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Moralisation des débats publics

Il y a quelque chose d’un peu étrange dans les débats publics actuels, du moins ceux que je
côtoie présentement. Il semble parfaitement convenu et normal de traiter ces débats comme
étant des produits de la morale. Les accusations contre tel ou tel « camp » ne sont pas de l’ordre
de l’argumentation comme telle, mais s’appuie généralement sur des valeurs morales
partagées. Surtout, il importe de ne pas être ou paraître égoïste, de manquer ou de paraître
manquer d’empathie. L’accent moral acceptable est donc celui qui pense aux autres, qui est
généreux, empathique, dévoué ou même zélé pour les autres. Pratiquement, il faudrait être
pour ainsi dire prompt à la pitié ou au souci pour les autres, facile à émouvoir du pauvre sort de
ses concitoyens. On suppose que c’est ainsi que les gens se mobilisent et militent pour des
causes jugées bonnes socialement.

Cela se comprend, en un sens. On associe l’impassibilité à la froideur et aussi à l’indifférence.


L’indifférence est aussi liée avec l’inaction pour les autres, ce qu’on associe aussi à un manque
de générosité ou d’altruisme et donc qu’on associerait plutôt aussi à l’égoïsme. Faites le test si
vous voulez, tentez d’être complètement froid dans un débat touchant certaines idées morales.
Observez ce qui va se passer.

On peut remarquer qu’une autre partie de notre morale nous dit exactement le contraire
concernant l’égoïste. Le froid, l’indifférent, l’égoïste, celui qui s’en fout des autres devient aussi
quelqu’un qui ne prend pas la peine de faire la part des choses. L’égoïste ne se contente pas
d’être froidement égoïste, il est passionnément accroché à sa cause et son nombril si bien qu’il
peut s’inventer les ennemis qu’il a besoin pour justifier son égoïsme. L’égoïste devient la victime
des gouvernements, des compagnies et des complots. Il ne suffit pas de juste affirmer s’en
foutre des autres, l’égoïste sent qu’il doit aussi argumenter et que ce sont les autres qui le
menacent ou le victimisent. Il serait en fait dans son droit et ce serait les autres qui le
persécutent. L’inconscient aidant, il trouve les lubies et les fantasmes servant alors sa trame
narrative psychologique.

Certes, de l’autre côté aussi notre portrait actuel des « altruistes » est sans doute incomplet
aussi. Nous les avons d’abord présentés sous l’angle de l’émotivité et de la passion, il serait juste
aussi de songer à leur donner une capacité de voir la situation objectivement, contrairement à
l’égoïste émotif pris dans des lubies et ses justifications illusoires. De ce point de vue, l’altruiste
devrait plutôt avoir les qualités contraires à la rapide empathie: capacité de prendre du recul,
d’analyser correctement la situation et de ne pas chercher simplement à se justifier faussement
dans sa propre position. On suppose que l’altruiste devrait l’être à propos et non à tort et à
travers comme l’est l’égoïste.

Tout ces raisonnements peuvent nous faire douter et nous remettre en question. Creusons plus
loin alors, si l’on prétend être lucide.

Notre morale condamne l’égoïsme et valorise l’altruisme. Les choses sont en réalité plus
complexes. Il faudrait condamner un certain égoïsme et valoriser un certain altruisme. Parce
qu’il s’agit de notre morale commune et intime, nous avons l’impression de savoir parfaitement
reconnaître l’égoïsme et l’altruisme. Et comme cette partie de notre morale est émotive, c’est
bien rare qu’on se demande ce qu’est véritablement l’altruisme ou l’égoïsme. Il se peut très bien
qu’on se fourvoie complètement.

Cherchons une autre piste dans d’autres aspects de notre morale.

Lorsqu’on se tourne vers la psycho-pop et la spiritualité, on retrouve aisément cette maxime


comme de quoi il ne faut pas se laisser toucher véritablement par ce que nous dise/font les
autres. Chacun vit sa vie pour soi. Si quelqu’un n’est pas content de vous, c’est son problème,
pas le vôtre. Il ne faut pas faire l’erreur de vivre pour les autres. Se sacrifier pour les autres? Un
piège disent-ils ! Comment comprendre cette idée sans lui associer immédiatement de
l’égoïsme? Une hypothèse commune qu’on pourrait avancer, c’est que sur la place publique,
chacun soigne généralement son image. Certains en font un métier, soigneur d’image,
publiciste, agent de marketing. Le propos? Faire en sorte que de belles associations se fasse
dans la tête des gens. Est-ce que la compagnie et l’agent de marketing est véritablement
altruiste? Par certaines actions peut-être, mais l’intention est généralement impure. Bref, il se
pourrait très bien qu’il y ait des distorsions : celui qui se plait à se montrer généreux est peut-
être davantage vaniteux et calculateur qu’altruiste.

Vaniteux. Un vieux mot qu’on gagnerait à se souvenir. Celui qui se fait un plaisir de cultiver
l’illusion de la grandeur de son image. Il serait effectivement très logique de s’attendre à ce qu’il
y ait beaucoup de vaniteux parmi les « altruistes » et les « généreux ».

Voilà pourquoi les discours de psycho-pop invitent à s’analyser et scruter ses propres intentions.
L’émotivité et la passion n’est pas nécessairement mauvaise, mais elle peut nous voiler à nous-
même. Pourquoi je suis si touché par cette idée? Pourquoi je prends la peine de le souligner,
encore et encore? Il se peut que je sois simplement en train de me valoriser à peu de frais de
cette façon.

« Moi », je suis dans le « bon » camp.

Il suffit de choisir un débat où « l’autre » camp est foncièrement idiot, incohérent, égoïste, etc.
et le combat des idées est facilement gagnée. En fait, dans ces conditions, l’idée même du
combat ou du débat ne fait pas de sens. Il y a débat quand il y a deux positions raisonnables et
argumentés qui s’affrontent. Il n’y a pas de débat quand il y a la morale et l’intelligence contre
l’égoïsme et l’idiotie, dans de tels cas, il y a prêche. Si tel est le propos, on comprend le discours
psycho-pop de se moquer de certains moralistes enflammés. Ne sont-ils pas prisonniers du
combat des images? Lancez leur la douche froide de l’autoanalyse, de la suspicion et du goût de
la recherche, peut-être que leur croisade moralisatrice se dégonflera bien vite. Par ailleurs, on
suppose que ce serait par le prêche que l’autre camp se mettra magiquement à préférer la
morale à l’égoïsme ou l’intelligence à l’idiotie. Si l’on voulait vraiment aider le pseudo-débat à
progresser, il faudrait que l’autre camp aussi soit doté d’intelligence.

Que faire dans ce contexte? En tout propos public, remonter à la division des camps et puis
changer le découpage. Y ajouter autant d’intelligence et de « moralité » de base dans chaque
camp. Bref, il s’agit de voir s’il n’y a pas de vrais débats fondamentaux dans les faux débats.

Mais je sais que plusieurs journalistes aiment surfer sur les pseudo-débats. C’est facile à écrire
et cela fait réagir, deux choses importantes pour eux en temps et en argent. Malheureusement,
cela diminue aussi la portée du discours public. Moraliser les débats publics est davantage pour
le show que pour le bien commun.

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