Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
fran ais
t L'attractivité des territoires
t La réforme des retraites
NOUVELLE
FORMULE
COMMENT VA
LA FAMILLE ?
Novembre-décembre 2012
3:HIKPKG=]U^]U]:?a@n@h@l@a;
M 05068 - 371 - F: 9,80 E - RD
La
documentation
Française
problèmes économiques
COMPRENDRE
L’ÉCONOMIE FRANÇAISE
problèmes économiques
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point
Face aux chocs majeurs
que sont la mondialisation et la crise,
HORS-SÉRIE quels sont les atouts et les faiblesses
DOM : 5 € - LUX : 4,90 € - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF
de l’économie française ?
Ce premier « hors-série »
de Problèmes économiques mobilise
comprendre les meilleurs spécialistes.
L’ÉCONOMIE FRANÇAISE
6,80 €
COMMENT VA LA FAMILLE ?
La famille en recomposition
Le discours médiatique sur la famille est double. Sa vitalité est régulièrement soulignée,
que ce soit par le biais des sondages qui la placent en tête des valeurs auxquelles les
)UDQoDLVVRQWDWWDFKpVRXSDUFHOXLGHFHUWDLQV¿OPVHWPDJD]LQHVTXLYpKLFXOHQWYRORQWLHUV
le « mythe » de la famille recomposée heureuse. Dans le même temps, le discours sur la
crise de l’institution n’est jamais loin : jeunes en quête de repères, déstabilisés par les
divorces et la remise en cause de l’autorité du père, familles monoparentales pauvres,
isolement des personnes âgés… autant de thématiques suggérant que l’individualisme
serait destructeur pour la famille et que l’instabilité de la cellule familiale serait responsable
de nombre de maux de notre société.
Sans nier les problèmes individuels et collectifs engendrés par les transformations de
la famille depuis les années 1970, historiens et sociologues s’accordent plutôt sur le
constat d’une puissante capacité d’adaptation de l’institution au changement social.
La généralisation du travail des femmes, la meilleure maîtrise de la contraception, la
valorisation de l’autonomie des individus, les revendications féministes et homosexuelles,
n’ont pas détricoté le lien familial. En témoigne la proportion toujours aussi minoritaire des
personnes n’ayant jamais formé d’union stable et/ou n’ayant jamais eu d’enfant au cours
de leur vie, mais également la ténacité des solidarités intergénérationnelles qui, loin d’avoir
été fragilisées par l’individualisme et la généralisation de l’État-providence, ont connu avec
la hausse de l’espérance de vie un certain renouveau.
Les changements sociaux décrits plus haut ont en revanche considérablement recomposé
le visage de la famille. La diminution des mariages et l’augmentation des séparations ont
GLYHUVL¿pVHVIRUPHVHWIRQWTX¶HOOHQHUHSRVHGpVRUPDLVSOXVWDQWVXUO¶XQLRQFRQMXJDOH
d’un homme et d’une femme que sur l’enfant, devenu l’élément stable de l’institution. Si
la fécondité se maintient voire progresse sur la période la plus récente, les naissances
interviennent de plus en plus tard dans la vie des couples. Sur le plan des relations intra-
familiales, on observe une indifférenciation croissante des rôles masculins et féminins, au
point que, même si certains soulignent l’importance de la dualité homme/femme dans la
construction psychique de l’enfant, l’homoparentalité, encore inenvisageable il y a vingt ans,
soit en passe de faire évoluer le droit. Le rééquilibrage des rapports entre les sexes tout
comme l’essor de nouvelles normes éducatives attestent le déclin des valeurs patriarcales.
&HV ERXOHYHUVHPHQWV GH O¶RUGUH IDPLOLDO WUDGLWLRQQHO SODFHQW O¶eWDW IDFH j GHV Gp¿V GH
plusieurs ordres. Au niveau de l’action publique, tout d’abord, les politiques familiales sont
confrontées aux nouvelles réalités de la famille ; mais c’est sur le plan du droit, sans
aucun doute, que les enjeux sont les plus vastes : les décompositions et recompositions
familiales, le recul de l’âge des maternités, le surinvestissement de l’enfant, l’émergence
de l’homoparentalité, sont autant d’éléments qui, associés au perfectionnement des
techniques d’assistance médicale à la procréation, bousculent les repères traditionnels de
OD¿OLDWLRQHWLQYLWHQWODVRFLpWpGDQVVRQHQVHPEOHjUHGp¿QLUOHVFRQWRXUVG¶XQOLHQSOXV
que jamais inscrit au cœur de la famille.
Olivia Montel-Dumont
Malgré la mise en avant de l’attachement des individus aux valeurs de la famille, ses muta-
tions depuis les années 1970 nourrissent en parallèle un discours sur la crise de l’institution.
Les travaux des sociologues et des historiens, dont Martine Segalen croise ici les regards,
montrent pourtant une très grande puissance d’adaptation de la famille au changement
économique et social. L’industrialisation, l’importance croissante des sentiments et de la
vie privée, la mise en valeur de l’autonomie de l’individu, mais aussi les bouleversements
économiques et sociaux des trente dernières années ont transformé la famille ainsi que
les manières de la penser.
C. F.
Quand le présent va mal, on réinvente le passé. Le paradoxe tient à ce que ces idées sur la famille se
L’inquiétude suscitée par les changements rapides qui développaient alors que les mariages étaient nombreux,
affectent l’institution familiale depuis une [quaran- les divorces relativement rares et le taux de fécondité
taine] d’années conduit à rêver un âge d’or perdu de la élevé, bref que la famille, vue à travers ses indices
famille. Ainsi, dans les années 1970, il n’était question démographiques, était en bonne santé.
que de « dépérissement de la famille », de « familles
Dans les années 2000, après vingt années de chute de
ébranlées », de « familles en crise » qui semblaient
la nuptialité et de la fécondité, de montée de la cohabitation
contraster avec les structures solides d’autrefois. On
et du divorce, le discours sur la crise de la famille dispa-
disait volontiers alors que la famille s’était rétrécie
raît ; il fait place à une redécouverte de l’importance des
sur le couple et ses enfants, qu’elle avait perdu ses
liens familiaux et du poids de l’institution dans la société
fonctions « traditionnelles », qu’elle n’entretenait plus
moderne. Les médias célèbrent à nouveau la famille,
de relations avec les autres membres de la parenté.
sans comprendre qu’elle n’a rien à voir avec l’institution
Tout en détaillant les éléments de la « crise » de la
des années 1950, a fortiori des périodes antérieures ; on
famille, on s’accordait pour voir en elle un lieu qui
n’en regrette pas moins les stabilités matrimoniales et les
fournissait un soutien affectif à ses membres. Dans une
généreuses fécondités d’un passé proche.
société déshumanisée, la famille apparaissait comme un
« bastion » « un rempart » contre le monde extérieur Notre analyse du contemporain ne peut donc faire
soumis aux dures lois du marché, du rationalisme, du l’économie d’une référence à ce qu’était la famille
progrès technique, etc. d’autrefois ; on reconnaîtra ainsi que le discours sur
la crise de la famille n’est pas nouveau, qu’il a été Si la sociologie conduit le dessein de comprendre la
récurrent tout au long du XIXe siècle : ainsi l’instabilité société dans ses processus de changement, la sociologie
familiale des groupes ouvriers prolétarisés inquiétait de la famille des années 1950 et 1960 avait produit un
les familles bourgeoises. grand nombre de naïvetés généralisantes, s’appuyant
sur des idées erronées, et le plus souvent implicites,
Bien évidemment, on prendra garde à des rappro-
à propos du changement familial dans nos sociétés.
chements trop brutaux. Dire par exemple que dans la
Travaillant dans le contexte d’une société industrielle
famille d’autrefois on s’occupait plus ou mieux de ses
qui fonctionnait alors à plein rendement et dans la
parents âgés relève de l’assertion sans fondement. Il
croyance en un progrès irréversible, les sociologues
faudrait pouvoir comparer ce qui est comparable, et
tentaient de répondre à la question suivante : en quoi
dans ce cas précis, la proportion de personnes âgées
la « modernisation » a-t-elle changé la famille ?
dans la société, l’espérance moyenne de vie, le rôle de
soutien de l’État, etc. Si l’on compare la France rurale Nombre de travaux historiques s’inscrivaient alors dans
des années 1880 ou la France ouvrière des années 1930 le même cadre problématique. Les historiens, hommes
à la France des années 2000, il faut reconnaître que de leur temps, interrogeaient le passé à la lumière des
toutes ces variables ont changé. questions contemporaines dont ils vivaient l’actualité.
Ainsi, en France, l’arrivée inattendue et imprévisible du
L’expérience historique révèle toutefois la formi-
baby-boom a fait office de déclencheur pour la démogra-
dable puissance de résistance et d’adaptation d’une
phie historique dans les années 1960. Le retournement de
institution : peu d’entre elles ont ainsi su traverser
la courbe des naissances ne pouvait manquer d’étonner
les changements économiques et sociaux fondamen-
dans une société connue pour son long passé malthusia-
taux qui ont fait passer des sociétés fondées sur une
niste. En vérité, on ne savait rien des comportements de
économie paysanne à des sociétés fondées sur une
fécondité de nos ancêtres, ni de leur nuptialité. Découvrant
société industrielle et postindustrielle. Bref, la socio-
de nouvelles sources et de nouvelles méthodes d’analyse,
logie contemporaine de la famille ne peut se bâtir sans
sous l’impulsion de Louis Henry et de l’Institut natio-
intégrer une perspective historique.
nal d’études démographiques (INED), les démographes
reconstituèrent l’histoire de la population de la France.
À la rencontre de l’histoire Ce faisant, ils se situaient au cœur de la cellule familiale,
ce lieu mystérieux où la fécondité, autrefois naturelle, se
Dans tous les champs qui concernent la sociologie
trouvait désormais contrôlée et limitée. Par les questions
de la famille, qu’il s’agisse des rapports entre famille et
qu’elle a posées sur les attitudes et les comportements, la
milieux sociaux, du fonctionnement interne des petites
démographie historique a ouvert la voie à des probléma-
familles, de l’interaction entre famille et société, des
tiques neuves s’orientant vers une histoire des mentalités
rapports avec l’État et le champ du politique, la pers-
capable d’expliquer le pourquoi des périodes malthusiennes
pective historique est indispensable à la construction
et des périodes de reprise de la fécondité.
de l’objet d’étude – à condition de s’entourer de pré-
cautions méthodologiques indispensables. Sociologie et Tant il est vrai que les idées scientifiques sont le
histoire sont ainsi allées à la rencontre l’une de l’autre, produit de leur temps, on peut attribuer la genèse de ce
sortant des cadres traditionnels de leurs disciplines pour qu’on a appelé « nouvelle histoire » ou « histoire des
dépasser l’opposition diachronie-synchronie. mentalités », qui a connu un formidable développement
dans les années 1970, aux discours soixante-huitards
Le développement des études historiques sur la
dont l’un des thèmes favoris était la « crise de la
famille a mis en évidence que la famille est une insti-
famille ». De plus, le poids disciplinaire respectif de
tution changeante, un ensemble de processus. Chaque
la sociologie et de l’histoire, l’intérêt des Français
époque connaît ses formes de familles. Société et famille
pour leur « nouvelle histoire », celle des campagnes,
sont le produit de forces sociales, économiques et
des villes, mais aussi du corps, des hommes et des
culturelles communes sans que l’une soit le résultat de
femmes, de la vie privée permirent la publication de
l’autre (Burguière et al., 1994). Dans les années 1980,
vastes synthèses qui montraient qu’en matière d’étude
la mise en perspective historique apparaissait comme
du changement sur la famille, c’étaient plutôt les his-
un outil utile à la compréhension des profondes trans-
toriens qui avaient la main.
formations qui affectaient alors l’institution familiale.
parenté et sur les groupes ethniques pour recruter du contrôle du groupe. Le salaire, le marché libre de
leur main-d’œuvre ; les migrations de la campagne à l’emploi et du logement, l’insistance sur la poursuite
la ville passaient par le canal des réseaux de parenté, du libre choix amoureux permettent la réalisation des
etc. Ces exemples montrent que les relations entre aspirations individuelles.
processus d’industrialisation et changement fami-
[…] D’autres ont pris pour aune les sentiments et
lial sont autrement plus complexes que celles que
l’affectivité. Philippe Ariès (1960) considère que la
décrivaient les sociologues des années 1950. Leurs
famille « moderne » est associée à l’invention de senti-
théories des processus de changement étaient tout
ments nouveaux, ceux de l’enfance et de la vie privée.
simplement fausses.
Jusqu’au XVIIe siècle, la famille conjugale n’existait
Les sociologues pensaient aussi que dans les socié- guère, elle était sous le contrôle de la communauté
tés préindustrielles, la forme dominante du groupe de locale et du réseau de parenté qui sanctionnaient les
résidence était la famille étendue avec trois générations. déviances. À la porte de l’époux cocu, un bras vengeur
Or, il n’en est rien. Des recherches portant sur la struc- mais anonyme clouait des cornes. Le sentiment de
ture des groupes domestiques, sous l’impulsion de Peter l’enfance était également inconnu dans la mesure où
Laslett (1972) et du Cambridge Group for the his- l’on ne reconnaissait guère les spécificités de ce groupe
tory of population and social structure, ont montré d’âge. La mortalité des nouveau-nés était considérée
que, dans une vaste partie de l’Europe, les groupes comme naturelle et le nourrisson qui avait survécu
domestiques avaient une configuration identique à aux périlleux premiers mois et années de sa jeune
celle des années 1950 et 1960. L’industrialisation vie, devenait un petit adulte, vêtu comme les aînés,
n’a donc pas « nucléarisé » la famille parce que la associé à leurs tâches dans le cadre de l’apprentissage.
famille était nucléaire depuis longtemps. Alan Mac- Selon Philippe Ariès, l’enfant sera peu à peu séparé
Farlane(2), constatant l’ancienneté de ce modèle en du monde des adultes et la famille développera alors
Angleterre, a même avancé la proposition inverse, à son rôle éducateur. Au cours de ce processus, elle
savoir que c’était l’existence d’une famille nucléaire formera un mur entre elle et la société, le mur de la
qui avait favorisé dans ce pays l’émergence précoce vie privée. La « modernité » de la famille pour Ariès
de l’industrialisation. se situe là : au lieu de s’attacher à la transmission d’un
patrimoine ou d’un nom, la famille se replie sur la
La remise en cause des théories parsoniennes ne
cellule conjugale qui sera le lieu de socialisation de
relèverait que de l’histoire des sciences si elle n’avait
l’enfant. Sentiment de l’enfance et conjugalité vont
une conséquence importante sur la vision de la famille :
ainsi de pair.
dans cette théorie, la famille est une institution passive,
subissant les contrecoups d’un changement social et La thèse de Philippe Ariès connut un retentisse-
économique situé en dehors d’elle. Trente années de ment immense tant aux États-Unis qu’en France, en
recherches historiques ont révélé au contraire sa capa- articulant les questions de l’enfance, du sentiment,
cité de résistance et même d’action dans le contexte et celle des relations entre la cellule conjugale et la
de l’urbanisation et de l’industrialisation. communauté. Certes, des travaux subséquents ont
montré que certaines de ses hypothèses étaient erro-
La modernité du sentiment nées, qu’il existait dans les sociétés anciennes un
et la montée de la vie privée sentiment de la petite enfance, et que les groupes
de la jeunesse y étaient structurés. En rupture avec
Talcott Parsons et son école jugeaient la « moder- toutes les approches économiques, l’innovation de la
nité » de la famille à sa structure ; d’autres sociologues pensée d’Ariès réside dans l’insistance sur les aspects
se sont intéressés à la nature des relations régnant en culturels de la famille et l’analyse des attitudes et des
son sein. William Goode(3) estime que l’industrialisation sentiments. D’autres après lui, John Demos pour les
aurait offert à l’individu l’opportunité de s’émanciper États-Unis, Lawrence Stone pour l’Angleterre, Edward
Shorter pour l’Europe et la France, rechercheront dans
(2) Mac Farlane A. (1978), The origins of the English individualism. la naissance des sentiments intimes du couple, dans
The family, property and social transition, Oxford, Basil Blackwell. l’amour et l’émergence du sentiment de la vie privée
(3) Goode W., (1963), World Revolution and family patterns, les signes de la « modernité » de la famille.
Glencoe, The free Press
En quatre décennies, la famille a changé de visage : presqu’un mariage sur deux se termine
aujourd’hui par un divorce, contre environ un sur huit en 1970 ; 54 % des naissances ont
désormais lieu hors mariage alors que cela concernait moins de 7 % d’entre elles quarante
ans plus tôt ; près d’un enfant sur quatre de moins de 18 ans vit dans une famille monoparen-
tale ou recomposée et l’homoparentalité est officiellement reconnue dans plusieurs États
européens. Ces bouleversements ont contribué à faire de l’enfant, et non plus du mariage,
l’élément fondateur de la famille.
Bien qu’assimilées par le corps social, ces transformations, nous rappelle Martine Segalen,
ne se font pas sans heurts, que ce soit pour les enfants, directement concernés, ou pour le
législateur, confronté à de nouveaux besoins et de nouvelles situations.
C. F.
D’abord mesurer le changement : la plus haute précisément à l’aune des rapports parents-enfants que
fonction de l’État sert d’étalon, depuis le couple « tra- l’on peut évaluer les effets des transformations conjugales
ditionnel » formé par le président de Gaulle et Yvonne, qui continuent de changer le visage de la famille, une
la double famille du président Mitterrand, les recompo- institution dont les formes se renouvellent.
sitions familiales du président Sarkozy dont le dernier
enfant est plus jeune que son neveu, jusqu’au couple L’union libre
formé par le président Hollande, jamais marié et dont
la compagne n’est pas encore divorcée de son époux. Jusque dans les années 1970, le mariage d’amour
apparaissait comme une conquête de la liberté des indi-
C’est Henri Mendras qui a le mieux résumé l’évolu-
vidus et des cœurs sur les arrangements familiaux. Il
tion radicale du modèle familial européen : « En vingt ans,
n’existait alors qu’une seule façon de fonder une famille :
la monogamie absolue instaurée par le Christ et réitérée
le mariage. Celui-ci revendiquait la complémentarité de
avec force par Saint-Paul […], ce fondement de la civili-
l’amour et de l’union légale. L’attirance personnelle en
sation de l’Occident chrétien, s’écroulait sous l’influence
était la seule justification. Cette union était formée par
de quelques soixante-huitards : révolution des mœurs à
un couple « fusionnel » dans lequel les deux partenaires,
l’échelle millénaire dont on n’a pas encore mesuré les
chacun dans son rôle (les femmes alors ne travaillaient
conséquences ultimes sur notre système de filiation et sur
guère en dehors de chez elles), poursuivaient un but com-
la construction de la personnalité des enfants »(1). C’est
mun. Ce modèle se définissait par une double inspiration,
la recherche du bonheur et le respect de l’institution.
(1) Le Monde, 12 février 2002. 417 000 mariages sont célébrés en 1972.
350000
300000
245 334
250000
100000
50000
38 949 6 139
0
19 0
71
72
19 3
74
19 5
76
19 7
19 8
79
19 0
81
82
83
84
19 5
86
19 7
88
89
19 0
91
19 2
93
19 4
19 5
96
19 7
98
20 9
00
01
20 2
03
20 4
05
20 6
20 7
08
20 9
10
7
7
7
9
9
0
0
0
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
20
20
Source : INED.
65 000 59 837
45 000 39 576
31 161
22 108 24 979
25 000 19 410
6 139
5 000
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010*
Source : INED.
du mariage est d’ailleurs devenu Salon du mariage phiques 1 et 4) est à corréler avec les taux d’emploi
et du PACS. féminin, car le développement du salariat est allé de pair
avec l’autonomie financière des femmes. Des réformes
203 800 couples ont choisi cette formule en 2010, dont
ont peu à peu assoupli les procédures et depuis 2005, il
95 % d’hétérosexuels (graphique 2). Cette augmentation
existe trois types de divorce qui sont autant de reflets
très importante doit être mise en rapport avec la chute
des formes de la vie conjugale : maintien de la procé-
du nombre des mariages qui, après une remontée à la
dure de divorce pour faute ; divorce par consentement
fin du XXe siècle (300 000 en l’an 2000), diminue régu-
mutuel, selon la loi de 1975, prononcé à l’issue d’une
lièrement depuis (graphique 1). En 2010, seuls 245 000
seule audience au lieu de deux ; divorce pour altération
ont été célébrés avec des époux de plus en plus âgés
définitive du lien conjugal (anciennement rupture de
(31,8 ans pour les hommes et 30 pour les femmes). Cer-
vie commune), qui peut désormais être engagé sur la
tains couples considèrent le PACS comme un acte
demande d’un des deux conjoints, et intervenir dès la
purement privé et administratif ; d’autres au contraire
deuxième année du mariage, contre six ans auparavant.
l’entourent de formes rituelles qui l’apparentent à un
Ce nouveau type de procédure qui instaure un droit
mariage(3). C’est parfois une étape précédant le mariage :
unilatéral à divorcer constitue une petite révolution.
34 023 dissolutions ont été enregistrées en 2010 sans que
La loi dit en quelque sorte qu’on ne peut obliger un
l’on puisse dire si ces couples se sont mariés ensuite.
couple à durer : un époux ne peut être « enfermé » dans
En additionnant le chiffre des mariages et des PACS,
un mariage malheureux, même s’il n’y a pas eu de
on retrouve celui des unions légales dans les décennies
« faute ». En 2007, sur 134 477 divorces, 54 % relevaient
d’après-guerre. Le couple fonde l’institution familiale,
du consentement mutuel, 21,2 % du divorce accepté
mais comme au restaurant, chacun fait son menu.
(dit pour « altération définitive du lien conjugal ») et
encore 15,2 % du divorce pour faute(4).
Ruptures à la carte
Au mariage civil ne répond pas encore le « divorce
Quelle qu’en soit sa forme, l’union conjugale civil » (sans juge et en mairie), mais au mariage libre-
contemporaine se caractérise par sa fragilité et son ment consenti correspond l’idée que le divorce ne
instabilité. En témoigne le niveau de divortialité. Sa
très forte augmentation à partir des années 1980 (gra-
(4) Lemonnier A. et Timbart O. (2009), « Les divorces pro-
noncés de 1996 à 2007 », Infostat Justice, janvier, n° 104. Les
(3) Sur ce point, voir dans ce même numéro l’article de 9,6 % restants relèvent des conversions de séparations de corps en
Wilfried Rault p. 17 à 21. divorces.
sanctionne plus une faute, mais constate un mauvais perd de sa transcendance, invitant chacun à plus
choix. Le contrat amoureux, même assorti des droits d’autonomie.
et des devoirs du mariage, doit pouvoir être défait sans
que la rupture ne rajoute aux aigreurs de l’échec ou de Familles monoparentales
l’erreur. Ce divorce libéral ôte au mariage la pellicule et soutiens publics
protectrice qu’il offrait, notamment aux femmes et
aux enfants. Conséquences des ruptures familiales, les femmes
sont souvent propulsées dans des situations difficiles,
La famille repose désormais sur la volonté des
surtout lorsqu’elles n’ont ni qualification profession-
individus, ce dont prend acte la réforme de 2005. Le
nelle, ni capital scolaire et économique. Le lien entre
lien du couple, en quelque sorte « désymbolisé »,
monoparentalité féminine et précarité s’observe surtout
50,0
40,0
30,0
20,0
10,0
0,0
20 (p)
20 (p)
(p)
70
71
72
73
86
74
75
76
77
78
79
80
81
82
83
84
85
87
88
89
90
91
92
93
94
95
96
97
98
99
00
01
02
03
04
05
06
07
20 08
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
19
20
20
20
20
20
20
20
20
20
09
10
11
Source : INSEE.
55
Graphique 4. Indicateur conjoncturel de divortialité (a) (pour 100 mariages)
50
45
40
35
30
25
20
15
10
0
11
19 1
19 1
19 0
19 2
19 0
19 8
20 6
19 9
19 3
20 0
20 3
19 4
20 8
20 2
20 0
20 1
19 8
09
20 9
19 4
19 6
72
19 6
19 3
20 5
19 3
19 5
70
19 9
82
04
74
07
19 1
19 5
19 6
19 8
19 7
19 7
19 5
77
8
7
9
9
0
8
0
8
0
0
1
0
8
9
9
9
8
8
0
7
8
7
9
7
9
7
19
20
20
19
20
19
19
19
19
Source : INED.
(a) L’indice conjoncturel de divortialité indique le nombre de divorces dans une promotion fictive de mariages
dont les taux de divorces seraient à chaque durée de mariage égaux à ceux observés l'année considérée.
Il peut être interprété comme une estimation de la proportion de mariages qui se termineront par un divorce.
parmi les femmes jeunes et peu diplômées qui ont donné des individus, la séparation ou le divorce interpellent
naissance précocement à leurs enfants, dans des milieux l’État, auprès duquel se tournent les plus démunis pour
où le père est plus souvent ouvrier ou employé. Pour obtenir un logement social et des aides financières. Il
les femmes diplômées et actives qui peuvent recourir lui est demandé de se substituer aux pères défaillants.
à des aides payées pour la garde de leurs enfants, la C’est là un des multiples exemples de la « schizo-
monoparentalité ne constitue qu’une étape transitoire phrénie » de l’État qui crée les conditions de problèmes
entre deux couples. Cet exemple illustre le phénomène sociaux dont le coût lui incombe et qu’il cherche en
de « dualisation des destins féminins » contemporains. même temps à prévenir(7). Pour redorer le blason du
En 2005, 1,76 million de familles étaient composées d’un mariage, il avait même été suggéré, en 2011, de conférer
seul parent et d’un enfant de moins de 25 ans, soit deux plus de solennité à la cérémonie, qui, dans les grandes
fois plus qu’en 1968 ; 2,8 millions d’enfants vivent dans villes, est souvent réduite à la lecture des actes de la loi.
une famille monoparentale(5). Ce parent seul est le plus
souvent la mère et les enquêtes montrent qu’une propor- Familles recomposées
tion relativement importante des enfants cessent toute
relation avec leur père : ainsi, près d’un quart des pères Les recompositions familiales ont contribué à rendre
divorcés disparaissent sans verser la pension alimentaire encore plus complexe le paysage familial et à fragili-
à laquelle un juge les a astreints(6). Dans les milieux les ser les liens de filiation. Un sociologue anglais, Bob
plus défavorisés, les enfants de famille monoparentale Simpson (1994), ironise sur le passage de la nuclear
connaîtront donc des situations de logement, d’éducation family à la unclear family, de la « famille nucléaire »
et de scolarisation moins favorables que dans les milieux à la « famille pas très claire ». Les Suédois parlent de
plus aisés. La fragilité conjugale renforce la fracture rainbow families, familles arc-en-ciel.
sociale, surtout en temps de chômage massif.
En effet, l’après-divorce connaît une multitude
Si l’union et le couple ne concernent que la vie privée de figures familiales différentes. Le couple se trouve
(5) Chardon O., Daguet F., Vivas É. (2008), « Les familles (7) Par exemple, en aidant les mères à élever seules leurs en-
monoparentales. Des difficultés à travailler et à se loger », Insee fants, l’État désincite les pères à assumer leurs obligations, alors
Première, juin, n° 1195. même que le droit de la famille est explicitement favorable à un
(6) Villeneuve-Gokalp C. (1999), « La double famille des en- maintien du lien entre l’enfant et ses deux parents après une rupture
fants de parents séparés », Population, n° 1. conjugale.
Tableau 1. La part des mineurs vivant en famille recomposée est stable à partir de 7 ans (en %)
Âge
Situation familiale selon l’âge
0-6 ans 7-13 ans 14-17 ans
En famille traditionnelle 82,2 72,8 66,9
En famille recomposée 7,2 9,9 9,8
avec enfant(s) de l’union actuelle 4,3 2,5 0,9
sans enfant de l’union actuelle 2,9 7,4 8,9
En famille monoparentale 10,1 16,6 19,0
Hors famille 0,5 0,7 4,3
(seul ou avec d’autres personnes)
Lecture : 82,2 % des enfants de 0 à 6 ans vivent au sein d’une famille traditionnelle, 7,2% vivent dans une famille recomposée,
10,1 % vivent en famille monoparentale et 0,5 % vivent hors famille.
Champ : France métropolitaine, population des 0 à 17 ans vivant en ménage ordinaire.
Source : Insee, moyenne annuelle des enquêtes Emploi de 2004 à 2007. Repris de INSEE Première n° 1259, octobre 2009.
multiplié par deux, les enfants disposant maintenant cerner par le biais des enfants : Henri Léridon (1995),
de deux foyers de référence, celui dans lequel ils au terme d’un débat portant sur les concepts, retient la
habitent avec le parent dit « isolé », et celui dans définition suivante : « est dite recomposée toute famille
lequel habite l’autre parent. Puis, un ou chacun des comprenant un couple vivant avec au moins un enfant
parents peut éventuellement reformer une autre union. qui n’est pas celui des deux conjoints ». En 2006,
De nouveaux enfants peuvent naître. Plutôt qu’une 1,2 million d’enfants de moins de 18 ans vivent au sein
soustraction, c’est alors l’abondance de parents, avec d’une famille recomposée en France métropolitaine.
les beaux-parents, les demi- et faux frères, six couples Parmi eux, 800 000 vivent avec un parent et un beau-
de grands-parents, etc. parent, le plus souvent un beau-père(9).
Au terme de « famille recomposée », Didier Le La situation contemporaine se caractérise le plus
Gall et Claude Martin(8) préfèrent un concept plus souvent par la présence d’une nouvelle figure mas-
dynamique permettant de saisir les situations en culine, pseudo-paternelle, le beau-père, qui n’est « ni
mouvement qui aboutiront finalement à une nou- parent, ni ami » et avec qui il faut trouver la « juste
velle conjugalité plus ou moins institutionnalisée. Ils distance ». Pour Irène Théry (1998, p. 84-85), les
suggèrent l’emploi de « processus de recomposition familles recomposées sont à la fois des lieux d’an-
familiale » qui « resitue le foyer composé dans une goisse – dans la mesure où elles remettent en cause les
trajectoire et un réseau familial plus large ». C’est places instaurées par l’institution – et des laboratoires
aussi mieux prendre en compte la complexité de ces où s’inventent de nouvelles relations. En tout cas, à
phénomènes qui recouvrent des réalités sociales et l’instar des débats autour du mariage homosexuel, elles
familiales très diverses, selon la catégorie sociale et imposent de réfléchir aux différentes fonctions de la
le niveau culturel des partenaires, leur âge, le nombre, parenté, et notamment au rôle de la parenté du foyer,
l’âge et le sexe de leurs enfants, les conditions de la ce lien qui se crée dans l’interaction quotidienne au
rupture et de la nouvelle union, etc. sein d’une résidence partagée entre beau-père et bel-
enfant. La famille recomposée exige toujours un travail
Difficiles à nommer, ces groupes domestiques,
de construction sociale. Ce que la famille stable offre
désormais inscrits dans le paysage familial, sont encore
inconditionnellement – la sécurité de la filiation – doit
plus difficiles à saisir statistiquement. On tente de les
ici être prouvé quotidiennement à l’enfant.
(8) Le Gall D. et Martin C. ( 1990), Recompositions fami- (9) Vivas E. (2009), « 1,2 million d’enfants de moins de 18 ans
liales, usages du droit et production normative, Caen, Centre de vivent dans une famille recomposée », INSEE Première, n° 1259,
recherches sur le travail social. octobre.
Les divorces et les recompositions familiales ont nouvelle forme de conjugalité : avoir un enfant à 40
ainsi mis en évidence le lien entre union (quelle que ans et au-delà pour les mères, et 45 ans et au-delà pour
soit sa forme) et filiation : reconnaissant la fragilité du les pères devient chose courante. Pour les femmes,
lien conjugal, le législateur s’est efforcé de conserver ces naissances sont généralement associées à une
la pérennité du lien filial, des deux côtés. Pendant remise en couple. Il s’agit de refaire famille avec le
longtemps, 90 % des gardes d’enfant ont été attribuées nouveau compagnon, qu’il y ait ou non des enfants
aux mères jusqu’à la réforme de 2002, permettant la de précédentes unions. Les parentés par adoption sont
résidence alternée. Au bout de dix années, les experts aussi tardives : plus d’un enfant adopté sur deux entre
ne s’accordent toujours pas sur les effets de cette procé- dans un foyer composé d’un père âgé de plus de 45
dure qui ne concerne finalement que 15 % des couples ans et d’une mère âgée de plus de 40 ans(11). Ce qui, il
séparés. Âge de l’enfant, conditions affectives de la y a trente ans, aurait pu paraître comme un frein à la
rupture, conditions résidentielles des deux parents…, démarche d’adoption pour des couples stériles ne l’est
autant de paramètres qui expliquent tel ou tel choix. plus aujourd’hui, compte tenu des nouvelles normes
d’âge qui se sont diffusées, notamment à travers les
Garde alternée ou système traditionnel d’un
effets de l’assistance médicale à la procréation (AMP).
week-end sur deux et de la moitié des vacances, les
Les bonnes conditions du vieillissement, garanties par
conséquences pour les enfants sont cependant iden-
une prise en charge médicale adéquate, repoussent les
tiques. Les rôles normatifs ont tendance à se brouiller.
frontières de l’âge acceptable auquel on peut devenir
Dans les couples stables, une certaine façon d’être en
père et mère.
famille règle les horaires et les manières de table, le
type d’échanges verbaux, les rapports à l’argent, etc. Même si elles sont statistiquement peu importantes,
Dans les foyers recomposés, au sein desquels circulent ces naissances tardives interpellent la façon de penser la
les enfants, ceux-ci ont à connaître des modes d’être famille car elles contribuent à transformer les relations
en famille, des types de socialisation qui peuvent conjugales, les relations de germanité et de filiation(12).
différer, selon le nouveau destin conjugal de chacun Les relations au sein du couple vont associer, contraire-
des parents, et l’éventuel déséquilibre des ressources ment à la norme actuelle qui veut que les époux aient un
financières : ici, on est strict sur les horaires du cou- faible écart d’âge, un homme plus âgé à une femme plus
cher, là, pas du tout ; ici, on interdira la télévision et jeune, ce qui peut supposer une économie des relations
l’accès à internet, là, téléviseur et ordinateur seront conjugales plus inégalitaire. Contrairement aux familles
branchés en permanence. Certes, la plupart des enfants nombreuses dont tous les enfants se suivent, dans ces
s’arrangent de l’apprentissage de ces divers modes nouvelles configurations, l’écart d’âge entre les premiers
de socialisation ; pour les plus fragiles, toutefois, et les seconds enfants, loin de les rapprocher, les sépare.
l’équilibre peut être difficile à trouver. Qu’y a-t-il de commun entre un jeune adulte de vingt
ans et son demi-frère de deux ans ? La relation risque
Seules, paradoxalement, échappent encore aux effets
fort de n’être que d’indifférence ou de jalousie lorsque
de la privatisation du sentiment et de la démocratisation
viendra le temps de l’héritage. L’ordre des générations
de la vie sentimentale et affective, les familles fran-
se trouve perturbé ; l’enfant du nouveau couple, loin
çaises d’origine maghrébines ou sahéliennes. Celles-ci
d’être élevé en famille, est le plus souvent un enfant
continuent en effet de faire du mariage le fondement
seul. Sur cette perturbation dans l’ordre symbolique de
de la famille et nombre d’entre elles restent attachées
la fratrie se greffent des répercussions plutôt négatives
au mariage « arrangé » et à l’absence de sexualité des
concernant l’ordre des générations.
filles avant le mariage(10).
En effet, les grands-parents contemporains, dont on
Des parents plus âgés sait qu’ils offrent un soutien considérable aux jeunes
Non seulement l’âge au mariage et à la pre-
mière naissance a considérablement reculé mais les (11) Bessin M. et Levilain H. (2005), avec la collaboration de
Régnier-Loilier A., La parentalité tardive. Logiques biographiques
démographes observent aussi le développement des et pratiques éducatives, Dossier d’études, CNAF, n° 67.
paternités et maternités tardives, qui traduisent une (12) Selon Gilles Pison, le nombre de naissances issues de mères
de 40 ans et plus ne représentait en 2009 que 4 % du total des
naissances françaises. Cf. Pison G. (2010), « France 2009 : l’âge
(10) Voir Collet B. et Santelli E. (2012), Couples d’ici, parents moyen à la maternité atteint 30 ans », Populations et sociétés,
d’ailleurs. Parcours de descendants d’immigrés, Paris, PUF. n° 422.
générations(13), ne seront plus présents à l’appel, lorsque de l’éducation des enfants que celle de la représenta-
la mère a 45 ans, et le père 55 : non seulement leur santé tion symbolique de parentés indifférenciées sur le plan
ne leur permettra pas de développer une interaction sexuel. On voit aujourd’hui des enfants adoptés qui ont
avec ces nouveaux petits-enfants, mais ils n’offriront dépassé la trentaine à la recherche de leurs origines.
que l’image de la vieillesse dépendante. C’est seulement dans une génération que l’on pourra
éprouver les conséquences de ces bouleversements dans
Du droit des enfants l’ordre de la filiation.
au droit à l’enfant ?
Normes flottantes
Tandis que l’instabilité conjugale s’installait pour
Le bilan de ces changements, aujourd’hui assimilés
durer dans le paysage social, le statut de l’enfant se
par le corps social, manifeste que le point d’équilibre de
transformait profondément : enfant rare (puisque les
notre système de parenté se trouve déplacé du mariage
familles dites nombreuses ont quasiment disparu),
vers la filiation. À conjugalité faible, filiation forte :
enfant désiré, il est désormais le fondateur de la famille.
c’est une des constantes de l’univers de la parenté.
L’ordre généalogique s’inverse, et le voici en position
Et pourtant, la filiation a ses faiblesses aussi : malgré
de conférer à ses parents le statut d’adultes accomplis,
l’effort du législateur, elle semble conditionnelle et
au lieu qu’il soit, comme autrefois, seulement « fils
sujette à désordres. Au lieu de s’appuyer sur des règles
de » (Segalen, 2010). Dans une société d’incertitudes,
claires, ce champ résulte de choix individuels dont
sa naissance est la preuve de l’accomplissement de
Irène Théry (1993), la première, a mesuré les consé-
l’amour, d’où la « sacralité du « priceless child »(14),
quences dans Le Démariage, ouvrage dans lequel elle
dont le « désir » n’a jamais été aussi fort. En 2013,
posait la question du droit et des normes. « Le mariage
la France accordera aux homosexuels le droit de se
traditionnel, qu’il soit religieux ou laïcisé, exprimait
marier, décision à laquelle une majorité de Français
toujours un lien profond entre un moment de notre
se disent favorables ou résignés. Une très longue
histoire et les règles de l’alliance, l’idée qu’une même
campagne médiatique et politique a précédé l’évé-
référence fondamentale présidait à toute la société,
nement. Ouvrir le mariage aux homosexuels, c’est
qu’on la pense divine, naturelle, ou fondée, comme
reconnaître leurs pleins droits de citoyens et cette
dans la société moderne, sur le contrat. Cette référence,
mesure offrira surtout une extension des garanties
l’institution matrimoniale avait charge d’en être le
déjà ouvertes par le PACS.
symbole […]. Or, c’est cette place symbolique qui a
D’un point de vue symbolique, l’accès à l’adoption, été remise en cause par la redéfinition contemporaine
pour sa part, impliquera un bouleversement important de la signification du mariage : si son fondement est
dans la filiation, si le droit n’est plus fondé sur un père et le sentiment, sa vie le bonheur, sa mort le désamour,
une mère, mais sur deux parents de même sexe. L’argu- comment le mariage, même profondément modernisé,
mentaire de la protection de l’enfant – qu’il soit fabriqué continuerait-il d’être ce qu’il fut autrefois, l’horizon
par insémination artificielle, mère porteuse ou obtenu par indépassable des relations entre les hommes et les
adoption –, selon lequel il faut un deuxième parent pour femmes, le fondement de la société tout entière, la
protéger l’enfant au cas où son parent social ou biologique « clé de voûte de l’édifice social » ? Le mariage n’est
viendrait à décéder est bien connu. Cependant, c’est faire plus consubstantiel à l’univers humain de nos sociétés,
encore peu de cas des droits des enfants à avoir deux il est devenu une expérience subjective ; le choisir ou
parents de sexe différent – (ce qui peut être d’ailleurs le rompre relève de la conscience individuelle. Ce
le cas lorsque l’enfant a été conçu au préalable au sein mouvement qui bouleverse la définition même du
d’une union hétérosexuelle). La question est moins celle privé, nous le nommerons le démariage » (p. 13-14).
Nous voici entrés dans une ère nouvelle où la fabri-
(13) Attias-Donfut C. et Segalen M. (2007), Grands-parents. La
famille à travers les générations, Paris, Odile Jacob. Voir égale- cation de la famille n’est plus fondée sur l’institution,
ment, dans ce même numéro, l’article de Claudine Attias-Donfut, mais n’est pas désinstitutionnalisée pour autant : les
p. 43 à 49. normes s’assouplissent, se décentralisent, font appel à
(14) Zelizer V. (1985), Pricing the Priceless Child. The Chan-
ging Social Value of Children, Princeton, Princeton University
des tiers médiateurs. Notre système de parenté contem-
Press. porain, n’en déplaise aux chantres de l’individualisme,
que 29 % des hommes et 55 % des femmes de 20-24 Cette évolution s’accompagne de recompositions
ans vivaient en couple en 1982, ils/elles étaient res- rituelles telles que « les enterrements de vie de céliba-
pectivement 16 % et 31 % en 2006 (Daguet et Niel, taire » qui semblent connaître un engouement inédit
2010). Au-delà de cette évolution rapide, plusieurs depuis quelques années. Alors que les fiançailles asso-
changements majeurs peuvent être observés pour rendre ciaient les familles il y a cinquante ans, ces séquences
compte des mutations intervenues dans la formation du se déroulent principalement entre pairs, souvent de
couple contemporain : une diversification des formes même sexe et à distance des parentèles, dont l’emprise
d’union et de leur insertion dans les trajectoires indi- continue toutefois d’être importante dans les mariages
viduelles et conjugales, une dissociation croissante de contemporains fortement ritualisés (Maillochon, 2011).
la conjugalité de l’entrée dans la sexualité, une relative
Enfin, le mariage n’est plus l’horizon de tous les
recomposition des lieux de rencontre du conjoint, et
couples : la part des couples mariés n’a cessé de décliner
enfin des transformations relatives aux caractéristiques
au fil du temps, passant de 94 % en 1980 à 78 % en 2006
sociodémographiques des partenaires.
(Daguet et Niel, 2010), et le nombre de personnes qui
ne se sont jamais mariées a augmenté(4). Désormais, le
Une diversification mariage vient de plus en plus souvent encadrer la vie
des formes d’union commune existante et n’est plus de ce point de vue un
Une redéfinition de la place du mariage jalon de la formation des couples, voire de la famille :
dans la formation du couple on se marie de plus en plus fréquemment en présence
de ses enfants.
Le dernier tiers du XXe siècle a été marqué par
l’essor de la cohabitation et le recul du mariage. Ce L’essor d’une nouvelle forme d’union, le PACS
dernier a connu une forte érosion : alors qu’on comptait
Une autre transformation concernant les formes
plus de 400 000 mariages au début des années 1970, il
d’union tient à leur diversification. Créé en 1999 pour
a fortement décliné pour se stabiliser à environ 250 000
répondre à la demande de reconnaissance des couples
mariages par an. Il a certes connu une légère remontée
de même sexe, mais s’adressant également aux couples
au début des années 1990 et un pic très médiatisé à
de sexes différents, le pacte civil de solidarité (PACS)
300 000 en 2000, mais ces exceptions ne doivent pas
a connu un essor massif en dix ans. 205 000 PACS
faire illusion. D’une part, les couples cohabitent de plus
ont été enregistrés en 2010, pour 250 000 mariages.
en plus souvent avant de se marier, au point que les
L’évolution a été particulièrement marquante parmi les
mariages dits directs représentent moins d’un dixième
couples de sexe différent, mais ne doit pas masquer le
des mariages célébrés entre 1995 et 2004 (Rault et
doublement du nombre de PACS parmi les couples de
Letrait, 2009). D’autre part, la durée même des cohabi-
même sexe entre le début et la fin de la décennie 2000.
tations prénuptiales s’est allongée. Elle était d’environ
L’âge moyen au PACS (32,2 ans pour les femmes, 34,8
deux ans à la fin des années 1970, elle est plus proche de
pour les hommes) est assez proche de celui constaté
cinq ans pour des mises en couple plus récentes. Cette
pour le mariage et la pluralité de ses usages illustre
durée varie suivant la croyance et l’intensité de la pra-
parfaitement la diversification de la place des cadres
tique religieuse(2). L’explosion du nombre de naissances
institutionnels dans les trajectoires biographiques. La
hors mariage – qui représentent aujourd’hui plus de la
signification du PACS est en effet loin d’être homo-
moitié des naissances (55 % en 2010, cf. graphique 3
gène : d’un couple à l’autre, d’un individu à l’autre,
p. 11) – et le recul de l’âge au mariage(3) sont également
il peut constituer un engagement alternatif valorisé
révélateurs du changement de signification du mariage :
et revendiqué, une étape vers le mariage, ou encore
on est loin du rite de passage marquant un accès à « l’âge
un simple outil permettant de résoudre des questions
adulte » et à la famille.
juridiques et pratiques (Rault, 2009).
(2) Cf. Régnier-Loilier A. et Prioux F. (2009), « Comportements Les cadres institutionnels apparaissent ainsi de plus
familiaux et pratique religieuse en France » in Régnier-Loilier A.
(dir.) (2009). en plus comme des ressources que les individus choi-
(3) 30 ans pour les femmes et 31,8 ans pour les hommes en ce sissent de mobiliser ou non en fonction du sens et des
qui concerne la primo-nuptialité (qui correspond au mariage de
personnes célibataires). Il est plus élevé pour tous les mariages (4) En France, 28 % des femmes nées en 1965 ne se sont pas
confondus : 32,6 ans pour les femmes, 35 ans pour les hommes (cf. mariées avant 50 ans et cette proportion devrait monter à 35 % pour
Mazuy et alii 2011). les femmes nées en 1975 (voir Mazuy et alii, 2011).
fonctions qu’ils leur donnent. Cette évolution historique anticipation il y a un demi-siècle, ils sont devenus un
est tout à fait emblématique du mouvement d’indivi- élément même du processus, en amont de la vie com-
dualisation contemporain caractérisé par le passage de mune. La sexualité est au cœur de la formation du couple
prescriptions normatives explicites, formulées par les (Bozon, 1991), intervenant nettement plus souvent dans
institutions sociales telles que la religion, l’État ou la les premières semaines des fréquentations. Certains
famille à une régulation privée, largement intériorisée scénarios de rencontre sont également caractérisés par
par les individus. La formation des couples n’est plus l’intervention de la sexualité en amont même de la rela-
régulée par le mariage-institution, elle est soumise à tion(5). Dans ces configurations, le rapport sexuel devient
l’emprise d’une plus grande diversité normative et un moment d’expérimentation et ainsi un critère essentiel
revêt ainsi des formes distinctes d’un couple à l’autre. pour la transformation d’une rencontre en relation, puis
éventuellement en couple. Ce type de scénario ne revêt
Une dissociation croissante toutefois pas le même enjeu pour les femmes et pour les
de la conjugalité et de l’entrée hommes, la sexualité préconjugale récréative ou pros-
dans la sexualité pective étant plus stigmatisée pour elles que pour eux.
L’apparition d’une sexualité juvénile
Une recomposition
Une autre modification majeure du processus de des lieux de rencontre
formation des couples tient à la redéfinition de la place
Fin du bal, essor des soirées
de la sexualité. L’évolution s’est faite de deux manières
étroitement liées. Un premier changement réside dans La morphologie des espaces de rencontre s’est
l’autonomisation de la sexualité vis-à-vis du couple, recomposée au cours des dernières décennies(6). Les
notamment dans la jeunesse. Ainsi, parmi les femmes transformations observables ne doivent rien au hasard
nées entre 1936 et 1945, une large majorité a eu pour et s’inscrivent logiquement dans le processus d’allon-
premier conjoint son premier partenaire (68 %), la gement et d’autonomisation de la jeunesse. Alors que
situation concernant toutefois une minorité des hommes le premier conjoint était souvent rencontré dans un
de la même génération (34 %) (Toulemon, 2008). Pro- espace d’interconnaissance ou sous l’emprise du regard
gressivement, sous l’impulsion d’un allongement de la parental, on constate en effet un essor des cadres de ren-
jeunesse et d’une autonomisation vis-à-vis de la parenté, contres qui renvoient à des sociabilités plus strictement
s’est mise en place une période de « jeunesse sexuelle » juvéniles. L’âge d’or du bal, espace associant plusieurs
dissociant premier partenaire sexuel et premier conjoint générations, est bel et bien terminé : il concerne à peine
(Bozon, 2009). Le premier conjoint est aujourd’hui plus plus d’1 % des rencontres d’un premier conjoint dans
rarement le premier partenaire. L’évolution est parti- les années 2000 (contre 25 % dans les années 1960).
culièrement notable pour les femmes puisque 19 % de Cette transformation ne marque pas la fin des rencontres
celles qui sont nées après 1981 et 10 % des hommes ont sur les lieux de sociabilité constitués autour de la danse
eu un premier conjoint qui était le premier partenaire. puisque d’autres espaces de ce type, davantage sous-
La période préconjugale, entre un premier rapport et traits aux regards des générations plus âgées, se sont
une première vie en couple, s’est ainsi allongée ; elle développés. Les discothèques ont ainsi gagné du terrain
est un peu plus longue pour les hommes que pour les dans les années 1970 avant de décliner légèrement et
femmes (Bozon, Rault, 2012). Et la première vie en de se stabiliser autour de 10 % dans les années 1980 et
couple cohabitant est plus souvent précédée d’autres 1990. Les soirées entre amis ont pris un essor remar-
relations non-cohabitantes, notamment pour les hommes. quable et représentent le principal lieu de rencontre
Il demeure ainsi une asymétrie forte entre les parcours d’un premier conjoint au début des années 2000 (près
des hommes et ceux des femmes en dépit du rapproche- d’un cinquième des rencontres). Caractéristique des
ment qui caractérise la seconde moitié du XXe siècle. populations pourvues d’un fort capital économique et
scolaire dans les années 1960, la soirée entre amis est
La sexualité fondatrice du couple ?
C’est aussi la place même de la sexualité dans le (5) C’est le cas notamment de scénarios reposant sur certains
usages d’internet (voir Bergström, 2012).
processus de formation du couple qui a changé. Alors
(6) Les résultats mentionnés ci-après sont issus d’une exploitation
que les rapports sexuels étaient une conséquence de la réalisée par Bozon M. et Rault W. (2012) de l’enquête Contexte de
formation du couple incarnée par le mariage, ou son la sexualité en France (INSERM-INED, 2006).
scolaire structure cette forte « homogamie par l’âge » avec l’âge pour les femmes tandis qu’il augmente pour
dans la mesure où les classes scolaires et les classes les hommes (Rault et Letrait, 2009).
d’âge sont quasiment équivalentes.
●●●
Cependant, l’évolution des écarts d’âge donne égale-
Se dessine ainsi une diversification des manières
ment à voir de nombreuses continuités. Non seulement
d’entrer en couple et de faire couple. Toutefois, ces
l’asymétrie entre les sexes demeure importante, mais
transformations ne doivent pas masquer certaines conti-
cet écart se maintient de manière diversifiée. Les dispa-
nuités plus générales, à commencer par la pérennité de
rités subsistent suivant les milieux sociaux et plusieurs
la norme conjugale. Si le couple est de plus en plus
caractéristiques sociales. Par exemple, les femmes agri-
souvent rompu, il reste l’objet d’une aspiration forte.
cultrices et inactives ont plus de chance d’avoir un écart
De même, la diversification évoquée ici est relative
d’âge élevé avec leur conjoint que les employées. Chez
au regard d’autres critères. Par exemple, la fidélité et
les hommes, le fait d’être cadre supérieur diminue cette
la monogamie demeurent de puissantes valeurs qui
probabilité par rapport à toutes les autres professions
encadrent le couple et la sexualité. La cohabitation
et catégories socioprofessionnelles (PCS) (Vanders-
semble aussi se maintenir comme idéal et le phénomène
chelden, 2006b). La différence d’âge se décline aussi
de « living apart together » renvoie la plupart du temps
différemment suivant les formes d’union : un faible
à des situations transitoires et ne se sont pas affirmées
écart est plus caractéristique des couples pacsés que
comme une forme fréquente de vie de couple(7). Enfin,
des couples mariés (Mazuy et al., 2011). Et parmi ces
la plupart des transformations décrites, si elles ren-
derniers, le fait de se marier sans cohabitation préalable
voient à un rapprochement relatif des expériences des
va de pair avec des écarts plus importants.
femmes et hommes ne doivent pas masquer le fait que
Enfin, la valorisation de la différence d’âge demeure la formation du couple est un lieu où la différenciation
fréquente. Mis en évidence par Michel Bozon dans les sociale des sexes se donne toujours à voir.
années 1980 (Bozon et Héran, 2006), l’attachement plus
grand des femmes au fait d’avoir un conjoint plus âgé
(7) Cf. Beaujouan É., Régnier-Loilier A., Villeneuve-Gokalp C.
perdure parmi les couples constitués entre le milieu des (2009), « Ni seuls, ni en couple. Les relations amoureuses non
années 1990 et le milieu des années 2000 ; il diminue cohabitantes », in Arnaud Régnier-Loilier (dir.).
BIBLIOGRAPHIE
● Bajos N., Bozon M. et l’équipe et Jablonka I. (dir.) (2009), Jeu- France : quelques différences entre ● Régnier-Loilier A. (2009)
CSF (2007), « Transformation des nesse oblige. Histoire des jeunes en les départements d’outre-mer et la (dir.), Portraits de famille. L’étude
comportements, immobilité des France, Paris, PUF. France métropolitaine », Population, des relations familiales et inter-
représentations », Informations vol. 66, n° 3-4. générationnelles , Paris, INED,
● Bozon M. et Héran F. (2006), coll. « Grandes enquêtes ».
sociales, n° 144. ● Pailhé A. et Solaz A. (dir.)
La formation des couples, Paris, La
● Beaujouan É. (2009), Trajec- Découverte. (2009), Entre famille et travail. Des ● Toulemon L. (2008), « Entre
toires conjugales et fécondes des arrangements de couple aux pra- le premier rapport sexuel et la pre-
● Bozon M. et Rault W. (2012), tiques des employeurs , Paris, La mière union : des jeunesses encore
hommes et des femmes après une
« De la sexualité au couple. Espace Découverte. différentes pour les femmes et les
rupture en France, Thèse de doctorat
des rencontres amoureuses, genre hommes », in Bajos N. et Bozon M.
en démographie, sous la direction de ● Prioux F. (2003), « L’âge à la
et scolarité », Population, vol. 67, n° 3. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité
Prioux F., Paris, Cridup-INED. première union en France. Une évo-
● Daguet F. et Niel X. (2010), en France. Pratiques, genre et santé,
● Bergström M. (2012), « Nou- lution en deux temps », Population,
« Vivre en couple. La proportion de Paris, La Découverte.
veaux scénarios et pratiques sexuels vol. 58, n° 2-3.
jeunes en couple se stabilise », Insee ● Vanderschelden M. :
chez les jeunes utilisateurs de sites ● Rault W. et Letrait M. (2009),
Première, n° 1281.
de rencontres », Agora Débats/ « Diversité des formes d’union - (2006a), « Homogamie sociopro-
Jeunesse, n° 60. ● Girard A. (2012), Le choix et “ordre sexué” », in Régnier- fessionnelle et ressemblance en
du conjoint , Paris, Armand Colin, Loilier A. (dir.), Portraits de famille. termes d’études : constat et évolu-
● Bozon M. :
coll. « Classiques ». L’étude des relations familiales et tions au fil des cohortes d’union »,
- (1991), « La nouvelle place de la intergénérationnelles, Paris, INED, Économie et statistique, n° 398-
sexualité dans la constitution du ● Maillochon F. (2011), « Le cœur
coll. « Grandes enquêtes ». 399.
couple », Sciences sociales et santé, et la raison. Amis et parents invités
vol. 9, n° 4. au mariage », Genèses, n° 83. ● Rault W. (2009), L’invention - (2006b), « L’écart d’âge entre
du PACS. Pratiques et symboliques conjoints s’est réduit », Insee
- (2009), « Jeunesse et sexualité ● Mazuy M., Prioux F. et
d’une nouvelle forme d’union, Paris, première, n° 1073.
(1950-2000). De la retenue à la res- Barbieri M. (2011), « L’évolu-
Presses de Sciences po.
ponsabilité de soi » in Bantigny L. tion démographique récente en
Très distincts dans les décennies d’après-guerre, les rôles masculins et féminins au sein
de la famille ont évolué vers plus d’indifférenciation. Inséparable de l’entrée massive des
femmes sur le marché du travail à partir des années 1960, cette tendance s’est traduite par
un partage du temps entre travail rémunéré et famille plus équilibré pour les deux sexes.
Marie-Agnès Barrère-Maurisson distingue trois périodes : tandis que les années 1960
et 1970 sont encore dominées par un modèle de répartition des rôles traditionnel – les
femmes travaillent mais ont un emploi « d’appoint » –, les années 1980 sont caractérisées
par le souci de rééquilibrer le partage des tâches au sein de la famille et promouvoir
l’égalité professionnelle, dans un contexte où les femmes sont davantage touchées par le
développement des emplois « atypiques ». Depuis les années 1990, la diversité des formes
familiales et l’affirmation du statut et des droits de l’enfant ont contribué à une plus grande
indistinction des rôles, dont témoigne la reconnaissance progressive de l’homoparentalité.
C. F.
À l’heure où l’on évoque une plus grande indis- Répartition des rôles : hommes
tinction des rôles masculin et féminin – notamment et femmes face à l’emploi et la famille
à travers les nouvelles attributions des pères et des
mères –, où l’on reconnaît les couples homosexuels et Hommes et femmes :
leur droit à être parents, où en est-on des pratiques et un double rôle, professionnel et familial
des réalités en matière de rôles sexués, entre hommes
On ne peut analyser séparément la place des hommes
et femmes ?
et des femmes dans les registres familial et profession-
La situation actuelle et son devenir renvoient à nel. En effet, il existe un lien indissoluble entre le travail
l’histoire récente des hommes et des femmes au sein et la famille, en d’autres termes entre la sphère de la
des familles, en termes de couple et de procréation, production et celle de la reproduction. Elles sont de fait
ainsi que de rapport au travail. articulées car toute action concernant l’une interagit sur
l’autre et réciproquement. D’où une série permanente
Trois âges de régulation sociale et familiale, au
d’adaptations respectives du fait des changements
cours des trente dernières années, permettent de saisir
sociaux incessants.
les enjeux qui semblent se dessiner à l’aube d’une
phase « post-moderne » fondée sur une redéfinition C’est pourquoi la situation des hommes et des
des rôles de sexe mais aussi de la parentalité et des femmes par rapport à l’un des pôles (l’insertion pro-
relations entre générations. fessionnelle, par exemple) renvoie inévitablement à
celle qu’ils ont par rapport à l’autre pôle (la famille). temps mais aussi en termes de qualité. Ainsi, pour le
Qui plus est, il y a un lien entre ce qui se passe dans la temps « parental » (équivalent d’un travail à mi-temps),
sphère publique (la société dans son ensemble) et ce les mères en font deux fois plus que les pères. En outre,
qui a lieu dans la sphère privée de la famille (Barrère- elles accomplissent les tâches les moins « nobles » – faire
Maurisson, 1992). le « taxi » pour les enfants, s’occuper de leurs repas,
etc. –, tandis que les pères se réservent des occupations
De la sorte, si l’on veut assurer une véritable égalité
plus ludiques et plus gratifiantes.
professionnelle, il faut en même temps se donner les
moyens d’approcher une réelle égalité familiale, car Quant aux tâches purement domestiques, force est
l’une ne va pas sans l’autre. En ce sens les politiques de constater qu’elles constituent une sorte de « noyau
doivent se saisir des deux champs à la fois : l’emploi dur » : le partage n’évolue guère, et se fait toujours au
et la famille, le public et le privé. détriment des femmes, surtout dans les familles avec
enfants, alors que les jeunes couples sans enfant sont
Allant plus loin, on doit bien considérer que le travail
plus égalitaires. Et la réduction de la durée du travail,
englobe le travail productif, rémunéré, salarié (le plus
tout comme le travail à temps partiel des femmes, ont
souvent), mais aussi celui qui est effectué dans le cadre
renforcé le clivage : les femmes reportent le temps
de la famille (la production familiale en quelque sorte),
libéré sur le domestique.
c’est-à-dire le travail domestique, mais aussi le travail
parental (Barrère-Maurisson, 2003). Il s’ensuit deux C’est pourquoi la promotion de l’égalité profession-
conséquences majeures. Tout d’abord, c’est l’ensemble nelle ne peut se faire sans celle de l’égalité au sein de
de ce travail qui est partagé dans la famille entre les la famille. Et dans ce domaine, il est nécessaire d’agir
conjoints. Mais c’est aussi l’ensemble de ce travail qui conjointement en direction des femmes et des hommes.
est l’enjeu de politiques publiques ou d’entreprises :
aménagements d’horaires, travail à temps partiel, etc. Historique de la place des hommes
et des femmes dans le travail
Parité professionnelle et parité familiale et dans la famille
Aujourd’hui encore, malgré des avancées manifestes
Comment se fait-il qu’après tant d’années de lutte
des politiques d’égalité professionnelle, de fortes inéga-
contre les inégalités hommes/femmes, en particulier
lités entre hommes et femmes persistent sur le marché
dans la sphère du travail et de l’emploi, la question soit
du travail, en termes de postes occupés, de sécurité, de
encore d’une grande actualité ? Pour rendre intelligible
salaire, etc. Dans l’emploi, les femmes restent encore
la situation présente et saisir les clés de l’évolution
majoritairement cantonnées aux emplois peu qualifiés,
possible, il est nécessaire de relire le passé récent. Les
souvent associés à une faible rémunération, assortis de
trois dernières décennies du xxe siècle ont enregistré des
précarité, risque d’exclusion ou manque de protection
changements majeurs dans les relations liant le travail et
sociale. De plus, elles sont bien plus souvent que les
la famille, à travers trois modes de régulation distincts.
hommes employées à temps partiel, avec des horaires
fréquemment atypiques ; et lorsqu’elles sont chômeuses,
Le « familialisme » : l’homme travaille
elles ont plus de difficulté à retrouver un emploi.
et la femme a un emploi d’appoint
De fait, les femmes sont encore aujourd’hui « les
Les années 1960-1970 sont caractérisées par un
grandes perdantes » puisqu’à ces inégalités sur le marché
mouvement important de salarisation de la main-
du travail s’ajoutent des inégalités dans la famille. Au sein
d’œuvre féminine, conjointement au développement
des couples bi-actifs, elles réalisent encore plus de 60 %
du secteur tertiaire.
des tâches domestiques et les 2/3 des tâches parentales(1).
Et la participation des deux sexes au travail réalisé à la De nouvelles formes de famille apparaissent du
maison diffère non seulement en termes de quantité de fait de transformations fondamentales, concomitantes
et liées aux évolutions de l’emploi. C’est la fin d’une
(1) Calculs réalisés à partir de Ricroch L. (2012), « En 25 ans, hégémonie jusqu’alors séculaire, pour la famille conju-
moins de tâches domestiques pour les femmes. L’écart de situation
avec les hommes se réduit », in INSEE Références, Regards sur la gale, celle où seul l’homme travaillait tandis que la
parité 2012, figure 5, p. 74. femme s’occupait du foyer (Barrère-Maurisson, 2009).
Dès 1965 s’était ouvert un bouleversement culturel l’exerçaient également de façon différente. Soient elles
en France, avec l’arrivée à l’âge adulte de la génération étaient ouvrières, non qualifiées pour la plupart ; soit
du baby-boom. Les femmes, désormais plus nombreuses elles n’exerçaient leur activité que sous forme d’appoint
sur le marché du travail, conquièrent leur indépendance dans la famille, en complément ou en remplacement du
économique mais surtout leur indépendance identitaire. salaire du chef de famille, de façon souvent discontinue.
D’ailleurs, dans les années suivantes, les réformes progres- Ainsi avait-on coutume de parler dans ces années-là de «
sives du droit de la famille n’auront plus pour cible que la travail féminin », comme s’il était spécifique par rapport
mise en conformité des droits des femmes avec leur nou- à la norme du travail masculin traditionnel, assez souvent
veau rôle. Les refontes de la réglementation sur le divorce ouvrier, à temps plein et durable. Dès 1975, on parlera
sont tout autant venues prendre en compte l’augmenta- du « travail des femmes », signifiant par là que ce sont
tion de fait des séparations à la fin des années 1970 que les femmes en général qui ont changé de comportement
reconnaître l’égalité des droits entre hommes et femmes, en matière d’activité professionnelle.
la femme étant auparavant toujours considérée comme
En ce sens, la période est marquée par le fait que
juridiquement mineure par rapport à son mari.
les femmes sont sorties de la famille pour entrer sur le
Ainsi, avec le développement de l’activité féminine, marché du travail. Le développement du secteur tertiaire
c’est la structure même de la famille qui a été trans- offre aux femmes différents types d’emplois. D’un
formée. On est passé d’une famille de type patriarcal, côté des emplois stables dans l’administration et dans
où seul le chef de famille travaillait, à une famille où le parapublic ; de l’autre, des emplois plus flexibles,
les deux membres du couple sont actifs, même si la dans les commerces et les services.
femme ne l’est pas autant que le mari.
Le « féminisme » ou le développement
Du côté de l’emploi, on peut formuler l’évolution
du travail à temps partiel féminin
en disant que l’on est passé du travail féminin au travail
des femmes. L’essor massif de l’intégration des femmes Les années 1980 correspondent à une transition dans
sur le marché du travail oblige, en effet, à repenser – et les modes de vie et de travail. Les structures familiales
donc à renommer – le rapport des femmes au travail continuent de se transformer et le marché du travail
professionnel. Si auparavant les femmes qui avaient une commence à se dégrader de manière perceptible. Sur
activité professionnelle étaient moins nombreuses, elles les deux plans, on peut parler de flexibilité.
Du côté de la famille, la progression du travail des les jeunes, qui entrent plus tardivement sur le marché
femmes contribue à fixer un nouveau type de famille : du travail, ce qui contribue à réduire, par le bas cette
les familles à deux actifs équivalents (en 1970, 60 % des fois-ci, la durée de la vie active.
femmes mariées étaient professionnellement inactives ;
Mais, tandis que le secteur tertiaire continue de créer
à la fin des années 1980 elles ne sont plus que 30 % à
des emplois et reste donc dynamique, on constate que,
l’être). Dans le même temps, la législation atteste ces
simultanément, la flexibilité se développe à travers les
transformations, lorsqu’elle défend en 1983 l’égalité
contrats à durée déterminée (CDD), et les emplois à
professionnelle entre hommes et femmes et que se crée
temps partiel (plus spécifiquement destinés aux femmes)
un ministère des Droits des femmes.
qui priment dans le domaine des nouveaux services.
Ces évolutions vont dans le sens d’une plus grande
Le « parentalisme »,
autonomie des individus dans la famille, et d’une recon-
ou la vie « en CDD »
naissance de droits égaux, rendant plus accessible la
vie séparée. Les divorces se multiplient, témoignant de Il y a, dans les décennies 1990 et 2000, un mouve-
la difficulté à concilier désormais ce double rôle, à la ment général de parcellisation et de multiplication des
maison et au bureau, et facilités sans doute par une plus temps, que ce soit dans la vie privée comme dans la vie
grande autonomie financière de chacun des partenaires. professionnelle. « On est ainsi passé de parcours longs,
Cela conduit à une multiplication des unités parentales. durables, à vie, à des cheminements contractualisés,
À côté des couples à deux actifs, majoritaires, se déve- temporaires, momentanés » (Barrère-Maurisson, 2009).
loppe une nouvelle forme familiale : la monoparentalité.
Auparavant, la vie familiale était envisagée sur
Sur le marché du travail, outre l’introduction de le long terme, avec un couple unique pour la vie. De
la flexibilité, le principal phénomène concerne le rac- même pour le travail : un emploi, une carrière. Travail
courcissement de la durée de la vie active à ses deux et famille se déroulaient à travers des temps longs et les
extrémités. Ceci est dû aux effets durables de la crise trajectoires évoluaient de façon parallèle. Aujourd’hui,
économique, qui a engendré nombre de suppressions avec l’allongement de la durée de la vie et les condi-
d’emploi et mises en préretraites du fait des restructu- tions socio-économiques, les parcours sont hachés,
rations du secteur industriel. Le chômage s’étend alors segmentés. On a plusieurs emplois et l’on forme souvent
à d’autres catégories de main-d’œuvre, en particulier plusieurs couples au cours d’une même vie. Les inser-
tions se vivent à moyen terme, de façon contractuelle. de femmes actives âgées de 25 à 49 ans est, en effet,
On ne parle plus de plein-emploi mais de pleine activité passée de près de 50 % en 1970 à 80 % en 2000, et
(on connaîtra différentes périodes avec des activités 84 % en 2010. Les mères elles-mêmes sont majori-
variées au cours de sa vie). De même, avec la montée tairement actives : c’est le cas de près de deux mères
du nombre de séparations conjugales et de divorces, de deux enfants sur trois, et de la moitié des mères
on pourrait parler de « couples à durée déterminée ». de trois enfants ou plus.
Sur le marché du travail, on a assisté à une véritable L’objet des politiques et du droit de la famille devient
envolée des formes particulières d’emploi (FPE) et du l’enfant, seul repère désormais par rapport à une struc-
travail à temps partiel. Le travail à temps partiel, de ture familiale devenue instable. L’enfant constitue alors
fait, représentait déjà un emploi sur huit en 1990 ; dix le ciment de la famille et il convient de garantir son
ans après, c’est un emploi sur six et même un emploi avenir et ses droits en dépit des aléas de la vie de ses
sur trois pour les femmes. Si l’on inclut le travail à parents. La réforme du Code civil, en 1993, inscrite
temps partiel dans les formes particulières d’emploi, dans la Loi sur l’autorité parentale conjointe relative
il en représente, à la fin de la décennie, les trois-quarts. aux enfants, marque officiellement cette évolution. Elle
L’ensemble FPE-temps partiel est ainsi passé, au cours assure ainsi à l’enfant des droits et devoirs équivalents
de la période, d’environ 15 % (moins de un sur six) à de la part de ses deux parents ; elle a été renforcée par
24 % (presque un sur quatre) de l’ensemble des emplois. la loi de 2002 qui apporte des éléments juridiques
« Quand près d’un emploi sur quatre est désormais hors pour les familles recomposées à travers le principe de
de la norme du contrat à temps plein et durable, on peut coparentalité. Les pères sont de fait de plus en plus
parler de changement structurel de norme d’emploi » présents auprès de leurs enfants, y compris après la
(Barrère-Maurisson, 2009). Celle-ci devient, pour une séparation (le système de garde alternée est de plus
part importante, temporaire et flexible. en plus adopté par les parents).
Du côté de la famille, le phénomène de double Car le mouvement d’éclatement, suite à la montée
activité dans les couples est acquis. La proportion du nombre des divorces et des séparations, se pour-
suit largement au cours des deux décennies : l’indice seul ses enfants prioritairement ou de façon alternative,
conjoncturel de divortialité est passé de 12 % en 1970 qu’il soit père ou mère. En 2008, elles représentaient
à plus de 45 % aujourd’hui (cf. graphique 4, p. 11). 8 % de l’ensemble des ménages. D’un autre côté,
L’éclatement des formes traditionnelles de vie en famille progressent également les familles recomposées après
devient effectif. Les formes se multiplient et se com- séparation, qui mêlent quelquefois des enfants issus
plexifient : la famille devient plurielle. de plusieurs unions ou en tout cas dissocient le lien
parental et le lien conjugal. Enfin, on voit émerger les
D’un côté, on a assisté au cours des vingt der-
familles homoparentales, formées de deux adultes du
nières années à une forte augmentation des familles
même sexe et d’enfants, même s’il n’existe encore
monoparentales (+ 21 % au cours des années 1990),
aucune reconnaissance juridique de cette réalité de fait.
directement issues de séparations, où un parent élève
individus, et sa fonction première n’est plus tant la mise la période récente et actuelle où l’on tente de préserver
en couple que la parentalité ; ce qu’atteste également la le lien « parental » (lien entre un enfant et ses parents)
forte proportion des naissances hors mariages (près de conjointement dans la sphère privée et dans la sphère
55 % en 2011, cf. graphique 3, p. 11). professionnelle. Il y a bien là un triple enjeu de respon-
sabilité sociétale : de conditions d’emploi des seniors,
Vers une forme post-moderne mais aussi de solidarité et d’égalité, et in fine de rapports
de répartition des rôles : entre hommes et femmes sous une forme renouvelée
les relations intergénérationnelles au travers de la « conciliation intergénérationnelle »(6).
Ainsi, après les trois âges représentant trois modes
En raison de l’allongement de la durée de vie et
de rapports hommes/femmes tels le « familialisme »
du départ à la retraite des classes d’âges nombreuses
(préservation de la famille comme objectif sociétal),
des baby-boomers, une nouvelle préoccupation
le « féminisme » (préservation de la condition des
émerge maintenant, reposant principalement sur la
femmes) et le « parentalisme » (préservation du lien
génération des parents en âge de pleine activité :
entre l’enfant et ses parents), n’irait-on pas vers le «
celle de la prise en charge des « aînés ». Il y a donc
générationalisme »(7), ou préservation des solidarités
lieu de réfléchir à la question de l’emploi des seniors
entre générations ? En effet, hommes et femmes doivent,
qui vont être plus nombreux dans les prochaines
à tout âge, se partager les responsabilités de production
années(2), pour des raisons démographiques et en raison
et reproduction, non seulement à l’échelle du couple
de l’allongement de la durée de vie active (notamment
mais à celui des relations intergénérationnelles (parents,
pour les femmes).
enfants et petits-enfants). L’équilibre des sexes et des
Ainsi, les entreprises vont être plus souvent confron- générations se joue alors tout au long de la vie.
tées à la question des conditions d’emploi des seniors
qui doivent assumer la charge, plus ou moins importante,
de leurs propres parents âgés, quand ne s’ajoute pas
la prise en charge, à des degrés divers, de leurs petits-
enfants(3). En témoigne pour les personnes actives de
55-64 ans une charge importante de travail domestique
réalisé pour autrui(4).
À notre sens, ceci constitue la question sociale à
venir, autour de la « grand-parentalité active », c’est-
à-dire, selon notre acception, les seniors actifs qui ont
à la fois la charge de leurs aînés (et/ou de personnes
dépendantes) et de leurs petits-enfants(5). La société
devrait être confrontée à un nouveau défi pour garantir
(6) Barrère-Maurisson M.-A. (2012), « Actualité et pertinence
la sécurité malgré la flexibilité des structures, à travers de la relation travail-famille : les mutations d’un enjeu sociétal”, in
la préservation du lien intergénérationnel ; comme dans Closon C. et Lourel M. (éds.), L’interface vie travail - vie privée.
Questions en chantier, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychologie du
travail”.
(2) Les actifs de plus de 55 ans représentaient 8 % de la (7)
Ibidem.
population active en 1995, 13 % en 2010 et ils devraient être 15 %
en 2030, d’après l’INSEE.
(3) En France, d’après l’enquête « Modes de garde - DREES
2002 », parmi les enfants non gardés par leurs parents, 46 % le
sont par une assistante maternelle et 17 % par les grands-parents.
(4) D’après l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE de 1999,
elles effectuent 3 h 30 de travail domestique par semaine pour la
BIBLIOGRAPHIE
famille élargie, contre 1 h 30 pour les 25-54 ans.
● Barrère-Maurisson M.-A. : - (2009), « Genèse et histoire des ré-
(5) Cf. Centre d’analyse stratégique (2010), « La grand- gulations en matière de conciliation
parentalité active », Paris, CAS, Note de veille n° 199. - (1992), La division familiale du travail-famille », in Barrère-Mauris-
Cf. également Attias-Donfut C. (1995) (dir.), Les solidarités entre travail, Paris, PUF ; son M.-A. et Tremblay D.-G. (eds),
générations. Vieillesse, famille, État, Paris, Armand Colin. Voir Concilier travail et famille : le rôle
également, dans ce même numéro, l’article de Claudine Attias- - (2003), Travail, famille : le nou-
des acteurs, Québec, PUQ.
Donfut p. 00. veau contrat, Paris, Gallimard ;
Avec une descendance estimée autour de deux enfants par femme, la fécondité française
est à son minimum historique, même si elle est nettement supérieure à la moyenne euro-
péenne. Plusieurs tendances, analysées ici par France Prioux, caractérisent l’évolution
de la fécondité en France au XXe siècle. Si la proportion des femmes sans enfant et celle
des familles à enfant unique sont stables dans le temps, celle des familles nombreuses
s’est significativement réduite. Une telle évolution a entraîné une baisse de l’âge moyen
des maternités jusque dans les années 1970, avant que le recul de l’âge au premier enfant
n’inverse la tendance. Alors que les femmes nées en 1945 se distinguent par les âges moyens
au premier et au dernier enfant les plus faibles, les générations les plus récentes ont fait
augmenter considérablement les maternités après 30 ans.
C. F.
1871 1881 1891 1901 1911 1921 1931 1941 1951 1961 1971
Au cours du XXe siècle, ce sont les femmes nées au Note : G = génération
tournant des années 1930 dont la descendance finale a
Champ : France métropolitaine
été la plus élevée, dépassant légèrement 2,6 enfants par Source : INSEE (Beaumel et Pla, 2012) et estimations de l'auteur (estimation tendancielle).
femme (graphique 1) : elles ont eu leurs enfants durant
la période du baby-boom, qui a duré en France de 1946 l’encadré) est resté constamment supérieur à 2,4 enfants
à 1972 environ, période au cours de laquelle l’indica- par femme. La baisse de la descendance finale des géné-
teur conjoncturel de fécondité (voir la définition dans rations jusqu’à deux enfants par femme s’est ensuite
déroulée en trois temps : une baisse rapide jusqu’à la Les familles nombreuses
génération 1947 qui a eu 2,13 enfants en moyenne, une se font plus rares
stabilisation autour de ce niveau jusqu’à la génération
1960, puis une nouvelle baisse très progressive jusqu’à Le tableau 1 résume l’histoire féconde de quelques
2,0 enfants par femme dans les générations 1969-1972. générations de femmes nées entre 1930 et 1970. Notons
Il s’agit d’ailleurs d’un minimum historique, le seuil que si cette dernière génération a presque achevé sa
symbolique de deux enfants n’étant pas franchi par les vie féconde (elle était âgée de 41 ans en 2011, dernière
générations suivantes, car leur descendance finale se année d’observation de sa fécondité), la répartition
relève légèrement : on peut estimer que la génération de sa descendance par nombre d’enfants est plus
1976 (âgée de 35 ans en 2011) aura finalement entre incertaine car elle n’a pu être observée que jusqu’à
2,02 et 2,05 enfants en moyenne. Le niveau actuel de l’âge de 28 ans(2).
la fécondité en France est donc presque suffisant pour
assurer le remplacement des générations (cf. encadré), Tableau 1. Caractéristiques de la fécondité
des femmes des générations 1930 à 1970
contrairement à ce qu’on observe dans la plupart des
pays européens(1). Génération (année de naissance des femmes)
1930 1945 1960 1970
(1) Par contre, la génération 1895, avec 2 enfants par femme, Répartition des femmes selon le nombre d’enfants
était loin d’assurer son remplacement, en raison d’une mortalité mis au monde (%)
nettement plus élevée. 0 12 9 10 12
1 18 20 18 18
LES MESURES DE LA FÉCONDITÉ 2 27 38 40 41
3 19 20 22 21
La descendance finale est le nombre moyen d’enfants qu’a 4 ou + 24 13 10 8
eus une génération de femmes (c’est-à-dire les femmes Total 100 100 100 100
nées au cours d’une même année) en fin de vie féconde. On Descendance finale (nombre moyen d’enfants par femme)
l’obtient en calculant les taux de fécondité à chaque âge
2,65 2,22 2,12 2,00
dans une génération et en additionnant ces taux jusqu’à
l’âge de 50 ans. On dit que le remplacement de la géné- Age moyen à la naissance des enfants (années)
ration des mères est assuré dès lors que celle-ci a mis 27,5 26,0 27,7 29,6
au monde un nombre suffisant de filles pour la rempla- Champ : France métropolitaine.
cer nombre pour nombre. Dans les conditions actuelles Sources : Répartition par nombre d’enfants :
de mortalité, le remplacement de la génération est assuré Toulemon et Mazuy (2001) ; Descendances finales et âges moyens,
Insee et estimations de l’auteur.
avec une descendance finale de 2,08 enfants par femme
(1 fille + 1,05 garçon, pour tenir compte du rapport de mas- Bien que la proportion de femmes sans enfant ait
culinité à la naissance, + 0,03 pour tenir compte de la mor-
diminué entre les générations 1930 et 1945 (la propor-
talité des filles avant 30 ans, âge moyen à la maternité).
tion passe de 12 % à 9 %), la descendance moyenne
L’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) est la somme se réduit nettement, de 2,65 enfants par femme à 2,22.
des taux de fécondité par âge une année donnée. Bien
Ce sont essentiellement les familles nombreuses qui
qu’il s’exprime aussi en nombre moyen d’enfants par
femme, sa valeur peut s’écarter sensiblement (et dura- se sont raréfiées, car si près d’une femme sur quatre
blement) de la descendance finale des générations par- (24 %) née en 1930 a eu au moins quatre enfants, la
ticipant à la fécondité de l’année, car elle dépend aussi proportion tombe à 13 % dans la génération 1945. De
de l’évolution du « calendrier » de la fécondité, c’est-à- plus en plus de femmes ont ainsi limité leur descen-
dire de la répartition des naissances par âge des mères.
dance à deux enfants (38 % dans la génération 1945
Ainsi, parce que l’âge des mères a beaucoup reculé, l’ICF
est resté constamment inférieur à 2 enfants par femme contre 27 % des femmes nées en 1930). Alors que la
de 1975 et 2009, plongeant même jusqu’à 1,66 en 1993 et
1994, bien que la descendance finale des générations ne (2) L’enregistrement des naissances par rang dans les statistiques
soit jamais passée en dessous de 2 enfants par femme en de l’état civil étant défectueux, c’est seulement rétrospectivement
France (graphique 1). L’ICF d’une année donnée ne peut à partir des grandes enquêtes nationales de l’INSEE (baptisées
« enquêtes famille ») que la descendance par rang peut être analysée.
donc résumer à lui seul le niveau de la fécondité d’un pays. Les données de la dernière enquête « famille et logements » de 2011
n’étant pas encore disponibles, c’est sur les données de l’enquête
Voir aussi Meslé, Toulemon et Véron (2011). précédente (l’enquête « étude de l’histoire familiale » de 1999),
que sont basées ces répartitions et ces extrapolations réalisées par
Toulemon et Mazuy (2001).
respectivement 2 ans, 4 ans et 5 ans de plus que les non diplômées, ces valeurs s’établissaient respectivement
jeunes mères ayant seulement le baccalauréat, celles à 26 ans et 55 %. Ces dernières ont une fécondité à la
ayant un diplôme inférieur au bac et celles n’ayant fois plus précoce (32 % des mères étaient âgées de moins
aucun diplôme (Davie et Mazuy, 2010). L’âge au de 25 ans contre 5 % des plus diplômées) et plus élevée,
premier enfant a toutefois augmenté entre 2000 et puisque leur indice conjoncturel de fécondité (ICF)
2008 pour tous les niveaux de diplômes, et surtout s’élevait à 2,5 enfants par femme contre seulement 1,8
pour les moins diplômées : l’augmentation de la durée chez les plus diplômées. Dès l’âge de 30 ans cependant,
des études n’est donc qu’un des facteurs expliquant la fécondité des plus diplômées est plus élevée que celle
l’élévation de l’âge à la maternité. des autres femmes.
40 ans et +
0,1
0,0
Graphique 2. Âge moyen des pères et des mères 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010
âge (ans) lors de la naissance de leurs enfants depuis 1960 Champ : France métropolitaine
33
Source : INSEE (Beaumel et Pla, 2012, et estimations de l'auteur (estimation tendancielle).
32
Pères
31
Si les naissances avant 20 ans n’ont jamais été très
30
fréquentes – la descendance constituée à ces âges n’a
29
Mères jamais dépassé 0,15 enfant par femme –, la fécondité
28
précoce a été divisée presque par cinq depuis 1972, et
27
ne représente plus que 0,03 enfant par femme en 2011.
26
Cette chute de la fécondité des 15-19 ans s’explique en
25 Mère (1er enfant)
partie seulement par une meilleure couverture contra-
24 ceptive, une part de la régulation étant assurée par
23 l’avortement. En effet, avant 20 ans, plus de la moitié
1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010
des conceptions sont interrompues par une IVG, la
Champ : France métropolitaine
Source : INSEE (Beaumel et Pla, 2012, et estimations de l'auteur (estimation tendancielle). proportion étant même supérieure aux trois quarts
pour les très rares grossesses à 15 ans (Mazuy, Prioux,
Barbieri, 2011, figure 5).
L’âge modal est d’autant plus tardif et la répartition
de la fécondité par âge d’autant plus concentrée entre L’évolution la plus spectaculaire est cependant celle
25 et 35 ans que le diplôme de la mère est élevé (Davie de la fécondité entre 20 et 25 ans, dont la contribution
et Mazuy, 2010) : en 2008, l’âge modal des mères ayant a chuté de 0,9 enfant par femme en 1963 à 0,27 en
un diplôme supérieur au bac se situait à 31 ans, 74 % des moyenne depuis 1995 (figure 3). La baisse de la fécon-
mères ayant un âge compris entre 25 et 35 ans ; pour les dité à ces âges a néanmoins cessé depuis le milieu des
années 1990. Cette évolution peut être mise en relation profondément modifiée. Car cette hausse de la fécondité
avec celle des taux de scolarisation des jeunes (Bre- après 30 ans est la conséquence du retard des premières
ton 2010) : après avoir fortement progressé dans les maternités : les naissances que les femmes n’ont pas
années 1980, en particulier entre 18 et 22 ans, les taux eues lorsqu’elles étaient plus jeunes se produisent à
de scolarisation se sont stabilisés à partir du milieu des des âges plus tardifs. C’est ce phénomène, que l’on
années 1990, et ont même légèrement diminué entre qualifie souvent de « récupération », qui a permis à la
18 et 20 ans, alors même que la fécondité cessait de fécondité française de se maintenir à un niveau rela-
baisser chez les 20-24 ans. L’influence de la durée tivement stable.
de scolarisation sur la fécondité des jeunes est donc
déterminante, car il est plutôt rare d’avoir des enfants Un niveau de fécondité relativement
avant la fin de ses études. élevé dans le contexte européen
La fécondité après 30 ans n’a cessé Dans de nombreux pays où la fécondité avant
d’augmenter depuis 35 ans 25 ans a baissé comme en France, la « récupération »
des naissances après 30 ans n’a pas été aussi impor-
Si l’élévation du niveau de diplôme chez les femmes tante, ce qui a conduit à une baisse du niveau de leur
va de pair avec une fécondité après 30 ans plus forte, ce fécondité (ICF et descendance finale). C’est le cas par
n’est qu’un facteur parmi d’autres participant à l’aug- exemple en Allemagne et en Italie, où la descendance
mentation de la fécondité après 30 ans car, quel que finale de la génération 1970 est tombée respective-
soit leur niveau de diplôme, la fécondité des femmes ment à 1,49 et 1,45 enfant par femme (Mazuy, Prioux
âgées de 30 ans ou plus augmente depuis 35 ans envi- et Barbieri, 2011, tableau A7), un niveau loin d’assurer
ron (graphique 3). À partir de la seconde moitié des le remplacement des générations.
années 1970 en effet, la fécondité des femmes âgées
L’explication de ce niveau relativement élevé de
de 30 ans ou plus a évolué en parfait contraste avec la
la fécondité française dans le contexte européen est
tendance qui prévalait antérieurement, qui avait conduit
complexe, car si la politique familiale est souvent invo-
à un niveau de fécondité particulièrement faible à ces
quée, dans certains pays où la fécondité est plus basse
âges : en 1978, le total de la fécondité après 30 ans était
qu’en France, le montant des aides aux familles est
tombé à 0,47 enfant par femme et représentait à peine
plus élevé. L’effet des transferts financiers en faveur
plus d’un quart (26 %) de l’indicateur conjoncturel de
des familles serait en effet limité, les aides à la conci-
l’année (1,82 enfant par femme) ; en 2011, la fécon-
liation entre travail et fécondité semblant aujourd’hui
dité à ces âges a plus que doublé (elle s’élève à 1,08
au moins aussi importantes pour soutenir le niveau
enfant par femme) et contribue pour plus de la moitié
de la fécondité (Thévenon et Gauthier, 2010). Mais
(54 %) à l’ICF, qui atteint 2,0 enfants par femme. Si
c’est probablement dans les mentalités, elles-mêmes à
la contribution des femmes âgées de 30 à 34 ans est
l’origine de la politique (et également influencées par
de plus en plus déterminante et représente un tiers de
la politique), que l’on perçoit les différences les plus
l’ICF en 2011, la croissance de la fécondité dite tardive
importantes entre la France et ses voisins, et notamment
(35-39 ans) est également remarquable depuis près de
l’Allemagne : outre Rhin, travail et maternité semblent
35 ans, et il en est de même pour la fécondité très tardive
difficilement compatibles dans l’esprit des femmes, qui
(40 ans ou plus) (graphique 3). On notera cependant que,
sont censées se consacrer totalement à leurs enfants
contrairement aux groupes d’âges précédents (30-34
au cours de leurs premières années. Il en résulte un
et 35-39 ans), la fécondité après 40 ans n’a pas encore
niveau élevé d’infécondité, une plus forte proportion
retrouvé son niveau des années 1960.
de femmes choisissant de ne pas avoir d’enfant. En
Autre changement radical par rapport aux France, où maternité et emploi sont considérés comme
années 1960 : ces naissances après 30 ans sont de pleinement conciliables, l’infécondité demeure faible,
plus en plus des premiers nés ou des deuxièmes enfants et les familles comptant au moins trois enfants ne sont
pour leur mère, et de moins en moins des enfants de pas aussi rares que chez nos voisins.
rangs élevés. Ainsi, si la fécondité tardive n’est pas sans
précédent – elle était même plus élevée qu’aujourd’hui
dans les années 1950 –, sa composition par rang s’est
BIBLIOGRAPHIE
● Beaumel C. et Pla A. (2012), ● Davie E. et Mazuy M. (2010), ● Pla A. et Baumel C. (2012), ● Toulemon L. (2001), « Com-
La situation démographique « Fécondité et niveau d’étude des « Bilan démographique 2011. La bien d’enfants, combien de frères
en 2010, INSEE Résultats femmes en France à partir des fécondité reste élevée », INSEE et sœurs depuis cent ans ? »,
n° 131-Société. enquêtes annuelles de recense- Première n° 1385, janvier. Population et Sociétés n° 374,
ment », Population-F, 65 (3). décembre.
● Breton D. (2010), « La fécon- ● Robert-Bobée I. et Mazuy M.
dité avant 25 ans en France. » ● Mazuy M., Prioux F. et (2005), « Calendriers de consti- ● Toulemon L. et Mazuy M.
XVe Colloque national de démo- Barbieri M. (2011), « L’évolu- tution des familles et âge de fin (2001), « Les naissances sont retar-
graphie, Conférence universitaire tion démographique récente d’études », in Lefèvre C. et Filhon dées mais la fécondité est stable »,
de démographie et d’étude des en France. Quelques différences A. (dir), Histoires de familles, Population, 56 (4)
populations (CUDEP). Fécondité : entre les départements d’outre- histoires familiales, INED, Cahier
représentation, causalité et mer et la France métropolitaine », n° 156.
prospective, Strasbourg (France), Population-F, 66 (3-4).
25-28 mai, à paraître. ● Thévenon O. et Gauthier A.
● Meslé F., Toulemon L. et (2010), « Variations de la fécondité
● Daguet F. (2002), Un siècle de Véron J. (2011), Dictionnaire de dans les pays développés : dispa-
fécondité française, INSEE Résul- démographie et des sciences rités et influences des politiques
tats, Société n° 8. de la population, Paris, Armand d’aide aux familles. », Politiques
Colin. sociales et familiales, n° 100.
EN RÉPONSE AUX
NOUVEAUX BESOINS DES FAMILLES
ÎAccompagnement
au cœur de la famille
Un guide simple et pratique, destiné à toute personne
qui aide un proche devenu dépendant
9782110087287 – 8 €
ÎServices à la personne
2012
CONVENTIONS COLLECTIVES
Branche de l’aide,
de l’accompagnement, Une nouvelle convention colletive nationale s’applique
des soins et des services
à domicile
à tous les organismes spécialisés dans l’aide à domicile
Branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins
ÉTENDUE
et des services à domicile
IDCC : 2941
L’art d’être un « bon » parent : deux « héros de l’éducation » interviennent dans des
une médiatisation croissante configurations familiales spécifiques, communément
stigmatisées comme des situations à risque : familles
Il n’est pas si anecdotique que, parmi les émis- bi-actives surchargées délaissant l’éducation de leurs
sions de téléréalité qui se sont multipliées ces dernières enfants au profit de l’activité professionnelle ; familles
années, deux aient rencontré un succès certain et per- monoparentales esseulées, déséquilibrées par l’absence
sistant auprès des familles : Super Nanny (M6) et Le d’un parent ; familles nombreuses dépassées par la
grand frère (TF1). La forte audience de ces deux émis- gestion du quotidien, etc.
sions(1) invite à observer de plus près les mécanismes sur Il est tout aussi éloquent de remarquer que ces
lesquels elles sont construites. Lorsqu’on analyse leur deux émissions surfent habilement sur les thèmes de la
contenu, il est tout d’abord frappant de noter que nos démission et de la crise de l’autorité parentale. Ainsi,
les problèmes rencontrés par les familles sont-ils décrits
(1) En 2009, le succès de Super Nanny est tel que les scores
d’audimat la situent en première position des émissions de début
comme résultant d’un manque de repères familiaux.
de soirée. La tenue vestimentaire, l’hexis corporel des deux édu-
possible désormais d’identifier le niveau d’aptitude exclusive) entre les mains de sa mère. S’inscrivant dans
de chaque parent dans sa mission socialisatrice et, une longue vague de travaux sur le contrôle social,
en conséquence, de diagnostiquer l’incompétence l’ouvrage de Sandrine Garcia (2011) renouvelle la pro-
parentale, la défaillance, voire l’irresponsabilité » blématique de la construction des normes éducatives
(Martin, 2003). Dans les pays anglo-saxons, la multi- en analysant comment le courant psychanalytique a
plication et le succès croissant des stages de formation investi durablement et massivement le champ de l’édu-
parentale reposent sur cette conviction que l’on peut cation familiale. Elle analyse le rôle-clé de certains
apprendre à être un bon parent tout comme on apprend entrepreneurs de la morale familiale, et notamment
un métier(7). Mallettes pédagogiques et cédéroms de médecins comme Françoise Dolto, qui exercent un
à l’appui, on cherche à développer « des habiletés véritable magistère moral, et montre les conséquences
parentales spécifiques ». En d’autres mots, il s’agit de la diffusion de ces discours sur la vie actuelle des
d’« éduquer les parents »(8). mères : légitimation de la double-journée des femmes,
Si la parentalité quotidienne est l’objet d’une atten- surcharge de travail domestique au nom du principe
tion accrue, c’est surtout la parentalité défaillante qui de l’exclusivité de la présence maternelle auprès de
focalise tous les débats et les critiques : « si discours l’enfant, etc. Comment s’est opéré le passage de la
politiques, émissions de télévision ou radio, articles dénonciation de l’« esclavage de la maternité » par
de presse s’emparent du thème, c’est pour stigmatiser le Mouvement de libération des femmes (MLF) à la
l’effondrement du rôle des parents dans la socialisation culpabilisation des mères ? La cause des enfants(10)
des enfants »(9). Comme le soulignent Marine Boisson passe-t-elle par le sacrifice de ces dernières ? S. Garcia
et Anne Verjus (2004), la parentalité sous-tend donc (2011) pointe, avec justesse, les effets pervers de ces
un discours du risque, non pas parce qu’il réitère les nouvelles normes éducatives.
théories sur les dangers auxquels la famille est exposée Rentrant en congruence avec certaines valeurs
(théories impliquant la vision d’un groupe soumis à héritées de Mai 68, ces normes se sont progressive-
des déterminants externes), mais parce qu’il représente ment diffusées à l’ensemble de la société. Leur succès
la famille comme cause active du risque. Dans cette tient tout à la fois à la multiplicité des canaux grâce
recherche de responsabilité qui caractérise les socié- auxquels elles ont été transmises (conférences sur
tés actuelles, les transformations de la vie familiale la parentalité, création de « maisons de l’enfance »,
font l’objet de toutes les spéculations et cristallisent application de ces préceptes dans les crèches (qui se
les inquiétudes. Le travail des femmes, les nouvelles multiplient dans le même temps), vulgarisation dans la
façons de « faire-famille », les évolutions des pratiques presse féminine, etc.) et à l’héritage, diffus, multiple,
éducatives (trop « rigides » ou trop « souples ») sont et parfois contestataire, auquel ces théories ont donné
les plus communément stigmatisées et soupçonnées lieu. Essaimant le domaine de la pédiatrie et de la
d’engendrer, chez les enfants, des séquelles psycho- puériculture, elles ont été investies et appliquées en
logiques propres aux sociétés contemporaines (Le fonction de la sensibilité et de l’histoire personnelle des
Pape, 2009). « agents de la norme » (pédiatres, assistantes sociales,
éducateurs, etc.), censés les mettre en pratique (Serre,
De la cause des femmes à celle des enfants : 2010). Ce qui prédomine, en effet, aujourd’hui, ce
des mères sacrifiées ?
n’est plus le monopole d’un discours unique mais
Si toutes les inquiétudes se focalisent sur les bien la diversité des actions et recommandations à
parents, c’est parce qu’ils sont paradoxalement per- destination des parents.
çus comme les seuls garants d’une éducation réussie.
Sous l’impulsion des discours psychanalytiques, le Les familles populaires :
bien-être de l’enfant est désormais (et de façon quasi principales destinataires des actions
de soutien à la parentalité
Bien que les actions de soutien à la parentalité ne
(7) Comme le rapportent Boisson M. et Verjus A. (2004), aux
États-Unis, 3 millions de parents ont, par exemple, déjà suivi les
soient pas, en principe, destinées à un public particulier,
cours de STEP (Systematic Training for Effective Parenting). elles continuent de viser principalement les familles
(8) Pourtois J.-P. (dir.) (1984), Éduquer les parents, Bruxelles, populaires et/ou immigrées. L’analyse des REEAP
Labor.
(9) Faget J. (2001), De la parenté à la parentalité, Ramonville
Saint-Agne, Erès. (10) Dolto F. (1985), La cause des enfants, Paris, Robert Laffont.
(réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des par des classes socialement aisées et les conditions
parents)(11) (Bastard, Cardia-Vonèche, 2004) confirme de vie effectives des familles de classes populaires,
ce que toute une vague d’études sociologiques avait qui rendent inapplicables certaines recommandations
déjà souligné auparavant (Boltanski, 1969, Lenoir, émises par les professionnels de l’éducation. Toutes
2003) : les parents concernés par ces dispositifs sont ces recherches poursuivent donc, in fine, le même
ceux qui sont dans les situations sociales les plus but : redonner une légitimité à des familles, aux prises
précaires. L’institutionnalisation d’une multiplicité avec des difficultés quotidiennes, mais certainement
d’actions à destination des familles réaffirme, en pas démissionnaires ou maltraitantes. Ce parti pris,
outre, le rôle-clé des professionnels. Comme dans souvent militant, explique que les connaissances
Super Nanny ou Le grand frère, les solutions passent sur les pratiques éducatives des classes moyennes
nécessairement par une aide extérieure. et supérieures soient plus fragmentaires (Le Pape
Ce n’est donc pas étonnant si, au cours des dernières et Van Zanten, 2009).
décennies, les sociologues se sont principalement
intéressés aux familles populaires afin de déstig- Des logiques éducatives socialement
matiser des pratiques étiquetées comme déviantes distinctes
par rapport aux normes éducatives dominantes. Ces
Des réceptions multiples,
enquêtes se sont multipliées, prenant pour objet l’école des applications diverses
ou la prévention de la délinquance juvénile. Elles
insistent sur le décalage entre les normes produites Si la construction des normes éducatives fait l’objet
d’une longue (et féconde) tradition sociologique, leur
(11) Les REEAP ont été créés en mars 1999 et « visent à mettre
réception et application par les parents ont été en
en relation tous ceux qui développent des actions pour aider les revanche beaucoup moins étudiées. En cela, l’ouvrage
parents. Mais ce réseau est aussi destiné aux familles qui doivent de Séverine Gojard (2010) constitue une exception.
pouvoir y trouver les adresses et les personnes susceptibles de les
aider dans l’art difficile d’être parent » (nous soulignons volontai- Se basant sur l’analyse de la réception des normes
rement en italique le terme).
alimentaires, elle montre que la mise en pratique des une forte mobilité sociale pour leurs enfants(16). Aux
conseils émis par les spécialistes dépend fortement deux extrémités de l’échelle sociale, une certaine
– mais pas uniquement(12) – de la position sociale des distance prévaut. Dans les milieux supérieurs, on note
parents. La chercheuse dresse donc une typologie des une émancipation – tout du moins affichée – face à un
logiques adoptées par les mères – puisque c’est d’elles savoir scientifique que certains parents, par la lecture
dont il s’agit essentiellement – pour nourrir leur(s) ou la fréquentation de pairs exerçant un métier en lien
enfant(s). Deux modèles se dégagent : un modèle avec l’éducation, ont appris à maîtriser. Cette distance
« savant » et un modèle « familial ». D’un côté, les respectueuse peut se lire comme une preuve évidente
mères des classes supérieures, souvent dépourvues de la volonté de distinction dont parlait Pierre Bourdieu
d’expérience, se réfèrent aux conseils des profession- mais témoigne également d’une certaine confiance
nels de la petite enfance pour asseoir leurs pratiques, des parents en leurs propres capacités éducatives(17).
sans nécessairement les appliquer à la lettre. C’est le Dans les milieux populaires, on note également une
modèle « savant ». De l’autre, les mères des classes certaine défiance face aux recommandations jugées
populaires s’appuient sur les recommandations des trop « théoriques » des professionnels de l’éduca-
spécialistes quand celles-ci entrent en congruence tion. Un savoir pratique et concret, souvent tiré de
avec les pratiques héritées de leur propre socialisation l’expérience familiale, leur est fréquemment opposé.
familiale(13). Le primat de ce modèle « familial » permet Si quelques recherches permettent de mieux com-
également « d’inscrire des pratiques non conformes prendre comment s’articulent les normes issues de
aux normes de puériculture contemporaines dans la la socialisation familiale aux normes « savantes »,
conformité à d’autres règles, qui sont celles de la certains aspects de la construction et de la réception
tradition et de l’application de compétences pratiques, des normes éducatives demeurent encore inexplorés.
et ainsi de les valoriser indépendamment de la sphère La multiplication des forums Internet – où des parents
savante » (Gojard, 2010). échangent conseils et astuces – invite à s’interroger
Notre enquête sur les stratégies mises en place par sur la façon dont ils se servent de ces ressources pour
les parents pour prévenir les risques au moment de construire leurs représentations des « bonnes » et des
l’adolescence(14) confirme en partie ces résultats : c’est « mauvaises » pratiques à tenir avec un enfant ou un
dans les classes moyennes que l’intérêt pour le savoir adolescent.
diffusé par les professionnels de l’éducation est le plus
grand et que la conformité aux normes promulguées Des styles éducatifs de classe ?
est la plus recherchée. Certaines mères attendent des Comme le montrent les analyses précédentes, tenir
lectures ou des émissions qu’elles visionnent(15) des compte de la condition sociale des parents, de leurs
méthodes et des conseils susceptibles de les aider dans conditions de vie, est essentiel pour appréhender les
leur quotidien, notamment lorsqu’elles ambitionnent normes et les pratiques éducatives des familles. Peut-
on pour autant parler de styles éducatifs de classe ?(18)
Dans les années 1950-1960, toute une vague de
(12) D’autres facteurs rentrent en compte dans cette réception. travaux sociologiques, essentiellement américains,
C’est surtout pour le premier enfant que l’attention portée aux
conseils des spécialistes est la plus grande. Ensuite, les expériences (16) Il est d’ailleurs éloquent que c’est cette conception de la
passées constituent progressivement des repères sécurisants, qui « réussite éducative » que valorisent certains ouvrages. Dans
servent de guides pour l’action. La carrière parentale peut donc se Paroles pour adolescents, livre de vulgarisation écrit par F. Dolto
lire comme une trajectoire d’émancipation progressive de certaines pour les adolescents, la célèbre pédiatre française conclut au sujet
normes éducatives émises par les spécialistes et qui influencent les des relations parents/adolescents : « tout cela avec reconnaissance
individus quand ils deviennent parents (Le Pape, 2009). pour ceux qui vous ont donné la vie et en essayant de faire aussi bien
(13) Les mères constituent bien évidemment un modèle (ou un qu’eux, voire mieux, si possible pas plus mal. C’est déjà très bien
contre-modèle) pour les jeunes femmes qui accèdent à la maternité, comme programme d’adolescent », (Dolto F., Dolto-Tolitch C.,
mais les pratiques éducatives des sœurs sont également souvent Percheminier C., (1999), Paroles pour adolescent ou Le complexe
citées comme point de référence. du homard, Paris, Gallimard).
(14) Le Pape M.-C. (2009), La famille à l’épreuve des risques. (17) Cette confiance éducative, plus marquée dans les milieux
Logiques éducatives et stratification sociale, thèse de doctorat de supérieurs, se retrouve dans les rares enquêtes statistiques portant
sociologie, soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris, sous sur ce thème.
la direction de Jean-Hugues Déchaux. (18) Pour un approfondissement des résultats détaillés ci-après,
(15) Certaines émissions télévisées sont spécialisées sur cette on se reportera au chapitre sur les pratiques éducatives des familles
thématique de l’éducation, comme Les Maternelles pour les plus publié dans Sociologie du système éducatif (Le Pape, van Zanten,
petits, ou Allo Rufo pour les plus grands. 2009).
s’appliquent à caractériser les valeurs et méthodes Cependant, cette adhésion générale à des normes –
éducatives des parents en fonction de leur apparte- d’ailleurs fortement consensuelles – ne doit pas amener
nance sociale. La plupart aboutissent à une opposition à conclure à une homogénéisation des aspirations et
entre le style plutôt autoritaire et rigide des milieux pratiques éducatives des parents, bien au contraire.
populaires et celui plus souple et libéral des classes Tout d’abord parce que, comme nous l’avons montré
supérieures. Émergent donc de ces enquêtes ce que la dans les paragraphes précédents, le succès de ces
sociologie appellera longtemps des « styles éducatifs normes, principalement issues de la psychanalyse,
de classe », marqués par une dichotomie tranchée et n’induit pas nécessairement leur mise en pratique.
un peu simplificatrice entre les méthodes éducatives Ensuite parce qu’il existe toujours des différences
adoptées aux deux extrémités de l’échelle sociale. subtiles à l’origine de logiques éducatives socialement
Tandis que l’obéissance et le respect des règles seraient distinctes. Si l’emploi du terme de « style éducatif de
valorisés dans les milieux les moins favorisés, la classe » paraît aujourd’hui excessif, la sociologie des
création, l’autonomie seraient plébiscités dans les années 1980-1990 n’est-elle pas allée un peu trop vite
milieux aisés. Ces différences tiendraient au fait que en reléguant au passé la question de modèles éducatifs
les parents privilégient les valeurs dominantes dans socialement distincts ?
leur propre univers professionnel. Il s’agirait donc Plusieurs enquêtes montrent que s’il n’y a pas lieu
de préparer les enfants aux compétences et qualités d’opposer les pratiques et les normes éducatives des
recherchées dans les métiers qu’ils exerceront demain. parents des milieux populaires à ceux des milieux
Cette hypothèse, qui réduit la famille à un rôle repro- supérieurs, il demeure des clivages sociaux particu-
ducteur, n’est évidemment pas exempte de critiques. lièrement structurants : le contrôle des activités des
Cependant, plusieurs enquêtes récentes invitent à enfants est, par exemple, exercé différemment. Dans
réinterroger ce lien entre univers professionnel et les milieux favorisés, la négociation est de mise au
univers familial : ce que les parents vivent au travail fur et à mesure que l’enfant grandit. Cette importance
ne peut pas ne pas avoir d’impact sur leurs attitudes accordée à l’échange ne sous-entend pas pour autant
envers leurs enfants. Les évolutions du monde du une absence de contrôle des activités de l’enfant.
travail seraient d’ailleurs, selon certains auteurs(19), L’encadrement des activités extrascolaires enfantines
un des moteurs de changement des « modes d’être » montre, au contraire, que les parents contribuent for-
des parents, notamment dans les milieux populaires. tement à définir son cadre de vie (van Zanten, 2009).
Les profondes transformations de la société fran- Il y a donc une restriction préalable et précoce de
çaise au cours des dernières décennies expliqueraient l’univers des possibles dont l’enfant n’est souvent
d’ailleurs plus globalement que la notion même de pas conscient. C’est dans cet univers prédéfini que
« styles éducatifs de classe » ne soit plus opérante. l’enfant puis l’adolescent peut néanmoins négocier
L’homogénéisation des pratiques et des valeurs édu- avec ses parents un certain espace de liberté : heure
catives tiendrait à l’évolution des modes de vie des de sortie, type d’activité pratiquée, etc. À l’inverse du
Français qui tendrait à les rapprocher les uns des contrôle indirect exercé dans les milieux favorisés,
autres (la « moyennisation »(20)) et à la diffusion des les familles des milieux populaires privilégient un
« nouvelles » normes éducatives prônées dans les mode de contrôle plus direct : si les parents – tant
strates supérieures de la société (Fize, 1990). Il est le père que la mère – acceptent d’expliquer le bien-
vrai que certaines d’entre elles se sont largement fondé de leur décision(22), ils attendent en retour que
propagées : l’épanouissement de l’enfant, le respect l’enfant s’y conforme sans la discuter (Le Pape, 2009).
de sa personnalité et de ses propres capacités sont des Il serait donc inexact d’opposer la communication
socles éducatifs aujourd’hui unanimement reconnus(21). « libertaire » des classes moyennes et supérieures à
l’autoritarisme des milieux populaires, comme on a
pu le lire parfois. La communication prend davantage
(19) Schwartz O. (1990) (nouvelle préface : 2002), Le monde
privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord, Paris, PUF.
la forme de justifications dans les milieux populaires
(20) Ce terme, popularisé par le sociologue Henri Mendras, et de négociations dans les milieux favorisés ; le
désigne l’effacement des barrières traditionnelles de classes lié au
développement des classes moyennes et à l’essor d’une consom- (22) On note ainsi, dans les milieux populaires, l’effacement de
mation et d’une culture de masse. la valorisation d’une autorité traditionnelle – qui n’a pas besoin de
(21) Singly F. (de) (2000), Libres ensemble : l’individualisme se justifier pour être légitime – au profit d’une autorité qui admet
dans la vie commune, Paris, Nathan. la justification.
Comme tous les aspects de la vie familiale, les par de nombreuses recherches(3), surtout depuis les
relations entre générations se sont profondément années 1990. Elles s’exercent dans tous les domaines
transformées, surtout depuis le milieu du XXe siècle. de la vie, personnelle, sociale, domestique, matérielle,
L’avènement de la protection sociale a favorisé l’in- symbolique ou affective. Les études réalisées aux
dépendance financière des retraités et la séparation États-Unis dans la perspective développée par Vern
résidentielle des générations adultes. Contrairement Bengtson(4), englobent dans la notion de solidarités
à la théorie de la modernisation(1) selon laquelle la un large éventail de relations et d’échanges, dans un
famille élargie aurait fait place à la famille nucléaire modèle théorique distinguant cinq types de solidarités,
fonctionnant de façon isolée, les liens entre parents âgés instrumentales (entraide), affectives (étroitesse du lien),
et enfants adultes ne se sont pas affaiblis avec l’indivi- consensuelles (relatives aux croyances et opinions),
dualisation et l’autonomisation des uns et d’autres. Ils associatives (activités faites en commun) et structu-
témoignent d’une « intimité à distance »(2) et se mani- relles (proximité des lieux de vie). Dans les travaux
festent par des échanges permanents et de multiples réalisés en France, les solidarités sont circonscrites à
formes d’entraide que l’on a qualifiés de « solida- l’entraide domestique, à l’aide aux soins personnels
rités entre générations ». Celles-ci ont été révélées
(3) Notamment Coenen-Huther J. et al. (1994) ; Herpin N.,
Déchaux J. H. (2005) ; Attias-Donfut C. (1995).
(1) Cf. notamment Parsons T. et Bales R.F. (1955), Family, (4) Voir l’analyse de ce modèle in Bonvalet C. et Ogg J. (2006),
Socialisation and Interaction Process, Glencoe, Free Press. « La parenté comme lieu de solidarités : l’état des enquêtes sur
(2) Expression forgée par L. Rosenmayr en 1971. l’entraide en Europe », Méthodes et savoirs n° 4, Paris, INED.
(care), au soutien relationnel et font une plus large vie ; le changement des formes familiales, des valeurs
place aux aides financières informelles, à l’exclusion et des normes qui les orientent ; le développement de
des héritages et transmissions patrimoniales qui font la protection sociale, qui a refaçonné les solidarités
l’objet de traitements spécifiques par ailleurs. Ces intergénérationnelles, dans une complémentarité avec
échanges monétaires ont révélé l’importance de la les solidarités publiques.
fonction économique de la famille.
Les changements démographiques
Dans cet article, nous retiendrons la définition des
solidarités généralement adoptée dans les études fran- L’allongement de l’espérance de vie (de plus de
çaises, pour en analyser le fonctionnement et les enjeux trente ans en un siècle) a des incidences sur l’ensemble
dans la famille contemporaine. des âges de la vie : la jeunesse est prolongée tandis
que la vieillesse recule, au sens où l’on vit de plus
Des solidarités modelées par trois en plus longtemps et en meilleure santé. La phase
grandes tendances grand-parentale s’allonge et peut représenter jusqu’à
la moitié de la durée d’existence. Ainsi, les générations
Rappelons dans un premier temps trois grandes se succèdent tout en se chevauchant, développant
tendances qui ont contribué à transformer l’ampleur, le leurs interactions et approfondissant leur lien sur une
contenu et la direction des solidarités : le vieillissement plus longue durée. Le recul de l’âge de la maternité a
démographique et l’allongement de l’espérance de certes augmenté les distances générationnelles, mais
il ne compense pas les effets de l’augmentation de la des plus jeunes aux plus âgés. Aujourd’hui, c’est l’in-
longévité, qui reste encore plus importante. verse. Ce sont les retraités qui aident leurs enfants et
petits-enfants ; les actifs, n’ayant plus leurs ascendants
Le changement démographique se traduit par un
à charge, peuvent concentrer leurs efforts sur leurs
changement de la structure des familles, avec le déve-
propres enfants.
loppement de familles dites verticales, où coexistent
plusieurs générations (de trois à quatre voire cinq) avec Par rapport au passé, peut-on affirmer qu’il existe
peu de membres dans chacune d’elles. Leur structure aujourd’hui plus ou moins de solidarité dans les familles ?
est bien différente de celle des familles des sociétés Il est difficile d’y répondre car les choses étaient diffé-
traditionnelles qui étaient « horizontales » au sens rentes selon les périodes de l’histoire, selon les milieux
où elles comptaient plus d’enfants mais moins de sociaux, ruraux, ouvriers ou bourgeois, et selon les orga-
générations coexistantes. Désormais, il n’est pas rare nisations domestiques, restreintes ou élargies. En effet,
de compter plus d’aïeux que d’enfants au sein d’une l’évolution dans ce domaine a été discontinue : par
famille. Il s’agit-là d’un renversement notable de sa exemple, l’exode rural, du début de l’industrialisation
structure d’âge. jusqu’au milieu du XXe siècle, a produit un éclatement
dans les familles concernées et une rupture de la trans-
La mutation des valeurs familiales mission entre générations, mais celle-ci s’est reconstituée
à la génération suivante (Segalen, 2011). D’autre part,
La mutation des valeurs familiales – égalisation des
la diversité des formes familiales du passé interdit les
droits des femmes et des hommes, déclin du patriar-
extrapolations généralisantes et les visions idéalisées
cat, primat de l’individu – a contribué à modifier les
des solidarités d’autrefois. Les historiens ont montré
relations intergénérationnelles. L’éducation est moins
l’existence de fortes tensions et de conflits, résultant de
autoritaire qu’autrefois et l’autonomie des individus
l’autorité absolue du père et de l’inégalité entre frères
et des générations a été érigée en norme. Un « nouvel
et sœurs. De plus, les risques d’intempéries, de récoltes
esprit de famille » qui vise à concilier à la fois l’inter-
insuffisantes, d’épidémies, faisaient régner un climat
dépendance entre les différents membres de la famille
d’insécurité, avec pour tout recours la charité publique.
et l’autonomie personnelle, s’affirme dans de nouveaux
Les abandons d’enfants se multipliaient pendant les
rapports entre générations (Attias-Donfut et al., 2002).
périodes de disette, ils ont été particulièrement critiques
Mais un autre facteur a été plus déterminant encore à la veille de la Révolution (Segalen, 2011). Dans ces
dans la transformation des solidarités intergénération- conditions, l’intervention de l’État a répondu à une
nelles : le développement de la protection sociale, qui nécessité, elle a comblé un vide et a favorisé l’émergence
a particulièrement bénéficié aux jeunes et aux retraités. de nouvelles formes de vie familiales et leur adaptation
à l’évolution économique et sociale.
La protection sociale
La présence accrue
Les aides allouées aux jeunes sous forme de bourses des grands-parents
ont permis un allongement de la durée des études,
non sans modifier en même temps leur statut. Depuis Les grands-parents consacrent plus de temps aux
le développement de l’éducation, les enfants et les petits-enfants qu’autrefois, comme le montrent les résul-
adolescents sont considérés comme des adultes en tats d’une enquête sur trois générations adultes. Chacune
devenir et non plus comme des producteurs. Les aides a été interrogée sur l’aide qu’elle reçoit ou recevait des
publiques incitent les parents à miser sur les études grands-parents pour s’occuper de jeunes enfants. Il en
de leurs enfants et à les aider financièrement. L’inves- ressort que les jeunes d’aujourd’hui reçoivent plus d’aide
tissement en capital humain, pour utiliser un concept que n’en recevaient les deux générations précédentes.
économique, est un puissant vecteur des transferts
financiers au sein des familles. Travail des femmes
et nouvelles valeurs familiales
La généralisation et l’amélioration des retraites
ont de leur côté permis une autonomie financière des On peut y voir un paradoxe dans la mesure où
générations adultes, qui a aussi contribué à inverser le l’aide collective s’est développée avec l’essor de l’école
sens des solidarités. La solidarité économique allait maternelle et des crèches. L’explication tient à la fois
à l’évolution du lien parents-enfants et notamment leur fille, séparée de son partenaire, et ses enfants, il est
mère-fille, et au besoin accru des jeunes couples dont remarquable de constater le maintien du lien avec les
les deux conjoints tendent désormais à exercer un grands-parents paternels, celui-ci étant d’autant plus
emploi. L’aide de la grand-mère apporte une contri- difficile qu’« au fur et à mesure que le père refait sa vie,
bution importante au développement de la carrière des il s’éloigne des enfants de sa première compagne »(6).
jeunes femmes. Elle s’inscrit dans le mouvement de La force de la grand-maternité s’affirme en cultivant
conquête du travail des femmes et dans les nouvelles son lien à l’enfant, en passant au besoin par la média-
solidarités féminines intergénérationnelles dans cette tion de la belle-fille-mère et non pas nécessairement
lutte sociale. Non seulement les femmes sont actives, par celle du fils-père (7) (à condition de s’abstenir de
mais elles investissent davantage dans leur carrière pro- prendre parti pour le fils lors du divorce, par exemple),
fessionnelle. Enfin, les jeunes couples veulent disposer bien que la situation des grands-parents paternels soit
du temps de loisirs pour eux et font donc souvent appel liée à celle de la paternité, particulièrement fragilisée
aux grands-parents maternels et paternels, en plus des aujourd’hui(8).
systèmes de garde extra-familiaux. De leur côté, les
Quand c’est le couple grand-parental qui divorce,
grands-parents ont moins de petits-enfants et peuvent
le risque d’éloignement par rapport aux petits-enfants
consacrer plus de temps à chacun d’eux. Cependant, il
est plus sensible, surtout quand le grand-parent a fondé
est plus rare aujourd’hui que des grands-parents élèvent
un nouveau couple, la nouvelle lignée venant concur-
directement les petits-enfants. La vulgate psychologique
rencer celle issue du couple précédent. L’intensité des
dominante les en dissuade en soulignant l’importance
relations, en termes de fréquence des contacts, est
de la prise en charge de cette éducation par les parents
plus importante avec les enfants communs du nou-
eux-mêmes. En revanche, on sollicite plus volontiers
veau couple qu’avec les enfants et petits-enfants issus
les grands-parents pour des aides ponctuelles, quand
d’unions précédentes. Dans tous les cas, les femmes
un enfant est malade, par exemple, ou en complément
sont meilleures gardiennes des liens intergénérationnels
des systèmes de garde publique.
que les hommes, même si hommes et femmes suivent
la même tendance à se recentrer sur le nouveau couple
Les grands-parents en première ligne
et ses enfants et petits-enfants communs. Les relations
lors des ruptures conjugales
avec la génération ascendante se relâchent aussi, sous
Une autre explication de la présence des grands- l’effet de la concurrence avec les nouvelles lignées,
parents tient aussi à la fréquence accrue des ruptures introduites par cette nouvelle alliance.
conjugales, et à leur rôle d’amortisseurs des crises
Mais, bien qu’affaiblis par les séparations et recom-
familiales auprès des enfants. Les premières enquêtes
positions conjugales, les liens intergénérationnels
sur le rôle des grands-parents aux États-Unis ont d’ail-
résistent dans l’ensemble. La filiation demeure l’axe
leurs été motivées par ce rôle en cas de ruptures ou de
de stabilité de la construction familiale.
défaillance des parents. Il arrive alors que les grands-
parents se substituent aux parents pour l’éducation Il reste qu’une charge accrue incombe à la génération
à plein-temps des enfants, phénomène sensible aux intermédiaire, qui souvent doit faire face à la fois à des
États-Unis, où il a été souvent étudié(5). Ailleurs, il obligations à l’égard des parents âgés, des enfants et des
existe surtout quand surviennent des situations problé- petits enfants, et qui a été dénommée en conséquence
matiques : maladie, mort ou comportements marginaux « génération pivot » (Attias-Donfut, 1995).
des parents, maternité précoce. Il est devenu un véritable
phénomène social en Afrique où les orphelins du SIDA (6) Villeneuve-Gokalp C. (1999), « La double famille des en-
sont souvent recueillis par les grands-mères. fants de parents séparés », Population n° 1.
(7) Cadolle S. (2006), « Réseaux familiaux recomposés : l’asy-
En cas de divorce, les grands parents se trouvent métrie entre côté maternel et paternel pour le soutien aux jeunes »,
in Fine A. et Martial A., La valeur des liens. Hommes, femmes et
placés en première ligne. Mais ici s’opère une différence comptes familiaux, Toulouse, Presses universitaires de Toulouse.
entre les lignées paternelles et maternelles. S’il est (8) Au plan juridique, il importe de noter une modification sen-
évident que les grands-parents maternels vont soutenir sible introduite par la loi du 4 mars 2002, qui prévoit dans son
article 371-4, alinéa 1er : « L’enfant a le droit d’entretenir des rela-
tions personnelles avec ses ascendants et seuls des motifs graves
(5) Uhlenberg P. (2001), « Élever ses petits-enfants », in Attias- peuvent faire obstacle à ce droit ». En clair, il existe désormais une
Donfut C. et Segalen M. primauté du droit de l’enfant sur celui des parents.
Des transferts financiers informels principalement sous forme de prêts d’argent. Les trans-
ferts migratoires (vers les pays d’origine) constituent
La direction des dons varie toutefois selon leurs
une partie importante de l’ensemble des transferts, de
contenus. Tandis que ce que l’on appelle les « aides
la moitié à près des trois quarts du total des transferts
en temps », des menus services aux soins dispensés en
réalisés, principalement parmi les originaires d’Afrique
cas de maladie ou de handicap, sont plus réciproques
et d’Asie. Les originaires du Portugal adressent aussi
entre générations et plus souvent adressés aux personnes
leurs transferts au pays d’origine, dans une position
âgées, l’entraide financière et matérielle descend les
intermédiaire entre ceux des pays africains et des autres
générations.
pays du Sud de l’Europe, dont les comportements de
Qu’ils soient versés pour des petites ou des grosses transferts sont plus proches de ceux des natifs.
dépenses, à l’occasion d’événements familiaux ou de
Les immigrés venus d’Afrique, d’Asie, du Proche-
l’installation des jeunes dans la vie adulte, pour financer
Orient adressent plus fréquemment leurs dons d’argent
les dépenses d’éducation ou faire face à des coups durs
aux parents qu’aux enfants. Leurs dons monétaires
(chômage, maladie…), ou encore sans raison parti-
représentent en partie une forme d’assurance vieillesse
culière, les dons financiers sont quasi généralisés des
pour leurs parents restés au pays, ainsi qu’un contre
ascendants aux descendants. Ils peuvent représenter des
don à la famille qui a aidé à immigrer, dans un cycle
sommes faibles ou conséquentes, ils ne sont pas réguliers
de réciprocités.
et varient d’une année sur l’autre. Ils changent aussi
selon les caractéristiques sociologiques du donateur et Le contraste entre la généralité du modèle européen
du donataire. Les dons financiers émanent plus souvent de transferts descendants et les comportements de
de personnes en couple, plus fortunées, plus diplômées transferts des immigrés résidant en France, issus de
et s’adressent en priorité aux enfants qui en ont besoin, pays sans protection sociale (ou ayant une protection
étudiants surtout, mais aussi chômeurs. Ils vont davan- sociale embryonnaire), confirme le rôle décisif de l’État-
tage aux filles qu’aux fils, et aux enfants plus jeunes. Il providence dans ce domaine. C’est bien l’existence des
est remarquable que la tendance à aider financièrement systèmes de retraite qui a transformé les circulations
les enfants se poursuit tard dans la vieillesse, même si monétaires entre générations au sein de la famille.
sa fréquence diminue un peu avec l’âge (les plus âgés
Ce tableau général des solidarités familiales
donnent alors un peu plus aux petits-enfants devenus
témoigne de leur grande vitalité dans la famille contem-
de jeunes adultes). Les mêmes tendances s’affirment
poraine, selon les enquêtes menées en France, en Europe
dans tous les pays européens comme le montrent les
et dans l’ensemble des « États-providence » ; mais il
résultats de l’enquête comparative SHARE(9).
recouvre aussi de grandes inégalités : inégalités entre
Un modèle bien différent est fourni, en l’absence les sexes tout d’abord, les femmes étant largement
d’État-providence, par les transferts financiers effec- désignées pour s’occuper des autres, des enfants aux
tués par les immigrés vivant en France(10). Les réseaux grands vieillards.
familiaux d’entraide des migrants ne sont pas exclu-
sivement concentrés sur la ligne générationnelle mais Les femmes au centre des solidarités
font une large place aux échanges au sein de la fratrie.
Les transferts intergénérationnels y sont un peu plus S’occuper des autres fait partie du rôle traditionnel
fréquents en direction des ascendants que des des- des femmes. L’avènement de la société multigénéra-
cendants, surtout parmi les originaires d’Afrique du tionnelle a amplifié ce rôle, avec l’apparition d’une
Nord et subsaharienne, mais les sommes versées aux génération « pivot ». Les hommes interviennent deux
enfants sont plus importantes. Quant au réseau extra- fois moins que les femmes et généralement sur des
familial, s’il est bien plus réduit que le réseau familial, tâches différentes (moins centrées sur les activités
il constitue néanmoins un lieu significatif d’échanges, domestiques et les soins personnels). Pourvoyeuses
d’aide, les femmes en sont aussi les principales béné-
(9) Voir notamment les deux volumes de Retraite et Société ficiaires, vivant plus longtemps, plus souvent veuves et
n° 57 et 58 consacrés aux résultats de cette enquête en 2009, coor-
donnés par Claudine Attias-Donfut et Nicolas Sirven.
isolées et aussi en plus mauvaise santé que les hommes,
(10) Attias-Donfut C. et Wolff F. C. (2009), Le destin des enfants à âge égal. De plus, de nombreux travaux sur les réseaux
d’immigrés, Paris, Stock. sociaux des personnes âgées ont mis en évidence la plus
grande aptitude des femmes à bénéficier du support de nelles du fait de la complémentarité entre les aides
la parentèle ou de l’entourage ainsi que du maillage publiques et les solidarités familiales, contrairement
intergénérationnel dans lequel elles sont insérées. On à l’idée aussi tenace qu’erronée d’une substitution
a parlé à ce propos de « matriarcat informel » ou de entre ces deux formes d’aide. Cette complémentarité
« matrilinéarité » (Segalen, 2011). Gunhild Hagestad a est démontrée statistiquement sur la base de données
qualifié les femmes de « ministres de l’Intérieur ». Les longitudinales, montrant clairement que l’octroi d’aides
femmes développent leur compétence à créer et gérer publiques ne s’accompagne pas d’une diminution de
des réseaux sociaux significatifs, dont elles retirent l’aide privée et que réciproquement, un retrait de l’aide
aussi un soutien efficace, en cas de besoin. C’est une publique n’est pas compensé par un surcroît d’aide de la
des raisons de leur meilleure adaptation aux handicaps famille (Attias-Donfut et Ogg, 2009). L’action publique
de la vieillesse, au veuvage et à l’isolement résidentiel. doit cependant intégrer l’exigence d’autonomie des
Certains analystes y voient même une des causes de la individus dans leurs liens familiaux. Par exemple,
plus grande longévité féminine. l’imposition légale de l’obligation alimentaire à l’égard
des parents âgés peut susciter de graves conflits fami-
La relation mère/fille structure fortement le réseau
liaux, surtout quand la loi oblige les descendants à
d’entraide. Les femmes prennent soin de leurs enfants,
financer des coûts exorbitants d’hébergement dans des
puis de leurs petits-enfants, tout en s’occupant de leurs
institutions. Des litiges peuvent surgir aussi à propos
parents, puis, quand elles deviennent plus vieilles,
de la part qui échoit à chacun des enfants, ravivant les
elles reçoivent à leur tour un soutien de leurs enfants,
rivalités au sein de la fratrie.
surtout de leurs filles et belles-filles, dans un cycle de
réciprocités à la fois directes et indirectes. La qualité des relations conditionne l’exercice des
solidarités et aujourd’hui, l’obligation de soutien est
On évalue la répartition par sexe des « aidants infor-
plus morale que légale. Les conflits familiaux, quand
mels » (à savoir des membres de la famille et de
ils sont profonds, font obstacle à la solidarité familiale
l’entourage, non rémunérés) auprès de personnes âgées
et leur risque s’accroît en cas de rupture conjugale et de
à environ deux tiers de femmes et un tiers d’hommes.
recomposition familiale. Dans leur désir d’autonomie,
Le recours aux professionnels est plus fréquent quand
les individus refusent l’ingérence extérieure dans la
ce sont les hommes qui ont en charge leurs parents, y
vie familiale.
compris en cas de cohabitation.
générations, le lien intergénérationnel non seulement stéréotypes anti-vieux (ou anti-jeunes), qui brouillent
persiste mais, à certains égards, tend à se renforcer. les messages de dénonciation des inégalités et substi-
Ce dernier point est à relier aux besoins d’aide, qui tuent la question générationnelle à la question sociale,
augmentent de toutes parts. Leur intensification, qui comme le souligne Serge Guérin dans un article au
résulte des conditions démographiques et sociales, journal Le Monde(12).
exerce une pression à la fois sur la famille et sur les ●●●
aides publiques. L’insuffisance des structures et des
allocations d’aide à la dépendance des personnes Contrairement à une idée reçue, relative au déclin
âgées a pour conséquence une sollicitation accrue des de la famille, les solidarités familiales sont plus vivaces
« aidants familiaux » ; les difficultés des jeunes pour aujourd’hui qu’autrefois et reposent plus largement
financer leurs études, puis pour entrer sur le marché sur la génération des grands-parents. Davantage solli-
du travail, se loger, font qu’ils sollicitent davantage citées en période de crise, de problèmes de chômage,
l’aide parentale et grand-parentale. Les jeunes couples de vieillissement accéléré, les solidarités familiales
avec enfants, quand les deux travaillent, vivent dans sont impuissantes à y faire face sans l’aide publique et
une tension permanente pour concilier l’éducation des collective, qui leur sont étroitement complémentaires.
enfants et le travail professionnel. Ils ont d’autant plus Elles en sont aussi le relais, par la redistribution des
besoin de l’aide des grands-parents auprès des enfants aides qu’elles opèrent au sein des lignées et qui répond
que s’accroît la pression dans le monde du travail. notamment au principe du besoin. Elles ne sauraient
être ignorées des planificateurs dans les domaines de
Les seniors ont-ils la capacité à répondre à de
l’aide à la jeunesse au début de la vie adulte et de l’aide
telles demandes ? De façon certainement très inégale,
au maintien de l’autonomie, en fin de vie.
selon leurs ressources financières et leur état de santé.
Il faut rappeler que le chômage des seniors est en
constante augmentation et que le taux de pauvreté
a tendance à augmenter parmi les retraités, même
s’il reste inférieur à celui des jeunes. Il reste que les
contributions des plus âgés aux plus jeunes, dans
la famille, restent considérables et méritent d’être
soulignées, dans une actualité qui insiste non sans
raison sur les inégalités entre générations et la position
défavorisée de la jeunesse.
L’ambivalence dans les rapports entre générations, (12) Guérin S., Le Monde, 2011.
notion développée par Kurt Lüscher(11), s’exprime tout
particulièrement dans ce contexte qui intensifie la ten-
sion entre autonomie et interdépendance, accentuée par
les besoins souvent vitaux des jeunes adultes de faire
appel à leurs parents ou grands-parents. En ce début BIBLIOGRAPHIE
du XXIe siècle, alors que s’affirment de plus en plus ● Attias-Donfut C. et Segalen M. ● Coenen-Huther J., Kellerhals J,
l’individualisation et l’autonomie des jeunes dans une (2001), « Le siècle des grands-pa- et Von Allmen M. (1994), Les ré-
rents », Autrement. seaux de solidarité dans la famille,
nouvelle culture du numérique, leur suprématie dans Lausanne, Réalités sociales.
la modernité, leurs rattachements aux réseaux de pairs ● Attias-Donfut C., Lapierre N.
et Segalen M. (2002), Le nouvel ● Herpin N. et Déchaux J. H.,
plus qu’aux parents, cette dépendance économique à esprit de famille, Paris, Odile Jacob. (2005), « Entraide familiale, indépen-
ces derniers est pesante et contribue à accroître l’ambi- dance économique et sociabilité »,
● Attias-Donfut C. (1995) (dir.), Économie et Statistique n° 373,
valence de leurs rapports aux générations antérieures. Les solidarités entre générations. Paris, INSEE.
La vivacité des débats sur l’équité entre générations, Vieillesse, famille, État, Paris,
Armand Colin. ● Segalen M. (2011), Sociologie
en témoigne. On y perçoit aussi la permanence des de la famille, Paris, Armand Colin
● Attias-Donfut C. et Ogg J. (1ère éd. 1981).
(11) Lüscher K. et Lettke F. (2002), « L’ambivalence, une clé pour (2009), « Évolution des transferts
l’analyse des relations intergénérationnelles, Retraite et Société, intergénérationnels : vers un modèle
n° 35. européen ? », Retraite et Société n° 58.
La famille et les familles vie s’est allongée et que les difficultés économiques et
l’instabilité des couples parentaux, elle-même à l’origine
Dans une acception extensive, la famille est un de situations sociales de précarité, constituent un facteur
groupe de personnes unies par la parenté ou par de redynamisation des solidarités intergénérationnelles,
l’alliance. Cette famille large continue à intéresser par substitution à l’État. C’est une charge que la loi
le droit des successions et la transmission du patri- impute aux familles.
moine en l’absence de descendance et d’ascendance
En revanche, cette approche large de la notion de
directe. La dernière réforme substantielle, qui date
famille ne correspond pas aux modes de vie dans le
de 2006 (loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 réformant les
monde économique moderne, où est essentiellement
successions et les libéralités), a supprimé aux ascen-
prise en considération la famille nucléaire, composée
dants la qualité d’héritiers réservataires, notamment
du couple et des enfants.
pour éviter les conflits qui les opposent parfois au
conjoint survivant épousé en secondes noces et qui Source du renouvellement d’une société, la famille
est à l’origine d’une recomposition familiale. Elle a donne ainsi lieu à des approches diverses qui peuvent
en outre amélioré la vocation du conjoint survivant, conduire à employer le terme au pluriel plutôt qu’au
en lui accordant la qualité d’héritier réservataire dans singulier et l’évolution survenue jusqu’aux réalités
l’hypothèse où il ne serait pas en concours avec des actuelles vient conforter cette assertion.
descendants. Cela s’inscrit dans la perspective d’amé-
Les familles sont en effet plurales par nature, notam-
liorer sa condition matérielle dans ses vieux jours suite
ment du fait de la diversité des cultures et des traditions
au décès de l’autre époux.
sociales ou religieuses dans lesquelles elles s’épa-
La notion de famille large conserve encore son nouissent. Elles le sont encore du fait des différences
intérêt au regard des solidarités collectives et privées. dans l’histoire politique des États. En France, comme
Le groupe familial a une vocation naturelle à s’entrai- dans la plupart des pays européens, les modes de vie
der. Cela est d’autant plus important que la durée de la individualistes et les différents schémas de conjuga-
soumis le divorce à une législation plus souple, et qui proche par la nouvelle majorité politique issue des
le devient davantage encore en 2004 (loi n° 2004-439 élections du printemps 2012, avec une modification
du 26 mai 2004). Depuis lors, tout époux désireux de des fondements naturels et classiques de la famille,
divorcer peut en trouver la possibilité, ce qui a pu être en consacrant l’indifférence pour la considération
exprimé comme ouvrant un droit au divorce à tout un du genre dans l’exercice de la liberté du mariage,
chacun. La loi a voulu aussi concentrer au maximum voire même aussi dans la fondation d’une famille à
le règlement des conséquences du divorce autour de l’image de ce qui s’est produit dans d’autres États
l’époque de son prononcé, substituant au système de la européens (Pays-Bas, Belgique, Espagne, Portugal,
pension alimentaire antérieur à la réforme de 1975 celui Suède et Norvège).
d’une prestation compensatoire forfaitaire. Le mariage
est devenu précaire et son affaiblissement est marqué
par un autre phénomène : sa mise en concurrence avec
L’accès à l’enfant revendiqué
d’autres modes de conjugalité(1). par tous : un droit à l’enfant ?
L’enfant fait la famille. Il constitue une aspiration
La concurrence des modes de couple, quelle qu’en soit la composition, et même
de conjugalité : mariage, PACS, une aspiration individuelle. L’adoption est une voie
concubinage possible, pour une personne seule ou pour un couple
à condition aujourd’hui qu’il s’agisse d’époux. En
En janvier 2010, la France comptait 64,7 millions
revanche, concubins et pacsés ne peuvent pas adopter
d’habitants. Le nombre des mariages a diminué tan-
conjointement, pas plus que l’un d’eux ne peut adopter
dis que celui des pactes civils de solidarité (PACS)
l’enfant de l’autre. Pourtant, les revendications sont
a augmenté . L’indice conjoncturel de divortialité
vives, particulièrement dans les couples de même sexe.
pour 100 mariages oscille depuis 2005 entre 44,7
Leur permettre le mariage et l’adoption conjointe ou
(2009) et 52,3 (2005) ; parmi les divorcés, 21 %
l’adoption de l’enfant de l’autre pourrait faire très pro-
d’hommes se remarient et 19 % de femmes, d’où de
chainement l’objet d’une réforme. En termes d’écriture
possibles recompositions familiales. Le nombre des
du droit, le sujet ne semble néanmoins pas aussi simple
enfants nés hors mariage augmente régulièrement :
qu’il n’y paraît à première vue.
ils représentaient 50,5 % en 2006, 53,7 % en 2009
et 55,8 % en 2011 (cf. graphique 3, p.11). On estime À défaut de pouvoir adopter, les couples de même
à environ 710 000 les familles recomposées, au sein sexe sont attentifs aux découvertes scientifiques et se
desquelles vivent environ 2 millions d’enfants. tournent vers les techniques médicales d’assistance à la
procréation pour devenir parents. De fait, il est notoire
Dans la tradition du Code civil, le concubinage ou
qu’ils réalisent à l’étranger leur projet parental grâce
union libre fut très longtemps ignoré du droit et vécu
à des techniques d’assistance à la procréation qui leur
silencieusement jusqu’aux années 1968-1970, qui ont
sont refusées en France et que les conventions de mère
déclenché un mouvement continu de libéralisation
porteuse conclues hors de France par deux hommes
des mœurs, d’aspiration à l’égalité et d’individua-
ou par deux femmes sont en nombre croissant. Mais à
lisme. La définition du concubinage est inscrite dans
leur retour en France, les couples commanditaires se
le Code civil en 1999 (loi n° 99-944 du 15 novembre
heurtent à l’impossible transcription dans les registres
1999), en même temps qu’est créé le PACS. C’est une
français de l’état civil de l’acte de naissance dressé à
autre étape qui est ainsi franchie, avec l’indifférence
l’étranger au sujet de l’enfant né d’une mère de subs-
pour le genre dans la reconnaissance du couple. Mais
titution. En l’état actuel, les réponses du droit français
les couples homosexuels n’accèdent pas encore à la
sont claires et fermes : les techniques d’assistance
fondation conjointe d’une famille. L’étape suivante
médicale à la procréation (AMP) sont réservées aux
pourrait intervenir dans un avenir annoncé comme
couples hétérosexuels atteints de stérilité pathologique,
(1) Voir dans ce même numéro l’article de Martine Ségalen, p. 8.
qu’ils soient mariés, pacsés ou simples concubins non
(2) Entre 2006 et 2011, le nombre de mariages est passé de
enregistrés. Quant aux maternités de substitution, la
273 914 à 251 654 tandis que celui des PACS est passé de 77 347 prohibition est générale et d’ordre public et la Cour
à 205 558 – dont 9 143 PACS homosexuels et 196 415 PACS hété- de cassation veille au strict respect de la loi.
rosexuels.
des enfants, le législateur a inséré dans le Code civil une à l’audition ou, pour être aidé à comprendre les paroles
règle selon laquelle l’enfant ne doit pas être séparé de de l’enfant, il peut désigner une personne ayant des
ses frères et sœurs sauf si cela n’est pas possible ou si connaissances dans le domaine social, psychologique ou
son intérêt commande une autre solution (article 375-1 médico-psychologique et sans lien avec l’enfant ni les
du Code civil, loi n° 96-1238 du 30 décembre 1996). parties au procès (article 338-9 du Code de procédure
civile). Lors de son audition, l’enfant peut être accom-
En cas de désaccord entre les père et mère, notam-
pagné de son propre avocat, qui est rémunéré au titre
ment lors d’une séparation, les modalités d’exercice de
de l’aide juridictionnelle. Des avocats d’enfants sont
leurs prérogatives parentales ne sont plus nécessairement
aujourd’hui spécialisés dans la représentation et dans
imposées par décision du juge. En effet, les accords
la défense des mineurs. En revanche, l’enfant n’a pas
parentaux sont encouragés et le juge les homologue
en principe le droit d’agir personnellement en justice
après en avoir vérifié la conformité à l’intérêt de l’enfant.
dans les procédures relatives à l’autorité parentale,
Par ailleurs, les réalités de vie dans les familles à l’exception de son droit de saisir lui-même le juge
recomposées ont conduit à dégager des solutions adap- des enfants lorsqu’il est en danger pour réclamer une
tées. Le nouveau conjoint ou le nouveau partenaire de mesure de protection au titre de l’assistance éducative.
l’un des père et mère, voire même de chacun d’eux, est
En cas d’atteinte portée à ses droits, un enfant peut
de fait associé au quotidien du mineur avec lequel des
saisir une autorité indépendante : le Défenseur des
liens affectifs se tissent. Une demande de délégation-
droits, institution qui a remplacé en 2011 le Défenseur
partage de l’autorité parentale peut être soumise au juge
des enfants.
aux affaires familiales dans l’intérêt de l’enfant et pour
faciliter son éducation. En cas de recomposition par
l’un des parents d’un couple homosexuel, et alors que Les familles ont leur juge
l’adoption de l’enfant de l’autre n’est pas autorisée,
cette solution a été admise à condition que l’intérêt de Créé par la réforme du divorce du 11 juillet 1975, et
l’enfant le justifie. s’il n’est pas l’unique juge en droit de la famille puisque le
contentieux de la filiation incombe au tribunal de grande
De façon générale, dans les décisions qui concernent
instance, le juge aux affaires familiales (JAF) a vu ses
l’enfant, les père et mère doivent l’associer en fonction
attributions s’élargir au fil des réformes, et à nouveau
de son âge et de sa maturité. L’enfant a ainsi acquis des
récemment, dans un souci de cohérence, par une loi de
droits procéduraux, dont le droit à la parole, de façon
simplification et de clarification du droit et d’allégement
graduée selon son âge et sa capacité de discernement. La
des procédures (loi n° 2009-526 du 12 mai 2009).
loi réformant la protection de l’enfance (loi n° 2007-293
du 5 mars 2007) prévoit que le mineur peut être entendu Dorénavant, le JAF a une compétence exclusive en
par le juge si son intérêt le commande. L’audition est matière de pensions alimentaires, qu’il s’agisse d’une
même de droit lorsque le mineur en fait la demande et demande d’attribution ou de révision, et sur toutes les
le juge doit s’assurer qu’il a été informé de son droit questions portant sur les relations au sein du groupe
d’être entendu et d’être assisté par un avocat. Toute- parental entre parents et enfants en matière d’autorité
fois, lorsque la décision d’audition émane du juge, le parentale, d’émancipation, d’administration légale ou
mineur peut refuser d’être entendu ; le juge apprécie de tutelle des mineurs. Il est encore le juge des litiges
le bien-fondé de ce refus. Lorsqu’elle est demandée pécuniaires opposant des couples mariés, ce qui est
par le mineur, son audition ne peut être refusée par le traditionnel, mais aussi désormais des couples pacsés
juge que sur le fondement d’un défaut de discernement ou des concubins durant leur vie commune et, suite à
suffisant ou sur le fait qu’il n’est pas concerné par la une rupture, lors de la liquidation et du partage de leurs
procédure en cours (décret n° 2009-572 du 20 mai 2009, biens. Par l’ampleur des compétences qui lui ont été
JO du 24 mai 2009, p. 8649). De plus, l’obligation progressivement dévolues, il est devenu véritablement
d’informer l’enfant sur son droit d’être entendu est le juge des affaires de la famille et des contentieux, tant
imposée aux parents investis de l’exercice de l’autorité au sein des couples conjugaux ou quasi conjugaux,
parentale ou, à défaut, au tuteur ou à la personne à qui qu’au sein des couples parentaux, à propos de l’exer-
l’enfant a été confié (articles 338-1 et 338-2 du Code cice de leurs prérogatives d’autorité parentale sur les
de procédure civile). Le juge peut lui-même procéder enfants mineurs.
En France, la famille constitue un domaine bien ciblé de l’action publique. L’ensemble des
dispositifs destinés aux familles représentent près de 4 % du PIB, le niveau le plus élevé
des pays de l’OCDE. Mais, contrairement à de nombreuses politiques publiques dont les
coûts sont souvent jugés excessifs par rapport à leur efficacité, les politiques familiales
bénéficient d’un regard positif, aussi bien dans le cadre national qu’à l’extérieur des fron-
tières. Cette appréciation est à mettre en relation avec les taux de fécondité relativement
élevés de l’Hexagone. S’il existe dans tous les pays développés des mesures destinées à
soutenir les familles, le périmètre et les modalités d’intervention diffèrent fortement. Julien
Damon met en évidence les spécificités de la France.
C. F.
L’ensemble institutionnel et financier constitué par si incarnées par un assortiment composite d’institutions
les politiques familiales ne dispose pas, en France, et a et de prestations), soutenues, dans leur principe général,
fortiori dans le contexte international, de délimitation par toutes les formations politiques.
organique indiscutable. L’expression est une facilité
Elles bénéficient d’un regard positif, aussi bien à
de langage destinée à rassembler des dispositifs nés
l’échelon national qu’à l’étranger, en raison d’un niveau
à diverses époques, conçus avec des objectifs variés,
de fécondité relativement élevé au sein des économies
appuyés sur des conceptions différentes et qui désignent
avancées. Il s’agit assurément d’une spécificité. Mais il
désormais un mécanisme socio-fiscal plus ou moins
en est d’autres, qu’un retour sur la diversité des politiques
consistant selon les pays.
familiales dans les pays riches permet de délimiter.
Concrètement, les politiques familiales sont des
programmes publics qui identifient les familles comme
cibles d’actions mises en œuvre pour modifier les res-
Le pluriel des politiques familiales
sources des ménages, la vie quotidienne des enfants et Pluralité des familles
des parents, les partages et les équilibres domestiques, et des modalités de l’action publique
la dynamique démographique d’un pays, voire les
Le pluriel est de rigueur pour les politiques familiales
structures familiales elles-mêmes.
françaises car il signe l’évolution même de ce pan de
La France tient la famille en haute considération l’intervention publique et de la conception sous-jacente
symbolique, politique et économique. Les politiques de la famille. Alors qu’originellement, la politique
familiales françaises sont très denses (ne serait-ce que familiale portait sur la famille, ce sont désormais les
sur un plan financier), expressément formulées (même familles qui sont concernées. Il n’y a pas seulement là
un jeu, au fond assez classique, de mots et d’écriture. Qu’il y ait ou non une politique explicitement fami-
En France, la famille est depuis très longtemps envisa- liale, on trouve désormais dans tous les pays de l’UE
gée comme une institution intermédiaire, cruciale, à la des mesures et programmes développés autour de trois
charnière des domaines public et privé. Aussi, depuis la grands types d’objectifs :
fin du xixe siècle, les interventions sociales en direction
– la redistribution des revenus,
spécifique de la famille, et ce jusqu’aux années 1960, se
sont-elles surtout intéressées à une forme particulière – le soutien à la natalité,
de famille : celle du père employé et de son épouse au
– la promotion de l’égalité entre hommes et femmes.
foyer pour élever leurs enfants. Désormais, la palette
des prestations, dispositifs et établissements sociaux Certains États poursuivent simultanément les trois
cherche à s’adapter à la diversification des structures objectifs ; d’autres se concentrent sur un seul d’entre
familiales. Les disputes terminologiques ont été longues, eux. Avec le temps et les événements, l’objectif prin-
mais c’est le pluriel qui s’est imposé pour les familles. cipal peut évoluer.
En témoigne le passage, pour un ensemble normatif des
La Belgique et la France ont historiquement déve-
plus importants, d’un Code de la famille et de l’aide
loppé une politique familiale à visée nataliste. L’Italie,
sociale, à un Code de l’action sociale et des familles.
le Portugal et l’Espagne, après leur accès à la démo-
Le pluriel se justifie plus encore si l’on considère les cratie, se sont au contraire longtemps refusé à investir
politiques familiales au niveau international. Il n’existe expressément en ce sens, associant cette démarche
pas dans tous les pays de l’Union européenne (UE) et de à leur passé totalitaire et patriarcal. Dans les pays
l’OCDE une politique familiale cohérente et explicite. d’Europe centrale et orientale (PECO) qui ont rejoint
L’expression, d’ailleurs, n’a dans certains pays même l’UE en 2004, les problèmes de déclin démographique
pas de traduction possible. Et ils n’ont pas tous un ont justifié la promotion de mesures familiales. Pour
département ministériel pour la famille, ni même une autant, dans ces pays qui ont fait l’expérience d’une
structure administrative dédiée. Néanmoins, un consen- conception de la famille annexée à l’État, l’aversion
sus s’est progressivement dégagé quant à la légitimité à l’intervention étatique dans l’espace privé peut être
d’une intervention publique en direction des familles forte. Il en va de même, en dehors de l’Europe, dans
en difficulté et, dans un contexte démographique préoc- des pays comme le Japon ou la Corée du Sud, frappés
cupant, en faveur de la natalité. On trouve donc partout par de très faibles niveaux de fécondité et marqués par
un cadre juridique et des moyens pour réguler la vie des conceptions très traditionnelles des rôles masculin
privée (mariage, héritage, etc.), réduire les inégalités et féminin, n’appelant pas de politique publique (ou
entre ménages avec et sans enfants et faciliter le quo- seulement résiduelle).
tidien des familles. Cependant, les options divergent
Dans les pays scandinaves et en France, la poli-
sur les formes, le contenu et l’étendue des actions.
tique familiale est hautement structurée et légitimée.
Les politiques familiales diffèrent grandement selon
À l’inverse, au Sud et à l’Est, les mesures renvoyant
la distribution des responsabilités et des obligations à
à la politique familiale sont souvent hésitantes, sans
l’égard des membres de la famille, entre les pouvoirs
cohérence et parfois contestées. Entre ces deux pôles,
publics, les familles elles-mêmes, le marché et la société
on trouve des pays, comme l’Allemagne et le Royaume-
civile (Églises, associations).
Uni, où la rhétorique pro-familiale est désormais très
La diversité des politiques familiales présente, mais où les acteurs politiques demeurent
dans les économies avancées souvent réticents à l’idée d’intervenir dans la vie privée.
Dans le cas anglais, les très hauts niveaux de pauvreté
Architectures des dispositifs
chez les enfants ont conduit les gouvernements à investir
Tous les gouvernements n’identifient pas explicite- massivement à partir de la fin des années 1990 dans le
ment la famille comme cible. Dans les pays du Sud de soutien aux familles défavorisées, en se fixant même
l’Europe, et plus largement dans les pays de tradition l’objectif ambitieux d’éradiquer la pauvreté infantile
catholique, il s’agit d’intervenir en direction de la d’ici 2020. En Allemagne, ce sont les préoccupations
famille. Mais dans les pays du Nord, majoritairement démographiques qui ont amené les pouvoirs publics à
protestants, les prestations correspondent plutôt à des mettre en place des mesures visant à aider les femmes
droits dirigés individuellement vers les enfants. à mieux concilier désir d’enfant et aspirations profes-
sionnelles. Il est même prévu qu’à l’horizon 2013, tous ensemble d’outils que n’utilisent pas tous les pays
les enfants allemands disposent d’un droit personnel – à (prestations sociales, équipements, allégements fis-
faire valoir – pour un mode de garde. caux, congés parentaux, etc.). Les États mettent plus
ou moins l’accent sur des prestations monétaires ou sur
Les législations nationales reflètent des particularités
des équipements et services. La France, en particulier
historiques, philosophiques et religieuses. Il en ressort
pour ce qui concerne l’accueil des jeunes enfants, se
des normes juridiques comprenant des dispositions très
situe parmi les pays qui privilégient ce mode d’inter-
variées pour ce qui relève des droits et devoirs respectifs
vention par rapport aux prestations en nature (services
des conjoints, de l’autorité parentale, ou encore des
et équipements). Pour la seule branche famille de la
obligations réciproques des membres de la famille.
Sécurité sociale, 95 % des dépenses sont constituées de
Montants et règles d’attribution des prestations dépenses directes vers la famille, 5 % sont consacrées
au financement des équipements et des services. Mis à
Les différences en matière de montants et de règles
part la Suède et le Danemark, et depuis 2000 l’Espagne
d’attribution des prestations familiales illustrent cette
et la Finlande, tous les États membres de l’ancienne
diversité dans le domaine social. On trouve des points
UE à 15 utilisent majoritairement ce vecteur des pres-
communs dans la mesure où pour déterminer le niveau
tations monétaires.
des prestations, le rang de l’enfant dans la fratrie, le
nombre des enfants et leur âge sont très généralement Les clivages sont également prononcés pour ce qui
pris en considération. Les paramètres sont cependant relève des prestations sous condition de ressources.
disparates. En Autriche, en Belgique, au Danemark, Les pays d’Europe du Nord à tradition universaliste
en France, au Luxembourg, aux Pays-Bas et au s’opposent au Royaume-Uni où la majorité des pres-
Portugal, les prestations augmentent avec l’âge de tations familiales sont sous conditions de ressources.
l’enfant. L’âge limite pour le service des prestations Autre dissemblance, le montant des prestations varie
familiales est de 16 ans en Irlande, au Portugal, en de 1 à 15, entre les pays les plus généreux, comme
Suède et au Royaume-Uni, de 17 ans aux Pays-Bas, le Luxembourg, et les pays du Sud qui accordent les
de 20 ans en France, et 18 ans ailleurs. allocations les plus faibles.
Les logiques, l’organisation et les instruments Tous ces contrastes relatifs aux montants et à
des politiques familiales se composent à partir d’un l’organisation des dépenses en direction des familles
ne s’expliquent pas simplement par l’histoire, la pré- peuvent être longuement discutés, les comparaisons
gnance des problèmes démographiques ou le niveau établies par l’OCDE sont claires : c’est en France que
de richesse des pays. Ils reflètent aussi les choix et la la dépense, rapportée au PIB, est la plus importante,
volonté politiques des gouvernements. avec près de 4 % de son PIB affectés à la politique
familiale(1).
Malgré les expériences et les tendances communes, il
y a encore un monde de différences entre les politiques Une large palette d’instruments
familiales des pays riches. Reste que le rapprochement
Une palette très développée d’instruments
avance, d’abord par la concordance des données et des
(prestations, fiscalité, travail social, etc.) autorise
analyses qui montrent, par exemple, combien fécondité
des interventions universelles ouvertes à tous (les
et travail féminin sont positivement liés et, partant, par
allocations familiales), des prestations contributives
la résonance dans tous les pays du thème de la conci-
(notamment pour les personnes ayant travaillé ou
liation vie familiale/vie professionnelle.
exerçant actuellement une activité – c’est le cas de la
prestation d’accueil du jeune enfant – PAJE), et des
Dix spécificités des politiques mesures ciblées (avec des barèmes tenant compte de
familiales en France la structure familiale dans le cas des minima sociaux).
Parmi ces instruments, la France se singularise, entre
Après le balayage de la diversité des politiques autres, par l’importance accordée au mécanisme du
familiales, on peut mettre en lumière dix spécificités quotient familial, visant à tenir compte de la taille
françaises. Cet exercice permet de recenser certains du foyer pour le calcul de l’impôt sur le revenu. Le
traits qui distinguent totalement la France (comme montant de cette dépense fiscale – très discutée sur le
le fait d’être le seul pays dans l’UE à ne pas servir plan des principes, notamment en qu’elle favoriserait
d’allocations familiales au premier enfant), et d’autres les plus aisés – est de l’ordre de 0,6 point de PIB(2).
traits qui sont tout simplement plus prononcés que
dans la plupart des autres pays (comme l’adhésion
même de la population à l’idée qu’il faut soutenir
les familles).
(1) En fonction d’autres délimitations, plus larges, du périmètre
des politiques familiales, on peut aboutir à des estimations signifi-
Un niveau élevé de dépenses cativement plus élevées.
Dans le concert international, la France se distingue (2) Sur le quotient familial, voir les deux articles de points de
vue opposés, signés par Noam Leandri et Louis Maurin, pour l’un
d’abord par l’ampleur de son investissement dans les et Henri Sterdyniak pour l’autre, dans Cahiers français, n° 369,
politiques familiales. Si les nomenclatures et paramètres 2012, p. 71sq.
2,0
1,5
1,0
0,5
0,0
Isl ge
l s
ex e
ne ie
ys e
Ho ède
at rie
Le nie
M e
ag e
rtu a
tc he
Es énie
ell b e
No Lu elg ark
Lit nis
Sl ypre
um ce
Zé rg
lo e
Irl ne
Isr ie
d
Al stra e
qu ut e
Gr ie
Su ne
e
Su ni
It e
No nde
um ie
ov e
Bu pon
Ca alie
du i
Es gne
Ch aël
Fin -Ba
Ja al
M alt
Pa and
e hil
èc
lem li
Po nad
uv xem iqu
Po ani
Au and
bli A and
Su
iqu
iss
Da ngr
Sl èqu
u
n
U
e ou
Ro ton
è
ya Fran
e ric
Ét lga
g
U
ua
aq
B m
tto
rv
e-
ré C
pa
la
ov
s-
h
Co
Ro
pu
Ré
Source : OCDE.
Déjà autorisée dans plusieurs pays occidentaux, en projet en France depuis le changement
de majorité en mai 2012, l’accès à l’adoption pour les couples homosexuels renvoie de
façon plus large à la question de l’homoparentalité. Inconcevable dans les années 1950
ou 1960, celle-ci est devenue une réalité qui bouscule le droit de la famille, les situations
de vide juridique et les revendications égalitaires entre couples homosexuels et couples
hétérosexuels poussant à redéfinir le lien de filiation.
Après avoir rappelé le contexte d’émergence de l’homoparentalité dans les sociétés
occidentales contemporaines, Agnès Fine en analyse les différentes formes ainsi que les
revendications qui en découlent.
C. F.
La question de l’adoption par les couples homo- ficultés à concevoir trouve dans l’aide médicale à la
sexuels ne peut se comprendre que si on la replace dans procréation (AMP) les moyens de devenir parents.
le cadre des importantes transformations familiales C’est ainsi que chaque année, environ 1 500 enfants
qu’ont connues nos sociétés depuis les années 1970 naissent d’insémination avec donneur (IAD) ou de
et qui ont permis l’émergence de ce qu’on appelle dons d’ovocytes. Les couples stériles commencent par
l’« homoparentalité »(1). Nous rappellerons ce contexte essayer ces méthodes et, en cas d’échec, se tournent
avant d’examiner dans un deuxième temps les diffé- vers l’adoption. Depuis une vingtaine d’années, entre
rentes formes d’homoparentalité, leurs revendications 3 000 et 4 000 enfants par an sont adoptés.
spécifiques, et en quoi ces familles posent explicitement
des questions générales restées irrésolues. L’encadrement juridique de l’AMP
et de l’adoption : quelques contradictions
Transformations familiales Comment un couple stérile (hétérosexuel) ou un
et « homoparentalité » couple homosexuel peuvent-ils fonder légalement une
famille ? La loi interdit qu’un couple non marié adopte
Dans les sociétés occidentales contemporaines, la
un enfant tandis qu’elle lui permet de procéder à une
généralisation de la contraception a permis la décon-
insémination artificielle. Dans une société où plus de
nexion quasi totale entre conjugalité, sexualité et
la moitié des naissances concernent des couples non
procréation. On peut procréer seul, en couple, quand
mariés, on peut s’étonner de l’interdiction faite à ces
on le désire. Une partie des couples qui ont des dif-
derniers d’adopter. Cette mesure a pourtant sa logique
du point de vue du droit. L’adoption étant une institution
(1) Voir Gross M. (2012), Qu’est-ce que l’homoparentalité ?,
Paris, Payot. de filiation légitime, deux personnes non mariées, c’est-
à-dire « étrangères » l’une à l’autre, ne peuvent être nel à une aspiration plus grande à la vie conjugale(3). En
les parents légitimes du même enfant. Cependant, ces France, le pacte civil de solidarité (PACS) voté en 1999 a
deux manières d’avoir un enfant concernent les mêmes été une étape importante pour la reconnaissance juridique
personnes. Poursuivons l’exposé des contradictions : de la conjugalité homosexuelle. C’est dans ce contexte
la loi interdit à une personne seule de procéder à une international facilité par les échanges et par Internet que
insémination artificielle au motif que l’enfant doit de nombreux couples homosexuels découvrent que leur
être un projet de couple, mais elle autorise l’adoption orientation sexuelle ne leur ferme pas nécessairement
par des personnes seules, célibataires, divorcées ou la possibilité de procréer. En France, l’Association de
veuves(2). Certes, dans le premier cas, il s’agit de per- parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) a
mettre médicalement une nouvelle naissance, tandis joué un rôle non négligeable dans cette nouvelle prise
que dans le second, l’adoption est censée donner une de conscience. Créée en 1986, elle comptait environ
famille à un enfant qui en est dépourvu. Mais, dans la 2 000 adhérents en 2010, essentiellement des couples,
pratique, il s’agit de deux voies possibles qui s’offrent dont une grosse majorité de femmes. Près de 90 % de
aux personnes seules pour devenir parents. Les contra- ses membres ont fait des études supérieures et occupent
dictions apparaissent aussi dans l’application des lois. des professions intellectuelles, artistiques ou de cadres,
Depuis 1984, l’adoption est soumise à l’obtention ce qui explique une forte réflexivité sur les questions
par les futurs parents d’un agrément délivré à la suite familiales : l’APGL a été à l’initiative de plusieurs col-
d’une enquête sociale et psychologique menée par les loques internationaux de chercheurs en sciences sociales
services de l’Aide sociale à l’enfance qui se fonde sur sur les questions juridiques, sociologiques et politiques
l’évaluation de la compétence éducative des futurs posées par l’homoparentalité(4). Elle a aussi été un lieu
parents. Le fait d’être célibataire n’est pas toujours privilégié de rencontre pour permettre concrètement à
bien vu par les services sociaux dont les enquêtes font ses adhérents de devenir parents.
une large place aux relations de couple. Cependant, ce
ne peut être un motif de refus de l’agrément au risque Les différentes formes
d’être en contradiction avec la loi. Les membres d’un d’homoparentalité
couple marié ont donc intérêt à faire apparaître les liens
affectifs et sexuels qui les unissent, alors qu’à l’inverse,
Comment les homosexuels ont-ils réussi à fonder
les célibataires, surtout ceux qui vivent avec un parte-
une famille et combien ces familles sont-elles ?
naire de même sexe, devront se garder de les révéler.
Adoption de célibataires
Homoparentalité
C’est tout d’abord la voie légale de l’adoption en tant
Le désir d’enfant n’étant pas lié à l’orientation
que célibataire qui a été empruntée. Même si l’enquête
sexuelle, de nombreux couples homosexuels ont fondé
sociale soupçonne l’homosexualité du demandeur, le
une famille ou souhaitent le faire dans l’avenir. Ceci est
refus d’agrément ne peut être fondé sur son orientation
une nouveauté historique dont les premières manifes-
sexuelle, ce qui serait discriminatoire. Dans les faits, cela
tations sont apparues aux États-Unis, où la procréation
a été assez souvent le cas, moins souvent aujourd’hui.
médicalement assistée est plus anciennement implantée et
Il faut savoir néanmoins que dans la pratique, très peu
moins encadrée sur le plan juridique qu’en France et où
d’enfants étant adoptables en France, la grande majorité
la tolérance à l’égard de l’homosexualité a été, du moins
des adoptés proviennent de l’étranger. Or, aucun pays
dans certains États comme la Californie, plus précoce.
n’accepte que ses ressortissants soient adoptés par des
La lutte juridique contre les discriminations à l’égard des
couples homosexuels. Il faut donc que la demande
homosexuels a remporté des succès importants depuis les
d’enfant, avec la complicité des services sociaux, ne
années 1970. Ceci a contribué à transformer les conditions
fasse pas apparaître l’orientation sexuelle de l’adoptant.
de vie des homosexuels, en particulier celles des « gays »
Ceci explique que les couples homosexuels aient aussi
qui sont passés pour la majorité d’entre eux d’une culture
exploré d’autres voies.
de ghetto et de contestation de l’ordre familial tradition-
(3) Sur ce point, voir Courduriès J. (2011), Être en couple (gay).
(2) Sur l’histoire de l’adoption des personnes seules, voir Conjugalité et homosexualité masculine en France, Lyon, Presses
Fine A. (2000), « Unifiliation ou double filiation dans l’adoption Universitaires de Lyon.
française », Anthropologie et sociétés, Nouvelles parentés en (4) Voir les actes des deux colloques : Gross M. (dir.) (2005) ;
Occident, vol. 24, n° 3. Cadoret A. et al (2006).
Aujourd’hui, le compagnon ou la compagne d’un Dans les coparentalités entre couples de lesbiennes
adoptant célibataire qui a élevé avec lui ou avec elle et couples de gays, l’absence de statut juridique de
l’enfant adopté depuis son arrivée au foyer, comme la la compagne de la mère ou du compagnon du père
compagne de la mère qui a eu recours à une IAD, n’ont pose le même type de problème. Ce cas est plus
aucun lien juridique avec ce dernier. En cas de décès compliqué car l’enfant ayant déjà un père et une
ou de séparation, qu’advient-il alors de l’enfant ? À qui mère légaux, il faut admettre qu’il puisse en ajouter
sera-t-il confié ? Les couples homosexuels revendiquent un ou éventuellement deux. Ceci pose une question
le même statut que celui des couples hétérosexuels, plus générale, celle de la pluriparentalité, sur laquelle
c’est-à-dire le droit de se marier et/ou d’adopter des nous reviendrons.
enfants en couple non marié ainsi que, pour les couples
L’enfant né à l’étranger d’une GPA n’est pas
déjà existants, le droit pour le partenaire du parent
reconnu légalement en France. De sorte que la filia-
adoptif de devenir lui aussi un parent sur le plan juri-
tion établie dans les pays où elle est légale (comme
dique. De nombreux pays européens leur reconnaissent
les États-Unis ou en Europe, le Royaume-Uni, les
en effet le droit d’adopter en couple(10). De la même
Pays-Bas, la Finlande, la Belgique, le Luxembourg,
façon, depuis 2010, il est possible au Royaume-Uni
le Danemark, la Grèce) n’est pas entérinée par le droit
pour les membres d’un couple de même sexe de deve-
français. Ceci touche aussi bien les enfants nés de
nir les parents légaux d’un enfant né par IAD ou par
couples gays que ceux nés de couples hétérosexuels
GPA, à condition que l’un des parents soit le parent
dont la femme est stérile et leurs revendications sont
« biologique » de l’enfant et que l’autre ait déposé une
les mêmes : reconnaissance de la filiation de l’enfant
demande de garde parentale.
avec ses parents d’intention.
(10) Les Pays-Bas (2001), la Suède et le Royaume-Uni (2002),
l’Espagne (2005), la Belgique et l’Islande (2006), la Norvège
(2008), le Danemark et la Finlande (2009), la Slovénie (2010).
Agnès Fine
Familles homoparentales,
pluriparentalités
et changements juridiques
de la filiation
Un nombre croissant de pluriparentalités
« de fait »
Les familles homoparentales sont, à des degrés divers
mais par définition, des familles pluriparentales, comme
le sont aussi les familles issues de certaines techniques
d’AMP et de l’adoption : elles mettent en jeu plus de deux
adultes dans le processus de formation d’une famille et
parmi les parents en « plus », certains n’ont aucun lien de
« sang » avec leur enfant. Par commodité, les sociologues
les ont appelés des parents « sociaux », par opposition
aux parents dits « biologiques », termes discutables car
le lien biologique est toujours aussi social. Les pluripa-
rentalités sont en augmentation dans l’ensemble de la
société, en particulier parce que la fréquence des divorces
et des recompositions familiales a pour conséquences
que de nombreux enfants sont élevés quotidiennement
aussi par un beau-parent.
décennies, c’est le secret qui a régné en maître pour
Or, ces pluriparentalités, dont la nature et le mieux garantir l’opération de substitution. Secret sur
contenu sont à l’évidence très différents, posent l’adoption elle-même pendant longtemps, et/ou secret
des questions nouvelles compte tenu de notre sys- sur l’identité des parents d’origine. Les parents adoptifs
tème de filiation. Celui-ci, bilatéral, coïncidant avec se substituent totalement aux géniteurs. L’adoption
les lois de la génétique, paraît naturellement fondé plénière rompt la première filiation de l’enfant et
alors qu’il provient d’un choix culturel. D’autres lui en donne une autre. Sur l’acte de naissance de
sociétés relient en effet les enfants à un seul sexe des l’enfant adopté, c’est le nom de ses parents adoptifs
parents, le père (filiation patrilinéaire) ou la mère qui figure. Les nombreux obstacles rencontrés par
(filiation matrilinéaire). En outre, il s’accompagne les adoptés pour connaître leur histoire, ainsi que
d’une norme, l’exclusivité, c’est-à-dire que chaque les réticences à lever l’anonymat des donneurs de
individu n’est mis en position de fils ou de fille que sperme en France révèlent la force de ces opérations
par rapport à un seul homme et une seule femme. de substitution qui ont pour but de garantir le principe
D’où les difficultés à faire coexister dans les faits et de l’exclusivité : un seul couple de parents pour les
dans le droit plusieurs parents pour un même enfant. enfants. Les lesbiennes qui ont recours à l’IAD avec
Que faire des parents en plus ? donneur anonyme privilégient ce procédé pour ne
pas avoir à faire avec d’autres adultes comme dans
Un droit en faveur de l’exclusivité parentale la coparentalité.
Les pratiques sociales et le droit sont allés généra-
lement dans le sens de l’exclusivité et de la substitution Les revendications des enfants adoptés
et des familles recomposées favorables
d’un parent à l’autre. Cette opération est facile pour les à des évolutions juridiques
personnes qui ont mis au monde un enfant sans en être
les éducateurs : parents de sang qui ont abandonné leur Cependant, il existe au niveau international comme
enfant ou géniteur dans les inséminations avec donneur. en France, un mouvement de contestation des enfants
Ce dernier a été éliminé à la fois juridiquement et dans touchés par le secret sur leur histoire, qu’ils soient adop-
les faits par les lois garantissant le secret absolu sur tés ou nés d’insémination avec donneurs anonymes. Le
son identité, ceci pour mieux asseoir la paternité du mouvement, amplifié par Internet, a conduit à un change-
père « social ». Dans l’adoption, pendant plusieurs ment dans les pratiques et dans le droit de l’adoption par
exemple(11), avec la reconnaissance de la légitimité de la ment nouvelle. La compagne de la mère qui, en accord
recherche de l’identité des géniteurs. On peut noter que avec elle, a organisé avec un père gay (avec ou sans
la reconnaissance revendiquée par les acteurs concernés compagnon) la mise au monde d’un enfant, doit pou-
ne se situe pas sur le plan du droit de la filiation qui leur voir acquérir un statut de parent à part entière, ce qui
convient mais sur celui de la levée du secret sur l’identité donnerait à l’enfant, deux mères, l’une de sang, l’autre
de leur géniteur. Les couples ayant procédé à une GPA, non, et peut-être deux pères. Pour ces configurations
qu’ils soient hétérosexuels ou gays, ne peuvent éliminer familiales qui peuvent être à géométrie variable, il
de leur vie et surtout de celle de leur enfant la femme faut faire preuve d’imagination en matière de droit de
qui l’a porté et a accouché de lui. Les enquêtes montrent la filiation. L’adoption simple constitue une piste pos-
que les parents d’intention essaient de maintenir des sible car elle ne gomme pas la filiation d’origine mais
relations, même ténues, avec elle, ce qui est une manière en ajoute une autre. Elle est donc inclusive et non pas
de reconnaître dans les faits la pluriparentalité. exclusive comme l’est l’adoption plénière. Aujourd’hui,
dans l’adoption de l’enfant du conjoint, très pratiquée
L’opération de substitution est encore moins pos-
en France, l’enfant a trois parents : ses deux parents
sible dès lors que plusieurs adultes concourent non plus
de sang et son père adoptif (ou sa mère adoptive). On
seulement à la mise au monde d’un enfant mais à son
peut donc imaginer, au prix d’un léger réaménagement
éducation. Dans ce cas, se pose la question du statut
de la loi(12), la possibilité pour la compagne de la mère
juridique à donner aux différents adultes concernés.
ou le compagnon du père d’être également des parents
Dans les familles recomposées après divorce, se pose
de plein droit.
depuis quelques années la question du statut juridique
des beaux-parents qui jouent un rôle éducatif important ●●●
pour un enfant, sur le plan économique comme sur le
Ainsi, les familles homosexuelles posent-elles de
plan affectif. Au Royaume-Uni, par le Children Act
manière explicite un ensemble de questions restées
(1989), le beau-père est doté d’un statut légal, même
problématiques ou sans réponse dans l’ensemble des
s’il est limité. En France, la loi du 4 mars 2002, ouvre
nouvelles configurations familiales. Elles soulignent
la possibilité aux père et mère de partager tout ou par-
l’urgence de procéder à des réformes de la filiation en
tie de l’autorité parentale avec un tiers, membre de la
entérinant la disjonction entre engendrement et filia-
famille ou à un proche digne de confiance, ce qui permet
tion, le premier ne devant plus être à lui seul créateur
de donner un statut additionnel au beau-parent. Cette
de la seconde. La volonté et l’engagement parental
situation concerne aussi les enfants nés dans un cadre
doivent désormais primer sur le lien biologique, et se
hétérosexuel dont l’un des parents séparés vit avec un
manifester peut-être sous la forme d’un acte public de
concubin ou une concubine de même sexe. Elle peut
reconnaissance légale dès la naissance de l’enfant. Ce
aussi concerner les coparentalités homosexuelles : si la
qui ne signifie pas pour autant qu’il faille considérer que
compagne de la mère de sang et/ou le compagnon du
le lien de sang et/ou le lien génétique n’aient aucune
père ne partagent pas le désir d’enfant de leurs parte-
importance dans la vie des personnes concernées et
naires mais contribuent néanmoins à son éducation, ils
qu’il faille les ignorer ou les cacher comme c’est encore
peuvent se satisfaire du statut reconnu juridiquement de
le cas aujourd’hui.
beaux-parents, à l’instar des beaux-parents des familles
recomposées. Il n’y a donc ici comme dans le cas de
(12) L’autorité parentale peut être partagée par tous les parents
la GPA aucune spécificité particulière des familles et non pas déléguée au seul parent adoptif.
homoparentales.
Cette première définition se complexifie dès lors considérées comme « preuve absolue de la filiation »
que l’on considère l’histoire de la filiation au regard a signé la fin de la liberté des hommes à l’égard de la
de celle du mariage, qui articule le « biologique » procréation (même si l’existence de certains dispositifs,
et le « social » au fondement du lien, en instituant comme le recours à la notion de « possession d’état »
différemment paternité et maternité. Par le jeu de la dans les cas de contestation de filiation paternelle,
présomption de paternité, le mariage désigne l’époux permettent de nuancer cette évolution)(5). Cependant,
d’une femme comme le père des enfants qu’elle met comme nous allons le voir, la filiation peut aussi revêtir
au monde. Le droit construit ainsi, en « présumant » un une dimension uniquement sociale, à travers la parenté
père à travers l’époux de la mère, une fiction juridique, adoptive ou dans l’assistance médicale à la procréation.
un lien entièrement social, qui déterminait, de 1804
à 1970, des destins différents pour l’enfant légitime, Les représentations sociales
naturel ou adultérin. Cette relation n’est toutefois pas et symboliques de la filiation
totalement déliée de la procréation, puisqu’on suppose
qu’elle est sous-tendue par une réalité biologique.
Dans toute société, la filiation s’accompagne d’un
À travers l’adage romain « mater semper certa est,
ensemble de représentations sociales et symboliques
pater est quem nuptiae demonstrant »(3), le mariage
qui donnent sens à l’existence des relations parents-
instaure aussi une profonde asymétrie entre maternité
enfants. L’anthropologue David Schneider(6) en a initié
et paternité. Jusqu’en 1912, la loi protégeait le père-
l’analyse dans le monde occidental à travers l’étude
époux des revendications d’éventuels rejetons nés hors
des représentations de la parenté américaine. À la jonc-
mariage à travers l’interdiction de toute recherche en
tion de deux ordres symboliques, l’ordre de la nature
paternité, privilégiant ainsi la dimension sociale, tandis
et l’ordre de la loi, la parenté reposerait d’abord sur
que la filiation maternelle s’établissait par les faits de
l’importance accordée au sang partagé, aux substances
la gestation et de la mise au monde.
« biogénétiques » unissant parents et enfants du fait de
Ce modèle fut ébranlé par différents mouvements. Le la procréation. Indéfectibles, justifiant l’amour parental
premier s’est traduit par l’érosion du mariage et l’essor comme les interdits sexuels, les relations « biologiques »
des unions libres : plus de 50 % des enfants naissent seraient premières dans les conceptions occidentales de la
aujourd’hui hors mariage. L’exigence d’égalité entre parenté. Ce constat rejoint bien d’autres analyses menées
les enfants a conduit à l’unification des droits atta- par les anthropologues et les historiens de l’Europe : la
chés à la filiation, débutée en 1972 et achevée en 2005 valorisation du « sang » comme fondement des rela-
avec l’abandon des notions de filiation « légitime » et tions de parenté apparaît dès l’Antiquité, culmine dans
« naturelle », qui avaient perdu toute portée juridique. la définition féodale du lignage et se manifeste dans la
On peut interpréter cette évolution comme une « natu- disparition juridique de l’adoption du Moyen- Âge à la
ralisation » de la filiation, accentuée récemment par Révolution française (Fine et Martial, 2010). Ce recours
différents changements. Si les femmes accouchant hors- métaphorique au « biologique » semble aujourd’hui
mariage devaient, jusqu’en 2005, reconnaître l’enfant renforcé par l’évolution récente du droit, adossé aux
qu’elles avaient mis au monde, l’inscription du nom de la progrès scientifiques en matière génétique comme dans
mère sur l’acte de naissance de l’enfant vaut désormais les techniques d’assistance médicale à la procréation.
reconnaissance : le seul fait biologique de l’accouche-
(5) La « possession d’état » permet d’établir la filiation d’un
ment est retenu pour justifier l’existence juridique du enfant en vertu de trois éléments ( le traitement, le nom, la répu-
lien mère-enfant(4). Bien que la reconnaissance soit en tation). La réforme de la filiation (ordonnance du 4 juillet 2005)
France un acte de volonté pour lequel aucune preuve a revalorisé cette forme de reconnaissance de la réalité socio-
logique de la paternité : une possession d’état de plus de cinq
n’est exigée, la paternité peut ensuite être contestée, ans rend irrecevable toute action en contestation de paternité.
annulée, de même qu’un père peut être recherché au Voir Brunet L. (2011), « Des usages protéiformes de la nature :
nom de la vérité « biologique ». Le recours juridique essai de relecture du droit français de la filiation », in Bonte P.
et al. (dir.), L’argument de la filiation aux fondements des socié-
croissant à des expertises hématologiques et génétiques tés européennes et méditerranéennes, Paris, Éditions de la MSH ;
Martial A. (2008), « Changements de nom, changements de filia-
tion », in Fine A. (dir.), États civils en questions, Paris, Éditions
(3) « On est toujours sûr de la mère, pour le père, seul le mariage du CTHS.
fait foi ». (6) Schneider D. M. (1968), American Kinship : a Cultural
(4) Iacub M. (2004), L’empire du ventre. Pour une autre histoire Account, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall (Anthropology of
de la maternité, Paris, Odile Jacob. Modern Societies Series).
père juridique, dans une logique comparable à celle de Les études récentes évoquent cependant l’idée d’une
la présomption de paternité, et s’engage à élever comme grossesse « partagée » par deux femmes, la mère
le sien l’enfant issu des gamètes d’un autre homme d’intention étant parfois très fortement impliquée
(Théry, 2010). Si l’identité des parents de naissance ne dans la gestation, ainsi qu’une maternité « corpo-
pouvait être connue dans l’adoption, l’anonymat et la relle » vécue après la naissance à travers l’allaitement
gratuité des dons prévalent dans l’assistance médicale par les mères d’intention (Collard et Delaisi, 2007,
à la procréation. Ils permettent de « protéger » le père p. 41). La gestation pour autrui suscite de très vifs
de toute concurrence avec un géniteur qui jamais ne débats quand à l’utilisation du corps féminin et ses
pourra être connu, en imitant la nature, et en cachant dérives potentielles, mais de premières recherches
parfois l’existence même du recours au don. Comme montrent que dans certaines conditions (lorsque la
dans l’adoption vingt ans plus tôt, le principe de l’ano- femme qui porte l’enfant est déjà mère, lorsqu’elle
nymat des dons fait désormais l’objet de contestations vit dans des conditions sociales comparables à celles
de la part des enfants réunis en France dans l’association des parents d’intention, lorsque sa démarche est
« PMA » (Procréations médicalement anonymes) : pour librement consentie et lorsqu’un certain nombre
eux, cette règle conduit à créer une catégorie particulière de droits lui sont garantis), elle crée des relations
d’individus, à qui le droit refuse la connaissance pleine inédites autour de l’enfant, que l’on ne peut réduire
et entière de leur histoire. Irène Théry (2010) singula- à des rapports de pouvoir et d’exploitation (Collard
rise les dons faits dans le cadre de l’AMP comme des et Delaisi, 2007).
« dons d’engendrement », dont l’un des acteurs ne peut
L’homoparentalité
être exclu ou occulté sans que soit affectée l’histoire de
l’enfant. Donneurs et donneuses regrettent aussi parfois De nombreuses familles homoparentales, non
de ne pas savoir combien d’enfants sont nés de leurs reconnues par le droit, existent déjà en France (Gross,
dons, et craignent, comme les enfants eux-mêmes, les 2012a). Les premières résultent de l’union d’un homme
risques de rencontres incestueuses. Les législations ont ou d’une femme, devenu parent dans une première
évolué dans de nombreux pays, comme par exemple relation hétérosexuelle, avec un partenaire de même
au Royaume-Uni, où les dons pratiqués dans le cadre sexe : son conjoint se voit doté d’un statut proche de
de l’assistance médicale à la procréation ne sont plus celui des beaux-parents dans les familles recomposées.
anonymes depuis 2005. La « coparentalité » s’instaure lorsque des gays et
des lesbiennes vivant seuls ou en couple s’accordent
La filiation bousculée par de nouvelles pour avoir un enfant qui évoluera entre deux unités
pratiques et formes familiales
familiales, maternelle et paternelle. Cette formule se
En outre, de nouvelles pratiques, et de nouvelles conforme au modèle hétérosexué d’organisation de
formes familiales viennent encore troubler les repères la filiation (un père, une mère), tout en organisant
traditionnels de la filiation. de nouvelles formes de pluriparentalité : la question
est de savoir quel statut reconnaître aux conjoints du
La gestation pour autrui
père et de la mère de l’enfant. Une autre démarche
Interdite en France mais autorisée et (ou) juridi- privilégie la dimension biparentale en élevant l’enfant
quement encadrée dans différents pays, la gestation au sein d’un couple seulement, fût-il de même sexe,
pour autrui (GPA) conduit à la fragmentation de la et dans un seul foyer. L’enfant peut être issu d’une
maternité entre plusieurs corps de femmes et entre insémination avec donneur ou d’une adoption pour les
plusieurs dimensions : l’intention, la dimension femmes, quand les hommes recourent à l’adoption ou
génétique, la gestation (Collard et Delaisi, 2007). Elle à une gestation pour autrui. La fiction de la procréation
interroge ainsi la norme qui fonde la maternité dans est ici impossible à tenir, et la reconnaissance de ces
la gestation et la mise au monde, et instaure, comme familles introduira, sans doute prochainement, un
dans l’adoption, une maternité sociale où l’enfant modèle de filiation non réductible au principe de la
est conçu « dans le cœur » de la mère d’intention(10). différence des sexes. Là comme ailleurs, il existe plus
de deux adultes auxquels il importe parfois d’attribuer
(10) Ragoné H. (1996), « Chasing the Blood Ties : Surrogate un nom, une place ou un rôle. Les récentes études
Mothers, Adoptive Mothers and Fathers », American Ethnologist, portant sur les familles homoparentales montrent
vol. 23, n° 2.
que les parents se réfèrent tant à la dimension « bio-
problèmes économiques
COMPRENDRE L’ÉCONOMIE FRANÇAISE
problèmes économiques
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point
Face aux chocs majeurs que sont la mondialisation
HORS-SÉRIE
et la crise, quels sont les atouts
DOM : 5 € - LUX : 4,90 € - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF
L’ÉCONOMIE FRANÇAISE
6,80 €
La
documentation
Française
LE PACTE BUDGÉTAIRE,
UN REMÈDE
POUR LA ZONE EURO ?
Le « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG), dit aussi « Pacte
budgétaire », signé le 2 mars 2012, prévoit l’instauration d’une règle de discipline bud-
gétaire, dite « règle d’or », qui limite le déficit structurel des États à 0,5 % du PIB. Selon
Christian Stoffaës, ce traité marque une étape décisive de la construction européenne.
Son adoption devrait créer un processus de convergence des politiques budgétaires
et fiscales et permet d’imaginer la possibilité d’une prise en charge de la dette des États
au niveau de l’Union. En revanche, pour Benjamin Coriat, il réduit fortement les marges
d’action et d’adaptation de ces derniers et pourrait même avoir un effet récessif. De plus,
il durcit une architecture institutionnelle européenne qui nécessiterait au contraire plus
de coordination et de concertation.
C. F.
1. Après le TSCG,
en attendant Hamilton ?
Christian Stoffaës
Président du Conseil d’analyse économique franco-allemand,
Président d’honneur du CEPII
Pour dépasser les controverses avaient sous-estimé l’attachement construction européenne ? Au-delà
entre économistes, et dès lors que à l’euro ; les peuples européens des disputes stériles, il faut tenter de
le traité sur la stabilité, la coordi- ont réalisé qu’il y avait un prix à répondre à la question utile : que se
nation et la gouvernance (TSCG), payer. L’investissement politique des passera-t-il après ?
dit aussi « Pacte budgétaire », est peuples d’Europe dans la monnaie
déjà conclu, considérons-le comme unique est tel que les dirigeants qui Le contexte
un objet d’histoire en le mettant en prendraient le risque de briser l’édi-
perspective. fice si patiemment construit savent L’origine du traité :
En effet, il est trop tard pour qu’ils laisseraient dans l’histoire la crise grecque
revenir en arrière. Il faudrait rené- une trace peu enviable. À un moment où on pouvait
gocier le traité, avec des partenaires La méthode historique est de penser la crise économique termi-
aux opinions différentes. Surtout, distinguer les causes immédiates née dans le sillage de la reprise de
une leçon a pu être tirée de ces trois et les causes profondes. Dans quel l’été 2009, l’ampleur du déficit et la
années de crise : l’euro sort renforcé contexte, pour quels motifs a-t-il été manipulation des comptes publics
de l’épreuve de vérité. Les marchés signé le 1er mars 2012 ? Quelle place grecs brutalement révélés secouent
financiers ont dû constater qu’ils prendra-t-il dans l’histoire de la les marchés financiers. La dette
l’échec des Libéraux, remplacés sur fédérale augmente de 20 % du L’Europe n’est-elle pas née
la gauche de l’échiquier politique par PIB en 1933 à 40 % en 1936, d’un projet très sectoriel, le char-
les Travaillistes. après une suite d’exercices bud- bon-acier, qui a ensuite débouché
Les conservateurs souhaitent le gétaires annuels déficitaires de sur le marché commun puis la
rétablissement de la parité-or de la 3 à 5 %. La Seconde Guerre mon- monnaie unique, et enfin peut-
livre sterling, gage de la prospérité de diale fait monter la dette publique à être demain sur une fédération ?
la City et de la puissance de l’empire un niveau supérieur à 100 % du PIB C’est par l’espace Schengen, né
britannique. Les syndicats défendent (110 % aux États-Unis en 1949). des files de camions à la frontière
le plein-emploi et refusent l’austé- Cette dernière se trouvera réduite du Luxembourg, qu’est posée la
rité. Partisans d’une monnaie forte par l’inflation. question des frontières et de l’iden-
et partisans du plein-emploi s’op- Comparaison n’est certes tité de l’ensemble européen. Par
posent frontalement. Pendant que pas raison mais les similitudes le non au référendum français sur
les économistes dits « classiques » contemporaines sont frappantes. le traité établissant une Consti-
prônent le retour à l’équilibre et le L’obsession de l’étalon-or, la tution pour l’Europe, le 29 mai
remboursement de la dette publique, « relique barbare » dénoncée par 2005, les Français ont refusé le
les keynésiens recommandent la Keynes en 1923, s’apparente à caractère symbolique d’un intitulé
relance par le déficit budgétaire et l’euro, ce carcan qui dicte sa loi à trop ambitieux, alors qu’en réalité
par l’endettement. la politique budgétaire, fiscale et il s’agissait de faire adopter des
Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, monétaire. Pire encore, car si la mesures simplement techniques.
s’instaure le grand débat fondateur sortie de l’étalon-or relevait d’une De même, jusqu’à récemment,
de la politique économique dans décision de pure souveraineté, les la signature du TSCG était passée
sa forme moderne sur la dette États membres sont désormais liés presque inaperçue et ce, pour plu-
publique tel qu’il est inscrit dans à l’euro par un engagement interna- sieurs raisons.
nos mémoires collectives. La contro- tional, qu’on ne peut rompre qu’à
Tout d’abord, pour éviter la
verse ouverte par l’économiste John son grave détriment. L’analogie avec
lourdeur des procédures de révision
Maynard Keynes occupera la scène la Grande Dépression est tout aussi
communautaire, il prend la forme
économique du XXe siècle. prégnante. La spéculation à outrance
d’un traité intergouvernemental,
L’autre moment fondateur dans l’optimisme des Années folles
négocié selon un calendrier rapide,
de ce clivage prend forme avec est à l’origine du déclenchement du
au nom de l’urgence des marchés
le débat de l’élection présiden- krach de 1929, et l’euphorie immo-
financiers – « les gnomes de Wall
tielle américaine de 1932. Trois bilière a précédé le krach de 2007.
Street aux aguets ». Ensuite, la qua-
ans après le krach dit « du jeudi lification d’historique ne semble
noir » du 24 octobre 1929, l’éco- Naissance guère, en apparence, s’appliquer
nomie américaine sombre dans la de la « politique à un texte qui ne change rien aux
Grande Dépression. Soutenus par économique critères de Maastricht, se limitant
la majorité des économistes, les européenne » (sic) à instituer un mécanisme de
Républicains défendent le retour sanctions plus efficace (du moins
à l’équilibre afin de rétablir la Un traité passé inaperçu… l’espère-t-on) en cas de leur non
confiance. Le président Hoover respect.
n’avait-il pas déclaré en 1929 que C’est souvent par inadvertance
que se sont accomplies les grandes S’ils avaient réalisé les consé-
« la prospérité [était] au coin de
étapes de la construction euro- quences en termes d’abandon de
la rue » ? Le président Franklin
péenne. Si les peuples d’Europe souveraineté nationale et d’en-
D. Roosevelt bat ce dernier aux gagement durable de rigueur
élections de 1932 et revient sur avaient eu conscience de ce à quoi
les engageaient leurs dirigeants en budgétaire et fiscale inscrite dans
cet attentisme en imposant des
termes de sacrifices économiques le marbre, les peuples d’Europe
lois punitives à Wall Street et en
et d’abandon de souveraineté, sans eussent peut-être exprimé quelques
lançant des programmes sociaux
doute auraient-ils manifesté leur réticences.
et des travaux d’équipement de
grande ampleur. La dette publique opposition.
… mais qui ne l’est pas statutairement indépendante des relancer l’activité. L’adminis-
resté longtemps gouvernements. tration Bush finissante a mis en
place un vaste plan de soutien aux
L’histoire retiendra ce pacte bud-
banques, le troubled assets relief
gétaire comme une étape décisive de Génération-dette : program (TARP), pour un montant
la construction européenne. de l’intoxication de 5 % du PIB. Quelque temps
Car en réalité le TSCG change au remboursement après, l’administration Obama
tout. L’obligation de soumettre les mettait en œuvre le plan stimulus
budgets à l’approbation préalable L’application généralisée de la
sous la forme d’un collectif bud-
des partenaires européens crée un règle d’or va profondément changer
gétaire exceptionnel, lui aussi d’un
processus inexorable de conver- la société, dès lors que la « généra-
montant de 5 % du PIB. Des poli-
gence des dépenses publiques et tion-dette » devra désormais compter
tiques similaires ont été conduites
des fiscalités nationales. Tout gou- parcimonieusement chaque euro
en Europe.
vernement éprouvera demain de dépensé.
Les déficits budgétaires en
graves difficultés à s’abstraire de La question de la dette va domi-
Europe comme aux États-Unis
la surveillance multilatérale sourcil- ner les agendas électoraux, et ce
ont parfois atteint les 10 %. Les
leuse de ses pairs, a fortiori à tricher. pour longtemps. D’où vient la dette
dettes publiques avoisinent ou
Historiquement, la politique contemporaine ?
dépassent les 100 % (États-Unis,
économique s’est définie comme la La révolution monétariste, Italie, Japon).
soumission des instituts d’émission déclenchée il y trente ans pour
En réalité cette tendance avait
aux gouvernements. Ce qui gêne, juguler l’inflation et rembourser
été annoncé bien avant. C’est une
c’est qu’avec l’euro, c’est l’inverse. l’endettement engendré par l’État-
dette endémique, révélatrice d’un
Le concept de politique éco- providence keynésien, s’achève
profond dérèglement des sociétés
nomique est issu des débats de aujourd’hui dans la dette.
occidentales. La dette publique
l’entre-deux-guerres. L’émission Depuis 2000, la dérégulation s’est accrue de quelque 30 points de
monétaire était alors sous le contrôle bancaire a engendré la spéculation PIB depuis la crise ; dans les pays
des milieux financiers, les forces sans mesure : la titrisation(1), les de l’OCDE elle est passée de 70 %
politiques que la gauche dénom- produits dérivés avaient explosé ; du PIB dans les années 1990 à 76 %
mait les « deux cent familles », ou l’abrogation en 1999 de la régle- en 2005, puis 96 % fin 2011, au-
encore le « mur d’argent ». C’était mentation Glass Steagall séparant dessus de 100 % aux États-Unis, en
le temps où les régents de la Banque les banques de dépôt des banques Italie, au Japon. La dette publique
de France adressaient leurs « remon- d’affaires avait irrigué les marchés américaine en 2012 s’établit à
trances » aux gouvernements financiers avec des sommes considé- 15 000 milliards de dollars, soit
impécunieux. Pour contourner les rables. Comme toujours l’euphorie quelque 105 % du PIB, contre 40 %
empêcheurs de s’endetter en rond, spéculative s’est terminée par un en 1980, 60 % dans la décennie
les gouvernements les mirent sous krach : il faut aujourd’hui rembour- 1990. Celle de la France s’élève à 1
tutelle. Nationaliser les banques cen- ser. 832 milliards d’euros, 91 % du PIB
trales pour assurer le financement La dette contemporaine est (20 % seulement en 1980, malgré
des déficits budgétaires, des grands en première analyse une dette de le choc pétrolier…), auxquels il
travaux et des transferts sociaux, crise. La crise financière consé- convient d’ajouter quelque 900 mil-
au nom du retour au plein-emploi : cutive à la faillitte de la banque liards d’engagements hors-bilan des
tel fut l’objet de la révolution key- Lehman Brothers a entraîné un retraites de la fonction publique.
nésienne. transfert aux États de la charge de Partout les débats et les clivages
Or, la politique économique la dette accumulée par le secteur politiques s’organisent autour de
européenne qui se dessine prend privé. Il a fallu sauver les banques la lancinante question de la dette à
une forme exactement inverse : la de la panique des déposants, puis rembourser : par les taxes ? Par les
soumission de la politique budgé- réductions de dépenses publiques
taire et fiscale des dix-sept États et sociales ? Par l’inflation ? Par la
(1) La titrisation est la transformation de
signataires du TSCG face à une créances en titres échangeables sur les mar- dévaluation ?
autorité monétaire centralisée et chés financiers.
Un moment Hamilton plus pour sauver l’euro, une réfé- irremboursable, les États-Unis
pour l’Europe : rence utile pourrait inspirer un acte prennent un nouveau départ :
refondateur de la construction euro- crédit du gouvernement restauré,
la prise en charge
péenne : le plan Hamilton de prise abondance des fonds disponibles,
fédérale de la dette en charge fédérale de la dette des prospérité générale. Le succès du
des États États de la jeune nation américaine. plan calme les tentations centrifuges,
Mais l’ultra-monétarisme du Suite à la Déclaration d’indépen- réduit au silence les sécessionnistes,
dispositif actuel ne sera que la dance américaine de 1776, la nation enracine la légitimité du pouvoir
première page de l’histoire de la américaine est déchirée par les que- fédéral. Pour Hamilton, une dette
politique économique européenne relles de juridiction et paralysée par fédérale permanente et de taille
à écrire. Il y aura des débats, des le poids des dettes léguées par la raisonnable constitue « le puissant
programmes électoraux, des conver- guerre. La Constitution n’est guère ciment de notre nation ».
gences transnationales ; les partis, plus qu’une affirmation de principes, Cigales et fourmis, hantise
les syndicats, les acteurs sociaux se pas une construction gouvernemen- du défaut souverain, comme
positionneront. Mais, ils le feront, tale. En 1790, le secrétaire au Trésor, aujourd’hui en Europe… Le
et c’est nouveau, sur une base trans- Alexander Hamilton, propose au parallèle avec la crise de l’euro
européenne. Congrès, dans son Rapport sur le est tentant, alors que le poids des
On se plaint régulièrement en crédit public, de faire assumer au dettes accumulées étouffe le Sud
France, et ailleurs en Europe, que niveau fédéral les dettes des États. du continent, paralyse l’économie,
la BCE serait sous contrôle de D’après lui, il faut tout faire pour exacerbe les divisions entre États
l’Allemagne. Son influence y est parer le risque de banqueroute afin excédentaires et États déficitaires,
certes puissante. Mais ce n’est pas de préserver l’honneur public et entre européistes et souverainistes,
ce que disent les statuts de cette la capacité d’emprunt future de la et nourrit les extrémismes. Les dettes
puissante institution. La ligne jeune nation. publiques accumulées sont-elles
ultra-monétariste d’hier était – on Les pères-fondateurs se remboursables, s’il faut des bud-
l’a constaté… – à la merci d’un ren- divisent. Ceux qui ont déjà rem- gets excédentaires et subir l’austérité
versement de majorité : le conseil de boursé rechignent à payer la dette pendant plusieurs années ? Dans
la BCE deviendra-t-il un parlement, des impécunieux. Entre Hamilton, l’histoire, les grands surendette-
rançon légitime de tout pouvoir en partisan d’un gouvernement central ments publics ont donné lieu à deux
démocratie ? fort, et Jefferson, représentant des scénarios lourds de conséquences :
agrariens farouches défenseurs des le « hard » – la spoliation des créan-
La révolution keynésienne avait ciers (ex. l’Argentine ; les emprunts
profondément transformé les socié- autonomies locales, un compromis
est trouvé. russes) et l’hyperinflation allemande
tés occidentales. La génération de de 1923 –, le « soft » l’inflation post-
la dette engendrera elle aussi une Le pouvoir fédéral reprend à sa
seconde guerre mondiale.
société très différente. Pour assurer charge les dettes des États à valeur
le remboursement, des budgets en faciale. Il émet à cette fin des obliga- Pour autant, la dette Hamilton
équilibre ne seront pas suffisants : tions fédérales au taux de 4 % – des était une dette de guerre à rembour-
il faudra des budgets durablement eurobonds avant la lettre(2) – sous la ser une fois pour toutes. Le plan
en excédent. Or, la dette accumulée forme d’une dette perpétuelle dont la consistait en une mutualisation de
n’est remboursable qu’au prix de charge sera acquittée par des taxes l’amortissement et un rééchelonne-
grands sacrifices. Dès lors, ne vaut- douanières et sur l’alcool. ment des dettes passées. Alors que
il pas mieux la déclarer d’emblée l’endettement européen contempo-
Ainsi naissent les fédérations.
irremboursable, au moins pour par- rain est une dette de paix, endémique.
Débarrassés du carcan d’une dette
tie, et rechercher des moyens de la Un New Deal européen nécessitera
restructurer dans l’ordre ? des compromis mais avant tout,
(2) Dits aussi « projectbonds », les euro- il faudra d’abord convaincre que
Alors que les opinions publiques bonds sont des emprunts lancés en commun l’Europe a sérieusement engagé sa
et les dirigeants européens se sont par plusieurs pays européens pour financer de cure de désintoxication à la dette.
progressivement convaincus que les grands projets d’infrastructures continentaux.
Ils font l’objet de débats houleux au niveau
mesures de replâtrage ne suffisaient européen.
2. Un traité inapproprié
pour sortir de la crise
Benjamin Coriat
Université Paris 13 (Sorbonne, Paris, Cité). CEPN-CNRS UMR 7234
L’acte III de l’histoire déficit « structurel » ne dépassant publique fixé à 60 % du PIB. Avec
de l’euro jamais 0,5 % du produit intérieur le TSCG, on passe d’une limite
brut. Comme nous le verrons, cette autorisée de 3 % à un impéra-
Le « traité sur la stabilité, la disposition du traité implique, ou tif d’équilibre pur et simple des
coordination et la gouvernance » s’accompagne, de plusieurs autres. finances publiques ; 0,5 % de défi-
(TSCG), dit aussi « Pacte budgé- Sur la forme, précisons que cit étant le maximum admis. Autre
taire » a été signé le 2 mars 2012 le TSCG se distingue nettement changement, ce seuil de 0,5 % est
par 25 des 27 États membres de de son prédécesseur, le traité de lui-même évalué sur la base d’un
l’Union européenne. Aujourd’hui, Lisbonne. Le TSCG, en effet, est déficit dit « structurel »(2) et non de
il est en cours d’approbation dans un traité court, tout à fait lisible, manière instantanée. Pour ce qui
les pays membres de la zone. Au même si comme il est d’usage, est de la règle des 60 % d’endet-
moins douze membres de la zone certaines dispositions pour être tement public, si cette limite n’est
euro devront l’avoir approuvé pour pleinement comprises doivent pas modifiée, le TSCG introduit, ce
qu’il acquière force de loi le 1er jan- mobiliser des références à d’autres qui n’était pas le cas dans le traité
vier 2013. traités ou règles en vigueur au sein de Lisbonne (2007), des règles
de l’UE ou de la zone euro(1). sévères de réduction automatique
Un texte court… et de retour à la limite de 60 %.
… d’une importance
Ce court traité (16 articles capitale Car, et il s’agit là d’une autre
seulement) est d’une importance nouveauté essentielle, le traité ins-
Sur le fond, le traité apporte taure le principe de mécanismes de
capitale. À sa manière il entend trois séries de changements com-
tirer les leçons de la longue corrections automatiques et obliga-
plémentaires entre eux, lesquels toires pour imposer le respect des
crise qui affecte la zone euro, en pris ensemble, modifient radica-
proposant des changements insti- nouvelles règles. Les mécanismes
lement les règles et les pratiques de correction installés valent à la
tutionnels majeurs dans la manière en usage au sein de la zone euro.
d’assurer la « coordination » de fois pour le déficit budgétaire (les
Il s’agit d’abord de renfor- « fameux » 0,5 %) mais aussi,
l’Union économique et monétaire
cer sérieusement les deux séries comme nous l’avons indiqué,
(UEM), notamment au sein de la
de contraintes nées du traité de pour le cas où la dette publique
zone euro. C’est ainsi qu’après
Maastricht de 1992, et codifiées s’écarterait des 60 % du PIB
de longues négociations et sous
en 1997 dans le Pacte de stabi-
l’influence décisive de l’Alle-
lité et de croissance (PSC). On se
magne, il inclut notamment dans (2) Sans entrer dans le détail des choses,
souvient que le PSC imposait que
sa partie centrale (les articles 3 à 8) la notion de déficit structurel implique que
les États signataires (membres de ce n’est pas le déficit « instantané » qui est
le principe dit de « règle d’or »
l’euro zone) s’engagent à respecter mesuré à un instant t, mais celui corrigé de
budgétaire à laquelle les pays facteurs conjoncturels qui ont pu l’influencer
un déficit budgétaire maximum de
membres devront se soumettre. à la hausse ou à la baisse. La mesure de la
3 % du PIB, et un plafond de dette dimension « structurelle » du déficit (qui, sui-
Celle-ci consiste en un engagement
vant la méthodologie retenue, peut conduire
irrévocable des États signataires à des écarts très significatifs) est une question
« dont la monnaie est l’euro », à (1) On trouvera le texte du traité, accom- complexe qui divise les économistes. Sur ce
pagné d’un ensemble de documents utiles point, voir la discussion conduite dans Les
maintenir à perpétuité des budgets à son interprétation sur le site du Conseil économistes atterrés (2012), L’Europe mal-
en équilibre, c’est-à-dire avec un constitutionnel. traitée, Paris, Les liens qui libèrent.
admis par le TSCG. Sous l’égide interroge le sens même à accorder convergence. Le texte définit sur ce
de la Commission européenne à un traité qui soulève de multiples point : « Les parties contractantes
qui veille au respect de ces pro- questions. veillent à assurer une convergence
grammes de correction et de retour rapide… » vers cet objectif. « Le
à l’équilibre, des sanctions sont « Règle d’or » calendrier de cette convergence
possibles en cas de non respect des et procédures sera proposé par la Commission »
engagements. Une caractéristique de retour aux équilibres (alinéa b). « Les parties contractantes
de ce nouveau traité réside dans ne peuvent s’écarter de leur objectif
l’accroissement considérable du Le tryptique ou de leur trajectoire d’ajustement
pouvoir de la Commission euro- de la règle d’or (…) qu’en cas de circonstances
péenne et des juges (en l’occurrence exceptionnelles » (alinéa c). « Un
C’est dans son article 3.1 que
ceux de la Cour de justice de l’Union mécanisme de correction est
le traité formule les changements
européenne) au détriment des droits déclenché automatiquement si des
essentiels qu’il introduit par rapport
des Parlements nationaux. Comme écarts importants sont constatés ;
à la situation antérieure. Cet article
nous aurons l’occasion de le mon- il comporte l’obligation de mettre
stipule en effet (alinéa a) que : « la
trer par la suite, là gît sans doute la en œuvre des mesures visant à
situation budgétaire des administra-
nouveauté conceptuelle essentielle corriger ces écarts sur une période
tions publiques (…) est en équilibre
apportée par le traité : la « coor- déterminée » (alinéa e).
ou en excédent ». Cet article précise
dination » renforcée entre États Il résulte de ces dispositions que
encore (alinéa b) : « cette règle est
membres consiste autant que faire la « règle d’or » est construite selon
considérée comme respectée si le
se peut en l’application de règles le triptyque suivant :
déficit structurel annuel des admi-
communes et uniformes visant à 1) le principe de l’équilibre des
nistrations publiques… [se situe
mettre la politique économique en finances publiques (avec une tolé-
dans]… une limite inférieure à
pilotage automatique. Ainsi, les rance de 0,5 % de déficit) devient
0,5 % du PIB ». Le resserrement
mesures mises en place ne le sont un engagement supranational inscrit
de l’objectif est ainsi nettement
pas dans un but « conjoncturel » dans un traité européen ;
affirmé. Ce même article est aussi
ni dans une perspective transitoire. 2) tout écart par rapport à l’équi-
celui qui introduit l’autre chan-
C’est une norme et un dispositif libre déclenche des procédures
gement majeur : l’annonce du
permanents d’équilibre budgétaire automatiques de retour à l’équilibre ;
déclenchement « automatique »
qu’il s’agit d’installer.
de mécanismes de corrections si 3) celles-ci se déroulent sous le
L’effet le plus immédiat de l’on s’écarte de cette trajectoire de contrôle de la Commission.
l’adoption de ces règles (avant
même leur « constitutionnali-
sation » qui est en cours) est
l’installation dans l’ensemble des
UN TEXTE JUGÉ CONFORME À LA CONSTITUTION
pays membres, de programmes
« Les règles énoncées au paragraphe 1 prennent effet dans le droit national
de convergence vers des règles des parties contractantes au plus tard un an après l’entrée en vigueur du
« d’équilibre » devenues l’alpha présent traité, au moyen de dispositions contraignantes et permanentes, de
et l’oméga des politiques écono- préférence constitutionnelles, ou dont le plein respect et la stricte observance
miques, désormais soumises à cet tout au long des processus budgétaires nationaux sont garantis de quelque
objectif. On comprend donc, pour autre façon » (article 3.2). Comme on sait, cet article du traité a, en France,
fait l’objet d’un débat et donné lieu à interprétation. Le Conseil constitutionnel,
toutes ces raisons, que ce traité, sollicité sur ce point par le président de la République, a rendu l’avis du 9 août
mince par la taille et le nombre 2012 selon lequel un changement de la Constitution n’était pas nécessaire
d’articles, après Maastricht et en France. Il demeure, que selon les termes mêmes du traité, les pouvoirs
Lisbonne marque l’entrée dans un publics français sont désormais tenus de mettre en place un dispositif qui
Acte III de l’histoire de l’euro.. garantit tout autant qu’un changement constitutionnel, l’effectivité et la
pérennité des règles nouvelles. Rappelons sur ce point que la Commission,
Une présentation approfondie et le cas échéant la Cour européenne de justice seront appelées à vérifier
du « cœur » du traité, de ses nou- que les dispositifs introduits sont bien conformes à l’esprit et à la lettre du
velles règles et de leur signification traité (cf. art 3.2).
Les limites est proscrite ; dès lors, des budgets importance. La nouvelle règle est
du mécanisme en équilibre contribuent à cette neu- stipulée dans l’article 4 du traité. Si
L’installation de cette règle tralité de l’intervention publique. la norme de 60 % qui était déjà celle
appelle plusieurs remarques. Elle Au contraire, l’idée que le déficit du PSC n’est pas modifiée, l’impé-
introduit pour les États membres budgétaire en situation de récession ratif posé par le TSCG de réduire
de la zone euro, une contrainte sup- est un moyen approprié (et souvent annuellement la dette d’au moins
plémentaire et essentielle dans un nécessaire) pour assurer le retour un vingtième de l’écart avec 60 %
dispositif qui en comporte déjà de à l’équilibre a été fortement argu- – et ce annuellement – est nouveau.
multiples. En effet, il faut rappeler mentée, notamment par la doctrine À défaut, l’État concerné, déclaré
qu’au sein de la zone euro les États keynésienne, qui fut longtemps domi- « fautif », devra effectuer un dépôt
ne contrôlent ni le taux d’intérêt, nante au sein des grandes économies auprès de la BCE, qui pourra se
ni le taux de change (tous deux du monde développé. Selon Keynes en transformer en amende d’un poids
fixés par l’action conjointe de la effet, par le jeu du multiplicateur des considérable puisqu’allant de 0,2 à
Banque centrale européenne (BCE) dépenses, un déficit budgétaire, s’il 0,5 % du PIB de l’État en question.
et des marchés). Priver les États des est correctement pensé et appliqué, Ici, comme précédemment, la
marges dont ils disposaient encore est susceptible de favoriser, avec le norme de 60 % a été fixée par pure
en matière budgétaire, pour faire retour de la croissance, un regain des convention (au moment de la rédac-
face à des événements imprévisibles, recettes fiscales et ainsi l’amélioration tion du PSC) ; elle ne repose sur
apparaît ainsi comme une nouvelle des soldes budgétaires. aucun fondement économique. Elle
limite à l’autonomie des politiques Plus généralement, cette règle, en est d’autant plus contestable qu’elle
nationales. Ce traité réduit fortement n’introduisant aucune exception sur s’applique uniformément à tous les
les marges d’action et d’adaptation, la nature des dépenses incriminées, États membres, quel que soit le taux
déjà fort minces, dont disposent les revient à les considérer toutes de la d’épargne interne ou la capacité des
États pour faire face à la crise qui même façon. Or, certaines dépenses États concernés à lever l’impôt.
sévit en Europe depuis 2007, soit (et/ou formes d’endettement) peuvent Si l’on ajoute à cela l’effet
depuis cinq ans maintenant. être éminemment productives, en récessif que ne peut que provo-
Le principe d’imposer une règle préparant des revenus futurs. Pour quer l’addition des deux règles
unique et identique à tous les États ce qui est des dépenses publiques, (de déficit budgétaire à 0,5 % et
fait aussi question. Cette recherche il s’agit de celles visant à renforcer d’endettement à 60 %), on com-
d’unicité est en totale contradic- les externalités positives (ou à en prendra que le mécanisme mis
tion avec la diversité essentielle des créer de nouvelles), en investissant en place a toutes les chances de
économies nationales des pays qui par exemple dans la recherche, l’édu- parvenir au contraire du résultat
composent la zone euro. Il revient cation ou encore les communications espéré : éloigner des équilibres
sur la pluralité des trajectoires natio- et les transports. recherchés au lieu de contribuer à
nales, l’importance de l’histoire et le En ce qui concerne l’endette- s’en rapprocher. Une étude récente
fait que des économies différentes ment public, le changement apporté de trois instituts économiques indé-
peuvent (et souvent doivent) suivre par le traité n’est pas de moindre pendants – l’Institut allemand de
des chemins et des trajectoires diffé-
rentes, adaptées à leurs contraintes UNE CONTRAINTE EXCEPTIONNELLE
et ressources propres. L’imposition de cette règle d’équilibre est propre à la zone euro : aucun des
Enfin, force est de constater grands pays qui nous entourent ne s’est doté d’une telle contrainte. Il convient
que cette règle d’équilibre n’a pas aussi de noter que dans le passé jamais, ni en Europe, ni hors d’elle, les États
de fondement économique solide. ne se sont soumis à une telle règle, sauf de manière très conjoncturelle. Mieux
encore, au sein de la zone euro, la règle de 3 % qui prévalait auparavant, bien
Il n’y a autour de cette règle aucun que moins contraignante que la nouvelle règle d’équilibre, n’a elle-même nul-
consensus parmi les économistes. Elle lement été tenue : en 2004 et 2005 la France, comme l’Allemagne, s’en sont
n’est défendue que par certains cou- affranchis, en pesant de tout leur poids auprès de la Commission pour que
rants libéraux, qui soutiennent que le cette transgression à la règle ne soit suivie d’aucun effet.
marché est autorégulateur et que, par
Benjamin Coriat
conséquent, l’intervention publique
une zone monétaire, mais par le teur véritable n’ait été mis en place. mécanismes automatiques de retour
truchement de cette règle d’équi- Dès lors, les pays dont la compé- à l’équilibre. En plaçant l’exécution
libre reportée sur chacun des États titivité s’est dégradée (lorsqu’elle de ces procédures sous l’égide de
membres, on imagine pouvoir se ne s’est pas tout simplement effon- la Commission et en la dotant de
dispenser de réaliser les conditions drée), privés de l’instrument central pouvoirs de sanctions, on espère
qui la rendent possible. Telle est la d’ajustement que constitue la déva- que les règles qui n’ont pas été res-
construction imaginée par les archi- luation de la monnaie nationale, ne pectées dans le passé, le seront dans
tectes de la zone euro. Dans le jargon pouvaient que sombrer. Telle fut le futur… Feu la « communauté de
communautaire cette construction spectaculairement le cas de la Grèce, stabilité budgétaire » que préten-
portait un nom : il s’agit, disait-on avant que le Portugal, l’Espagne et dait imposer le PSC et que la crise
à l’époque en suivant une pro- l’Italie à des titres moindres, ne lui financière a fait voler en éclat, renaît
position allemande, de bâtir une emboîtent le pas. donc avec le nouveau traité, tel un
« communauté de stabilité budgé- La crise financière n’a donc fait phénix de ses cendres.
taire ». « Communauté » car l’euro qu’accélérer une évolution déjà ●●●
est la monnaie unique de tous les en cours. Elle est venue rappeler
membres, « de stabilité budgétaire » cette vérité essentielle : on ne peut Au total, le TSCG, loin de
car c’est à chaque État qu’il revient construire une zone monétaire sans revenir sur une architecture insti-
de veiller au respect de ses équilibres coordination économique, sans bud- tutionnelle qui a fait faillite apparaît
propres et singuliers. C’est cette get commun et sans politique active avant tout comme une tentative
vision qu’entendait matérialiser le de transferts permettant de travailler visant à « durcir » des mécanismes
PSC. La double règle qu’il impose à la convergence des pays et régions et des normes dont l’éclatement de la
à chaque État membre (des maxima de la zone concernée. Le paradoxe crise financière a montré toute la fra-
de 3 % pour le déficit, 60 % pour la auquel nous assistons avec le TSCG gilité, sans en modifier ni la nature ni
dette publique), entendait garantir la est le suivant : au lieu d’enregistrer l’esprit. C’est la raison pour laquelle
stabilité de la zone euro en dispen- la faillite du concept implicite sur on peut s’attendre à ce que le TSCG
sant celle-ci de toute coordination lequel la zone était construite et de – même s’il acquière force de loi –
économique véritable. De même, chercher à refonder l’UEM sur des ne constitue qu’une étape dans une
les articles 123 et 125 du traité de bases institutionnelles repensées, évolution institutionnelle qui ne peut
Lisbonne qui respectivement, inter- les dirigeants européens semblent que se poursuivre Si la zone euro
disent à la BCE l’acquisition de titres avoir saisi l’occasion de la crise pour veut perdurer, d’autres dispositifs
de dettes publiques nouvellement non seulement réaffirmer une règle institutionnels devront modifier
émis, et excluent toute solidarité qui a pourtant montré son inanité, sur des points essentiels le type de
entre États en cas de crise de l’un mais pour la durcir encore en passant gouvernance que prétend installer
d’entre eux, ne peuvent s’interpréter d’une règle de déficit de 3 % à une le nouveau traité.
qu’à cette lumière : la zone euro règle de « déficit structurel » à 0,5 %
n’est pas bâtie sur de la solidarité et en lui donnant une puissance
mais sur la responsabilité de chacun maximum liée à son nouveau rang
des États membres, chacun étant de règle (quasi) constitutionnelle.
tenu d’assurer son propre équilibre. De même, au lieu de pallier la
Bien évidemment, c’est cette défaillance de la coordination entre
construction institutionnelle qui a États qui s’est spectaculairement
explosé en plein vol avec la crise manifestée tout au long du dérou-
financière. Ne l’aurait-elle pas fait lement de la crise, en instaurant de
à ce moment-là et avec cet éclat, véritables mécanismes de concer-
le dénouement eût été identique et tation et de délibération dans des
inéluctable. Car au cours du temps, instances dotées de pouvoirs réels
les disparités entre régions et pays de décision, le nouveau traité, en
au sein de la zone se sont accrues, matière de coordination, instaure
sans qu’aucun mécanisme correc- (ou renforce considérablement) des
L’ATTRACTIVITÉ
DES TERRITOIRES
POUR LES ENTREPRISES
Anne Musson
Doctorante en économie internationale et en écologie Humain
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Montesquieu-Bordeaux I
Plus que jamais, dans le contexte de la mondialisation, il est impératif pour un pays d’ac-
cueillir des investissements directs étrangers (IDE) générateurs d’emplois. De la création
des « districts industriels » à celle des « pôles de compétitivité », on voit que l’attractivité
des territoires dépend d’abord des économies d’échelle que la concentration d’entreprises
permet de réaliser. D’autres déterminants sont cependant à l’œuvre pour attirer les IDE, et
les économistes s’attachent à mesurer leur importance respective. Après avoir rappelé
quelle était la situation de la France en la matière – satisfaisante quoique marquée par une
certaine dégradation –, Anne Musson explique combien l’attractivité classique fondée sur
la compétitivité-prix est dommageable en termes sociaux et environnementaux.
C. F.
Le 21 mars 2012, l’Agence étrangers » (La Tribune)(4) ; « la France financiers, tels que les aides publiques,
française des investissements inter- est-elle devenue moins attractive ? » les subventions et la fiscalité, souvent
nationaux (AFII) rendant public (L’Express)(5). En pleine période mobilisés par les décideurs politiques,
son bilan 2011 des investissements d’élection présidentielle, l’attractivité jouent-ils un rôle important ?
étrangers créateurs d’emplois écri- territoriale était en effet au cœur des
vait : « la France a maintenu son débats, autour des problématiques Du district industriel…
attractivité en 2011 »(1) (AFII, 2012). liées à l’emploi, aux délocalisations
« L’attractivité de la France est en et à la compétitivité. Le programme Les premiers théoriciens du com-
hausse » affirmait la première page du de François Hollande promettait merce international se sont intéressés
rapport. La presse s’est fait écho de alors de « favoriser la production et à la notion de compétitivité. Ils ont
l’information, sans toutefois être una- l’emploi en France en orientant les démontré que la structure de produc-
nime sur sa portée comme l’attestent financements, les aides publiques tion d’un pays est déterminée par ses
les titres suivants : « l’attractivité de et les allégements fiscaux vers les avantages comparatifs(6) et la produc-
la France plie mais ne rompt pas » entreprises qui investiront sur notre
(Le Figaro)(2) ; « les investissements territoire, qui y localiseront leurs (6) En théorie économique, on dit qu’un
étrangers sont restés soutenus en 2011 activités et qui seront offensives à pays a un avantage « absolu » lorsqu’il peut
en dépit de la crise de l’euro » (Les l’exportation ». Mais quels sont vrai- produire à un coût unitaire plus faible. Un
pays qui n’a aucun avantage absolu a des
Échos)(3) ; « l’appareil productif fran- ment les principaux déterminants de avantages comparatifs dans les productions
çais attire toujours les investisseurs l’attractivité territoriale ? Les facteurs pour lesquelles son désavantage en termes
de coût unitaire est le moins fort (théorie des
(1) AFII, 2012, Investissements créateurs avantages comparatifs de David Ricardo).
(4) La Tribune, 22 mars 2012. L’existence d’avantages comparatifs fait qu’il
d’emploi en France, rapport annuel 2011.
(5) http://lexpansion.lexpress.fr/economie/ y a toujours un gain à l’échange, même entre
(2) Le Figaro, 21 mars 2012. la-france-est-elle-devenue-moins-attrac- deux pays dont l’un détiendrait un avantage
(3) Les Échos, 22 mars 2012. tive_288567.html absolu dans toutes les productions.
tivité des facteurs de production. Il celles observables au niveau d’un En effet, « un pôle de compétitivité
existe toujours un gain à l’échange secteur d’activité dans son ensemble, rassemble, sur un territoire donné,
et la compétitivité s’explique princi- voire d’une économie. En effet, pour des entreprises, des laboratoires
palement par l’efficacité exportatrice différentes raisons, la concentra- de recherche et des établissements
des économies. Si les notions de tion de la production d’un secteur de formation pour développer des
compétitivité et d’attractivité se sur quelques pôles industriels peut synergies et des coopérations »(9) :
confondent souvent dans les débats permettre de réduire les coûts de apparaît donc l’idée de favoriser
publics, elles ne renvoient pourtant production de chaque firme, même le développement des économies
pas au même concept : la première si chacune conserve une taille d’échelle externes. L’organisation
se limite à désigner la capacité rela- modeste. Dès 1920, l’économiste et l’approfondissement des avantages
tive des entreprises domestiques à britannique Alfred Marshall avait été du district industriel se matérialisent
satisfaire la demande extérieure et frappé par la concentration géogra- au sein des pôles de compétitivité.
intérieure(7) tandis que la seconde phique de certains secteurs, ne tenant On y trouve les externalités posi-
renvoie au phénomène de localisation pas spécialement à l’existence de tives que voyait Marshall à travers
des entreprises, aux variables influant dotations de facteurs primaires, qui la mutualisation des infrastructures,
sur la décision d’implantation d’une formaient ce qu’il appela des « dis- des services et du savoir-faire. Un
activité sur un territoire donné. tricts industriels » : ainsi du pôle de partenariat est clairement encouragé
Sheffield en Angleterre, spécialisé et soutenu entre les firmes, les cher-
La nouvelle théorie du com-
dans la coutellerie, ou de celui de cheurs et les centres de formation.
merce international peut se définir
Northampton, spécialisé dans la Un réseau entre toutes les entreprises
comme une approche des échanges
bonneterie. Et aujourd’hui, pensons du district s’organise, à travers des
mondiaux mettant l’accent sur deux
par exemple au pôle californien de réunions et des actions communes.
aspects absents de la théorie tradition-
la Silicon Valley qui accueille un En effet, pour les théoriciens des
nelle : les rendements croissants et
grand nombre de producteurs de districts industriels, le succès prend
la concurrence imparfaite. Pour Paul
semi-conducteurs et de logiciels, à son essence dans la coopération, la
Krugman (1991), l’attractivité terri-
la concentration de l’industrie ciné- culture commune et le partage de
toriale existe dès lors que les forces
matographique à Hollywood, à celles l’expérience contractuelle. Ainsi,
d’agglomération sont supérieures
encore de la production automobile à selon les termes de Ann Markusen
aux forces de dispersion. Il démontre
Détroit ou à Sochaux, et des activités (1996), la forte division du travail
alors le lien entre l’ouverture com-
financières à la City de Londres. La entre de petites firmes qui nourrissent
merciale et l’attractivité territoriale
France possède également quelques des relations de complémentarité et
par le jeu de la spécialisation. Ainsi,
districts industriels bien définis. Afin une spécialisation avancée, sont à la
pour les secteurs caractérisés par des
de renforcer cette spécialisation et base du cercle vertueux du district
économies d’échelle, l’ouverture
de faire émerger des synergies, en marshallien, dessinant ainsi sur le
commerciale se traduit par l’aug-
juillet 2005, le gouvernement fran- territoire un secteur ou un segment
mentation de la taille du marché, ce
çais a créé soixante-sept « pôles de d’activité compétitif. La présence
qui doit permettre à chaque firme
compétitivité », spécialisés chacun d’économies d’échelles externes, ou,
d’exploiter plus largement les éco-
dans un secteur précis et disséminés du moins, une potentialité dans ce
nomies d’échelle internes, de devenir
sur l’ensemble du territoire. sens, constituerait donc un important
plus compétitive, ce qui contribuera
facteur attractif d’un territoire. En
à en attirer de nouvelles. L’attracti-
… au pôle existe-t-il d’autres ? Connaît-on les
vité sectorielle joue également avec
de compétitivité déterminants de l’attractivité ?
les économies d’échelles externes,
(7) Notons cependant que la concurrence Au-delà du désir politique d’amé- Les déterminants de
entre nations, si elle stimule la compétition et
donc la compétitivité, n’a pas les mêmes consé-
liorer la compétitivité et l’attractivité l’attractivité territoriale
quences que la concurrence entre entreprises. nationales, le cœur de l’enjeu est bien
En effet, par le jeu des choix de localisation et le dynamisme territorial et l’emploi(8). Chaque année, divers bureaux de
des spécialisations, la concurrence peut être
source de gains mutuels sans qu’une nation consulting ou organisations internatio-
réduise la « profitabilité » de l’autre, comme (8) http://competitivite.gouv.fr/politique-
cela sera le cas entre entreprises. des-poles-471.html (9) Ibid.
nales tels que le Forum économique D’autre part, il apparaît que, plus que place offerte, le coût d’installation
mondial, l’Organisation des Nations la présence de firmes multinationales, et la qualité de vie (Musson, 2012).
unies (ONU) ou encore l’International c’est le nombre de firmes françaises
Institute for Management Develop- dans une région donnée qui incite Positionnement
ment (IMD), s’attachent à classer les les investisseurs étrangers à choisir de la France
pays selon leur niveau d’attractivité cette région. Dès lors, l’effort mené
vis-à-vis des entreprises, en compi- pour attirer une firme multinatio-
Si les indicateurs d’attracti-
lant un certain nombre de variables. nale aura moins d’impact en termes
vité s’accordent sur la dégradation
Les attributs géographiques et amé- d’attraction d’IDE qu’une politique
récente de l’attractivité française(11), la
nités naturelles – les « avantages en faveur des firmes françaises. Ceci
position de l’Hexagone vis-à-vis des
de première nature » (Krugman, étant, les résultats concernant l’impact
IDE entrants ne semble pourtant pas
1993 ) – expliquant l’apparition de des politiques régionales sont assez
se dégrader relativement aux autres
quelques districts industriels (Crozet décevants. Empiriquement, des études
pays européens, une reprise semblant
et Mayer, 2002), sont pourtant peu ont montré que les fonds structurels
même s’amorcer depuis 2009. La
présents dans ces évaluations. Parmi attribués aux régions françaises ont un
France s’est ainsi maintenue depuis
les principaux thèmes récurrents se impact significativement positif sur
le début de la crise économique parmi
trouvent les variables macroécono- les investissements étrangers, mais
les premiers pays d’accueil des IDE(12),
miques (variables liées au PIB et sa que l’effet est moindre par rapport à
se classant au troisième rang derrière
croissance, au commerce internatio- tous les autres déterminants du choix
les États-Unis et la Chine/Hong-Kong
nal, etc.), la facilité à communiquer, de localisation de l’investissement
en 2009, mais chutant néanmoins à
à faire des affaires (infrastructures, (Crozet, Mayer, Muchielli, 2004).
la dixième place l’année suivante(13).
cadre administratif et juridique, etc.) D’autres travaux s’attachent cepen-
et des facteurs plus spécifiques liés dant à démontrer l’efficacité, dans Selon Thierry Madiès (2012),
à la compétitivité des entreprises une certaine mesure, de l’attribution si la spécialisation des exportations
(fiscalité, marché du travail, etc.). d’aides spécifiquement destinées à françaises dans le « haut de gamme »
Les études empiriques récentes ne attirer les investisseurs. Ainsi, les aides (aéronautique, chimie, pharmacie,
s’accordent pas exactement avec ces à la création d’emploi et l’existence de notamment) révèle en partie pourquoi
analyses : globalement, elles montrent zones franches dans un État américain la France maintient son attractivité,
la prépondérance de la proximité des attirent les firmes japonaises (Head et elle est aussi la source de sa récente
grands marchés comme déterminant al., 1999). Par ailleurs, si l’effet positif dégradation. En effet, d’une part, cela
pour le choix de localisation des des aides est faible en termes d’attrac- pose le problème d’un manque de
firmes (Crozet et al., 2004 ; Redding tivité, un État américain qui déciderait diversité dans la structure des expor-
et Venables, 2004). L’étude de Cro- d’arrêter ses aides alors que les autres tations(14), et, d’autre part, la France
zet, Mayer et Muchielli (2004) porte États les maintiendraient, perdrait un perdrait du terrain sur cette segmen-
ainsi sur les déterminants du choix nombre important d’investissements : tation, vis-à-vis de l’Allemagne
de localisation des investissements il existerait donc une sorte de suren- notamment.
directs à l’étranger (IDE) sur le ter- chère aux aides (ibid.). Finalement,
ritoire français, et, si elle démontre l’information nécessaire pour prendre (11) Les deux dernières années, autant
l’importance de l’accès à la demande, la bonne décision politique paraît foi- le Forum économique mondial, la Banque
mondiale et l’Institut de management de
d’autres facteurs semblent également sonnante, et, même si certains outils Lausanne (IMD) ont dégradé la position de
entrer en ligne de compte. En effet, les existent pour fournir une prévision la France dans leurs classements jugeant de
l’attractivité.
effets d’agglomération apparaissent précise au décideur (Combes et
(12) Cf. ministère de l’Économie, des
comme positifs(10) ; en revanche, le Lafourcade, 2000), leur manipula- Finances et de l’Industrie, DATAR, CAS
coût du travail et la distance par rap- tion pour des cas particuliers reste et AFII (2011), Tableau de bord de l’attrac-
port au pays d’origine influencent encore ardue. Au niveau français, une tivité de la France.
(13) CNUCED (2010, 2011), Rapport
négativement la probabilité de choix. enquête menée auprès de dirigeants de sur l’investissement dans le monde en 2010,
petites et moyennes entreprises (PME) New York et Genève, 2010.
(10) Les externalités positives liées à la fait apparaître comme prépondérants (14) « 42 % des exportations de la France
concentration des firmes l’emportent sur pour l’attractivité des territoires, la se situent en 2005 dans le haut de gamme,
l’effet négatif de l’augmentation de la concur- plus des deux tiers de celles-ci étant liées à la
rence avec la concentration. main-d’œuvre, les infrastructures, la seule filière aéronautique » (Madiès, 2012).
Le problème Une politique favorisant la croissance semble ainsi devoir considérer la qua-
de la durabilité à long terme ne se traduirait alors lité de vie de la population locale,
de l’attractivité pas par une concurrence exacerbée son bien-être, et évaluer le bon état
des territoires mais bien par une de l’environnement.
La « course » aux IDE s’explique coopération et notamment la prise
par l’apport de ceux-ci à la croissance en compte par chaque territoire des
et au développement économique, ce conséquences de ses actes sur le reste
dernier ne se limitant pas à la simple du monde : cela est particulièrement
entrée de capitaux, mais se traduisant vrai en matière de pollution atmos-
également par des transferts de tech- phérique. Dans un contexte classique
nologie, de savoir-faire et l’accès à de théorie des jeux, la coopération
de nouveaux marchés. Néanmoins, permettrait alors de stopper la course BIBLIOGRAPHIE
cette concurrence entre les territoires à la déréglementation, et, dès lors, ● Combes P.-P. et Lafourcade M. (2000),
n’est pas sans conséquences et affecte de ne plus opposer les soutenabilités « Distribution spatiale des activités et
particulièrement l’environnement et sociale et environnementale à une politiques d’infrastructures de transport :
l’économie géographique, un nouvel outil
le bien-être des populations. En effet, attractivité élevée. Au-delà de cette d’évaluation ? », in Aménagement du territoire,
la compétition visant à attirer le plus notion de soutenabilité, l’association Conseil d’analyse économique, Paris, La Docu-
mentation française.
d’investissements possible s’est traduite du développement durable à l’attrac-
● Crozet M., Mayer T., Mucchielli J.-L.
ces dernières décennies par une course tivité rendrait possible la construction (2004) , « How Do Firms Agglomerate ? A
au « moins-disant » : moins-disant d’une attractivité durable, au sens Study of FDI in France », Regional Science and
fiscal, moins-disant social ou encore premier et littéral du terme. En effet, Urban Economics, vol. 34 (1), janvier.
moins-disant environnemental. Ce jeu si une attractivité classique basée sur ● Crozet M. et Mayer T. (2002), « Entre le
global et le local, quelle localisation pour les
non-coopératif est, dans son essence une compétitivité-prix semble être entreprises ? », Cahiers français n° 309, Paris,
même et à travers ses conséquences, efficace à court terme, une attractivité La Documentation française.
en totale opposition avec une politique long terme, ou durable, se baserait ● Head K., Ries J. et Swenson D. (1999),
« Attracting Foreign Manufacturing : Invest-
de développement durable. En effet, davantage sur des critères de perfor- ment Promotion and Agglomeration », Re-
même si l’objectif politique premier mances hors-prix tels que la qualité gional Science and Urban Economics n° 29.
doit et semble chercher l’améliora- de la main-d’œuvre, l’environne- http://www.strategie.gouv.fr/system/
files/110705_tdb_fr_bat_ok_1.pdf
tion du bien-être et le développement ment des affaires, les infrastructures
● Krugman P. :
durable, la contrainte économique de modernes ou encore la culture de
- (1991), « Increasing returns and economic
court terme est bien souvent prépondé- l’innovation. L’attractivité durable geography », Journal of Political Economy,
rante et la compétitivité d’une économie permettrait alors au territoire de vol. 99, n° 3.
mondialisée se place de manière récur- non seulement préserver les inves- - (1993), « First Nature, Second Nature, and
Metropolitan Location », Journal of Regional
rente au cœur des débats (Thornley et tissements acquis mais également de Science, vol. 33.
Newman, 2005). Ce paradoxe s’est s’assurer d’une attractivité pérenne - (2000), La mondialisation n’est pas cou-
exprimé récemment dans le débat autour grâce aux activités innovantes déjà pable. Vertus et limites du libre-échange,
du nucléaire. Ainsi, Krugman (2000) installées et au dynamisme qu’elles Paris, La Découverte.
considère-t-il la compétitivité comme créent, aidées par un environnement ● Madiès T. (2012), « La France dans l’écono-
mie mondiale », Cahiers français n° 367, Paris,
une « dangereuse obsession », car, en se des affaires adapté. Dans la lignée des La Documentation française.
concentrant sur la course vers le bas de réflexions menées par la Commission ● Markusen A. (1996), « Sticky Places in
la compétitivité-coût et en négligeant la Stiglitz(16) et des considérations de Slippery Space : A Typology of Industrial Dis-
tricts », Economic Geography, vol. 72 (3).
course vers le haut de la compétitivité- Krugman (2000), affirmant que l’on
● Musson A. (2012), « The build-up of local
productivité (notamment dans le secteur se trompe en se basant sur la balance sustainable development politics : A case
des services), la croissance risque de commerciale pour mesurer la com- study of company leaders in France », Ecolo-
gical Economics, vol. 82, octobre.
s’appauvrir au lieu de se renforcer(15). pétitivité, la mesure de l’attractivité
● Redding S. et Venables A.-J. (2004),« Eco-
nomic geography and international inequal-
(15) Laurent E. et Le Cacheux J. (2007), (16) Commission sur la mesure de la per- ity » , Journal of International Economics,
Concurrence fiscale et sociale européenne : formance économique et du progrès social Elsevier, vol. 62 (1), janvier.
l’Allemagne conforte son recul, Clair&Net@ – mise en place en France en 2007 et présidée ● Thornley A. et Newman P. (2005), « Plan-
OFCE. http://www.ofce.sciences-po.fr/poin- par Stiglitz J. et Sen A. –, dont le rapport fut ning world cities : globalization and urban
tdevue/points-16.htm rendu public en 2009. politics », New York, Palgrave/Macmillan, EU.
RÉFORME
DES RETRAITES : LE BILAN
Dominique Argoud
Maître de conférences
Laboratoire REV-CIRCEFT, Université Paris-Est Créteil
Après avoir rappelé les grands principes des dernières réformes du système des retraites
en France de 2003 et 2010 et leur remise en cause partielle par le décret du 2 juillet 2012
modifiant le dispositif dit de « carrières longues », Dominique Argoud interroge la possibilité
d’une « réforme de la réforme ». Si l’auteur annonce des aménagements ponctuels à court
terme, à plus long terme, une approche intersectorielle apparaît inéluctable. En effet, le
déséquilibre structurel du financement des retraites et le taux d’emploi des seniors néces-
siteront une grande réforme. Une concertation avec les partenaires sociaux est prévue pour
le printemps 2013 autour des notions de retraite par points ou en comptes notionnels. Le
pacte intergénérationnel sera ainsi au cœur du débat.
C. F.
21 août 2003 : tème des retraites, sans qu’il soit teur décide d’inclure les agents de la
la première loi portant nécessaire de recourir de nouveau à fonction publique dans le champ de
la voie législative. Ainsi, pour tenir la réforme et de poser le principe plus
réforme des retraites
compte des incertitudes concernant général d’une convergence des règles
La loi du 21 août 2003 portant l’augmentation de l’espérance de régissant les secteurs du public et du
réforme des retraites, adoptée après vie, la loi prévoit que soit main- privé. Par ailleurs, plusieurs décrets
d’importants mouvements sociaux, tenu un rapport constant entre la publiés en 2008 étendent encore le
se voulait une réforme en profon- durée d’assurance ou de services périmètre de la réforme aux régimes
deur du système de retraite. Elle et la durée moyenne de retraite tel spéciaux qui se sont progressivement
fixe de nouvelles règles plus res- que constaté en 2003, soit 40 ans alignés, moyennant divers aménage-
trictives pour l’obtention des droits de cotisations sociales pour 22,39 ments, sur les règles en vigueur dans
à pension afin de tenir compte de ans d’espérance de vie à la retraite. la fonction publique.
la modification durable du rapport Pour cela, des « rendez-vous » avec
démographique entre le nombre les partenaires sociaux sont fixés 9 novembre 2010 :
d’actifs cotisants et le nombre de périodiquement à partir de 2008 la seconde loi portant
retraités. Il s’agit en quelque sorte pour envisager les ajustements de réforme des retraites
d’adapter cette branche de la pro- l’allongement programmé de la
Sept ans après la loi de 2003,
tection sociale au vieillissement durée de cotisation en fonction de
une seconde loi est votée dans
de la population française dont le l’évolution de l’espérance de vie.
un contexte social toujours aussi
profil socio-démographique avait Cette loi autorise également une marqué par des grèves et des mani-
beaucoup évolué par rapport à nouvelle augmentation de la durée festations. Cette loi se situe dans
celui qui prévalait durant les Trente d’assurance nécessaire pour béné- le prolongement de la précédente
Glorieuses lorsque le dispositif des ficier d’une retraite à taux plein, quant à ses objectifs. La principale
retraites fut progressivement édifié. passant ainsi de 40 ans en 2008 (ou nouveauté réside dans le recours à
Surtout, la loi du 21 août 2003 160 trimestres) à 41 ans en 2012 un paramètre de réforme du sys-
institue un mécanisme permettant (ou 164 trimestres), à raison d’un tème des retraites qui n’avait pas été
un ajustement périodique du sys- trimestre par an. Surtout, le législa- utilisé depuis le 1er avril 1983 : l’âge
tème : meilleure prise en compte ne se contenterait d’agir que sur l’un couvrir seulement 44 % du déficit
de l’égalité hommes-femmes, des des paramètres. C’est d’ailleurs pour à l’horizon 2018(4). D’ailleurs, pour
personnes en situation de handicap, cette raison que le gouvernement a l’année 2011, la Commission des
de la pénibilité au travail, de la pro- annoncé à l’issue de la conférence comptes de la Sécurité sociale a
blématique des polypensionnés(3)… sociale des 9 et 10 juillet 2012 une évalué que le déficit de la branche
En revanche, à plus long terme, vaste concertation avec les partenaires vieillesse avait certes diminué de 2,9
subsistent au moins deux épines sociaux à partir du printemps 2013 sur milliards par rapport à l’année pré-
dans le pied des pouvoirs publics : le les orientations devant être retenues cédant la réforme, mais que celui-ci
déséquilibre structurel du financement pour l’avenir du système des retraites. s’élevait tout de même à 6 milliards
des retraites et le taux d’emploi des d’euros(5). Si le déficit de la branche
seniors. Ces deux épines présentent Le déséquilibre devrait continuer à diminuer du fait
la caractéristique commune de ne pas structurel du recul de l’âge de départ en retraite,
relever d’un ajustement technique du financement l’objectif d’un retour à l’équilibre d’ici
ou d’une « simple » politique des des retraites 2018 paraît, à ce jour, peu probable.
retraites. Au vu des multiples enjeux
sous-jacents, elles nécessitent en La loi du 9 novembre 2010 portant
effet une approche intersectorielle réforme des retraites était censée assu- (4) Créé en 2000, le COR est un lieu
sous peine de rendre caduque toute rer l’équilibre des comptes sociaux permanent d’études et de concertation entre
jusqu’en 2018. Or, du fait de la crise les principaux acteurs dans le domaine des
velléité d’intervention publique qui retraites. COR (2010), Retraites : perspec-
économique et financière, le Conseil tives actualisées à moyen et long terme en vue
(3) Les 9e et 10e rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR) du rendez-vous de 2010, 8e rapport (adopté
d’orientation des retraites (COR) en 2011 ont le 14 avril 2010).
avait émis quelques doutes quant à
permis de mieux appréhender ces diverses (5) Commission des comptes de la Sécu-
situations engendrant parfois une situation cette possibilité, et il estimait que rité sociale (2011), Résultats 2010, prévisions
inéquitable entre les pensionnés. les mesures prises permettraient de 2011 et 2012, Rapport, septembre.
Certes, il est toujours possible parition des dispositifs publics de difficile à évaluer précisément, une
d’introduire de nouvelles recettes préretraite et surenchérissement du augmentation du nombre de pres-
sociales et fiscales à l’occasion des coût des préretraites privées. Beau- tations de remplacement délivrées
lois de finances et de financement coup a donc été fait dans ce domaine, à des seniors est observable depuis
de la sécurité sociale. Mais dans un mais l’impact de ces mesures reste la réforme des retraites en raison
contexte économique marqué par limité. Ainsi, le taux d’emploi des de l’impossibilité à être maintenus
un faible taux de croissance écono- seniors (55-64 ans) observé en 2010 dans l’emploi pour des raisons éco-
mique et un taux de chômage élevé, en moyenne dans l’Union européenne nomiques ou pour des raisons de santé
des mesures d’ajustement ne seront à 27 (46,3 %) se situe très au-dessus (Cour des comptes, 2011). Un tel
sans doute pas suffisantes pour assurer de celui de la France (39,7 %) ; et cet diagnostic rappelle qu’une politique
cet équilibre financier. Or, agir sur le écart est encore plus sensible pour des retraites ne peut être déconnectée
financement des retraites revient à la tranche d’âge 60-64 ans : 30,5 % d’une politique de l’emploi, en parti-
poser plus globalement une question contre 17,9 %. culier d’une mobilisation des outils en
politique complexe qui est celle du Même si beaucoup d’experts se vue d’une amélioration des conditions
mode de financement de la protec- réfèrent à la politique volontariste de travail des seniors et de formation
tion sociale dans son ensemble et de menée par les pays scandinaves en tout au long de la vie. Or, jusqu’à
sa compatibilité avec la nécessaire la matière (et qui ont des taux d’em- maintenant, les pouvoirs publics se
compétitivité de l’économie française. ploi supérieurs à 50 % pour la tranche contentaient de renvoyer cet aspect sur
Pour faire face à ce défi, une réflexion d’âge 55-64 ans), il n’est pas certain la négociation collective, contribuant à
a été engagée suite à la Conférence que cela soit suffisant compte tenu ce que les seniors deviennent, comme
sociale des 9 et 10 juillet 2012, pour des caractéristiques singulières du l’affirme le rapport de la Cour des
tenter de diversifier et d’élargir les marché de l’emploi en France (Centre comptes, une simple variable d’ajus-
sources de financement du système d’analyse stratégique, 2010). Ainsi, tement du marché du travail.
de protection sociale. depuis le début des années 2000, l’âge
moyen de sortie définitive d’activité se La refondation du pacte
Le taux d’emploi situe à 58,5 ans pour les hommes et à intergénérationnel
des seniors 59 ans pour les femmes. Jusqu’à pré- en question
Un des paramètres importants de sent, cette faiblesse du taux d’emploi
la réussite de la réforme des retraites des seniors s’avérait peu probléma- S’il est une constante des dif-
se joue sur le front de l’emploi. En tique dans la mesure où il existait férentes réformes qui se sont
effet, le recul de l’âge de départ à la des dispositifs d’indemnisation (de échelonnées en France depuis les
retraite repose sur le postulat qu’il préretraite et de chômage) visant à années 1990, c’est bien la volonté
permettra de limiter la dégradation couvrir la période d’attente jusqu’à de préserver le caractère intergéné-
du rapport cotisants / retraités grâce à la liquidation de la retraite. Mais rationnel du système des retraites
un maintien d’une frange de la popu- leur raréfaction et le renforcement (Livre Blanc, 1991). Celui-ci repose
lation âgée dans l’emploi. Plusieurs du caractère contributif du dispositif fondamentalement sur le principe
mesures ont déjà été prises en ce sens des retraites – à l’œuvre depuis les de la répartition adopté à l’origine
depuis une dizaine d’années : accord précédentes réformes – risquent de de la Sécurité sociale. En l’occur-
national interprofessionnel relatif à rendre de telles fins de carrières moins rence, il s’agit d’un système dans
l’emploi des seniors en octobre 2005, enviables et d’accroître la précarité lequel les cotisations prélevées sur
plan national d’action concertée pour d’une partie des retraités actuels et les actifs à une période donnée sont
l’emploi des seniors 2006-2010 en futurs (Bultez et Gelot, 2010). En fait, redistribuées aux retraités vivant à
2006, sanctions financières prévues en l’absence d’une réelle remontée de cette même période. Il en résulte une
dans la loi de financement pour la l’âge effectif de sortie du marché du redistribution intergénérationnelle
Sécurité sociale de 2009 visant les travail, les seniors sont dépendants des ressources mettant en lien les
entreprises qui ne se soumettraient pas de prestations de solidarité. C’est ce cotisants, c’est-à-dire les actifs, et
à l’obligation d’élaborer un accord ou qu’a pu noter le rapport d’enquête les retraités. Pour qualifier une telle
un plan d’action en faveur de l’emploi réalisé par la Cour des comptes sur logique de financement des retraites,
des seniors, libéralisation du cumul les revenus de remplacement versés il a souvent été fait référence à la
emploi-retraite et, enfin, quasi-dis- aux seniors sans emploi : bien qu’étant notion de contrat ou de pacte intergé-
nérationnel. Celui-ci désigne en effet générationnelle », et expriment des à leur garantir leur propre retraite.
le contrat implicite liant les généra- doutes sur leur capacité à leur four- En définitive, il y a là des signaux
tions selon lequel chaque individu nir demain une retraite suffisante(6). qui tendent à remettre en cause les
cotise dans l’espoir que la généra- Ainsi, si l’attachement au système principes fondateurs de l’assurance
tion suivante accepte de financer les de retraite actuel reste fort, les vieillesse. En particulier, on assiste
retraites de demain. jeunes sont plus nombreux à consi- à un processus d’individualisation
La loi du 9 novembre 2010 por- dérer comme nécessaire d’ajouter croissant de la logique assurantielle,
tant réforme des retraites s’inscrit au système en place un complément au profit d’un renforcement de la
dans ce principe originel. Dès son d’assurance ou d’épargne indivi- contributivité du système. Dans cette
article 1er, elle réaffirme le choix du duelle. Les plus jeunes se déclarent perspective, on peut se demander si
législateur pour un système de retraite même moins attachés aux droits non la réflexion nationale qui doit être
par répartition « au cœur du pacte contributifs et sont davantage prêts engagée à partir de 2013 autour de
social qui unit les générations » avec à restreindre l’accès aux pensions la notion de retraite par points ou en
un objectif de « maintien d’un niveau de réversion. comptes notionnels(7) va renforcer ou
de vie satisfaisant des retraités, de En second lieu, sans remettre au contraire déstabiliser encore plus
lisibilité, de transparence, d’équité en cause l’architecture générale du le pacte intergénérationnel.
intergénérationnelle, de solidarité système des retraites, le législateur
intergénérationnelle, de pérennité a déjà procédé à des aménagements
financière, de progression du taux qui peuvent augurer d’une évolution
d’emploi des personnes de plus de de la nature même du système. Ainsi,
55 ans et de réduction des écarts la loi du 21 août 2003 a introduit des (7) Dans un tel système, chaque assuré
de pension entre les hommes et les mécanismes facultatifs d’épargne dispose d’un compte individuel sur lequel
sont crédités chaque année ses cotisations
femmes ». Autrement dit, tout semble retraite fonctionnant selon un prin- et celles de son employeur. Le montant de
se passer comme si les principes cipe de capitalisation (notamment le la pension de vieillesse est alors proportion-
fondateurs de l’assurance vieil- nel à ce capital virtuel accumulé à la date
Plan d’épargne retraite populaire – de liquidation des droits à la retraite. Ce
lesse étaient réactivés et servaient PERP – et le Plan d’épargne retraite compte est certes géré dans le cadre d’une
de ligne directrice rassurante lors collectif – PERCo –). Ces dispositifs retraite par répartition, mais les montants
des pensions sont plus étroitement corrélés
de chaque réforme du système des ne se sont aujourd’hui développés à l’effort contributif de chacun. Cf. COR
retraites. Pourtant, deux éléments qu’à la marge, mais de nombreux (2010), Retraites : annuité, points ou comptes
nous incitent à penser qu’il y a là un notionnels ? Options et modalités techniques,
observateurs notent leur rapide mon- 7e rapport (adopté le 27 janvier 2010).
réflexe incantatoire qui ne résiste pas tée en puissance (Aubert et al., 2010).
à l’épreuve des mutations actuelles Il semblerait en effet que de plus en
et à la nécessité de « repenser la soli- plus d’entreprises soient tentées de BIBLIOGRAPHIE
darité » (Paugam, 2007). recourir à de tels dispositifs faculta- ● Aubert P. et al. (2010), « Les retraités et les
En premier lieu, le système de tifs, compte tenu de leurs avantages retraites en 2008 », Études et résultats, n° 722,
retraite par répartition n’est pas sociaux et fiscaux dans un contexte avril.
JÜRGEN HABERMAS
« La constitution de l’Europe » (Gallimard, 2012)
présenté par Baptiste Marsollat
recevoir une légitimité démocratique lement, Conseil) (3) et à faire appa- Le fait qu’historiquement la sou-
que, seul parmi les institutions euro- raître le processus décisionnel au sein veraineté populaire soit apparue dans
péennes, le Parlement serait à même de l’Union comme un jeu à somme le cadre étatique – et que dès lors ce
de leur donner. Il conviendrait, plus nulle, dans lequel les représentants des dernier apparaisse à certains comme
globalement, que « le projet euro- différents États membres cherchent à son horizon indépassable – ne doit
péen, jusque-là négocié à huis clos, imposer leurs vues aux autres par une pas conduire, juge le philosophe, à
le soit désormais au grand jour, sur lutte constante pour satisfaire leurs une « surgénéralisation de ce qui n’a
le mode informel d’un conflit d’opi- seuls intérêts. « Ce n’est qu’en pensant été qu’une configuration historique
nions se déroulant dans le bruit et la au Parlement de Strasbourg, estime fortuite » et donc à exclure a priori
fureur des arguments ». Habermas, qu’ils ont élu et qui n’est et définitivement toute possibilité de
pas organisé en nations mais en partis, transnationalisation de la souveraineté
Habermas tempête ainsi contre les
que les citoyens européens pourraient du peuple. L’existence d’un peuple
dirigeants européens qui décident en
percevoir les tâches de régulation de européen ne constitue ainsi pas néces-
catimini du destin de l’Union euro-
la politique économique comme des sairement un préalable à l’émergence
péenne, au premier rang desquels la
tâches à accomplir en commun ». Par d’une démocratie européenne. C’est
Chancelière allemande, dont le gouver-
quoi, pense-t-il, réapparaîtrait ipso au contraire, à l’inverse du processus
nement serait devenu « un accélérateur
facto l’intérêt général européen, le classique, l’instauration de celle-ci
de désolidarisation à l’échelle euro-
sentiment d’un destin et d’un pro- qui doit progressivement donner nais-
péenne » et qui, tirant avantage de son
jet commun. sance à celui-là.
hégémonie, s’emploierait à construire,
à la hussarde, une Europe allemande. Cependant, l’un des arguments Il convient toutefois, rappelle le
les plus couramment avancés par les philosophe, que le transfert de sou-
L’Allemagne, « ce colosse au cœur
eurosceptiques consiste précisément veraineté « laisse le processus démo-
de l’Europe, qui ne se réfère qu’à lui-
à dire qu’il ne peut exister de démo- cratique intact », que les citoyens des
même », aurait adopté une « menta-
cratie que dans un cadre national car États membres participent à l’élabora-
lité nombriliste » qui l’empêcherait
celle-ci suppose, comme nous le rap- tion de la législation supranationale.
de « seulement garantir le fragile
pelle au demeurant l’étymologie, la D’où l’urgente nécessité, Habermas
statu quo actuel et donc la survie de
présence d’un peuple et qu’il n’existe y revient sans cesse, de réintroduire
l’Union européenne », alors même,
pas à proprement parler de peuple le Parlement et de renforcer son rôle
estime Habermas, que « l’héritage
européen. Il y aurait, autrement dit, dans le jeu institutionnel européen. Le
historique et moral contraignant [de
dans l’expression « Europe démo- philosophe propose notamment d’ins-
l’Allemagne] plaidait pour la retenue
cratique », une contradiction dans les taurer un droit électoral unifié pour les
diplomatique et pour la disponibilité,
termes. Le philosophe refuse cepen- élections au Parlement européen(4) et
que ce soit dans l’adoption des pers-
dant cette « (…) fameuse thèse du no d’imposer une stricte symétrie des
pectives d’autrui, dans la volonté de
demos » qui pose qu’en l’absence « de compétences, dans tous les domaines
faire peser les points de vue norma-
peuple européen (…), une union poli- politiques, et notamment s’agissant de
tifs ou dans le travail de prévention
tique digne de ce nom ne peut qu’être l’investiture et de la responsabilité de
des possibles conflits ».
bâtie sur du sable » et se propose de la Commission, entre le Conseil et le
« lever les verrous qui, dans la pen- Parlement(5).
Une sée, font encore obstacle à une trans-
Ainsi, ça n’est nullement le pro-
transnationalisation nationalisation de la démocratie ».
jet européen lui-même qui serait par
de la démocratie essence non ou antidémocratique, mais
est-elle possible ? (3) Le Conseil de l’Union européenne,
parfois appelé Conseil des ministres, qui simplement la tendance actuelle de
Le primat des égoïsmes nationaux détient des compétences législatives (en
partie partagées avec le Parlement) et
sur les intérêts de l’Union européenne, exécutives (pour partie partagées avec la (4) Actuellement, les États-membres
qui n’est bien sûr pas le fait de la seule Commission) ne doit pas être confondu sont libres d’adopter le mode de scrutin
avec le Conseil européen, qui rassemble les qu’ils souhaitent pour l’élection des dépu-
Allemagne, associé au rôle exorbitant chefs d’État et de gouvernement des États- tés européens.
du Conseil européen, tend à occulter, membres de l’Union et le président de la (5) La première de ces institutions
aux yeux des citoyens européens, les Commission. Ni bien sûr avec le Conseil étant supposée représenter, via les États-
de l’Europe, qui n’est pas une institution de membres, les peuples européens et la se-
autres institutions (Commission, Par- l’Union européenne. conde les citoyens de l’Union européenne.
la construction européenne qui ferait pose d’une légitimité démocratique citoyen européen, l’autre propre au
trop bon marché du peuple européen. incontestable, Habermas tente d’ap- ressortissant d’un État-nation déter-
porter une réponse à cette question par miné. » Ainsi, ajoute Habermas, « ce
Cela étant, si l’Union européenne,
l’élaboration d’une théorie de la divi- qui peut être compris, dans le cadre
telle qu’elle est issue du traité de Lis-
sion du pouvoir constituant, c’est-à-dire d’un État national, comme relevant
bonne prend effectivement la forme
d’un « partage de souveraineté », entre du bien commun se transforme au
d’une démocratie transnationale,
les citoyens de l’Union et les peuples niveau européen en une généralisa-
« une constitution fédérale [constitue-
européens. tion d’un intérêt particulier, limité à
rait pour elle] un mauvais modèle ».
son seul peuple, or celle-ci peut tout
Habermas appelle en effet, non au Le philosophe estime ainsi que
à fait entrer en conflit avec la géné-
« saut fédéral » ordinairement évo- « si l’on adopte le point de vue d’un
ralisation d’un intérêt devant valoir
qué, mais à « une transnationalisation processus constituant reconstruit
à l’échelle de l’Europe et qu’ils [les
de la souveraineté populaire sous la rationnellement, on peut concevoir
sujets constituants] peuvent escompter
forme d’une fédération démocratique la subordination au droit européen
dans leur rôle de citoyen de l’Union ».
d’États nationaux ». comme une conséquence du fait que
deux sujets constituants différents ont Le citoyen européen se retrouve
coopéré à la perspective d’un objec- donc, autrement dit, en quelque sorte
Rendre l’Europe tif commun se matérialisant dans la confronté à lui-même en tant que
démocratique : la fiction création d’une entité supranationale citoyen d’un peuple européen déter-
de la division originelle commune ». miné. Le philosophe pense ainsi rétros-
du pouvoir constituant pectivement la fondation de l’Union
Les citoyens européens participent
L’Europe, estime-t-il en effet, ne européenne à partir de cette fiction du
à double titre à la constitution de cette
peut devenir un État fédéral classique droit constitutionnel d’une souverai-
« entité » politique commune qu’est
en particulier parce que la primauté du neté « originellement partagée », qui
l’Union européenne : en tant que
droit de l’Union européenne (le fait fournit, à ses yeux, une explication
citoyens européens(7) et en tant que
que les droits nationaux lui sont subor- satisfaisante à l’absence, à l’échelon
citoyens d’un État membre de l’Union
donnés) ne s’accompagne ni du mono- européen, de la pleine souveraineté que
européenne. Ainsi, bien que les textes
pole de la force, ni d’une instance de l’on rencontre ordinairement dans les
du traité établissant une Constitution
décision ultime. Autrement dit, les États fédéraux : les différents peuples
pour l’Europe (2004), puis du taité de
États membres de l’UE se soumettent, européens, par l’intermédiaire de leurs
Lisbonne (2007) se réfèrent à la fois
tout en conservant leur monopole de la États respectifs, conservent une part de
aux citoyens et aux États de l’Union
force, au droit d’une entité qui ne dis- leur souveraineté – différente de celle
européenne, seuls les individus consti-
pose pas, comme dans un État fédéral qu’ils exercent en tant que citoyens de
tuent in fine les sujets de légitimation de
classique, de cette « compétence de l’Union européenne.
l’ordre juridique européen. Le second
sa compétence » par laquelle Georg
sujet constituant n’est donc en réa- La préservation des États natio-
Jellinek(6) définit la souveraineté.
lité pas les États membres eux-mêmes naux apparaît donc légitime : ils sont
Dès lors, la question se pose natu- mais, à travers eux, leurs peuples. Car « en tant qu’États de droit démocra-
rellement de savoir de quelle manière la Constitution de l’UE repose, comme tiques, non seulement des acteurs qui
l’Union européenne peut, ou pourrait, tout ordre juridique moderne, sur les ont pris part à la longue histoire qui a
satisfaire pleinement aux conditions de droits subjectifs des citoyens. permis d’humaniser et de civiliser la
la légitimité démocratique malgré cette violence au cœur de l’exercice du pou-
Le pouvoir constituant de l’Union
soumission incomplète, paradoxale ou voir politique » mais ils apparaissent
européenne étant mixte, chacun des
ambiguë de l’échelon national à l’éche- alors comme « les cautions d’un cer-
deux sujets constituants adopte « pour
lon communautaire. À l’aide d’une tain niveau de justice et de liberté que
chaque circuit de légitimation – celui
fiction juridique – sans rapport, donc, les citoyens, à bon droit, veulent voir
valant pour le Parlement et celui valant
avec la réalité historique, factuelle, de préserver ». Ainsi peut-on expliquer le
pour le Conseil – une perspective de
la construction européenne – qui pose partage du pouvoir constituant et écar-
justice différente, l’une propre au
a priori que l’Union européenne dis- ter le rêve fédéraliste d’un « dépasse-
7 La notion de citoyenneté européenne a ment » complet de l’État-nation.
(6) Juriste, philosophe et théoricien du été introduite dans le droit de l’Union euro-
droit allemand (1851-1911). péenne par le traité de Maastricht (1992).
À retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 23 rue d’Estrées 75345 Paris cedex 07
(1)
Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2012
(2)
Pour les commandes de numéro seulement
Informatique et libertés – Conformément à la loi du 6.1.1978, vous pouvez accéder aux informations vous concernant et les rectifier en écrivant au département
marketing de la DILA. Ces informations sont nécessaires au traitement de votre commande et peuvent être transmises à des tiers, sauf si vous cochez ici
Sommaire
DO SSIE R 61 La question de l’adoption
par les couples homosexuels
CAHIERS FRANÇAIS 1 ÉDITORIAL Agnès Fine
par Olivia Montel-Dumont
Équipe de rédaction 68 La filiation, entre le social
Philippe Tronquoy 2 Penser la famille :
(rédacteur en chef)
et le biologique
regards croisés de l’histoire
Olivia Montel-Dumont, Agnès Martial
et de la sociologie
Céline Persini
(rédactrices) Martine Segalen
Jean-Claude Bocquet DÉBAT
(secrétaire de rédaction) 8 Les nouvelles formes
de la conjugalité :
74 Le pacte budgétaire,
du désordre dans l’institution ?
Conception graphique un remède pour la zone euro ?
Martine Segalen
Bernard Vaneville 74 1. Après le TSCG,
Illustration 17 De la rencontre en attendant Hamilton ?
Manuel Gracia
à la vie commune. Christian Stoffaës
Infographie
Annie Borderie Quelques changements 79 2. Un traité inapproprié
Édition et continuités dans la formation pour sortir de la crise
Carine Sabbagh des couples Benjamin Coriat
Promotion Wilfried Rault
Isabelle Parveaux
22 L’évolution des rôles LE POINT S UR…
Avertissement au lecteur masculin et féminin
Les opinions exprimées 84 L’attractivité des territoires
dans les articles n’engagent
au sein de la famille
pour les entreprises
que leurs auteurs. Marie-Agnès Barrère-Maurisson
Ces articles ne peuvent être Anne Musson
reproduits sans autorisation. 30 Combien d’enfants ?
Celle-ci doit être demandée à À quel âge ? L’évolution
La Documentation française
POLITIQUES PUBLIQU ES
29, quai Voltaire de la fécondité en France
75344 Paris Cedex 07 France Prioux 88 Réforme des retraites :
ou le bilan
droits-autorisation@ladocumentationfrancaise.fr 36 L’art d’être un « bon » Dominique Argoud
parent : quelques enjeux des
nouvelles normes et pratiques BIBLIOTHÈQUE
éducatives contemporaines
Marie-Clémence Le Pape 93 Jürgen Habermas,
La constitution de l’Europe,
© Direction de l’information 43 Les solidarités Gallimard, 2012.
légale et administrative, Paris 2012 intergénérationnelles au sein présenté par Baptiste Marsollat
En application de la loi du 11 mars 1957 (art.41) de la famille contemporaine
et du code de la propriété intellectuelle
Claudine Attias-Donfut
du 1er juillet 1992, toute reproduction
partielle ou totale à usage collectif
de la présente publication 50 Les évolutions
est strictement interdite du droit de la famille
sans autorisation expresse
de l’éditeur. Il est rappelé Frédérique Granet-Lambrechts
à cet égard que l’usage abusif
et collectif de la photocopie 55 Les politiques familiales :
met en danger l’équilibre économique
des circuits du livre. y a-t-il une spécificité française ?
Julien Damon
N° 371
COMMENT VA LLAA FFAMILLE
AMILLE ?
DO SSIER
Éditorial par Olivia Montel-Dumont
Penser la famille : regards croisés de l’histoire et de la sociologie Martine Segalen
Les nouvelles formes de la conjugalité : du désordre dans l’institution ? Martine Segalen
De la rencontre à la vie commune.
Quelques changements et continuités dans la formation des couples Wilfried Rault
L’évolution des rôles masculin et féminin au sein de la famille
Marie-Agnès Barrère-Maurisson
Directeur de la publication
Le pacte budgétaire, un remède pour la zone euro ?
Xavier Patier 1. Après le TSCG, en attendant Hamilton ? Christian Stoffaës
2. Un traité inapproprié pour sortir de la crise Benjamin Coriat
Cahiers français
N° 371 L E P O INT SUR…
Novembre-décembre 2012
L’attractivité des territoires pour les entreprises Anne Musson
Impression : DILA
Dépôt légal : 4e trimestre 2012
DF 2CF03710
P O L ITIQUES PUBLIQUES
ISSN : 0008-0217
Réforme des retraites : le bilan Dominique Argoud
9,80 €
B IB L IOTHÈQUE
&:DANNNA=YUX\V[:
Jürgen Habermas,
La constitution de l’Europe ,
Gallimard, 2012
présenté par Baptiste Marsollat