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Ernst Cassirer
Connu avant tout pour avoir été un grand historien des sciences et de la
philosophie occidentale, thématisant le passage décisif de la substance à la
fonction et un grand théoricien de la culture, abordant conjointement langage,
mythe, art et technique, Ernst Cassirer (1874-1945) est plus rarement présenté
en France comme historien des idées politiques 1. Pourtant, peu de philosophes
ont été confrontés autant que lui personnellement aux atrocités que peut occa-
sionner une politique totalitariste désastreuse 2 en défendant si vigoureusement,
pour y réagir, l’impératif enjoignant le philosophe en particulier, et tout indi-
vidu en général, à réinventer les formes justes du vivre-en-commun à venir.
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* Muriel Van Vliet est docteur en philosophie (CEPA, Paris I). © Picard | Téléchargé le 23/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 179.218.2.117)
1. Notons toutefois trois articles centrés sur Le mythe de l’État : I. Kajon, « La philosophie, le
Judaïsme et le mythe politique moderne chez E. Cassirer », p. 277-292 et M. Tripp, « Mythe,
technique et l’État moderne selon E. Cassirer », p. 293- 303, in E. Cassirer, de Marbourg à
New-York, sous la dir. de J. Seidengart, Paris, Éditions du Cerf, 1990 ; Marc de Launay, « L’État,
le mythe, les totalitarismes », in Revue de Métaphysique et de Morale, n°4/1992, p. 553-558 ;
ainsi que les ouvrages plus généraux de Joël Gaubert, La Science politique d’Ernst Cassirer,
Paris, Kimé, 1996 et de Bertrand Vergély, Cassirer – La politique du juste, Paris, Éditions
Michalon, 1998. Le spécialiste français F. Capeillères esquisse très tôt sa philosophie politique,
montrant le rôle qu’y joue une approche pédagogique, « Cassirer and Political Philosophy »,
p. 129-142, in Kulturkritik nach E. Cassirer, dir. par E. Rudolph et B.-O. Küppers, Éditions
Meiner, 1995. Plus récemment, on appréciera la mise en perspective dynamique proposée par
C. Maigné: E. Cassirer, chapitre 6, « éthique et politique », Paris, Belin, 2013, p. 137-161.
2. Pour le détail des difficultés de l’exil, voir Toni Cassirer, Aus meinem Leben mit E. Cassirer,
Hildersheim, Gerstenberg Verlag, 1981 ; et la riche correspondance, qui fait état des condi-
tions critiques dans lesquelles il fut plongé au cours de son long exil, de 1933 à sa mort en
1945, sur le sol américain, peu de jours après la mort de Roosevelt, qui l’affecta beaucoup :
Nachgelassene Manuskripte und Texte, Band 18, Ausgewählter wissenschaftlicher Briefwechsel,
Hambourg, Éditions Meiner, 2009.
3. E. Cassirer, La philosophie des Lumières, trad. par P. Quillet, Paris, Fayard, 1966,
p. 239-273. Le chapitre regroupe : 1. L’idée de droit et le principe des droits inaliénables ;
2. L’idée de contrat et la méthode des sciences sociales. Ce dernier passage se termine par un
hommage à Rousseau, qui, même en « s’élevant contre la Philosophie des Lumières, même
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9. M. Foucault, « Une histoire restée muette », La Quinzaine Littéraire, n° 8, 1er juillet –
15 juillet, 1966.
10. Voir M. van Vliet, La forme selon E. Cassirer – de la morphologie au structuralisme,
Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 191 : « De Cassirer à Foucault : des sciences hu-
maines «apatrides» ».
11. Voir E. Rudolph, « Politische Mythen als Kulturphänomene nach E. Cassirer », in
E. Rudolph et B.-O. Küppers, Kulturkritik nach E. Cassirer, op. cit., p. 143-158 ; et plus
récemment, A. Jürgens, Humanismus und Kulturkritik. E. Cassirers Werk im amerikanischen
Exil, W. Fink Verlag, München, 2012 ; ainsi que la thèse de P. Favuzzi, op. cit.
12. E. Rudolph, « E. Cassirer : Entre philosophie de l’histoire et historisme », in Ernst Cassirer,
Revue germanique internationale, CNRS, Éditions, 15/2012, p. 56 : « Une écriture de l’histoire
monumentale ou critique ? ». Notre article est en partie motivé par les travaux de cet interprète.
13. M. Tripp, « Mythe, technique et l’État », op. cit., p. 293 : « Quand on compare l’ouvrage
de Hannah Arendt Les origines du totalitarisme, sur l’antisémitisme, d’une part et le livre
de Franz Neumann Behemoth, la structure et la pratique du national-socialisme d’autre part
avec Le mythe de l’État d’Ernst Cassirer, on est frappé par leurs différences ». Tandis que ces
deux auteurs analysent le IIIe Reich en s’appuyant sur des recherches riches et concrètes pour
trouver les raisons historiques, économiques et politiques qui ont enclenché ce mécanisme
impitoyable, Cassirer, n’offrant pas de telles précisions, évite cependant tout déterminisme,
évoquant seulement les conditions qui ont rendu possible la tragédie, en demeurant aux plans
anthropologique et philosophique.
14. Il cite la philosophie des formes symboliques dans la constitution de ce trièdre sans
invoquer explicitement Cassirer, mais en situant sa pensée sur un axe décisif du trièdre ; cf.
p. 358 : « Quant à la troisième dimension, ce serait celle de la réflexion philosophique qui se
développe comme pensée du Même ; avec la dimension de la linguistique, de la biologie et de
l’économie, elle dessine un plan commun : là peuvent apparaître et sont effectivement apparues
les diverses philosophies de la vie, de l’homme aliéné, des formes symboliques (lorsqu’on
transporte à la philosophie les concepts et les problèmes qui sont nés dans différents domaines
empiriques) », nous soulignons.
15. F. Capeillères, op. cit., p. 139 : Le Mythe de l’État « seems to be more of a course on the
history of political thought than a political book ». Il explique que c’est à une tâche pédago-
gique et sociale que Cassirer voulait se livrer dans cet ouvrage.
16. P. Favuzzi, op. cit., p. 170-171, 182, 225, 298.
dirigeant fasciste pour l’aliéner et agir sur lui comme sur une marionnette.
Cassirer évite volontairement tout face à face avec les mythes politiques
modernes comme tout rapport direct avec les dirigeants qui les mettent en
place 17, car leur pouvoir de fascination reste entier tant que la philosophie de
la culture n’a pas pris la peine de reconstruire patiemment la distance néces-
saire à une refondation systématique de l’auto-compréhension de l’homme 18.
Quel type d’histoire des idées politiques Cassirer met-il donc en œuvre ?
Nous verrons qu’il écrit l’histoire des idées politiques en corrélation étroite
avec ses réflexions épistémologiques sur la manière dont les individus font
et écrivent l’histoire. Cela le conduit à réinterpréter les Lumières, dans le
sillage de Kant et de Hegel, mais avec certains déplacements notoires, dus
à son engagement humaniste résolument ouvert – c’est-à-dire ouvert sur
d’autres formes que les formes rationnelles, sur d’autres cultures que la
culture occidentale et ouvert résolument sur le futur 19. Cela nous conduira,
dans un second temps, à préciser le sens de l’intégration de l’histoire des
idées politiques dans une histoire plus ample, où elle se construit en corré-
lation avec les autres formes symboliques. Il bâtit ainsi une anthropologie
de la culture ambitieuse lui permettant d’établir des diagnostics critiques
subtils, de manière en partie similaire à la manière foucaldienne de procé-
der. Enfin, nous montrerons qu’il écrit aussi cette histoire en tant que Juif
allemand stigmatisé par les nazis, puis exilé, c’est-à-dire qu’il écrit malgré
17. A. Schober, « L’opposition de Cassirer à la barbarie », op. cit., p. 186 : « Ne prononçant
pas le mot national-socialisme, Cassirer veut déjouer son pouvoir magique […] Ainsi les
dirigeants totalitaires ne méritent pas que nous retenions leurs noms » – alors qu’il cite d’ha-
bitude toujours les noms de ceux dont il analyse la pensée dans ses autres œuvres.
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tout et malgré lui « en situation ». Ces diagnostics du temps présent, plus ou
moins implicites, toujours réalisés de manière indirecte, révélateurs en tout
cas de certaines crises politiques qu’il identifie plus profondément comme
crises dans l’auto-compréhension de l’homme par lui-même 20, lui permettent
de s’opposer courageusement aux totalitarismes montants, et en particulier
au nazisme, en rappelant explicitement l’engagement auquel tout citoyen se
doit de ne pas se déroger, et a fortiori tout philosophe. Cela fait selon nous
de Cassirer un des grands « moraliste politiques » du xxe siècle, au même
rang qu’un Sartre, bien qu’avec des présupposés et un style bien évidemment
très différents de ceux qu’adoptent pour leur part les divers existentialistes.
20. E. Cassirer, L’essai sur l’homme, trad. par N. Massa, Paris, Éditions de Minuit, 1975,
chapitre 1, La crise de la connaissance de soi, p. 40. Refondation impérative de l’anthropologie
philosophique et histoire des idées politiques sont envisagées de manière corrélative. C’est
parce que l’auto-compréhension de l’homme est en crise que les totalitarismes ont trouvé au
xxe siècle un terreau favorable, et c’est réciproquement en repensant l’homme que la philoso-
phie de la culture va pouvoir remédier aux écueils mis au jour. A. Jürgens (op. cit.) montre que
L’essai sur l’homme doit être lu en miroir avec Le Mythe de l’État. C’est ce qui fait l’unité de
la période américaine d’écriture de Cassirer, qui n’est que superficiellement approchée si l’on
en reste à l’idée que L’essai sur l’homme ne serait qu’une vulgarisation de son œuvre pour un
public anglophone et Le mythe de l’État qu’une pure œuvre de commande. Cassirer dépasse
assurément ces conditions circonstancielles d’écriture. Cf. F. Capeillères, op. cit., p. 137 :
« These books embody two complementary sides of a single political aim : «to reconstruct our
cultural world from its debris» (E. Cassirer, The Myth of the State, in Fortune XXIX 16 (1944),
p. 206 and Albert Schweitzer as Critics of Nineteenth-Century Ethics, p. 257)».
21. Cf. Joël Gaubert, introduction à E. Cassirer, Logique des sciences de la culture, trad. par
J. Carro et J. Gaubert, Paris, Éditions du Cerf, 2007, abrégé LSC, p. 71 ; Birgit Recki. Kultur
als Praxis – Eine Einführung in E. Cassirers Philosophie der symbolischen Formen, Akademie
Verlag, Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Sonderband 6, 2003.
être lue dans le sillage de L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue
cosmopolitique et de l’opuscule célèbre Qu’est-ce que les Lumières ?, il faut
noter toutefois d’emblée les modifications qu’il fait subir même sur ce point
au kantisme. Son interprétation diffère sensiblement de celle de son maître
H. Cohen, sur lequel il s’appuie néanmoins dès lors qu’il s’agit plus spécifi-
quement d’analyser le rapport entre judaïsme et républicanisme 22.
Cassirer approfondit et révise le sens du transcendantalisme kantien.
Contrairement à Kant, il ne pense pas que l’Aufklärung soit une idée de la
raison universelle, a priori et nécessaire, dont le contenu serait fixe et immuable
et que l’action humaine devrait dans l’absolu nécessairement s’efforcer de
rendre effective. À dire vrai, il ne pense même pas que l’Aufklärung soit un
principe unitaire, dont la réalisation pourrait être repérée par un simple exer-
cice de périodisation historique, en identifiant son symbole à la Révolution
française, digne d’être à l’avenir répétée avec des moyens autres que ceux de
la Terreur. Plutôt que de limiter l’Aufklärung à la période de la Modernité et
au xviiie siècle et de réserver aux Occidentaux le privilège d’y avoir pris part,
Cassirer parle d’Aufklärungen (ou même de Renaissances) irréductiblement
au pluriel 23. Il en repère d’authentiques moments dès le développement de
l’humanisme néo-platonicien à la Renaissance en Italie, et dès les mythes et
rituels des sociétés dites « primitives », qui participent selon lui pleinement
de l’auto-libération de l’homme, sans tirer toutefois profit de l’ouverture d’un
espace de vie et de pensée créé par l’expression mythique 24.
Il inscrit en effet son propos non plus seulement dans le cadre kantien
(et néo-kantien) de la critique de la raison, mais dans le cadre élargi de
celle de la culture. L’anthropologie de la culture qui en découle engage ce
que Claude Lévi-Strauss désigne et défend lui-même comme un « troisième
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22. Nous remercions sur ce point E. Rudolph de nous avoir fait part de ses réflexions sur
le rapport de Cassirer à H. Cohen, en livrant son commentaire de « Judaïsm and the Modern
Political Myths » [1944], qu’il interprète comme critique de la raison messianique.
23. LSC, « La tragédie de la culture », p. 204 : « Chaque «renaissance» d’une culture passée
peut nous en offrir un exemple ».
24. E. Rudolph, « E. Cassirer : entre philosophie de l’histoire et historisme », op. cit., p. 54-60.
25. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1997, p. 320 : « Après l’hu-
manisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du xixe siècle, l’ethnologie
marque donc l’avènement, pour le monde fini qu’est devenue notre planète, d’un humanisme
doublement universel. En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et
les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et
fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui le précèdent : créés pour des
privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des tech-
niques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à des connaissances de l’homme,
elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé ».
à dépasser une fois pour toutes, car ils exemplifient une fonction de sens
(Sinnfunktion) spécifique, celle d’expression (Ausdrucksfunktion), propre à
tout homme, quel qu’il soit.
Plus clairement que ne le dit Kant dans L’idée d’une histoire universelle
d’un point de vue cosmopolitique et dans Le conflit des facultés, Cassirer sou-
tient que l’Aufklärung n’est pas tant une période historique que l’on pourrait
substantiellement fixer en la rattachant à un seul peuple, à une seule culture,
qu’un principe pouvant fonctionnellement servir à dynamiser notre lecture
de l’histoire des idées politiques pour dégager une éthique responsable. À la
différence de ce que Kant défend, Cassirer pense que toute nouvelle partition
originaire (Ur-teil, jugement unissant le moi au monde) ouvrant au cours
de l’histoire sur une nouvelle manière symbolique de créer notre rapport
au monde et d’en juger, fusse-t-elle aussi importante que l’apparition des
Lumières, surgit de manière contingente 26, historique, imprévisible et donc
réellement libre. Bien que l’ensemble des différentes ouvertures auxquelles
chaque forme symbolique correspond soit l’œuvre d’une seule et unique fonc-
tion symbolique dont on doive postuler l’existence à titre de « foyer virtuel »
unitaire, aucune téléologie ne peut selon Cassirer prédéterminer par avance
la fragile apparition des Lumières, ni même leur maintien.
« Fragilité des affaires humaines », dira encore Hannah Arendt, confron-
tée elle aussi aux soubresauts de l’histoire, et contrainte comme Cassirer à
analyser l’émergence complexe des totalitarismes 27. L’histoire est non une
tragédie, certes, mais il faut reconnaître qu’elle reste un « drame », fait de
« flux et de reflux ». Nous ne sommes jamais à l’abri d’un oubli des apports
de la culture 28, surtout en matière politique, car « en matière de politique, nous
n’avons pas encore trouvé une fondation affermie et un sol consistant » 29. Et
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le « cercle des cercles » qui articulerait ‘de tout temps’ la nature et l’esprit, le
réel et le rationnel, ultimement réconciliés. Exilé de 1933 à 1945 pour fuir le
désastre du nazisme, Cassirer dut en première personne en faire la douloureuse
expérience : l’oubli total des idées républicaines et démocratiques pourrait
se produire et cela, de manière irréversible. Aucun discours téléologique
dogmatique naïf ne peut plus être raisonnablement défendu.
Une défense vigoureuse des Lumières, donc, certainement, mais « en
crise » et portée par un optimisme qui, loin de devoir être qualifié de « naïf »,
prend plutôt, sous des habits pourtant modestes et avec un ton toujours
mesuré, les couleurs de l’héroïsme d’une pensée engagée 30. Une défense des
Lumières « sur le fil du rasoir », avec l’espoir de rappeler aux lecteurs cette
belle citation de Nietzsche, qu’il emprunte lui-même au Rig-Veda indien :
« Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui » 31. Autrement dit, citoyens,
courage, réveillez-vous et mettez-vous sans tarder librement au travail, car
chacun d’entres vous, selon son individualité propre, peut et doit activement
contribuer aux Lumières à venir !
30. LSC, p. 202 : « Aussi ne peut-elle jamais se laisser aller tout bonnement à un optimisme
naïf ou à une croyance dogmatique en la «perfectibilité» de l’homme ».
31. Exergue choisie par F. Nietzsche pour ouvrir Aurore, in Œuvres, dirigées par J. Lacoste
et J. Le Rider, Paris, Éditions Laffont, 1993, p. 967. Les présupposés et les intentions que
Cassirer et Nietzsche défendent respectivement sont très différents. Ce qui les unit est toutefois
l’orientation vers l’avenir et l’encouragement à la création de manières inédites de faire des
mondes communs, en remettant l’individu créateur au cœur du processus culturel. Comme chez
Leibniz, c’est la dimension du possible qui caractérise l’humain, à la différence des animaux,
qui n’y ont pas accès, cloués qu’ils sont au « poteau de l’instant ».
32. E. Cassirer, L’idée de l’histoire, Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, présentation,
trad. et notes par F. Capeillères, trad. avec la collaboration d’I. Thomas, Paris, Éditions du Cerf,
1998, abrégé IH, « Quelques remarques sur la théorie hégélienne de l’État », p. 144 : « […]
c’est ce dualisme entre Sein et Sollen, un dualisme qui dans le système de Kant est déclaré être
inévitable et ineffaçable, qui est nié et rejeté par Hegel » ; p. 145 : « Si nous parlons de Hegel
comme d’un philosophe «idéaliste», nous ne devons pas pour autant oublier que son idéalisme
philosophique n’exclut en aucune façon, bien au contraire qu’il implique et exige le réalisme
politique.» ; p. 149 : « Dans le système de Hegel, il ne peut y avoir aucune séparation entre
les concepts de Machtstaat et de Kulturstaat ; ces concepts sont corrélatifs l’un de l’autre et
coïncident l’un avec l’autre ».
33. Cassirer essaie de rendre compte de l’opposition entre hégélianismes de droite et de
gauche, cf. IH, p. 147.
38. E. Cassirer, Écrits sur l’art, éd. et Postface par F. Capeillères, trad. par C. Berner,
F. Capeillères, J. Carro et J. Gaubert, Paris, Éditions du Cerf, p.180.
39. Au sens qu’il prend chez C. S. Pierce, et non au sens d’un quelconque utilitarisme.
40. ECW 18, p. 134. E. Cassirer aime à rappeler le bon mot de l’éducateur universel Goethe :
« Nous avons besoin de nos antipodes ». L’éducateur est apparenté à l’esprit du monde, car
il ne tolère pas seulement la contradiction, mais la recherche et l’exige. La tolérance doit
conduire à la reconnaissance et à la vénération de l’étranger, de chaque individualité opposée.
Nous louons en autrui l’opposé même. Nos antipodes nous apprennent qui nous sommes : des
forces créatives qui ne nous laissent pas en repos tant que nous ne les avons pas exprimées.
S’il faut lutter contre ceux qui, comme Hegel, hypostasient l’universel et
l’État, il faut toutefois aussi, sur le versant opposé, lutter contre l’historisme,
c’est-à-dire l’hypostase de l’événement et de l’individu, qui pourrait conduire
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41. IH, p. 146 : « Cette apothéose de l’État est peut-être le problème le plus difficile du
système hégélien ».
42. L’opposition de Sartre aux « groupes de fusion », au nom d’une défense de la liberté
absolue, présente des points communs avec celle de Cassirer, bien que la liberté soit entendue
de part et d’autre très différemment : comme dimension existentielle immédiate et nécessité
absolue de choix chez Sartre, comme libération progressive et inachevable de tout déterminisme
grâce à la médiation plurielle des objectivations produites par les diverses formes symboliques
que l’homme créée par libre reprise des formes du passé, chez Cassirer.
43. Cassirer cite les écrits d’E. Doutté, anthropologue français ayant analysé la logique des
désirs dans ce cadre.
47. IC, p. 12 : il s’agit de faire « l’histoire des problèmes », en analysant la texture concrète
des œuvres dans le plus mince détail.
48. Cf. E. Rudolph, « E. Cassirer, entre philosophie de l’histoire et historisme », op. cit.,
p. 61 : « la culture et le symbole sont semblables à des topoi généalogiques – comparables à
l’épistémè et au dispositif chez Foucault ». Chez Cassirer, l’espace de la culture est polarisé,
suivant qu’on régresse vers une aliénation de l’homme ou qu’on progresse vers sa libération
face au déterminisme (naturel autant que culturel).
La politique est seulement l’un des langages qui se projettent sur « l’aire
relationnelle » caractéristique d’un ensemble culturel en particulier 50.
Hypostasier ce langage peut conduire à s’aveugler sur son sens. Pour rendre
compte de la politique d’une époque, il faut tisser de manière complexe tous
les fils qui interviennent pour la nourrir et qu’elle nourrit en retour. Cassirer
défend une lecture complexe du politique. Elle n’est jamais conçue de manière
séparée comme un domaine à part, ni même comme un facteur déterminant
(subordonnant) mécaniquement les autres. Comme chez Foucault, le politique
est diffus, diffracté, non localisable en un lieu précis. Les plans religieux,
artistiques, scientifiques, techniques, etc. interagissent souterrainement à titre
de lignes de forces qui le polarisent. Elles contribuent chacune à en orienter
le sens, à en infléchir la courbure et à le colorer de manière spécifique.
Toute activité symbolique produite dans le champ culturel se révèle en un
sens profondément éthico-politique. Il devient impossible de construire une
histoire des idées politiques véritable sans explorer ce qui se joue au plan
archéologique des autres formes symboliques, même quand les orientations
de celles-ci semblent à première vue très éloignées de celle-là.
Individu et Cosmos présente à ce titre un excellent exemple de la manière
cassirerienne de faire l’archéologie des idées politiques sans même parler
directement de politique 51. Inventer le genre esthétique qu’est le paysage,
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53. Machiavel n’est toutefois pas analysé dans cet ouvrage, mais dans Le Mythe de l’État.
54. B. Vergely, commentant l’approche originale que Cassirer fait de Machiavel dans Le
Mythe de l’État, in La Politique du juste, op. cit., p. 68-69.
55. Idem.
56. Idem.
57. IC, p. 12 : « L’universalité requise est celle d’un point de vue théorique systématique qui
ne coïncide en aucune manière avec cette universalité d’espèce purement empirique dont on
use pour diviser l’histoire en grandes périodes et délimiter commodément les époques dans
leur singularité […] ».
58. IC, p. 11.
laquelle conduirait une histoire qui se réduirait à être celle de l’esprit. L’his-
toire des idées politiques doit exposer de manière particulière et spécifique
comment elles ont pris corps de manière sensible à travers d’autres formes
symboliques. Ce qui est sous-jacent ici, c’est à nouveau le ‘pragmatisme’ de
la conception du symbolique chez Cassirer et son engagement humaniste.
Penser, c’est agir et agir, mettre en œuvre toutes les dimensions humaines,
aussi bien spirituelles que sensibles, c’est-à-dire engager toutes les formes
symboliques, l’homme tout entier. L’historien des idées politiques doit éviter
toute position de surplomb. Il lui faut se placer au cœur du tissu concret des
petits événements qui font la vie de la culture. En ce sens, Foucault est bien
un humaniste, même si les dernières pages de son ouvrage Les Mots et les
Choses ont fait couler beaucoup d’encre et suscité des mécompréhensions sur
son rapport à l’humanisme. Il s’agit, chez Foucault comme chez Cassirer, de
faire l’histoire de micro-événements, en tant qu’ils peuvent devenir significatifs
de mutations majeures, tout en ayant en vue une vaste histoire-problème qui
leur donne un sens profond, avec l’idée que ce sens peut continuer à résonner
jusqu’à nous et contribuer à orienter notre propre agir.
On retrouve chez ces deux auteurs l’analyse de décalages infimes, mais
absolument essentiels, qui font basculer soudain toute la pensée occidentale 62.
Dans La philosophie des Lumières, il est intéressant de repérer à ce titre où
se situe précisément le chapitre sur « Le droit et l’État ». Il ne vient prendre
toute son épaisseur qu’une fois que toutes les autres formes symboliques ont
été patiemment explorées. Il en est de même dans Liberté et Forme, dont le
chapitre sur « L’idée de liberté et l’idée d’État » tire sa profondeur d’analyse
des longues interprétations esthétiques et littéraires qui le précèdent. La
compréhension des idées politiques se mérite.
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65. MOS, p. 274 : dans les sociétés primitives, l’utilisation de la magie est locale, il demeure
toujours une sphère séculière.
66. MOS, p. 275-277.
67. MOS, p. 277 : « Nothing is left to chance, every step is well prepared and premeditated.
It is this strange combination that is one of the most striking features of our political myths.
Myth has always been described as the result of an unconscious activity and as a free product
of imagination. But here we find myth made according to plan ».
68. MOS, p. 277 : « They [= Modern political Myths] are artificial things fabricated by a
very skilful and cunning artisans ».
69. Cassirer analyse les phénomènes de dé-symbolisation et de pathologie de la fonction
symbolique comme incapacité de saisir la prégnance symbolique. Cf. La philosophie des
formes symboliques, tome III, La phénoménologie de la connaissance, Paris, Éditions de
Minuit, p. 256 : lorsque la fonction symbolique ne fonctionne plus, l’homme « va et vit ainsi
dans l’impression du moment, mais reste pris et empêtré en elle », alors que « la conscience
Les mythes sont alors créés comme des armes. Ils sont manufacturés « comme
des avions de guerre ». De sorte que le réarmement effectif a commencé non
pas avec le réarmement militaire, qui n’en est qu’un effet de surface, mais
bien avec la naissance et la montée des mythes politiques, c’est-à-dire avec
le « réarmement mental » souterrain 70.
La pensée mythique primitive est certes déjà originairement tragique, car
l’individu qui y est pris se met à avoir bien souvent plus peur des symboles
qu’il crée pour réduire sa crainte (Zeus) qu’il n’a peur des éléments naturels
la suscitant (les éclairs). La vénération de l’idole, la récitation angoissée de
tous les noms et épithètes du Dieu lors du rituel, l’effroi face au mot tabou,
pris pour la chose même qu’il désigne, en sont révélateurs : ils ne disparaîtront
que quand la religion aura pris le pas sur la magie. Les rituels primitifs
se caractérisent en effet au plan sémiologique par l’absence de capacité à
dissocier le signifiant du signifié, corrélative au plan social et politique par
l’absence de capacité de l’individu à se dissocier du groupe social et par son
assimilation, par conséquent, à un chef. Mais les mythes modernes ne sont pas
tragiques pour la même raison, car ils ne représentent aucun accroissement
de liberté et de distance critique, mais au contraire une régression à un état
de liberté moindre, et cela chez des individus pourtant intelligents, cultivés
et disposant d’assez de techniques pour maîtriser les forces naturelles et ne
pas être victimes du déterminisme naturel 71.
La pensée mythique a toute sa place dans la philosophie des formes sym-
boliques, mais à condition qu’elle ne soit pas hypostasiée au détriment des
autres formes. Or, c’est ce à quoi conduisent les dirigeants totalitaires. Ils
technicisent le mythe pour faire fusionner la masse avec un chef, si bien que
l’expression mythique en vient à envahir toutes les autres formes, ce dont
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de la perception normale, dont c’est là une de ses aptitudes maîtresses, n’est pas seulement
remplie et pénétrée de certains «vecteurs significatifs», mais en général peut aussi les faire
varier librement » (p. 257).
70. MOS, p. 277 : « The real rearmement began with the origin and the rise of the political
myths. The later military rearmament was only an accessory after the facts ».
71. MOS, p. 281 : « But here are men, men of education and intelligence, honest and upright
men who suddenly give up the highest human privilege. They have ceased to be free and per-
sonal agents. The act like marionettes in a puppet show – and they do not even know that the
strings of this show and of man’s whole individual and social life are hence forward pulled
by the political leaders ».
72. MOS, p. 279. L’ouvrage en question est celui d’H. Paechter, B. Hellman et K. C. Paetel,
Nazi-Deustch. A Glossary of Contemporary German Usage.
73. Idem : Cassirer souligne l’impossibilité de traduire complètement « l’atmosphère
émotionnelle » qui enveloppe ces termes en anglais.
74. MOS, p. 288.
75. MOS, p. 288 : « A philosophy of history that consists in somber predictions of the decline
Cassirer n’a-t-il été au juste qu’un historien des idées politiques ? Soutenir,
en 1916, que l’idée de républicanisme n’est pas étrangère à la culture alle-
mande, publier une généalogie paneuropéenne des Lumières en 1932, écrire le
Mythe de l’État en exil aux États-Unis, sont bien autant de manières affirmées
de prendre position sur le terrain politique. On pourrait même soutenir que
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and the inevitable destruction of our civilization and a theory that sees in the Geworfenheit a
man one of his principal characters have given up all hopes of an active share in the construc-
tion and reconstruction of man’s cultural life ».
76. MOS, p. 290 : Cassirer déplore que, quand lui et d’autres philosophes ont entendu parler
pour la première fois des mythes politiques modernes, ils ne les ont pas pris au sérieux. Il
regrette cette grande erreur et invite à ne pas la commettre à nouveau.
77. Puisque la sensibilité doit nécessairement intervenir pour rendre le concept effectif.
78. J. M. Krois, « Warum fand keine Davoser Debatte statt ? », in Cassirer – Heidegger – 70
Jahre Davoser Disputation, dirigé par D. Kaegi et E. Rudolph, Hambourg, Éditions Meiner,
2002, p. 237, abrégé C-H, notre traduction.
79. C-H, p. 235-237.
80. C-H, p. 237, notre traduction.