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Lorsque l'on s'interroge sur la valeur scientifique ou philosophique de l'opinion, celle-ci apparaît le plus souvent

comme nulle. « L'opinion a en droit toujours tort » disait Bachelard, parce qu'elle ne repose pas sur un usage
critique de la pensée, sur un libre examen de l'esprit mais sur des bases peu fiables: l'expérience individuelle qui
est à l'origine des croyances, l'éducation, les idées générales véhiculées par la société. Entre l'opinion et la
science, il y a pas une simple différence de degré mais une différence de nature. Cela signifie qu'il y a entre
les deux un désaccord de principe (principe : ce qui est premier, ce qui fonde). L'opinion exprime un avis subjectif
alors que la science recherche l'objectivité, l'impartialité et la neutralité. Elle cherche à construire des théories en
se basant sur des hypothèses, des observations, des faits et non des opinions ou des croyances. Ce qui définit
l'opinion n'est donc pas ce qu'elle énonce (son contenu). Dans ce sens, Bachelard précise que la science peut sur
certains points donner raison à l'opinion . Par exemple, si j'affirme que la terre tourne autour du soleil, mon énoncé
est objectivement vrai alors que mon affirmation ne repose pas sur des connaissances fiables (je le sais par ouie
dire). Ainsi, même si l'opinion et la science se rencontrent, c’est pour des raisons différentes. Les raisons de
l’opinion ne sont pas celles de la science : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en
connaissances. ». Elle pense mal parce qu'elle ne se soucie pas de légitimer un énoncé, et elle traduit des besoins
en connaissance parce qu'elle confond ce qui est de l'ordre du besoin, ce qui est utile avec ce qui est vrai.
Bachelard conclut que l' « on ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire ». L'opinion est le
premier obstacle à la science car elle correspond à notre façon naturelle de penser, à notre état d'esprit spontané
qui consiste à juger des choses en fonction de nous, de nos impressions premières. Nous transposons notre façon
de sentir dans la nature ou sur les autres en énonçant des jugements de valeur au lieu de réfléchir aux causes. Or,
les notions de bien ou de mal, de plaisant ou déplaisant sont étrangères à la démarche scientifique qui suppose un
acte volontaire consistant à penser contre soi même (anti-naturel), à s'arracher à ses habitudes. Le vocabulaire de
Bachelard est celui de la radicalité. On peut cependant noter qu'il n'est pas tant question de mépriser l'opinion
que de la détruire. Le mépris serait encore trop subjectif en ce qu'il exprime un jugement de valeur qui suppose
qu'on se place au dessus de ce que l'on juge.
Dans le registre de la science, l'opinion échappe tout simplement aux critères du respect ou du mépris. Le seul
critère étant celui du vrai et du faux. Or, dans ce domaine, le scientifique n'épargne rien ni personne, surtout pas
lui même : « penser, c'est dire non » disait le philosophe Alain.
Cependant, il n'y a pas que la science. Dans le domaine des mœurs, de l'art, de la religion, les critères de
vrai et de faux échappent. Cela signifie t-il pour autant que tout se vaut, qu'il n'y a aucun jugement de
valeur possible ?

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En ce qui concerne les affaires humaines, notamment ce qui a trait aux mœurs, aux valeurs, on ne peut que
constater la diversité des opinions. Par exemple, on ne juge pas du bien et du mal de la même façon. La polygamie
apparaît à certains comme une pratique normale et à d'autres comme une pratique machiste et barbare. Pascal
montre bien dans ses Pensées, que dans ces domaines, tout est affaire de point de vue: « vérité en deçà des
Pyrénées, erreur au delà ». Tout cela relève de notre histoire, qu'elle soit collective ou individuelle. Ignorer cela,
c'est ignorer ce qui fait d'un homme ce qu'il est : son expérience, son histoire. D'où l'importance de respecter la
pluralité des valeurs, de ne pas réprimer les croyances et les idées, fussent-elles « fausses ». Pascal montre dans ce
sens que même si l'on détenait la vérité, on ne saurait l'imposer par la force. Le propre de la force est qu'elle
s'exerce sur des corps et non sur des esprits. Une conscience ne peut par nature être forcée. D'où l'inutilité de
vouloir imposer une croyance par l'usage de la torture (cf: l'inquisition). Comme le dira plus tard Rousseau: « la
force ne fait pas droit », précisément parce qu'elle n'est que l'exercice d'une contrainte. La tolérance est donc la
prise en compte de ce qu'est la nature humaine par delà les critères du vrai et du faux. Cependant, il y a des
opinions plus ou moins grossières, plus ou moins savantes. Il serait difficile dans ce domaine de ne pas établir de
hiérarchies entre l'opinion d'un grand penseur et celle d'un pilier de comptoir ressassant des idées populistes ou de
grandes généralités à longueur de journée. Dans ce cas, certaines opinions ne sont-elles pas plus méprisables que
d'autres ? Là encore, la bêtise n'est pas forcément là où l'on croit.
Pascal distinguait ainsi dans ses Pensées entre trois ordres, trois types de pensées. La façon de penser la plus
basique et la plus grossière est celle de l'homme de la foule, celle du « peuple » au sens de l'opinion, la doxa. Le
peuple peut dire vrai nous dit Pascal, mais sans savoir pourquoi. C'est la bêtise au premier degré. Celle- ci est
soluble dans l'apprentissage, l'éducation. A l'opposé se trouve le demi-habile, l' homme cultivé comme le
pharmacien Homais dans Mme Bovary de Flaubert, qui méprise l'homme du peuple au nom de ses idées
progressistes. Ce derniers n'échappe évidemment pas à l'imbécillité, précisément parce qu'il se croit plus malin
que les autres et prétend ainsi se passer du doute, de l'examen de conscience nécessaire à toute véritable pensée. Il
croit qu'avec un peu de culture, on résorbe l'ignorance et la méchanceté. Il ne se sent pas concerné par la bêtise
simplement parce qu'il n'est pas ignorant. Le demi-habile, c'est la figure de l'homme suffisant, l'imbécile incurable.
Pascal distingue ces deux figures de la bêtise (l'homme du peuple et le demi-habile) de la véritable intelligence qui
suppose l'esprit de finesse. L'intelligence, nous dit-il, n'est pas seulement la faculté qui nous permet de calculer ou
de nous représenter des choses abstraites, elle doit aussi être une intelligence des choses, une capacité de sentir ce
que la raison ne peut formaliser. Il y a dans ce sens une autre étymologie de l'intelligence : inter-ligere », lire au
dedans. L'intelligence est justement ce qui nous permet de déchiffrer la réalité, de la voir autrement qu'à partir de
nos représentations souvent simplificatrices. C'est elle qui nous permet de penser en dehors des habitudes, des
lieux communs en multipliant les points de vues, les perspectives afin de considérer les choses autrement qu'en
fonction de nous, des apparences immédiates. Comme l'écrit Cicéron : « il faut un ingenium puissant pour
détacher son esprit des sens et sa pensée de l'habitude » (Tusculanes). L'homme intelligent n'a donc pas besoin de
mépriser l'opinion des autres pour penser par lui même. Bien plus, on peut voir dans ce mépris de l'opinion un
mépris de l'autre qui prend souvent la forme d'un mépris de classe. L'homme cultivé se croit supérieur à celui qui
ne l'est pas parce qu'il appartient à une classe bourgeoise, élitiste et se reproduisant elle même.
Si nous ne devons pas mépriser l'opinion, c'est donc au nom du devoir que nous avons de respecter tous les
hommes. Cela signifie t-il pour autant que toutes les opinions sont respectables ?

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Le respect repose en effet sur la reconnaissance active de ce qui fait la valeur d'un être. On respecte quelqu'un
pour des raisons précises et non de manière sentimentale et impulsive. Le respect n'est donc pas indifférent. Or,
que signifie l'idée selon laquelle toutes les opinions sont respectables sinon qu'elles sont toutes d'égale valeur.
Mais si tout se vaut, cela ne revient-il pas à affirmer également l'inverse: rien ne vaut? Dans ce sens, la position du
sophiste Protagoras consistant à dire que « l'homme est la mesure de toutes choses » est intenable et se retourne
contre elle même. Quelle est en effet la valeur de cette affirmation?
Si tout se vaut, il n'y a en outre plus besoin d'exercer son esprit critique. Toute liberté philosophique consistant à
examiner un jugement de façon critique est refusée. Il n'y a plus de possibilité de trancher, de faire des choix
raisonnables puisque tout a la même valeur! Il n'y a donc pas de progrès possible du savoir.
Il y a donc une exigence morale consistant à critiquer les opinions en commençant par les siennes. Socrate
pratiquait ainsi l'ironie avec ses interlocuteurs, non pour les tourner en ridicule mais pour leur permettre de sortir
de l'ignorance et de l'illusion. Dans le domaine religieux, le rire ou l'ironie peut être ainsi une arme nécessaire pour
lutter contre l'intolérance et le fanatisme. Le devoir de critique est donc un devoir de ne pas se laisser enfermer ou
manipuler. Le respect ne porte pas sur l'opinion en tant que telle mais sur l'exercice critique d'une pensée par la
voie du dialogue et du débat.
Toute la question et de concilier le souci de liberté et le fait que toutes les opinions ne peuvent pas s'exprimer sans
retenue ni limites. Une démocratie se réserve le droit par exemple d'interdire l'expression de certaines idées
dangereuses pour elle.
Le débat démocratique ne consiste pas uniquement à échanger des opinions sur un grand marché des idées, mais
de pouvoir faire progresser les consciences positivement vers un dépassement de soi même, de ce que Kant
appelait l'égoïsme logique. Si Kant se prononçait pour la liberté d'expression, ce n'est pas parce que les opinions
représentaient pour lui une valeur, mais parce que le débat est le lieu où la liberté et la pensées s'exercent en vue
d'un progrès possible. Kant plaidait pour une république des idées, une mise en commun de la pensée, mais non de
n'importe quelle pensée. Il s'agissait d'un débat mettant en présence des penseurs, des intellectuels, des hommes
capables de penser par eux mêmes afin d'amener un plus large publique vers les lumières, c'est à dire la sortie de
l'homme hors de l'état de minorité. Une société qui ne propose pas un tel débat ou le relègue au second plan ne
peut que conduire aux pires dérives, à commencer, la fin de la démocratie elle même.

Conclusion

Il y a un malentendu dur ce que signifie aujourd'hui le respect des opinions. Une démocratie reposant sur le
respect de la liberté d'expression ne doit pas être un égalitarisme où se perd toute valeur. Platon voyait ainsi dans
cette confusion le pire visage de la politique, une démocratie dégénérée reposant sur la loi du nombre (c'est le
plus grand nombre qui raison) et engendrant par la même une forme de tyrannie. L'idée largement répandue que
toutes les opinions se valent a engendré nos démocraties modernes le développement de l'individualisme et des
communautarismes où chacun s'enferme dans sa différence. On affirme la suprématie du désir et on remplace
l'intolérance religieuse par un athéisme de la consommation.

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