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Devoir maison – lectures pour la séance 2

Texte sur la solidarité d’André Comte Sponville

(…) À parler de solidarité à tout bout de champ, nos politiques et nos belles âmes la vident de tout contenu.
C’est, avec la tolérance, la vertu politiquement correcte par excellence. Cela ne la condamne pas, mais
rend son usage malaisé. Ce n’est plus un concept, c’est un slogan. Plus une idée, un idéal. Plus un outil,
une incantation. On voudrait l’abandonner aux meetings ou aux journaux. On aurait tort. La confusion du
langage, même politiquement correcte, est toujours politiquement dangereuse.
Mieux vaut revenir au sens précis du mot, tel que le suggère l’étymologie. Solidaire vient du latin solidus.
Dans un corps solide, les différentes parties sont solidaires en ceci qu’on ne peut agir sur l’une sans agir
aussi sur les autres. Par exemple une boule de billard : un choc sur un seul de ses points fait rouler la
boule entière. Ou dans un moteur : deux pièces, même séparées l’une de l’autre, sont solidaires si elles ne
peuvent bouger qu’ensemble. La solidarité n’est pas d’abord un sentiment, encore moins une vertu. C’est
une cohésion interne ou une dépendance réciproque, l’une et l’autre objectives et dépourvues, au moins en
ce premier sens, de toute visée normative. Une boule de billard ovale serait sans doute moins commode,
mais n’en serait pas moins solide pour autant.

C’est ce qui donne son sens, dans le latin juridique, à l’expression « in solido », qui signifie en bloc ou pour
le tout. Des débiteurs sont solidaires quand chacun peut être tenu pour responsable (au cas où les autres
s’avéreraient insolvables) de la totalité de la somme empruntée. C’est bien sûr une garantie, pour le
prêteur, et un risque, pour chacun des emprunteurs. Par exemple dans un couple marié sous le régime de
la communauté des biens : chacun des deux époux peut se trouver ruiné, sans l’avoir voulu, par les dettes
de l’autre, quand bien même elles auraient été faites à son insu ou contre sa volonté. Les époux sont donc
financièrement solidaires : responsables, ensemble et pour le tout, de ce qui peut leur arriver, même
séparément, ou de ce que peut faire, même seul, l’un d’entre eux.

Mais le mot va bien au-delà de cette acception purement juridique. Deux individus sont objectivement
solidaires, si ce qu’on fait à l’un agit aussi, inévitablement, sur l’autre (par exemple parce qu’ils ont les
mêmes intérêts), ou si ce que l’un fait engage également le second. C’est ce qui fonde le syndicalisme :
chacun y défend ses intérêts, mais en défendant aussi ceux des autres. C’est ce qui fonde le mutualisme,
spécialement face au danger, et donc toutes nos compagnies d’assurance (chacune est fondée, même
quand elle est purement capitaliste, sur la mutualisation des risques). Un mauvais conducteur, dans une
mutuelle, fait perdre de l’argent à tous les sociétaires ; mais même les meilleurs sont protégés par les
cotisations de tous : qu’on vole sa voiture à l’un d’entre eux, les autres paieront, ou plutôt ont déjà payé,
pour la lui rembourser.
C’est où la différence entre la générosité et la solidarité apparaît le mieux. Faire preuve de générosité, c’est
agir en faveur de quelqu’un dont on ne partage pas les intérêts : vous lui faites du bien sans que cela vous
en fasse à vous, voire à vos dépens ; vous le servez sans que cela vous serve. Par exemple quand vous
donnez dix francs au SDF qui fait la manche (dix francs ? tant que ça ?) : il a dix francs de plus, vous avez
dix francs de moins. Ce n’est pas solidarité, c’est générosité. Vous auriez tort d’en avoir honte, mais tort
aussi de vous en contenter. Car enfin le SDF n'en reste pas moins SDF pour autant. Et qui serait assez
généreux pour l’héberger ou lui payer un loyer ?

Faire preuve de solidarité, à l’inverse, c’est agir en faveur de quelqu’un dont on partage les intérêts : en
défendant les siens, vous défendez aussi les vôtres ; en défendant les vôtres, vous défendez les siens. Par
exemple quand des salariés font grève pour réclamer une augmentation de salaire : ils la demandent pour
tous, mais chacun sait bien qu’il se bat aussi pour lui-même. Il en va de même quand vous adhérez à un
syndicat, quand vous souscrivez une police d’assurance ou quand vous payez votre tiers provisionnel.
Vous savez bien que vous y trouvez votre compte (même si, s’agissant des impôts, il faut qu’un système
de contrôles et de sanctions possibles vous aide à vous persuader que c’est bien votre intérêt de les
payer...). Ce n’est pas générosité ; c’est solidarité. Vous auriez tort, là encore, d’en avoir honte, mais tout
autant de vous en contenter. Car enfin vous n’êtes pas encore sorti de l’égoïsme. Combien de salauds
syndiqués, assurés, et qui payent leurs impôts strictement ?

La générosité, dans son principe, est désintéressée. Aucune solidarité ne l’est. Être généreux, c’est
renoncer, au moins en partie, à ses intérêts. Être solidaire, c’est les défendre avec d’autres. Être généreux,
c’est se libérer, au moins partiellement, de l’égoïsme. Être solidaires, c’est être égoïstes ensemble et
intelligemment (plutôt que bêtement, chacun pour soi ou les uns contre les autres). La générosité est le
contraire de l’égoïsme. La solidarité serait plutôt sa socialisation efficace. C’est pourquoi la générosité,
moralement, vaut mieux. Et c’est pourquoi la solidarité, socialement, politiquement, économiquement, est
beaucoup plus importante. Qui ne met l’abbé Pierre plus haut que la moyenne des syndiqués, des assurés,
des contribuables ? Et qui ne compte, pour défendre ses propres intérêts, sur l’État, les syndicats et les
assurances, davantage que sur la sainteté ou la générosité de son prochain ? Cela n’empêche pas l’abbé
Pierre, faut-il le préciser, de s’assurer, de se syndiquer ni de payer des impôts, ne serait-ce que la TVA, à
laquelle nul n'échappe - pas plus que cela ne dispense un contribuable assuré et syndiqué de faire preuve,
parfois, de générosité... Mais les deux concepts, sans être en rien incompatibles, n’en restent pas moins
différents.

S’il fallait compter sur la générosité des uns et des autres pour que tous les malades puissent se soigner,
des millions d’entre eux mourraient sans soins. Au lieu de quoi on a inventé une chose très simple, au
moins moralement, bien plus modeste que la générosité, et bien plus efficace : la Sécurité sociale, et
spécialement l’assurance maladie. Nous n’en sommes pas moins égoïstes pour autant. Mais nous en
sommes mieux soignés.

Nul ne cotise à la Sécu par générosité. Il le fait par intérêts, fut-il contraint (merci l'URSSAF), mais ne peut
les défendre efficacement, dans une société solidaire, qu’en défendant aussi et par là même ceux des
autres.
Nul ne souscrit une assurance par générosité. Nul ne paye ses impôts par générosité. Et quel étrange
syndicaliste ce serait, celui qui ne se syndiquerait que par générosité ! Pourtant la Sécu, les assurances,
les syndicats et la fiscalité ont fait beaucoup plus, pour la justice et la protection des plus faibles, que le peu
de générosité dont parfois nous sommes capables.
Primauté de la générosité ; primat de la solidarité. La générosité, pour l’individu, est une vertu morale ; la
solidarité, pour le groupe, une nécessité économique, sociale, politique. La première, subjectivement, vaut
mieux. Mais elle est objectivement à peu près sans portée. La seconde, moralement, ne vaut guère ; mais
elle est, objectivement, beaucoup plus efficace.

C’est où morale et politique divergent. La morale nous dit à peu près puisque nous sommes tous égoïstes,
essayons de l'être un peu moins. La politique dirait plutôt : puisque nous sommes tous égoïstes, essayons
de l’être ensemble et intelligemment ; essayons de développer entre nous des convergences objectives
d’intérêts, qui puissent aussi, subjectivement, nous rassembler (par quoi la solidarité, de nécessité qu’elle
est d’abord, peut devenir aussi une vertu civique ou politique). La morale prône la générosité. La politique
impose et justifie la solidarité. C’est pourquoi on a besoin des deux, bien sûr, mais plus encore de politique.
Qu’est-ce qui vaut mieux ? Vivre dans une société où tous les individus sont égoïstes, quoique
inégalement, ou vivre dans une société sans État, sans assurances, sans syndicats, sans Sécurité
sociale ? Autant se demander si la civilisation vaut mieux que l'état de nature, le progrès mieux que la
barbarie, ou la solidarité mieux que la guerre civile.

Je reviens à nos SDF. Beaucoup nous vendent des journaux dans le métro. Quand vous en achetez un,
est-ce générosité ou solidarité ? Cela dépend de vos motivations, qui peuvent être mêlées. Mais, pour
simplifier, on peut dire que c’est surtout solidarité si vous y trouvez votre intérêt. Pourquoi l’y trouvez-
vous ? Parce que vous vous mettez à la place du SDF ? Ce serait compassion plutôt que solidarité. Parce
que vous vous dites que l’existence de ces journaux vous permettra, si vous venez à perdre votre emploi,
d'en vendre à votre tour ? C’est douteux, puisque cette possibilité ne dépend presque aucunement du fait
que vous achetiez ou non ce journal aujourd’hui. Le plus vraisemblable, c’est que vous n’y trouverez votre
intérêt que si le journal en question est... intéressant. Si vous pensez que c’est le cas, par exemple parce
que vous avez l’habitude de le lire et trouvez qu’il est bien fait, vous l’achetez par intérêt : c’est solidarité,
non générosité. Si ce n’est pas le cas, si vous savez d’avance que ce journal vous tombera des mains, si
vous ne l’achetez que pour faire plaisir au SDF ou lui rendre service, c’est générosité et non plus solidarité.
Qu’est-ce qui vaut mieux ? Moralement, c’est bien sûr la générosité. Mais celle-ci ne règle en rien la
question de l’exclusion ou de la précarité. Le SDF a quelques francs de plus, vous quelques francs de
moins ; il n’en est pas moins exclu, ni la société moins injuste. Mieux vaudrait que ces journaux deviennent
de bons journaux, que des millions de lecteurs les achètent par intérêt, comme quand nous achetons nos
quotidiens ou nos magazines habituels, autrement dit par égoïsme. Moralement, ce serait moins méritoire.
Mais socialement, beaucoup plus efficace : le vendeur ne serait plus un exclu, mais un marchand de
journaux.

C’est le plus étonnant à penser. Quand j’achète mon journal chez le libraire, ni lui ni moi n'agissons par
générosité - pas plus d’ailleurs que les journalistes ou les propriétaires du journal. Nous y cherchons tous
notre intérêt, mais nous ne pouvons le trouver que dans la mesure où ces intérêts convergent, au moins
pour une part, et c’est ce qu’ils font en effet (le journal, autrement, aurait déjà disparu). C’est en quoi la
Presse est aussi un marché, et cela, loin de la condamner, est ce qui la sauve. Tout marché fonctionne à
l’égoïsme. Mais il ne peut fonctionner efficacement et durablement qu’à la condition de créer ou de
maintenir des convergences objectives (qui peuvent éventuellement devenir aussi subjectives) d’intérêts.
L’égoïsme est le moteur, en chacun. La solidarité la régulation, pour tous.

Libéralisme ? Pourquoi faudrait-il avoir peur du mot ? Dans une société de marché, les journaux sont
toujours plus intéressants que dans une société collectiviste. Cela vaut, l’expérience le prouve, pour toute
marchandise. Les vêtements sont toujours de meilleure qualité si marchands et fabricants y trouvent leur
intérêt. Il faudra donc qu’ils le trouvent, et le marché, dans ce domaine, s’est avéré autrement efficace que
la planification et les contrôles (qui débouchent, presque inévitablement, sur le marché noir). Mais on aurait
tort, évidemment, de croire que le marché puisse suffire à tout : d’abord parce qu’il ne vaut que pour les
marchandises (or la liberté n’en est pas une, ni la justice, ni la santé, ni la dignité...) ; ensuite parce qu’il ne
saurait suffire à sa propre régulation. Que deviendrait le commerce, sans un droit du commerce ? Et
comment ce droit lui-même serait-il une marchandise ? Comment serait-il à vendre ? Et comment pourrait-il
suffire, s’agissant de ce qui ne s'achète pas ? On le voit, là encore, dans la Presse. L’abandonner
purement et simplement aux lois du marché, c’est mettre en cause son indépendance (face au pouvoir de
l’argent), sa qualité, sa diversité, son pluralisme. On a donc inventé un certain nombre de garde-fous, de
même que des aides à la Presse, qui ne suppriment pas les phénomènes de marché (un journal sans
lecteurs aura toujours du mal à survivre, et c’est très bien ainsi), mais qui les modèrent ou en limitent les
effets. L’information est aussi une marchandise. Mais la liberté d’information n'en est pas une. Un journal
s’achète. La liberté des journalistes et des lecteurs, non.

Cela vaut aussi pour la santé, pour la justice, pour l’éducation, et même, au moins pour une part, pour la
nourriture ou le logement. Aucun de ces phénomènes n’échappe totalement au marché. Aucun, sauf à
renoncer à la protection des plus faibles, ne peut lui être totalement abandonné. Le marché crée de la
solidarité, mais il crée aussi de l’inégalité, de la précarité, de l’exclusion. C’est pourquoi nous avons besoin
d’un État, d’un droit du commerce, d’un droit social, d’un droit de la Presse, etc., mais aussi de syndicats,
d’associations, d’organismes paritaires de contrôle et de gestion... Le marché est plus efficace qu'une
économie administrée. Mais la loi de tous (la démocratie) vaut mieux que la loi de la jungle. La Sécu est
plus efficace, socialement, que la générosité. Mais aussi plus juste, politiquement, que de simples
assurances privées. C’est où les ultra-libéraux se trompent. Que le marché crée de la solidarité, cela
n’implique pas qu’il y suffise. C’est où le collectivisme se trompe. Que le marché ne suffise pas à la
solidarité, cela ne veut pas dire que celle-ci puisse se passer de celui-là. À la gloire de la politique, des
syndicats et de la Sécu.

André Comte Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, 2001.


Texte sur l’individualisme de Pascal Combemale.

Manuel La Découverte

L’individualisme ne doit pas être confondu avec l’égoïsme ou avec la lutte pour la survie. Dire que nous
sommes individualistes n’implique pas que nous restions insensibles au sort des autres. Le fait d’aider les
« Restos du cœur », d’appartenir à une organisation non gouvernementale (ONG), de venir en aide aux
plus démunis n’est pas incompatible avec l’individualisme. En effet, dans une société complètement
individualiste, la règle première serait : « Il est interdit d’interdire » ; par conséquent, rien n’interdirait d’aider
les autres.
On parle d’individualisme pour désigner l’aboutissement du processus d’émancipation de l’individu des
diverses tutelles (la famille, le clan, la corporation, la caste, etc.) qui, dans d’autres types de sociétés, lui
dictaient ses choix (=> Q1). En tant qu’idéal moral, il implique tout simplement que chacun peut choisir
librement son mode de vie, agir conformément à ses convictions.
On reconnaît la force de cet idéal à une multitude d’exemples : les jeunes filles n’apprécieraient
probablement pas qu’on choisisse pour elles un mari et qu’on leur impose une obéissance aveugle à ce
mari durant toute leur vie ; elles n’apprécieraient pas non plus qu’on leur interdise de poursuivre des études
ou de travailler ; de même, les garçons n’apprécieraient pas qu’on leur impose un métier et qu’on leur
interdise de chercher à améliorer leur statut social (ce libre choix n’est pas encore complètement acquis
pour tous dans la société française). Des sociétés où la liberté de choix individuelle était des plus
restreintes ont bel et bien existé et certaines existent encore autour de nous. C’est donc bien que la nôtre a
changé ; ce changement a pris la forme d’un processus d’émancipation. Une telle situation a des
conséquences individuelles et sociales.

I. LES CONSÉQUENCES INDIVIDUELLES DE L’INDIVIDUALISME

Du point de vue individuel, cette situation pose le problème de la morale. L’idée dominante, notamment
parmi les jeunes, est que chacun a le droit d’organiser sa vie comme il l’entend, de choisir ses valeurs,
personne n’ayant réciproquement le droit de contester les valeurs d’autrui. Se définit ainsi ce que l’on
appelle une « morale de l’authenticité » (selon le philosophe contemporain Charles Taylor) : il importe
d’être sincère envers soi-même et de chercher en soi-même son propre épanouissement. (…) Cette
conception présente des risques de dérive et se trouve confrontée au paradoxe de l’individualisme. Les
risques sont le relativisme et le narcissisme, avec pour conséquence une certaine angoisse existentielle. Si
c’est la liberté de choix qui compte avant tout, aucun critère extérieur et supérieur ne permet d’affirmer que
certaines choses ou certains comportements valent, en eux-mêmes, plus que d’autres. On risque alors de
ne plus rien respecter, de se comporter comme un simple consommateur au supermarché des valeurs.
Dès lors que tout se rapporte à l’individu, chacun est tenté de se renfermer sur soi et de devenir indifférent
au sort des autres (on a parlé de « culture du narcissisme »).
Le nihilisme et le narcissisme ne sont pas des conséquences inévitables d’une société individualiste, du
moins nous l’espérons, mais ils se paient apparemment assez cher. Alors que nos ancêtres avaient le
sentiment d’appartenir à un monde qui avait un sens, où chacun semblait avoir sa place, nous vivons dans
un univers « désenchanté » sans repères (anomique): on fait ce que l’on veut mais on ne sait plus quoi
faire. Ce type de société a incontestablement un versant positif, l’émancipation, mais un poids psychique y
pèse lourdement sur chaque individu contraint de trouver seul des réponses aux questions «
métaphysiques » : pourquoi la maladie, la mort, le départ des êtres chers ? Il faut alors beaucoup de force
morale pour affronter l’incertitude de la vie, la précarité, parfois la solitude, et construire un sens qui n’est
plus donné a priori.
Le paradoxe, c’est que cet individu qui se prétend autonome est en quête perpétuelle de reconnaissance ;
il vit sous le regard des autres, et ne s’estime lui-même qu’à proportion de l’estime que les autres lui
témoignent, il affecte d’être indifférent, mais il est tourmenté par l’envie ; il consacre beaucoup d’énergie à
se distinguer de ses semblables, mais ne fait souvent qu’imiter des modèles. Ce paradoxe nous ramène
aux conséquences sociales de l’individualisme.

II. LES CONSÉQUENCES SOCIALES DE L’INDIVIDUALISME

Comment assurer la cohésion et la paix civile d’une société formée d’individus qui poursuivent séparément
les uns des autres leur intérêt particulier ? Si chacun ne se préoccupe plus que de lui-même, de ce qui
l’avantage, sans considération pour les conséquences sociales de ses actes, ne risque-t-on pas de
sombrer dans le chaos ? (=> Q4)
Ces questions, celle du lien social ou celle de la relation entre les intérêts particuliers et l’intérêt général, se
sont posées dès le XVIIe et le XVIIIe siècle. Elles sont toujours d’actualité : en achetant un T-shirt fabriqué
dans un lointain pays, je provoque peut-être le licenciement d’un ouvrier français ou je favorise peut-être
l’exploitation d’enfants traités comme des esclaves... En simplifiant beaucoup, il est possible de distinguer
une réponse économique et une réponse politique à ces questions.
La réponse économique est avancée par la doctrine du libéralisme économique, selon laquelle il suffit de
faire confiance à la « main invisible » qui régule le marché : la société est fondée sur un échange de
services et chacun sert l’intérêt général en servant son intérêt particulier (on trouve du pain parce que les
boulangers ont intérêt à en vendre) [voir Adam Smith]. Dans ce cas, l’ordre social est un résultat non
intentionnel de l’interaction d’acteurs individuels intéressés.
La réponse politique est apportée par les théories du contrat social, selon lesquelles l’ordre social résulte
d’un pacte fondateur entre les individus qui décident de respecter ensemble certaines règles. Dans ce cas,
l’ordre social est construit et résulte de l’accord des volontés de ces individus. [On peut ajouter une
troisième réponse sociologique, celle de Durkheim ; le lien social serait avant tout un lien moral]

III. INDIVIDUALISME ET DÉMOCRATIE

On peut déduire de ces premières analyses que l’individualisme est lié à beaucoup d’autres traits
originaux qui caractérisent nos sociétés. Ainsi en va-t-il de l’expansion du marché et de la domination de la
logique économique : comme l’a montré l’anthropologue Louis Dumont, la société individualiste est
justement celle qui accorde le primat à la relation entre les hommes et les choses. Ainsi en va-t-il aussi
pour la démocratie. En tant qu’état social, elle se définit par un mouvement vers l’égalité des conditions
(c’est du moins la conception de Tocqueville), ce qui signifie que la société n’est plus organisée
hiérarchiquement en classes [voir Marx], en castes ou en ordres, mais qu’elle devient une société
d’individus égaux en droit (subsistent des inégalités matérielles, mais chacun peut espérer s’enrichir, alors
qu’un serf ne pouvait espérer devenir duc...). Or, l’un des moteurs de cette société démocratique est la
compétition entre des individus qui se perçoivent d’autant plus comme des rivaux que la distance qui les
sépare s’amoindrit.
En tant que régime politique, la démocratie se définit, pour partie, par le principe de la souveraineté
populaire, ce qui signifie que chacun se voit reconnaître un droit égal de faire la loi (ou d’élire celui qui le
représentera). Là aussi existe manifestement une relation avec l’idée que l’individu ne place rien au-dessus
de lui et n’accepte par conséquent de se soumettre qu’aux autorités dont la légitimité est fondée sur son
consentement ; en ce sens, la démocratie peut dériver vers le règne de l’opinion. Il importe ici de percevoir
qu’existe un lien entre les montées parallèles de l’individu et de l’État. C’est l’État qui a émancipé l’individu
de certaines tutelles en lui conférant des droits (par exemple, des droits de l’enfant opposables à ses
parents) et en lui garantissant une certaine sécurité sociale (qui rend l’individu moins dépendant des
anciennes formes d’assistance). En retour, l’individu ne cesse de demander à l’État de le protéger, de
l’aider ; il pense avoir des créances sur l’État, sans toujours accepter les obligations qui en sont la
contrepartie (payer des impôts, respecter les lois, etc.). Cette dialectique peut conduire à la soumission
apathique à un État tutélaire, bureaucratique, technocratique, mais, somme toute, relativement
confortable...
Ce risque résulte aussi de l’un des nombreux paradoxes de l’individualisme : fondé sur une revendication
d’autonomie, il peut tout aussi bien devenir le fossoyeur de la démocratie. Celle-ci exige en effet des
citoyens actifs, qui prennent le temps de s’informer, de se réunir, de débattre, de participer à la vie
politique, non seulement pour défendre leurs intérêts particuliers, mais aussi pour rechercher, avec les
autres, le bien commun. Ces vertus civiques ne sont-elles pas des qualités très improbables dans une
société d’individus qui se préoccupent avant tout de leur petite existence personnelle ? (…)
« Rien ne sépare les enfants d'immigrés du reste de la société », Le Monde 13 novembre 2005
Interview de l’historien, démographe et essayiste Emmanuel Todd.

« (…) Depuis dix ans, scrutin après scrutin, l'aliénation des milieux ouvriers et populaires à l'égard de la
classe dirigeante au sens large n'a fait que croître : les résultats du dernier référendum du 29 mai sur
l'Europe l'ont bien montré. Dans les années récentes, la vie politique française n'a été qu'une suite de
catastrophes qui laissent les observateurs étrangers de plus en plus stupéfaits et narquois. La première
catastrophe, c'est la présidentielle de 2002, avec un premier tour qui amène l'extrême droite dans le duo de
tête et un second tour où Jacques Chirac est élu avec plus de 80 % des voix. La deuxième catastrophe, si
l'on se place du point de vue des classes dirigeantes, c'est le référendum sur l'Europe. Pendant des mois,
tous les commentateurs étaient convaincus que le oui allait passer et, à la fin, le non l'a emporté haut la
main. Choc, surprise, abattement. Les classes dirigeantes commencent tout juste à se rendormir, en
tentant de se persuader que la société est redevenue stable, quand survient la troisième catastrophe : cet
embrasement des banlieues dont nul ne sait encore s'il est terminé. Et, chaque fois, la délégitimation des
classes dirigeantes devient plus flagrante.

La catastrophe des banlieues met en jeu d'autres acteurs : des jeunes issus de l'immigration. Ceux-ci sont
encore séparés des milieux populaires français pour des raisons historiques et culturelles, bien qu'ils
appartiennent au même monde en termes sociaux et économiques (…) Malgré tout, je penche pour une
interprétation assez optimiste de ce qui s'est passé. Je ne parle pas de la situation des banlieues, qui est
par endroits désastreuse, avec des taux de chômage de 35 % chez les chefs de famille et des
discriminations ethniques à l'embauche. Mais je ne vois rien dans les événements eux-mêmes qui sépare
radicalement les enfants d'immigrés du reste de la société française. J'y vois exactement le contraire.
J'interprète les événements comme un refus de marginalisation. Tout ça n'aurait pas pu se produire si ces
enfants d'immigrés n'avaient pas intériorisé quelques-unes des valeurs fondamentales de la société
française, dont, par exemple, le couple liberté-égalité. Du côté des autres acteurs, la police menée par le
gouvernement, les autorités locales, la population non immigrée, j'ai vu de l'exaspération peut-être, mais
pas de rejet en bloc. Je lis leur révolte comme une aspiration à l'égalité. La société française est travaillée
par la montée des valeurs inégalitaires, qui touche l'ensemble du monde développé. Assez bien admise
aux États-Unis, où son seul effet politique est le succès du néoconservatisme, cette poussée inégalitaire
planétaire passe mal en France. Elle se heurte à une valeur anthropologique égalitaire qui était au cœur
des structures familiales paysannes du Bassin parisien. (…)

Que pensez-vous de la réaction de la République face aux émeutes ?

Je n'étais pas contre la possibilité d'un couvre-feu devant des violences vraiment inquiétantes. Dans
l'ensemble, je trouve que la réaction de la police et du gouvernement a été très modérée. En mai 1968, on
criait bêtement « CRS : SS », mais, en face, les forces de l'ordre ont fait preuve d'une maîtrise
exceptionnelle. A l'époque, les milieux de gauche disaient que la police n'avait pas tiré parce que la
bourgeoisie ne voulait pas tuer ses propres enfants. Là, dans les banlieues, on a vu que la République ne
tirait pas non plus sur les enfants d'immigrés. Ceux-ci n'étaient d'ailleurs pas seuls concernés. Il y a eu un
effet de capillarité entre toutes les jeunesses, même au fin fond de la province française. (…) Je trouve
d'une insigne stupidité de la part de Nicolas Sarkozy d'insister sur le caractère étranger des jeunes
impliqués dans les violences. Je suis convaincu au contraire que le phénomène est typique de la société
française (extrait 1). Les jeunes ethniquement mélangés de Seine-Saint-Denis s'inscrivent dans une
tradition de soulèvement social qui jalonne l'histoire de France. Leur violence traduit aussi la désintégration
de la famille maghrébine et africaine au contact des valeurs d'égalité françaises. Notamment l'égalité des
femmes. (extrait 2) Pourtant, malgré les soubresauts inévitables, la deuxième et la troisième génération de
fils d'immigrés s'intègrent relativement bien au sein des milieux populaires français, et certains rejoignent
les classes moyennes ou supérieures.

Si je ne suis pas optimiste sur le plan économique - je pense que la globalisation va peser de plus en plus
sur l'emploi et les salaires -, je suis optimiste sur le plan des valeurs politiques. En termes de résultat,
après ces deux semaines d'émeutes, que voit-on ? Ces gens marginalisés, présentés comme extérieurs à
la société, ont réussi à travers un mouvement qui a pris une ampleur nationale à intervenir dans le débat
politique central, à obtenir des modifications de la politique d'un gouvernement de droite (en l'obligeant à
rétablir les subventions aux associations des quartiers). Et tout ça en réaction à une provocation verbale du
ministre de l'intérieur dont on va sans doute s'apercevoir qu'ils auront brisé la carrière. On peut être plus
marginal ! »
Propos recueillis par Raphaëlle Bacqué, Jean-Michel Dumay et Sophie Gherardi

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