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Le lien social au défit du changement social

Sana Benbelli

To cite this version:


Sana Benbelli. Le lien social au défit du changement social. LADSIS. Familles et dynamiques con-
temporaines, Rayan, pp.45-60, 2021, 978-9920-569-01-9. ฀hal-03704692฀

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Copyright
FAMILLES ET DYNAMIQUES
CONTEMPORAINES

Sous la direction de Jamal Khalil


Avec la collaboration de
Touria Houssam et Sana Benbelli

3
Le lien familial au défi du changement social
Sana Benbelli *
« La fratrie, c’est juste pour la vie, mais la vie a mis fin à la fratrie », c’est avec ce
jeu de mots qu’une serveuse de café nous explique ses motivations
d’accès au métier de serveuse. Sa phrase, dont la première moitié est
empruntée à un proverbe marocain, renvoie à l’importance de la
solidarité sociale entre frères et sœurs, tandis que la seconde moitié établit
un constat des effets exercés par les contraintes de la vie moderne sur les
relations familiales. La serveuse résume ainsi, de manière simple, le
concept du lien social à l’épreuve du changement social tel qu’il est
analysé par les sociologues depuis Georg Simmel, Émile Durkheim et
Max Weber1 jusqu’à François de Singly et Serge Paugam2 sans oublier les
sociologues marocains3 qui ont prêté à cette question une attention
particulière.
Les discours recueillis auprès de 38 serveuses travaillant de manière
précaire et informelle dans les cafés des quartiers populaires à
Casablanca4, témoignent des diverses transformations sociales survenues
dans certains milieux familiaux au Maroc. Ils remettent en question le
lien social en tant que rapport d’appartenance de l’individu à un groupe
social primaire5 et lui substituent des relations basées sur les rapports de
réciprocité qui accordent une reconnaissance mutuelle aux membres du

*
P rofesseure de sociologie U niversité H assan II de C asablanca. M em bre du
L adsis.
1Georg Simmel. « Pont et porte. ». p. 161-168. In Simmel Georg. La tragédie de la culture et autres essais.

Paris. Rivages. [1909] 1988 ; Émile Durkheim. De la division du travail social. Paris. Félix Alcan. [1893]
2013 ; Max Weber. Économie et société. vol. 1. Paris. Agora. [1922] 1995.
2 François de Singly. Les uns avec les autres : quand l'individualisme crée du lien. Paris. Armand Colin. 2003 ;

Serge Paugam. Le lien social. Paris. Presses universitaires de France. 2008


3 Pour ne citer que les travaux de Rahma Bourquia, feu Mohamed El Ayadi, Hassan Rachik. Les

jeunes et les valeurs religieuses. Casablanca. Eddif-Codesria. 2000 ; Mokhtar El Harras, Driss Ben
Said. Les mutations sociales et culturelles dans la campagne marocaine. Rabat. Publications de la
Faculté des Lettres et Sciences Humaines. 2002 ; Leila Bouasria. « Des grilles d’analyse socio-
anthropologiques dans l’air du temps : Vers une nouvelle ère de famille ? ». Hespéris-Tamuda LV
(3). 2020. p. 325-349 ; Touria Houssam. « Le divorce, transformations et répercussions différenciées
chez l’homme et la femme ». Thèse de doctorat en sociologie soutenue au CM2S sous la direction
du sociologue Pr. Jamal Khalil. Faculté des lettres et des sciences humaines Ain Chock. 2014.
Casablanca.
4 Cet article est issu de notre thèse intitulée « Les nouvelles formes de sociabilité féminine : cas des

serveuses de cafés dans les quartiers populaires de Casablanca », soutenue en 2019 à l’université
Hassan II, sous la direction de professeure Hayat Zirari.
5 Serge Paugam. Op. cit, p. 7

45
groupe6 ou d’échange, liant au-delà du temps de la transaction les
individus contractants7.
Dans cet article, nous allons d’abord présenter les notions
d’appartenance et de solidarité exprimées par les serveuses, tout en
essayant de saisir le passage de ces deux notions du cadre familial à celui
du travail. Ensuite, nous aborderons les formes d’actions réciproques qui
permettent aux serveuses de créer de nouveaux cercles d’appartenance.
Enfin, nous essayerons de montrer comment les cercles, « naissants »8
mais éphémères, construits dans le cadre du travail participent,
paradoxalement, à la consolidation des liens familiaux fragilisés par les
transformations sociales.
Les serveuses : qui et comment ?
Les serveuses, sujet de notre étude, sont des jeunes femmes exécutant la
tâche de service de tables, à laquelle s’ajoutent parfois celles du ménage
et de comptoir9, dans des cafés situés dans des quartiers populaires, en
périphérie et à proximité des zones industrielles. Ces cafés sont gérés par
des hommes et réservés principalement à l’accueil des hommes, ce qui
explique l’application de « la règle d’attractivité juvénile » dans la sélection
des employées, dont l’âge varie entre 17 et 34 ans10. Elles sont
généralement issues des autres quartiers populaires de Casablanca ou de
ses périphéries (Had Soualem, Aïn Harrouda, Bir Jdid…). En effet, les
serveuses évitent de travailler dans leur propre quartier car elles fuient la
stigmatisation liée à la présence des femmes dans des espaces d’hommes
en les considérant comme des « femmes publiques ».

6 Georg Simmel. Sociologie : étude sur les formes de la socialisation. trad. franç. par L. Deroche-Gurcel et S.
Muller. Paris. Presses Universitaires de France. 1999. p. 30
7 Marcel Mauss. Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. Introduction de

Florence Weber. Paris. Presses universitaires de France. [1923] 2012.


8 La personnification des cercles à travers l’utilisation du terme « naissants » a pour objet de souligner

leur dimension psychologique et interactionnelle. Elle permet également de mettre en lumière leur
processus de vie : naissance autour d’un intérêt, développement, élargissement puis disparition
9 L’organigramme du café dans les quartiers populaires de Casablanca se compose d’un patron, un

employé de comptoir (barman), un ou une serveuse et une employée de ménage. Ces tâches sont en
principe séparées et effectuées par des personnes différentes. Mais dans le cas où le service est assuré
par une femme le patron peut lui attribuer la tâche du ménage comme faisant partie du service, c'est-
à-dire sans être payée pour son exécution, de même que l’employé de comptoir (barman) peut
s’absenter ou s’attabler avec des clients en laissant la serveuse s’occuper du comptoir en plus du
service. Ainsi, le sexe de l’employé de service est décisif pour la division des tâches et les
« arrangements » au sein du café pour reprendre Erving Goffman (Erving Goffman. L'arrangement
des sexes. Traduit par Claude Zaidman. La dispute. 2002.)
10 Erving Goffman, Ibid, p 84.

46
« Quand j’ai décidé de travailler, j’ai choisi un café loin de mon quartier de
résidence. Tu sais ! Les gens ne considèrent jamais les causes de notre choix [de
travailler comme serveuse] ou l’effort que nous fournissons dans ce travail. Ils
voient juste une femme au milieu des hommes. C’est comme si nous étions dans
des cabarets ou kharjât 11» Hiba, 24 ans, divorcée et mère d’une fille de
5 ans12
Pour certaines d’entre elles, le métier de serveuse constitue la première
activité rémunérée. Cependant, en réponse à notre question sur leur
activité précédente, les serveuses substituent de manière spontanée le
statut d’activité au statut matrimonial : « Je ne travaillais pas, j’étais mariée »,
ou à la situation familiale : « Mon père était encore en vie ». Pour cette
catégorie de serveuses, le choix d’une activité de service s’explique par le
fait que son exercice ne demande au préalable ni formation, ni niveau
d’études et, de fait, très peu de serveuses ont atteint le niveau du collège,
la majorité d’entre elles n’ayant pas dépassé l’école primaire. Par contre,
celles qui travaillaient avant d’occuper leur emploi actuel ont
généralement effectué une conversion d’un travail en usine vers l’activité
de service. Celles qui sont dans ce cas et que nous avons interviewées
expliquent ce changement par la conjonction de plusieurs éléments qui
ont rendu le travail dans le café plus attractif que celui en usine : les
horaires de travail (shift system de demi-journée), les pourboires, ainsi que
la possibilité de pratiquer auprès des clients la vente au détail du tabac et
d’en conserver le produit. Zahra, 28 ans, mariée et mère d’une fille de 18
mois, nous explique les raisons de son choix :
« J’étais ouvrière piqueuse dans une usine de textile pendant 8 ans. Je travaillais de 8
heures du matin à 7 heures du soir mais si on devait terminer une commande urgente
les patrons pouvaient nous retenir jusqu’à 11 heures ou minuit. C’est vrai que, payée
à 12 dirhams l’heure, mon salaire pouvait atteindre 4000 dirhams par mois. Mais
après la naissance de ma fille, je ne pouvais plus continuer à travailler dans l’usine.
Servir dans le café m’arrange mieux : d’abord, je ne travaille que des demi-journées ce
qui me laisse le temps de m’occuper de ma fille. En plus, je ne m’endette plus pour lui
acheter son lait et ses couches en attendant la fin du mois, car au café je suis payée à

11 « kharjât » un mot qui vient du verbe « khrej » qui signifie en français « sortir». Ce verbe désigne le

passage de la femme de la sphère privé à la sphère public, et de ce fait son passage d’un statut à
l’autre : la femme dans le privé c’est la « femme pudique » et celle qui se trouve dans le public c’est
la « femme publique » accessible à tous les hommes. Ainsi, la femme qui « sort (khâreja) » est une
femme qui se prostitue. Pour mieux cerner la notion de « khrîj », voir le livre de Meriem Cheikh. Les
filles qui sortent. Jeunesse, sexualité et prostitution au Maroc. Éditions de l'Université de Bruxelles. 2020.
12 Pour des raisons d’ordre éthique nous utilisons des pseudonymes pour présenter les serveuses

dans cet article


47
la semaine (350 dirhams/par semaine), et je gagne 50 dirhams quotidiennement du
commerce du tabac, en plus du pourboire qui peut atteindre 30 dirhams par jour »
Par ailleurs, le statut matrimonial des serveuses est varié : la plupart sont
célibataires, quelques-unes divorcées avec enfants à charge ou mères
célibataires. Peu nombreuses sont celles qui sont mariées. Quand elles
évoquent le moment de leur décision de prendre un emploi salarié, toutes
s’accordent sur la survenue d’un événement marquant qui a favorisé leur
choix de vie : le divorce, le décès de l’un des parents, un conflit avec la
fratrie, la naissance d’un enfant hors mariage ou le chômage du mari pour
celles qui sont mariées.
Les liens toujours en crise
Les événements qui ont favorisé le passage des serveuses à l’activité
salariale sont généralement associés (par elles) à une crise du lien familial
et sont évoqués dans les discours avec des phrases telles que : « La vie a
mis fin à la fratrie (dnya hhddât lkhâwa)», « Maintenant, le dirham, c’est les
parents (darham howa walidîk)», « La famille est devenue matérialiste (l‘ayla katbe‘
lmadda)», « Même tes sœurs te renient quand tu es brisée (hhta khwatatk kaynkruk
mli katgardi)», « C’est le temps de l’argent ! Si tu as l’argent, tu as la famille. Si tu
n’as pas d’argent, tu n’as personne » et, enfin, « Ce que tu as dans la poche c’est
zmanek (ton conjoint) ». L’étude de ces expressions fait ressortir trois
éléments auxquels réfèrent chacune des phrases : la famille, l’argent et le
temps qui intervient comme un vecteur de changement.
La famille apparaît dans les discours comme un ensemble d’individus
exprimant une « indifférence »13 face à la situation des acteurs. La
difficulté rencontrée, exprimée entre autres par le verbe « briser », qu’elle
soit d’ordre social ou économique, dépasse généralement la capacité de
gestion des acteurs. Dès lors, ils se tournent vers le cercle d’appartenance
(famille, fratrie, sororité, couple, parents), qui leur apparaît comme
constituant leur principale source de sécurité et leur garantissant
assurance ; ils cherchent auprès de lui une certaine solidarité. Cependant,
l’incapacité fréquente dans laquelle se trouve ce cercle – et ses différentes
composantes - de répondre positivement à la demande d’aide - pour des
raisons que nous n’analyserons pas dans cet article -, met les
acteurs/solliciteurs face au constat que le temps a imposé un profond

13 Georg Simmel emploi la notion de l’« indifférence » comme un des caractères principaux et

recherchés dans l’espace public urbain dominé par la « distance et la réserve » qui conduit à
l’affranchissement et l’épanouissement de l’individu. Mais « l’indifférence » dans le cadre privé des
serveuses produit chez elles le sentiment d’exclusion de l’appartenance familiale. , [1922] 1995, Op.
cit.
48
changement dans le fonctionnement des modes de solidarité familiale.
Halima, mère célibataire à 23 ans nous livre son témoignage à ce propos :
« On nous a toujours dit ″la viande avariée ne peut être portée que par les siens
(lhham lkhanz kayhzûh malih)″, mais cela n’existe plus. Quand j’ai eu mon
enfant hors mariage mes sœurs m’ont reniée. Seule ma mère m’a soutenue, mais
elle ne peut rien pour moi car elle-même est prise en charge par mes sœurs. On
ne peut compter que sur soi-même ! »
Dans ce cas, le temps est effectivement tenu pour un facteur de
changement, présent sous ses deux dimensions, physique et symbolique.
La dimension physique souligne un aspect comparatif qui permet d’isoler
le processus de « déliance »14. Certes la comparaison est faite avec le
passé, mais il s’agit d’un passé lointain qui ne s’inscrit pas dans le vécu
des serveuses et qui ne représente pas la réalité vécue. Celles-ci
comparent entre la représentation et la réalité du lien familial. D’ailleurs,
c’est dans ce cadre qu’intervient la dimension symbolique du temps qui
transparaît dans les termes comme dnya (la vie) et zmân (le temps). Tous
les deux évoquent une notion étendue du temps et renvoient justement
aux différentes épreuves qui peuvent être vécues sur une longue période
et qui peuvent être surmontées grâce à l’appui de la fratrie (dans le
premier cas, dnya) ou celui du mari (dans le deuxième,) puisque zmân
renvoie dans le vernaculaire marocain, au mari.
La famille pour les serveuses se résume dans trois types de relation.
Chacune d’elle est porteuse de signification, d’attentes et de déceptions :
les parents, la fratrie/sororité et le mari. Les tensions qui traversent le
lien familial ne sont pas récentes, la preuve c’est la richesse du
vernaculaire marocain de proverbes et de phrases qui l’expriment. Ceci-
dit leur usage par les serveuses est étroitement lié à des expériences
personnelles qui leur paraissent comme nouvelles, fruits du temps actuel
et indicateurs de changement.
« Quand le père disparaît on s’appuie sur la mère mais quand cette
dernière disparaît on se retrouve sur le seuil de la maison »15
La relation de filiation est non seulement le lien qui détermine l’identité
de l’individu du fait qu’elle assure le principe de la transmission16, mais
elle constitue une garantie de sécurité et d’assurance. Les serveuses

14 Marcel Bolle de Bal. « Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions


sociologiques ». Sociétés. (2). 2003. p. 99-131.
15 « Ila mât bâk twasd rkba, ila mâtat muk twasd l‘tba »
16 Christian Ghasarian. Introduction à l'étude de la parenté. Éditions du Seuil. 1996

49
évoquent souvent les parents par « lmhhanna », qui veut dire littéralement
« tendresse », mais qui englobe également la responsabilité des parents
envers leurs enfants en matière de prise en charge. Elles parlent de la
tendresse des parents « lmhhanna dyal lwalidîn », et des problèmes qui
peuvent survenir suite à leur disparition « ila mchaw lwalidîn chkûn yhhan
fik » (si les parents disparaissent, qui prendra soin de toi ?).
La présence du père est toujours associée à la prise en charge matérielle.
Il est souvent évoqué comme pourvoyeur qui répond aux besoins de sa
famille, contrairement à l’image de la mère qui est évoquée comme
protectrice « katdrag ‘aliya » (me couvre), « kathhami mni » (me défend),
« katʻetîni btkhabya » (me donne l’argent en cachette). L’absence des
parents conduit à un vide chez les serveuses et les oblige à se tourner vers
d’autres liens qui ne peuvent cependant se substituer aux liens avec les
parents. Mais dans le cas où les parents manquent à leurs responsabilités
-telles qu’elles sont perçues par les acteurs- cela conduit
automatiquement à une remise en cause de tout le fondement du lien
avec les parents. Pour les serveuses, les parents doivent assurer les
besoins de leurs enfants. Ils doivent les protéger, elles et leurs autres
enfants, car c’est cela qui explique l’obéissance des enfants envers eux, et
même en cas de désobéissance des enfants, l’essence de la parentalité et
sa valeur principale est le « pardon », car l’enfant constitue « ttarf man
lkabda » (une partie du foie) des parents17.
Les travaux réalisés au Maroc sur les valeurs rappellent déjà le rôle de la
famille comme le premier cadre de socialisation des individus qui leur
transmet les premiers codes socioculturels nécessaires à leur intégration
dans la société. Néanmoins, ils soulèvent les changements ressentis,
surtout chez les parents, par rapport à certaines valeurs de filiation qui
expriment l’autorité parentale comme « rda » (la bénédiction), « tâʻa »
(l’obéissance) et « lhhachma » (la pudeur). Elles reculent au profit d’une
« reconfiguration des valeurs » basée sur l’interaction et la négociation18.
S’agissant de notre travail, nous n’avons pas interviewé les parents des
serveuses, nous nous sommes limités au discours des serveuses sur la
relation de filiation. L’analyse des résultats montre que la relation
parents-enfants est une relation traversée désormais par plusieurs

17 Organe du corps, lieu de l’amour et de la tendresse parentale dans la culture marocaine (et dans
d’autres pays arabes).
18 Rahma Bourqia. « Valeurs et changement social au Maroc ». Quaderns de la Mediterrània 13. 2010

(2010). p.105-115.
Hassan Rachik. Rapport de synthèse de l'enquête nationale sur les valeurs. 2005
50
épisodes de conflit, d’entente et parfois de rupture. Les acteurs
interviewés puisent dans le même réservoir socioculturel pour parler des
changements de valeurs, mais cette fois chez les parents devenus plus
matérialistes « tabʻîn lmâdda », moins intentionnés « makaynâch lmhhanna »
et qui, au lieu d’être une source de patrimoine pour leurs enfants,
demandent à ces derniers de l’argent. Dans ce cas, la balance de
l’« échange social » entre les serveuses et leurs parents subit un
déséquilibre puisque l’exercice du pouvoir parental, qu’il soit de nature
matérielle (subvenir aux besoins) ou émotionnelle (« mhhanna »), ainsi que
la soumission des acteurs (qui apparaît à travers « tâʻa » et l’idéalisation
de l’image des parents) ne sont plus des éléments de cet échange19. En
revanche, les acteurs ne renoncent pas totalement à cette relation, ils
entrent dans des stratégies de négociations et de compromis afin
d’instaurer un certain équilibre ; « kaybqâw walidîk (ils restent tes
parents) », « ach radi tdiri, katwlli nti mûlat laʻqal (qu’est-ce que tu peux
faire ? Tu deviens la plus mature d’entre eux) », car en fin de compte,
« c’est le sentiment filial qui l’emporte », en reprenant les termes de Hassan
Rachik20.
« La fratrie est juste pour la vie »
La famille ne se limite pas aux parents. La fratrie21 est aussi importante
pour l’individu car elle partage les mêmes liens d’appartenance, la même
identité et la même histoire que les acteurs même dans le modèle de
famille nucléaire où le lien est supposé être plus fort entre les membres.
Les serveuses évoquent dans leurs discours deux modèles de relation
fraternelle : le modèle culturellement véhiculé et le modèle vécu. Les
deux modèles sont résumés dans la phrase de Bouchra que nous avons
présentée au début de cet article, « la fratrie est juste pour la vie, mais la
vie a mis fin à la fratrie ». « La fratrie est juste pour la vie (lkhâwa hhadha
dnya) » est un proverbe qui insiste sur l’importance du maintien de la
relation entre les frères et les sœurs, c’est un lien qui doit être maintenu
par eux et pour eux puisque contrairement au lien de filiation, le lien de
la fratrie n’est pas générationnel et il se dissout avec la disparition des
membres de la fratrie. Pour les serveuses, la force du lien de la fratrie

19 Nous faisons ici appel à la notion de l’« échange social » développée par Blau dans son ouvrage
Exchange and power in social life (1964). L’auteur définit par cette notion toutes les actions volontaires
des individus « motivées par les récompenses qu'elles devraient entraîner, et qu'en fait elles entraînent, de la part des
autres » (Peter Blau. 1964. p. 89) tout en excluant les actions réalisées sous la contrainte ou la force.
20 Hassan Rachik. Op. cit, p. 20
21 Le terme de fratrie « khâwa » est générique, il inclut à la fois la relation avec les frères qu’avec les

sœurs.
51
émane de l’identité commune « mchârkin ddam o lbzzûla (partagent le même
sang et le même sein) » et il est renforcé par le fait qu’il est limité dans le
temps : « juste pour la vie », « khôk mabaqi twaldo lik muk (le frère ne peut être
réengendré) ». En effet, si les parents disparaissent, les frères et sœurs
prennent leur place, mais si ces derniers disparaissent eux aussi, personne
ne pourra occuper leur place. Toutefois, la deuxième moitié de la phrase
de Bouchra avance une autre réalité. Cette réalité est marquée par un
changement du lien avec la fratrie, elle est présentée comme le résultat
d’un changement social plus vaste, un changement où le mode de vie
individualiste est privilégié. Les serveuses expliquent qu’aujourd’hui
chacun s’occupe de soi, de sa vie de couple, de l’avenir de ses propres
enfants. Les difficultés que la vie impose aux individus font qu’il n’y a
plus de place pour l’autre. Quoique la norme religieuse et sociale appelle
à la solidarité et à la cohésion familiale, les acteurs expriment ces valeurs
surtout envers les parents22 et beaucoup moins envers les frères et les
sœurs. « Makay‘aqlûch ‘aliya (ne prêtent pas attention à moi) », « makaytfakrûnich
(ne se rappellent plus de moi) », « makay‘arfunîch (ne me reconnaissent plus) »,
« makay‘awnunîch (ne m’aident pas) » et « kula dayha fi raso (chacun pense à soi) »
sont autant d’expressions recensées dans le discours des serveuses qui
montrent la rupture dans le lien fraternel. C’est une relation dans laquelle
les acteurs investissent beaucoup moins mais gardent toujours des
attentes, surtout quand la situation matérielle des uns et des autres le
permet.
Dans d’autres récits, la relation à la fratrie ne se présente pas sous l’image
de la rupture, ni du conflit, mais plutôt sous une logique de « lien
électif »23. Les serveuses évoquent des relations privilégiées avec un
membre de la fratrie avec lequel non seulement il y a une entente mais
également une solidarité affective et matérielle. Les discours qui
témoignent de la présence de ce type de lien « électif » sont les discours
qui produisent le moins de victimisation. L’appui reçu par un membre
choisi de la famille est toujours apprécié, même symbolique, et compense
les ruptures qui peuvent exister avec les autres frères et sœurs.
« zmânk hwa jibk» (le mari, c’est l’argent que tu as dans la poche)
Dans une société qui connait l’émergence d’un style de vie plus
individualiste, la relation de couple parait la plus privilégiée parmi tous

22 Hassan Rachik. Jeunesse et changement social. Document préparé pour l’étude. 50 ans de
développement humain. Perspectives 2025. Rapports thématiques. Société, Famille et Jeunesse.
2005.
23 François de Singly. 2003. Op. cit. et Pierre-Yves Cusset. Le lien social. Armand Colin. 2011.

52
les liens que pourraient avoir les acteurs. L’enquête nationale sur les
valeurs a montré que 57% des marocains sont favorables à l’autonomie
du couple par rapport à la famille élargie24, et que 72% sont pour la prise
de décision de manière conjointe par les deux partenaires en insistant sur
le fait que « la notion du couple s’installe et change d’enjeux et de stratégies et déplace
les valeurs vers d’autres espaces de représentation »25.
Le mariage apparaît à travers les discours des serveuses comme une
institution fragile dont la pérennisation demande beaucoup de sacrifices
des unes et des autres. Une lecture des différents profils des serveuses
confirme cette idée et soulève un autre élément révélateur d’un
changement des normes sociales concernant le mariage et qui réside dans
l’apparition du concubinage comme un nouveau modèle d’union.
Quoique les idées du mariage ou du remariage restent une perspective
d’avenir pour la majorité des serveuses interviewées qui demeurent
imprégnées par une norme sociale et culturelle favorisant l’institution du
mariage, leurs représentations de la vie de couple témoignent du grand
changement qu’a connu ce lien.
« Le temps « zmân » des hommes responsables qui prennent en charge leurs femmes
et leurs enfants est révolu, C’est le temps « waqt » où l’homme tend la main à sa
femme. » (Yasmine, 26 ans, mariée). Cette phrase oppose la représentation
au vécu chez la serveuse par rapport au lien conjugal. La représentation
est liée à deux temps : un temps révolu « zmân » où les hommes
assumaient la responsabilité du foyer, et un temps actuel « waqt » marqué
par un désengagement des hommes qui ont relégué la responsabilité aux
femmes. Le terme « zmân », qui peut être traduit littéralement par « le
temps », revient dans beaucoup d’entretiens. Nous l’avons recensé dans
37 entretiens parmi les 60 réalisés. Les acteurs l’utilisent en parlant de
manière générale de la question du changement social, et nous l’avons
recensé dans 12 entretiens où il est utilisé au moment où les serveuses
évoquent la relation avec le conjoint : « Le temps « zmân », où les hommes
étaient « qawwamûn » (responsables des femmes) est fini », « ̎zmânk ̎, c’est
ce que tu as dans ta poche », « c’est le temps « zmân » de l’argent » …etc. Le terme
« zmân », dans l’arabe classique, renvoie au « temps » long. De la racine
« zmân » vient le terme « muzâmana », qui veut dire vivre au même
moment et au même endroit une bonne partie de temps et qui signifie
aussi « mu‘âchara », qui veut dire « cohabitation »26. En arabe dialectal

24 Hassan Rachik. 2005. Op. cit.


25 Rahma Bourqia. Op. cit, p. 109.
26 Le dictionnaire « Lissan Alarab », 1414h

53
marocain, le terme « zmân » renvoie au temps passé et, de manière
symbolique, réfère au conjoint. On dit « zmâni » (mon mari), par
référence au temps de vie du couple qui reste uni pendant une longue
période durant laquelle l’épouse ne compte que sur son mari pour vivre.
C’est une union qui procure à la femme les sentiments de stabilité et
d’assurance. Le terme « zmân », qui renvoie au « temps » dans les phrases
des acteurs, est opposé au terme « waqt », qui indique le temps précis,
limité, comme il indique le lieu précis et limité27, ce qui fait que c’est un
terme qui détermine les actions dans l’immédiat ; ici et maintenant. Ainsi,
le mari, par le passé, était synonyme de stabilité, de protection et de
sécurité sociale et économique. Aujourd’hui, le mari n’incarne plus cette
assurance pour les serveuses. Les changements qu’a connus la société au
fil des temps ont fait que dans le temps actuel « lwaqt », l’assurance et la
sécurité sociale et économique résident dans « l’argent », « jjib (la
poche) »28, par référence à l’argent qu’on met dans la poche.
Ainsi, si le nombre des serveuses divorcées, qui dépasse celui des mariées,
constitue un indicateur de la « fragilité » et de la dissolution du lien
conjugal29, la présence de serveuses mères célibataires, ou vivant en
concubinage, indique un taux moins signifiant, certes, mais révélateur,
d’une part, d’un certain changement que connaît le système des valeurs
sociales et culturelles au Maroc et, d’autre part, du changement de
signification du mariage, surtout pour les femmes. Dès lors, avoir des
enfants ou vivre sa sexualité ne passe pas forcément par le mariage, même
si cela implique de subir le stigmate de la famille et de la société.
Subséquemment, les liens de parenté, de fratrie et de mariage ne
garantissent plus la sécurité sociale et matérielle des serveuses. Ils sont
remplacés par l’argent ; « le dirham », « le matériel », « la poche ». Une

27 Ibid
28 La référence à la « poche », qui revient d’ailleurs souvent dans le discours des serveuses : « je n’aime
pas avoir la poche vide », « la poche pleine réchauffe les épaules », « je suis plus satisfaite quand je dépense de ma
propre poche »… est intéressante en elle-même pour monter le changement des normes sociales et
culturelles. En effet, par le passé, les vêtements de femmes au Maroc n’avaient pas de poches, car
elles n’étaient pas obligées d’avoir de l’argent sur elles, puisqu’elles ne dépensaient pas, contrairement
aux hommes qui, eux, avaient des poches pour dépenser. Cela nous renvoie également vers la norme
religieuse de la « qiwâma » qui est une sorte d’autorité ou de tutelle qu’ont les hommes sur les femmes,
basée sur le principe des dépenses, ce qui engage les femmes en contrepartie à exprimer leur
obéissance aux hommes : « Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à
ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à
leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux » (Sourate An-nisa, verset 34
source de traduction : http://www.islam-fr.com/coran/francais/sourate-4-an-nisa-les-
femmes.html#4_34)
29 Pierre-Yves Cusset. Op. cit, p. 66

54
substitution de cette nature revient à nier la « qualité intrinsèque » et de
nature subjective de la famille30, pour la remplacer par une « objectivité
du style de vie » qui permet « de saisir les processus et les qualités des choses dans
un système chiffré »31. Le modèle présenté en alternative par les acteurs, qui
peut être même adopté par eux, est celui basé sur la « réciprocité » à
l’occasion de laquelle la « négociation » sera mise en action32. La
concrétisation de ce remplacement se trouve dans la décision de se lancer
dans une activité salariale. Il s’agit d’une action faisant suite à une décision
individuelle, motivée par un intérêt personnel qui implique la mise en
place de plusieurs stratégies, où « l’argent » occupe une place centrale
dans l’aboutissement du projet personnel33.
Rendre et recevoir un service
L’« argent » en tant que « fait social »34, assure la sécurité économique
pour les serveuses. Il joue le rôle de « médiateur social » à travers la mise
en place des relations impersonnelles mais personnalisées35. En effet, la
relation de service dans le cadre des cafés des quartiers populaires où les
serveuses travaillent revêt un caractère personnalisé du fait de la catégorie
des clients qui les fréquentent, généralement des habitants du quartier ou
des habitués. En s’identifiant comme appartenant au café ou au quartier,
les clients revendiquent un service personnalisé de la part des serveuses
avec plus d’attention, plus d’intérêt et de familiarité36, sinon la serveuse
peut être considérée comme distante, indifférente, voire austère.

30 André Orléan. « La monnaie comme lien social. Étude de la philosophie de l’argent de Georg
Simmel ». Genèses. 8 (1). 1992. p. 87
31 Georg Simmel. Philosophie de l’argent. Paris. Presses universitaires de France. 1987. p. 17
32 André Orléan explique que le fondement de la pensée individualiste est, d’abord, la critique de la

qualité intrinsèque des normes sociales, puis il s’ensuit une démystification des croyances pour
instaurer enfin un mode de relation à autrui basé sur le calcul. Une idée qui simplifie celle de « calcul
rationnel » chez Simmel et qui aboutit à son idée maîtresse sur l’ « objectivité du style de vie »
33 Nous nous référons encore une fois à la Philosophie de l’argent de Simmel pour expliquer l’importance

de l’argent. C’est vrai que l’activité salariale permet de gagner de l’argent. Mais l’argent n’est qu’un
« moyen », une « valeur relative » permettant la réalisation d’un but final, une « fin », qui, elle,
constitue la « valeur absolue ». En effet, l’argent n’est pas une « valeur absolue » pour les serveuses.
C’est un moyen qui permet de réaliser l’affranchissement, l’estime de soi et des autres membres de
la famille, une meilleure qualité de vie, l’éducation, la santé pour les enfants...etc.
34 Marcel Mauss. Op. cit.
35 Orléan affirme que l’essence d’un « médiateur social » se manifeste « dans la cohésion du groupe,

dans la solidité et la sécurité des liens économique qui y prévalent et qu’il concoure à affermir ». Op.
cit, p. 91.
36 Chose qui a été également constatée par Angélique Fellay dans son travail sur la relation de service

dans la restauration familiale et traditionnelle (Angélique Fellay. Servir au restaurant : sociologie d’un métier
(mé) connu, (Doctoral dissertation, Thèse de doctorat, Université de Lausanne, Faculté des sciences
sociales et politiques). 2010. p. 86
55
Les serveuses prennent rapidement conscience que leur travail consiste
à produire un « bien immatériel » via l’interaction avec les clients, et que
cela joue par conséquent un rôle important dans le résultat de leur activité
– et les revenus qui en découlent -, établi à partir du nombre de
consommations commandées, ainsi que du total des pourboires perçus37.
La recherche d’une maximisation de leurs revenus les conduit à
diversifier les formes d’actions réciproques avec les clients afin de
concilier la subjectivité de leur projet à l’objectivité des normes de service
qui règnent dans l’espace du café du quartier38. Nous accordons un grand
intérêt à ces réciprocités du fait qu’elles sont construites, au-delà de
l’échange matériel qui s’achève par : « payer le service », par des actions
immatérielles telles que l’action de payer qui recouvre aussi « la relation et
l’émotion échangées au moment du service »39.
La présence physique répétée, voire constante, auprès du client constitue
une première forme d’actions réciproques. Être visible, multiplier les
aller-et-retour vers la table du client pour diverses raisons ; remplir son
verre d’eau, passer la serviette, vider le cendrier, apporter le journal, se
déplacer aussitôt qu’il apparaît à la porte du café ou qu’il fait un signe.
En somme, c’est montrer un intérêt particulier à servir le client. Cette
présence physique et corporelle de la serveuse peut être appréhendée
comme une forme d’interprétation poussée de son rôle devant un public
de clients dans l’unique but de leur plaire et de les satisfaire40. L’adoption
de cette manière d’agir n’est pas sans intérêt pour les serveuses,
puisqu’elles s’attendent, en contrepartie, à ce que les clients restent plus
longtemps dans « leurs » cafés, déboursent plus et arrondissent les
pourboires qu’ils leur laissent.
Le « faire bien (tdîr mzyân) » est la deuxième forme d’actions réciproques
adoptées par les serveuses. Il s’agit de proposer aux clients des services
qui ne rentrent pas dans leur domaine d’activité et qui rendent forcément

37 Au Maroc, le montant du pourboire ne rentre pas dans le prix du produit consommé et n’est pas

calculé sur la base d’un pourcentage de ce dernier. C’est le consommateur qui décide forfaitairement
du montant du pourboire en se basant principalement sur son jugement de la qualité de service.
38 L’« action réciproque » est un concept fondateur chez Simmel, il signifie l’influence que chaque

individu exerce sur et subi de la part d’autrui. C’est une forme d’interaction spécifique qui engendre
des formes de socialisation. Georg Simmel. [1903] 1999. Op. cit, p. 224
39 Nicky Le Feuvre, Nathalie Benelli & Séverine Rey. « Relationnels, les métiers de

service ? ». Nouvelles Questions Féministes. 31(2). 2012, p. 4-12.


40 Sartre analyse cette attitude adoptée par les serveuses dans un texte intitulé « le garçon de café »

dans L’être et le néant (1979). L’auteur confirme que l’adoption de gestes poussés de la part du garçon
de café (empressement, sollicitude, rigueur) est un jeu qui permet –dans un oubli de soi- de faire
triompher la sensibilité de la relation qui le lie au client. C’est un jeu même indispensable à
l’accomplissement de la condition de ce dernier
56
ces derniers redevables envers elles. Les exemples sont multiples, dont
nous ne ferons que citer quelques-uns : aller faire des courses à l’extérieur
du café, par exemple pour chercher des petits pains à la boulangerie ou
des cartes prépayées de téléphone ; transmettre des messages à d’autres
personnes ; garder des objets pour les clients ; offrir des boissons ; mettre
des commandes sur le carnet pour des clients qui ne peuvent payer
régulièrement, etc. Ce sont des services que les serveuses peuvent bien
refuser puisqu’ils ne rentrent pas dans leur domaine, mais elles acceptent
cependant de les rendre pour « faire bien » comme elles disent.
Enfin, l’échange de paroles constitue toujours une manière efficace pour
créer des liens avec les clients au-delà de la relation de service. Écouter
et partager la parole conduit d’une manière ou d’une autre à l’empathie à
travers le partage des problèmes et des joies personnels. Nous avons ainsi
remarqué que certaines serveuses – ce que nos entretiens avec elles ont
confirmé- jouent le rôle de confidentes pour les clients, surtout quand il
s’agit de problèmes conjugaux ou sentimentaux.
« Il ne s’agit pas d’apporter une commande et de tourner le pas. Il faut parler aux
gens, échanger avec eux, demander de leurs nouvelles, enfin, leur consacrer du temps »
Zineb, 26 ans célibataire
« Il m’arrive souvent de me mettre à table avec des clients habitués quand je n’ai pas
de client à servir. On se raconte nos problèmes conjugaux. Cela nous apaise de voir
que la situation est pareille pour tout le monde » Hayat, 32 ans, mariée et mère
de 2 enfants
« Tu vois ce client, parfois il ne vient au café que pour me parler. Le pauvre il
n’a pas de chance ni avec les femmes, ni avec les amis car une fois qu’il raconte
ses déceptions des femmes à ses amis, ces derniers lui font la morale ou se moquent
de lui, alors qu’il n’a besoin que de parler et d’être écouté » Halima, 23 ans,
mère célibataire
Ainsi, les formes d’actions réciproques mobilisées par les serveuses
peuvent être considérées comme des « systèmes médiateurs » qui
favorisent l’établissement de liens sociaux avec les clients dans le cadre
du café41. Ces liens nouveaux ne se substituent certes pas aux liens
familiaux, leur durée est courte, voire éphémère, mais ils ne participent
pas moins à l’autonomisation sociale et matérielle des serveuses, ce
qu’elles exploitent par la suite dans le cadre familial.

41 Marcel Bolle de Bal. Op. cit, p. 105


57
Le paradoxe du lien social : des liens éphémères au service des
liens familiaux
Nous désignons par le « paradoxe du lien social » le processus selon
lequel les serveuses se détachent de leurs familles et s’engagent dans de
nouveaux liens avec les clients. Ces nouveaux liens, tout en participant à
l’autonomisation des serveuses, participent de manière indirecte et
paradoxale à la consolidation des liens familiaux traditionnels. Pour
expliquer cette idée, nous allons mobiliser les concepts de « déliance » et
de « reliance ».
Par « déliance », Marcel Bolle de Bal désigne le principe de division,
d’émiettement et de rupture qui caractérise les sociétés rationnelles. En
effet, l’individualisme qui domine la société moderne conduit à « la
désintégration communautaire, à la dislocation des « groupes sociaux
primaires » – la famille, la tribu, le village, l’atelier – au sein desquels se
réalisait traditionnellement la socialisation »42. Cette situation est toujours
vécue de manière douloureuse par les individus qui expriment le besoin
de « nouvelles alliances ». C’est à ce moment qu’intervient le concept de
« reliance » en tant qu’un acte et un vécu. Les individus s’engagent dans
des tentatives de « créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une
liaison »43 . Ainsi, dans cet article, nous allons utiliser le concept de
« reliance » ou « re-liance » selon les deux sens que lui confère Marcel
Bolle de Bal. Dans un premier temps, nous avons privilégié la dimension
de création et d’établissement des liens entre les acteurs sociaux
(serveuses/clients), avant que, dans un second temps, nous l’ayons
considéré comme re-création et rétablissement des liens entre « des acteurs
que la société tend à séparer ou à isoler », à savoir, les serveuses et les membres
de leurs familles.
La restitution des discours des serveuses sur leurs motivations pour
effectuer le travail qui est le leur, trace un processus clair de
transformation du lien social. Presque toutes les serveuses affirment en
effet avoir choisi de s’engager dans l’expérience de travail de serveuse à
la suite d’une épreuve familiale ou financière qui leur a révélé les limites
de la solidarité familiale. Après quoi les serveuses ont fait le choix du
travail salarial, ce qui s’est accompagné d’une sorte d’isolement – ou tout
simplement d’un sentiment d’isolement - par rapport à la famille. Chose
qui correspond à une situation de « déliance » dans la mesure où les

42 Ibid, p. 118
43 Ibid, p. 103
58
serveuses éprouvent une rupture des liens fondamentaux, comme nous
l’avons montré dans la première partie de cet article.
En dépit de cette rupture, et afin de réussir leur projet d’autonomisation,
les serveuses cherchent, cette fois, à créer de nouveaux liens sociaux.
Elles s’engagent pour ce faire dans des expériences de « reliance » sur la
base d’actions d’échanges ou de réciprocité engagées dans le cadre de leur
activité de service. L’intérêt de ces expériences de « reliance » réside en
ce que, au-delà du gain matériel qu’elles apportent aux serveuses, elles
répondent à ce qu’elles recherchent en matière de rapports sociaux. Car,
contrairement aux liens inscrits au sein de la famille, ceux établis avec les
clients du café se caractérisent par l’acceptation réciproque, l’absence de
jugement de valeur, la protection et la présence d’une certaine solidarité
matérielle :
« Quand je ne travaille pas, ma famille ne subvient pas à mes besoins. Je ne trouve
que les anciens clients qui viennent à mon aide (kanlqa lkhîr fi lkliyân). Chaque fois
que je rencontre l’un d’entre eux, il me file 20 ou 30 dirhams selon sa capacité »
Zineb, 28 ans, célibataire
Paradoxalement, ces nouveaux liens que s’efforcent de créer les
serveuses, que nous pouvons qualifier de « liens faibles » à cause de leur
caractère éphémère et parce qu’ils sont établis à des fins économiques
dans le cadre du travail44, fonctionnent comme des « systèmes
médiateurs » en régénérant le processus de « re-liance » à la famille45.
Autrement dit, dans le cadre de leur métier de serveuses et à travers les
différents liens noués avec les clients, les serveuses acquièrent une
certaine autonomie sociale et matérielle. Grâce aux récits partagés et aux
expériences vécues tant bien que mal, elles apprennent à réseauter, à
négocier, à se protéger et à gérer rationnellement leurs liens. Zineb,
célibataire 26 ans, représente bien cette idée à travers son discours
réflexif :
« Le travail dans le café m’a appris beaucoup de choses. L’argent ne vient pas
facilement. On sue et on s’humilie pour en gagner un peu et cela me pousse à réfléchir
cent fois avant de dépenser un dirham. Quand je réfléchis, je dis que, peut-être, c’est à
cause de ça que mes frères m’en donnaient au compte goûte »
Ce sont ces atouts construits par les serveuses qu’elles exploitent au
niveau des relations familiales. Et il convient à ce propos de remarquer

44 Mark S. Granovetter. “The strength of weak ties”. American journal of sociology, 78(6), 1973, p. 1360-
1380.
45 Marcel Bolle de Bal, Op. cit, p. 104

59
que c’est justement l’autonomie matérielle qu’elles ont acquise qui leur
permet d’être solidaires de manière réfléchie avec les autres membres de
leurs familles et qui, par conséquent, fait que ceux-ci finissent par leur
attribuer une place assez importante parmi eux. À ce propos, Yasmine
(célibataire de 29 ans) et Halima (mère célibataire de 23) font part de leurs
nouvelles stratégies de négociation :
« Je n’ai pas les moyens pour allouer à ma mère une pension mensuelle comme mes
frères et sœurs. Cela m’a toujours créé des problèmes dans la famille […] Maintenant,
j’économise de l’argent, et je [l]’emmène […] à Moulay Yaaqoub46 une fois par an
pour soulager ses rhumatismes ; elle est par la suite contente de moi tout le reste de
l’année ».
« Ma fille n’est plus un fardeau pour ma famille depuis que je travaille ; maintenant,
j’assure tous ses besoins et, en plus, j’alloue une petite somme à ma sœur qui la garde
pour moi […] avant, j’étais obligée de presque supplier mes sœurs pour lui acheter un
pot de lait »
Ces deux témoignages montrent que les serveuses ont importé le système
d’« échange » et de « réciprocité », réussi dans le café, au sein de la famille
comme étant une forme rationnelle de gestion des relations.
L’accès au métier de service a permis aux serveuses de passer d’une
situation de rupture et d’isolement, à cause de ce qu’elles disent avoir été
un changement durement ressenti dans leurs relations avec la famille et
les valeurs familiales qui les accompagnent, à une autre situation, où elles
s’engagent dans différentes actions de « reliance » pour créer de
nouveaux liens sociaux, principalement avec leurs clients, ce qui peut les
conduire à une réactivation, « re-liance », des liens familiaux traditionnels.
Dans les deux cas, l’existence de « systèmes de médiation » s’avère
indispensable pour que les serveuses se réconcilient avec leur milieu. Les
liens éphémères construits dans le café avec les clients servent de
« ponts » 47 qui relient les serveuses à leurs familles et à leurs entourages
en usant de formes d’actions réciproques comme « médiateurs sociaux ».

46Station thermale située à proximité de la ville de Fès.


47Nous avons utilisé le concept simmelien de « pont » qui constitue l’image de la liaison, de la mise
en rapport sans faire partie du rapport lui-même. Georg Simmel, Op. cit.
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