sister, lives in an apartment in Yaoundé. While
visiting her in Yaoundé in 2008, Habsatu was constantly on the phone with ber
mother, who asked about every detail of her day, but whom she also called for
advice about festivities. marriage, and important aspects of her daily life. ln
Yaoundé, she was well embedded in the Fulani community from Bamenda.
New communication technologies, such as the mobile phone, have not changed
the historical patterns of the mobile Fulani community. Relating at a distance is
nothing new and is just a normal part of being a community. Changing patterns
of mobility in modern Cameroon, where cattle are no longer the primary occupa-
tion of many Fulani families, have not altered the nature of the community. Ins-
tead, the new forms of communication at the disposai of the Fulani continue the
relational styles of the mobile community that they have been a part of for gene-
rations. The mobile phone has been an important tool in this regard, as it has
reinforced relations and probably, as such, bas recreated community ties that rein-
force feelings of belonging to the Fulani community around the world and that
are no longer only confined to the Northwest Province of Cameroon.
Conclusions
Mobility is a central element in transnational or translocal commumttes as
people move and create or maintain community ties in spatial instead of local
terms. Communities are to be found in diverse locations around the world and
people keep in contact by various means. This article has studied the strings of
people that have been created in areas that can be characterized as marginal in
economic or political terms. These have led to a specific history of mobility and
connection, and in such communities, the role of communication and communi-
cation technologies for the continuation, shaping, and constitution of the commu-
nities, should not be underestimated.
The case studies above considered the workings of the translocal - or mobile -
community where people's daily lives and experiences are largely embedded in
mobility. People define their community in terms of different places and in the
movement of people, goods, and ideas between places. Such a community can be
understood as a transnational or translocal habitus [Bryceson, Vuorela, 2002]. The
translocal is the space people live in and is the normality of everyday life, the
lived space within which norms, values, and rules are defined. The dynamics in
a translocal habitus however are not always the same, as the case studies showed.
In the Angolan case, war and violence were seen to have disrupted patterns of
community formation to an extreme degree. People's choices about maintaining
contact through travel, messages, and other means of communication were
impaired and they were forced into new patterns of community construction. After
the war, some people sought to reconstruct their former patterns of mobility and
community, while the new patterns became permanent for others. The processes
of actualization and imagination of community were sharply related to the history
of force and choice in this region.
Change in the translocal habitus of the Cameroonian Grassfielders was more
graduai and a matter of scale conceming the distances covered and the number
of people travelling. Bush-falling as such bas long been known. Technologies of
communication have not led these communities into new dynamics of social rela-
tions but fit well in the translocal habitus. In the case studies described here,
relations between social change and habitus are very different. In the Angolan
case, ruptures occurred that had an impact on ail aspects of everyday life, espe-
cially at the beginning of the war when people were forced to abandon community
life entirely. With the arrivai of peace and the new communication technologies
available today, old as well as new options have become available. In the Came-
roonian case, a continuation of hierarchies and power relations over distance was
seen. Continuity is even stronger in the case of the Fulani with new ICT and older
patterns of interaction co-existing and forming a continuous whole.
Ali case studies emphasized the historical dimensions of community, mobility,
and communication, which are different from the transnational paradigm in which
mobile communities are seen as being linked to processes of globalization and
new possibilities in terrns of travel and communication. Here it was argued that
such notions of community have existed for a long time and in world history,
people have always viewed their community not so much as individuals in a
particular place but as strings of people in various locations. Such strings of people
are not a new phenomenon related to globalization, but are deeply rooted in his-
torical patterns of relating and community construction [De Bruijn, Nyamnjoh,
Angwafo, 2010; Hahn, Klute, 2007]. This is not to say that no changes have taken
place in this respect. In contemporary constellations, state bureaucracies and
national borders are seen in tense interaction with processes of transnationality on
a large scale,
Distances, communication technologies, possibilities for travel and other fac-
tors influence the degree to which people imagine or actualize the contacts within
their community. Possibilities for travel may depend on financial budgets and time
restrictions but are often also related to political factors. The mobile communities
described here encounter borders as they are defined by state bureaucracies and
between ethnie groups. However, it is interesting that these borders do not function
in the "working" of the mobile community as such. The kings of the Grassfields
define their subjects regardless of international borders. In Angola, borders are
transgressed ail the time and the idea of the river is that as it flows, borders Jose
their meaning.
As such, communication is not a luxury only to be used when ail other needs
are satisfied: it is the very basis on which communities are built. Without commu-
nication, people Jose connection and a community may eventually cease to exist.
Close links between community and communication call for a different approach
to new ICTs than has hitherto been in vogue. Instead of a focus on communication
technologies, research and policies are proposed that are geared towards life his-
tories of mobility and connections.
The case studies in this article considered inter-African communities where
there is a tendency in transnationalism to stress intercontinental travel and the
diaspora. The importance of travel and connections on the African continent itself
were discussed, involving the Jess affluent and people with little education. As
national borders in Africa were only fairly recently created under colonial mie.
their meaning may be very different from borders elsewhere. The migratory flows
of people within Africa are at present much higher in number than the relatively
small groups of Africans who are travelling to Europe, the US or Asia [Bakewell,
2008]. The numbers were different in the slave-trade era but, as indicated, new
ICTs offer different possibilities in the range and scope of community construction
as more emerge to actively engage people overseas in community networks.
This article has sought to interpret community, mobility, and communication
in a historical framework. Depending on specific events, changes may be graduai
or sudden. In Anderson' s work [ 1991, p. 36], "print capitalism" is described as
making "it possible for rapidly growing numbers of people to think about them-
selves, and to relate themselves to others, in profoundly new ways". New commu-
nication technologies in interaction with local histories of mobility may lead to
sharp ruptures, graduai changes, and patterns of continuity in the dynamics of
community construction.
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Azita Bathaïe*
1. Je tiens à remercier Frédérique Fogel (CNRS. LESC) pour sa lecture attentive. ses conseils avisés
et ses remarques pertinentes lors de l'écriture de cet article.
* Doctorante, ATER en Ethnologie, Associée au LESC. Université Pari> Ouest Nanterre La Défense.
démontre dans son ouvrage que les déplacements pendulaires des Afghans entre
l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran, se basent sur des réseaux sociaux et écono-
miques transnationaux très élaborés.
Parallèlement à l'émergence du courant transnational, se développent les études
diasporiques qui décrivent la dispersion de populations depuis une origine
commune dans un ou plusieurs pays [Anteby-Yemini, Berthomière, 2005]. Ces
populations se constituent en communauté installée, et se réfèrent à une mémoire
et une identité communes. L'idée forte développée par les études diasporiques est
celle de la permanence de ces communautés à l'extérieur de leur pays d'origine.
Reprenant cette définition des diasporas, Centlivres et Centlivres-Demont déve-
loppent la notion de « plurilocalisation » à partir de l'étude des migrations
hanes au Pakistan et en Europe. Selon eux, « les nouveaux espaces de la migration
afghane, les implantations transfrontalières ou lointaines des diasporas consistent
non pas en territoires homogènes ou contigus mais en une pluralité de lieux, une
plurilocalisation de fragments communautaires. [... ] Famille, lignages, voisinages
sont à la fois dispersés, mobiles et "communicants", ce qui implique des réseaux
transnationaux et transrégionaux » [ 1998, p. 220].
Contrairement à la situation régionale, les migrations des jeunes Afghans en
Europe s'appuient sur des réseaux qui se construisent au fur à mesure du parcours.
En labsence de la génération des aînés et des femmes, on ne peut pas encore
parler de communauté [Bathaïe, 2009b]. Les théories diasporiques ne peuvent
donc s'appliquer qu'à la situation migratoire régionale. La spécificité de cette
migration tient surtout au fait qu'il n'y a pas un pays d'origine et un pays d'émi-
gration, mais des pays de départ et des pays d'accueil un accueil éventuellement
temporaire avant un nouveau départ pour l'Amérique du Nord, lAustralie ou
ailleurs. Je m'inspire donc pour ma recherche du courant transnational, qui permet
une acception large et dynamique de ces phénomènes, en me référant à leur défi-
nition première, c'est-à-dire « le processus par lequel les immigrants construisent
des champs sociaux qui lient entre eux leur pays d'origine et leur pays d'accueil.
Les immigrants qui construisent de tels champs sociaux sont appelés "transmi-
grants". Les transmigrants développent et entretiennent des relations multiples
familiales, économiques, sociales, organisationnelles, religieuses et politiques,
qui dépassent les frontières 2 » [Basch, Blanc-Szanton, Glick Schiller, 1992, p. l].
Les études issues de ce courant manquent parfois de précision lorsque les
auteurs ne rendent pas compte des conditions de leur élaboration et lorsqu'ils
dissocient les réalités migratoires de leur contexte historique et géopolitique.
Autrement dit, comme le montre Waldinger dans sa critique du transnationalisme,
lorsqu'ils « dé-historicisent » les phénomènes migratoires [2006, p. 26-28]. C'est
pourquoi je propose une analyse des « réseaux de relations transnationales » dans
la durée, en mettant en regard le parcours des jeunes en migration en Europe avec
celui que leurs parents ont réalisé auparavant. Cela rend possible la
3. La grande majorité des migrants entament le proœs>m. de demande d'asile dans les pay:,
européens. Ils déposent plus rarement des pour obtenir des titres de séjour.
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Au1repar1 (57-58), 20 11
Ethnographie des migrations afghanes 65
4. Cette situation a évolué depuis lors. En effet. la Suède. la Norvège. lAllemagne et la France ont
tour à tour suspendu les renvois vers la Grèce, reconnaissant ainsi que ce pays ne respecte pas Je droit des
réfugiés. En janvier 2011. la Cour européenne des droits de l'homme a statué sur le cas exemplaire d'un
demandeur d'asile afghan en condamnant la Grèce pour avoir violé la Convention européenne des droits
de l'homme. Ce qui laisse présager que les Afghans, malgré leur passage ou leur séjour en Grèce. pourront
demander l'asile dans d'autres pays européens. à condition de franchir les frontières étatiques sans se faire
contrôler.
5. J'ai relevé plusieurs prononciation& par les migrants <le ce terme: masâfer. masâfar. J'ai retenu la
plus usitée : musâfar.
6. De même, j'ai relevé : mahâjer, maluîjar.
désigner les nouveaux arrivants qui sont là en transit, alors que ces derniers se
désignent eux-mêmes comme muhâjar. Du point de vue des familles rencontrées
en Iran, le fils parti en migration devient un muhâjar lorsqu'il s'est installé dans
un pays d'émigration. Cette distinction fait référence à deux catégories d'analyse:
«les circulants » et «les non-circulants "· Celles-ci ne sont pas figées: un circu-
lant peut s'arrêter, et un non-circulant peut reprendre la route. Sur la route, la
famille accompagne le musâfar en !'aidant financièrement ou en le guidant dans
son périple. Il est alors exempté de toute responsabilité envers ses ascendants et
sa fratrie : à l'inverse, le muhâjar est censé prendre des responsabilités envers les
ascendants et la fratrie.
Asef devient le pivot entre ses ascendants directs et les membres de sa géné-
ration. C'est lui qui finance, depuis la Grèce, les dépenses de santé de ses parents.
Il les conseille aussi sur des questions d'ordre pratique pour les grands déplace-
ments ou encore leur fait profiter du nouveau capital relationnel qu'il a tissé à
Athènes. Il y a en effet rencontré un Afghan dont la famille vit aussi à Mashhad.
Le fils aîné de cette famille étudie la médecine à Téhéran. Ce nouveau lien permet
à Asef de mettre en contact son frère aîné et l'étudiant, qui aidera le père d'Asef
à trouver un bon médecin à Mashhad. Asef crée ainsi à distance de nouveaux
liens entre les membres de sa famille et d'autres immigrés vivant à Mashhad, liens
basés sur des relations de réciprocité.
Le cas d' Asef est assez représentatif. Ne pouvant faire de véritables projets en
Grèce, il investit son rôle de fils absent. li est en contact téléphonique régulier
avec sa famille et participe à distance à la prise de décision. L'argent envoyé à
la famille contribue à la cohésion relationnelle intra et intergénérationnelle. En
apportant cette aide, Asef remplit pleinement son rôle de fils adulte prenant en
charge la vie de ses parents ; il permet à son père de mieux préparer sa sortie de
la vie active, lui qui ne pourra bénéficier d'aucune aide à la retraite. De même,
en finançant l'éducation de ses frères et sœurs, il leur permet d'entamer dans les
meilleures conditions la période des études et d'entrer dans la vie adulte avec un
capital social leur assurant un meilleur mariage et un meilleur avenir. Asef est
dans le même temps obligé de sacrifier ses ambitions personnelles pour pouvoir
répondre aux attentes de la famille envers Je fils absent et responsable. L'impor-
tance de son investissement dans la vie des membres de la famille l'empêche en
effet de réellement construire sa vie en Grèce : il travaille pratiquement sept jours
sur sept et n'a plus de temps et d'énergie pour ses loisirs ou sa vie personnelle.
Parallèlement, pour les demandeurs d'asile comme Asef, la politique d'asile de
rÉtat grec crée une situation paradoxale : tout projet d'avenir est difficile, mais
en même temps, il faut s'installer et s'organiser en Grèce durant la longue pro-
cédure, car il est impossible de quitter le territoire tant que la demande est en
cours. Concrètement, cela signifie qu' Asef ne peut pas rendre visite à sa famille
en Iran. Baldassar [2007) fait état du cas d'un Afghan vivant avec son épouse en
Australie. qui connaît des contraintes similaires, avec la différence notable que,
dans ce pays, les politiques d'immigration sont plus ouvertes aux regroupements
familiaux et permettent donc aux migrants de construire leur vie dans le pays de
résidence, ce qui n'est pas le cas en Grèce. La tension entre aspirations indivi-
duelles et contraintes familiales est perceptible tout Je long du parcours migratoire
des jeunes Afghans en Europe. li est intéressant de noter ici la répartition des
charges entre le fils absent et les fils qui sont restés en Iran. Dans le cas présent,
Asef prend en charge financièrement les dépenses des membres de la fratrie et
des parents. Et c'est parce qu'il accepte de contribuer à l'économie familiale que
son frère aîné pourra se marier.
Le mariage des fils est une étape coûteuse de la vie d'une famille. Toutes les
dépenses du mariage liées au douaire, au prix de la fiancée et à la cérémonie
incombent à la famille du marié [Tapper, 1991 ; Centlivres-Demont, 1988). Les
familles qui n'ont pas d'économies sont obligées de s'endetter auprès des membres
de la parentèle, souvent auprès de la fratrie des parents du marié ou encore auprès
des amis ... Cela crée des relations déséquilibrées entre la famille du futur marié
et son entourage immédiat. Cette situation d'endettement peut parfois devenir
source de conflits entre certains membres de la parentèle. Sollicité pour contribuer
aux frais du mariage, Asef évite que les relations réciproques de sa famille ne se
fragilisent. Mais pour être en mesure de répondre à cette demande exceptionnelle,
Asef doit également s'endetter auprès de ses amis en Grèce. Cette responsabilité
envers sa famille va donc le rendre tributaire de son réseau de relations nouvel-
lement créé à Athènes.
Dans le cas présent, c'est Asef qui garantit, par son intervention, le bien-fondé
du choix de sa sœur. C'est lui qui se porte garant pour le jeune prétendant. Or ce
rôle est celui des notables de la communauté afghane installée en Iran. En cas de
conflit avec leurs parents, les jeunes font souvent intervenir en leur faveur un
notable de la génération des parents, prêt à les soutenir et à argumenter en leur
faveur. Ces notables peuvent être des religieux ou, plus fréquemment, des per-
sonnes éduquées, des écrivains ou poètes reconnus par la communauté. Avec ce
nouvel épisode, Asef consolide son rôle de frère aîné auprès de ses sœurs et frères
et d'arbitre entre ses parents et sa fratrie. Il devient dès lors le référent obligé pour
sa fratrie et gère à distance les conflits avec la génération de ses parents. Il est
réellement le pivot relationnel de la famille. Sa menace de rompre les liens pour
appuyer la démarche de sa sœur auprès de ses parents aura finalement suffi à les
faire changer d'avis. Le père n'a pas voulu prendre le risque de se trouver en
conflit direct avec le fils qui a pris une place essentielle dans la cohésion de la
famille.
Mais dans d'autres situations, il arrive que les jeunes interrompent les liens
avec leur famille pour résoudre ou résorber les conflits qui surgissent le plus
souvent entre les frères, les cousins ou encore avec la génération des ascendants.
génération et de celle des parents, ont développé depuis au moins deux généra-
tions, des pratiques circulatoires entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran. Hamed
a eu l'occasion d'accompagner ses frères sur leurs lieux de travail à Quetta, faisant
ainsi des allers-retours ponctuels entre l'Afghanistan et le Pakistan. Avec son frère,
il a également accompagné son oncle patrilatéral en Iran, pour travailler sur des
chantiers de construction. L'oncle patrilatéral de Hamed est le benjamin de sa
fratrie. Il a une longue expérience des circulations pendulaires en Iran; dans sa
jeunesse, il a accompagné le père de Hamed, son aîné, et d'autres membres du
village sur les chantiers. Il a ainsi pu développer, dans le temps, ses propres
réseaux de relations, ce qui lui a permis de pérenniser ses déplacements ponctuels
dans cet espace. Il a alors transmis son capital migratoire à d'autres membres de
sa famille, ses fils, ses neveux ... Hamed a acquis le «savoir-circuler» entre
l'Afghanistan, le Pakistan et lIran grâce à son oncle patrilatéral et à ses frères.
En Iran, il a élargi à son tour son propre réseau, en nouant des relations avec des
ouvriers afghans, ainsi qu'avec des employeurs iraniens qui lui ont proposé de
travailler sur de nouveaux chantiers. De même, au Pakistan, Hamed ne s'est pas
limité au réseau des relations de parenté. En fréquentant d'autres jeunes de Quetta
sur leurs lieux de travail, il a su se créer de nouveaux réseaux d'amitiés, lui offrant
des possibilités de travail ponctuel dans les boutiques de vêtements. C'est ainsi
qu'il a petit à petit construit son propre réseau de relations, qui lui permet de
circuler entre l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan.
Hamed est un jeune sans attaches, qui ne se fixe pas dans une ville mais vit
entre les maisons de ses frères et sœurs, séjournant une année en Afghanistan,
une autre au Pakistan, au gré des possibilités de travail, mais aussi de l'évolution
de ses relations. Il a ainsi changé de ville chaque fois qu'il a eu un différend avec
l'un de ses frères ou d'autres personnes de son entourage. Par exemple, il a décidé
de quitter la maison de l'un de ses frères à Quetta parce que celui-ci tentait de le
responsabiliser en lui demandant, par exemple, de penser à son avenir, de cesser
de changer de métier et de faire quelques économies. Suite à cet échange, Hamed
a décidé de vivre à nouveau en Afghanistan auprès de son frère aîné. Au bout de
six mois, il a fini par revenir à Quetta auprès de sa sœur, qui lui a demandé de
se réconcilier avec leur frère : Hamed a alors disparu une semaine. En fait, il ne
souhaite prendre aucune responsabilité vis-à-vis de sa fratrie et se plaît à vivre
librement, entre plusieurs villes et pays, travaillant par-ci et par-là pour subvenir
à ses besoins. Hamed décide finalement de partir en Iran sans prévenir pour tra-
vailler sur les chantiers de construction, afin de gagner l'argent nécessaire pour
se rendre en Europe. Il trouve facilement du travail grâce au réseau de relations
tissé lors de son premier déplacement en Iran. Au bout de deux chantiers et de
deux ans de travail, il a l'argent nécessaire à son voyage. Il traverse la frontière
irano-turque grâce à un passeur, sans prévenir aucun des membres de sa fratrie.
Une fois arrivé à Istanbul, il appelle son frère aîné pour lui annoncer son départ
et son projet d'atteindre l'Europe.
À Istanbul, il a un contact grâce à des compagnons de route. Il s'installe un
temps chez lui pour rassembler l'argent nécessaire pour gagner la Grèce, ce qui
prendra huit mois. Il ne fera pas appel à des passeurs mais trouvera d'autres
moyens d'atteindre les côtes des îles grecques, avec cinq compagnons, des
migrants qui ont déjà tenté Je passage de la frontière turco-grecque par voie mari-
time. Repérés par la garde maritime grecque, ils doivent faire demi-tour. Ces
passages ratés leur ont permis d'acquérir le «savoir-circuler» à cette étape. Ils
partagent ce savoir avec Hamed et, en contrepartie, ce dernier utilisera son capital
relationnel pour survivre à Athènes. car il a de nombreux contacts en Grèce. Il
s'agit donc d'une répartition du «savoir-migrer» entre les compagnons du
«voyage» [Bathaïe, 2009a]. Une fois la porte de l'Europe franchie, ils atteignent
Athènes où ils sont attendus par un des amis de Hamed, rencontré à Istanbul.
D'Athènes, Hamed reprend contact avec sa fratrie pour annoncer la réussite de sa
traversée. Durant son année de séjour à Athènes, il interrompra puis reprendra les
liens avec différents membres de sa fratrie. Chaque fois qu'un proche tente de lui
donner des conseils ou simplement de le rappeler à ses responsabilités, Hamed,
contrarié, interrompt les liens. À l'inverse, l'annonce de la naissance d'un neveu
ou d'une nièce grâce à d'autres migrants qui connaissent ses frères et sœurs, lui
donnera l'occasion de reprendre les liens à distance par téléphone. Finalement,
par le même procédé, en s'arrêtant chaque fois un temps dans les villes-étapes
pour travailler, Hamed réussira à franchir la frontière gréco-italienne et ainsi de
suite jusqu'en Suède, où il a déposé une procédure de demande d'asile.
Le cas de Hamed, qui interrompt puis reprend les liens avec sa fratrie, est assez
représentatif d'un certain mode relationnel. Le fait d'arriver en Europe facilite
l'interruption des liens. Hamed sait faire preuve d'adaptation et d'inventivité. Il
construit dans chaque nouvelle ville un réseau de relations qui lui permet de
franchir une nouvelle frontière. Dès lors, il ne dépend pas de l'aide financière de
sa fratrie, et il est complètement autonome dans ses choix de vie et de ville. Dans
son article concernant les jeunes Sahéliens, Timera [2001] montre que la migration
permet d'affirmer des aspirations individuelles et de s'émanciper des contraintes
familiales.C'est également ce que souligne Bardem [ 1993] dans son article concer-
nant les jeunes migrants rencontrés à Ouagadougou, qui expriment la volonté de
s'émanciper dans la migration et de prendre de la distance par rapport à leur
famille. Le cas de Hamed montre que c'est le déplacement qui instaure la distance
dans les relations. Interrompre les liens permet de suspendre les attentes des mem-
bres de la fratrie, ou plus généralement de la famille, et de poursuivre ses aspi-
rations personnelles.
Conclusion
Les parcours migratoires présentés dans cet article montrent l'importance de
la fratrie au sein des familles afghanes à travers deux générations. À la première,
les membres de la fratrie se sont dispersés entre l'Afghanistan, le Pakistan et
l'Iran. Ils se sont installés avec leurs conjoints et leurs enfants, ou ont voyagé
seuls pour travailler une saison ou une année dans les pays voisins. À la génération
suivante, les jeunes aspirent à migrer vers d'autres continents: en Amérique du
En ce qui concerne les pratiques matrimoniales, j'ai noté une redéfinition des
mariages endogames et exogames par la première génération des immigrés en
Iran. Pour celle-ci, la préférence va vers un mariage au sein de leurs réseaux de
parenté, de voisinage et d'interconnaissance. Le begâna n'est plus celui qui est
extérieur au lignage du père ou de la mère, mais celui qui est extérieur au réseau
d'interconnaissance. À la génération suivante, j'ai montré qu'il y a de réelles
modifications. Pour la jeune génération afghane en Iran, le begâna n'a plus de
sens. C'est la construction de ma recherche, la manière dont je suis mise en relation
avec ces familles qui me permettent de confirmer que la famille est circonscrite,
pour Ego, aux relations au sein du cercle des parents, de la fratrie, des conjoints
et des enfants de ceux-ci. Au-delà de ce cercle, les cousins, les oncles, les tantes
ou les grands-parents peuvent être qualifiés de « membres de la parentèle». Ce
point de vue est de plus en plus répandu parmi la jeune génération afghane.
sein de la famille au rythme du cycle de vie des membres de la fratrie. Ses relations
avec la génération des parents et sa propre génération, les relations entre frères et
les relations frère-sœur en sont modifiées. La famille, les systèmes d'alliance et
de parenté sont, dans le contexte migratoire, des processus dynamiques sujets à
discussion.
Bibliographie
3. La moitié des questionnaires ont été passés dans le chef-lieu de la municipalité. l'autre dans une
localité rurale. Dans tous les cas la population active est majoritairement impliquée dans une activité
agricole.
4. Entreprises multinationales implantées le long de la frontière et jouant sur le différentiel du coût de
la main-d· œuvre : maquiladoras. champs agro-industriels, etc.
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Le contexte foncier
À Zanatepec, l'agriculture commerciale domine et constitue la principale
source de revenus pour les familles (mangues, élevage bovin et, plus récemment,
sorgho). La propriété privée est majoritaire et assez concentrée entre les mains
d'une élite locale. Parallèlement à de grandes propriétés, il existe une quantité
non négligeable de petits exploitants (entre 2 et 15 hectares), propriétaires, ou
occupants titulaires sous le régime de l' ejido 5 , qui participent aux marchés agri-
coles locaux et nationaux de mangue et de bovins [Michel, 2004].
S. Propriété sociale issue de la révolution mexicaine et mise en place par la réforme agraire.
6. Dans celte municipalité. la taille moyenne des foyers est en moyenne de 3.6 personnes en 2010
[ lNEGL http://www.inegi.org. mxlsistemas/mexicocifras].
7. Parmi les réformes instaurées en 1994 et modifiant le principe constitutionnel de réforme agraire.
ce programme fédéral vise à délivrer des titres de propriété foncière individuels et définitifs aux bénéficiaires
de la réforme agraire.
familiale élargie, regroupant plusieurs foyers. Les parcelles, comme les investis-
sements productifs ou la main-d'œuvre, sont le plus souvent mutualisés entre
plusieurs foyers nucléaires, généralement des fratries simples (un père avec ses
fils), mais également selon des configurations qui peuvent être multiples et
complexes (notamment à partir des alliances d'amitiés, de fratries et de mariages).
La décision de partage des terres impliquant un contrôle communautaire (institu-
tions del' ejido) et familial puissant, elle est tardive et pousse les actifs à compléter
les revenus de léconomie familiale et à alimenter la reproduction de l'exploitation
par des salaires. « Ils doivent revenir à un moment ou à un autre » nous dit un
père de famille dont la fille travaille à Guadalajara et revient au village une fois
par an. Et il ajoute : « non. elle ne vit pas là-bas, elle y travaille seulement »
1 1
Les familles« dispersées»: en voie d éclatement ou de perte d ancrage
Cette première catégorie de famille se définit par !'échec de ses membres à
se maintenir comme une unité implantée dans le lieu d'origine. En particulier,
De façon classique, le père de famille part pour six mois ou plus, envoyant à
la famille 2 500 pesos par mois environ, soit la moitié au moins de son salaire.
Parfois, ces opportunités ponctuelles peuvent être plus intéressantes, comme pour
ce jeune père, lui aussi travaillant comme journalier depuis l'âge de JO ans, qui a
pu partir six mois comme conducteur d'engin à Morelia, où il a gagné mensuel-
lement 4 000 pesos. Cet apport a permis à la famille d'avancer dans la construction
d'une maison, étape importante pour le début du parcours familial. L'armée
constitue également une option répandue dans les familles de journaliers, ou même
chez les très petits propriétaires dont les enfants ne peuvent escompter vivre de
!'exploitation agricole familiale.
La multiplication des déplacements régionaux est aussi une tactique de sub-
sistance pour certains pères de familles, qui n'hésitent pas à occuper des emplois
temporaires dans tout le Mexique (Mexico, Oaxaca, Guadalajara, Tuxtla Gutiérrez)
selon les opportunités. Pour ces familles« saisonnières», la mobilité s'inscrit dans
une logique déjà installée de dépendance vis-à-vis d'un marché de l'emploi fluc-
tuant. La distance permet d'augmenter les opportunités, mais très rarement le
niveau de vie. On peut dire qu'il s'agit d'emplois de journaliers« délocalisés» et
que la gestion de la distance (coût, régulation, obstacles matériels et affectifs)
revient à la famille. Comme cela a été mis en évidence dans la région d'Oaxaca
[Carton de Grammont, Lara Flores, Sanchez Gômez, 2004], ces familles opèrent
une adaptation au contexte transnational, sans pour autant constituer des stratégies
de mobilité qui leur permettraient de faire évoluer leur situation économique. Les
familles de saisonniers ne voient pas leur situation s'améliorer mais doivent « tenir
la distance », qui a récemment augmenté.
partis travailler à Manzanillo, autre port mexicain plus au nord, grâce à une arti-
culation entre Salina Cruz et Manzanillo par des liens professionnels, de voisinage,
syndicaux ou familiaux, qui permet de faire circuler les services et les ressources
entre les trois sites : Salina Cruz, Manzanillo, Zanatepec. Ils circulent autour
d'offres d'emploi qui couvrent l'ensemble du territoire national. La fille cadette
a été institutrice, standardiste, réceptionniste et ouvrière. Le fils aîné a été suc-
cessivement ouvrier dans une pêcherie, mécanicien et vigile. Avec sa jeune femme
enceinte, il est actuellement de retour dans la maison de ses parents. L'exploitation
familiale est ici une source d'investissement (achat d'engrais, de nouvelles terres),
mais aussi de ressources (soin des jeunes enfants, prise en charge d'un parent de
Salina Cruz). Les trois lieux restent ainsi fortement connectés. Le projet familial
doit donc s'entendre comme un ensemble de solidarités, auquel la possession
d'une terre, d'un troupeau ou d'un commerce vient donner un ancrage particulier.
À travers ces quatre types de situations familiales, on voit se distinguer des
situations dans lesquelles les familles tentent de s'adapter à une nouvelle confi-
guration du marché du travail mettant en œuvre des tactiques de mobilité (aller
chercher du travail plus loin), d'expériences où la famille développe des stratégies
de mobilité visant à optimiser la circulation des ressources entre ses membres. Le
foyer prend alors une autre dimension, reposant sur la famille élargie (verticale-
ment et/ou horizontalement) et !'entretien de liens familiaux sur plusieurs géné-
rations et plusieurs lieux. Les ressources et les prestations qui circulent à l'intérieur
de ces constellations familiales sont à la fois de !'ordre des services (garde des
jeunes enfants, logement, réunion de fonds pour un départ en migration), des
ressources propres (remises monétaires, logement ou alimentation) ou encore de
la patrimonialisation (investissements fonciers, prise en charge de l'éducation
secondaire ou supérieure, investissement commercial, capitalisation d'expérience).
Entre les familles nucléaires qui se dispersent à travers l'expérience migratoire et
celles qui continuent de faire circuler des ressources au sein des fratries, l'enjeu
est la transmission des patrimoines familiaux y compris sous forme d'expérience
migratoire à la génération suivante. La stratégie qui consiste à maintenir dans
plusieurs lieux et plusieurs ancrages des liens familiaux à travers lesquels les
ressources vont circuler peut ainsi être analysée comme une adaptation des familles
au contexte transnational et aux formes complexes de mobilité associées. Par
rapport au contexte rural et foncier de Zanatepec qui favorise le foyer nucléaire,
cette adaptation repose nettement sur lagrandissement du périmètre du foyer fami-
lial en termes d'individus, de générations et d'espaces affiliés.
notamment parce que le partage des terres intervient tard dans le cycle familial.
Comme a pu le signaler Alberto del Rey [2005], le prolongement de l'espérance
de vie retarde le moment de la transmission par héritage : le patrimoine foncier
reste sous contrôle paternel au moment de 1' entrée dans la vie active des fils, qui
doivent alors orienter leurs trajectoires professionnelles hors de l'exploitation
domestique. Les projets et les trajectoires de mobilité viennent ainsi s'articuler à
l'ensemble des ressources dont dispose la famille, notamment aux mécanismes de
solidarités entre générations, aux logiques de transmission du foncier et au fonc-
tionnement traditionnel de répartition des revenus du salariat.
Pour cette analyse, nous avons distingué différents types de famille: d'une
part, les familles qui n'ont pas accès à la terre et, d'autre part, celles qui mettent
en jeu un patrimoine familial mutualisé entre générations et fratries. Pour ces
dernières, nous avons observé les transformations productives qui sont liées à la
mobilité.
activités. Une sorte de contrat familial permet à toutes les cellules de la famille
de compter sur cette ressource foncière dans des conditions et à des moments
différents.
C'est ainsi que Juan Eugenio, fils du commissaire de J'ejido et père de deux
jeunes enfants, a effectué plusieurs voyages d'environ six mois vers la ville de
Mexico sur une période de trois ans, travaillant tantôt dans un parking public.
tantôt dans Je secteur de la construction. Malgré ces migrations temporaires vers
la capitale, ce père de famille est toujours rentré au moment des périodes d'activité
agricole vivrière. Les revenus de la migration ont alors été investis pour la repro-
duction de la petite exploitation paternelle et son autonomie productive. Il dit être
rentré pour pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants, répartis-
sant son activité entre la production vivrière et un emploi de policier municipal
qui lui assure un salaire mensuel fixe de 3 000 pesos.
Étant parti temporairement du village peu après s'être marié, son capital de
migration lui a surtout permis de construire sa maison. Il est revenu au moment
où un emploi local s'offrait à lui et où son père décidait de diviser ses terres entre
ses fils. Parallèlement à son activité salariée (localement ou en migration), il par-
ticipe à l'agriculture familiale, ici menée à l'échelle de la famille élargie.
Aujourd'hui de retour de cette étape migratoire, son foyer, celui de son frère et
celui de ses parents mutualisent le travail et le fruit de la production de subsistance.
Ces trois foyers réunis par un appareil productif et un capital foncier communs
adaptent les modalités de lactivité professionnelle, de la mobilité et des ancrages
aux conditions de répartition du patrimoine agraire familial. La logique d'agen-
cement des activités - réparties dans le temps, dans l'espace et entre les secteurs
se développe autour d'un patrimoine agraire à partager et d'un ensemble de soli-
darités familiales qui dépassent, d'une part. les frontières de l'espace de production
local autour de la région d'origine et. d'autre part, les frontières de chaque foyer.
Pour ces migrations réalisées dans le cadre d'un différentiel économique élevé
qui permet de meilleures capacités de transferts financiers (frontière nord et États-
Unis), les mécanismes d'investissement et d'achat dans le lieu d'origine sont donc
porteurs d'un certain potentiel de transformation de l'organisation productive fami-
liale et de réancrage dans l'espace agraire local. Dans l'ejido d'Ocotal (munici-
palité de San Juan Guichicovi), l'ancien commissaire note que les ejidatarios de
I' ejido voisin, el Chocolate, sont aujourd'hui les principaux acheteurs des terres
mises en vente après l'application de la réforme du PROCEDE. Ces ejidatarios
utilisent en effet les transferts monétaires envoyés par leurs fils partis travailler
aux États-Unis - génération expulsée par les logiques de pression foncière dans
leur propre ejido - pour investir dans lachat de terres situées à Ocotal. Ces jeunes
générations constituent ainsi un patrimoine propre pour leur retour et participent
dans le même temps et par les mêmes processus d'investissement au fonctionne-
ment de l'exploitation gérée par les différents membres présents sur place (père,
frères et beaux-frères essentiellement).
Dans les familles comptant sur des remises importantes de la part d'un migrant
dont le projet de retour est étroitement lié aux activités agraires familiales, les
évolutions productives sont les plus fortes. Les achats de terres s'orientent vers les
sols les plus fertiles, les parcelles les mieux connectées aux voies de communication
ou les plus adaptées à l'élevage : lorganisation productive de la famille élargie peut
donc être renforcée, au travers des mobilités, par une meilleure rentabilité écono-
mique sur la base d'un important bien foncier et de l'élevage commercial. Autre-
ment dit, ces familles construisent, grâce aux ressources migratoires et à la complé-
mentarité des économies individuelles ou nucléaires, un patrimoine agraire dont
l'orientation est nouvelle: les économies familiales cessent d'être fondées sur la
production paysanne traditionnelle et leur reproduction se construit d'avantage
autour du capital foncier, de l'élevage et de la ressource migratoire.
Conclusion
Selon les structures villageoises et les types d'agriculture, le mode de réparti-
tion du foncier fait intervenir une famille plus ou moins élargie, ainsi que ses
dispositifs de solidarités intra- et inter-générationnelles. Ce sont ces mêmes dis-
positifs qui sont mobilisés dans les stratégies migratoires : ils permettent de faire
face à la complexité des multi-implantations au sein même de la famille (absence
prolongée, complémentarité des activités, redistribution des tâches, nécessité
d'articuler les circulations, etc.). Cette capacité de la famille élargie peut prendre
des formes foncières (acquisition et mutualisation de terre) ou sociales (maintien
des liens et circulations des ressources et des solidarités entre différents lieux), là
même où des logiques de diversification des formes de l'activité (vers le commerce
et les services notamment) sont également à l'œuvre. Les deux cas de Zanatepec
et San Juan Guichicovi montrent deux situations de transformation de la famille
rurale face à lélargissement des distances en jeu dans les mobilités récentes : pour
celles qui utilisent la mobilité pour se réancrer localement, on peut constater une
capitalisation des ressources sociales à Zanatepec, où l'on voit la configuration
des foyers s'élargir avec les mobilités, et une capitalisation agricole à San Juan
Guichicovi, où certaines familles élargies mettent à profit la mobilité pour trans-
former leur activité productive.
Pour les familles les plus fragiles, sans accès à la terre et qui ne sont pas
impliquées dans des réseaux de solidarités familiales élargies, l'expérience migra-
toire constitue le plus souvent une dynamique d'éclatement, dont l'effet est prin-
cipalement de réduire le périmètre de la famille. À Zanatepec comme à San Juan
Guichicovi, le recours à la mobilité extra-régionale semble proposer une nouvelle
opportunité pour une main-d'œuvre écartée de l'accès à la terre. En réalité, la
migration s'avère un facteur puissant de différenciation sociale : la valorisation
des expériences migratoires s'articule avec un ensemble d'autres capacités de
mobilisation de ressources préexistantes (foncier, formation ou autre).
Enfin, il nous faut remarquer, pour toutes les familles rencontrées, l'importance
du moment du cycle familial dans lequel intervient la migration ainsi que l'enjeu
de la transmission d'un patrimoine (foncier, social, d'expérience, productif ou
autre) à la génération suivante. La mobilisation d'une famille élargie dépend lar-
gement de la « réussite » de cette transmission. Or, les institutions sociales et
culturelles locales, qui encadrent les modalités de la transmission intergénération-
nelle, sont tout à fait essentielles pour comprendre la capacité d'adaptation de ces
familles rurales. Cela renvoie, au-delà de la famille, à de souhaitables analyses
sur les conditions collectives et communautaires de mobilité et d'ancrage local.
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Geneviève Cortes*
Depuis les années 1990, les approches relatives aux migrations « transnatio-
nales », théorisées par la sociologie ou lanthropologie [Glick Schiller, Basch,
Blanc-Szanton, 1992 ; Smith, 1994 ; Pries 1997 ; Portes, 1999] ont permis de sortir
du nationalisme méthodologique [Suarez, 2008], c'est-à-dire du seul paradigme
territorial de l'État-nation au sein duquel pays de destination et de départ sont
deux mondes segmentés. Le concept d' «espace social transnational >> renvoie au
contraire aux « structures sociales réticulaires qui se développent entre les régions
de départ et d'arrivée et qui constituent une plate-forme d'articulation » [Pries,
1997, p. 17]. La« famille transnationale», désormais au cœur de la réflexion
scientifique, est alors définie à partir du critère de la dispersion et de la séparation
des membres de la famille de part et d'autre des frontières, auquel s'ajoute le
constat du maintien des relations affectives et des liens avec le lieu d'origine
[Faist, 2000; Ariza, 2002 ; Bryceson, Vuorela, 2002 ; Lamela Viera, 2003 : Aude-
bert, 2004 ; Lewitt, 201 O].
Un des débats porte cependant sur le caractère durable ou non des dispositifs
transnationaux, en particulier lorsque s'opère le regroupement familial au lieu de
destination [Godard, Sandoval, 2008; Camarero, 2010]. Notre hypothèse est que,
si le regroupement peut signifier une stabilisation de la famille dans le pays de
destination avec l'affaiblissement, voire la disparition, des liens avec le lieu d' ori-
gine, il peut être aussi une étape d'un processus plus long et plus complexe de la
« fabrique » de la famille transnationale. Cette contribution vise à montrer
comment, du point de vue de la géographie sociale, les migrations transnationales
peuvent être pensées comme un système d'interdépendance entre des lieux qui se
construit dans la longue durée. Les perspectives transnationales s'accordent en
effet sur le rôle majeur des réseaux sociaux qui relient les membres de part et
d'autre des frontières [Glick Schiller, Basch, Blanc-Szanton, 1992], mais aussi des
flux et des activités migratoires qui s'organisent dans le temps et l'espace. Autre-
ment dit. la structuration du champ migratoire [Simon. 2008], comme condition
même de la fabrique de la famille transnationale, suppose de passer d'une géo-
graphie de la simple localisation (saisir la configuration spatiale de la famille
dispersée) à une géographie de la relation (saisir les liens entre les membres dis-
persés dans un espace de circulation). Elle implique, d'autre part, d'intégrer la
dimension temporelle à !'analyse des agencements familiaux, c'est-à-dire de saisir
leur dynamique adaptative.
1. Les données de l'enquête complémentaire sur les migrations en Argentine réalisée par J'INDEC
(Enquête ECMI-2002) montrent que 60 % des Boliviens résidant dans la métropole de Buenos Aires pro-
viennent des départements de Cochabamba et de La Paz (respectivement 38 % et 22 '7r des migrants). En
revanche, dans les villes frontalières de Salta et de San Salvador de Jujuy, 62 % des Boliviens proviennent
des départements de Potosi et de Tarija.
2. Notons que la Bolivie est le pays latino-américain qui a connu la croissance de flux d'émigration
vers l'Espagne la plus forte au cours des dernières années. Les départs se sont particulièrement accélérés
au cours de la période 2005-2007, précédant l'entrée en vigueur du visa pour les Boliviens (avril 2007).
dont lannonce a provoqué une vague de départs entre janvier et avril de cette même année, à l'origine
d'une véritable déroute du Service national des migrations dans le pays.
6. En moyenne. les enfants migrants avaient 27 ans. avaient effectué l.8 séjour à l'étranger au cours
de leur vie, soit un temps cumulé de 6,2 années. Parmi ces migrants. 36,3 % étaient célibataires et 63.7 %
avaient fondé leur foyer.
migrants est donc un modèle qui perdure dans cette région, indépendamment d'ail-
leurs des retours au village: 56 % d'entre eux déclarent en effet ne pas être revenus
depuis leur départ en migration. Pour ceux qui sont revenus, le motif le plus
souvent mentionné est celui d'une «visite à la famille».
en âge de
1
migrer*
Total des individus 1 513 28.8 50,8% 1
100,0% - 61,3 %
•
ARGENTINE
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- -- ]
• •
Vil/,, de Buenos Aires
Unité de logement - Ligne de séparation internationale __..Trdllsfert d'argent vers .......,. Va-et-vient 1
Belle-fille
•
L,
Fils
Gendre
•
1
l
Source : G. Cortes, enquê1es par récits de vie PARMI 2002, réactualisées en 2007 et 2011.
lHJ
Villag e de Tc..:D (Haut< Vil/• d e la Plata
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Ville de la Plata
BOLIVIE ESPAGNE
Villag t! de Tr;,:-:; 1 Madrid 1
~ Flux de circulation
Configuration filmWalc
'\
Unité de logement Ligne de S<.~aralion internationale
l'exploitation agricole en Bolivie, Alicia vit alors au rythme des retours de son
mari et de l'envoi d'argent. Cette période permet d'acheter une maison à Buenos
Aires et un «pied-à-terre» à Cochabamba, et de financer l'activité agricole et
l'achat de terres dans le village.
Le père, de son côté, fort de son ascension sociale (passage de simple ouvrier
à contremaître) investit dans un terrain à Arlington pour y construire une maison.
Cinq plus tard, une des filles rejoint son père à Arlington tandis que le fils aîné
y fonde son foyer (E). La maison familiale, au fil des années, va connaître une
extension à mesure que les enfants s'installeront aux États-Unis. C'est ainsi qu'en
2007, la famille s'est entièrement regroupée à Arlington avec, pour la première
fois, la migration d'Alicia (F). Ce regroupement aux États-Unis ne distend pas
pour autant les liens avec le lieu d'origine. Si tous les membres retournent régu-
lièrement au village, notamment lors des fêtes annuelles, c'est surtout Alicia qui
organise le lien transnational. Revenant deux à trois fois par an lors des périodes
de travaux agricoles, elle assure la continuité de lexploitation familiale. En 2011,
ultime visite faite à la famille : le temps de la retraite est venu. Au bout de vingt-
trois ans de migration aux États-Unis, le père vient juste d'avoir la nationalité
américaine. Le couple est revenu s'installer en Bolivie laissant la totalité de leurs
descendants à Arlington tandis que les allers et venues se poursuivent.
Conclusion
La migration internationale peut apparaître a priori comme une fragmentation
de lespace de reproduction sociale liée à la dispersion familiale. Éviter cette
fragmentation signifie pour ceux qui restent, mais aussi pour ceux qui partent, de
construire une« économie familiale d'archipel» [Quesnel, del Rey, 2005, p. 199),
tout en maintenant un ancrage tenitorial partagé au lieu d'origine. La réticulation
des espaces résidentiels et des systèmes d'activités qui sert de base à la reproduc-
tion sociale des familles est alors au cœur de l'expérience du migrant et de son
vécu transnational. Parce que recourir à la migration internationale nécessite une
mobilisation de ressources sociales et économiques à la hauteur des risques, du
coût et des difficultés imposés par une mobilité transfrontalière de longue distance,
la famille en tant que structure sociale fondamentale de la solidarité et de lentraide,
demeure une figure centrale des logiques de mobilité. S'il n'est pas question de
nier ici lexistence de logiques « atomistiques » de la mobilité où le migrant est
affranchi de la dépendance familiale, la capacité d'activation d'un dispositif trans-
national durant plus de cinquante ans montre combien la famille continue d'être
une matrice opératoire des migrations individuelles.
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* Professeur à l'Université de Sousse en Tunisie. Faculté des lettres et des sciences humaines. dépar-
tement de géographie.
** Sociologue, Chargée de recherche au CNRS. Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES).
MMSR Aix-en-Provence.
rôle de la famille entre deux types de cadres : celui du dispositif migratoire établi
par des générations de migrants entre deux pays et le cadre législatif évolutif qui
les relie.
L'étude revient brièvement sur l'histoire de l'immigration en France de pères
commerçants tunisiens, pour souligner dans un second temps le vécu de la pro-
cédure de regroupement familial par la famille élargie et la diversité des formes
de mobilités pendulaires qui en découle. Elle analyse enfin quelques réponses
apportées par la seconde génération aux effets d'une expérience transnationale
« héritée ».
L Dans une étude publiée en 1977 sur J' accès à la petite entreprise familiale et artisanale par le monde
ouvrier, Nonna Mayer (dont l'analyse porte majoritairement sur d'anciens ouvriers français) noie cependant
que les petits patrons étrangers sont plus souvent que les Français d'anciens ouvriers ; 73 % d'entre eux
étaient ouvriers en 1965 [p. 44].
Autrep-drt ( 5 7 -58 ), 20 t l
114 Hassan Boubakri, Sylvie Mazzella
@+
Lille
••
Tunis
@rnpnmert'.!.. I ....
Sud tunisien T
G:wtmor1JI de TatacUno
Autrepa rt (57-58), ZO LJ
116 Hassan Boubakri, Sylvie Mazzella
3. A. Sayad [1999, p. 56] rappelle que.« Pendant longtemps. alors même que l'immigration familiale
pouvait être désirée (individuellement) par l'immigré et par son épouse, qui n'ignoraient pas qu'ils s'expo-
saient de la sorte à enfreindre la règle communautaire et à manquer à la morale du groupe, elle était effectuée
et surtout elle était ressentie comme un acte honteux, un acte qu'on avait soin de cacher au point de devoir
quitter le village nuitamment. »
4. Dix-huit ans est l'âge limite qui donne droit aux descendants d'un migrant, résidant régulièrement
en France, de rejoindre leur ascendant par la voie du regroupement familial.
5. L'agent de la préfecture des Bouches-du-Rhône, en charge du regroupement familial au service des
étrangers. traite en moyenne, par an. moins de 150 dossiers de demande de regroupement de Tunisiens de
France. pour un total, toutes nationalités confondues, de 1 000 dossiers en moyenne par an (entretien, mai
2008).
6. Nancy Green [2002; p. 107] souligne que la redécouverte d'un passé mobile des femmes est autant
une nouveauté historique que le résultat de questionnements historiographiques innovateurs permettant de
réviser, à la fois, l'histoire des femmes et celle des migrations.
7. Pour l'un des anciens maires de Ghoumrassen, interrogé sur la situation migratoire de sa petite ville,
« [ ... ] la loi Pasqua de 1993 est à l'origine du drame de Ghoumrassen. Cette loi est en train de vider la
ville de ses habitants » (entretien. avril 2005).
Tunisie. Aujourd'hui, le couple. surtout sa femme, vit mal cette situation. Son
épouse menace de retourner vivre définitivement en Tunisie avec ses deux derniers
fils, afin de rejoindre ses filles, si la situation familiale ne change pas. Elle lui
reproche de ne pas avoir fait les démarches administratives nécessaires à la venue
de ses filles. Elle nous confie mal supporter également les reproches acerbes de
sa belle-sœur et de ses cousines sur le fait de laisser seules ses filles en Tunisie.
De leur côté, les jeunes filles interrogées à Tunis disent ne pas avoir encouragé
leur père dans cette démarche de regroupement familial. Elles disent préférer rester
à Tunis, où elles ont leurs amis, leurs habitudes et se disent plus rassurées à l'idée
d'y poursuivre leurs études.
L'investissement dans la terre par les immigrés n'est pas un phénomène nou-
veau. Des études [Bencherifa, 1993 ; Boubakri, 1985] ont souligné que de nom-
breux immigrés avaient repris conscience de la valeur de la terre et des profits
qu'ils pouvaient en tirer au moyen de techniques perfectionnées telles que le
goutte-à-goutte. À Ghoumrassen, la culture irriguée s'est développée, à la fin des
années 1980, avec l'aide de l'État, qui encourageait à cette époque sa gestion par
des associations. R'houma Ben Mohamed Ben Salem (frère de Salem, Haj
M'hemed et Mokhtar) est la personne qui gère, depuis 1988, la propriété agricole
familiale située à Ghordab (à l'est de Ghoumrassen), une terre de plusieurs hec-
tares regroupant trente-trois propriétaires. Principal interlocuteur sur place du
ministère de I' Agriculture, il est le président de l'association locale pour la gestion
de l'eau d'irrigation, dont le bureau est composé notamment de son frère Mohktar
(trésorier) et de son cousin M'hemed (secrétaire). R'houma y est propriétaire de
Plus de 6 mois
Fréquence des séjours
- - 11oisp<:.ir11n
F>nfül
p
F
• 3à6mois
• Quelques semaine s
trois à six mois près de sa femme et partage son temps professionnel entre Tunis,
où il plus de six mois par an un hôtel avec ses fils, et Marseille, où il se rend
fréquemment, plusieurs fois par an, et où il maintient une activité commerçante
intense. Sa femme vit à Ghoumrassen, sans jamais se déplacer en France ni même
à Tunis. Son frère Haj M'hemed est moins présent que lui dans la gestion des
affaires à Marseille. Il délègue cette charge à Moktar. Il vit à Tunis avec sa femme
et ses deux filles. Il se déplace à Marseille, accompagné de sa femme qui a un
visa D, durant quelques semaines dans l'année pour rendre visite à ses deux fils
aînés commerçants. Il réserve toujours un mois de l'été pour se rendre à
Ghoumrassen. Son cousin M'hemed vit également avec sa femme et ses filles à
Tunis. Ses voyages à Ghoumrassen sont plus fréquents que ceux de ses frères et
de ses cousins. Cette fréquence, plusieurs fois par an, s'explique par son impli-
cation dans la gestion de la terre de Ghordab avec son cousin R'houma. II se rend
seul à Marseille (son épouse n'a pas de visa D), principalement pour rendre visite
à son fils Chokrem parti depuis dès l'âge de 16 ans, et qui travaille maintenant
en association avec son cousin Zahreddine.
Belgacem est, de tous les enquêtés celui qui semble le plus mal à l'aise dans
ce choix de vie qui le partage entre la France et la Tunisie. La situation familiale
éclatée, mal vécue, crée des tensions au sein du couple, et entre les parents et
les filles aînées restées à Tunis. Plusieurs fois par an, Belgacem, en alternance
avec sa femme, effectue de longs séjours de plusieurs mois dans la capitale
tunisienne. C'est la solution provisoire que le couple a trouvée de façon à assurer
une présence parentale quasi constante auprès des filles aînées. Par ailleurs,
Belgacem se rend seul deux fois par an à Ghoumrassen pour s'occuper de ses
terres cultivées.
8. Zahreddine obtiendra le fonds du nouveau commerce à son nom le jour où il aura rembour;,é. sans
frais, le capital prêté par ;,es parents et ses oncles. Jusque-là en tant que gérant du fonds. il ne reçoit que
le tiers des bénéfices. S'il veut devenir associé (au tiers par exemple). il devra rembourser le tiers du capital
initial investi par les propriétaires réels. ou bien la moitié, s'il veut être associé à la moitié.
Mais, selon elles, le père n'acceptera pas que sa fille cadette parte. Depuis
Marseille, leur frère Chokrem encourage Ridha, qui affiche un goût affirmé pour
les études, à poursuivre ses études supérieures. C'est toujours lui qui convainc
ses parents de la laisser quitter Ghoumrassen pour Tunis, afin que Ridha puisse
s'inscrire à l'université. Ses parents ne voulaient pas qu'elle aille seule en cité
universitaire. Sa mère et ses sœurs ont alors trouvé un compromis : elles ont décidé
de quitter Ghoumrassen pour vivre à Tunis. Cela a aussi permis aux sœurs cadettes,
Gouta et Moufda, d'aller dans des lycées et des collèges privés qui n'existaient
pas à Ghoumrassen.
Les autres cas rencontrés de jeunes filles célibataires qui ont fait le choix de
poursuivre des études supérieures en France, ont conscience de certaines attentes
fortes de la famille élargie. Elles ont du mal à imaginer la possibilité de se marier
avec une personne hors du groupe de parenté de la famille élargie. C'est ce que
confie l'une d'entre elles, Hayet, la fille de Moktar, étudiante de 22 ans en Master
à l'Université de Nice depuis deux ans:
« Nos parents se sacrifient pour nous en se saignant pour nous payer les études.
On représente tout pour eux, nous ne pouvons pas les décevoir en nous mariant
hors du groupe. lis ne nous disent pas : "Je t'interdis de le faire ~" ; mais ils nous
répètent: "Je te fais confiance !", et c'est pire. »
L'éloignement du foyer familial et, par conséquent, l'horizon des possibles
qu'ouvre la migration sont vécus chez ces jeunes filles comme une épreuve de
fidélité aux valeurs familiales. Elles éprouvent un sentiment de dette envers leur
famille sur le leitmotiv : « On ne peut pas les décevoir. » Ici le sentiment de dette
morale envers leurs parents éloignés rappelle ce que souligne Nina Glick Schiller
[2004, 2006] à propos du fonctionnement du champ social transnational qui repose
à la fois sur des façons d'être (ways ofbeing) et des façons d'appartenir à distance
(ways of belonging) : considérant d'un côté les relations et les pratiques sociales
transnationales par lesquelles s'engagent et se lient les individus et, de l'autre, la
mémoire, la nostalgie ou encore l'imaginaire (par exemple, chez les jeunes garçons
du groupe, celui de la France qui l'emporte sur la réalité des études) qui nourrissent
une coprésence à distance. Le mariage endogame (avec un musulman du groupe
de parenté) se perpétuerait dans ce cas hors frontières au sein des jeunes généra-
tions, en particulier chez les jeunes filles parties seules étudier, mais sans que cela
prenne la forme d'un interdit 9 •
Le terrain d'enquête ne permet pas d'approfondir ce questionnement du
mariage endogame, objet d'un champ d'analyse en anthropologie et en droit, qui
aurait mérité en soi un large développement. Des travaux ont cependant souligné
que la recomposition de l'espace de parenté dans l'immigration perpétue une pra-
tique de l'endogamie familiale sans qu'elle soit pour autant ressentie comme une
clôture, un isolat culturel ou une reproduction de la tradition [Streiff-Fénart, 1999 ;
Rude Antoine, 1999]. Cette pratique est d'autant plus acceptée par les plus jeunes
qu'elle ne repose pas sur un strict interdit. Le principe de l'endogamie est une
norme contraignante qui est la condition même de !'existence du groupe en migra-
tion. Mais cette condition sine qua non, bien que structurante, n'est pas exclusive
de dynamiques sociales à l'œuvre entre les générations, entre les sexes, entre les
territoires investis nécessaires à la reconfiguration de la famille transnationale.
Conclusion
La question du regroupement familial s'inscrit d'ordinaire dans l'analyse juri-
dico-politique de la notion d'intégration et de la capacité de l'État-nation à enra-
ciner les populations étrangères qui travaillent depuis longtemps sur son sol. En
partant du berceau rural où s'est forgé le projet migratoire d'une famille tuni-
sienne, il s'est agi ici de renverser la perspective: comment les membres de cette
famille intègrent-ils les contraintes légales françaises pour construire par le bas,
d'une génération à l'autre, un champ familial transnational, entendu comme un
système structuré et structurant de dispositions durables et transformables entre
différents contextes nationaux. La question du regroupement n'étant plus seule-
ment perçue comme une adaptation aux normes du pays d'installation, mais
comme une des contraintes exogènes, s'ajoutant à celles endogènes, d'un projet
nomade. Plus encore, l'intégration de différentes contraintes, de différentes valeurs
et de différentes expériences, d'une génération à l'autre, infléchit le modèle fami-
lial et le contenu même du projet migratoire initial des aînés.
Malgré tous les obstacles et les destinées diverses des membres de la famille,
des parents et des enfants, des hommes et des femmes, des ruraux et des
urbains, c'est la tentative de création et de maîtrise d'un territoire familial élargi
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Les travaux de plus en plus nombreux sur les familles transnationales montrent
comment ces familles tissent des liens serrés en dépit de la distance et de la
séparation prolongée [Bryceson, Vuorela, 2002 ; Goulbourne, Reynold, Solomos,
Zontini, 2010; Le Gall, 2002, 2005 ; Levitt, Jaworsky, 2007 ; Zontini, 2010]. Ces
familles, qui se caractérisent par la dispersion géographique entre plusieurs terri-
toires et par le maintien de contacts étroits entre certains de ses membres sur deux
ou plusieurs territoires, apparaissent sous différentes formes [Le Gall, 2005].
Qu'en est-il des pratiques transnationales des familles où l'un des conjoints est
immigrant et l'autre pas, comme dans le cas de nombreuses unions mixtes? Les
liens entre ces dernières et le groupe de parenté à l'étranger conduisent-ils à la
formation de familles transnationales? Kofman [2004] indique qu'une des prin-
cipales questions soulevées par ce type d'union concerne la communication à
distance. Plusieurs de ces couples doivent en effet développer de nouvelles stra-
tégies pour faire face au déploiement de la famîlle d'origine d'un des conjoints
dans plusieurs espaces et maintenir les liens au-delà des frontières. Jusqu'à pré-
sent, les pratiques transnationales des familles mixtes ont fait l'objet d'un nombre
limité de travaux. De façon générale, lorsque la question des liens entretenus avec
la parenté du conjoint immigrant est abordée, le plus souvent d'ailleurs de façon
secondaire, c'est pour en souligner les luttes et conflits [Barbara, 1993]. Cette
lacune relève sans doute de l'influence du schéma classique de «relations
raciales » développé par Robert Park, selon lequel les unions mixtes représentent
l'étape finale du processus d'assimilation. On assisterait alors à la disparition des
identités et des traits culturels particuliers, qui se traduirait par une importance
moindre donnée à la lignée du partenaire immigrant dans la vie du couple mixte.
Pourtant, dans ces familles, il y a de fortes chances pour qu'une partie de la
parenté se trouve encore dans le pays d'origine et que des échanges au-delà des
frontières soient conservés, comme en témoignent les rares études sur le sujet
Dans le présent article, à partir des propos de couples composés d'un Franco-
Québécois et d'un immigrant recueillis lors d'une recherche portant sur la trans-
mission culturelle, linguistique et identitaire, nous examinons les liens transnatio-
naux maintenus par les couples mixtes avec la famille d'origine du conjoint
immigrant. Plus spécifiquement, nous nous interrogeons sur les motifs que ces
personnes évoquent pour conserver des liens à travers les frontières, en particulier
en regard des appartenances. Après avoir brièvement décrit l'approche théorique
dans laquelle s'inscrit notre recherche et apporté des précisions méthodologiques,
nous nous intéressons d'abord aux échanges avec les membres de la famille du
conjoint immigrant vivant à !'extérieur du Québec, en particulier à la fréquence
des contacts déployés. Nous discutons ensuite de l'importance de la valeur atta-
chée par les couples mixtes à la famille et aux liens familiaux, de la transmission
de cet « esprit de famille >> aux enfants, de même que du désir des parents de
léguer à ces derniers les ressources culturelles liées au pays d'origine du parent
immigrant, dans la poursuite des relations avec la famille à l'étranger.
maintenir les réseaux transnationaux [Baldassar, 2001]. Selon Mason [2004]. ces
derniers permettraient de connaître les personnes éloignées géographiquement, de
partager des activités avec elles et d'être présent lors d'occasions spéciales, comme
les fêtes. Par ailleurs, le travail de parenté faciliterait aussi le maintien des diverses
ressources rattachées à la famille. Plusieurs travaux développés au cours des
récentes années sur l'aide à distance ou le « transnational caring >>indiquent qu'en
dépit des frontières et des distances qui les séparent, les familles s'efforcent
d'assumer leurs obligations et responsabilités, que ce soit par exemple à travers
des transferts monétaires, l'envoi des enfants dans la famille d'origine, des conseils
ou des soutiens offerts par téléphone ou par courriel [Ackcrs, Stalford, 2004 ;
Baldassar, Baldock, Wilding, 2007 ; Le Gall, 2009 ; Reynolds, Zontini,
2006, 2010].
Dans cet article, nous soutenons que les familles mixtes composées d'un
partenaire immigrant peuvent également développer ce travail de parenté et
conserver des contacts fréquents avec la partie de leur réseau familial qui se
trouve à l'étranger, donnant lieu ainsi à une nouvelle configuration familiale
transnationale. De plus, à l'instar de Goulbourne, Rcynold, Solomos et Zontini
[2010], nous considérons l'appartenance et la transmission comme deux dimen-
sions cruciales pour comprendre l'existence des familles transnationales. Les
contacts fréquents marquent le désir de la part de cc type de familles de perpé-
tuer, non seulement les ressources matérielles et affectives attachées au groupe
familial, mais également les ressources symboliques. Ainsi, en plus de revêtir
une importance symbolique dans la reconnaissance des liens de parenté, les
pratiques transnationales peuvent viser la transmission identitaire aux enfants,
une dimension qui devient particulièrement importante dans les familles mixtes.
En raison d'une plus grande proximité physique, les enfants des couples mixtes
risquent de mieux connaître une seule des deux familles, d'où l'importance aux
yeux des parents de tisser des relations à distance et de développer chez leurs
enfants le sens du lien d'appartenance à la lignée du parent immigrant, en plus
de tenter de perpétuer la valeur accordée à la famille et aux liens familiaux. Ce
faisant, les parents cherchent à favoriser l'inscription dans la biographie familiale
du parent immigrant - ce que Ackers et Stalford [2004] nomment« kinship bio-
graphy » - afin que leurs enfants soient en mesure de reconstruire l'ordre géné-
rationnel de leur famille. Le maintien de contacts plus ou moins réguliers avec
la parenté vivant dans le pays d'origine découle en même temps du désir de ces
couples d'inscrire leurs enfants dans l'univers culturel du conjoint immigrant.
À cet égard, quelques auteurs ont observé comment, dans le cas de familles
immigrantes, les liens familiaux transnationaux facilitent non seulement la
conservation des liens affectifs, mais permettent également la préservation de la
culture et de l'identité ethnique, tout comme le renforcement de l'appartenance
au pays d'origine [Ackers, Stalford, 2004; Mason, 2004; Reynolds, Zontini,
2006 , Zontini, 2010]. De même, le rôle possible des réseaux transnationaux et
des séjours au pays d'origine dans la transmission intergénérationnelle
commence à être reconnu [Attias-Donfut, 2008 ; Le Gall, 2002].
Précisions méthodologiques
L'analyse présentée ici s'appuie sur les données d'une enquête 1 portant sur
les projets identitaires de jeunes couples en union mixte à l'égard de leurs enfants
et sur les stratégies qu'ils mettent en œuvre pour les réaliser. Quatre-vingts couples
âgés de 25 à 40 ans et ayant au moins un enfant en bas âge ont été interviewés à
Montréal et dans différentes régions du Québec 2• Précisons que l'analyse pré-
sentée ici porte uniquement sur les quarante-huit entretiens menés auprès de cou-
ples composés d'un Franco-Québécois et d'un immigrant non européen. Ces der-
niers vivaient au Québec depuis plus de trois ans au moment de l'entretien et sont
originaires d'Afrique (Sénégal, Gabon, Maroc, Togo, etc.), d'Amérique latine
(Chili, Pérou, Brésil, etc.), d'Asie (Chine) ou des Caraïbes (Haïti, République
dominicaine, etc.). Très peu de variations en termes de classe ou de niveau de vie
sont observées dans le groupe à l'étude. La très grande majorité des couples est
formée de personnes scolarisées et ayant voyagé au cours de leur vie. Dans trente-
deux de ces quarante-huit couples, soit les deux tiers, le conjoint immigrant est
l'homme (contre seize femmes immigrantes). La plupart des couples ont un seul
enfant, mais certains en ont plusieurs, tous en bas âge. Trente-deux de ces couples
vivent à Montréal et seize en région. Dans un peu plus de la moitié des cas
(vingt-cinq sur quarante-huit), les données ont été recueillies par l'entremise
d'entrevues dirigées réalisées avec les deux conjoints simultanément. Lorsque cela
s'avérait impossible (vingt-trois cas), un seul des deux partenaires a été interviewé,
généralement la conjointe. Des entretiens ont été menés auprès de dix-neuf femmes
seules (quinze Franco-Québécoises et quatre immigrantes) et de quatre hommes
seuls (deux Franco-Québécois et deux immigrants) 3•
Les entrevues portaient sur la socialisation des enfants par rapport à de nom-
breux sujets tels que la langue, la religion et, plus généralement, les valeurs et
lidentité 4 • Lors des entretiens, nous cherchions non seulement à prendre connais-
sance des pratiques de socialisation des parents, mais aussi à comprendre le sens
que ces choix prenaient pour eux et à recueillir les explications qu'ils en donnaient.
Les rapports avec la famille élargie ont également été examinés. Nous avons
questionné les parents au sujet de la composition de leur réseau familial, de la
fréquence et du contenu des contacts avec les parents, des lieux impliqués et des
ressources mobilisées.
Comme Francis et sa conjointe, les couples qui ne sont jamais allés ensemble
au pays d'origine du partenaire immigrant comptent le faire dans un avenir plus
ou moins rapproché. Ainsi, si les moyens technologiques et les voyages aériens
facilitent l'établissement de relations entre le Québec et le pays d'origine, de
nombreux obstacles viennent en modifier l'usage. Outre les difficultés économi-
ques, l'extrême pauvreté ou les instabilités politiques qui ravagent le pays d' ori-
gine, guerre ou autres, peuvent aussi amener les conjoints à renoncer aux voyages.
En dépit de tous ces obstacles, un certain contact est conservé par ces couples
avec la famille par Internet, le téléphone et la poste. Là encore, la fréquence des
échanges varie selon les possibilités matérielles des conjoints, ce que confirme à
nouveau Francis à propos des conversations téléphoniques avec sa mère : «Ça
dépend des périodes ... il y a des périodes ... c'est en moyenne une fois par mois.
Mais il y a des mois où je parle plus qu'une fois ... quand je peux [... ] c'est juste
une question de coût, si je pouvais l'appeler tous les jours, je !'appellerais, mais ...
le téléphone coûte cher ... » De plus, si celui-ci communique régulièrement par
Internet avec ses sœurs en France, la situation est tout autre avec sa mère, laquelle
ne dispose pas d'un accès aux nouvelles technologies à l'instar de quelques
familles au pays d'origine: «Oui, avec les autres qui ont accès à Internet c'est
quasiment tout le temps ... une fois par semaine on s'envoie un bonjour ... ma mère
non ... »
Enfin, dans le cas de quelques rares couples, les échanges par-delà les fron-
tières revêtent un caractère moins régulier. Dans deux cas impliquant des hommes
immigrants, des mésententes avec la famille au pays d'origine entravent les liens
transnationaux, mais sans y mettre un terme. Par exemple, Wang, un immigrant
chinois venu faire ses études à Montréal, constate une diminution des contacts
avec ses parents depuis son mariage il y a une dizaine d'années avec une Franco-
Québécoise rencontrée à l'université. Sa famille a fortement réagi à l'annonce de
son union et a exercé beaucoup de pressions pour qu'il rentre au pays. Depuis,
les échanges se limitent à des appels téléphoniques lors des fêtes et autres occa-
sions spéciales. Ses parents sont tout de même allés au Québec après le mariage,
et Wang et sa femme ont séjourné un mois en Chine, où ils espèrent un jour
s'installer. D'autres couples choisissent quant à eux d'espacer les contacts avec
la famille à l'étranger tout en se disant y être attachés. Par exemple, Dieudonné,
un immigrant congolais vivant depuis onze ans en région, où il exerce le métier
d'informaticien, se réjouit de ne pas être exposé en étant loin et, de surcroît,
marié à une Franco-Québécoise aux pressions parentales en vigueur au Congo :
«C'est-à-dire qu'en étant loin de la famille, on est aussi libéré de toutes ses
contraintes. Moi je n'ai aucune contrainte qui vient de la famille ... » Pour ce jeune
père, comme pour les autres personnes interviewées dans la même situation, et
plus particulièrement les conjoints d'origine franco-québécoise, la distance permet
ainsi une mise à l'écart plus ou moins grande de la mainmise parentale. Les parents
de Dieudonné interviennent moins directement dans le quotidien du couple et
exercent une pression moindre sur celui-ci, notamment dans l'éducation de leur
fille. Quant à Mélanie et son conjoint guatémaltèque, deux diplômés universitaires
mariés depuis onze ans, ils préfèrent instaurer une certaine distance en raison des
pressions exercées par les parents à l'étranger pour obtenir de l'argent. Dans
l'extrait suivant, cette diplômée universitaire en éducation physique et sportive
explique que le couple tente de limiter les contacts à un appel téléphonique men-
suel : « Il voudrait les appeler plus souvent, mais chaque fois qu'il les appelle il
se fait gronder. Donc, il n'a plus trop envie de les appeler. Ils ont toujours besoin
d'argent, mon beau-père est bien malade et tout.» Il semble que Mélanie soit
responsable de la volonté du couple de se soustraire à cette obligation familiale.
On comprend dans l'entretien qu'elle ne désire pas entretenir de liens étroits avec
sa belle-famille, en particulier avec sa belle-mère, qu'elle considère «envahis-
sante ». Lors du séjour de cette dernière à Montréal au moment de la naissance
de l'aîné des trois enfants, les frictions entre elles étaient fréquentes :
« Bien, tu sais, on avait un tout petit appartement et elle eouchait dans le salon, il
n'y avait pas de place. Elle n'était pas d'aceord avec mes manières de faire. Puis
évidemment on n'a pas du tout la même culture. [... ]Puis son but dans la vie c'est
sa cuisine, et faire à manger, puis tout ça, et moi c'est vraiment pas mon genre.
Donc il ne faut pas être trop longtemps ensemble. »
Contrairement à Mélanie, la majorité des répondants, tant les partenaires immi-
grants que non immigrants, affirment entretenir de bonnes relations avec la famille
restée dans le pays d'origine. La plupart des études sur les unions mixtes insistent
sur les réactions négatives qu'une telle union suscite, pouvant se traduire par des
conflits et des ruptures avec les membres de la parenté [Barbara, 1993 ; Goul-
boume, Reynold, Solomos, Zontini, 2010; Streiff-Fenart, 1989]. Dans notre
recherche, une telle opposition de la part de l'entourage du partenaire immigrant
fait figure d'exception. Au contraire, aux dires de la plupart des répondants, le
choix de vivre avec une personne d'un autre groupe ethnique que le sien est
généralement bien accueilli par la famille. Selon eux, l'union provoquerait tout
au plus des craintes ou des réticences au début, qui se dissipent par la suite. Dans
l'extrait suivant, Miguel, un immigrant chilien, et sa femme Caroline, en couple
depuis six ans et parents de deux très jeunes enfants, parlent de la bonne entente
qui règne entre eux et la famille au Chili. En plus de communiquer régulièrement
par téléphone (en espagnol), ils se rendent mutuellement visite:
Caroline: "On a une bonne relation. en général, avec ses parents. C'est sûr qu'on
ne les voit pas souvent, mais quand ils viennent. des fois ils sont venus, ils sont
restés chez nous puis ils sont restés longtemps la première fois. Ils sont venus, ils
sont restés, quoi '? Cinq mois '? »
Miguel : « Presque. »
Caroline : «On a habité cinq mois ensemble dans un quatre-pièces. Faut que la
relation soit bonne ! [Rires] Non, non, je n'ai aucun problème avec ses parents.»
Quant à Sylvain, qui maîtrise parfaitement la langue espagnole, il affirme lui
aussi bien s'entendre avec sa belle-famille :
«Moi j'ai une très bonne relation avec la mère de Luisa. [ ... ] Je ne parle pas
beaucoup au téléphone, je n'aime pas beaucoup ça. Mais quand je la vois. souvent
j'ai des bonnes conversations. [... ] J'ai une bonne relation avec elle. La sœur de
Luisa, je m'entends bien avec elle, je l'aime beaucoup [... ]. Puis mon beau-frère
c'est comme un ami.»
Un thème commun dans les récits de la très grande majorité des couples mixtes
qui conservent des liens transnationaux est le désir de préserver l'unité familiale
tout en maintenant le sentiment d'appartenance au groupe familial du conjoint
immigrant. L'extrait suivant d'un entretien réalisé auprès d'une femme originaire
d'Argentine, Beatriz, est un exemple typique. Tout comme son conjoint franco-
québécois avec lequel elle partage sa vie depuis sept ans, cette immigrante attache
une grande importance à« l'esprit de famille», qu'elle associe (comme de nom-
breux répondants) à la culture de son pays d'origine: «Mes beaux-parents me
considèrent comme leur fille, mais ce n'est pas la même mentalité. Ils sont un
peu froids au niveau de la famille. Nous, les Latinos. avons plus le sens de la
famille.»
Toutefois, il n'est pas exceptionnel que les relations nouées avec la famille du
conjoint immigrant soient plus régulières et intenses que celles nouées avec la
famille québécoise. Ainsi. une dizaine de Franco-Québécois environ (dont un quart
des couples en région) disent se sentir plus proches de leur belle-famille que de
leur famille d'origine. Par exemple, Philippe, un enseignant québécois, a fait la
connaissance de Leticia en Équateur, alors qu'il travaillait pour un organisme non
gouvernemental. Ils y ont vécu huit ans avant de s'installer au Québec il y a quatre
ans. Depuis leur retour, ils communiquent régulièrement par téléphone avec la
mère de Leticia, surtout depuis l'amélioration du réseau téléphonique au village,
et lui rendent visite tous les deux ans. lis peuvent en revanche rester des semaines
sans nouvelles des parents de Philippe, qui habitent pourtant la même ville qu'eux.
Comme d'autres conjoints franco-québécois qui se disent assez déçus de l'attitude
distante des parents, attribuée souvent au divorce de ces derniers ou à leur indi-
vidualisme, Philippe critique sévèrement la froideur des relations familiales au
sein de sa propre famille. Il a fait sienne la culture de sa belle-famille : « Le lien
familial est plus fort du côté équatorien [... ] non seulement avec la famille
nucléaire, mais aussi avec les tantes, les oncles [... ] même moi, je sens plus d'appui
familial de son côté que du mien. Ici, on est plus individualiste. »
De même, lorsqu'on interroge les couples sur les valeurs qu'ils souhaitent
transmettre à leurs enfants, «la famille», «le sens de la famille», «l'esprit de
famille » ou encore « le lien familial » figurent parmi les éléments le plus souvent
mentionnés. Par exemple, Carolana, une des rares immigrantes à être arrivée jeune
au Québec en compagnie de ses parents, considère comme primordiales les rela-
tions familiales. À son avis, «c'est ce qu'il y a de plus important au fond, je
trouve, te donner à eux, parce que je trouve qu'en étant en conflit avec ta famille,
tu es indirectement en conflit avec tes propres racines ... d'où tu viens». Il est
essentiel pour elle que son jeune fils hérite de cette valeur, qu'elle attribue aussi
à la culture de son pays, le Chili. Carolana et son conjoint, un homme natif de
Montréal. estiment que l'inculcation des valeurs familiales aux enfants passe par
des contacts constants avec le groupe familial. Plusieurs des activités du couple
sont d'ailleurs organisées conjointement avec les parents, frères et sœurs de Caro-
lana. Par exemple, il y a quelques années, ils ont voyagé un mois avec eux au
Chili afin de rendre visite à la famille élargie, avec laquelle la communication
persiste. Carolana se rend une fois tous les deux ans dans son pays natal avec son
fils et ils y ont même séjourné pendant six mois en compagnie du conjoint, lequel
souhaite y vivre éventuellement.
Le point de vue de ce couple mixte n'a rien d'exceptionnel. La plupart des
personnes interviewées cherchent à encourager les contacts entre leurs enfants et
la famille au pays d'origine. À maintes reprises au cours des entrevues, les parents
expliquent l'usage de la langue du parent immigrant dans le quotidien par leur
volonté d'assurer une communication aisée entre lenfant et la famille du parent
immigrant, comme en témoigne à nouveau Caroline. Cette dernière a appris I' espa-
gnol après son mariage, afin de communiquer plus aisément avec ses beaux-
parents. Elle s'adresse presque exclusivement en français à ses enfants et son
conjoint. Celui-ci a enseigné à ses trois enfants les rudiments de sa langue mater-
nelle, mais leur parle le plus souvent en français, comme le déplore Caroline :
«Moi j'aimerais ça qu'il [Miguel] parle plus en espagnol avec les enfants, parce
que je veux qu'ils apprennent l'espagnol, parce que ses parents sont unilingues
espagnols. Si un jour nos enfants veulent communiquer avec leurs grands-parents,
je trouverais ça tellement triste qu'ils ne puissent pas communiquer ensemble à
cause d'une barrière de langue.»
«La petite aussi leur parle, quand elle le veut, parce qu'elle ne veut pas toujours.
Il y a des fois où elle veut leur parler et mes parents ne sont pas là et d'autres fois
quand mon père veut lui parler elle ne veut pas. Mais elle les aime beaucoup ses
grands-parents, ils lui manquent. »
De toute évidence, la rencontre physique demeure un moment privilégié aux
yeux des parents pour entretenir ou pour construire un lien qui soit fort. Les
voyages familiaux ont souvent pour but de permettre aux enfants et aux grands-
parents de faire connaissance et de tisser des liens. Ainsi, pour Beatriz et son
conjoint, la possibilité pour leur fille de rendre visite fréquemment à la famille
en Argentine a pesé sur leur décision de lui transmettre la nationalité argentine.
Ces contacts lui permettront de « développer un esprit familial plus fort que ce
qui existe ici ». Dans lextrait suivant, cette jeune mère insiste sur son souhait
d'initier sa fille à l'ambiance familiale de son pays natal :
«Je regrette qu'elle ne puisse grandir dans un environnement latin [... ].J'aimerais
qu'elle grandisse aussi dans une ambiance familiale. Nous autres, nous avons beau-
coup de famille, mes frères ont de jeunes enfants et des enfants plus âgés, puis elle
pourrait vivre avec ses cousins tous unis, elle apprécierait de partager avec les plus
grands. Dommage qu'elle ne vive pas ça tous les jours.»
Comme nous lavons souligné, les familles ne disposent pas toutes des res-
sources nécessaires pour voyager au pays, surtout lorsque celui-ci est éloigné.
Pour faire face aux contraintes financières rencontrées, une stratégie répandue
consiste à ce qu'un seul des conjoints voyage avec les enfants, ce qui a été illustré
précédemment dans le cas de Francis et de sa conjointe.
son grand-père mexicain. La mère raconte qu'il s'agissait d'une suggestion de son
conjoint en l'honneur de son père : «Comme mon père était décédé, Sylvain il
aimait ça, c'est lui qui m'a suggéré qu'il aimerait ça si notre fils s'appelait comme
mon père, moi j'ai dit tout de suite oui évidemment. »
Le nom de l'enfant est vu également comme une marque de son statut ethnique.
Contrairement aux stratégies des couples mixtes observées dans d'autres contextes
[Varra, 2003], il ne s'agit pas de masquer la différence. mais bien de la rendre
visible à partir de diverses combinaisons du nom de famille et du prénom [Le
Gall, Meintel, 2005]. L'analyse des choix opérés par les couples mixtes que nous
avons interrogés indique que presque tous les enfants, autant les filles que les
garçons, portent des noms qui légitiment leurs multiples origines et leur apparte-
nance aux deux lignées familiales 5 (par exemple, juxtaposition d'un nom de
famille et d'un prénom évoquant chacun une lignée et un groupe culturel différent,
prénoms multiples puisés dans différents patrimoines culturels, attribution d'un
nom de famille double). Les parents désirent reconnaître et afficher toutes les
dimensions des origines de l'enfant afin de maximiser la quantité de ressources
symboliques dont il dispose et de lui permettre, éventuellement, de les utiliser
stratégiquement et selon ses préférences. L'enfant est donc laissé libre, par le biais
de son prénom et de son nom, d'assumer sa double identité ou de choisir une
identité parmi les possibilités offertes généalogiquement [Le Gall, Meintel, 2005].
En plus de répondre à leurs critères, il est impératif pour toutes les personnes
interviewées que le nom de l'enfant fasse l'unanimité au sein du couple. À cet
égard, on observe que le choix du nom de l'enfant est toujours l'objet de mûres
réflexions et de longues discussions entre les parents.
Par ailleurs, les grands-parents et la famille élargie occupent encore une fois
une place prééminente dans les stratégies que les jeunes parents déploient afin de
favoriser l'identification de l'enfant avec la culture du parent immigrant. Même
lorsqu'elles sont loin, ces personnes interviennent dans la transmission de la
langue, de la religion et des coutumes [Meintel, Kahn, 2005]. Examinons plus en
détail le cas de la langue enseignée aux enfants. L'unilinguisme est plutôt excep-
tionnel chez les individus concernés par notre recherche alors que presque tous
les parents désirent que leurs enfants maîtrisent plusieurs langues : la ou les lan-
gues associées aux origines d'un des conjoints, en plus du français et de l'anglais.
Dans l'extrait suivant, Valeducia, Brésilienne, et Dave, Québécois francophone,
tous deux ingénieurs, parlent de leurs projets pour leur fils :
Valeducia: «Moi je veux qu'il parle le français (en premier), qu'il fréquente une
école francophone. [ ... ] Je veux qu'il parle portugais, qu'il connaisse sa famille
là-bas, qu'il connaisse le Brésil, qu'il ait des amis de la communauté brésilienne
ici à Montréal et qu'il se sente en partie brésilien et capable d'aller vivre là-bas
sïl le veut. Je veux que tout de son passé soit accessible pour lui et l'aide.»
5. Les règles étatiques en vigueur au Québec permettent aux parents de choisir tant le(s) prénom(s)
que le(s) patronyme{s) et de créer ainsi une nouvelle synthèse.
Dave: «Elle va parler portugais avec lui. [... ] Il va aller à l'école en français. Il
va parler en français avec moi [... ] et il va apprendre l'anglais on va lui donner
des cours d'anglais ou on va parler l'anglais avec lui ou l'apprendre je sais pas
comment. L'anglais aussi c'est important. C'est minimum les trois langues qu'il
va parler.»
Si, comme on l'a vu, l'apprentissage de la langue est souvent encouragé pour
permettre le développement de liens affectifs avec la famille au pays d'origine,
plusieurs parents soulignent l'apport linguistique des grands-parents et comptent
sur eux pour parler aux enfants dans ces langues. D'ailleurs, dans un grand nombre
de cas, les parents présentent les voyages comme un renforcement de !' appren-
tissage d'une langue autre que le français ou l'anglais. Carlos et Nancy se sont
rencontrés au Pérou et demeurent actuellement à Montréal. Ils discutent généra-
lement entre eux en français, tout comme avec les enfants, bien que Nancy parle
très bien l'espagnol et qu'ils communiquaient uniquement dans cetle langue au
début de leur relation de couple. Carlos désirait alors améliorer son français, appris
après son installation au Québec. Il souhaite également que ses enfants le maîtri-
sent parfaitement. Depuis leur retour d'un séjour de six mois dans des pays his-
panophones, au cours duquel les enfants ont appris quelques rudiments d'espagnol,
les parents s'efforcent de parler plus fréquemment espagnol à la maison. Toutefois,
c'est surtout la grand-mère paternelle qui s'adresse aux enfants dans cette langue.
Le couple songe à trouver des cours pour aider les enfants à améliorer leur espa-
gnol et pou voir le lire et !'écrire.
Pour temüner, précisons que les contacts répétés avec les personnes lors de
voyages dans le pays d'origine permettent aussi aux enfants de s'initier aux
diverses références associées au pays d'origine (langue, religion, nourriture, tra-
dition, etc.). En ce sens, les voyages représentent un «temps identitaire», pour
reprendre l'expression employée par Barbara [2003]. Même à distance, le pays
du conjoint immigrant demeure un agent de transmission. Il s'agit alors de montrer
à l'enfant « d'où il vient», « ses racines ». Les parents s'efforcent de leur parler
de l'histoire du pays, de sa politique. Ils regardent des documentaires avec eux et
leur lisent des livres, ce que font par exemple Miguel et Caroline qui ont acheté
de nombreux ouvrages et manuels scolaires en espagnol lors d'un séjour au Chili.
Sur ce point, Caroline déclare: «C'est entre autres pour ça qu'on a acheté pas
mal de livres là-bas, on a même des livres scolaires. »
Conclusion
Dans cet article, nous avons mis l'accent sur les liens transnationaux qu'entre-
tiennent les couples mixtes avec la famille du conjoint immigrant. Les recherches
dans ce domaine restent limitées et portent principalement sur les conflits et les
tensions que génèrent ces relations. Nous avons voulu connaître les raisons évo-
quées par les couples pour ne pas couper les ponts avec la famille à l'étranger.
Les résultats de nos analyses montrent que pour la majorité d'entre eux, cette
dernière demeure un cadre de référence primordial, même en l'absence d'échange
en direet. Les contacts avec ses membres constituent autant d'efforts réalisés par
les deux parents pour maintenir et pour transmettre aux enfants le sens de la
famille et favoriser l'appartenance au groupe familial du parent immigrant, tout
en préservant les éléments de sa culture.
Tout d'abord, les liens transnationaux traduisent la grande importance attachée
à la famille et le désir des couples de transmettre aux enfants cette valeur, le plus
souvent associée au parent immigrant. De plus, il ne s'agit pas simplement pour
l'enfant de connaître ses proches à travers la poursuite de contacts transnationaux,
mais également de reconnaître les liens à la lignée familiale restée au pays d' ori-
gine. C'est donc dire qu'à travers ces contacts, lenfant découvre la place de la
famille du parent immigrant avec laquelle il a moins de chance d'entretenir des
contacts directs en raison de la distance géographique. Les liens transnationaux
permettent donc à l'enfant de s'inscrire dans l'histoire familiale et d'en partager
la biographie, assurant ainsi la continuité de la lignée. Ensuite, aux yeux des
parents dont l'union est mixte, le fait d'élever leurs enfants dans des familles
transnationales assure la conservation des liens avec cette partie de leurs origines.
Cela leur permet également de déjouer l'influence marquante sur leur apparte-
nance du contexte social dans lequel les enfants grandissent. Les contacts répétés
avec la famille élargie offrent aux enfants une meilleure connaissance de la culture
du parent immigrant. Les grands-parents jouent à cet égard un rôle symbolique
important, alors qu'ils font figure, comme le soulignent Attias-Donfut et ses coau-
teurs [2002], des vecteurs de culture et de mémoire. En côtoyant ces personnes,
les enfants apprennent la langue et d'autres aspects de la culture du conjoint
immigrant. Comme on l'a vu, aux yeux des parents, les grands-parents personni-
fient un relais idéal de transmission d'éléments culturels, lesquels sont considérés
comme une richesse appartenant impérativement à l'enfant. Les va-et-vient entre
le pays de résidence et le pays d'origine, sous toutes leurs formes, peuvent dimi-
nuer les effets négatifs de la séparation physique des membres d'une famille sur
les relations intergénérationnelles et rendre possible la transmission de certains
aspects de la culture. On voit donc comment le système de valeurs et la valori-
sation de la famille jouent un rôle plus déterminant que la proximité physique
dans l'entretien du lien. D'ailleurs, en dépit de la distance géographique et bien
qu'un grand nombre de couples développent des relations suivies avec les deux
familles, quelques-uns se sentent plus proches de la famille d'origine du conjoint
immigrant et conservent davantage de contacts avec celle-ci. Les contacts étroits
et fréquents entre membres d'un groupe de parenté à travers les frontières font de
ces familles un type particulier de « parenté transnationale » [Le Gall, 2005], alors
qu'une seule partie du réseau familial des couples mixtes est transnationale.
Par ailleurs, on pourrait penser que le milieu social d'où proviennent les per-
sonnes interviewées exerce une influence sur leurs perceptions de la mixité et des
origines. Toutefois, en l'absence de données comparables recueillies auprès de
couples mixtes provenant de milieux ouvriers, il s'avère impossible de confirmer
une telle hypothèse. Cela dit, nous désirons insister sur le rôle déterminant du
contexte dans lequel évoluent les couples touchés par notre recherche par rapport
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Meria, 2010 ; Meria, Baldassar, 20 IO].
L'échange de soins occupe une place centrale dans la désormais classique
définition des familles transnationales de Bryceson et Vuorela, qui voient en elles
des « familles qui vivent tout ou la plupart du temps séparées, mais qui tiennent
ensemble et créent ce qui pourrait être considéré comme un sentiment de bien-être
collectif et d'unité, autrement dit un "sens de la famille", même au travers des
frontières nationales » [Bryceson, Vuorela, 2002b, p. 18). Dans cet article, nous
allons analyser la manière dont deux familles transnationales salvadoriennes main-
tiennent ce « sens de la famille» vivant.
Terrains d'enquête
Certains membres des deux familles dont nous allons parler dans cet article
ont été rencontrés dans le contexte d'une recherche comparative 2 qui vise à ana-
lyser les facteurs qui influencent la capacité des migrants latino-américains vivant
en Australie et en Europe à prendre soin à distance de leurs parents demeurés
dans leur pays d'origine. L'enquête se focalise sur les migrants qui occupent une
position peu qualifiée et/ou peu rémunérée dans leur pays d'accueil, et qui pro-
viennent à l'origine d'un milieu ouvrier ou hautement qualifié. Les terrains
d'enquête réalisés à Perth, Australie, en 2007 et 2008, et à Bruxelles, Belgique,
en 2010, ont mis en œuvre une méthodologie basée sur des entretiens semi-
directifs réalisés en espagnol, entre autres auprès de quarante-quatre migrants
salvadoriens répartis de manière égale dans les deux pays d'accueil et quatre mères
âgées en visite en Belgique. Ces entretiens ont eu lieu au domicile des personnes
interrogées, ce qui fournissait l'occasion d'observer également le lieu de vie, les
photographies et autres signes et symboles des relations familiales transnationales
et de !'attachement au lieu et à la culture d'origine. Ces observations ont été
complétées par la participation aux activités de la communauté salvadorienne et
latino-américaine (notamment au sein d'églises et de réseaux sociaux hispano-
phones), afin de mieux saisir le fonctionnement des réseaux sociaux de solidarité
au sein de la communauté. Ces diverses observations ont nourri la réflexion et
ont servi d'arrière-fond à r analyse des entretiens.
Cet article se focalise sur deux familles : la première, appelée « famille A »,
compte des membres rencontrés en Australie ; les membres de la seconde famille.
appelée « famille B », ont été rencontrés en Belgique. Ces membres ont été inter-
rogés ensemble et séparément, à leur domicile respectif dans le cas australien et
au domicile considéré comme familial dans le cas belge.
2. Recherche réalisée dans le cadre d'une bourse postdoctorale Marie Curie (Marie Curie Outgoing
International Fellowship MOIF-CT-2006-039076 Transnational care) financée par le 6e programme-cadre
de l'Union européenne. Cet article reflète uni4uement Je point de vue de l'auteure. L'Union européenne
n'est aucunement responsable de l'usage éventuel qui est fait des informations contenues dans cet article.
3. La part des ménages comportant un membre âgé de 65 ans et plus qui dit avoir accès à une pension
est de 40 % dans la première catégorie. 32 % dans la seconde et l I o/c dans la troisième.
4. Quarante-trois pour cent de la population du Salvador vivent en dessous du seuil de pauvreté [Mar-
tfnez Franzoni, 2008b, p. 5]. Environ 30 % des familles salvadoriennes sont des familles étendues [Martînez
Franzoni. 2005], et les envois de fonds représentent près de 14 % du PIB du pays.
5. Les noms des personnes qui ont été interviewées sont en caractères gras.
Au fil des années, la santé d'Esmeralda s'est dégradée. Eva s'est occupée d'elle
tout en continuant à travailler à plein-temps jusqu'à ce qu'Esmeralda ne puisse
plus se déplacer qu'en chaise roulante. La vieille dame a alors regagné le Salvador
pour s'installer dans son ancienne maison avec la cadette de ses filles, Carla, et
les trois enfants et le petit-fils de celle-ci, afin de recevoir les soins personnels
que son état de santé nécessite.
Sonia ne doute pas un instant du rôle primordial qu'elle joue dans sa famille,
en particulier auprès de sa mère âgée, avec laquelle elle continue à entretenir une
relation forte et intime. Elle entretient avec son père une relation beaucoup plus
conflictuelle, et Sonia et sa sœur Malena ont toutes deux coupé les ponts avec lui
suite à un différend concernant un terrain censé revenir aux enfants de Malena et
à l'un de ses frères, mais que le père souhaite offrir à sa nouvelle compagne.
Cet article se focalise sur le réseau de solidarité familiale qui s'articule autour
d'Esmeralda. Dans la typologie des rôles que peuvent endosser les membres de
réseaux familiaux de solidarité proposée par Coenen-Huther, Kellerhals et von
Allmen [ 1994]. Sonia occupe à la fois la place de (( sentinelle » et d' « organisa-
trice» [op. cit., p. 137-138], en particulier dans les domaines qui touchent à la vie
d'Esmeralda, qui est désormais dépendante. Sentinelle, parce qu'elle sait toujours,
souvent avant les autres, ce qui se passe dans sa famille, et dans la vie de sa mère
«rai parlé à maman et elle ne se sentait pas bien, elle avait très mal et elle disait
que ma sœur l'avait laissée seule à la maison [... ]. Alors ma belle-sœur a appelé
ma mère et lui a demandé ce qui n'allait pas. Ma mère lui a dit qu'elle n'en pouvait
plus, elle pleurait, elle ne supportait plus la douleur et la fièvre [... ]. [Alors le fils
de ma beJJe-sœur] est allé chez elle [... ] et le jour suivant mon frère a pris rendez-
vous chez un spécialiste [... ] et ils ront conduite au rendez-vous [... ] et ma belle-
sœur lui a acheté les médicaments dont elle avait besoin. »
Sans être présente, Sonia participe donc activement aux soins personnels et
pratiques prodigués à sa mère vieillissante, agissant par procuration en s'assurant
de la bonne prise en charge de ses besoins, ce qui remet partiellement en question
l'idée selon laquelle le soin personnel ne peut s'échanger à distance. Dans leur
analyse des soins échangés entre les membres de familles transnationales,
Baldassar, Baldock et Wilding [2007) distinguent en effet cinq dimensions des
soins transnationaux : le soutien financier, le soutien émotionnel, le soutien pra-
tique, le soutien personnel et l'hébergement. Si les auteures montrent, comme
d'autres [Meria, Baldassar, 2010, Zontini, Reynolds, 2007; Al-Ali, 2002; Izuhara,
Shibata, 2002], que toutes ces formes de soins initialement identifiées à partir de
l'étude de familles géographiquement proches [Finch, 1989] sont également échan-
gées au sein des familles dont les membres vivent à distance, elles soulignent que
seul le soutien financier, émotionnel et pratique peut être échangé à distance, le
soin personnel et l'hébergement requérant une coprésence et ne pouvant donc être
échangés qu'au cours de visites. L'exemple de Sonia suggère une distinction moins
stricte, en mettant en avant le fait que des parents géographiquement éloignés
« Elle a trois petits-enfants, un arrière-petit-fils et ma sœur, etc' est elle qui cuisine
à 83 ans, la pauvre. Tu comprends ? Elle ne devrait pas cuisiner, elle est là pour
qu'on la soigne, par pour qu'on la prenne pour une servante[ ... ]. Ma mère est bien
souffrante. elle pleure de douleur et ma sœur s'en va et ne la soigne pas. »
Sonia pense également que Carla filtre les appels, l'empêchant régulièrement
de communiquer avec Esmeralda. Celle-ci resterait sourde aux reproches que Sonia
formule à l'égard de Carla, ce que Sonia attribue au fait que sa sœur cadette serait
la fille préférée d'Esmeralda. Il paraît logique que le rôle de sentinelle et d'orga-
nisatrice du réseau familial rempli par Sonia s'accompagne d'un droit de regard
sur les contributions respectives et d'un droit d'intervention en cas de déséquilibre.
Au travers de son réseau de communication, Sonia contrôle et exerce indéniable-
ment une pression sur Carla. Mais elle évite les confrontations directes avec
celle-ci par peur que cela n'affecte sa propre relation avec Esmeralda.
Elle téléphonait tous les quinze jours à Esmeralda lorsque celle-ci vivait aux États-
Unis, mais depuis qu'elle est retournée au Salvador, Malena ne peut plus l'appeler
qu'une fois par mois, les appels de!' Australie vers le Salvador étant plus coûteux
que vers les États-Unis. Sonia tient les membres de la famille informés de l'état
de santé mental et physique de Malena (qui souffre d'une dépression et de divers
problèmes de santé). Ils ont reçu la consigne d'éviter de l'inquiéter, quitte à lui
cacher certains événements ou certaines difficultés rencontrées.
Au cours des dix-sept dernières années, Malena a vu sa mère deux fois, la
première en Australie et la seconde aux États-Unis. Esmeralda s'est rendue en
Australie il y a douze ans afin d'aider sa fille qui venait de subir une opération
du genou. Malena, qui a financé les billets d'avion et les frais d'obtention d'un
visa de six mois, espérait convaincre sa mère de rester avec elle. Mais Esmeralda
est repartie au bout de quatre mois, ne parvenant pas à s'adapter à la vie austra-
lienne, notamment en raison de son manque de connaissance de l'anglais et de
l'isolement qui en découlait. Quelques années plus tard, Malena s'est rendue à
son tour au Salvador afin de vendre la maison qu'elle y possédait toujours et de
visiter la tombe de son fils. À cette occasion, toute la famille s'est réunie au
Salvador, y compris les membres installés aux États-Unis, à l'exception de Sonia
et d'Esmeralda qui ne purent se libérer de leur emploi. Malena et Esmeralda se
sont revues pour la deuxième fois il y a trois ans, aux États-Unis, grâce à deux
des sœurs de Malena qui se sont cotisées pour financer son voyage, en insistant
sur le fait que ce serait peut-être la dernière occasion pour elle de revoir sa mère
en vie.
En dépit de leur éloignement, Sonia et Malena font donc partie intégrante d'un
réseau de solidarité familiale qui mobilise des membres répartis entre le Salvador,
les États-Unis et lAustralie, et au sein duquel circulent hébergement et soutien
émotionnel, personnel, pratique et financier.
Josephina
El Salvador et Belgique
Les cinq enfants de Josefina forment également autour de leur mère un réseau
de solidarité dispersé géographiquement, cette fois entre le Salvador où vivent
6. Les noms des personnes qui ont été interviewées sont en caractères gras.
César, son compagnon actuel (ses deux premiers compagnons sont décédés) et
son fils Ruben (40 ans), les États-Unis, où sa fille Gloria (37 ans) est installée
depuis 1996, et la Belgique, où ont successivement migré ses enfants Natalia
(41 ans), Marco (38 ans) et Arturo (26 ans). Pendant l'enquête, Josefina se trouvait
en Belgique, en «visite» depuis plus d'un an et en attente de pouvoir repartir
bientôt au Salvador.
En 2003, les économies de Natalia et des emprunts à des amis lui permettent
de réunir suffisamment d'argent pour faire venir ses trois enfants, Marta et la
compagne de Marco. Josefina fait partie du voyage, mais la Belgique ne lui plaît
guère et elle repart au Salvador au bout d'un mois. En mai 2007, c'est au tour
d' Arturo, le cadet de la fratrie, de faire le voyage grâce aux fonds économisés par
Marco et Natalia. Il était sans emploi et sans qualifications au Salvador et travaille
occasionnellement avec Marco sur des chantiers.
Gloria et Natalia sont considérées par tous comme les principales animatrices
et donatrices de ce réseau de solidarité familiale. La relation entre Gloria et
Josefina y occupe une place centrale : cette dernière considère Gloria comme son
principal soutien et comme l'enfant avec lequel elle entretient la relation la plus
proche, Natalia venant en seconde position. Elle décrit sa relation avec Marco et
Ruben comme plus distante, moins intime, mais proche malgré tout. Arturo occupe
une position intermédiaire. Josefina parlera peu de lui lors de l'entretien, alors
qu' Arturo confiera se sentir très proche de sa mère.
La force de la relation qui unit Josefina à ses filles tient en partie au fait qu'elle
s'est occupé de leurs enfants restés au Salvador pendant les premières années de
leurs migrations respectives. Plusieurs recherches menées sur la maternité trans-
nationale ont mis en avant les tensions qui peuvent naître entre les mères et les
personnes qui s'occupent de leurs enfants restés au pays, notamment les grands-
mères, tensions qui s ·articulent, entre autres, autour du déplacement de 1' autorité
et des fonctions parentales de la mère vers ce que d'aucuns appellent I' «autre
mère» [Olwig, 1999 ; Bernhard, Landolt, Goldring, 2009 ; Fresnoza-Flot, 2009].
Dans le cas qui nous occupe, l'expérience de la maternité à distance a conduit au
contraire au renforcement de la relation entre mère et «autre mère», ce qui ne
veut pas dire que des tensions n'ont jamais existé. Cet exemple souligne en fait
un aspect jusqu'ici peu mis en avant par l'étude de la maternité transnationale,
du fait de sa focalisation sur les relations mère-enfant. En prenant soin de ses
petits-enfants, Josefina se faisait à la fois donneuse et réceptrice de soutien fami-
lial. Donneuse, non seulement d'un soutien personnel, pratique, émotionnel, finan-
cier et en termes d'hébergement à ses petits-enfants, mais également d'un soutien
pratique, émotionnel et même financier à ses filles, leur permettant de mener à
bien leur projet migratoire, les soutenant moralement au cours d'échanges télé-
phoniques et leur faisant faire léconomie des coûts liés à la prise en charge de
leurs enfants dans le pays d'accueil. Josefina a aussi bénéficié du soutien de ses
filles qui voyaient dans les envois de fonds un moyen d'assurer le bien-être à la
fois de leurs enfants et de leur mère, alors que les contacts téléphoniques fréquents
(plusieurs fois par semaine) offraient des moments d'échange entre les mères et
leurs enfants, et entre Josefina et ses filles. La maternité transnationale met donc
en œuvre des mécanismes de solidarité qui peuvent impliquer trois générations et
entre lesquelles les soins circulent dans des directions multiples.
La fréquence des contacts et l'étendue du soutien financier dont Josefina béné-
ficiait lorsqu'elle s'occupait de ses petits-enfants ont diminué lorsque ces derniers
ont rejoint leurs mères à !'étranger, mais il serait réducteur d'y voir la démons-
tration de la primauté des soins aux enfants sur les soins aux parents. Natalia
donne une explication plus nuancée. Elle attribue cette diminution des contacts et
des transferts financiers d'une part au fait que ses enfants ne vivent plus sous le
toit de leur grand-mère. ce qui a eu pour effet de réduire la fréquence des discus-
sions liées notamment à l'éducation des enfants entre Natalia et Josefina, et a
conduit à une diminution des besoins financiers de Josefina. D'autre part, elle
pointe du doigt la rudesse de ses conditions de vie en Belgique, qui s'est accentuée
avec l'arrivée de ses enfants. L'augmentation des coûts liés à leur prise en charge
en Belgique, beaucoup plus élevés qu'au Salvador, et la difficulté à articuler vie
familiale et vie professionnelle, ont laissé à Natalia moins de temps, d'énergie et
d'argent à consacrer à sa mère.
Quand elle était au Salvador, Josefina communiquait surtout avec ses filles.
Pendant les quelques mois où elle a été séparée d' Arturo, celui-ci lui téléphonait
trois fois par semaine et lui envoyait occasionnellement de l'argent. Mais en cas
d'urgence financière, c'est d'abord Gloria qu'elle sollicite, puis Natalia, et les
sœurs se consultent régulièrement pour organiser et coordonner l'aide que chacune
apporte à Josefina mensuellement et en cas de crise. Les trois femmes sont en
communication constante et se soutiennent moralement. Ruben offre principale-
ment un soutien pratique à sa mère lorsqu'elle est au Salvador, la conduisant chez
le médecin lorsqu'elle en a besoin. Marco occupe quant à lui une position plus
effacée. Sa situation financière ne lui permet pas d'aider sa mère ni de lui télé-
phoner plus d'une fois par mois. Il s'enquiert entre-temps de sa situation auprès
de ses frères et sœurs. La faible fréquence de communication s'explique également
par la honte et la culpabilité qu'il ressent face à son incapacité à lui envoyer
régulièrement des fonds.
La fréquence des contacts entre Josefina et ses trois enfants. dont elle est
désormais géographiquement proche, a augmenté, surtout avec ses deux fils. Cela
concerne Marco bien sûr, puisqu'il vit avec sa mère, mais aussi Arturo, qui lui
rend visite tous les jours. Natalia a une vision plus nuancée de l'impact de la
proximité géographique sur les contacts et la relation avec sa mère. Son travail,
et les réticences de sa fille, qui préfère faire ses devoirs à la maison, l'empêchent
de lui rendre visite en semaine, mais les deux femmes passent une partie du
week-end ensemble. Interrogée sur ce qu'elle pensait de l'impact de la distance
géographique sur sa relation avec Josefina, Natalia a dit ne pas voir de lien entre
les deux. Selon elle, sa relation avec Josefina reste identique, qu'elles vivent à
proximité ou à distance. Bien qu'elle n'ait jamais communiqué par Internet avec
sa mère lorsque celle-ci vivait au Salvador, elle estime que les contacts qu'elles
ont le week-end sont de la même qualité que ceux qu'elles auraient à distance via
un ordinateur.
Josefina a récemment connu des ennuis de santé qui ont conduit tous les mem-
bres de la famille, y compris elle, à s'interroger sur la manière dont ses besoins
seraient pris en charge si un jour elle devenait totalement dépendante. Ses désirs
à cet égard vont à l'encontre des projets de ses enfants. Alors qu'elle aspire à finir
ses jours au pays, dans la petite maison de campagne qu'elle a achetée à cet effet
et qu'elle paie depuis plusieurs années, ceux-ci souhaitent qu'elle s'installe auprès
d'eux (en Belgique, que ce soit en séjour légal ou illégal ou, si elle obtient un
visa, aux États-Unis). Natalia, la seule à être parvenue à régulariser temporaire-
ment sa situation en Belgique via un mariage blanc, a effectué les démarches pour
introduire une demande de régularisation au nom de Josefina, ce qui lui donnerait
pleinement accès aux soins de santé en Belgique. Natalia, Marco et Arturo sont
conscients des difficultés que leur mère rencontre dans leur pays d'accueil et de
son désir de vieillir et mourir au Salvador. Mais la garder auprès d'eux semble à
leurs yeux la meilleure des solutions, pour Josefina qui bénéficierait de soins
médicaux et de leur aide personnelle, pratique et financière, et pour eux, parce
qu'elle leur éviterait le stress qu'engendrerait la séparation d'avec une mère malade
et les difficultés à prendre soin d'elle à distance.
D'abord, Josefina et Esmeralda sont toutes deux apparues à la fois comme récep-
trices et donatrices de soutien, ce qui contredit l'idée que les personnes âgées seraient
des bénéficiaires passives de soins [Baldassar, 2007]. Les échanges qui s'opèrent dans
les deux réseaux sont en effet multidirectionnels et réciproques, et circulent tant de
manière ascendante que descendante et verticale qu'horizontale (même si la question
de la solidarité au sein de la fratrie a été peu abordée ici). Ceci montre également
qu'à l'image de ce qui se passe dans les familles transnationales italiennes, britanni-
ques ou néerlandaises [Baldassar, Baldock et Wilding, 2007 ; Zontini, Reynolds,
2007], les Salvadoriens demeurés dans leur pays d'origine peuvent fournir un soutien
non négligeable aux membres de leur famille ayant migré vers d'autres pays.
Nous avons vu que l'implication des membres des deux réseaux étudiés ici
varie d'une personne à l'autre et au cours du temps. Des études menées sur la
solidarité familiale en Europe ont montré que la participation des individus aux
soins de leurs parents âgés est liée à une multitude d'éléments parmi lesquels on
peut citer notamment des facteurs socio-économiques, démographiques ou nor-
matifs [Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002; Finch, 1989; Finch, Mason,
1993]. Ces études montrent que l'implication de chacun est avant tout le produit
d'une histoire familiale, de relations développées au fil du temps, des «engage-
ments négociés » [Finch, Mason, 1993, chap. 3] qui émergent de la réputation
personnelle que les membres d'une famille développent au cours du temps par
rapport au degré et au type de soutien que l'on peut attendre d'eux, et qui vont
influencer leur participation actuelle ou future aux soins.
7. Dans les deux réseaux présentés ici, la mère se trouvait au centre des relations de soin intergéné-
rationnelles. C'est également Je cm; dans la majorité des familles rencontrées. Pour des raisons de place, il
n'est pas possible d'en discuter les raisons. mais on peut brièvement citer au nombre de ces raisons une
espérance de vie moins élevée pour les hommes que pour les femmes et r instabilité des relations conjugales
au Salvador, amenant à de nombreuses recompositions familiales qui peuvent engendrer une distanciation
entre pères et enfants.
Ceci nous amène à une dernière remarque. Les deux réseaux étudiés permettent
d'aborder la question du contexte économique, politique et social dans lequel
s'opère la solidarité transnationale. La capacité des familles transnationales à
prendre soin de parents âgés est en effet fortement influencée par les politiques
formelles et informelles du pays d'origine et du (des) pays d'accueil [Meria,
Baldassar, à paraître; Meria, à paraître]. Si l'on compare les deux réseaux étudiés,
dont l'un compte des membres installés en Australie et l'autre des membres en
Belgique, on est frappé par l'impact des politiques migratoires de ces deux États
sur les soins transnationaux. Dans le premier cas, une politique extrêmement res-
trictive rend très difficiles les voyages du Salvador vers l'Australie, en particulier
pour des personnes âgées qui doivent effectuer des démarches longues et coûteuses
pour obtenir un visa dont l'obtention est conditionnée notamment par la souscrip-
tion à une assurance de santé privée. Par contre. la Belgique délivre automatique-
ment et gratuitement aux Salvadoriens un visa de tourisme de trois mois lors de
l'achat des titres de transport. Sur le plan légal, il est donc plus aisé pour les
parents âgés de rendre visite à leurs enfants en Belgique qu'en Australie. Par
contre, et toujours légalement parlant, il est plus facile de se rendre au Salvador
pour des réfugiés bénéficiant d'un permis de résidence permanent en Australie
que pour des migrants installés illégalement en Belgique, et qui risquent de ne
plus pouvoir y revenir. Au niveau des dynamiques familiales, ceci se traduit dans
le cas belge par une plus grande mobilité des parents âgés.
Conclusion
En participant activement au bien-être de Josefina et Esmeralda, les membres
des deux réseaux familiaux d'entraide dont il a été question ici entretiennent leur
inscnpt10n dans le groupe familial en dépit de la distance qui les sépare. Les
marques de soutien qu'ils échangent par-delà les frontières donnent sens à la
famille. Comme le notent Bonvalet et Ortalda à propos des familles géographi-
quement proches, «donner, recevoir, échanger des soutiens matérialisent l'exis-
tence » des relations familiales [2006, p. 102 ), un constat qui peut s'étendre aux
familles transnationales. Goulbourne, Reynolds, Solomos et Zontini [2009] voient
en effet dans l'échange de soins par-delà les frontières un facteur primordial pour
le maintien des relations familiales. Les aides échangées sont à la fois le produit
et l'engrais du lien familial [Bonvalet, Ortalda, 2006].
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Mathilde Piard*
Dans une première partie seront présentés les premiers résultats d'une enquête
de terrain permettant d'élargir le cadre de réflexion usuel des études sur les familles
transnationales, et les visites et les médias illustrant les relations de personnes
entre différents nœuds résidenliels [Bjéren, 1997]. Ces premiers matériaux
l. «Le droit hindou définit une Hindu joim family comme un groupe composé des agnats descendants
d'un ancêtre commun, de leurs femmes et de leurs filles non mariées. L'ensemble des individus apparentés
constitue une joint family parce qu'ils ont un" intérêt"· au sens juridique du terme, sur les biens ancestraux
du groupe. Le noyau de cette joint Jamily est le groupe de Co-partenaires définis comme les descendants
en ligne patrilinéaire» [Lardinois. 1985. p. 41].
2. L'enquête porte sur les raisons de la mobilité des enfants. les types et la fréquence des contacts
entre les membres de la famille, les types de solidarités, le sens de responsabilité envers les parents vieil·
lissants (dette. don), les formes de l'échange, personnel, pratique. émotionnel. financier. moral...
3. Lorsque deux parents d'une même famille ont répondu à J'enquête, les réponses ont été fusionnées
afin de ne pas comptabiliser les enfants deux fois. Les 59 répondants représentent donc 46 familles, et
94 enfants-adultes sont concernés par l'étude.
0 5 10 15 20 25 30
Effectifs
Source : enquê1e de lauteur, 201 1.
Déplace menl'i en
Inde - Moins de
quatre heures
4%
Les v1s1tes des parents chez leurs enfants sont caractérisées par un « temps
long », de trois à six mois. Elles sont structurées par différents éléments comme
les saisons ou le calendrier fami lial 4 . La période d'avril à septembre est notam-
ment privilégiée, en raison du climat indien qui devient à cette période difficile à
supporter au quotidien pour les personnes âgées. Arjun a 71 ans, il rentre d ' un
séjour de cinq mois à Toronto avec sa femme :
« Nous sommes restés chez mon fils e t ma belle-fille pour les aider avec leur bébé.
Il a un an à peine et les deu x parents travaillent. Je veux dire, ma belle-fille aussi '
C'est mon fils qui nous a demandé de venir chez eux. Ça nous faisait plaisir aussi
bien sûr! Ma femme préparait les repas, tout était prêt le matin avant qu'ils aillent
travailler. Elle cuisinait indien pour toute la famille. Et puis nous restions chez eux
avec le bébé et les week-ends nous fa isions du tourisme. Ma belle-fille restait à
Toronto pour garder le bébé et nous partions avec mon fils visiter des endroits très
intéressants comme les chutes du Niagara. »
Les visites des enfants chez leurs parents vieillissants à Chennai sont plus
courtes : elles durent une quinzaine de jours en moyenne (selon les disponibilités
professionnelles). Sangita a 77 ans, son fils vient de lui rendre visite. Il est resté
deux semaines avec elle dans son appartement :
« Ce n'est pas souvent que je le vois, mais ce sont toujours de bons moments. Cette
fois, il est venu pour le mariage de son cousin. C'est une grande réunion de famille,
il ne pouvait pas rester en Angleterre ! Quand il vient à Chennai, il s'occupe des
papiers que je ne sais pas faire, les assurances et tous les soucis administratifs. Moi
je n'y comprends pas grand-chose. Mon ma.ri s'occupait des affaires mais il est mort
il y a un an, alors c'est mon fils qui prend le relais mai ntenant. [...]Dans quatre mois
je vais aller chez lui en Angleterre, et c'est moi qui m'occuperai de lui. »
4. Nous ente ndons par « cale ndrier fam ilial » l'ensemble des événements comme les mariages, les
naissances ou les fêtes religieuses.
Autreparr (5 7-58), 20 11
170 Mathilde Piard
« Ils nous contactent tous les jours. Ils sont très inquiets depuis que j'ai eu un
problème à la hanche. C'est arrivé l'année dernière. Je suis tombé, heureusement
que ma femme était là. Depuis f ai du mal à me déplacer. C'est mon fils qui
s'occupe de prendre les rendez-vous chez le médecin, c'est lui qui a insisté pour
que j'aille consulter».
En plus des appels téléphoniques réguliers, de nombreuses personnes âgées
utilisent Internet pour communiquer avec leur famille. Grâce à Internet, les familles
transnationales peuvent ajouter l'image et la vidéo à leurs échanges. Ihsvara vit
avec sa femme dans une résidence privée. Ils ont 75 ans et utilisent cet outil depuis
le départ de leur fils unique à New York, il y a dix ans :
«Au début, je ne voulais pas d'ordinateur chez moi, je ne pensais pas être capable
d'utiliser cette machine et je n'en voyais vraiment pas l'utilité. Mon fils m'a fait
la surprise d'en rapporter il y a cinq ans. J'ai pris des cours d'informatique. Depuis,
je sais écrire des courriels, envoyer des photos et téléphoner. C'est gratuit et il y a
la vidéo avec ! J'utilise Skype. Je reste connecté toute la journée. pour que mon
fils puisse appeler en Inde quand il le souhaite... Je vois mon petit-fils tous les
jours. J'essaye de lui apprendre le tamoul, mais il n'a que deux ans ! »
Pour toutes les personnes âgées interrogées, les appels sont très organisés : ils
ont lieu à un jour et à un moment particuliers. Ils structurent les liens au quotidien
et permettent d'instaurer une routine qui assure (et rassure) le lien familial. La
nature même des échanges nous informe sur la fonction de ces appels. Il s'agit
de conserver une proximité du quotidien à distance, à travers !'échange des expé-
riences vécues au jour le jour. C'est finalement !'échange de « ces petits riens du
Si la notion d'obligation est toujours présente dans la prise en charge des parents
vieillissants et dans l'organisation des solidarités des familles transnationales étudiées
ici, des facteurs structurants peuvent limiter les capacités nécessaires au maintien du
bon fonctionnement des relations intergénérationnelles. La seconde partie de l'article
présente certaines limites de ces capacités, afin de saisir les conséquences de la trans-
nationalisation des familles sur les solidarités à un niveau d'analyse micro, puis méso.
5. Une approche culturelle de cette même étude pourrait envisager des éléments spécifiques à la société
indienne comme facteurs macro. Ces facteurs culturels devraient alors être analysés afin de saisir leur rôle
et leur importance dans l'organisation des solidarités familiales.
6. Cette place dans la hiérarchie familiale est à relativiser dans la situation de ces familles brahmanes,
où la place symbolique d'aînesse semble être maintenue et le pouvoir décisionnel davantage réparti.
Sarah Lamb semble affinner que les personnes âgées, indépendamment de leur
sexe, détiennent le pouvoir décisionnel. Il apparaît dans notre étude que ce n'est
pas le cas. Les situations de veuvage montrent que la place dans les processus
décisionnels dépend notamment du genre. Les hommes conservent en effet leur
position dans la hiérarchie familiale et sont acteurs des choix qui les concernent,
comme, par exemple, celui d'une installation dans une maison de retraite. Les
veuves, en revanche, ont plus rarement l'indépendance économique de leurs époux
et influencent nettement moins les décisions concernant leur situation. Elles dépen-
dent le plus souvent de leur fils, garant et responsable moralement et économi-
quement de ses parents, auquel revient prioritairement le financement de leur prise
en charge.
La transnationalisation des familles modifie les arrangements résidentiels, et
les enfants prennent parfois la décision de placer leurs parents dans des institutions
comme les maisons de retraite. Dans la plupart des situations, ils assurent direc-
tement le financement de ces installations. Sur les vingt-deux parents vieillissants
en maison de retraite interrogés, plus des deux tiers sont financés par leurs enfants
installés à l'étranger. Les hommes que nous avons interrogés qui sont dans cette
situation résidentielle ont tous décidé avec leurs enfants de cette installation. Les
femmes sont beaucoup moins intégrées à ces décisions, et la moitié considèrent
« subir le choix et les décisions de leurs enfants sans pouvoir influencer le résultat »
(Amrith). Les femmes veuves subissant ces décisions sont, par ailleurs, toutes
dépendantes économiquement de leurs enfants.
En Inde, au-delà des ashrams et des solutions proposées par les organisations
non gouvernementales, il existe encore très peu d'institutions dédiées aux per-
sonnes âgées. L'institutîonnalisation des aînés reste souvent perçue comme un
abandon, et le concept est refusé par beaucoup de familles de la classe moyenne.
Les maisons de retraite fréquentées dans notre étude s'apparentent davantage à
des établissements de standing, sortes de résidences pour personnes âgées. Il sem-
blerait que les familles transnationales rencontrées soient plus enclines à adopter
ces pratiques - les expériences des NRI dans des pays occidentaux, où la culture
du care est orientée vers les institutions, pourraient en être une explication.
Le modèle unique de relations parents-enfants connaît des difficultés dans la
réalité de !'organisation des prises en charge. Les femmes et les veuves deviennent
particulièrement dépendantes des choix de leurs enfants et vivent parfois diffici-
lement les nouvelles organisations de solidarité. Le genre et la situation maritale
sont donc deux indicateurs qui orientent, voire conditionnent, le rôle des parents
vieillissants et leur place dans les processus décisionnels familiaux.
En plus de ces facteurs structurels et des enjeux de pouvoir décisionnel, pré-
cisons l'importance des facteurs économiques dans la manière dont les personnes
vivent l'unité familiale à distance. Les visites et les communications sont des
services payants. Dans les situations traditionnelles de cohabitation intergénéra-
tionnelles, ces prises en charge n'ont pas de coût direct, il n'y a pas de prix établi
pour ces solidarités familiales. Dans notre étude, les familles transnationales ont
7. La notion de care permet une approche systémique des solidarités et des prises en charge à l'attention
des personnes âgées. Le care se réfère aux activités de «prendre soin de"· «s'occuper de"• «se soucier
de », etc. Il n'existe pas de terminologie française pouvant remplacer ce que représente en un seul mot
cette notion. Le care offre une acceptation large des prises en charges physiques. émotionnelles, morales,
etc. Les études réalisées sur cette notion et sur Je carework tentent de comprendre les relations et les
dynamiques de care dans et entre les familles, les États et les marchés et proposent une réflexion autour
des relations payantes ou gratuites de care [Misra J .. 2007],
Conclusion
La décohabitation intergénérationnelle dans le cadre de la famille transnationale
entraîne une perturbation de !'espace familial dont les enjeux sont multiples. Cette
étude offre une analyse des enjeux de care, de prise en charge, de solidarités
intergénérationnelles et permet de mettre en lumière un aspect peu analysé dans
les recherches sur les solidarités familiales transnationales: l'appréciation des
parents vieillissants. Finalement, si les médias de transaction des solidarités ont
évolué du fait de la situation en archipel des unités familiales, les phases de don
et de dette structurent toujours les échanges entre enfants-adultes (NRI) installés
au Nord et leurs parents vieillissants à Chennai. Toutes choses égales par ailleurs,
la réciprocité intergénérationnelle est maintenue. L'absence physique des enfants-
adultes réorganise effectivement les solidarités intergénérationnelles et les modes
de prise en charge dans le cadre de familles transnationales, mais la fonction de
ces solidarités reste et semble même complétée par le lien et l'attachement au pays
des migrants 12 • Comme l'a affirmé Loretta Baldassar, la distance entre les unités
10. Données recueillies dans la maison de retraite Classik Kudumbam à Chennai. septembre 2010
(«payeurs directs et indirect" des frais de I' im,titution).
11. Utilisation privilégiée de lInternet en plus des supports traditionnels de presse pour diffuser les
solutions de rare orooosiees.
12. Des terrain auprès des Indiens expatriés permettront de compléter cette approche des
solidarités intergénérationnelles dans le cadre de familles transnationales. Si les relations intergénération-
familiales ne doit pas être perçue comme un obstacle, l'accès aux nouveaux médias
de prise en charge peut en revanche limiter le fonctionnement transnationalisé des
solidarités. Lorsque les conditions nécessaires sont réunies, les expériences trans-
nationales des parents vieillissants en Inde semble être aussi positive que celles
présentées dans d'autres études [Zechner, 2007 ; Wilding, 2008 ; Baldassar,
Baldock, Wilding, 2006]. L'étude des relations de solidarités des familles transna-
tionales indiennes et de l'organisation des visites met également en lumière un
territoire résidentiel circulatoire entre les nœuds familiaux [Tarrius, 1995].
Si les relations de personnes et les modes de prise en charge se maintiennent
pour ces familles transnationales, il sera intéressant de mesurer dans d'autres
recherches les conséquences de cette organisation à distance sur les secteurs éco-
nomiques de service à la personne et des prises en charge. À défaut d'être présents
au quotidien, les enfants font de plus en plus appel au marché pour répondre aux
besoins de leurs parents afin de pallier leur absence, favorisant ainsi la monéta-
risation des solidarités et des relations de care en général. Le développement des
maisons de retraites, des sociétés de services et des réseaux sociaux à lattention
des parents délaissés semble être un indicateur du dynamisme de ces nouvelles
activités.
À l'avenir, les dynamiques de transfert et de monétarisation du care présentées
pourraient-elles conduire à de nouvelles formes familiales en dehors des facteurs
contraignants de décohabitation intergénérationnelle ? La décohabitation intergé-
nérationnelle illustrée par la migration internationale d'une génération conduit
notamment dans notre étude, à une institutionnalisation des relations de care. Ce
bouleversement est à l'origine des nouvelles modalités de prise en charge des
aînés en Inde. Cette tendance s'inversera-t-elle avec le développement du secteur
marchand? Cette «offre de care institutionnalisée» deviendra-t-elle un facteur
de décohabitation et un modèle de care?
L'introduction de la monnaie dans l'espace familial privé conduira-t-elle à de
nouvelles formes d'inégalités sociales et d'inégalités de care localement? Pour
l'instant, le secteur privé régule l'offre et fixe les prix du care (sans nonnes
nationales particulières pour ces établissements de services). Il maîtrise le marché
des prises en charge à !'attention des personnes âgées. L'accès à ces sociétés est
donc limité de fait par les ressources individuelles et familiales des personnes
souhaitant bénéficier de tels services.
En l'absence d'études comparables, il n'est pas possible de poser de conclu-
sions définitives sur l'organisation de ces familles transnationales indiennes aisées.
Ces premiers matériaux permettent néanmoins de proposer des pistes de réflexion
plus large concernant les conséquences de la décohabitation intergénérationnelle
nelles à distance permettent un maintien des solidarités envers les parents vieillissants au pays. elles offrent
également un support de liens privilégiés avec le pays d'origine. Les interviews avec des parents à Chennai
ont soulevé des éléments allant dans ce sens (les communications téléphoniques sont notamment des
moments favorisant les échanges dans la langue maternelle, le tamoul).
sur les solidarités familiales, sur les activités économiques et sur le secteur des
prises en charge des personnes âgées dans le Sud.
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Juliette Sakoyan *
Ainsi, alors que les habitants de Mayotte ont poursuivi le processus d'assimi-
lation citoyenne, les autres insulaires sont devenus des ~~ surnuméraires » [Castel,
Haroche, 2001] sur le sol français de Mayotte 3 • Aujourd'hui, alors qu'un obser-
vatoire des mineurs isolés est mis en place à Mayotte .i parce que leurs parents ont
été reconduits à la frontière, il peut être utile de considérer la dispersion familiale
dans l'archipel des Comores en articulant différentes échelles de grandeur, conjoin-
tement à une historicisation des conditions de vie transnationales.
Cet article progresse par strates d'analyse qui, chacune, correspond à une
échelle de grandeur et de temporalité éclairant un pan des conditions de vie trans-
nationales. À l'issue d'un préalable théorique et méthodologique, on propose
d'abord de considérer l'ensemble de l'archipel dans une temporalité longue, afin
de parcourir certaines étapes de la construction de l'espace politique ayant défini
les statuts des personnes et influencé leurs modalités de circulation. C'est sur
l'espace des migrations sanitaires que l'on s'arrêtera ensuite afin de montrer
comment les trajectoires contemporaines, qu'elles soient autonomes ou institu-
tionnelles, se sont dessinées sur des axes coloniaux. Le troisième angle d'analyse
considère l'institutionnalisation de l'axe Comores -Mayotte La Réunion: l'eth-
nographie du dispositif d'évacuations sanitaires et sa mise en perspective diachro-
nique dévoilent différentes formes de reconnaissance institutionnelle des liens
familiaux et leur indexation à la configuration politique de l'espace. Or, si ces
politiques institutionnelles de care 5 déterminent certaines conditions de vie trans-
nationales pour les familles, ces dernières disposent d'un héritage migratoire qui
leur permet de continuer à circuler et à communiquer à distance. Aussi, les deux
derniers temps de cet article exposent-ils ces conditions de vie à distance à partir
de deux cas ethnographiques. Le premier illustre la manière dont la frontière
politique de l'archipel entraîne la pérennisation d'une dispersion qui, au départ,
n'est censée être que provisoire. Le second cas, tout en témoignant de la vivacité
de l'héritage migratoire des insulaires, permet d'insister sur la continuité de cer-
taines frontières qui, en amont du partage politique de l'archipel, façonnent les
liens à distance autour d'un enfant malade.
français»; en 1946, l'évolution en territoire <l'outre-mer a permis à tous les insulaires d'accéder à la
nationalité française, bien qu'il ne s'agisse pas d'une pleine citoyenneté [Dimier, 2005]. Il faut remonter
plus loin dans le temps pour retrouver une catégorisation des insulaires sous deux statuts : de 1841 à 1912.
seuls les Mahorais sont des " sujets coloniaux » de la France. alors que les autres Comoriens sont sujets
de leurs sultans et constituent une main-d'œuvre servile dans un système d'économie de plantation mis en
place tant bien que mal à Mayotte.
3. Les estimations du secrétariat à l'Outre-mer en 2005 évaluaient la proportion des ES! à Mayotte à
un tiers de la population, dont la quasi-totalité est des Comoriens d'origine anjouanaise en majorité.
4. Des informations relatives à la création et aux enjeux de cet observatoire sont consultables sur le
site du collectif Migrants Outre-Mer: http://www.migrantsoutremer.org/Observatoire-des-mineurs-isoles-a.
5. Les travaux relatifs aux éthiques et politiques du care se sont constitués à la suite de l'étude de
C. Gilligan [1982]. Le terme anglais est conservé dans l'article en raison de sa richesse polysémique. Dans
un registre affectif, le care est une disposition éthique à l'égard de l'autre que l'on peut traduire par
l'empathie: dans un registre cognitif. le care s'exprime comme un souci ou une attention à l'égard de
l'autre: enfin. dans un registre pratique, le care renvoie à une activité, pouvant être un travail. qui relève
du soin [Garreau, 2008]. Ainsi le care doit être considéré comme une pratique sociale fTronto. 2005].
Ce possible malentendu écarté, on peut avancer ce qui nous occupe dans cet article
qui, d'une part, privilégie comme espace de dispersion celui de l'archipel et, d'autre
part, présente essentiellement des liens bipolaires entre l'une des îles de l'Union des
Comores et Mayotte. Notre problématique se situe non pas au niveau du sens que
recouvre la notion, mais au niveau de l'enjeu épistémologique qu'elle pose en se
présentant comme novatrice. C'est cela que pointe R. Waldinger [2006], pour qui le
concept de transnational pèche par son présentisme, qui fait croire que les phénomènes
auxquels il se rapporte sont nouveaux, et par ses efforts pour s'historiciser, qui sont
basés exclusivement sur le mode de la récurrence. Or, pour Waldinger, l'intérêt porté
aux liens transnationaux doit avant tout permettre de comprendre « comment et pour-
quoi "maintenant" - quel que soit Ie moment - diffère de "avant" » [2006, p. 32].
C'est dans cette perspective qu'est ici traitée la singularité contemporaine des phé-
nomènes transnationaux dans l'archipel des Comores.
Les données exposées sont issues d'une recherche de doctorat portant sur les
migrations sanitaires entre l'archipel des Comores et la France [Sakoyan, 2010].
Cette recherche s'est appuyée sur vingt études de cas constituées autour de la
trajectoire hospitalière d'un enfant. Chaque trajectoire relie différents sites
(Comores, Mayotte, La Réunion, Métropole) et met en relation différents acteurs
professionnels et profanes (familles, acteurs communautaires, bénévoles) dans un
réseau de care. Ce corpus peut être regroupé en trois catégories formant des
couples de comparaison : des familles comoriennes de l'Union des Comores par-
ties clandestinement vers Mayotte pour soigner leur enfant versus des familles
parties dans le cadre d'évacuations sanitaires; des familles comoriennes à Mayotte
en situation irrégulière versus régulière, et dont la maladie de l'enfant conduit à
une évacuation sanitaire vers la Réunion et, le cas échéant, la Métropole ; enfin
des familles mahoraises de nationalité française confrontées à une évacuation sani-
taire, avant, pendant et après l'instauration de la sécurité sociale.
Quelques mots sur l'élaboration des cas. Tout d'abord, ce sont ceux dont les
professionnels du secteur hospitalier ont fait état : en ce sens, un cas préexiste à
l'intérêt que lui portera un chercheur. Ensuite, ils ont été construits dans le cadre
d'une approche multisite où le principe dufollow [Marcus, 19951 a conduit à inves-
tiguer chaque trajectoire d'enfant de manière polyphonique: à partir des discours
de différents acteurs (plusieurs membres de la famille, plusieurs professionnels de
santé), dans différents registres rhétoriques (dossiers sociaux et médicaux, entre-
tiens), en prenant en compte des époques différentes pour éclairer le contexte des
trajectoires. Enfin et par conséquent, les cas ne sont pas nécessairement équivalents
du point de vue de la quantité et de la qualité des données, notamment parce qu'ils
s'élaborent dans une approche de type indiciaire [Ginzburg, 1980]. Mais l'enjeu est
ici de considérer que l'indice est moins matière à conjecture qu'objet d'analyse.
Aussi, par exemple, l'impossibilité de «retrouver» la mère de certains enfants
durant l'enquête n'a-t-elle pas constitué une limite ethnographique, mais un révé-
lateur des contraintes circulatoires de l'espace ethnographié et donc, comme on le
montrera, la précarité des liens familiaux interîles.
6. Et ce. depuis plusieurs siècles· M. M'trengoueni cite un passage du Livre de la Mer datant de 1521
qui décrit Mayotte comme un " " centre d'élevage des esclaves " dans le réseau commercial développé
entre la côte africaine, l'Arabie, la Perse et l'Inde» [2002, p. 142].
on constate en effet une inversion du lieu principal d'émigration : alors que les
départs ont concerné majoritairement la France métropolitaine entre 1988 et 1991,
ils se font surtout vers Mayotte entre 1998 et 2003. Selon les deux recensements,
ce sont les Anjouanais qui composent la majorité des émigrants vers Mayotte.
Anjouan est l'île d'émigration la plus active à l'échelle de l'archipel, parce que
c'est là que les problèmes fonciers et démographiques engendrés par la colonisa-
tion sont les plus prégnants [Sidi, 1998]. Les migrations anjouanaises s'effectuent
davantage au sein de réseaux internes : ceux qui manquent de terres se dirigent
vers Mohéli ou bien Moroni, où ils occupent des petits emplois salariés, souvent
chauffeurs de taxi [Blanchy, 1998]. Le «savoir-migrer» anjouanais s'exerce à
l'échelle de l'archipel alors que les Grand Comoriens ont développé des réseaux
plus globaux.
Dès les années 1870, ces derniers ont assisté au départ des leurs, et la majorité
de ces premiers départs a constitué des vagues d'émigration de« gens d'un pays»
partageant rattachement à un même territoire. Cette configuration collective et
territoriale perdure encore aujourd'hui et supporte les liens transnationaux des
migrants comoriens, notamment au travers de l'exercice déterritorialisé de l'auto-
rité notabilière entre la France et la Grande Comore [Blanchy, 2004]. Au milieu
des années 1860, l'inauguration de la ligne des messageries maritimes reliant l'île
Maurice, La Réunion, Diego-Suarez, Majunga, les Comores, Zanzibar et Marseille
via la Mer Rouge entraîne la création de deux couloirs migratoires, l'un vers
Zanzibar et r autre vers Madagascar [Vivier, 1996]. Avant de devenir un « pôle
d'attraction religieux » aux XIX' et XX' siècles, Zanzibar a d'abord représenté un
«refuge politique» [Blanchy, 1998]. En Grande Comore par exemple, le« règne »
du planteur Humblot acculera 15 000 personnes dépossédées de leur propriété à
quitter l'île pour se rendre à Zanzibar [Blanchy, Pobéguin, 2007, p. 51 ; Sidi,
2002, p. 109].
Tour à tour cause des mouvements migratoires - que les personnes soient
déplacées comme main-d'œuvre ou qu'elles fuient les conditions locales de tra-
vail puis moyen de circulation, l'entreprise coloniale a également tracé les axes
des réseaux migratoires. À partir de 1912, Madagascar s'impose dans les orien-
tations migratoires des Comoriens. En devenant le centre administratif d'un
ensemble colonial nommé « Madagascar et dépendances », la grande île supplante
Zanzibar et s'affirme bientôt comme centre de formation des élites de l'archipel
(Ibrahime, 2008; Richard, 2009]. À l'école Le Myre-de-Vilers se côtoient alors
des étudiants originaires de l'ensemble de l'archipel, le système éducatif étant peu
développé à Mayotte, comme sur les autres îles. Entre Madagascar et les Comores,
« un mouvement constant entre les communautés comoriennes et leurs îles d'ori-
gine maintenait les liens familiaux et entretenait le particularisme des originaires
de chacune des îles. Il s'est ainsi constitué des associations d'entraide et d'amitié
et des clubs groupant les originaires d'un même canton» [Delval, 1979, p. 99].
La destination malgache a contribué à dessiner l'axe migratoire vers la France
métropolitaine : c'est sur la grande île que les hommes s'engagent dans larmée
pendant la seconde guerre mondiale, puis comme cuisiniers dans la marine
marchande. Ce sont eux qui seront à l'origine des premiers regroupements fami-
liaux, suite à la crise de la marine des années 1950 et au tournant de la politique
migratoire en France des années 1970.
Ces installations en France sont concomitantes des reflux régionaux de part et
d'autre de l'archipel. Le tournant des indépendances au cours de la décennie
1960-1970 crée en effet des difficultés de circulation et de statut de citoyenneté
sur les anciennes terres d'accueil. À Madagascar, à partir de l'indépendance en
1961, le statut juridique des Comoriens ne va pas cesser de se précariser. En tant
qu'étrangers de nationalité française, ils doivent verser une caution d'immigrants
à leur arrivée, puis avec l'indépendance des Comores en 1975, ils perdent toute
représentation diplomatique. C'est alors qu'un repli sur l'archipel s'est amorcé,
qui prendra un essor brutal en 1977, lors des événements de Majunga. Dix ans
auparavant, les ressortissants comoriens de Tanzanie avaient connu une exclusion
sociale similaire. Accusés de faire allégeance à la France, mais en réalité déran-
geant de par leur « insertion économique » [Vivier, 1999, p. 65], ils avaient été
sommés de quitter le territoire tanzanien, et, deux ans plus tard, ils étaient déchus
de leur nationalité. Les enjeux démographiques de ces retours massifs ont préoc-
cupé !'administration française, dont les correspondances présentent, dès le milieu
des années 1960, le phénomène d'émigration comme le seul support à la stabilité
démographique de l'archipel 7 •
9. Elle a constitué le pôle d·orientation des évacuations sanitaires de l"archipeljusqu'à la fin des années
1960. dans un contexte où son plateau technique est plus performant [Sakoyan. 2010] et où les services du
haut-commissariat conservent le contrôle administratif et financier du territoire des Comores [Richard.
2009. p. 39].
10. Comparaison effectuée à partir des statistiques de l'aéroport de Moroni 2002-2007 [Sakoyan. 2010,
p. 307-308]
11. Les kwassa-kwassa sont des barques en bois transportant clandestinement les individus d-Anjouan
à Mayotte. Selon l'OECA (Observatoire de l'émigration clandestine anjouanaise). deux cents personnes
périssent chaque année pendant la traversée.
12. À Mayotte au cours des années 2000. de nombreuses mesures d'ordonnance de placement provi-
soire ont été prises par le service social du CHM pour placer les mineurs malades sous la tutelle de l'hôpital.
Le paradoxe étam que cette procédure est illégale lorsqu'il n'y a pas de représentant légal de l'enfant et
qu'en même temps, c'est pour cette raison qu'elle s'impose d'un point de vue médico-légal.
du réseau de care 13 • De fait, les parents ESI sont désormais écartés de ce dispositif,
puisque leurs déplacements sur l'île représentent une menace quotidienne d'expul-
sion, bien qu'ils aient en leur possession le certificat médical fourni par le service
de pédiatrie. Chacun sait, en effet, qu'en l'absence de cadre juridique précis, le
rôle des certificats est soumis à l'aléatoire et à !'arbitraire des pratiques d'inter-
pellation de la Police aux frontières (PAF).
Le cas de Nasma illustre la mise à récart des parents dans un réseau de care.
Fillette anjouanaise âgée de 6 ans, elle est arrivée mutique au mois de
février 2005 au service de réanimation du CHM, dans le cadre d'une évacuation
sanitaire urgente Anjouan-Mayotte. À l'aéroport, elle avait été séparée de son
père, qui s'était vu refuser l'embarquement. La situation de distance entre les
parents et l'enfant est l'aboutissement d'un processus administratif, juridique et
politique complexe: un père croit qu'il peut accompagner sa fille à Mayotte en
évacuation sanitaire et ignore la réponse donnée par la commission du CHM
qui, dans le dossier, mentionne que l'enfant peut être hospitalisée sans la pré-
sence d'un parent.
13. Dans une perspective straussienne. on peut poser la question autrement : dans quelle mesure les
parents participent-ils et considèrent-ils qu·ils participent à cette trajectoire. à!'« arc de travail » [Strauss.
1992, p. 31] déployé autour de ]'enfant le long de la chaîne hospitalière ?
«La première fois que je suis partie !de Mayotte au village], j'ai constaté que les
~utres n'allaient plus à l'école alors j'ai vendu un animal pour leur payer l'école.
A chaque fois que je rentrais à Mayotte, les autres [enfants] m'appelaient en me
disant : « maman, reviens on souffre». Je pouvais pas rester avec eux et laisser
l'autre [Zalhiata] ici souffrir. .. J'ai essayé d'obtenir des papiers pour prendre mes
enfants, ça n'a pas marché. Alors j'ai fait l'originale, j'ai vendu trois zébus, j'ai
acheté des taules et j'ai couvert la maison en construction pour que les parpaings
ne tombent pas, j'ai pris de l'argent pour le voyage de mes enfants et ce qui restait
de cet argent je l'ai mis sur un compte. Ils sont venus et comme j'avais le titre de
séjour j'ai pu les inscrire à l'école et moi me consacrer à celui de mes enfants qui
souffre. »
Recueilli en 2005, ce récit illustre plus précisément létape en amont de I' immi-
gration : celle de lancrage qui fixe les conditions de vie sur la base desquelles les
parents auront à faire des choix biographiques et familiaux définitifs. Cette étape
engage déjà une nouvelle ligne biographique qui s'imprime en premier lieu sur la
séparation du couple. La mère de Zalhiata reprochait à son mari de ne pas les
soutenir matériellement depuis qu'elle avait ramené auprès d'elle les autres enfants :
«À partir de là. mon mari est devenu différent. quand je lui demandais de l'aide
il me disait qu'il ne pouvait rien faire pour moi, qu'il n'avait pas d'argent. Comme
j'avais pris les enfants, il s'est senti mis à l'écart. Pour faire vivre les enfants. j'ai
fait de la broderie. C'était important de scolariser les enfants parce que sinon ils
me l'auraient reproché plus tard. À partir de là, il s'est remarié et nous a abandonnés
moi et les enfants. »
14. Les commentaires de Sophie Blanchy lors de ma soutenance de thèse m'ont permis de complexifier
l'analyse des réseaux migratoires. Qu'elle en soit ici remerciée.
15. F1111di signifie littéralement "maître». Il peut désigner le maître d'école, le maître coranique. le
maître qui sait faire monter les <ljinns (jimdi wa madjùmi) ou le maître artisan. ce qui suggère que le savoir
détenu par le jimdi n ·est pas exclusivement intellectuel. à la différence du mwa/imu qui fait référence au
devin-guérisseur [Blanchy. Cheikh. Sa'1d, Allaoui. lssihaka, 1993]. Dans la situation présentée ici, le.f1111di
s ·apparente à un tradi-thérapeute.
16. La couverture n'étant évidemment que partielle: c'est seulement depuis les terrasses perchées de
certaines maisons qu'il était possible de téléphoner.
de lien direct entre l'accueillant de la fillette et ses parents, s' est ajoutée, à un
moment donné, une rupture dans la transmission d' un document administratif.
Selon la mère, c'est ce problème d'acheminement qui avait, croyait-elle, amené
B. A. à se séparer de l'enfant, dont il ne souhaitait plus s'occuper:
GRANDE-COMORE
Mutsamudu
H
ANJOUAN
Village de Nasma MOHELI
.l • Domoni
J
MoyaO..t"
MAYOTTE
Mamoudzou
E~
0
Passamainty
0 8 24 km
Sou1ce ESRI
Autrepa rt (57-58), 20 1 l
194 Juliette Sakoyan
«On l'a fait [l'extrait] et on l'a envoyé là-bas à Mutsamudu [capitale d' Anjouan]
pour qu'il parte vers Mayotte. Résultat : \'extrait n'a pas été envoyé. B. A. nous a
envoyé un deuxième message demandant encore l'extrait de la fille. On a donné
de l'argent pour faire !'extrait qui a été donné à un m;;:,ungu qui est à Mutsamudu
[médecin français à l'hôpitarJ, et quand on est allé lui en parler il a répondu qu'il
n'était au courant de rien concernant cet extrait C'est ça qui a provoqué la dispute
entre B. A. et nous, parce qu'il nous a donné rendez-vous au téléphone et on n'a
pas pu y aller; ensuite, il a demandé l'extrait el on l'a pas envoyé ... Donc il ne
voulait plus prendre en charge notre fille. C'est pourquoi il l'a renvoyée là-bas, où
elle était, à La Réunion » (mère de Nasma, Mayotte, octobre 2005).
La mère de Nasma pensait en effet que sa fille avait été envoyée «aux auto-
rités» à La Réunion. Elle sous-entendait par là une forme d'abandon de la part
de B. A.:
«Notre fille a été renvoyée là-bas là La Réunion]. elle est entre les mains des
"autorités" (en français), il ne l'a plus entre ses mains. Et quand il nous donne
rendez-vous au téléphone. on n'a pas l'argent pour y aller. On ne connaît personne
à qui emprunter de l'argent. B. A. est convaincu qu'on n'a plus besoin d'elle et
que pour nous c'est un sac de riz [quelque chose qui n'a pas de valeur. le contenant
sans le contenu]. »
Or, deux mois auparavant, une seconde évacuation sanitaire Mayotte - La Réu-
nion avait été organisée, et il est fort probable que B. A. avait transformé la réalité,
afin d'acculer les parents à une forme de réaction, et peut-être aussi pour se venger
d'une attitude parentale qu'il estimait blâmable. En outre, à l'écouter, c'était aussi
le refus d'une forme de responsabilité à l'égard de l'enfant qui le motivait:
"Non mais pour moi c'est sa fille, s'il est là [le père de Nasma] il pourra signer
tout ce qu'on demande, si jamais elle doit être évacuée en Métropole, est-ce qu ·elle
sera accompagnée ou non, etc. Si elle va en Métropole, peut-être qu'on va faire un
laissez-passer pour qu'il l'accompagne. Ce sera au papa de décider si on va lui
faire l'opération ou non ... Parce que moi je signe rien, c'est l'hôpital qui s'en
occupe » lB. A., Mayotte, juillet 2005).
Après avoir été refoulé initialement à laéroport, le père avait tenté à deux
reprises de prendre un kwassa pour Mayotte. La première fois, la mer agitée avait
obligé l'embarcation à retourner vers Anjouan. La seconde, il fut intercepté par
la PAF, emmené au Centre de rétention administrative et reconduit à Anjouan.
Ne parvenant pas à prendre une position autre que subalterne dans le réseau de
care, les parents de Nasma ne purent pas non plus compter sur leur propre réseau
migratoire à Mayotte. Le père de Nasma avait une sœur à Mayotte que B. A. avait
attendue longuement : elle était censée venir chercher l'enfant. Un jour, un homme
s'était présenté chez B. A. pour prendre Nasma, en se réclamant de la sœur. Par
méfiance, B. A. avait refusé de lui confier Nasma. Lorsque j'interrogeai la mère
de l'enfant plus tard, celle-ci m'expliqua que cette tante paternelle vivait en situa-
tion irrégulière à Mayotte :
«Quand B. A. a envoyé le message disant que l'un de nous devait venir récupérer
lenfant parce qu'elle ne répond pas aux questions, elle ne parle pas, elle ne mange
pas, elle n'adresse la parole à personne, et elle baisse les yeux sur le côté sans dire
si elle a un problème, alors c'est à partir de là que le père a indiqué le nom de ---
[sa sœur] qui pourrait récupérer l'enfant. Mais a répondu à son frère qu'elle ne
pourrait pas se déplacer pour aller récupérer lenfant parce qu'elle n'a pas de papiers
et risque de se faire attraper et renvoyer de l'île. Elle a préféré que Nasrna reste
avec B. A.»
Or, à l'époque, ce dernier était encore en situation irrégulière. Il se trouvait
lui-même en pleine procédure de régularisation au titre de sa paternité d'enfants
de nationalité française 17 • Nasma nécessitait des soins de kinésithérapie et, régu-
lièrement, B. A. insistait sur l'état de santé encore insatisfaisant de l'enfant auprès
du service social du CHM. Mais son statut lui valut quelques soupçons, dans un
contexte où les procédures de régularisation au titre de parent d'enfant malade
restaient soumises à une évaluation institutionnelle. Quel intérêt avait cet homme
à garder cette enfant chez lui ? Espérait-il obtenir l'autorité parentale et ajouter
un argument médical à sa demande de régularisation ? De sorte que si, du point
de vue des parents de Nasma, B. A. occupait une position centrale dans le réseau
de care, celle-ci peinait à être pleinement reconnue par l'institution de soins.
Conclusion
Cet article s'est proposé de documenter le thème des familles transnationales
à partir d'un espace géographique insulaire et restreint, où l'histoire coloniale a
participé à construire une frontière de « voisinages » dans l'acception d' Appa-
durai [2001) entre un État «du Sud» et une extension ultramarine d'un État
«du Nord». Cette configuration invitait à historiciser les conditions de vie trans-
nationales parce que la dynamique migratoire de la population a partie liée avec
cette histoire coloniale et cet espace géographique.
À l'échelle de Mayotte, la frontière politique se décline en une catégorisation
sociale et juridique des personnes, concomitante avec une reconnaissance politique
différenciée. Elle traverse le dispositif d'évacuations sanitaires dont!' ethnographie
révèle les formes contemporaines d'assignation à la distance subies par les familles
en situation irrégulière, tandis que l'historicisation rappelle la lenteur avec laquelle
la population mahoraise a bénéficié d'un encadrement institutionnel du rappro-
chement familial. Cela amène à constater qu'il y a deux niveaux d'inégalités dans
la reconnaissance sociale et politique de rindividu dans le besoin à Mayotte (de
soins biomédicaux, de son parent auprès de lui, de communiquer dans sa langue,
etc.), et que l'écart entre ces deux niveaux s'est creusé au fur et à mesure du
processus d'assimilation politique des citoyens mahorais. De sorte qu'aujourd'hui,
traverser la frontière n'occasionne plus les mêmes changements de statuts 18
qu'auparavant : !'espace de mobilité des personnes en situation irrégulière est en
17. Il devait faire légaliser son extrait de naissance et prouver qu'il s'occupait« bien de ses enfants,,_
ainsi que le stipulait la lettre de convocation de la préfecture.
18. On rappellera à l'instar d'E. Terray que "les frontières nationales jouent dans la réalité un rôle
très différent de celui qui leur est officiellement attribué. Leur fonction n'est pas d'empêcher les migrants
de passer: chacun sait aujourd'hui que cela n'est pas possible: elle est de faire en sorte qu'en passant les
migrants subissent un changement radical de statut » [2008. p. 48].
effet de plus en plus contraint. Cela retentit sur la mise en réseau transnationale
avec les autres îles, alors même que la distance géographique est relative.
À l'échelle de l'archipel, bien que le savoir-migrer et le savoir-vivre à distance
qu'ont en héritage les Comoriens leur permettent de continuer à traverser la fron-
tière politique et à communiquer à distance, ils ne circulent plus aussi aisément
de part et d'autre de cette frontière, qui tend désormais à pérenniser la dispersion
familiale. Ainsi que l'illustre le cas de Zalhiata, les représentations circulent mieux
que les choses, et les choses, mieux que les personnes.
Le contexte de la maladie enfantine a mis au jour l'importance des obstacles
à la circulation transnationale du care. Lorsque les parents ne parviennent pas à
traverser la frontière. un réseau de care se tisse autour de lenfant, réseau dans
lequel des acteurs vont jouer des rôles clés, de par leur position centrale ou inter-
médiaire, tandis que d'autres se retrouvent en périphérie, alors même qu'ils occu-
paient une position forte auprès de l'enfant avant son départ. Au regard du savoir-
faire migratoire accumulé, la difficulté qu'ont les parents de Nasma à maintenir
leur exercice de care à distance traduit une forme contemporaine de précarité
migratoire et familiale. Mais le cas de Nasma permet d'insister également sur la
récurrence de certaines conditions de vie transnationales. En effet, la première
frontière responsable de la mise en périphérie d'acteurs dans un réseau est sans
doute sociale et inscrite à léchelle nationale, ici insulaire : certaines ressources
sociales et économiques manquent aux parents pour être mobiles ou exercer leur
parentalité «à distance politique». Aussi, le réseau de care autour de Nasma
met-il à l'épreuve d'un espace fortement territorialisé la« révolution de la commu-
nication » attribuée à la globalisation [Badie, 2002].
Quelles que soient les échelles d'inégalités et de frontières, l'ethnographie des
relations à distance autour d'un enfant malade révèle des formes de vie transna-
tionales inédites dans lesquelles des personnes extérieures à lentité familiale,
professionnelles ou pas, occupent des positions centrales dans le réseau de care.
En ce sens, les situations transnationales contrariées sont paradoxalement produc-
trices de liens complexes. où lon voit combien les relations familiales sont
plastiques.
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Dans cet article, nous nous proposons d'analyser, de manière exploratoire, les
transformations au sein des configurations familiales provoquées par la migration
internationale de femmes originaires de la ville de Cochabamba (Bolivie) vers
Bergame (Italie), qui partent travailler dans le domaine du care 1, et les pratiques
d'exercice de la «maternité transnationale» mises en place par ces migrantes.
Selon Bryceson et Vuorela [2002, p. 18], une famille transnationale est une
famille dont les membres vivent séparés tout le temps ou de manière partielle, mais
qui tiennent ensemble et créent ce qui peut être considéré comme un sentiment de
bien-être collectif et d'unité familiale, même au-delà des frontières nationales.
La séparation physique entre une mère migrante travaillant dans la société de
destination et ses enfants restés dans la société d'origine, constitue un changement
dans la signification, les priorités et les formes d'organisation de la maternité. Ce
phénomène, connu comme «maternité transnationale», «maternité à distance» ou
«globalisation de la maternité», suppose de nouvelles façons de mener à bien le
soin et l'éducation des enfants 2 [Hondagneu-Sotelo. Avila, 1997 ; Hondagneu-
Sotelo, 2000].
Sur base de l'enquête CEPLAG-CIUF réalisée en mars 2009 à Cochabamba
et d'entretiens approfondis effectués tant dans le pays d'origine que dans le pays
tait deux volets. Quinze mille quatre cents foyers ont répondu au premier volet portant sur la constitution
du foyer et les tnyectoires migratoires au sein de celui-ci. Parmi les foyers interrogés, 33 avaient un
membre de la famille à létranger. Quelque 2 000 foyers transmigrants ont répondu aux 21 pages du second
volet de l'enquête portant sur un ememble d'aspects liés au processus migratoire.
4. Vingt-deux entretiens approfondis de migrantes et de leurs familles restées à Cochabamba. réalisés
entre mai et juillet 2010 et six entretiens avec des informateurs clés réalisés à Bergame en janvier 2010.
5. On estime qu'à partir de 2003. environ cinquante Boliviens arrivaient chaque semaine dans la ville
de Bergame: six mois avant l'entrée en vigueur du visa Schengen. on enregistrait des pics de deux cents
nouvelles arrivées par semaine.
activités du care dans les sociétés du Nord, dans un contexte de crise de leurs
États providence, ainsi que par des changements démographiques importants. Dans
le cas bolivien, ce sont principalement l'Espagne et l'Italie qui attirent le plus
grand nombre de femmes cherchant à être employées dans les activités du care
ou dans le service domestique. Le flux d'environ vingt mille Boliviens arrivés à
Bergame entre 1997 et 2007 a été soutenu par la demande de ce type de services
de la part des familles de Bergame [Marzadro, 2009].
Mais la féminisation des migrations est également liée à des processus internes
à la société bolivienne, notamment une plus grande présence féminine dans les
grandes villes boliviennes et une participation croissante de la femme à des acti-
vités génératrices de revenus. Un facteur ayant sans aucun doute stimulé la migra-
tion féminine à l'étranger est la nécessité de compter sur des revenus familiaux
supplémentaires dans un contexte national d'augmentation du chômage et du sous-
emploi. Selon un rapport récent de la CEPAL, en 2007, 37 % des femmes urbaines
boliviennes ne disposaient pas de revenus monétaires propres, chiffre atteignant
les 63 % dans les zones rurales [2010]. Dans ce contexte. la migration apparaît
comme un moyen pour les femmes d'assurer un apport significatif au revenu
familial fortement détérioré.
Type de foyer Tous les foyers Tous les foyers • Foyers transmigrants
1988 2009 2009
___ _____,_______
Unipersonnel
..
8,0 _,________
5,1 _,___________
3,6 _
Nucléaire 59,4 56,4 40,1
complet
Nucléaire 7,9 13,4 17,8
incomplet
··---
Élargi 22,1 23,2 37,0
·-------------+-------+--------~
Cependant, les différences les plus notables en termes de types de foyers concer-
nent les foyers transmigrants (troisième colonne). Les foyers transmigrants repré-
sentent un tiers des foyers cochabambinos. Avant de pousser plus loin l'analyse des
résultats de l'étude CEPLAG-CIUF, il nous semble important de préciser la diffé-
rence fondamentale que nous voyons entre foyer transmigrant et famille transna-
tionale. Un foyer transmigrant est un foyer dont un des membres réside à l'étranger.
Une famille transnationale est caractérisée, en plus, par la recherche d'un bien-être
partagé au-delà de la distance géographique. Les membres d'une famille transna-
tionale - en interaction permanente les uns avec les autres - négocient et adaptent
constamment leur configuration familiale dans le temps et dans l'espace.
Ces chiffres sont le reflet de réalités variables ; nous avons cependant dégagé
certaines tendances principales. Parmi les foyers nucléaires où un membre de la
famille a quitté la maison. on retrouve une proportion élevée de cas où la personne
qui est partie est une fille, jeune adulte, sans enfants. De plus, on observe l'effet
d'appel d'air que celle-ci exerce sur ses sœurs, une fois qu'elle est installée à
!'étranger. Lorsque la mère migre également quelques années plus tard, à la suite
de sa fille, pour s'occuper de ses petits-enfants, on observe la grande précarité
dans laquelle se trouve le dernier membre du foyer (devenu unipersonnel) resté à
Cochabamba, le grand-père. Dans les cas où la migrante est la mère, une diversité
de formes de foyers élargis peut apparaître. En effet, différents membres de la
famille élargie (le plus souvent ses parents et/ou ses sœurs) sont amenés à remplir
son rôle auprès de ses enfants. Les données de notre enquête montrent que le soin
des enfants dans le pays d'origine revient principalement à la famille élargie du
côté maternel, confirmant que la division du travail entre les genres, au sein du
couple, reste inchangée.
Les résultats de cette enquête permettent également de rendre compte de la
double vulnérabilité (dans le pays d'origine et dans celui de destination) qui touche
les familles monoparentales dirigées par des femmes ayant émigré vers l'Italie,
laissant leurs enfants à Cochabamba. D'une part, ces derniers, provenant de
milieux de grande pauvreté et disposant de faibles réseaux sociaux et de parenté,
sont totalement tributaires des fonds envoyés par leur mère. D'autre part, de par
leur situation irrégulière, les migrantes sont obligées d'accepter des conditions de
travail précaires. Elles se dirigent principalement vers les activités du care, tra-
vaillant comme assistantes à domicile. Cette double vulnérabilité se répercute dans
J 'exercice de la maternité à distance.
L'histoire migratoire d' Ana illustre les efforts quotidiens d'une mère cocha-
bambine qui, pendant sept années, a suivi à travers deux appels téléphoniques par
jour la vie quotidienne de ses deux enfants et de son mari. Ana, âgée de 43 ans,
vit et travaille dans un village de la province de Bergame, comme assistante à
domicile auprès de personnes âgées. Elle a deux fils, David et Carlos, qui ont
respectivement 13 et 14 ans, et un mari, Pedro. Fille aînée d'une famille nom-
breuse, elle est entrée dans le monde du travail à la fin de ses études secondaires
comme secrétaire dans une entreprise de construction où travaillaient son père et
ses frères, et où elle a connu Pedro. Ana cesse de travailler après la naissance de
son premier garçon, Carlos. Après la naissance de son deuxième enfant, il est
difficile pour elle de continuer à travailler comme salariée, bien qu'il faille élargir
l'espace vital de la famille. Le couple décide donc d'emprunter à la banque dans
le but de construire une nouvelle maison et de se lancer dans l'élevage de cochons.
afin qu' Ana puisse assurer !'éducation de ses enfants tout en générant un revenu.
Malheureusement, !'élevage ne produit pas les rentrées financières attendues. Le
salaire de Pedro étant peu élevé, la famille entre dans une spirale d'endettement
qui est à la base du projet migratoire d' Ana vers l'Italie. Comme nous le verrons
par la suite, les réseaux familiaux vont jouer un rôle clé dans la concrétisation de
ce projet. Une tante de Pedro ayant migré à Bergame quelques années auparavant
lui prête l'argent nécessaire pour son voyage et l'aide à trouver un logement et
un emploi comme assistante à domicile.
Le point suivant nous permettra de situer le contexte dans lequel arrive Ana,
contexte commun aux travailleurs migrants, employés comme badanti 9 •
9. Personnes étrangères qui gardent et s'occupent des personnes du troisième âge à domicile.
1O. Il convient de rappeler que la majorité des travailleurs étrangers ne provenant pas de l'Union
Européenne entrent en Italie en tant que touristes ou sans visa régulier. Ils cherchent un emploi et, seulement
dans un second temps, certains parviennent à régulariser leur situation grâce aux lois qui établissent chaque
année le nombre maximum de nouveaux travailleurs étrangers admissibles en Italie. Une des conditions à
remplir pour bénéficier de cette régularisation est d'être en possession d'une proposition formelle d'emploi.
11. Selon l" enquête CEPLAG-CIUF [2009]. 94 % des communications entre les migrants cochabam-
binos et leur famille restée en Bolivie se font par téléphone. Les communications via Internet représentent
5,5 % et les lettres postales 0,5 % des communications.
12. Lorsqu'une travailleuse migrante du domaine du care parvient à régulariser sa situation de travail.
ainsi que son statut de séjour, elle retourne souvent dans son pays d'origine pour une durée d'un à trois
mois afin de régler des questions administratives et/ou de rendre vi;,ite à sa famille. Elle confie généralement
à domicile prenant soin d'une personne âgée. Ce travail lui assure ses premiers
revenus, ainsi qu'un logement Rapidement, Ana s'intègre dans le monde des
soignantes migrantes. Elle apprend les règles de base qui le caractérisent, ainsi
que la manière dont elle doit se comporter dans ses relations avec la famille de
la personne âgée dont elle s'occupe. Après une série d'expériences très difficiles
et conflictuelles, elle obtient divers emplois par l'intermédiaire de l'association
Caritas. Elle parvient finalement à se stabiliser dans le foyer où elle travaille
actuellement depuis quatre ans. Durant les sept premières années de son séjour
en Italie, malgré la possibilité de régulariser la situation des assistantes à domicile
offerte par la loi Bossi-Fini de 2002, aucun des employeurs d' Ana ne s'est préoc-
cupé de régulariser son contrat de travail.
En septembre 2009, l'État italien offre une nouvelle possibilité de régularisa-
tion du travail et du statut migratoire, plus particulièrement pour les travailleurs
domestiques et les soignants (Loi 102/2009). À cette époque - après près de quatre
années de travail continu auprès de la même personne, sans bénéficier de vacances
ni <l'étrennes - Ana se rend compte qu'elle n'est pas encore parvenue à stabiliser
économiquement sa famille. Il est dès lors exclu pour elle de retourner définiti-
vement en Bolivie. Cependant, paifaitement informée de la nouvelle possibilité
offerte par la loi, elle voudrait régulariser sa situation afin de pouvoir rendre visite
à sa famille, pour reprendre ensuite son travail en Italie. Ana rencontre néanmoins
de grandes difficultés pour convaincre la famille qui l'emploie de formaliser son
contrat de travail, ce qui permettrait de régulariser sa situation.
Comme le signalent Parella et Cavalcanti pour le contexte espagnol, le cadre
interprétatif de la gestion des flux migratoires et la manière d'organiser la gestion
du soin promeuvent des formes familiales transnationales qui rendent leur gestion
difficile [2009, p. 12]. Bien qu'Ana soigne une personne âgée encore lucide men-
talement. c'est sa fille qui est son employeur et c'est avec elle qu'il faut négocier
les conditions de travail. Au départ, celle-ci refuse de formaliser le contrat de
travail d' Ana. Après une phase de négociations, employeur et employée arrivent
enfin à un accord. En échange de la régularisation de son travail et de son statut
migratoire, Ana accepte de continuer à percevoir le même salaire qu'auparavant.
duquel les impôts et les cotisations de sécurité sociale seront déduits, renonce à
ses étrennes, et s'engage à ne pas demander le respect d'autres règles contrac-
tuelles. Ana accepte donc de renoncer à des droits établis par la législation ita-
lienne. pour pouvoir être régularisée et voyager à Cochabamba où elle retrouvera
ses deux enfants et son mari, après sept années d'absence.
Le cas d'Ana s'inscrit dans cc que nous avons appelé la chaîne globale du
soin. Vertovec parle de« bifocalité »,une forme de vie quotidienne dans laquelle
les aspects « ici » et « là-bas » sont constamment perçus comme des dimensions
complémentaires d'un unique espace d'expérience [Vertovec, 2004). Pour pouvoir
le soin de !a personne dont elle s'occupe à une connaissance, qui veille à ce que ;,on travail lui revienne à
son retour.
assurer le bien-être de ses enfants, Ana les confie aux soins de diverses personnes.
Elle s'est « convertie » en principale pourvoyeuse des revenus de son foyer,
essayant d'ajuster son rôle de mère à cette nouvelle situation. La priorité qu' Ana
accorde au bien-être de ses enfants est si grande que jamais elle n'a pensé sortir
du secteur du soin en régime d'assistante à domicile. C'est l'unique emploi qui
permette une marge nette de gains économiques pour les femmes migrantes en
situation irrégulière en Italie, et aussi pour beaucoup de femmes migrantes en
situation régulière.
fois par semaine par la belle-mère d' Ana, qui habite près de leur domicile. Entre
le départ d' Ana et la crise familiale de 2007, Pedro modifie peu ses habitudes. Il
quitte la maison tôt le matin et rentre à la tombée du jour. Les tâches domestiques
et celles liées à l'éducation des enfants sont assumées par les grands-parents.
« Mon papa est très sévère et cela ne me plaît pas. Cela a peut-être été une erreur
dans sa façon d'éduquer mes frères. Ils sont différents de moi. Je ne voudrais pas
qu'il agisse de la même manière avec mes fils, ils ont peur de leur grand-père.»
Pour Ana, en termes affectifs, la relation avec ses fils est la plus importante,
mais également la plus complexe. Quand elle a émigré, David et Carlos avaient
6 et 7 ans; maintenant, ils sont entrés dans l'adolescence. Ana les appelle tous
les jours, sans exception, en général le matin et le soir, malgré les difficultés liées
au décalage horaire. Ana est très à l'écoute de ses fils. elle leur demande de lui
raconter toutes leurs expériences quotidiennes: ce qu'ils font à l'école, leurs
devoîrs, ce qu'ils pensent, etc. Ana essaie de participer à la vie de ses enfants.
Un bon dialogue avec son époux permet la réalisation du projet migratoire d' Ana,
ayant pour but le bien-être de David et Carlos.
«Elle souffre d'être loin, en téléphonant elle se console un peu. Mais elle dît
toujours "si j'étais là-bas, tout serait résolu". Panais, avec désespoir. elle pense
que je ne peux pas résoudre les problèmes que nous rencontrons ... Ce n'est pas
que je ne veux pas le faire. Ici (en Bolivie), les choses ne sont pas comme elle
pense. [ ... ] Même eux [en se référant à ses fils présents au moment de l'interview]
lui disent: ''Mais maman, ce n'est pas comme ça !" [ ... J Parfois, elle veut imposer
ses points de vue [ ... ]. »
La conception selon laquelle la mère est la seule personne capable de réelle-
ment bien s'occuper des enfants, est ce que Hays [ 1998] appelle la « maternité
intensive ». Ce modèle, partagé par Ana, a également été identifié par Solé et
Parella [2005] dans le cadre d'une étude réalisée sur la« maternité transnationale »
d'immigrantes latino-américaines travaillant dans l'économie du soin à Barcelone.
Ana sent qu'il y a des choses que ni ses enfants, ni son mari, ni ses parents
ne lui disent quand ils parlent par téléphone pour ne pas l'inquiéter. C'est pour-
quoi, après avoir récemment régularisé sa situation légale en Italie, elle a décidé
de se rendre à Cochabamba sans prévenir personne, afin de voir de ses propres
yeux comment vont ses enfants n.
Conclusion
Le récit d'une migrante cochabambine nous a permis de montrer la multiplicité
des négociations et des arrangements lui permettant, malgré l'éloignement phy-
sique, d'assurer sa maternité transnationale. Nonobstant la précarité de sa situation
de travaiL elle développe une capacité d'action importante: elle parvient à négo-
cier sa régularisation avec ses employeurs, à suivre quotidiennement la vie fami-
liale, à négocier avec son conjoint pour qu'il consacre davantage de temps à
l'éducation de leurs enfants, à réunir l'argent nécessaire pour voyager à Cocha-
bamba en gardant la surprise pour les membres de sa famille. Maintenant qu'elle
est parvenue à régulariser ses conditions de séjour en Italie, elle pourra revenir
périodiquement rendre visite à sa famille. Loin de se considérer comme une vic-
time, elle se considère capable de faire face non seulement aux difficultés écono-
miques de sa famille, mais également à tous les problèmes quotidiens vécus par
celle-ci en Bolivie. Cependant, ses marges d'action sont clairement définies par
des contraintes dans le pays d'origine et le pays de destination.
En termes de travail, bien qu'elle soit parvenue à régulariser sa situation légale
et à obtenir un emploi. les exigences et privations que signifient travailler comme
assistante à domicile perdurent. De plus, l'arrivée en Italie de migrantes issues
des nouveaux États de l'Union européenne entraîne un excédent d'offre de ser-
vices dans le domaine du care. Les migrantes, comme l'illustre la situation d' Ana,
se voient dès lors forcées à renoncer « volontairement » à certains droits reconnus
par la loi. Paradoxalement, cette «servitude volontaire», qui l'oblige à vivre
séparée de sa famille, lui permet de fournir aux siens un certain bien-être
13. Au moment où nous terminons la rédaction Je cet article. Ana est partie pour la Bolivie.
14. Dans un travail récent. la CEPAL [20101 propose une typologie de régimes de protection sociale,
dans laquelle la Bolivie fait partie du groupe des pays dont la protection sociale s'appuie sur la famille.
15. Dans diverses entrevues réalisées à Bergame avec des éducateurs de centres d'appui scolaire. ainsi
que des membres du consulat bolivien, un certain nombre de problèmes vécus par les adolescents issus de
la migration furent évoqués. notamment : le faible rendement scolaire, des situations de discrimination
sociale et de stigmatisation, ainsi qu'un conflit intergénérationnel avec leurs parents, qui décident de les
«renvoyer » en Bolivie, «de manière à éviter des modèles de conduite considérés comme irrespectueux et
l'excès de liberté que l'on retrouve chez les jeunes en Europe».
Bibliographie
Fedora Gasparetti*
Though the migratory experience offers opportunities for new kinds of prac-
tices, traditions, and family dynamics to develop, it often rearticulates patterns
and codes of behaviour that already exist in the migrant' s home culture. Senega-
lese migrants residing in Italy, as in other parts of the diaspora, tend to send their
children to be raised by relatives in Senegal. Their motives are various and sundry:
some cite the economic benefits, others the desire for their children to adopt
Senegalese values and Wolof language. For these reasons and others, Senegalese
parents rarely raise their children in Italy, choosing instead to leave them behind
with relatives in Senegal.
Yet this practice among Senegalese parents long predates contemporary Sene-
galese migration to Europe. It follows a longstanding custom of fostering, in which
parents send their children to the households of their relatives. Fostering exists in
a number of different African societies (see Goody [ 1973, 1975] and Bledsoe
[ 1980] for examples of fostering in other African countries ), and engages "the
claims, rights, and obligations of members of an extended kin group" [Goody,
1975, p. 140].
Fostering as a practice is employed in Senegal under a number of circums-
tances when parents still reside in the country. When they presume employment
or scholastic opportunities to be better in a different part of Senegal in which a
relative resides, Senegalese children need not think twice about presenting them-
selves to those relatives with full assurance of being offered a place to stay.
Senegalese families are duty-bound to accept even distant relatives into their
homes for short, long, and undetermined periods without question.
In the first section of this paper, I will give a brief overview of Senegalese
migration to Italy. I will emphasize how the Senegalese in Italy exemplify the
phenomenon of transnational migration, forging and sustaining multi-stranded
social relations that link together their societies of origin and settlement
[Glick Schiller, Basch, Szanton-Blanc, 1995]. The practice of parenting from afar
represents but one way in which Senegalese migrants lead transnational lives.
The second section will explore how practices of fosterage work outside of
transnational migration as well and how Senegalese systems of reciprocity and
teranga allow for these practices. The third section will contrast how fostering
actually works inside and outside a migrant context to illustrate the way in which
cultural practices and social obligations can be rearticulated, expanded. and
strained in confrontation with migration. I will conclude with a discussion of how
Senegalese parents can use fosterage and parenting from afar as part of a larger
migratory strategy for hyper-mobility 1•
Senegalese emigration increased considerably in the Iast third of the 20th cen-
tury, mainly for economic reasons owing particularly to the crisis of traditional
agriculture that followed poor groundnut crops in the 1970s. Migration to Italy
1. The article is the result of a PhD research conducted from 2004 to 2010 using a multisituated
approach in l\'orthern Italy (in particular Turin) and Senegal {Dakar) based on participant observation.
semi-structured. and unstructured interviews.
2. Senegalese community in Italy is the biggest among sub-Saharan African communities. numbering
72.618 a' of January l. 2010. followed by '.'Jigeria (48.674) anù Ghana (44.353). Data from ISTAT (ltalian
'.'Jutional Institute of Statistics).
increased rapidly after 1986, when France (along with several other European
countries) closed its borders to migration, following an increase in xenophobic
posturing from right-wing parties [Fall, 1998; Pugliese, 2002] .
Most Senegalese migrants in ltaly be long to the Wolof ethnie group and to the
Mouride Sufi brotherhood, and corne mainly from the groundnut basin in the
north-western regions of Senegal (Baol, Djambour, Cajor), or from the capital,
Dakar. In ltaly, they principally engage in retail trade at different levels (from
street sellers to small undertakings), and factory work, in particular in the large
factories of Northern ltaly [Riccio, 2000a: 2000b; 2002].
The transnational nature of Senegalese migration, and a high level of mobility
(not only within the host country, but also across international boundaries in rela-
tionship to more than one nation-state) have characterized Senegalese migration
to Italy, with a continued "back and forth" trajectory [Castagnone, Ciafaloni,
Donini. Guasco, Lanzardo, 2005]. Many migrants live part of the year in ltaly,
and the other part in Senegal. Thus, Senegalese migrants provide an excellent
example of transnational migration: these transmigrants shape new transnational
spaces through their movements, maintaining connections, building institutions,
conducting transactions and influencing local and national events in the countries
from which they emigrated.
Glick Schiller, Basch and Szanton-Blanc [1995] were the among the first to
argue for a transnational approach to the analysis of international migration,
emphasizing that migrants cannot be characterized as "uprooted": they are engaged
in a social process in which they establish social fields that cross geographic,
political and cultural borders. They have also argued that xenophobia and racism
can be a force to encourage international migrants to lead transnational lives.
"[ ... ] racism in both U.S. and Europe contributes to the economic and political
insecurity of the newcomers and their descendants; and the nation building pro-
jects of both home and host society build political loyalties among immigrants to
each nation-state in which they maintain social ties" [Glick Schiller, Basch,
Szanton-Blanc, 1995]. For migrants, transnationalism can be a tactic of resistance
to confront the increasing vulnerability of their new social setting.
Italian anthropologist Riccio argued that the transnational nature of Senegalese
migration does not emerge simply from a reaction to the shift of global capitalism
[Riccio, 2003]. Taking a historical perspective, Riccio highlights how the process
of Mouride urbanisation in Senegal in the wake of interna] migration constitutes
an important organizational preamble to transnational migration: by transferring
a long-standing commercial economy and some organisational features that had
developed with internai migration (the dahira, for instance), Senegalese migrants
shaped the contemporary transnational community [Riccio, 2003]. Furthermore,
3. For rhe analysis of the characteristics of Senegalese migration to ltaly during the I980s and l 990s.
~eeCarter [ 199 l, 1997]. Sehmidt di Friedberg [ 1994]. Mottura [ 1992], Perrone [2001 ]. Colombo, Scionino
[2002]. Gasparetti [2006].
the unique organization and characteristics of the Mouride brotherhood allow the
disciples migrating everywhere in the world to maintain strong ties with their
country of origin [Riccio, 200 l ].
The transnationalism of Senegalese migration encompasses a wide range of
different and varied practices. Senegalese transmigrants are involved in and sustain
relations that link together both the sending and receiving countries through three
main channels: religion and the Mouride brotherhood 4 , economic activities (both
formai and informai) 5, and the families left behind.
4. Mo11ridiyw1 is one of the main Sutï brotherhoods in Senegal [Cruise O'Brien 1971. 1975. 1988:
Copans, 1980: Coulon. 1988: Piga de Carolis. 2000]. The religious organisation of the Mouride brotherhood
is very important in maintaining transnational ties as well as transnational identity. providing transrnigrants
with spiritual and ideological points of reference. With its culture of emigration as a training experience.
the Mouride brotherhood's vertical (marabout-talibe) and horizontal (among Mouride disciples) ties have
been readily reproduced within transnational networks. Such organisational features have helped migrants
to organise business dealings. and to engage in mobility between and temporary f.ettlement in the hast
countries [Riccio. 2003]. Mouride dahirm, the urban organisation of the brotherhood. are created in every
migrant context. These dahiras provide a space for prayer and assembly. and reinforce the social and cultural
cohesion of the disciple'>. ln ltaly. there is a Mouride dahira in almost every city where Senegalese migrants
reside.
5. For many Senegalese migrants. transnational migration means engaging in economic transactions
across international boundaries. Trade scems to be the preferred activity of Senegalese migrants. somettmes
initiated in Dakar's Sandaga market. and then expanded over national borders.
their wives achieve a certain level of independence, free from the direct oversight
of family members, which keeps them in check at home.
"There [in Senegal] it's different. There the wife is more stuck, more under control.
Then she gets here and she sees things, she works, she begîns to get more inde-
pendent. There she has to stay quiet because, 1 mean, if the husband says so, that's
how it is. If you don't do it that way the parents start to get involved, everyone.
When she gets here, and it's just you and he and you don't like something you
say? Listen, this is my life. 1 can do what 1 want? There you just can't. You just
can't because there is a series of things which prohibit you." (Yacine, Turin, Italy,
l 3/0 l/2005) 6 •
As we will see in next section, this type of concern about independence,
combined with an economic rationale, is part of why parents opt to leave their
children behind as well. In doing so, they activate their social and family networks
and take advantage of the strong communal solidarity discussed by Diop [ 1981].
The decision of parents to let others temporarily raise their children is far from
being a new practice in SenegaL and it does not originate in the particularities
surrounding international migration. as explained below.
6. During the interviews in ltaly the language used to communicate was Italian; for interviews in
Senegal the language was French.
7. See for example the work of Buggenhagen [20011.
An uncle who, for example, eontributes cash to help a nieee starting a business,
will not expeet to see the amount he invested returned to him once her business
begins to turn a profit, thereby eliminating the nieee' s obligation to him. Rather,
they have entered into a system of reciproeity. whieh creates indebtedness and
relianee over a long period. The uncle may eall on the niece to perform other
kinds of services of unspeeified number at an undefined date. It will be unelear
as to when the debt is truly paid off, as the terms of the exehange and the factors
involved are so vague. This system of reeiproeity effectively serves to maintain
social relationships of relianee and "induce people to remain socially indebted to
each other" [Gouldner, 1960, p. 175].
and who is not a member of the nuclear family. Cousins are called "brother" or
"sister" and have the same household duties and privileges as other household
members of the same age group.
The process of sending kids to live with relatives is however, not unidirec-
tional. Sometimes, urban-dwelling send their children to live in their parents'
native village. This occurs for several different kinds of reasons, but usually
involves éducation, the French term that has the dual meaning of upbringing along
with schooling. Parents worried that their children will grow up with Jooser morals
or impure Wolof 10 due to their urban lifestyle may prefer to have their children
experience village life.
This was the case of Osseynou. Osseynou, the fifth child of a fonner ship
mechanic and his wife are middle class residents of Dakar. Osseynou began to
act out during his adolescence, running with a crowd of neighbourhood boys of
whom his parents did not approve. His grades began to slip and his demeanour
at home was surly and disrespectful. When he was caught stealing a neighbour's
car with some friends, Osseynou's parents finally felt that they needed to intervene
immediately. At the age of fifteen, they sent him to a small village in the Sine-
Saloum region of Senegal to live with his paternal aunt and her large family. The
village is known for being desolate, unbearably hot, and full of mosquitoes and
Osseynou's parents knew that he would suffer under those conditions. They felt
that in this kind of environment, without the temptations and distractions of Dakar,
Osseynou could concentrate on his studies, leam to respect his eiders, and not
take the comforts of his urban, middle class home for granted.
The value placed on this "school of hard knocks" style of education in Senegal
is even more evident in the practice of making children disciples of a marabout.
Many rural parents make the decision to send their children to a marabout for a
religious education. The children usually live under extremely ascetic circums-
tances, sleeping together on thin prayer mats on the tloor, wearing whatever rags
are donated to them, begging for food door to door, and eating whatever they are
given without question, while following a gruelling schedule of koranic studies.
Through this lifestyle, talibes, or disciples, are expected to learn the values of
humility, sharing, and hard work along with their lessons in koranic Arabie 11 •
10. The popular kind of Wolof spoken in Dakar is known for its slang and i:, heavily mixed with
French. Arabie and English. It is easily distinguishable from oulof pure. or unadulterate<l Wolof. spoken
in the villages. The Wolof prize their language and speaking it well is a great source of pride. There is
even a popular television game show in which urban Senegalese youth must try to answer questions in
ou/of pure without letting a wor<l of French creep into their one-minute responses. The stu<lents almost
inevitably faiL much to the delight and amusement of the audience.
11. Recently this process has gained a lot of attention from international and Senegalese NGOs because
of the alarming increase in malnourished, filthy street children begging for alms. Various groups have
levele<l charges of exploitation and fraud at many marabouts, claiming that the children rarely receive any
koranic education at ail, and instead spend ail their time begging for money, which then goes <lirectly to
the marabouts. The marabouts respond by saying that they are overwhelmed by the number of children
arriving on their doorstep every day from parents too poor to care for them themselves. To learn more.
visit: www.enda.sn.
As we will see in the next part of the paper, the efforts of those like Amadou
to carry out their side of the recîprocal arrangement corne fraught with difficulties.
Although the systems of solidarîty, teranga and surrogate child rearing are already
in place, migration to Europe poses particular sets of expectations and challenges
for the parents in question.
The construction of parenting from afar for Senegalese migrants, rather than
being a homogeneous system, encompasses a wide range of different practices.
Variations in the structure and dynamics of transnational parenting include the
multiple ways in which parents, children, and other relatives enter into the family
migration process. During my research, I encountered Senegalese migrants with
different stories and situations, and for ail these scenarios, "process", and "mul-
tiplicity" seemed to be the common denominators in the daily construction of
transnational parenthood.
Living part of the year in Italy and engaging with Italian society, many Sene-
galese migrants remain convinced that Senegal is the place to raise their chîldren
with the "right values".
"A lot of [Senegalese migrants] who live here [in Italy] have kids, but when they
get a little older they bring them to Senegal but they remain here. And they leave
the kids there, with the grandparents. Because they want them to really grow up
with Senegalese values ... They send them there because they don't want them to
pickup Italian habits." (Yacine, Turin, Italy, January 13, 2005).
In this case, the comparison with Italian society (and more generally with the
Western world) reinforces attachment to the Senegalese cultural values, encoura-
ging the decision to leave children behind to be raised by the other members of
the extended family. Yet, although migrants abroad engage in the existing system
of parenting from afar that is used internally in Senegal, it can produce different
outcomes related to the particularities of the migrant context and its perception
by Senegalese left behind.
Mustafa came to Turin to join his sisters at the age of twenty, hoping to travel
to France to study. Already able to read and write in Russian, Mustafa was eager
to get a higher education. Though his family knew of his intention to study, they
still expected him to send money home steadily. He began to work in a factory
to meet their demands and has worked there for twelve years, never taking a
course.
In the context of parenting from afar, these expectations are not necessarily
increased but made more Iegitimate due to the vague system of reciprocity that
exists between those raising the children and those abroad. Financial compensation
is in no way a fixture of the surrogate parenting structure under other conditions.
For example, Osseynou' s parents did not send money to the household in the
village where Osseynou was housed for several years in high school. To do so
cou Id have offended the woman of the house, Osseynou · s au nt, implying that she
was helping in the hopes of compensation rather than out of the goodness of her
heart. It would call into question her generosity and her teranga.
Similarly, a relative raising the children of a parent abroad would never invoke
the children directly in a request for money. Rather, the relative would feel some
kind of claim to remittances purely for being a relation to the person abroad. Yet
the fact that the family in question is providing a home for the migrant' s children
may make them feel some further closeness, some further claim to the eamings
of the migrant. This expectation is made murky by the vague nature of reciprocity.
Ami lived in Senegal with her aunt and her brother 12 • Ami's father Ieft for
America when Ami was just six years old. He has lived there ever since and has
not been able to retum for a visit as his paperwork is not in order. Ami' s mother
left Ami with an aunt (one of her sisters) and went to join him when she became
pregnant with her second child, having decided it would be advantageous to be
bom a US citizen. Born in Kentucky, he was two years old when his parents sent
him back to live in Senegal with Ami and her aunt's family while they stayed to
work in the United States. Ami and her brother grew up with their aunt's family,
living with their four cousins (one male and three female. respectively four, six,
eight and eleven years old when Ami arrived). Their aunt was in charge of fos-
tering children, while her husband was working as a little trader in Sandaga market.
Ami's parents regularly sent money to Ami's aunt. Occasionally they sent
pocket money to Ami and her brother separately, but mostly they sent money
directly to the aunt. There was no fixed amount and no regular frequency with
which this money was sent - ît was nota fee for room and board. Ami's parents
would probably have sent money to Ami's aunt at irregular intervals regardless
of whether the children lived there or not, yet they would be much more maligned
if they did not due to such circumstances.
12. When 1 met Ami in Dakar. she was twenty-four years old. She was married and had two children.
This point is Jess relevant in the Senegalese context, or rather, differently so.
In the Senegalese family structure, mature children are expected to provide for
their parents. Senegalese migrants are much more likely to articulate the remit-
tances that they send back to Senegal as sending money to their parents, spouses
or other heads of households. Even migrants with children in Senegal staying with
relatives as wards generally send money to the head of the household, assured
that their children will be provided for within the household, as Ami's case illus-
trates. There is little discussion of a worry among migrants that their children,
more so than other relatives, depend upon remittances for their welfare.
Parenting from abroad cornes with its own kinds of emotional sadness.
Migrants may already experience loneliness and isolation living far from their
community. The transnationality of their lives means that they may feel distress
at their absence from home. My interviewees communicated almost without excep-
tion that they would prefer to live in Senegal if the economic conditions were
better. Kader, who has spent the entirety of his adult life in Europe, still plans to
make it back to Senegal to live eventually. With an ltalian wife and two children
born and raised in Turin, moving back to Senegal was never a possibility. When
he and his wife separated, however, he began making plans to return.
'Tve wasted such a large part of my life here, and 1 can never get it back. Now 1
know that I want to live there, in my home country, where they understand that
we only have one life and we can't waste ît being unhappy." (Kader, Turin, Italy,
April 11, 2004).
Feeling isolated from home and from one's extended family can make the
separation from one's children doubly crushing. Cheikh, a factory worker in Milan,
left his wife with his mother in the village of Kebemer, in rural Senegal when he
returned to Italy shortly after their marriage. In an interview, he expressed dis-
content with bis migrant lifestyle. He lamented that he had no community in Italy,
and that everyone there was always in a hurry, always angry. He described bis
life as going from home to work and back again. When Cheikh's wife gave birth
to their first child, he returned for a short visit to the village for the naming
ceremony and then headed back to Milan. He wasn't able to visit again until
almost two years later. When he arrived, he went to hold his son, but the young
boy ran away from him and cried. Cheikh was distressed. "You see this?" he said
angrily. "He doesn't recognize his own father. This is what your research should
be about."
Fatima spends her life between four countries. She lives almost half the year
in ltaly selling clothing to other migrants. She buys this clothing in the U.S., where
she spends another part of the year, working as a hairdresser with her sisters. Her
husband is in Saudi Arabia, and she occasionally goes to visit him there, taking
her merchandise with her to sell to her husband's immigrant social circle. During
the summer, she returns to Senegal to sell clothes purchased in Europe and the
U.S., and also to see ber three daughters, thirteen, fifteen and seventeen years old,
who live in Senegal with her mother, since Fatima left Senegal ten years ago.
"I want to give rny kids a better future ... 1 want thern to corne here in ltaly to
study ... Thcy're at a dclicate age right now, adolescence, and they need rny pre-
sence ... 1 want thern to corne here. so I can sec what they're doing, keep an cye
on them ... In this period of their Iife, there are too many risks and I prefcr that they
be with me. I'm trying to get them here." (Fatima, Turin, ltaly, July 18, 2008).
The words of Fatima stress an important key point: migration patterns and
transnational parenting have never been unidirectionaL Different factors and mul-
tiple variables play a role on the decision-making of migrants and of family as a
whole, generating new frameworks that had often not been anticipated at the
beginning of the migratory project. Migrants and other family members seem to
adapt to constantly shifting circumstances, making strategic decisions to do what
is best for themselves and their family members, while maximizing their mobility.
Hadj provides another example of this key issue. He has Iived in ltaly for several
years, working in a factory four days a week, and spending the rest of the three
days as a kabou-kabou, or an informai taxi-driver. With this second job, he has
increased his monthly eamings and been able to send more money to his wife,
and to his daughter who is only six months old, in Senegal. When 1 asked him
where the baby was bom, he answered "the United States", then providing an
explanatîon:
"I don't want my daughter to go through what I've gone through ... They didn't
give me a visa for Canada, to go see my brother... They told me that if 1 went to
Canada, 1 would never corne back, because 1 would have found a better job there ...
So 1 can't even go visit my brother ... 1 thought that my daughter would be able to
have a better life with American citizenship. She would not have suffered what 1
suffered ... and in the future if she goes to the USA, no one can deny me and my
wife a visa. I mean, she's my daughter, they can't deny a visa to her parents!" (El
Hadj, Turin, Italy, July 18, 2008).
For El Hadj, the decision to have his child bom in United States was part of
a larger migration strategy with triple goals. Firstly, the future of the child: she
could bypass the constraints due to obtaining the visa. Secondly. the mobility of
El Hadj himself: it would be easier for him to reunite with his daughter in the
United States if she relocated there as a citizen, allowing him a higher mobility
than was presently available to hîm. Thirdly, the child could be a resource for the
whole family's future, not only for the nuclear family, but also for all the members
of the extended family, who could benefit from her eventual relocation abroad.
In addition to eventual financial remittances, his daughter would one day be able
to offer El Hadj and his extended family the same kind of teranga that El Hadj
was presently enjoying from other family members in Senegal.
Conclusion
The words and the different experiences of my interviewees illustrate the
complexity of the construction of parenting from afar, and the fluidity of practices
associated with transnational migration. l have tried here to highlight two key-
points of this issue in particular.
Firstly, from a historical perspective, the concept of parenthood from afar and
chîldren "left behind'' among the Senegalese is by no means a new outgrowth of
contemporary migratory practices. Instead, it extends a practice that predates
Senegars international migratory history. Thus, it is necessary to understand the
dynamics of this process and construction of fostering, which can be seen in early
internai migration in Senegal. The value of teranga, its nature strictly linked with
the crucial (but also ambiguous) component of reciprocity, shows how Senegalese
migrants take advantage of their family networks in rearing their children when
they decide to leave the country. The implications go beyond mere economic
benefits.
We have also seen how money can complicate the reciprocal exchange in the
international migration context, due to the imagined richness of migrants, to the
ambiguity of this system of reciprocity, and to the expectations from people left
behind. This is just one example of how migration to Europe poses particular sets
of expectations and challenges for Senegalese parents. The Senegalese practices
of parenthood are continuously subjected to processes of negotiation with the new
culture, confrontation with alternate models of motherhood and fatherhood, and
reification of the original precepts of Senegalese tradition.
In ail these cases, children figure in the adults' decisions as important social
abjects in the migration process, and as "pivotai points" [Olwig, 1999] in the
construction of transnational social fields. "ln most families, adults are the ones
who make decisions. But the presence of the children is central to the families'
decision-making process" [Orellana, Thorne, Chee, Lam, 2001]: as Fatima, El
Haji, Ami and all our interviewees show, children fundamentally shape the nature
and course of families' migration experiences, constituting (together with other
family members) an important way in which Senegalese migrants build, sustain
and maintain transnational ties.
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Bruce Whitehouse*
2. Suite au début de la guerre civile ivoirienne en septembre 2002, ce pays a en grande partie perdu
son attractivité aux yeux des migrants.
3. La langue bambara(« bamanankan »)étant la langue véhiculaire à Bamako et dans le Sud malien.
les Togotalais la parlent couramment. C'est en bambara que j'ai effectué la plupart de mes entretiens au
Mali et au Congo.
élevé de polygamie est ici un facteur important dans la formation des familles
dispersées.
Si la migration est un phénomène quasi généralisé chez les Togotalais, tous
n'y sont pas impliqués de la même manière. La différence de sexe est la distinction
la plus saillante à cet égard. Comme ailleurs au Mali et dans le Sahel occidental
[Findley, 1994 ; Koenig, 2005], à Togotala on perçoit la migration pour des motifs
économiques comme un domaine masculin par excellence. Les hommes partent
pour aller à l'école, pour travailler, pour faire du commerce et pour acquérir la
connaissance. Si les filles et les jeunes femmes se déplacent de plus en plus afin
de poursuivre leur scolarité, chacune reste sous la tutelle de son père et de son
kagumme ; si une femme migre, c'est nomrnlement pour accompagner ou rejoindre
son mari. Que ce soit à l'intérieur du pays ou hors des frontières nationales, dans
cette région, la mobilité autonome féminine reste très stigmatisée, voire assimilée
à de la prostitution [Ba 2002; 2003]. Bien sûr, les femmes savent profiter des
opportunités commerciales qui se présentent à lextérieur, mais elles doivent se
représenter toujours comme des « migrantes dépendantes» afin de ne pas faire
honte à leurs familles.
Nombre de femmes restent à Togotala pendant l'absence de leurs maris . Un
commerçant à Bamako ou dans une autre ville malienne rend normalement plu-
sieurs visites à sa famille par an. Dans le cas où il a plus d'une épouse, il peut
en emmener une, pendant que l'autre ou les autres restent dans son ka au village.
Les séjours des femmes suivront alors une «rotation» régulière : chaque année,
lorsque la femme qui était aux côtés de son mari en ville rentre à Togotala, elle
est remplacée par une coépouse. Pour les émigrés en Afrique centrale, un tel
échange n'est souvent possible que tous les deux ou trois ans. Les coépouses des
émigrés en Europe ou en Amérique du Nord ont plus rarement la possibilité de
changer de lieu d'habitation à tour de rôle : leurs maris sont souvent sans papiers,
et ne peuvent donc pas faire venir Jeurs femmes légalement ; il leur est très difficile
également de retourner au pays pour rendre visite à leur famille. Certains
Togotalaîs de New York ne se sont pas rendus au Mali depuis plus de six ans.
Néanmoins, les femmes togotalaises n'exercent que rarement leur droit au divorce
en cas de séparation prolongée. Elles considèrent l'absence de leur mari comme
inévitable.
4. Dans certaines communautés soninké. du fait de l'émigration masculine, on dénombre deux fois
plus de femmes que d'hommes entre les âges de 15 et 59 ans [Gonzales. 1994].
les adultes dans cette société. Cela ne veut pas dire que les enfants ne migrent
pas, car nombre d'entre eux font la navette entre Togotala et Bamako ou d'autres
villes; comme dans un grand nombre de sociétés en Afrique de l'Ouest [Goody,
1982 ; Lallemand, 1993], la circulation des enfants au Mali est très répandue. Ce
que l'on pourrait dire, c'est que la localité d'origine occupe une place plus impor-
tante pendant l'enfance que pendant la vie adulte. Le pays (ou la terre ancestrale)
est appelé en langue soninké kaara: c'est l'espace où l'on est chez soi, autrement
dit l'antipode de tunga [Dantioko, 2003]. Les parents togotalais qui vivent ailleurs
font de grands efforts pour que leurs enfants fassent la connaissance non seulement
d'autres Togotalais, mais aussi de l'espace physique de leur kaara. Qu'ils soient
séparés de Togotala de seulement quelques heures de route, ou de la durée d'un
vol international, les parents émigrés veulent que Togotala soit le centre des
réseaux sociaux ainsi qu'un site privilégié d'éducation et d'affirmation de soi pour
leurs enfants.
La scolarisation joue un rôle de plus en plus important dans l'éducation des
enfants au Mali, et nombre de migrants, à Bamako et ailleurs, envoient leurs
enfants à Togotala pour y fréquenter l'école primaire ou la médersa (école isla-
mique). À Bamako, je me suis entretenu avec Bakary, 52 ans, commerçant et
kagumme, né à Dakar d'un père togotalais et d'une mère sénégalaise, qui a envoyé
tous ses enfants à Togotala pour y poursuivre leurs études ; ils y sont restés pen-
dant les vacances entre les mois de juin et de septembre, ce qui correspond à
l'hivernage, ne revenant à Bamako qu'après les récoltes. «C'est une bonne édu-
cation », dit-il. « Nous avons constaté que les enfants qui grandissent au village
ont une éducation différente de ceux qui grandissent en ville. Ceux qui grandissent
au village ont une moralité différente de ceux qui grandissent en ville. » Ce constat
est partagé par Mahamadou, un autre commerçant togotalais à Bamako: «Un
enfant qui grandit dans une grande ville est difficile à contrôler car il est influencé
par les autres enfants. Mais celui qui grandit au village est plus facile, on peut le
contrôler.» Tous les parents togotalais sont soucieux que leurs enfants n'acquiè-
rent pas pendant leurs séjours à Bamako « les comportements de la ville», tels la
délinquance et le manque de respect envers les aînés. La question d'une influence
négative potentielle de la communauté d'accueil sur ses habitants immigrés, et
surtout sur leurs enfants, apparaît constamment dans les propos des Togotalais et
de leurs compatriotes au Mali ainsi qu'au Congo. Cette préoccupation est notée
par d'autres travaux sur la migration en Afrique sahélienne [voir Dougnon, 2007].
À cet égard, presque tous mes interlocuteurs togotalais soulignent l'importance
de l'agriculture comme éducation morale. La culture des céréales pendant l'hiver-
nage constitue la première forme de production locale au kaara, même si la plupart
des familles à Togolala ne couvrent que la moitié de ses besoins alimentaires
annuels grâce à ces activités agricoles . À travers la sous-région, l'agriculture
nécessite une main-d'œuvre importante car elle se pratique la plupart du temps
avec des outils à main. Ce travail éreintant rend les enfants plus conscients de
Jeurs obligations vis-à-vis de leurs parents, du ka et de la communauté. C'est un
moyen de renforcer leur « fibre morale » : par le biais de la souffrance et d'un
dur labeur, les jeunes arrivent à reconnaître leur affiliation à leur famille et, plus
généralement, à la collectivité. Le travail agricole est crucial pour la construction
de l'identité. Selon Hamidou, 67 ans, kagumme à Togotala : «Pour ceux gui vien-
nent ici, c'est tout d'abord une éducation. Les enfants s'habituent au travail et à
la connaissance de soi. » Dans les entretiens, les Togotalais parlent de la « souf-
france» (souvent en employant le mot français) pour exprimer la condition gui
développe cette connaissance. En langue bambara, on parle plutôt de sègèn, signi-
fiant non seulement la fatigue et la douleur, mais aussi la condition générale de
la pauvreté et la misère [voir Bailleul, 2000]. Pour Laciné, un Togotalais de 75 ans,
« sègèn vous rend plus intelligent ! Si on n'a jamais cultivé, on ne connaît rien».
D'autres estiment que les enfants exposés au sègèn deviendront plus responsables,
même en ce gui concerne la gestion des finances. Selon Mohamed, un Togotalais
de 18 ans: «Si tu connais sègèn, ensuite quand tu as de l'argent pour travailler
avec, tu vas vraiment savoir comment le gérer, et quand tu pars en aventure le
travail dur ne te dérangera pas. »
Les enfants des parents basés à Bamako passent souvent plusieurs mois par
an, voire des années entières, au kaara chez leurs grands-parents, leurs oncles et
leurs tantes à Togotala. Beaucoup circulent entre ces deux communautés tous les
mois environ. Leurs mouvements se font toujours sous le contrôle strict de leurs
aînés. C'est seulement lorsqu'ils atteignent l'âge de 16 ou 17 ans qu'il leur est
permis de pratiquer d'autres formes de migration. Pour les filles, le mariage avec
un émigré est un moyen de faire l'expérience de 1' aventure, alors que les garçons
poursuivent les voyages à Bamako afin d'apprendre la vie migratoire. Ils peuvent
y passer plusieurs saisons sèches consécutives en faisant des petits boulots (vente
ambulante, cirage des chaussures, colportage) et en s'exerçant au commerce. Une
fois qu'ils ont amassé suffisamment de connaissances et d'économies, ils peuvent
entreprendre des formes de migration plus risquées et plus éloignées. À ce
moment-là, ils ont séjourné assez longtemps à Togotala pour y avoir intériorisé
une certaine «éducation morale >>. Pour leurs familles, ces jeunes sont déjà sur
«le droit chemin» parce que la probabilité qu'ils abandonnent leur kaara et leur
ka définitivement est désormais minime. Ils reviendront souvent, surtout pour se
marier lors des fêtes communautaires organisées en hivernage, la saison de pré-
dilection pour les visites de retour.
On a vu que les parents togotalais s'inquiétaient souvent des effets de la ville
sur leurs enfants. Néanmoins, beaucoup perçoivent l'écart entre Bamako et Togo-
tala comme insignifiant, surtout parce qu'ils ont la facilité de transférer leurs
enfants et de les surveiller d'assez près entre ces deux localités. Les réseaux
sociaux togotalais à Bamako sont extensifs et denses ; les résidents de Togotala.
surtout ceux gui possèdent des maisons à Bamako, ne voient souvent pas les
membres de leur famille gui résident dans la capitale comme tout à fait absents.
Makan, kagumme âgé de 80 ans, a été parmi les premiers Togotalais à construire
une maison à Bamako dans les années 1940. Pour lui : « Peu importe si mes
enfants sont ici à Togotala ou à Bamako, parce qu'à Bamako aussi ils sont chez
moi. Même s'ils sont à Bamako, ils envoient leurs enfants ici, nombre d'entre eux
grandissent ici. C'est ça notre coutume.» Un jeune qui se conduit mal en ville
sait bien que les nouvelles de ses transgressions parviendront jusqu'à ses parents
à Togotala sans le moindre délai. «Ici et Bamako, c'est la même chose parce que
nous sommes si proches »,dit Sékou, 35 ans, cultivateur togotalais. « Nous échan-
geons les nouvelles les uns des autres chaque jour.» L'arrivée du téléphone por-
table depuis dix ans n'a fait que réduire l'écart entre la ville et le village. Bref,
les gens perçoivent la distance qui sépare les composantes bamakoises et togota-
laises de leur famille dispersée comme minime et s'amenuisant au fil du temps.
De l'avis des Togotalais, il est évident que l'on ne peut plus considérer Bamako
comme tunga, un espace étranger.
Selon des sources orales recueillies dans la vallée du fleuve Sénégal, depuis
plusieurs décennies les migrants soninké en Afrique centrale envoient leurs enfants
grandir au ka familial en Afrique de l'Ouest. Cette éducation transnationale des
enfants date au moins des années 1940. Les anciens « depuis longtemps réagis-
saient contre ce qu'ils voyaient comme l'atmosphère "immorale" des villes congo-
laises en envoyant leurs enfants aux villages "chez eux" afin de grandir dans les
traditions et selon une bonne éducation islamique » [Manchuelle, 1987, p. 452 ;
Manchuelle, 2004]. Cette pratique reste très répandue parmi les sahéliens
aujourd'hui. non seulement en Afrique centrale, mais aussi en France [Barou,
2001 ; Razy, 2007a].
enfants doivent être suffisamment âgés pour ne pas constituer un fardeau important
pour ceux qui en ont la charge, mais suffisamment jeunes pour échapper à
l'influence de la société d'accueil. «Nous ne voulons pas que nos enfants gran-
dissent ailleurs », déclare Moussa, 43 ans, kagumme à Togotala et ancien migrant
en Libye et au Congo.
«Quand un enfant naît à\' étranger, avant d'atteindre cet âge, on l'envoie au village.
Il va à l'école là-bas. Il vit avec ses parents, il apprend que "celle-là est ma grande
sœur, celle-là est ma grand-mère, celui-ci est mon oncle, ceux-là sont mes petits
frères", ainsi de suite. Il apprend la vie sociale. Quand il part à l'étranger, il connaît
son lieu d'origine, il sait qu'il y a des problèmes là-bas. Ses parents et ses grands-
parents s'y trouvent. Il leur enverra des choses souvent.»
En ce sens, on parle souvent du lien entre l'enfant et son kaara, un lien qui
profiterait aux parents quand l'enfant devient adulte et part à l'aventure. Sans un
contact prolongé avec la famille et les coutumes du kaara, on craint que ces
enfants ne se sentent pas suffisamment investis à Togotala et qu'ils risquent de
ne pas honorer leurs obligations vis-à-vis de la communauté.
Les parents émigrés doivent alors effectuer un sacrifice: ils doivent confier
leurs enfants aux parents villageois et, pour certains même, renoncer aux relations
étroites avec eux. Kadi, femme de 42 ans, née à Brazzaville, a été envoyée par
son père à Togotala à l'âge de trois ans. Elle y a demeuré pendant dix-neuf ans,
jusqu'à son mariage avec un Togotalais installé à Brazzaville. C'est seulement
après ses noces qu'elle est revenue au Congo, où elle a revu sa mère pour la
première fois depuis sa petite enfance. Vivre loin de son père et de sa mère n'a
pourtant pas été douloureux pour elle ; bien au contraire, elle se sentait chez elle
en «grande famille» au kaara. «Ce n'était pas difficile car j'étais avec ma
famille», confie+elle. «D'ailleurs, je n'étais pas seule; beaucoup d'enfants sont
venus de Brazzaville. Toute personne née là-bas est revenue grandir à Togotala 6 • »
Kadi passe treize ans de sa vie d'adulte à Brazzaville, et envoie, à son tour, la
totalité de ses propres enfants au Mali. La relation de Kadi à ses enfants se limite
dès lors à des échanges occasionnels de lettres et de photos envoyées par des
parents au village.
Si un tel régime de séparation parent-enfant semble difficile à appréhender du
point de vue occidental, les mères comme Kadi le trouvent malgré tout préférable
à l'alternative d'une enfance passée dans le pays d'accueil. Là-bas, l'éloignement
des enfants de leur communauté et de leur culture d'origine semble probable. «Si
on permet à son enfant de rester et grandir au Congo, il deviendra Congolais»,
dit Kadi. «S'il ne devient pas un buveur de bière, il deviendra un drogué. C'est
pourquoi, quand nos enfants sont encore jeunes, nous les envoyons grandir au
village. »
6. Son père, de ses mariages avec trois femmes, a eu vingt-quatre enfants, dont dix-neuf ont été envoyés
à Togotala pour y être élevés. bien qu'une seule de ses femmes fût originaire de Togotala.
Il faut préciser que l'acte de confier ses enfants à d'autres pendant de longues
périodes constitue une pratique centrale et très répandue dans les familles en
Afrique de l'Ouest, une pratique qui permet de tisser de nouvelles relations sociales
entre les groupes [lsiugo-Abanihe, 1985 ; Bledsoe, 1990; Razy, 2007b]. Lorsque
Kadi déclare« j'étais avec ma famille», elle indique qu'elle ne se sentait ni déra-
cinée ni isolée. Son enfance au kaara, loin de son père et de sa mère, n'avait rien
d'exceptionnel: parmi les 98 parents maliens et autres sahéliens que j'ai inter-
viewés à Brazzaville entre 2005 et 2006, 39 avaient envoyé «chez eux » au moins
un enfant né au Congo. alors que 26 se déclaraient prêts à le faire quand leurs
enfants (des tout-petits en général) seraient suffisamment grands. Parmi les
33 autres parents, la majorité a exprimé une forte volonté d'envoyer ses enfants
dans sa communauté d'origine, mais n'avait pas les moyens de le faire [White-
house, 2009]. Rares étaient ceux qui exprimaient préférer garder leurs enfants
auprès d'eux à Brazzaville.
Ceux qui ont passé de longues années dans les villes étrangères sont souvent
réticents à rentrer s'installer dans leur village d'origine sans électricité ni médecin.
Les familles dispersées entre Bamako et Togotala étant une caractéristique commune
et acceptée de la vie sociale togotalaise, ces rapatriés préfèrent s'installer dans la
partie urbaine de cet espace trans]ocal et effectuer des visites régulières dans leur
village, surtout pendant les fêtes religieuses. En raison de la proximité géographique
relative et de la diminution de l'écart social entre Bamako et Togotala, ils peuvent
vivre en ville sans pour autant s'éloigner de leur communauté d'origine. D'ailleurs,
de nombreux parents togotalais résidant à 1'étranger envoient aujourd'hui leurs
enfants chez des parents à Bamako, afin de profiter d'opportunités scolaires qui
n'existent pas au village. L'idée de protéger les enfants contre la «grande ville»
semble progressivement s'estomper, notamment face aux attraits de la vie urbaine
et aux inconvénients persistants de la vie rurale.
Un autre signe de l'extension progressive de l'identité villageoise à la ville
peut être identifié: aux mariages célébrés en masse pendant l'hivernage à Togotala
s'ajoutent de plus en plus de mariages togotalais célébrés à Bamako. On peut alors
se demander si une nouvelle génération de jeunes togotalais ne considère pas
Bamako comme étant son kaara primaire, au même titre que Togotala. La diffé-
rence sociale entre Bamako et Togotala serait-elle amenée à disparaître dans les
années à venir ?
Malgré les points communs et le chevauchement entre les différents types de
familles dispersées, on peut souligner quelques distinctions importantes. Si toutes
les familles dispersées arrivent à apprivoiser la distance entre des communautés
géographiquement séparées, cette distance demeure significative dans tous les
dispositifs mis en œuvre. Pour beaucoup de parents togotalais, !'exposition au
kaara ancestral demeure un élément indispensable de l'éducation de leurs enfants.
Si la ville de Bamako est devenue un milieu alternatif pour les enfants des Togo-
talais, c'est en raison de la proximité autant géographique que sociale qui lie la
ville au village, et qui permet aux pères et aux mères de surveiller leurs enfants
de loin tandis qu'ils sont sous la responsabilité d'autres parents.
La distance compte plus pour les familles dispersées entre le Sahel et les
destinations comme Brazzaville. trop éloignées du kaara pour permettre les
voyages de routine. Même aujourd'hui, à l'ère des téléphones portables, la commu-
nication internationale en Afrique reste difficile et coûteuse, ce qui rend impossible
la « surveillance à distance », tandis que les réseaux de parenté dans les villes
d'accueil sont trop étirés pour contrôler le comportement des parents émigrés
d'une façon efficace. Certaines familles dispersées, en d'autres termes, arrivent à
apprivoiser la distance mieux que les autres. Dans le contexte de la migration
transnationale, la distance spatiale et les frontières politiques découragent l' exten-
sion des pratiques sociales qui entretiennent les réseaux de parenté à l'intérieur
d'un pays.
Quoi qu'on dise du rapprochement virtuel entre Bamako et Togotala, voire
entre Bamako et Brazzaville, la distance entre ces localités compte pour beaucoup
dans la vie quotidienne des migrants et de ceux qu'ils ont laissés derrière eux. Et
les distinctions nationales ne sont pas toujours les caractéristiques les plus sail-
lantes dans la construction de cette distance. Dans plusieurs zones du Sahel occi-
dental où les démarcations entre États-nations divisent des populations qui entre-
tiennent des relations sociales et économiques de longue date (le sud du Mali et
le nord de la Côte d'Ivoire, par exemple), les familles dispersées transnationales
réduisent les écarts sociaux et spatiaux relativement courts. Les enfants peuvent
grandir dans un lieu qui est politiquement« à l'étranger» mais culturellement tout
à fait « chez eux ». Inversement, certaines trajectoires des migrants à ! 'intérieur
d'un État-nation peuvent éloigner les uns des autres les membres d'une famille
dispersée d'une manière plus importante que s'ils avaient traversé une frontière
nationale.
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Émilie Barraud*
* Docteur en anthropologie, chercheur associé à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe
et musulman (UMR CNRS 6568) et à !'Unité mixte internationale «Environnement. santé et sociétés,,
(UMI 3189).
1. Face à l'existence des enfants orphelins et abandonnés, l'État tunisien est intervenu dès 1958 pour
leur assurer soit une famille de 'iubstitution par adoption, soit un foyer d'accueil par tutelle officieuse ou
kefà/a [Barraud. 2010. p. 2].
2. Ce concept est utilisé pour désigner le maintien de liens des membres d'un même groupe familial
à travers les frontières. Dans le cadre de cet article, la «parenté transnationale" renvoie à des familles
élargies dispersées entre deux nations, le Maroc ou l'Algérie (pays d'origine) et la France (pays d'immi-
gration), lesquelles demeurent fonctionnelle:. malgré les distances et les frontières [Le Gall, 2005, p. 34].
3. Au Maroi.', la kafâ/a notariale est un contrat qui s'établit devant deux notaires et s'applique aux
enfants non abandonnés, de parents connus. La kafâla judiciaire est prononcée par le juge des mineurs et
s'applique aux enfants abandonnés. de filiation inconnue. En Algérie. la fo(â/a est un acte légal accordé
indifféremment par un juge ou un notaire.
4. Le système de filiation au Maghreb est patrilinéaire. La transmission passe par le père. et lïndividu
acquiert une légitimité uniquement à l'égard du père. La filiation est conçue comme un événement naturel
qui peut être légitime, sur la base d'une situation permettant les relations hétérosexuelles, c'est-à-dire le
mariage légal. ou illégitime. hors de ce cadre. La filiation naturelle n'est pas reconnue. Sans filiation établie.
et dans le cadre d'une société où l'appartenance filiale définit les individus, l'enfant illégitime est voué à
la mort physique (suicide de la mère. infanticide. avortement). à l'abandon ou au don [Barraud, 2010, p. 2\.
5. Depuis 1992. en le ma~flîl porte le patronyme de ses kaftl. si ceux-là prétendent au droit
d'une concordance de nom. revanche, il conserve sa filiation d'origine. même si elle est inconnue. Au
Maroc. depuis 2002, l'officier de l'état civil lui attribue une filiation fictive (des prénoms de père et de
mère). ainsi qu'un prénom et un patronyme.
6. Les relevés officiels marocains font défaut En Algérie. de 2001 à 2005, 9 080 kajâla ont été jugées,
dont 8 182 nationales et 898 internationales (sunout françaises et italiennes). Sur le nombre total des kafâla
réalisées en Algérie, le pourcentage des requérants vivant à l'étranger est en hausse: de 4.2 % en 2001. il
est passé à 17.1 '7r en 2005. Selon les déclarations. en mars 2009. du ministre de la Solidarité nationale.
sur 29 000 enfants abandonnés lors des dix dernières années. plus de 13 000 ont été pris en charge sous
kafâla par des familles en Algérie et 2 500 autres par la communauté nationale à l'étranger.
7. La binationalité se définit par l'appartenance simultanée à la nationalité de deux États.
8. L ·adoption simple est additive, les liens de filiation préexistants ne sont pas rompus, I' adopté
conserve ses droits héréditaires dans sa famille d'origine. L'adoption plénière, substitutive et irrévocable,
implique une rupture totale du lien de filiation d'origine.
plusieurs années pour qu'un dossier soit pris en considération, pour qu'un enfant
soit attribué et, enfin, pour que les procédures administratives ou judiciaires soient
enclenchées. La procédure de kafâla peut s'y échelonner sur seulement quelques
semaines et à moindre coût. Outre les facteurs temporel et économique, le critère
de proximité géographique justifie pour les Européens le choix du Maroc, un pays
voisin, connu et propice au tourisme. L'argument de l'âge et du statut des enfants
au moment du placement est aussi déterminant. Le Maroc et r Algérie sont deux
rares pays où l'on peut recueillir des enfants de filiation inconnue, définitivement
abandonnés et âgés de moins de trois mois.
Issus de l'immigration algérienne et marocaine, certains candidats à l'adop-
tion au Maghreb sont nés en France de parents étrangers, d'autres ont émigré-
immigré en bas âge avec leur famille, ou à un âge plus tardif pour des raisons
professionnelles ou familiales. Juridiquement et affectivement attachés à deux
nations, les sentiments d'appartenance nationale des descendants de l'immigra-
tion sont très variés. Les uns se sentent «Français au Maghreb», d'autres
« Maghrébins en France », et la plupart témoignent d'un biculturalisme affirmé.
Ils se conçoivent comme «une maison qui aurait deux fenêtres », ayant «le
sentiment d'être le produit de deux cultures, même si la culture du pays dans
lequel ils sont nés semble prépondérante>> [Laffort. 2003, p. 296]. Ils sont nés
et/ou ont été éduqués en France, si bien que la connaissance du pays et de la
culture des parents est très succincte, notamment lorsqu'elle se limite aux séjours
entrepris pendant les vacances estivales. C'est ce dont témoignent Yassin, né en
France de parents algériens, et sa femme Nadia, qui a immigré à l'âge de quatre
ans 11 • Leur parenté proche est domiciliée en France, et les membres de la famille
élargie résident aux alentours d'Alger. S'ils ont un solide « pied-à-terre » en
Algérie, ils concèdent ne savoir de ce pays que ce qu'ils ont expérimenté étant
jeunes, lors des vacances qu'ils passaient dans leurs familles respectives. Il en
est de même pour Sarah, née en France de parents algériens, qui ont immigré
dans les années 1940 12 , et de Nora 13 pour qui l'Algérie est son « pays de
vacances». Les premiers avouent se sentir Français en Algérie, ne connaissant
que quelques bribes du dialecte algérien et se définissant comme « de mentalité
française », alors que Nora, qui est bilingue, musulmane pratiquante, et dont les
parents vivent encore au pays, affirme se sentir chez elle en Algérie. Les senti-
ments d'appartenance sont déterminés par l'expérience vécue, les conditions de
séjours qui sont fort variées, plus ou moins durables, plus ou moins fréquentes,
en milieu urbain ou en milieu rural, à l'intérieur des terres ou en bord de mer,
dans une famille conservatrice ou libérale, modeste ou aisée. Tout dépend aussi
de l'âge au moment de ces séjours, des relations entretenues avec cette parenté
éloignée et de la langue employée au foyer. Notons que pour cause de guerre
civile et de terrorisme, la plupart d'entre eux, à l'instar de Yassin, Nadia et
11. Ils ont recueilli à Alger en 2004 un garçon âgé d'un mois et demi.
12. Elle a recueilli à Alger en 1999 une fille âgée de trois mois.
13. Elle a recueilli à Tlemcen en 2002 une fille à la naissance.
Sarah, n'avaient pas. avant d'amorcer le parcours d'adoption, remis les pieds
sur le sol algérien depuis une quinzaine d'années.
Ces adoptants font donc le choix d'un pays connu, où ils sont parfois nés, où
résident encore des membres de la parenté et où la terre accueille les aïeux
inhumés. Adopter dans son propre pays d'origine présente de nombreux avantages,
liés au fait de parler la langue, même si c'est de manière sommaire, d'être au fait
des rouages et des fonctionnements administratifs, des manières d'être et de faire.
Les adoptants bénéficient en outre de la présence et des réseaux sociaux de la
famille sur place. Retrouver localement des parents et leurs connaissances, qui
hébergent, soutiennent psychologiquement et aident de manière concrète et effi-
cace, représente une économie de temps et d'argent, mais aussi un confort matériel
et affectif pour des adoptants souvent fragilisés.L'adoption d'un enfant abandonné
est en effet une pratique à haute teneur émotionnelle. Sonia est une adoptante
célibataire franco-algérienne qui envisageait d'aller en Russie avant que ses sœurs,
résidentes en Algérie, n'interviennent:
«Elles m'ont dit: "Qu'est-ce que tu vas aller en Russie comme ça! Tu passeras
deux ou trois mois dans un hôtel, et les sous, le problème de la langue, l'origine?"
Vous savez, quand vous voulez avoir un enfant, là où il y a la facilité, vous y allez !
Et dès que j'ai dit "Algérie'', j'ai beaucoup d'amis qui m'ont proposé leur aide.»
En mai 2007, Sonia s'est vue confier, par la direction de lAction sociale d'Alger,
une petite fille âgée d'un mois. Lors de son séjour, elle logeait chez une sœur,
secondée au quotidien par son autre sœur et sa nièce, pendant que son frère se
chargeait des procédures administratives. Lyna et son époux ont envisagé la Chine,
puis le Brésil, avant que les aspects financiers ne les en dissuadent et que l'Algérie,
leur pays d'origine commun, ne se présente comme «un idéal». En avril 2007,
Lyna a «adopté » un nourrisson âgé d'un mois et demi en Kabylie, dans la ville
qu'elle avait quittée jeune fille et où réside toute sa famille. Pendant plusieurs mois,
en attente d'un visa français, elle s'est installée dans la maison familiale, jouissant
des paysages bucoliques de son enfance, pouponnant sa fille, chaleureusement
entourée et secondée par ses sept sœurs, ses deux petits frères et ses parents.
14. En anthropologie, les transferts d'enfants sont couramment qualifiés de" dons». lis s'inscrivent
dans «le registre de la sociabilité et de l'échange. que la cession soit libre ou contrainte, qu'elle appelle
ou non un retour,, [Ouellette, 1995, p. 160].
toujours été derrière eux pour les études, léducation, lui surtout [ ... ] Alors, en 2005,
ma sœur me demande: "Tu n'aimerais pas avoir un enfant?" "Tu plaisantes 1", je
réponds. Elle dit: "Non, je suis sincère, j'ai confiance et même en France il sera
bien avec toi." »
Sa sœur s'est préalablement entendue avec son époux, puis a obtenu le consen-
tement de son fils. La kafâla fut scellée rapidement devant un juge et en présence
de deux témoins, des parents de naissance, du kaftl et de son makfûl. Ce transfert
se comprend comme une façon de célébrer deux relations affectives. l'une entre
deux sœurs, l'autre entre une tante et son neveu. Selon Farida, il se présente aussi
comme une occasion pour sa sœur de manifester sa reconnaissance envers elle,
pour le précieux soutien qu'elle avait été auparavant dans l'éducation de ses
enfants. Enfin, ces deux femmes donnant une importance capitale à !'ouverture
intellectuelle et à la réussite professionnelle, l'une étant professeur de français et
!'autre institutrice, le transfert est aussi motivé par la volonté d'offrir une instruc-
tion de qualité au jeune makfûl.
Par ailleurs, nombreuses sont les personnes immigrées qui recueillent un petit-
fils ou petite-fille pour les seconder dans les faiblesses du troisième âge. Une
équipe de recherche s'est penchée sur ces cessions intrafamiliales dans la région
de Limoges. où l'on compte près de cinq cents enfants confiés. Il s'agit pour la
titre que ceux qui engendrent leur descendance. Pourtant, au sein même de cette
catégorie de parent encore considérée comme «marginale» (car dans les esprits
occidentaux c'est le critère biologique qui détermine le «vrai» parent) émerge
une sous-catégorie exclue et condamnée par le discours social : les adoptants kafil.
Lors des consultations consulaires de juillet 2004 à Rabat, il a été convenu que
les kafâla prononcées dans un cadre légal, applicable au Maroc, permettent à
I' Administration française, dès lors que l'intérêt de l'enfant le justifie, d'accorder
des visas « long séjour » aux mineurs recueillis par des familles résidant en France.
Le visa ne peut être cependant délivré qu'aux enfants confiés par décision judi-
ciaire. alors que les actes notariaux ne peuvent servir au soutien d'une demande
de titre de séjour. Depuis, des visas sont accordés « au cas par cas », si le dossier
des requérants contient lagrément français et si la kafâla est jugée en faveur d'un
enfant définitivement abandonné. Aucun systématisme cependant, d'où le constat
au Maroc d'une disharmonie des décisions consulaires. Les mineurs immigrés
clandestins en France ne pouvant être expulsés, les autorités françaises agissent
en amont. C'est pourquoi certains consulats opposent un refus systématique de
visa, contraignant les orphelinats de ces villes à ne plus confier d'enfants aux
candidats français. En Algérie, c'est seulement dans le cas où lenfant recueilli
est de filiation inconnue que le visa peut être concédé après plusieurs mois d'ins-
truction. Les personnes inscrites dans un parcours d'adoption, munies de l' agré-
ment français et ayant recueilli un enfant abandonné obtiennent au cas par cas un
visa long séjour « visiteur». Si certains acquièrent le titre de séjour au terme de
trois semaines d'attente, le délai s'échelonne cependant pour la plupart sur quatre
à plus de vingt mois. Quelle alternative s'offre donc aux familles sans visa?
15. Le terme " parentalité " est relativement récent. Utilisé en marge du droit. il désigne le fait que
des personnes autres que les parents légaux assument ou partagent la responsabilité quotidienne d'enfants.
Ces personnes jouent le rôle de parents sans que leur apport soit reconnu légalement. Par extension. on
parle aussi de parentalité pour désigner la prise en charge quotidienne des enfants par les parents légalement
reconnus.
16. Signe Howell a fondé le concept de " ki1111i11g » qui renvoie à une mutuel le incorporation des
adoptants et de !'adopté dans une conception de la famille qui repose sur la vision d'une destinée commune.
ont la possibilité de réaliser une kafâla dans le cadre d'une procédure de regrou-
pement familial auprès de l'État français. Au titre II du protocole, qui définit les
catégories de personnes éligibles au regroupement, la partie française a accepté
de continuer à inclure les enfants recueillis par kafâla, ce qui constitue l'une des
spécificités les plus notables du régime dérogatoire conservé au profit des Algé-
riens. Un ajout stipule que cette mesure doit prendre en compte l'intérêt supérieur
de l'enfant. En 2006, lors d'un entretien au consulat général d'Alger, Mme le
consul adjoint se présente munie d'une vingtaine de dossiers « pris au hasard sur
le haut d'une pile». Tous concernent des kafâla intrafamiliales en faveur de
mineurs relativement âgés. dont les parents sont vivants et connus, une donnée
soulignée au feutre jaune sur chacun des dossiers. Un couple franco-algérien,
parent de quatre enfants, recueille un neveu âgé de 16 ans et une nièce de 9 ans.
Un couple de grands-parents, une femme de 60 ans et un homme de 71 ans, déjà
tuteurs de deux enfants nés en 1992 et 1994, accueillent un troisième petit-fils.
Un homme âgé de 63 ans recueille son petit-fils de 16 ans, un autre de 74 ans a
la charge d'un nouveau-né dont les parents sont jeunes, connus et vivants. Un
troisième âgé de 78 ans recueille le second petit-fils d'une fratrie de quatre
enfants. L'agent consulaire souligne l'âge avancé tant des kafil que des makfûl.
les difficultés supposées d'intégration des jeunes adolescents qui ne parlent pas
ou peu la langue française, ainsi que les kafâla multiples auxquelles elle attribue
un motif économique (dès lors que la kafâla ouvre le droit aux allocations fami-
liales). Elle conclut à un «détournement de procédure» et légitime le refus de
visa en convoquant la notion d'intérêt supérieur de lenfant. Cette attitude résulte
d'une forme d'incompréhension à l'égard des pratiques de transferts infantiles
entre germains et entre parents de générations différentes. Les kafâla intrafami-
liales s'intègrent difficilement dans le champ des représentations françaises de la
parenté et de la famille, qui demeurent le prisme par lequel ces histoires d'adop-
tion, qui n'en sont pas, sont interprétées.
En outre, cet agent consulaire ne mentionne pas que certaines de ces kafâla
intrafamiliales entrent dans le cadre d'une procédure de regroupement familial
auquel, bien souvent, le préfet a consenti. La procédure de regroupements' effectue
en effet en deux temps. Une première étape vise à en obtenir l'autorisation. La
personne concernée présente sa demande auprès du service de l'État désigné par
le préfet. Deux conditions sont alors déterminantes : le logement et les ressources.
C'est le maire, par l'intermédiaire d'agents habilités des services de la commune,
qui procède à la vérification des conditions de logement et de ressources . Il
transmet ensuite les résultats de lenquête et son avis motivé à !'Agence nationale
de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM), qui transmet le dossier au
préfet pour décision. Ce dernier statue dans un délai de six à neuf mois, puis en
informe le maire et l'autorité consulaire compétente.
17. Le niveau de ressources du demandeur est apprécié par référence à la moyenne du salaire minimum
de croissance sur une durée de douze mois. Le logement dont disposera la famille doit présenter une
superficie habitable au moins égale à 16 m 2 pour un ménage sans enfant, augmentée de 9 m' par personne.
Il doit répondre aux conditions minimales de confort et d'habitabilité.
Conclusion
Les familles kafilates de France sont issues d'une parenté transnationale. Suite
à divers processus migratoires, les membres et les différentes générations d'un
même groupe familial se trouvent dispersés entre le pays d'émigration et le pays
d'immigration, mais conservent néanmoins des relations. En dépit des distances
et des frontières, on constate, par exemple, la persistance de gestes coutumiers de
solidarité, tels que le don d'enfant d'une parente féconde à une autre stérile, la
prise en charge d'enfants de la famille que les parents de naissance peinent à
assumer ou encore le « confiage »d'un ou de plusieurs enfants aux grands-parents
isolés et âgés. Par ailleurs, le rôle de la parenté transnationale est central dans le
choix problématique de l'adoption au Maghreb. Les adoptants-ka.fi/ français
18. Le tribunal a condamné la décision du préfet, lequel a rejeté en 2006 une demande de regroupement
au motif que «la venue en France de l'enfant âgé de deux ans aurait pour conséquence de ]'éloigner de
son milieu social. culturel et familial habituel et que son intérêt supérieur est de demeurer en Algérie auprès
de ses parents biologiques'" sans prendre en compte «la situation familiale telle que l'acte de kafâla l'a
organisée » a souligné le tribunal administratif.
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la perte de statut et donc de droits ont des répercussions sur la vie des individus
[Nshimirimana, 2002].
3. Sont reconnus comme MENA les mineurs non accompagnés non ressortissants de !'Espace écono-
mique européen qui ne satisfont pas aux conditions d'entrée et de séjour en Belgique, ou qui ont fait une
demande d'asile. L'ensemble des législations actualisées soot téléchargeables sur le site du Centre pour
l'égalité de" chances et la lutte contre le racisme . http://www.diver,ite.be/
4. Une partie des matériaux présentés dans cet article a été recueillie lors de celte étude conjointe.
Dans ce cadre, j'ai pu bénéficier du support d'un groupe de recherche interdisciplinaire composé de Jean-Luc
Brackelaire, Charles Burquel. Joëlle Conrone, Jean De Munck. Pascale Jamoulle, Pierre-Joseph Laurent.
Isabelle Ramallo et Barbara Santana.
L'enjeu de la minorité
Un nombre croissant d'enfants, accompagnés ou non, demandeurs d'asile ou
non, arrivent sur le territoire belge 5• Au niveau politique se cache, derrière la
question de l'âge des migrants, celle des droits de l'enfant et, dès lors, des obli-
gations afférentes. Les enfants migrants dépendent à la fois des législations sur
l'immigration et des législations sur la protection de l'enfance. Être mineur donne
accès à des droits en termes d'accueil, de santé et de scolarisation.
Nasser, 22 ans, était de 17 ans à son arrivée 6 . Pourtant, il n'a pas bénéficié
des dispositifs de soutien aux MENA. Né en Côte-d'Ivoire, placé dès son plus
jeune âge sous la responsabilité d'un maître coranique, il a grandi entre enseigne-
ment religieux, mendicité et travail dans les plantations. Avec un de ses camarades,
il a fui les violences et la pénibilité de ses conditions de vie, qui, déjà rudes, se
sont aggravées avec la situation de guerre que connaît la Côte d'ivoire. Ses
connaissances des contextes et des réalités occidentaux étaient très parcellaires. Il
a profité d'une filière organisée par un responsable des plantations qui, dit-il,
travaillait «avec des Blancs».
Une fois à Bruxelles, des compagnons de route lui suggèrent de se rendre à
l'office des étrangers. Lors de son entretien d'accueil, Nasser ne possède ni les
5. En 2008. en Belgique. 2 002 MENA ont été répertoriés (chiffres Fedasil). ce qui ne nous dit rien
des mineurs accompagnés ou non ressortissants d'un pays de !'Espace économique européen (non réper-
toriés), ni des mineurs hors Espace économique européen qui ne se déclarent pas.
6. J'ai rencontré Nasser par l'intermédiaire d'une association de soutien aux personnes en demande
d'asile. Nous avons échangé de manière régulière durant l'été 2008 (entre juin et septembre).
7. Depuis 2004, en Belgique. une loi permet aux mineurs non accompagnés hors Espace économique
européen de bénéficier de l'appui d'une personne de référence chargée de les accompagner dans leurs
démarches juridiques et administratives.
8. Ce qui ne signifie pas qu'une partie d'entre eux ne serait pas attendue par quelqu'un, plus ou moins
proche de leur famille ou ne voyagerait pas avec des adresses, des lieux de chute potentiels. La reconnais-
sance de ces liens. la place qui leur est accordée fait l'objet d'un point spécifique.
9. Le récit de Zina ainsi que celui de Schunne (voir supra) ont tous deux été recueillis dans le cadre
d'un travail de récit de vie collectif réalisé entre septembre et décembre 2008, avec un groupe de sept filles
âgées de 13 à l 7 ans. placées dans une institution de protection de la jeunesse.
on a discuté, c'est pas qu'on a trafiqué des papiers, mais ... Il fallait un papier, enfin
on a fait un broi 1° [sic] en attendant que l'adoption se passe.
Au-delà des spécificités biographiques, le récit de Zina met en lumière r obli-
gation d'élection de certains liens au détriment d'autres, les ruptures et les incom-
préhensions qui peuvent en découler. Nos lois enferment et figent des circulations
d'enfants, réalités bien plus fluides et complexes que ce que nos cadres juridiques
ne permettent. Comme l'ont démontré Godelier dans son ouvrage Les Métamor-
phoses de la parenté [2004] ou encore Le Gall à partir d'une étude sur l'île de
La Réunion [2010], l'exclusivité de la filiation et les dénis de pluri-parentalité de
la société occidentale sont loin d'être la norme. Au-delà des mots, ce sont des
univers de sens, des représentations de la parenté, entre biologique et sociale, qui
s'affrontent.
Enfant de la « dette »
Au travestissement des généalogies et à la rigidification de liens « exclusifs »
s'ajoute, pour certains mineurs, l'enjeu de la dette migratoire. Schuune a 17 ans
au début de nos rencontres, 18 ans à la fin. Elle est née à Djibouti où elle a grandi
dans la famille de sa mère. Il y a deux ans, son père, dont elle ne connaît pas
l'existence et dont la situation a été légalisée depuis peu, décide de la faire venir
en Belgique afin qu'elle puisse bénéficier de son statut. Tout autant que celles de
la procédure d'asile, les règles du regroupement familial participent à ce que des
enfants soient envoyés en Europe avant leurs 18 ans [Jamoulle, Mazzocchetti,
2011].
«Moi, j'habitais avec ma mère chez mes grands-parents. On m'a toujours dit que
le père de ma mère était mon père. Ils ne voulaient pas dire que "voilà, ton père,
il est parti. Il est en Europe, on ne sait pas te dire plus que ça".» (Schuune)
L'histoire de Schuune est difficile. S'y mêlent la migration du père et des
recompositions familiales complexes. Redevable des proches laissés au pays, son
père récupère Schuune avec l'idée de lui offrir un meilleur avenir. Il souhaite en
outre qu'elle puisse à son tour soutenir la famille au village.
Cependant, Schuune est très décalée par rapport aux attentes de sa famille
«belge». Enfant «imaginée» plus que réelle, elle se retrouve piégée entre ses
représentations de l'Europe, ses rêves, et les projets de son père. Elle espère de
l'Europe la liberté. Son père attend d'elle soumission et reconnaissance. Dans les
histoires de vie recueillies se répète le poids des attentes différenciées. L'enfant
rappelé - enfant de la dette est à son tour endetté. Il ne peut décevoir. De plus,
la chance supposée d'être en Europe et les sacrifices accomplis, sur le plan maté-
riel ou humain, empêchent toute plainte en direction des parents retrouvés et de
ceux restés au pays [Jamoulle, Mazzocchetti, 2011].
IO. li s'agit d'un belgicisme synonyme de chose. qui désigne un concept ou une idée pour lesquels on
ne possède pas de mot précis. Zina fait ici référence aux démarches qui ont précédé son adoption.
1L ~otons que ce différentiel est déjà observé dans !es pays d'origine, entre les milieux sociaux. entre
le village et la ville. Voir. à titre d'exemples, les travaux de Jonckers [ 1995] et de Mazzocchetti [2007] sur
le Burkina Faso.
12. Dans le cadre de cet article. je n ·aborderai pas la question des enfants confiés qui. en réalité. sont
exploités, que ce soit dans le cercle de la famille élargie ou par des réseaux d'exploitation [Deshusses.
2005].
13. En 2008. selon Fedasil, environ un mineur non accompagné sur deux " disparaît » dans 1' année
qui suit son signalement.
14. J'ai rencontré Christelle, 19 ans. originaire du Rwanda. en Belgique depuis cinq ans, via un res-
ponsable d'une cellule de soutien scolaire avec qui j'ai collaboré pendant deux années (2008-2009). Le
récit de Christelle a été recueilli en quatre étapes, échelonnées sur une période de dix-huit mois.
bien ma tante. Il y avait un dossier, les lois d'ici qui ne correspondent pas aux lois
du Rwanda ... Voilà, j'ai eu une tutrice que j'ai vue qu'une seule fois ...
JACINTHE: Une seule fois ?
CHRISTELLE: Ma tante ne pouvait rien faire vu qu'elle n'était pas ma tutrice. Jusqu'à
un mois avant mes 18 ans où on m'envoie une lettre de refus ... Et là non plus, la
tutrice, elle n'a rien fait.
Des conflits peuvent éclater, en termes de représentations, de légitimité et donc
d'actions posées, entre les tuteurs du cercle de la parenté, qu'ils soient officialisés
ou non, et les tuteurs légaux. Les rencontres, les collaborations ne sont pas obli-
gatoires. Parfois comme dans le cas de Christelle, il n'y a même aucune concer-
tation. Les rôles et donc les responsabilités de chacun ne sont pas clairement
établis. En conséquence, on observe des incompréhensions, mais aussi des formes
d'abandon: au niveau de l'accueil et du soutien pour les tuteurs du cercle de la
parenté, ou au niveau du suivi administratif, pour les tuteurs légaux. Avec, au
milieu, des jeunes tiraillés, au vécu précaire et à la situation administrative
stagnante.
Bien entendu, au regard des quatre problématiques abordées, ces situations
sont complexes et différents niveaux de compréhension se juxtaposent. Les liens
sont éprouvés par la distance et par les péripéties des trajectoires de migration ...
Néanmoins, mes observations de terrain tendent à démontrer que les difficultés
rencontrées par les jeunes et les familles sont renforcées par les politiques qui
articulent minorité et obtention de droits, qui figent les liens ou, au contraire, ne
les reconnaissent pas. Elles concourent à mettre les enfants au cœur des stratégies
de survie et d'ascension sociale via la migration, à en faire des sujets de réparations
ou d'endettement.
15. J'ai rencontré Monique via la responsable d'une maison d'accueil pour femmes en difficulté, où
elle a séjourné pendant une année. Son récit de vie a éré réalisé à son domicile, où je me suis rendue à
plusieurs reprises durant l'été 2008 (entre juin et septembre).
16. Notons que des hommes souffrent également dans les « mariages papiers » [Jamoulle. 2009.
partie !]. Le plus souvent. gains et pertes se répercutent des deux côtés.
17. Les législations sur le mariage des personnes sans papiers et dans le cadre des regroupements
familiaux. afin d'éviter les abus. impliquent une Co-résidence de trois années.
Même ma sœur ne comprend pas. Elle me dit: ''Tu es en Europe, c'est déjà bien".
Moi je laisse. Je me débrouille et je ne demande rien à personne. Sinon on va te
dire "tu demandes trop". "
Monique «regarde et ne dit rien». À demi-mot, j'ai l'impression que pour
elle et pour sa sœur, «être ici» peut se faire« à n'importe quel prix». Monique
regrette de ne pas avoir reçu plus de soutien, plus d'écoute, mais elle laisse la
suivante venir et voir. Dans un double mouvement du «chacun sa chance»,
mais aussi du «chacun sa solitude et son combat», du «chacun pour soi »
[Mazzocchetti, 2009].
18. J'ai rencontré Noria en octobre 2006 dans le cadre d'un siage de théâtre intensif de deux semaines
organisé à destination de demandeurs d'asile auquel je participais. Nous sommes depuis régulièrement en
contact.
19. Monique. Noria ... Des enfants naissent de ces unions du type" mariage-papier>>. Qu'en est-il de
leur inclusion dans les parentés ici et là-bas '? La situation de ces enfants est une question importante à
investiguer dans lavenir.
Discussion
Les politiques actuelles ont une incidence sur les trajectoires des migrants qui
n'entrent pas dans les critères restrictifs de mobilité établis par l'Europe et les
États concernés. Dans cet article, je me suis intéressée aux circulations d'enfants
ainsi qu'au« mariage-papier,, de femmes migrantes. Sans épuiser la question, ces
deux axes de recherche permettent de tenter !'articulation des échelles et
d'observer les répercussions des logiques macropolitiques sur le vécu des migrants.
Quelques idées fortes peuvent être dégagées.
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Élise Prébin *
les échanges entre pays. Mais le transnationalisme en tant que valeur et projet
pour les familles ne va pas sans poser problème. Les troisième et quatrième parties
seront ainsi consacrées aux victimes d'un transnationalisme devenu idéologique :
les enfants de ces familles aisées dont les parents décident d'envoyer un enfant
en bas âge étudier à l'étranger selon un nombre restreint d'options, que je décrirai
en détail. Ce choix aboutit à une séparation prolongée des membres de la famille
en vue d'une ascension sociale. On verra que ce transnationalisme forcené n'est
pas sans nsques.
citoyens coréens 1, et tous les phénomènes qui les concernent d'un point de vue
politique ou social en Corée, sont qualifiés de « multiculturels » [Choe, 2007 ;
Kim H-M, 2007; Oh, 2007; Lee, Seol, Cho, 2006; Piper, Roces. 2003].
Quand il concerne une entreprise, le transnationalisme consiste à séparer dif-
férents secteurs de la production et de la distribution pour un profit maximal.
Quand on parle du style de vie d'un individu, le transnationalisme implique une
capacité financière et intellectuelle à traverser les frontières, qui relève d'une
stratégie volontaire. Mais quand il s'agit de famîlles, le transnationalime implique
une séparation résidentielle prolongée de ses différents membres, généralement
dans le but d'assurer une vie meilleure à cette même famille, pensée comme une
unité. Si un État subvient à certains besoins tout en montrant des insuffisances
dans d'autres domaines, ses citoyens essaient de conserver les avantages consentis
tout en palliant les inconvénients, d'où la décision difficile de n'envoyer que
certains de ses membres à l'étranger - au moins temporairement - au lieu d'émi-
grer tous ensemble. Si les familles transnationales ont en commun d'être à cheval
sur au moins deux pays, elles revêtent cependant des formes très différentes. Une
famille transnationale peut être multiculturelle ou monoculturelle, et une famille
internationale n'est pas forcément transnationale. Le transnationalisme des
familles peut être un moment tremplin, comme dans le cas de migrations tempo-
raires qui prennent fin à l'obtention du gain économique visé à l'origine, et aboutir
au retour ou à l'intégration de la famille dans le lieu d'installation. Mais le trans-
nationalisme peut aussi être un choix pour des familles aisées qui ont le loisir
et non l'obligation économique de vivre à cheval sur deux nations ou continents,
et de maintenir ou non ce style de vie. Je ne traiterai pas ici de ce dernier cas.
Dans le premier cas, même si les familles transnationales sont ancrées en deux
lieux et cultures différents, le point de gravité est en général l'endroit où le niveau
de vie est le plus élevé. Évidemment, ce point de gravité peut changer avec le
développement de certains pays, permettant un retour avantageux après des années
dans un pays d'accueil jusqu'alors plus confortable [Ong, 1999].
Dans le cadre de cet article, le transnationalisme familial sera défini comme
un état relevant d'un ancrage plus ou moins profond dans au moins deux pays,
cultures, ou sociétés différentes, de certains membres d'une famille de deux géné-
rations (parents et enfants ou frères et sœurs), ce qui implique séparation et rupture
- même si celle-ci est temporaire - de la cellule familiale parents-enfants. Eu
égard au nombre d'études sur la famille transnationale qui tiennent compte de la
famille étendue [Prato, 2009; Bryceson, Vuorela, 2002 ; Zontini, 2010; Parrenas,
2005], cette limitation de la famille à deux générations seulement peut paraître
arbitraire. Elle permettra cependant de mieux cerner le cas des familles transna-
tionales sud-coréennes et d'en mettre en relief les particularités. Pour qu'une
famille soit transnationale, il faut aussi qu'il y ait dépendance économique - donc
émotionnelle de ses membres, et mouvements d'un pays à un autre.
l. Ils sont 180 000 selon les données 20 lO de la statistique coréenne l Korean Statistical Information
Service : http://kosis.kr].
2. Résultats d'entretiens conduits par mes étudiants de troisième année à l'université de Hanyang au
printemps 2010.
3. Selon le ministère de !'Éducation, environ 350 000 étudiants sud-coréens sont partis à l'étranger en
2007, la plupart en âge d'aller à l'université mais beaucoup aussi au niveau maternelle ou élémentaire. Les
Sud-Coréens sont devenus le plus large groupe d'étudiants aux États-Unis selon les statistique:, gouverne-
mentales : http://www.nytimes.com/2009/0l/lO/world/asia/1Ostudents.html 9 ref=southkorea.
gouvernement, sont revenus dans leur pays d'origine, et y ont retrouvé leurs
parents biologiques.
4. Plus de 40 000 écoliers sud-coréens vivent en dehors de la Corée du Sud avec leur mère. En 2006.
29 511 écoliers - de l'école primaire au lycée ont quitté ta Corée du Sud, c'est-à-dire deux fois plus
qu'en 2004. et près de sept fois plus qu'en 2000, selon l'Institut pour le développement éducatif Sud-Coréen.
Ces chiffres ne tiennent pas compte des enfants dont les deux parents ont émigré pour leur assurer une
meilleure éducation : http://www.nytimes.cum/2008/06/08/world/asia/08geese.html ·1 ref=southkorea.
5. Médecin. avocat et professeur d'université sont les trois professions les plus prestigieuses en Corée
du Sud. Même au niveau du secondaire, le salaire des enseignants est, comparé au salaire national moyen.
le plus élevé au monde: http://venturepragmatist.com/2010/09/teacher-salaries-as-a-percentage-of-gdp/
acceptent de toute évidence volontiers, quand ils ne les sollicitent pas, mes cadeaux
ou mon aide financière. Ironiquement, mon expérience actuelle, qui, aux yeux des
Coréens, boucle la boucle, me permet aujourd'hui de réévaluer des expériences
passées. En réalité, j'ai fait l'expérience de cette assimilation des adoptés d'origine
coréenne en Corée avec les membres de familles transnationales plus ou moins
aisées beaucoup plus tôt, et en France.
mais où les couples restent ensemble. Les parents peuvent envoyer un ou plusieurs
enfants seuls sans la supervision régulière d'un adulte - à l'étranger dès le
collège. Ils peuvent aussi envoyer un ou plusieurs enfants sous la tutelle d'un
membre plus ou moins éloigné de la famille, et entretiennent ce foyer à partir de
la Corée où ils travaillent. Ils peuvent enfin placer un ou plusieurs enfants sous
la tutelle d'une connaissance non apparentée, et assurer leur entretien matériel par
l"envoi régulier d'argent. Une variante de ce dernier cas consiste à faire adopter
légalement l'enfant par une personne non apparentée, mais d'origine coréenne,
qui réside dans un quartier avantageux: le but est de faire entrer facilement l'enfant
dans un bon collège, ce qui facilite potentiellement lentrée dans une bonne
université.
Avant de présenter trois cas différents de familles transnationales monocultu-
re lies en prenant le point de vue des enfants, il convient de décrire brièvement
les particularités du système scolaire sud-coréen. La transnationalité apparaît à
beaucoup comme une capacité acquise grâce à une éducation appropriée. Dès
lenfance, les longues heures passées à J' école sont renforcées par un système de
cours du soir de mathématiques, d'anglais, de musique, etc., et une grande partie
du budget des foyers est consacrée à cette « surenchère éducative » [Dore, 1976 ;
Bray, 1999; Kim, 2000] 6. Nombre de couples mariés restent sans enfants parce
que l'éducation est trop coûteuse. Il y a encore peu, beaucoup de familles se
sacrifiaient pour financer les longues années de doctorat à l'étranger d'un fils,
mais le marché du travail dans le milieu académique était, et reste, sans débouchés
[Seth, 2002]. Trop nombreux, les docteurs les plus chanceux et les mieux connectés
sont toutefois chargés de cours pendant une période indéterminée, avant d'obtenir
éventuellement un véritable poste.
Bien qu'il soit difficile de les comptabiliser, de nombreux parents émigrent
pour assurer à leurs enfants une meilleure éducation [Onishi, 2008]. Ainsi, aux
États-Unis où l'émigration coréenne est très forte depuis 1965 (plus d'un million),
de plus en plus de Coréens-Américains sont qualifiés de « génération un et demi »
parce qu'ils sont nés en Corée, et qu'ils sont arrivés enfants ou adolescents aux
États-Unis. Certains pensent retourner en Corée un jour. d'autres non. Bien des
années passent au cours desquelles les projets familiaux changent. Une famille
qui fait le choix de séparer ses membres essaie de «jouer sur plusieurs tableaux »
à la fois, et pense sacrifier moins qu'une famille émigrante, parce qu'elle en a les
moyens. La dispersion familiale et l'exil du pays natal étaient vus négativement
par la plupart des spécialistes de la question jusqu'à ce que les choix des individus
malgré eux, faute de mieux, deviennent des choix de plein gré, nourris par des
angoisses ou des ambitions parfois démesurées, selon les observateurs les plus
critiques. La « récompense » pour la séparation et les privations entraînées par le
6. Sur ce sujet, l"însistance des médias sur le parcours des adoptés adultes qui ont fait de belles carrières
en !"absence de leurs parents (biologiques), et paraissent si satisfaits de leur sort quïls les cherchent après
leur retour en Corée, et les aident ensuite financièrement 1t s'en sortir ou à émigrer aux États-Unis, est
parlante.
Corée, après une sortie avec les enfants dans Paris. Elle me donna ses coordonnées
à Séoul, en me faisant promettre de la contacter à mon arrivée. En 2003. mon
allocation en poche, je partais pour la Corée. Un jour je décidai de l'appeler pour
la saluer. Au comble de l'excitation, elle me demanda mon adresse, et l'endroit
où j'étudiais le coréen. Elle proposa de m'envoyer son chauffeur et de déjeuner
ensemble après les cours. Une voiture noire aux vitres opaques arriva devant
l'entrée; elle en sortit pour m'embrasser et m'invita à m'asseoir sur la banquette
arrière avec elle. Quelques instants plus tard, nous devisions calmement toutes les
deux, devant un étalage de plats à l'infini, et je m'étonnais dans mon for intérieur
qu'elle me traitât si bien pour une adoptée d'origine coréenne. Après le déjeuner,
nous nous rendîmes à son immense et luxueux appartement. Les filles allaient
bientôt rentrer de l'école avec laide ménagère. Elle me fit visiter tout I' apparte-
ment. J'observai la décoration, et notamment les quelques photos encadrées ci et
là, qui, au lieu des membres de la famille, n'affichaient que des célébrités serrant
la main de son mari ou de son beau-père. Enfin, la sonnette annonça larrivée des
filles. Elles étaient ravies de me revoir, surtout laînée. On s'installa à la table de
la cuisine pour goûter. Madame Kim me montra alors des photos du nouvel appar-
tement pour sa fille, dans le quinzième arrondissement. Elle me demanda ce que
j'en pensais. Il était vaste, lumineux, et sûrement très plaisant, lui dis-je avec
appréhension. Sachant que je serais en Corée pendant deux années pour mon
apprentissage de la langue et mon terrain, elle me dit qu'à l'automne 2004, mon
retour en France coïnciderait exactement avec l'arrivée de leur fille aînée à Paris
et son entrée du collège. Je lui demandai si elle ne craignait pas que sa fille ne
rencontre un Français et ne reste en France. Elle sourit et répondit : « Pas du tout ;
nous aimerions beaucoup prendre notre retraite en France. » Après le goûter, elle
m'envoya jouer avec les filles, qui voulaient me montrer leurs chambres. En aparté,
je demandai à la fille aînée: «Es-tu contente de partir en France?» - «Non, ce
n'est pas juste, ma petite sœur va rester avec mes parents et moi je dois partir
toute seule. Mais si tu viens avec moi je serai contente : on sera comme une
famille!» S'écria+elle dans un élan pathétique pour m'étreindre.
clairement le privilège social et économique des parents qui leur permettait d' écha-
fauder des projets transnationaux où la fille aînée jouerait un rôle prépondérant.
Une autre solution, variante de la précédente, est de faire adopter les enfants
légalement par une tierce personne de confiance. En 2009, lorsque j'enseignais à
l'université de Harvard, la plupart de mes étudiants étaient coréens ou coréens-
américains. Une étudiante, coréenne comme l'indiquait son léger accent, avait
deux noms coréens différents, l'un sur papier et l'autre pour sa vie sociale, ce qui
intriguait les autres étudiants coréens. L'une de mes étudiantes décida d'avoir un
entretien avec elle pour son devoir de fin de semestre. Les parents sud-coréens
avaient d'abord, moyennant finance, fait adopter leur fille par une coréenne-
américaine célibataire, puis avaient rejoint ces dernières quelques années plus tard.
Avec une mère au foyer et un père employé dans un restaurant coréen, cette
étudiante avait clairement le futur de sa famille entre les mains. Son acceptation
à Harvard avait visiblement motivé sa famille à émigrer définitivement.
En 2010, lors d'une conférence en Corée du Sud où tous les orateurs étaient
coréens, j'aperçus deux visages familiers sur lesquels il me fut tout d'abord dif-
ficile de placer un nom. À côté de moi, à la table des orateurs était assis Monsieur
Pak, rencontré il y avait plus de dix ans à Paris pendant des cours sur la Corée à
l'EHESS. À l'époque, il était doctorant et vivait avec toute sa famille à Paris,
grâce au soutien financier de ses parents restés en Corée, mais aussi à de modestes
travaux de traduction octroyés par son directeur de thèse. Il était visiblement plus
âgé que la moyenne des doctorants, et ses nombreux tics nerveux trahissaient la
pression sous laquelle il étudiait et vivait. Tout le monde se demandait ce qu'il
faisait en France, et ce qu'il allait faire par la suite. Quand je le revis à côté de
moi, avec son titre de docteur et de chercheur dans une très bonne université
sud-coréenne, je le félicitai chaleureusement. Je reconnus aussi le visage d'une
jeune femme dans l'assemblée. Elle aussi avait suivi des cours à J'EHESS. Sou-
dain. je me rappelai soudain son nom : Miyeon. À la fin de la conférence, nous
nous réunîmes tous les trois, contents de nous retrouver. Miyeon était maintenant
chargée de cours dans une bonne université de Séoul. Je m'enquis alors de la
famille de Monsieur Pak. Il nous dit, avec une expression résignée, qu'il était seul,
dans un studio, et que sa femme et ses enfants étaient restés en France. À présent,
il leur envoyait de l'argent tous les mois sur son maigre salaire. li était donc
devenu un père-oie pauvre. Ses parents étant décédés depuis longtemps, il n'avait
aucune famille à Séoul, et seulement des parents plus éloignés installés ailleurs
dans le pays. Miyeon, mon aînée de quelques années, vivait de nouveau chez ses
parents parce que son salaire étant bas, elle voulait économiser. Tous les deux me
félicitèrent pour mon poste de maître de conférence, et je réalisai alors que de nos
trois situations professionnelles et personnelles respectives, la mienne était de loin
la meilleure. Du moins, de leur point de vue, cette comparaison faisait-elle sens.
Ceci me renvoya alors à cette remarque agaçante entendue maintes fois, et men-
tionnée plus haut:« Vous, adoptés, avez bien de la chance. Vous vivez à l'étranger
et vous parlez plusieurs langues étrangères ! » Notre rencontre et nos statuts res-
pectifs inscrivaient une fois de plus mon existence dans un parcours transnational
parallèle aux leurs, donnant à mon histoire personnelle une nouvelle perspective
anthropologique, une perspective seulement entraperçue à l'issue de ma recherche
doctorale.
Les sacrifices et !'exil que ces Coréens payent si cher n'ont pas toujours des
résultats probants. La perte de ma famille biologique à un jeune âge, et mon
éducation à l'étranger apparaissent, en contraste, comme les conditions de ma
réussite actuelle. De plus, dans la mesure où j'ai retrouvé ma famille biologique
et où nos liens rompus sont à présent renoués, on pourrait penser que je n'ai rien
perdu. Même si par ailleurs, l'adoption internationale est considérée négativement
de manière unanime par les Coréens, certains parcours d'adoptés les laissent
rêveurs, et créent à nouveau de l'ambiguïté à la lumière des gains de l'expérience
transnationale. Mais dans le cas de la Corée, les familles sont pensées transnatio-
nales parce que la solidarité continue des deux générations - parents et enfants -
et le gain partagé de l'expérience transnationale vont de soi. À l'épreuve du temps,
et en l'absence de statistiques fiables, ils sont pourtant loin d'être évidents.
Conclusion
Délimiter les réalités sociales de la famille transnationale en général a tout
d'abord permis de mettre en relief les particularités du discours sud-coréen sur le
sujet. Ensuite, la description des pratiques d'une partie plutôt aisée de la popula-
tion sud-coréenne a monté que pour ces familles, la transnationalité est moins un
fait social temporaire résultant d'une nécessité économique, qu'un projet straté-
gique de mobilité sociale ultime, qui implique des « sacrifices » - terme employé
par les parents eux-mêmes [Cho, 2005] - tels que la mise en cause de l'intégrité
même de la structure familiale. J'ai présenté les différents types de familles trans-
nationales sud-coréennes à la lumière de mon expérience d'adoptée de retour en
Corée, qui a construit des liens avec sa famille biologique, et a un poste considéré
comme privilégié par son entourage. J'ai montré que mon parcours m'avait mise
en contact avec ces familles transnationales il y a plus de dix ans, parce que les
parents voyaient en moi à la fois un exemple et un moyen de réussite pour leurs
propres enfants avec qui, pensaient-ils, je partageais l'expérience d'une existence
transnationale. En France, j'ai donc eu affaire à ces enfants dont les pères et mères
étaient restés ensemble en Corée. En tant qu'enseignante aux États-Unis, j'ai pu
rencontrer l'autre catégorie d'enfants: ceux dont seuls les pères sont restés en
Corée. À présent, mon retour en Corée ne fait que confirmer aux yeux des Coréens
cette interprétation qui. a posteriori, assimile adoption internationale et envoi
d'enfants à l'étranger pour leurs études, et justifie donc, d'une certaine manière
le bien-fondé d'une pratique dont les risques restent sous-estimés et les résultats
incertains.
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France Bourgouin *
Vuorela, 2002; Vertovec, 2004], l'analyse s'appuie sur les récits de vie d'un
groupe de financiers d'origine africaine connaissant des trajectoires de réussite
sociale et professionnelle, et plus précisément sur l'analyse de leurs pratiques
familiales depuis que leur famille les a envoyés étudier dans des universités pres-
tigieuses d'Europe et d'Amérique. Je me réfère à Bourdieu et Wagner [ 1998] pour
signaler l'importance des différentes sortes de capital qui influencent les stratégies
de déplacements géographiques de ces familles d'élites africaines qui scolarisent
leurs enfants à !'étranger.
L'article montrera l'écart qui s'est créé entre deux générations d'élites afri-
caines. La première, une élite politique et militaire, fidèle aux valeurs du pana-
fricanisme, maintient une identité ethnique. La seconde, une jeune élite écono-
mique adhérant aux doctrines capitalistes et stimulée par lespoir d'un gain
personnel, poursuit un parcours professionnel transnational, et se considère
comme cosmopolite. Il s'agit de montrer les discontinuités qui se produisent
entre la génération des pères, qui recherche la reproduction de son statut d'élite
africaine par l'investissement dans une éducation prestigieuse pour sa progéni-
ture, et les membres de la jeune génération, qui poursuivent une carrîère de
capitalistes globaux, et pour lesquels les liens familiaux sont jugés indésirables
parce qu'ils font obstacle à la formation d'une identité cosmopolite. Il ne s'agit
pas ici de réfuter les théories sur le transnationalisme, mais de les compléter par
de nouvelles données empiriques, qui portent sur les implications en termes de
structure familiale des différentes motivations de chaque génération à poursuivre
une vie transnationale.
L'article vise à donner un aperçu des expériences et objectifs personnels d'un
groupe trop souvent négligé dans la recherche sur les familles transnationales,
les élites. L'examen de la transnationalisation de la vie familiale de jeunes afri-
cains qui vivaient et travaillaient à Johannesbourg au début des années 2000
montre leur besoin de rompre certains liens familiaux pour se forger une identité
transnationale et cosmopolite, à une époque où les marchés financiers mondiaux
étaient en plein essor. Une attention particulière était alors accordée aux nou-
velles économies émergentes, telles que l'Afrique du Sud. La libéralisation éco-
nomique et la démocratisation de lAfrique du Sud ont consolidé le statut de
Johannesbourg comme ville principale du continent africain, et comme centre
financier et économique inséré dans un réseau mondial d'agglomérations
urbaines, attirant les nouvelles élites africaines. Parallèlement, à la suite de la
vague de démocratisation des années 1990, les pays d'Afrique subsaharienne
étaient considérés comme offrant aux investisseurs internationaux de nouvelles
opportunités dans le domaine financier. Le passage par Johannesbourg consti-
tuait, pour les jeunes africains rencontrés, un premier retour en Afrique depuis
qu'ils étaient partis mener leurs études dans des pays occidentaux. L'article vise
à démêler les différentes significations attribuées à linvestissement dans une
éducation transnationale par les élites politiques et leurs enfants, afin de montrer
que la création d'une famille transnationale a été un moyen de légitimer leur
richesse.
Les jeunes membres de l'élite sur lesquels porte eet article partagent tous
l'expérience d'être nés en Afrique et d'avoir étudié dans les universités les plus
prestigieuses, pour être préparés à devenir les futurs dirigeants économiques et
financiers de leurs pays. Malgré leur jeunesse, ils ont connu la réussite dès le
début de leur carrière dans les affaires, en étant rapidement promus à des postes
de responsabilité, au sein de grandes entreprises multinationales et d'institutions
financières à travers le monde. Les recherches empiriques se sont déroulées sur
une période de dix-huit mois à Johannesbourg, en Afrique du Sud, et se composent
d'entretiens ethnographiques auprès de jeunes hommes et femmes d'affaires afri-
cains récemment recrutés à des postes de cadres moyens et supérieurs au sein de
multinationales, à l'apogée du marché haussier en 2004. J'ai pu également les
observer au bureau, chez eux lors de fêtes entre amis, et dans des lieux de socia-
lisation nocturnes « branchés » de la ville le week-end.
1. Les entretiens ont été menés en anglais. Toutes les traductions dans le texte sont de l'auteur.
2. Lïnsead (li l'origine. acronyme de l"Institut européen d'administration des affaires) est une école
de management française <:onsidérée rune des meilleures écoles de commerce au monde.
Au fur et à mesure qu'ils poursuivent activement leur carrière dans les affaires,
les informateurs développent une certaine ambivalence envers leurs parents et leur
appartenance ethnique. Émergeant à l'interface entre la structure sociale et l'inten-
tionnalité des individus, cette ambivalence devient la base de l'action sociale,
action qui introduit elle-même un changement structurel dans les arrangements
«Je suis africaine oui. C'est-à-dire, je ne suis pas autre chose. Les gens [les Amé-
ricains avec qui je travaille] me demandent si le fait de travailler en Afrique est
important pour moi, ou si je suis ici parce que, après avoir vécu si longtemps aux
États-Unis, je veux retrouver mes racines. Non, je réponds, pourquoi me le
demandez-vous? Ça les met toujours mal à l'aise. Je sais d'où je viens, j'ai vécu
en Afrique jusqu'à mes 15 ans. Mais je n'ai pas ce sentiment d'attachement pour
lAfrique, pas plus que je n'ai un sentiment d'attachement pour les États-Unis, où
j'ai vécu 17 ans. Je n'ai pas besoin de me tourner vers l'Afrique et 'Tafricanité"
pour avoir une idée de moi-même. Je dis que je suis africaine parce que je ne suis
pas autre chose - j'ai un passeport Kenyan. Je ne vais pas être ridicule et dire que
je suis de "nulle part" ou que je suis de "partout". Je me crée une idée de moi-même
par la façon dont je vis ma vie, et par les gens avec lesquels je m'associe. Je me
sens à l'aise avec des gens comme moi des gens qui sont plus cosmopolites. Les
gens avec lesquels je peux discuter de mon travail, avec lesquels je peux citer le
nom d'une ville ou d'un pays sans avoir à leur expliquer où ils se situent."
moyen de créer une hiérarchie, avec en bas, les gens sédentaires et provinciaux,
et au sommet, les capitalistes mobiles [Bourgouin 20 l l : Baumen, 2000]. L'iden-
tification de ces capitalistes transnationaux africains à Johannesbourg avec le cos-
mopolitisme témoigne d'une représentation dichotomique du local et du cosmo-
polite. Cependant, l'expression d'une identité cosmopolite va au-delà de la
pratique d'une mobilité perpétuelle et internationale. La construction de cette iden-
tité, et donc d'un sentiment d'appartenance à une communauté professionnelle
globale, se fonde sur une distinction qui part du local. Les professionnels africains
qui travaillent à Johannesbourg sont quotidiennement confrontés à leur héritage
africain. En ce sens, leur attachement à une identité cosmopolite représente une
forme de détachement à r égard de leur identité nationale ou africaine.
Les années d'études à l'étranger et le début d'une carrière dans le capitalisme
mondial représentent une période de transition dans la manière dont s'identifient
les membres de cette élite économique africaine, en particulier lorsqu'ils souli-
gnent la différence entre eux, les «capitalistes cosmopolites ambitieux », et les
«autres». Ces« autres» qui, de leur point de vue, sont des« provinciaux» qu'ils
associent à des identités « nationalistes » ou « ethniques », une catégorie dans
laquelle ils incluent leurs propres familles qui ont essayé d'insuffler en eux les
valeurs du panafricanisme en professant l'importance d'une «Renaissance afri-
caine». Par« autres », il faut donc comprendre leurs pères et leurs oncles, ceux-là
mêmes qui ont financé leurs études supérieures dans l'espoir de former de futurs
dirigeants pour leur pays, en même temps qu'ils anticipaient la formation d'une
classe économique africaine séparée de l'élite politique dirigeante actuelle.
Contrairement aux motivations idéologiques de leurs parents, qui cherchaient à
renforcer leur statut transnational, mes informateurs poursuivent un mode de vie
désarticulé, principalement afin d'échapper à leurs obligations familiales. Le
monde du capitalisme transnational leur offre, en ce sens, un moyen légitime de
se détacher de leur famille et de se soustraire à certains des devoirs qui leur
incombent.
Contrairement à ce que montrent les analyses classiques des relations sociales
au sein de la famille en Afrique, la nouvelle élite africaine capitaliste transnatio-
nale ne considère plus la parenté comme essentielle, et les informateurs rendent
rarement visitent aux membres de leur parenté. Pour la plupart, cinq années se
sont parfois écoulées depuis leur dernière rencontre avec leurs parents, leurs frères
ou leurs sœurs. Le caractère « désuni » de leurs relations familiales est souvent
attribué aux exigences et aux contraintes de leurs professions, à leur emploi du
temps chargé, à leurs multiples déplacements, et à leur importante charge de tra-
vail. Comme l'explique Richard, maintenir des relations familiales fortes est épui-
sant et susceptible de nuire au travail :
«Je n'ai simplement pas le temps d'appeler mes frères. Et eux non plus n'ont pas
vraiment le temps de me parler. Nous sommes tous très occupés. S'il y a une
urgence, par exemple si notre mère tombe malade, alors nous allons nous parler,
mais sinon, je n'arrive pas à avoir le temps. Mes projets et mes clients prennent
tout mon temps, et je suis constamment en déplacement. Dans cette entreprise,
vous ne pouvez pas arrêter même pas pour téléphoner à votre frère juste pour
dire bonjour - ou vous perdrez des clients, vous perdrez des portefeuilles et des
projets, vous perdrez des occasions de faire de J' argent. Je dois simplement tra-
vailler tout le temps. »
La rareté des contacts avec les membres de leur famille peu paraître surprenant.
La plupart des enquêtés ont en effet des frères, des sœurs, et les parents, les oncles,
et les tantes de nombre d'entre eux sont encore vivants. Ils ont également de
nombreuses relations familiales à travers le continent africain et dans le monde.
S'ils gagnent aujourd'hui des salaires élevés, s'ils ont pu fréquenter les grandes
écoles de commerce, et s'ils possèdent des biens immobiliers, c'est en grande
partie grâce au soutien financier qu'ils ont reçu au cours de leurs études de la part
de leurs parents et de leur famille étendue. À l'instar de Richard, qui se plaint du
fardeau que représente le maintien de relations familiales, nombreuses sont les
personnes interrogées à ne pas vouloir se sentir<< attachées», la majorité ne s'esti-
mant pas «obligée» vis-à-vis de la génération plus âgée. Cela étant, il n'existe
pas de véritables conflits entre eux, et les relations familiales sont considérées
comme harmonieuses. Mes informateurs n'entrent tout simplement pas en contact
avec leurs parents de manière régulière.
Les informateurs sont francs sur l'importance du maintien de leur mode de vie
en tant que cadres d'entreprises ayant réussi. Aussi présentent-ils un ensemble de
pratiques et de comportements auxquels ils recourent pour s'ancrer dans cette
identité. Ils sont tout aussi honnêtes à propos de ce que les relations familiales et
personnelles leur coûtent, et la manière dont elles nuisent potentiellement à leur
« mode de vie ». De même, lorsqu'ils abordent la question de fonder leur propre
famille, ils expliquent qu'entamer une relation amoureuse nuirait à leur capacité
à réussir. De leur côté, les femmes se dévoilent beaucoup plus à propos de leurs
relations intimes que les hommes, notamment sur la possibilité de mariage ou de
relation à long terme. Mais comme les hommes, elles insistent sur le fait que ce
ne serait possible que s'il n'y avait pas d'interférences avec leur carrière. Comme
Kemi me l'a expliqué:
« Je pourrais me marier un jour, mais pas maintenant. Ce n'est pas ce que je cherche
pour le moment, mais peut-être plus tard ... Mais il faut que ce soit avec quelqu'un
qui est aussi occupé que moi, quelqu'un qui ne sera pas fâché si je travaîlle tard
tous les soirs ou si je veux me concentrer sur mon travail. "
À bien des égards, ces discours marquant la bonne distance avec la famille
sont conformes à l'image ambitieuse que les membres de cette élite ont d'eux-
mêmes et à leur désir de maintenir leur mode de vie. Pensant déjà à leur réussite
prochaine, ils cherchent à limiter les relations liées à leur passé anciens parte-
naires, anciens amis, membres de la famille - qui, selon eux, représentent des
freins à leur projet et ont tendance à éviter lémergence de nouvelles relations.
L'analyse des récits des informateurs montre que leur quête de << l'individua-
lisme» n'est pas seulement fondée sur le maintien d'un mode de vie dédié à la
réussite professionnelle, mais aussi sur la différenciation et l'identification. Ils ne
veulent ni être considérés comme des «pères de famille », ni être associés à leurs
pères. Par exemple, Jean-Baptiste exprime combien il est important pour lui de
construire sa propre carrière et de rester indépendant de son père sur le plan
professionnel: «je ne veux pas qu'on me considère comme un «fils à papa».
J'ai travaillé fort et je mérite mon succès. »
Des délocalisations aux bureaux satellites, en passant par les fusions interna-
tionales, les entreprises se renouvellent constamment et renégocient leurs straté-
et pratiques organisationnelles. Pour cela, elles doivent accorder leurs ambi-
tions avec celles des cadres à haut potentiel. Comment ces interactions et les
expériences de délocalisation transforment-elles les croyances culturelles et les
valeurs familiales des élites transnationales africaines? Quelle est l'incidence de
ces différences culturelles et historiques sur les mécanismes d'adaptation ? Les
récits de cette génération de l'élite capitaliste transnationale d'origine africaine
révèlent des attentes normatives incompatibles avec les attitudes, croyances et
comportements de la génération précédente. Son adhésion à la culture néolibérale
du capitalisme mondial incite ses membres à se détacher de leur famille, avec
laquelle les relations de solidarité sont devenues structurelles, fonctionnelles et
associatives. Si cette affirmation nous dit les liens qui n'existent pas, elle ne nous
dit rien sur ceux qui existent. Le faible niveau de solidarité ne signifie pas néces-
sairement une rupture totale, un conflit ou un manque de civilité. Ce qui nous
intéresse particulièrement ici, c'est de comprendre à quoi peuvent conduire ces
relations récemment négociées, et comment les théoriser.
Conclusion
Cet article a proposé une critique de la littérature existante sur les familles
transnationales et des approches théoriques sur le développement des commu-
nautés transnationales, qui présupposent trop souvent l'existence et la pertinence
des liens familiaux et de !' ethnicité. Contrairement aux hypothèses communes sur
l'importance des liens familiaux et ethniques dans un contexte transnational, la
thèse avancée ici est que les motivations pour la construction d'une vie transna-
tionale doivent être prises en compte, tout comme le maintien des relations fami-
liales entre parents dispersés doit être remis en question et examiné, et non tenu
pour acquis. S'appuyant sur des données empiriques concernant les jeunes élites
africaines capitalistes, l'article souligne que le sens que revêt un mode de vie
transnational diffère selon les générations. Cette étude de cas nous incite à recon-
sidérer de manière critique les familles et les liens familiaux dans un contexte
transnational. Plutôt que de conceptualiser l'ensemble des familles selon des
niveaux relatifs de solidarité, notre perspective force à un examen de l'action qui
se déroule, dans les relations familiales, quand les individus négocient
l'ambivalence.
L'article prête une attention particulière à la carrière des jeunes membres de
la nouvelle élite africaine transnationale afin d'illustrer le fait que la formalisation
d'une famille transnationale a été, pour l'ancienne élite africaine une façon de
reproduire le statut d'élite de la famille, et d'accumuler du capital, légitimant à la
fois leur richesse et les activités professionnelles de leur progéniture. L'article fait
valoir l'importance de l'investissement dans une éducation à l'étranger, et montre
comment la localisation à l'étranger de la jeune génération a marqué un change-
ment dans la conscience des familles, en officialisant leur statut transnational. li
montre comment les ruptures des liens familiaux transnationaux sont apparues au
fil du temps, alors que les informateurs poursuivaient un ensemble de valeurs et
d'idéologies, découvertes pendant leurs années d'enseignement supérieur, en
opposition à celles de leurs aïeux. Le statut transnational est utilisé non pas tant
comme un moyen de réaffirmer le statut d'élite dans le pays d'origine, mais comme
un mode de confirmation d'une identité cosmopolite individuelle. En d'autres
termes, la poursuite d'activités transnationales est fondée sur une compréhension
différente de la finalité poursuivie par chaque génération. Pour les informateurs,
les études à l'étranger ont constitué un moyen d'échapper à l'esprit de clocher
perçu comme prédominant dans leur patrie, et une possibilité de rompre légitime-
ment et rationnellement avec les structures familiales établies. Leur séparation de
la famille les soulage de leurs obligations, et satisfait leur quête d'identité. Ils ont
consciemment décidé d'ignorer les liens de parenté qui, selon eux viendrait contre-
carrer leurs efforts de poursuite d'une carrière dans les affaires capitalistes mon-
diales, et la réalisation d'une identité cosmopolite. Alors que les théories sur les
communautés transnationales et les familles continuent à se développer, il est
important de considérer les discontinuités possibles qui apparaissent dans le trans-
nationalisme, et la façon dont elles remettent en question la structure sociale de
la famille, en ouvrant un espace qui permet aux acteurs de se réaliser en dehors
des réseaux familiaux.
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1. Traduction de l'auteur.
même selon les membres de la famille : les transnationales franchissent les frontières
relations de genre et la place de chacun sont nationales et culturelles. U. Vuorela pose, à
en effet revues dans le contexte d'une sépa- partir du récit d ·une famille transnationale ori-
ration. Avec lespacement des rencontres ginaire du Pendjab indien et dispersée sur
familiales, les échanges au sein des familles quatre continents, la question de la famille
transnationales sont-ils plus «délibérés» que transnationale comme communauté ima-
dans le cas des interactions quotidiennes, plus ginée; N. Al Ali s'interroge sur les relations
rationalisés '? Comment les évolutions des transnationales et de genre dans les familles
rôles de chacun transforment-ils le contenu de de réfugiés bosniaques en Hollande et en
la famille et son fonctionnement, en fonction Angleterre : D. Merolla montre comment les
des formes de liens qui sont maintenus, de écrivains d" origine marocaine font émerger
leur périodicité, de leur intensité, et de leur des univers culturels hybrides dans la littéra-
mullidimensionnalité (échanges économiques, ture hollandaise.
échanges affectifs, stratégies ... ) ')
La seconde partie de l'ouvrage traite de la façon
Les coordinatrices proposent enfin de prendre dont les incertitudes du cycle de vie modifient
en compte dans l'étude des familles transna- le fonctionnement des familles transnationales.
tionales les réseaux qui contribuent à les La gestion de la maternité à distance des
façonner, jouent un rôle dans leur fonctionne- femmes turque~ vivant en Allemagne et la
ment, el constituent les environnements avec recomposition de leurs liens aux enfants est
lesquels elles échangent. Ces réseaux sont décrite par U. Erel. M. Timera montre comment
identifiés selon quatre sphères : les trajectoires de jeunes Sahéliens en France
le lieu d'origine de la famille. qui peut jouer recomposent les relations intrafamiliales,
un rôle fort dans le maintien des liens voire notamment la position des fils (éléments clés
dans le développement de liens dans le cadre de la réussite dan~ les pays d'origine, souvent
de familles élargies - ou tend au contraire à en situation d'échec en France) et des filles
être évité par des familles migrantes resser- (souvent un poids dans leur pays d'origine, plus
rées sur une cellule plus restreinte ; souvent en situation de réussite - scolaire par
exemple, en France). Izuhara et Shibata mon-
- le quartier de résidence dans le pays
trent enfin comment l'approche de leur vieil-
d'accueil, «ethnique» ou plus multicultureL
lesse peut amener les migrants à retisser des
qui peut devenir parfois plus structurant que
relations familiales transnationales distendues,
l'espace d'origine, comme le montre le travail
notamment en raison des soins à apporter à leurs
sur les Japonaises mariées à des Anglais
propres parents
vivant en Grande Bretagne ;
- les réseaux transnationaux eux-mêmes, qui L'ouvrage aborde enfin la façon dont la religion
peuvent donner naissance à des espaces- consolide ou restructure la famille transnatio-
réseaux indépendants des pays d'origine ou nale. R. Van Dijk montre ainsi comment. dans
d'arrivée, et faire émerger des citoyens euro- la diaspora ghanéenne pentecôtiste aux Pays-
péens (les jeunes générations de parents turcs Bas, la religion, insistant sur l'individu et la
ou marocains dont les familles sont dispersées famille nucléaire, amène à repenser la notion de
dans toute l'Europe occidentale), voire mon- famille dans le contexte de la migration. Au
trer la voie vers une citoyenneté globale ; sein du mouvement Swaminarayan, issu des
migrations de marchands Gujarati au XIX' siècle,
- enfin. la sphère des réseaux d'univers R. Barot montre comment le groupe, fonction-
moraux, construits autour de croyances reli-
nant sur des bases endogames. est devenu une
gieuses, de modes d'investissement écono-
puissance économique, mais est également por-
mique et d'assistance (confréries, mouve-
teur de fortes pressions familiales. Ce thème
ments
débouche sur trois contributions relatives à la
À partir de ce cadrage, les contributions sont mise en réseau économique et politique via les
articulées autour de quatre thématiques. La familles transnationales, à travers l'étude des
première envisage la façon dont les familles réseaux africains musulmans et mourides à
Paris (M. Salzbmnn), l'examen de la question sont de plus en plus visibles. quand bien même
de linvestissement des migrants européens au elles cumulent les discriminations culturelles,
Sud (R. Blion), et finalement, lanalyse des sociales et sexuelles. faisant des migrantes les
réseaux associatifs de la diaspora en acteurs les plus « invisibilisés »des mobilités
France (A. Kane). internationales. Dans le cadre d'une division
Inscrit dans la lignée des travaux sur les internationale du travail basée sur des réfé-
formes de la mondialisation par le bas, rents sexuels et raciaux, les migrantes subis-
l'ouvrage apporte des contributions intéres- sent une « inégalité multisituée », générale-
santes sur l'articulation des échelles des pro- ment dominée par une déqualification
cessus décrits, de la famille à la société professionnelle et une régression sociale,
civile, puis à létat, en décryptant leurs conséquences de la « grammaire de la recon-
influences rec1proques. Répondant aux naissance et du mépris » basée sur des « injus-
craintes selon lesquelles les familles transna- tices économiques culturelles» multisca-
tionales mettraient en danger l'échelle de laires. Toutefois. il serait erroné de ne voir les
l'État-nation et sa conception de la famille, migrantes qu'à travers le prisme de la discri-
l'ouvrage met en évidence la richesse mination, tant elles mettent en œuvre cet « art
générée par les conceptions familiales per- du faible » qui leur permet de lutter et de
mises par le fonctionnement transnational. résister dans les interstices de la mondialisa-
sans négliger les conflits et tensions qu'il tion contemporaine, inventant une « autre
peut aussi générer. globalisation "·
Virginie Baby-Collin
L'auteur choisit dans la première partie de
montrer en quoi les migrations tëminines
Migrer au féminin internationales doivent être appréhendées
Laurence ROULLEi\U-BERGER en fonction des trajectoires migratoires et de
Paris. PUF, Coll. La Nature humaine, 2010, la dimension transnationale qui sous-tend
182 p. les circulations internationales. Elle compare
les « monomigrations internationales » aux
« plurimigrations transnationales », qui peu-
L. Roulleau-Berger signe dans le livre Migrer vent être différentes phases d'une même his-
au féminin publié aux éditions PUF, une toire. Elle souligne la nécessité de comprendre
œuvre d'une grande qualité. dans laquelle elle les inégalités existantes et les histoires indivi-
analyse les migrations internationales et les duelles et collectives dans le pays de départ
mondialisations au prisme des parcours les « inégalités archéologiques » afin de
migratoires et professionnels féminins. Elle saisir au mieux les processus migratoires et les
s'appuie principalement sur près de deux cents expériences professionnelles. Une approche
entretiens biographiques effectués en France systémique est privilégiée. qui met en exergue
entre 2003 et 2006 avec des femmes origi- la diversité culturelle, les origines sociales. les
naires d'Afrique du nord et subsaharienne, de niveaux de qualification et la question du
Chine, et d'Europe centrale et orientale, inter- genre, en prenant en compte la capacité à
rogées sur leurs mobilités géographiques, éco- mobiliser un capital spatial et social. Se des-
nomiques et sociales. sine ainsi, au fur et à mesure de la lecture. un
L. Roulleau-Berger présente dans l'introduc- panel éclectique de portraits de migrantes aux
tion l'évolution des phénomènes migratoires expériences professionnelles et migratoires
dans le contexte de la mondialisation contem- dissemblables. Majoritaires sont les migrantes
poraine, les acteurs en présence, les territoires qui subissent des discriminations. des stigma-
impliqués, les trajectoires. et enfin les impacts tisations, et une déqualification profession-
des mondialisations économique et financière nelle contrainte dans la société d'arrivée, alors
sur les migrations internationales. L'auteur que peu bénéficient d'une ascension sociale
replace la question du genre et des femmes au par rapport à une situation a priori moins
centre des migrations internationales. car elles favorable dans la société de départ.
La deuxième partie déconstruit les « gram- diversifiés » (p. 110). Les migrantes intègrent
maires de l'injustice» sociale, ethnique et ces dispositifs et y évoluent selon le capital
sexuelle au sein des institutions économiques, social et spatial qu'elles parviennent à mobi-
à travers l'exemple de l'intégration dans le liser, en fonction de leurs réseaux sociaux,
dispositif économique français. Les femmes familiaux et ethniques, du contexte de départ,
sont majoritairement soumises à une stigma- et des savoir-faire acquis sur les routes migra-
tisation ethnique et à une marginalisation toires, capitaux qui sont susceptibles de
sociale dans un contexte de déréglementation s'élargir ou de se restreindre dans la
des marchés du travail à une échelle globale. migration.
Les migrantes subissent la précarisation, le
chômage et une polyactivité très forte, déve- Dans la dernière partie de l'ouvrage, l'auteur
loppant des « stratégies alternatives de survie distingue une cosmopolitisation « par le
et des compétences circulatoires à partir de haut», définie par le sentiment d'une dispari-
situations de disqualification sociale » (p. 82). tion des frontières et une mobilité fluide et
Ces stratégies sont d'autant plus marquées que continue, et une cosmopolitisation « par le
les migrantes pâtissent d'une « survisibilisa- bas », marquée par les stigmatisations et les
tion [de leur] appartenance culturelle» et obstacles. De la multiplicité des parcours
d'une « invisibilisation [de leur] identité pro- migratoires émerge l'idée d'une « individua-
fessionnelle » (p. 80). tion globalisée » à l'origine de « classes par-
Les dynamiques de la mondialisation contem- tiellement dénationalisées » (p. 144 ), caracté-
poraine et des migrations internationales aux- risées, soit par un capital social et spatial
quelles se juxtaposent les hiérarchisations croissant dans des espaces à forte légitimité,
sexuelles, ethniques et sociales produisent des soit par une régression de leur capital, consé-
« dispositifs économiques polycentrés » que quence de niches professionnelles peu valori-
L. Roulleau-Berger sépare en quatre classes. sées dans des espaces de faible légitimité.
Tout d'abord l'enclave ethnique, instituée Cette hiérarchie produit ainsi une « stratifica-
autour des liens diasporiques, où solidarités et tion sociale globalisée » (p. 164 ), depuis les
dominations intrinsèques sont des réalités « femmes-hobos » (p. 172), le « lumpenprolé-
concomitantes ; la niche ethnique, remise en tariat international» (p. 164), jusqu'à une
cause dans le cas des niches professionnelles « nouvelle bourgeoisie cosmopolite » (p. 69).
devenues pluriethniques, dominées par la
flexibilité et l'invisibilité ; les dispositifs inter- À travers cet ouvrage, L. Roulleau-Berger
médiaires, où la figure de la commerçante et révèle et analyse la migration au féminin
de l' entrepreneure qui travaillent dans les dis- comme un indicateur central des inégalités
positifs intermédiaires, espaces internationa- sociales et ethniques internationales issues des
lisés de la globalisation, s'érige en passeur ou mondialisations économique et financière
convertisseur de nonnes et de valeurs socié- contemporaines dont certaines populations
tales ; et finalement la petite production profitent tandis que les autres y sont exposées.
urbaine, où la migrante peu qualifiée déve- Les entretiens biographiques, riches, les ana-
loppe des activités commerçantes aux limites lyses théoriques de qualité, et une démarche
de la légalité. Ces «cultures de l'aléatoire» de conceptualisation dense apportent au lec-
illustrent le contexte de domination et la capa- teur des clés de compréhension et un éclairage
cité de résistance et d'invention au sein des sur les problématiques de la mondialisation et
réseaux macro et microéconomiques « qui des migrations internationales. On peut seule-
participent à créer des cultures du travail mul- ment regretter ponctuellement que la concep-
tisituées, pluri-nonnées et multilingues » tualisation et la théorisation soient trop déta-
(p. 134). L'auteur analyse ici la place des chées des entretiens, atteignant un niveau
migrantes au sein de ces dispositifs économi- d'abstraction qui rend la lecture parfois
ques, sociaux, culturels et spatiaux, invitant à malaisée.
lire une « nouvelle géographie des marges
dans des capitalismes hiérarchisés et Assaf Dahdah
Une introduction détaillée énonce le~ posi- S. Parella et L. Cavalcanti éprouvent la notion
tionnements théoriques partagés par les de champ social transnalional au travers de
auteurs sur l'approche migratoire transnatio- deux aspects concrets : le noyau familial
nale. Le contexte contemporain de multiplica- comme unité de référence pour comprendre
tion et de diversification des champs sociaux les migrations aux travers de pratiques straté-
transnationaux suscite un regain d'intérêt pour giques transnationales, et la dimension trans-
l'approche transnationale appliquée aux nationale que peut acquérir r « ethnicité réac-
aspects inédits de la migration. seule apte, tive », dans le cas des groupes de migrants
selon les auteurs, à donner une réponse à boliviens.
Les autres partlctpations sont des travaux l'existence de multiples formes de loyauté
empiriques menés selon différentes thémati- simultanées et non exclusives.
ques directrices, s'intéressant notamment aux
C. Rocha montre que l'étude de liens transna-
effets des politiques d'intégration sur les stra-
tionaux spirituels entre lAustralie et le Brésil
d'însertion. d'organisation familiale, et
offre une alternative intéressante aux visions
d'appartenances socioculturelles et politiques
Nord-Sud et au diktat du paradigme de glo-
multiples des migrants, avec une attention par-
balisation, permettant de repenser la « géomé-
ticulière portée aux rapports genrés et privilé-
trie du pouvoir de compression spatio-tempo-
giant souvent la cellule familiale comme
relle »(p. 117) selon laquelle s'organiserait le
prisme d'analyse.
monde, et de concevoir la souplesse des repré-
L. Cachon Rodrîguez propose une analyse sentations identitaires.
politico-philosophique de la ligne de conduite
Selon une perspective genrée, O. Woo Morales
que devraient suivre ces politiques pour être
entreprend une comparaison de travaux s'inté-
garantes de citoyenneté démocratique et de
ressant aux expériences migratoires féminines
pluralisme, et être ainsi capables de générer
en milieu urbain pour identifier des éléments
un processus d'appartenance et d'impulser un
pouvant contribuer à la connaissance de la
transnationalisme « par le haut » qui participe
migration féminine mexicaine aux États-Unis
au façonnement d'un cadre international pour
dans un contexte transnational.
une gouvernance migratoire.
Cet ouvrage, pour le lecteur averti, témoigne
C. Pedone et S. Gil Araujo étudient. à partir de la richesse des situations transnationales
du contexte espagnol, comment ces politiques, et de la complexité de leur appréhension aux
en faisant de la migration familiale et de échelles géographiques adéquates. Il tente
l'insertion professionnelle les points d'orgue d'atteindre le cœur des dynamiques de
des procédés d'intégration. codifient l'organi- modernisation et de mondialisation en cher-
sation familiale selon des modèles genrés tra- chant à faire la lumière sur cette globalisa-
ditionnels censés être garants de lordre social. tion des pratiques sociales migratoires. Selon
et négligent des stratégies transnationales iné- les auteurs. il est désormais nécessaire de se
dites de maternité jouant un rôle déterminant pencher sur le rythme et la rapidité avec les-
dans la reproduction et l'adaptation sociales quels les migrants procèdent à la construc-
familiales. tion d'espaces sociaux transnationaux et à la
A. Viladrich et D. Cook-Martin s'intéressent connexion de localités multiples, affectant
aux modalités actuelles d'intégration des aussi bien les transmigrants que ceux qui
migrants argentins en Espagne, reposant sur restent à quai. modalités qui demeurent
une aspiration à la citoyenneté s'appuyant sur complexes à saisir.
les similitudes ethniques qu'ils partageraient Josepha Milazzo
avec les Espagnols. Derrière des discours
favorables à lintégration, se cachent des
considérations politico-économiques en Affaires de patrons :
contradiction avec les problèmes rencontrés villes et commerce transfro11talier au Sahel
par les migrants. Walther OLIVIER
S'appuyant sur une synthèse de nombreux tra- Bruxelles, P. Lang, 2008, 478 p.
vaux empiriques menés sur les modalités
d'insertion sociopolitique de communautés Olivier Walther propose ici d'analyser un car-
migrantes latino-américaines aux États-Unis, refour sahélien situé aux frontières de trois
A. Portes, C. Escobar et R. Arana s'interro- pays: le Niger, le Bénin et le Nigéria. S'ins-
gent sur le caractère conciliable d'une intégra- pirant des modèles spatiaux de la zone sahé-
tion réussie et le maintien d'activités transna- lienne théorisés par Denis Retaillé ( 1993 ),
tionales impliquées dans les espaces d'origine son codirecteur de thèse qui signe la préface
au travers d'organisations diverses, soulignant de ce travail de « géographie économique
culturelle'" O. Walther revient sur l'articula- et du textile, Malan ville s ·affirme comme un
tion entre logiques de production et de circu- important marché régional tandis que celui de
lation dans le triangle formé par les trois Kamba semble en perte de vitesse. La cin-
villes-marchés de Gaya-Malanville-Kamba. quième et dernière partie revient sur la
En plaçant la focale sur une frontière partagée « bataille du développement » et sa te1mino-
par trois États et sur un groupe social particu- logie guerrière qui accompagne la « lutte
lier, les patrons, commerçants qui circulent contre la pauvreté» (p. 355). On découvre
dans la zone, O. Walther revisite la théorie combien cette région est investie par les dis-
de «J'espace mobile" développée par cours des bailleurs de fonds, prônant la bonne
D. Retaillé (2005). Dans cette zone transfron- gouvernance. la décentralisation et l'émer-
talière, l'enclavement sahélien se meut en gence d'une société civile. À l'interface entre
situation de rente et les villes-marchés s· affir- les bailleurs. les courtiers du développement
ment comme des points d'échanges privilé- et les chefferies traditionnelles, on retrouve
giés. tandis que les figures locales de la ces grands patrons, lesquels s'imposent désor-
réussite assurent les connexions et complé- mais comme les intermédiaires incontourna-
mentarités entre lieux et groupes, au-delà de bles dans l'accès à la rente internationale.
la discontinuité propre à cet espace. O. Walther conclut son propos sur l'intérèt et
la nécessité de valoriser la coopération
Revenant dans une première partie sur l'orga-
transfrontalière, notamment entre les munici-
nisation et la mise en place des États sahé-
palités urbaines, et d'appuyer les activités
liens, ethnies el noyaux urbains, O. Walther
marchandes.
rappelle les« spécificités sahéliennes». Il met
en évidence l'importance au Sahel de ces Dans la lignée des travaux du réseau
villes. qui incarnent la « permanence de ABORNE (African borderlands Research
l'éphémère urbain» (p. !06), et permettent, en Networks ), 1' auteur montre combien ces
tant que lieu de contact, de faire face à l' incer- régions périphériques ne sont pas des zones
titude de la zone. La seconde partie examine de déprise mais tout au contraire des espaces
plus en avant les dynamiques à I'œuvre le long d'une grande activité, pleinement intégrés aux
de la frontière. Ces dernières sont vues comme processus de mondialisation. Il revisite les
des lieux d'opportunités économiques, où potentialités de ces « petites villes » qui per-
l'informel devient progressivement la règle. mettent !'accessibilité, J' ouverture, et stimu-
Les marchés, très hiérarchisés. structurent cet lent l'économie locale. Le lecteur lira avec
espace non seulement par l'approvisionne- plaisir de très bonnes pages sur les tactiques
ment en biens mais aussi par toutes sortes de et stratégies de « l'esquive et de l'arrange-
transactions. Au fil des routes et dans ces mar- ment » (p. 18 J ), faisant écho aux travaux
chés émergent ces fameux patrons qui domi- d'autres chercheurs ayant évoqué ces « che-
nent le commerce local. La troisième partie mins tortueux du passage des frontières »
fait état des évolutions récentes de I' agricul- [Bennafla, 2002 : Jeganathan, 2004 ; Brachet,
ture. L'auteur distingue les deux grands sys- 2009]. Il trouvera d'intéressants développe-
tèmes de mise en valeur : le premier. lié aux ments sur ces patrons, dont la force repose sur
grands programmes hydro-agricoles collec- le clientélisme. Cette relation, fondée sur
tifs, révèle d'importants dysfonctionnements «l'espérance de recevoir pour certains et
(notamment dans la gestion coopérative), l'obligation d'offrir pour d'autres», est bien
tandis que le second, relatif aux initiatives pri- mise en évidence. Ces patrons tirent égale-
vées ou à l'irrigation privée portée par la ment leur pouvoir de leur capacité à jouer sur
Banque mondiale, donne des résultats pro- différents espaces et échelles. « Fils du pays »
bants. La quatrième partie détaille les logiques ou " venus sur leurs pieds » (p. 114), ils sont
de circulation. à travers les flux d'import- bien inscrits localement. à travers un tissu de
export et le commerce de détail, eux-mèmes relations familiales, ethniques et religieuses.
stimulés par l'urbanisation. Les marchés se Mais ils ont également et surtout su déve-
singularisent alors : Gaya est présentée lopper et entretenir un savoir-faire et circuler
comme le haut lieu du commerce de la friperie sur de plus grandes distances, dans tous les
pays voisins, et au-delà. Articulant local et Kamba proprement dit. En outre, les données
global, ces hommes veillent à conserver « un ethnographiques obtenues de première main,
pied de part et d'autre de la frontière"· On grâce au travail de terrain. ne ressortent pas
pense alors à ces femmes qui. moins visibles, vraiment, alors même qu'elles figuraient. en
animent tout autant ces circuits commerçants. partie, dans le texte initial de la thèse. Aussi,
En ce sens, les travaux d'O. Walther font écho bien que l'écriture soit limpide et agréable, on
à ceux de C. Lesourd [2010) qui a suivi les pourra reprocher au texte une certaine aridité :
batrounât mauritaniennes (terme local dérivé les descriptions des marchés sont rares, la
du français « patronnes ,, ), ces business- parole n'est jamais donnée aux patrons. ni
women qui se rendent en Europe, dans les pays même aux personnes rencontrées dans ces
du Golfe et jusqu'en Chine pour acheter des villes. une absence de récits de vie et de tra-
marchandises et les revendre dans la sous- jectoires familiales ... Le lecteur n'est malheu-
région. La puissance économique de ces indi- reusement pas invité à circuler au côté de ces
vidus, affichée de façon ostentatoire, se couple grands patrons, à voyager d'un marché à un
à un poids politique notoire. Selon O. Wal- autre, à se laisser porter dans cet « espace
ther, deux catégories de patrons semblent mobile». Le texte peine finalement à rendre
<'rr1Pr•><"r rendant compte de deux formes spé- compte de !'ambiance vivante, grouillante et
cifiques d'organisation territoriale de animée de ces marchés ... cette ambiance si
lAfrique sahélienne : « l'élite éduquée particulière qui fait aussi rune des grandes
revenue aux champs après une carrière dans spécificités sahéliennes.
l'administration et soucieuse de s'investir Armelle Chaplin
localement dans le domaine des produits de
rente et/ou de contre-saison ,, : et 1' élite appar-
tenant au « monde du capitalisme marchand
qui se développe au travers des frontières
nationales dans le but d'approvisionner les
BENNAFLA K. [2002), le Commerce frontalier
États et les régions enclavées du Sahel à partir
en Afrique centrale, Paris, Karthala,
du Golfe de Guinée.» (p. 27) L'auteur
368 p.
regrette, à juste titre, que les bailleurs, suivant
leurs raisonnements territoriaux sédentaires, BRACHET J. [2009], Migrations transsaha·
financent en priorité les lieux de production, riennes : vers un déserr cosmopolite et
et non ces logiques de circulation que portent morcelé (Niger), Paris. Éditions du Cro-
ces commerçants, pourtant créatrices de quant. 324 p.
richesses. LESOURD C. [2010), Mille et un litres de thé,
Enquête auprès des businesswomen de
Le lecteur se réjouira de trouver de nombreux
Mauritanie, Paris, Ginko, 128 p.
chiffres, diagrammes et statistiques, mis en
perspective entre les trois pays. alors même JEGANATHAN P. [2004], "Checkpoint. Anthro-
que les données font souvent défaut dans la pology, ldentity, and the State'', i11
zone. Cette contribution essentielle à la DAS V., POOLE D. (ed.), Anthropology in
ne saurait cacher quelques faiblesses : la dif- the Margins of the State. Santa Fe, New
ficulté à avoir rapidement un tableau Mexico, SAR Press, Oxford, James
d'ensemble, et le manque d'informations sur Currey, p. 67-80.
Anne-Christine TRÉMON. Parente flexible : communauté. dont les membres ont toujours
ajustements familiaux dans la diaspora été considérés comme des chaînes d'individus
chinoise dans des lieux divers. Au fur et à mesure des
contacts qu'ils établissent les uns avec les
Cet article interroge les pratiques familiales
autres, les individus construisent et entretien-
transnationales dans la diaspora chinoise à
nent des relations communautaires. Les nou-
partir d'une étude plurigénérationnelle de la
velles technologies de l'information et de la
communauté chinoise en Polynésie française.
communication permettent de se focaliser sur
Il conceptualise la notion de « parenté
la mobilité et les interrelations entre les per-
flexible» afin d'examiner comment la famille
sonnes à travers leurs histoires de vie et la
est mise au service de stratégies d'accumula-
manière dont ils utilisent ces nouvelles tech-
tion de divers capitaux culturels. symboliques,
nologies au quotidien.
économiques mais aussi juridiques. La parenté
flexible recouvre l'ensemble des pratiques • Mots-clés : communication ~ mobilité -
consistant à jouer sur J' agencement et la commune Angola/Namibie Cameroun.
composition de la famille en vue de s'ajuster
aux, et de bénéficier des différentiels entre
régimes et conjonctures en situation
Bathaïe AZITA, Les relations familiales a dis-
transnationale.
tance. ethnographies des migrations
• Mots-clés : parenté flexible - familles afghanes
migration - transnationalisme - diaspora
Aihwa Ong. Cet article questionne les échanges et interre-
lations entre les membres d'une famille afg-
hane, à travers le parcours migratoire d'un
père au Pakistan et en Iran, puis celui de son
Mirjam DE BRUIJ:-1, Inge BRIKK!vIAN,
fils, vingt ans plus tard, vers l'Europe. Le pre-
« l'Afrique qui communique » Recherche
mier s'appuie sur le «savoir-circuler» de ses
sur les communautés mobiles, les technolo-
germains et de ses amis, tandis que le second
gies de la communication, et les transfor-
construit ses réseaux au gré des rencontres sur
mations sociales en Angola et au Cameroun
sa route. L ·article expose les différentes
Si le concept de communauté demeure large- étapes qui amèneront le fils à interrompre ou
ment associé à sa dimension géographique, les à reprendre les liens avec sa famille restée en
études sur le transnationalisme dans les années Iran. L'analyse de ces itinéraires rend compte
1990 ont conduit à envisager la communauté du vécu des relations à distance entre les
comme un réseau plutôt que comme un lieu. membres de la famille. A la seconde généra-
C'est dans cette optique que s'inscrit cette tion, il apparaît que le cycle de vie de la fratrie
contribution, en développant l'idée de est intimement lié à la circulation de celui qui
« chaînes de personnes » liées entre elles pour migre. Le fils absent peut participer pleine-
former une communauté. Les recherches ment à l'organisation d'un mariage, jouer un
menées au Cameroun et en Angola/Namibie rôle crucial dans la gestion des conflits inter-
montrent l'ancienneté d'une telle notion de générationnels, et va jusqu'à intervenir sur le
même destinée migratoire. !"expérience trans- créent et maintiennent vivante leur inscription
nationale de ces pères révèle en fin de compte dans le groupe familial.
des bifurcations professionnelles et familiales
• Mots-clés : familles transnationales - réseau
divergentes. et n'est pas sans effets sur la
familial soins transnationaux - vieillisse-
seconde génération.
ment Salvador - Australie - Belgique,
• Mots-clés : transnationalisme Tunisie parenté.
regroupement familial - intégration dyna-
mique intergénérationnelle.
Mathilde PLARD, Familles transnationales et
parents vieillissants à chennai (inde) : orga-
Josiane LE GALL, Deirdre MEINTEL, Liens nisation des solidarités intergénération·
transnationaux et transmission intergéné- nelles dans un espace intrafamilial
rationnelle : le cas des familles mixtes au mondialisé
Québec
Dans le contexte démographique actuel, le sud
À partir des données recueillies au Québec de l'Inde est marqué par un allongement de la
auprès de quarante-huit couples composés durée de la vie et une augmentation significa-
d'un partenaire franco-québécois et d'un par- tive des formes de mobilités internationales :
tenaire immigrant (non européen), !"article dans ces conditions. les relations intergénéra-
examine les liens transnationaux tissés avec tionnelles évoluent. Si les migrations indui-
les membres de la famille du partenaire immi- sent des changements dans les mécanismes de
grant. ainsi que les motifs évoqués pour main- transmission entre générations, elles modi-
tenir ces liens. Les auteurs discutent de fient dans leurs formes les échanges familiaux
l'importance de la valeur attachée à la famille et les solidarités intergénérationnelles. Une
et aux liens familiaux. de la transmission de étude de terrain de type sociogéographique,
cet « esprit de famille » aux enfants, et du effectuée dans la ville de Chennai en 2010
désir des parents de léguer à ces derniers les auprès de parents (de haute caste brahmane)
ressources culturelles liées au pays d'origine dont les enfants ont migré vers des pays occi-
du parent immigrant, dans la poursuite des dentaux. a permis d'étudier l'organisation des
relations avec la famille à rétranger. solidarités et de saisir les conséquences de la
décohabitation entre génération, dans une
• Mots-clés . union mixte - famille transna-
nouvelle géographie familiale. Ces familles
tionale - transmission intergénérationnelle
transnationales interrogent les modèles orga-
Québec.
nisationnels de prise en charge et de solidarité
concernant les personnes âgées vivant en
dehors de l'idéal type de la joint family la
Laura MERLA, Familles salvadoriennes à famille indivise.
l'épreuve de la distance: solidarités fami-
liales et soins intergénérationnels • Mots-clés : famille transnationale - solida-
rités intergénérationnelles Inde parents
Cet article présente une analyse comparative vieillissants.
de la participation des membres de deux
familles salvadoriennes. dont l'une compte
des enfants adultes installés en Australie, et
Juliette SAKOYAN, Les frontières des relations
l'autre en Belgique, au soin de leurs parents
familiales dans l'archipel des Comores
En dépit de la distance, ces migrants
fournissent à leurs parents un soutien finan- Aujourd'hui, la plupart des familles disper-
cier, émotionnel et pratique en mobilisant les sées sur l'archipel des Comores sont d'abord
membres de leur réseau familial transnational. des familles fragmentées par une frontière
L'article montre que c'est notamment en politique. Lorsque c'est la maladie d'un enfant
c11·"'"l'"'"a dans les soins transnationaux que qui est à l'origine d'une dispersion familiale
les migrants salvadoriens et leurs proches dans une logique d'accès aux soins, les liens
au jour les différences entre ces deux types de d'immigration en Belgique, ainsi que des
familles translocales, surtout en ce qui conceptions différenciées de la parenté (bio-
concerne !'éducation et la circulation des logique versus sociale) sur les recompositions
enfants. C est à partir de l'analyse de ces dif- familiales en lien avec le contexte européen
férences que l'article montre l'intérêt de la de fermeture des frontières. En resserrant le
perspective transnationale dans !'étude des champ d'étude à la situation des nouveaux
dynamiques familiales contemporaines. migrants originaires du continent africain, ces
questions sont abordées au travers de deux
• Mots-clés : familles transnationales
groupes de populations : les mineurs d'âge et
migration rurale-urbaine circulation des
les femmes.
enfants Mali Congo.
Aurélia MICHEL, Delphine PRUNIER, Laurent dispersal and circulation constitute, in the long
FARET, Migrant Families and Local Bases time of life cycles. "system of links and
in Mexico: Migration Paths and Wealth in places".
the Tehuantepec Region
• Keywords : international migration family
In the Isthmus of Tehuantepec in Mexico. dispersal - transnational space - trajectory of
ancient regional mobility is a family patri- mobility circulation - spatial resource -
mony that articulates with new migratory Bolivia.
dynamics, extending geographic, temporal,
and cultural distances between migrants and
their families. Looking into the land structures Hassan BouBAKRI, Sylvie MAZZELLA, The
and productive systems around which the Transnational Horizon of an Extended
family economies are organized, this article Tunisian Family
questions the capacity of migrant families Io
The issue of family reunification goes way
root themselves in their territory of origin.
beyond the issue of integration within the
Based on detailed case studies in two rural
context of the French legal and political
counties and interviews with farming families
debate, focusing on the right of partial family
involved in migration phenomena, it describes
reunification and the ability of France to
and analyzes the shifting outlines of the family
enable the foreign populations who have been
as a social and productive unit in order to
working on French soil for a long time to take
observe how it adapts itself, resists, or erupts
root. When this issue is not considered from
through these new distances.
the mere French legal angle, it can be a rele-
• Keywords : Istbmus of Tehuantepec - vant criterion of analysis as regards the trans-
mobility - migrations - transnational fami- national extended family. Based on a mono-
lies family economy rural dynamics - inter graphie survey of a Tunisian family composed
and intragenerational solidaritîes. of seven nuclear families from the rural area
of Ghoumrassen (region of Tataouine, in the
southeast of Tunisia), whose members are
divided between Marseille, Tunis and Ghou-
Geneviève CORTES, The Making of the
mrassen, the authors seek to underline various
Transnational Family. A Diachronie
mobility patterns. The analysis aims at sbo-
Approach of Migration Spaces and Disper-
wing that these different patterns within a
sion of Rural Bolivian Families
same family clan are linked to the different
This contribution proposes a diachronie vision redefinitions of the migratory project of the
of family dispersal systems in the international "pioneer heads of family". Even if fifty years
migration. In the Bolivian rural spaces, scat- ago they experienced a similar migratory path.
tered family bas been a reality for more than the transnational experience of these fathers
fifty years and bas, at the same time known ultimately reveals diverging professional and
profound transformations in its shapes of family paths that affect the second generation.
social and spatial organization. The double • Keywords : transnationalism - Tunisia
process of globalization and feminization of family integration - intergenerational
migrations contributes to reconfiguring the dynamics.
multi-located life territories of rural families
and their space of origin. From the region of
Cochabamba in Bolivia. investigated over Josiane LE GALL, Deirdre MEI~TEL, Transna-
about fifteen years (between 1991 and 2007).
tional Ties and lntergenerational Trans-
Ibis article rebuilds the changing morphology mission: The Case of Mixed Families in
of migratory spaces and the complexity of Quebec
family layouts structured by the links between
origin and destination. This brings to light a Based on infonnation collected through inter-
certain figure of the transnational family when views wîth forty-eight couples composed of a
c;,~"' ')
~~~~~~~~~~~~~~~~ \ \~~~~~~~~~~~~~~~~
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Ne pas inscrire les références bibliographiques en notes infrapaginales mais les regrouper en fin de manuscrit selon un
classement alphabétique par noms d'auteurs en respectant la présentation suivante:
Muller S. [20091, « Les plantes à tubercules au Vanuatu », Autrepart, n° 50, p. 167-186.
Loriaux M. [20021, « Vieillir au Nord et au Sud : convergences ou divergences ? », in Gendreau F., Tabutin D. (dir.),
Jeunesses, vieillesses, démographies et sociétés, Academia-Bruylant/L'Harmattan, p. 25-42.
Savignac E. [1996], La Crise dans les ports, Paris, La Documentation française, 200 p.
Walter J. 119781, « Le parc de M. Zola », L'Œil, n° 2 72, mars, p. 18-25.
Telisk L. H. [2006], « The Forgotten Drug War », Council on foreign relations, 6 april 2006 : http://www.cfr.org/
publicationl 0373/#0nline_Library _The_Forgotten (page consultée le 21 août).
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