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Dans ce passage tiré de l'ouvrage intitulé "Problèmes de philosophie" (1912), Bertrand

Russell questionne l'importance de la philosophie, confrontée à de nombreuses critiques.


Certains la jugent inutile, reléguée face aux préoccupations pratiques de la vie quotidienne,
tandis que d'autres la dénigrent, arguant qu'elle ne peut rivaliser avec le statut scientifique.
Pourtant, Russell avance un argument crucial en faveur de la philosophie, affirmant dès le
départ que son intérêt réside dans son incertitude. Il ne s'agit pas d'une défense simple et
complaisante, mais d'un retournement contre les arguments de ses détracteurs.Une tendance
commune oppose souvent la science à la philosophie. La science se définit par des
connaissances démontrées ou vérifiées expérimentalement, offrant ainsi des certitudes. La
philosophie, quant à elle, est associée à l'incertitude, ne trouvant pas de réponses définitives
à ses problèmes. Mais est-ce que cette incertitude ne constitue pas en réalité la force de la
philosophie ? Alors que la pensée commune perçoit l'incertitude comme une faiblesse et le
doute comme un échec, Russell renverse cette perspective. Il interroge la valeur bénéfique
de l'incertitude et du doute, opposés à la certitude absolue. Russell commence par souligner
les aspects néfastes de la certitude et de l'absence de doute (lignes 1 à 8). L'individu certain
ne pense pas, se contentant de croire. Enfermé dans ses certitudes, il s'empêche d'explorer
d'autres perspectives. La philosophie, en réintroduisant le doute, offre un moyen d'éviter ces
écueils (lignes 8 à 18). Celui qui la pratique se libère des croyances figées, explore de
nouvelles perspectives et redécouvre le monde, développant ainsi une appréciation plus
profonde de sa complexité.

Russell a recours à une comparaison : celui qui ne fait pas de philosophie vit « comme un
prisonnier ». Cette comparaison n’est pas originale. En filigrane, on comprend aussitôt que,
si la philosophie a de la valeur, c’est dans la mesure où elle contribue à la libération de
l’individu. Ce thème sera repris dans la deuxième partie du texte. Encore faut-il préciser de
quoi l’homme ordinaire est prisonnier. Russell énumère rapidement les différents barreaux
de sa prison. Celui qui ne fait pas de philosophie ne doute pas : il vit donc dans la croyance.
Russell envisage différents cas : certaines croyances sont universelles et se retrouvent chez
tous les hommes (« les préjugés du sens commun ») ; d’autres sont relatives à une société ou
à une culture particulière, et sont transmises par l’éducation (« les croyances de son pays ou
de son temps ») ; enfin, certaines croyances sont individuelles : l’homme croit, parce qu’il a
besoin de croire ; la croyance l’aide à vivre. Pensons, par exemple, aux croyances
religieuses (« convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la
raison »). Dans tous les cas, l’homme ordinaire est passif. Cette passivité provient du fait
qu’il croit, au lieu de penser par lui-même et de faire usage de sa raison. D’une part,
puisqu’il ne pense pas par lui-même, il est soumis à la pensée des autres : il croit ce que les
autres croient ; ses croyances dépendent très largement de la société dans laquelle il vit.
D’autre part, il croit sans faire usage de sa raison, donc de manière irrationnelle : esclave
des autres, il est aussi esclave de lui-même, car il est soumis à ses propres émotions et
sentiments. L’homme ordinaire est donc prisonnier de toutes ces idées auxquelles il a donné
son assentiment sans réfléchir, et qu’il a intériorisées malgré lui, à cause de l’influence des
autres, ou en proie à certaines émotions. L’absence de questionnement qui le caractérise va
de pair avec une attitude dogmatique, à la fois face au monde et dans le rapport avec les
autres. Le rapport au monde. Tout d’abord, ne pensant pas, refusant de s’interroger,
l’homme ordinaire considère le monde à travers le verre réducteur de ses propres croyances.
« Tout dans le monde lui paraît aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas
autrement » : la certitude s’accompagne d’un sentiment de familiarité avec le monde. Du
point de vue de l’homme ordinaire, les choses sont telles qu’elles lui apparaissent ; à aucun
instant, il n’envisage la possibilité que les choses soient différentes. Lorsqu’il regarde autour
de lui, on pourrait dire qu’il est « en terrain connu » : chaque chose peut entrer dans une
catégorie distincte ; un chat est un chat, un chien est un chien ; il n’y a pas de place pour des
objets insolites ou inclassables. Il n’y a pas non plus de place pour des événements
imprévisibles, tant tout semble se répéter sous l’effet de l’habitude. Dès lors, on comprend
mieux pourquoi l’homme ordinaire refuse de douter, et consent à son propre esclavage.
Même si sa connaissance du monde est illusoire ou trompeuse, elle a au moins le mérite de
le rassurer. Un monde « connu », c’est-à-dire un monde familier et auquel on est habitué, est
un monde dans lequel on peut se sentir en sécurité. Des croyances même fausses valent
mieux qu’une remise en question perpétuelle qui entraînerait une perte de repères, ce qui
est, à l’évidence, déstabilisant et inconfortable dans la vie quotidienne.Le rapport aux autres.
On comprend aussi pourquoi « les possibilités peu familières sont rejetées avec mépris ».
Refusant d’interroger le monde dans lequel il vit, l’homme qui ne fait pas de philosophie
refuse toute remise en question éventuelle de ses croyances. En ce sens, puisqu’il est si sûr
de lui, il se montre facilement méprisant à l’égard d’autrui, lorsque celui-ci ose émettre une
opinion différente de la sienne, et refuse, à l’avance, tout dialogue. Ainsi, non seulement il
se montre intolérant, ce qui pose problème, d’un point de vue moral, mais il se prive aussi
de toute chance d’évoluer : ses croyances sont définitivement figées. Pour se libérer de la «
prison mentale » qu’il s’est construite, il devra apprendre à considérer les choses à partir
d’un point de vue différent du sien, quitte à abandonner le sentiment de certitude qui
l’habite.

Ayant établi que la certitude peut avoir des conséquences négatives, Russell en vient à
montrer, de manière symétrique, les bienfaits de l’incertitude, et donc de la philosophie. Son
éloge échappe pourtant à la naïveté et à la complaisance : en tant que philosophe
réfléchissant sur la valeur de sa propre discipline, il ne nie pas son caractère incertain, et
concède même volontiers son échec à connaître. « Sans doute la philosophie ne nous
apprend pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu’elle fait surgir ». Il faut donc
distinguer le domaine de la philosophie, et celui des sciences. Si l’homme scientifique peut
répondre aux questions qu’il pose, car il dispose d’un procédé fiable pour découvrir la
réponse, le philosophe, en revanche, échoue à savoir. Mais cet échec est, en quelque sorte, et
non sans paradoxe, positif. Certes, le philosophe ne sait pas. Mais, à l’instar de Socrate, il
sait qu’il ne sait pas : tel est son avantage décisif tant par rapport à l’homme ordinaire qui
vit dans les croyances que par rapport à l’homme scientifique qui peut se targuer de savoir.
Le doute se révèle positif, parce qu’il permet à l’homme de se libérer de ses croyances, et
d’envisager le monde selon de nouvelles perspectives. Russell reprend donc, de manière
rigoureuse, les différents thèmes qu’il a abordés précédemment, instaurant un certain
parallélisme entre les deux moments du texte.Se libérer des croyances. Tout d’abord, le
doute a une valeur libératrice. Si l’homme ordinaire « traverse l’existence comme un
prisonnier », le philosophe peut, en doutant, se libérer « de la tyrannie de l’habitude ».
Russell a, de nouveau, recours à une image : en assimilant l’habitude à un pouvoir
tyrannique, il suggère que celle-ci s’impose, avant tout, par la force, du fait de la répétition
des événements, et donc sans aucune légitimité. Contrairement à l’homme ordinaire, le
philosophe refuse d’obéir au pouvoir de l’habitude ; au lieu de croire, il préfère examiner et
continuer à chercher, pour se prémunir contre toute conclusion hâtive. De fait, il ne faut pas
se fier aux premières impressions : les choses « pourraient » être autrement qu’elles
n’apparaissent. Le philosophe possède ce qu’on pourrait appeler avec Robert Musil « le sens
du possible », c’est-àdire, « la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de
ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas ». Ainsi, contrairement à
l’homme de science, le philosophe ne dira pas : « ici s’est produite, va se produire, doit se
produire telle ou telle chose » ; mais « il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou
telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle
pourrait aussi bien être autre ». Ce « sens du possible » a des conséquences dans le domaine
pratique : le philosophe critique les idées reçues, mais aussi la morale établie et la politique
de son temps ; selon lui, les hommes pourraient vivre autrement. Il y aurait un lien profond
entre la philosophie et l’utopie.Redécouvrir le monde. Si la philosophie est positive, c’est
aussi qu’elle « détruit le dogmatisme arrogant de ceux qui n’ont jamais traversé le doute
libérateur » et qu’elle « maintient vivante notre faculté d’émerveillement en nous montrant
les choses familières sous un jour inattendu ». En ce sens, remettant en question l’opinion
commune, le philosophe s’ouvre au dialogue avec les autres, et redécouvre le monde. Tel un
enfant, il pose sans cesse de nouvelles questions, est toujours capable de s’étonner,
contrairement à l’homme ordinaire que rien n’étonne. En ce sens, le philosophe peut
prétendre, au cours de sa recherche de la vérité, à une certaine forme de « bonheur ».
Russell le sous-entend ici, mais il faut le rappeler. Depuis l’origine, la philosophie est
étroitement liée à la recherche du bonheur. S’il s’agit de se libérer des croyances, apprendre
à penser par soi-même pour redécouvrir le monde dans toute sa complexité, c’est d’abord
dans l’espoir qu’une telle activité procure à celui qui s’y consacre une vie plus riche et plus
intense, donc plus heureuse.

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