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ERNST CASSIRER

Muriel van Vliet

Picard | « Revue Française d'Histoire des Idées Politiques »

2014/2 N° 40 | pages 285 à 312


ISSN 1266-7862
ISBN 9782708409859
DOI 10.3917/rfhip.040.0285
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politiques1-2014-2-page-285.htm
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études

Ernst Cassirer

par Muriel Van Vliet *

Connu avant tout pour avoir été un grand historien des sciences et de la
philosophie occidentale, thématisant le passage décisif de la substance à la
fonction et un grand théoricien de la culture, abordant conjointement langage,
mythe, art et technique, Ernst Cassirer (1874-1945) est plus rarement présenté
en France comme historien des idées politiques 1. Pourtant, peu de philosophes
ont été confrontés autant que lui personnellement aux atrocités que peut occa-
sionner une politique totalitariste désastreuse 2 en défendant si vigoureusement,
pour y réagir, l’impératif enjoignant le philosophe en particulier, et tout indi-
vidu en général, à réinventer les formes justes du vivre-en-commun à venir.
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* Muriel Van Vliet est docteur en philosophie (CEPA, Paris I). © Picard | Téléchargé le 23/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 179.218.2.117)
1.  Notons toutefois trois articles centrés sur Le mythe de l’État : I. Kajon, « La philosophie, le
Judaïsme et le mythe politique moderne chez E. Cassirer », p. 277-292 et M. Tripp, « Mythe,
technique et l’État moderne selon E. Cassirer », p. 293- 303, in E. Cassirer, de Marbourg à
New-York, sous la dir. de J. Seidengart, Paris, Éditions du Cerf, 1990 ; Marc de Launay, « L’État,
le mythe, les totalitarismes », in Revue de Métaphysique et de Morale, n°4/1992, p. 553-558 ;
ainsi que les ouvrages plus généraux de Joël Gaubert, La Science politique d’Ernst Cassirer,
Paris, Kimé, 1996 et de Bertrand Vergély, Cassirer – La politique du juste, Paris, Éditions
Michalon, 1998. Le spécialiste français F. Capeillères esquisse très tôt sa philosophie politique,
montrant le rôle qu’y joue une approche pédagogique, « Cassirer and Political Philosophy »,
p. 129-142, in Kulturkritik nach E. Cassirer, dir. par E. Rudolph et B.-O. Küppers, Éditions
Meiner, 1995. Plus récemment, on appréciera la mise en perspective dynamique proposée par
C. Maigné: E. Cassirer, chapitre 6, « éthique et politique », Paris, Belin, 2013, p. 137-161.
2.  Pour le détail des difficultés de l’exil, voir Toni Cassirer, Aus meinem Leben mit E. Cassirer,
Hildersheim, Gerstenberg Verlag, 1981 ; et la riche correspondance, qui fait état des condi-
tions critiques dans lesquelles il fut plongé au cours de son long exil, de 1933 à sa mort en
1945, sur le sol américain, peu de jours après la mort de Roosevelt, qui l’affecta beaucoup :
Nachgelassene Manuskripte und Texte, Band 18, Ausgewählter wissenschaftlicher Briefwechsel,
Hambourg, Éditions Meiner, 2009.

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Ses ouvrages de philosophie de la culture, même quand ils ne se sont pas


préoccupés exclusivement de politique, comme par exemple La philosophie
des Lumières, dont un seul chapitre porte sur « Le droit, l’État, la Société » 3,
comptent pourtant parmi les plus audacieusement engagés qui soient. Com-
ment s’opposer en effet plus clairement aux velléités nationalistes fascisantes
des années 1930 qu’en publiant en 1932 une généalogie paneuropéenne des
Lumières et en montrant qu’on n’a pensé juste et bien qu’à partir du moment
où les forces vives spécifiques à chaque nationalité ont collaboré pour résoudre
un même problème, reconnu par elles toutes, selon un idéal cosmopolitique,
comme leur tâche commune, j’ai nommé le devoir de sortir chaque individu
de l’état de minorité où il se tient avant qu’il n’accède à l’autonomie 4 ? Sa
participation à la revue Logos, dont les intentions étaient explicitement de
construire une Europe intellectuelle, témoigne également en ce sens. Sans certes
réserver un ouvrage « séparé » conséquent à l’histoire des idées politiques,
Cassirer a écrit longuement sur le républicanisme 5, l’État, la loi, le droit 6, et,
enfin, sur le rapport complexe de la politique du xxe siècle à une technicisation
du mythe et du langage conduisant au totalitarisme 7, ainsi que sur le rapport
particulier du judaïsme à la politique 8. Pourquoi n’est-il donc pas plus souvent
cité en France comme historien des idées politiques, voire, au même titre que
Sartre, comme un des grands moralistes politiques du xxe siècle ?

3.  E. Cassirer, La philosophie des Lumières, trad. par P. Quillet, Paris, Fayard, 1966,
p. 239-273. Le chapitre regroupe : 1. L’idée de droit et le principe des droits inaliénables ;
2. L’idée de contrat et la méthode des sciences sociales. Ce dernier passage se termine par un
hommage à Rousseau, qui, même en « s’élevant contre la Philosophie des Lumières, même
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en l’emportant contre elle, reste un vrai fils de cette Aufklärung qu’il combat ». Rousseau
est loué comme celui qui, par son sentimentalisme particulier, a permis de définir une « force
morale et une nouvelle volonté morale » qui a pu gagner et entraîner des « esprits foncièrement
non sentimentaux comme Lessing et Kant » (p. 272). Kant a pu « s’appuyer sur Rousseau, se
réclamer de lui pour la construction systématique de son propre monde intellectuel » (p. 273).
4.  P. Favuzzi donne pour preuve de la conscience européenne de Cassirer son essai intitulé
« Deutschland und Westeuropa im Spiegel der Geistesgeschichte ». Cf. sa thèse, « Kultur und
Staat – Quellen und Kontext des politischen Denkens E. Cassirers » (soutenue le 4 avril 2013,
en voie de publication), p. 164-167 ; 288-289. Nous profitons de cette note pour remercier très
vivement P. Favuzzi pour sa relecture et ses avis critiques constructifs sur cet article.
5.  E. Cassirer, « Die Idee der republikanischen Verfassung. Rede zur Verfassungsfeier
am 11. August 1928 ».
6.  Voir « L’unité de l’œuvre de Rousseau » (ECW 18, Aufsätze und kleine Schriften 1932-
1935, Hambourg, Éditions Meiner) et Rousseau, Kant et Goethe, trad. J. Lacoste, Paris, Belin,
1991. Les personnalités opposées de Kant et de Rousseau se rejoignent selon Cassirer par leur
défense enthousiaste de « l’idée pure de droit », p. 87.
7.  E. Cassirer, Le Mythe de l’État, trad. B. Vergely, Paris, Gallimard, 1993, abrégé MDÉ.
8.  E. Cassirer, « Le Judaïsme et les mythes modernes », Revue de Métaphysique et de Morale,
Paris, A. Colin, 1991, n°3. Voir sur ce point le récent article d’A. Schober, « L’opposition de
Cassirer à la barbarie », in Sciences et philosophie de la culture chez E. Cassirer, Revue L’art
du comprendre, 2013, n° 22, Deuxième série, p. 179-190.

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Michel Foucault s’en étonne déjà, lors de la parution de la première


traduction de Cassirer en français, La philosophie des Lumières, dont il fait
la recension élogieuse 9 l’année même où paraît sa propre archéologie des
sciences humaines. Dans Les mots et les choses (1966), Foucault aborde en
partie les mêmes thématiques que dans la Logique des sciences de la culture
de Cassirer, engageant des prémisses épistémologiques similaires, avec un
style toutefois radicalement nouveau 10. Foucault pose, dans cette recension,
une question « nietzschéenne », à laquelle nous pouvons donner un tour
plus « dérangeant » qu’il ne le fit, pour en accentuer les enjeux politiques :
qui a eu intérêt en France à ce qu’on ne reconnaisse pas en Cassirer un des
principaux historiens des idées politiques ? Est-ce d’un côté la désinvolture
heideggérienne et, de l’autre, l’analyse que des penseurs comme Horkheimer
et Adorno firent d’un certain héritage de la philosophie des Lumières, qui ont
occulté la pensée politique de Cassirer ?
Une des raisons de cette quasi-absence de prise en considération actuelle
de Cassirer comme penseur des idées politiques en France, par contraste avec
l’intérêt qu’on lui porte en Allemagne sur ce point 11, provient de la difficulté
à situer sa pensée, dès lors que l’on a pris acte qu’il n’est pas seulement un
néo-kantien membre de l’École de Marbourg et que sa conception des Lu-
mières, du rôle de l’individu dans l’histoire et de la nature de l’État, l’éloigne
de Kant et de Hegel autant qu’elle le rapproche d’eux. Sa pensée relèverait-elle
encore d’une philosophie de l’histoire idéaliste, téléologie dérisoire menaçant
de refermer la réflexion politique sur un conservatisme poussiéreux ? N’est-il
pas trop « frileux » pour développer un diagnostic critique mordant qui puisse
faire servir son œuvre à autre chose qu’à une histoire monumentale fastidieuse ? 12
Bon nombre de lecteurs n’ont en effet pas caché leur déception de ne pouvoir
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pas lire Le mythe de l’État comme les ouvrages incomparablement plus p­ récis
et plus circonstanciés d’Hannah Arendt et de Franz Neumann portant sur le
même sujet 13. La critique de la culture qu’il met en œuvre l’éloigne-t-elle

9.  M. Foucault, « Une histoire restée muette », La Quinzaine Littéraire, n° 8, 1er juillet –
15 juillet, 1966.
10.  Voir M. van Vliet, La forme selon E. Cassirer – de la morphologie au structuralisme,
Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 191 : « De Cassirer à Foucault : des sciences hu-
maines «apatrides» ».
11.  Voir E. Rudolph, « Politische Mythen als Kulturphänomene nach E. Cassirer », in
E. Rudolph et B.-O. Küppers, Kulturkritik nach E. Cassirer, op. cit., p. 143-158 ; et plus
récemment, A. Jürgens, Humanismus und Kulturkritik. E. Cassirers Werk im amerikanischen
Exil, W. Fink Verlag, München, 2012 ; ainsi que la thèse de P. Favuzzi, op. cit.
12.  E. Rudolph, « E. Cassirer : Entre philosophie de l’histoire et historisme », in Ernst Cassirer,
Revue germanique internationale, CNRS, Éditions, 15/2012, p. 56 : « Une écriture de l’histoire
monumentale ou critique ? ». Notre article est en partie motivé par les travaux de cet interprète.
13.  M. Tripp, « Mythe, technique et l’État », op. cit., p. 293 : « Quand on compare l’ouvrage
de Hannah Arendt Les origines du totalitarisme, sur l’antisémitisme, d’une part et le livre
de Franz Neumann Behemoth, la structure et la pratique du national-socialisme d’autre part

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de Foucault ou au contraire, sous une présentation certes académique, et


mesurée, l’en rapproche-t-elle ? L’ouvrage Les mots et les choses attribue
un rôle décisif à la philosophie des formes symboliques dans la constitution
du « trièdre des savoirs » 14, ce qui devrait nous convaincre d’y regarder de
plus près. Est-ce que la manière très « pédagogue » qu’adopte Cassirer pour
dresser un panorama global des idées politiques peut donner aujourd’hui
encore à réfléchir sur ce que veut dire faire l’histoire des idées politiques et
nous permettre de nous garder par avance de certains écueils ? Quel rôle peut
jouer actuellement une telle histoire, à titre de contre-point, pour corriger
d’autres manières que l’on pourrait être tenté d’adopter ?
Qu’on ne s’y trompe pas : Cassirer est bien historien des idées politiques
et non écrivain politique ou intellectuel engagé 15. La distance que maintient
celui que l’on nommait « l’Olympien » pour « objectiver » ce dont il parle,
même quand il s’agit du totalitarisme des dirigeants allemands auxquels il
est directement confronté, et l’engagement toujours très discret, pudiquement
inscrit « entre les lignes », qui est le sien, témoignent de la spécificité de son
rapport à la politique. Le national-socialisme est à peine évoqué par Le Mythe
de l’État et les noms d’Hitler et de Staline n’y figurent qu’en creux, alors
qu’est pourtant démontée la mécanique qui unit tragiquement le mythe, la
technique et le langage dans les entreprises totalitaristes. Cassirer considère la
politique du strict point de vue de la philosophie de la culture 16. Il lit l’histoire
à travers le prisme des différentes objectivations du monde que construisent les
différentes formes symboliques. Il s’agit d’identifier comment langage, mythe,
art, science, technique, etc. – cette liste étant non exhaustive – s’entrelacent,
pour ne jamais réduire la complexité irréductible du processus culturel. Ces
objectivations doivent précisément instaurer la distance critique permettant
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à l’individu de se dégager de la « masse » où voudrait le voir fusionner le

avec Le mythe de l’État d’Ernst Cassirer, on est frappé par leurs différences ». Tandis que ces
deux auteurs analysent le IIIe Reich en s’appuyant sur des recherches riches et concrètes pour
trouver les raisons historiques, économiques et politiques qui ont enclenché ce mécanisme
impitoyable, Cassirer, n’offrant pas de telles précisions, évite cependant tout déterminisme,
évoquant seulement les conditions qui ont rendu possible la tragédie, en demeurant aux plans
anthropologique et philosophique.
14.  Il cite la philosophie des formes symboliques dans la constitution de ce trièdre sans
invoquer explicitement Cassirer, mais en situant sa pensée sur un axe décisif du trièdre ; cf.
p. 358 : « Quant à la troisième dimension, ce serait celle de la réflexion philosophique qui se
développe comme pensée du Même ; avec la dimension de la linguistique, de la biologie et de
l’économie, elle dessine un plan commun : là peuvent apparaître et sont effectivement apparues
les diverses philosophies de la vie, de l’homme aliéné, des formes symboliques (lorsqu’on
transporte à la philosophie les concepts et les problèmes qui sont nés dans différents domaines
empiriques) », nous soulignons.
15.  F. Capeillères, op. cit., p. 139 : Le Mythe de l’État « seems to be more of a course on the
history of political thought than a political book ». Il explique que c’est à une tâche pédago-
gique et sociale que Cassirer voulait se livrer dans cet ouvrage.
16.  P. Favuzzi, op. cit., p. 170-171, 182, 225, 298.

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dirigeant fasciste pour l’aliéner et agir sur lui comme sur une marionnette.
Cassirer évite volontairement tout face à face avec les mythes politiques
modernes comme tout rapport direct avec les dirigeants qui les mettent en
place 17, car leur pouvoir de fascination reste entier tant que la philosophie de
la culture n’a pas pris la peine de reconstruire patiemment la distance néces-
saire à une refondation systématique de l’auto-compréhension de l’homme 18.
Quel type d’histoire des idées politiques Cassirer met-il donc en œuvre ?
Nous verrons qu’il écrit l’histoire des idées politiques en corrélation étroite
avec ses réflexions épistémologiques sur la manière dont les individus font
et écrivent l’histoire. Cela le conduit à réinterpréter les Lumières, dans le
sillage de Kant et de Hegel, mais avec certains déplacements notoires, dus
à son engagement humaniste résolument ouvert – c’est-à-dire ouvert sur
d’autres formes que les formes rationnelles, sur d’autres cultures que la
culture occidentale et ouvert résolument sur le futur 19. Cela nous conduira,
dans un second temps, à préciser le sens de l’intégration de l’histoire des
idées politiques dans une histoire plus ample, où elle se construit en corré-
lation avec les autres formes symboliques. Il bâtit ainsi une anthropologie
de la culture ambitieuse lui permettant d’établir des diagnostics critiques
subtils, de manière en partie similaire à la manière foucaldienne de procé-
der. Enfin, nous montrerons qu’il écrit aussi cette histoire en tant que Juif
allemand stigmatisé par les nazis, puis exilé, c’est-à-dire qu’il écrit malgré

17.  A. Schober, « L’opposition de Cassirer à la barbarie », op. cit., p. 186 : « Ne prononçant
pas le mot national-socialisme, Cassirer veut déjouer son pouvoir magique […] Ainsi les
dirigeants totalitaires ne méritent pas que nous retenions leurs noms » – alors qu’il cite d’ha-
bitude toujours les noms de ceux dont il analyse la pensée dans ses autres œuvres.
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18.  Dans The Myth of the State, in ECW 25, édité par B. Recki, Hambourg, abrégé MOS,
auquel nous nous référerons désormais pour citer le texte original. P. 290, Cassirer se demande
en quoi la philosophie peut être d’une quelconque aide pour combattre les mythes politiques.
Si la philosophie arrivait toujours trop tard (Hegel), elle ne serait qu’une vaine et stérile spé-
culation. Or, l’essence de la philosophie et son histoire contredisent ce constat : « Without
this intellectual and moral courage, philosophy could not fulfil its task in man’s cultural and
social life ». Il explique ensuite la force des mythes politiques et ce à quoi la philosophie se
doit de ne pourtant pas renoncer : « It is beyond the power of philosophy to destroy the political
myths. A myth is in a sense invulnerable. It is impervious to rational arguments ; it cannot
be refuted by syllogisms. But philosophy can do us another important service. It can make
us understand the adversary. In order to fight an enemy you must know him ». Connaître son
ennemi, et surtout reconnaître sa force, voilà ce que peut le philosophe, en travaillant non pas
directement et frontalement contre lui, en opposant violence contre violence, mais en recons-
truisant les conditions de mise à distance nécessaires à l’action réfléchie et libre : repenser
à nouveau l’homme, que les totalitarismes ont réussi à changer pour le manipuler. Cassirer
conclut son essai par ce constat amer : quand on a entendu parler pour la première fois des
mythes politiques modernes, on ne les a pas pris au sérieux, tellement ils semblaient absurdes.
Maintenant, on voit que c’était une grande erreur : on ne doit pas la commettre une seconde fois.
19.  A. Jürgens, op. cit., p. 18 : les réflexions de Cassirer sur la manière d’écrire l’histoire sont
marquées par une orientation à la fois vers le présent et le futur (« von Gegenwärtsinteresse
und Zukunftsorientiertheit geprägt »).

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tout et malgré lui « en situation ». Ces diagnostics du temps présent, plus ou
moins implicites, toujours réalisés de manière indirecte, révélateurs en tout
cas de certaines crises politiques qu’il identifie plus profondément comme
crises dans l’auto-compréhension de l’homme par lui-même 20, lui permettent
de s’opposer courageusement aux totalitarismes montants, et en particulier
au nazisme, en rappelant explicitement l’engagement auquel tout citoyen se
doit de ne pas se déroger, et a fortiori tout philosophe. Cela fait selon nous
de Cassirer un des grands « moraliste politiques » du xxe siècle, au même
rang qu’un Sartre, bien qu’avec des présupposés et un style bien évidemment
très différents de ceux qu’adoptent pour leur part les divers existentialistes.

I. Le rôle actif premier de l’individu dans l’histoire,


le refus d’écrire l’histoire selon un principe unique et absolu,
l’histoire des idées politiques comme défense humaniste
ouverte des Lumières

De la critique de la raison à la critique de la culture

Levons d’emblée certaines mécompréhensions dommageables. Cassirer


est indéniablement fasciné par le primat que Kant accorde à la philosophie
pratique, par sa défense des Lumières, et par l’injonction du sapere aude
qu’il adresse à tout individu appelé ainsi à la majorité intellectuelle, pour
assumer ses devoirs aussi bien que pour reconnaître ses droits. La culture est
non un objet qu’on pourrait mettre à distance, mais une tâche collective 21 qui
présente des enjeux éthico-politiques immanents. Mais si Cassirer est bien
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en ce sens profondément « kantien », si son histoire des idées politique doit

20.  E. Cassirer, L’essai sur l’homme, trad. par N. Massa, Paris, Éditions de Minuit, 1975,
chapitre 1, La crise de la connaissance de soi, p. 40. Refondation impérative de l’anthropologie
philosophique et histoire des idées politiques sont envisagées de manière corrélative. C’est
parce que l’auto-compréhension de l’homme est en crise que les totalitarismes ont trouvé au
xxe siècle un terreau favorable, et c’est réciproquement en repensant l’homme que la philoso-
phie de la culture va pouvoir remédier aux écueils mis au jour. A. Jürgens (op. cit.) montre que
L’essai sur l’homme doit être lu en miroir avec Le Mythe de l’État. C’est ce qui fait l’unité de
la période américaine d’écriture de Cassirer, qui n’est que superficiellement approchée si l’on
en reste à l’idée que L’essai sur l’homme ne serait qu’une vulgarisation de son œuvre pour un
public anglophone et Le mythe de l’État qu’une pure œuvre de commande. Cassirer dépasse
assurément ces conditions circonstancielles d’écriture. Cf. F. Capeillères, op. cit., p. 137 :
« These books embody two complementary sides of a single political aim : «to reconstruct our
cultural world from its debris» (E. Cassirer, The Myth of the State, in Fortune XXIX 16 (1944),
p. 206 and Albert Schweitzer as Critics of Nineteenth-Century Ethics, p. 257)».
21.  Cf. Joël Gaubert, introduction à E. Cassirer, Logique des sciences de la culture, trad. par
J. Carro et J. Gaubert, Paris, Éditions du Cerf, 2007, abrégé LSC, p. 71 ; Birgit Recki. Kultur
als Praxis – Eine Einführung in E. Cassirers Philosophie der symbolischen Formen, Akademie
Verlag, Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Sonderband 6, 2003.

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être lue dans le sillage de L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue
cosmopolitique et de l’opuscule célèbre Qu’est-ce que les Lumières ?, il faut
noter toutefois d’emblée les modifications qu’il fait subir même sur ce point
au kantisme. Son interprétation diffère sensiblement de celle de son maître
H. Cohen, sur lequel il s’appuie néanmoins dès lors qu’il s’agit plus spécifi-
quement d’analyser le rapport entre judaïsme et républicanisme 22.
Cassirer approfondit et révise le sens du transcendantalisme kantien.
Contrairement à Kant, il ne pense pas que l’Aufklärung soit une idée de la
raison universelle, a priori et nécessaire, dont le contenu serait fixe et immuable
et que l’action humaine devrait dans l’absolu nécessairement s’efforcer de
rendre effective. À dire vrai, il ne pense même pas que l’Aufklärung soit un
principe unitaire, dont la réalisation pourrait être repérée par un simple exer-
cice de périodisation historique, en identifiant son symbole à la Révolution
française, digne d’être à l’avenir répétée avec des moyens autres que ceux de
la Terreur. Plutôt que de limiter l’Aufklärung à la période de la Modernité et
au xviiie siècle et de réserver aux Occidentaux le privilège d’y avoir pris part,
Cassirer parle d’Aufklärungen (ou même de Renaissances) irréductiblement
au pluriel 23. Il en repère d’authentiques moments dès le développement de
l’humanisme néo-platonicien à la Renaissance en Italie, et dès les mythes et
rituels des sociétés dites « primitives », qui participent selon lui pleinement
de l’auto-libération de l’homme, sans tirer toutefois profit de l’ouverture d’un
espace de vie et de pensée créé par l’expression mythique 24.
Il inscrit en effet son propos non plus seulement dans le cadre kantien
(et néo-kantien) de la critique de la raison, mais dans le cadre élargi de
celle de la culture. L’anthropologie de la culture qui en découle engage ce
que Claude Lévi-Strauss désigne et défend lui-même comme un « troisième
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humanisme » 25, dépassant l’humanisme fermé sur l’Occident, sur le passé, et
sur la seule raison. Les mythes des sociétés dites « primitives » manifestent
une authentique liberté en acte, ils ne sont pas seulement une étape prélogique

22.  Nous remercions sur ce point E. Rudolph de nous avoir fait part de ses réflexions sur
le rapport de Cassirer à H. Cohen, en livrant son commentaire de « Judaïsm and the Modern
Political Myths » [1944], qu’il interprète comme critique de la raison messianique.
23.  LSC, « La tragédie de la culture », p. 204 : « Chaque «renaissance» d’une culture passée
peut nous en offrir un exemple ».
24.  E. Rudolph, « E. Cassirer : entre philosophie de l’histoire et historisme », op. cit., p. 54-60.
25.  Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1997, p. 320 : « Après l’hu-
manisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du xixe siècle, l’ethnologie
marque donc l’avènement, pour le monde fini qu’est devenue notre planète, d’un humanisme
doublement universel. En cherchant son inspiration au sein des sociétés les plus humbles et
les plus méprisées, elle proclame que rien d’humain ne saurait être étranger à l’homme, et
fonde ainsi un humanisme démocratique qui s’oppose à ceux qui le précèdent : créés pour des
privilégiés, à partir de civilisations privilégiées. Et en mobilisant des méthodes et des tech-
niques empruntées à toutes les sciences pour les faire servir à des connaissances de l’homme,
elle appelle à la réconciliation de l’homme et de la nature, dans un humanisme généralisé ».

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à dépasser une fois pour toutes, car ils exemplifient une fonction de sens
(Sinnfunktion) spécifique, celle d’expression (Ausdrucksfunktion), propre à
tout homme, quel qu’il soit.
Plus clairement que ne le dit Kant dans L’idée d’une histoire universelle
d’un point de vue cosmopolitique et dans Le conflit des facultés, Cassirer sou-
tient que l’Aufklärung n’est pas tant une période historique que l’on pourrait
substantiellement fixer en la rattachant à un seul peuple, à une seule culture,
qu’un principe pouvant fonctionnellement servir à dynamiser notre lecture
de l’histoire des idées politiques pour dégager une éthique responsable. À la
différence de ce que Kant défend, Cassirer pense que toute nouvelle partition
originaire (Ur-teil, jugement unissant le moi au monde) ouvrant au cours
de l’histoire sur une nouvelle manière symbolique de créer notre rapport
au monde et d’en juger, fusse-t-elle aussi importante que l’apparition des
Lumières, surgit de manière contingente 26, historique, imprévisible et donc
réellement libre. Bien que l’ensemble des différentes ouvertures auxquelles
chaque forme symbolique correspond soit l’œuvre d’une seule et unique fonc-
tion symbolique dont on doive postuler l’existence à titre de « foyer virtuel »
unitaire, aucune téléologie ne peut selon Cassirer prédéterminer par avance
la fragile apparition des Lumières, ni même leur maintien.
« Fragilité des affaires humaines », dira encore Hannah Arendt, confron-
tée elle aussi aux soubresauts de l’histoire, et contrainte comme Cassirer à
analyser l’émergence complexe des totalitarismes 27. L’histoire est non une
tragédie, certes, mais il faut reconnaître qu’elle reste un « drame », fait de
« flux et de reflux ». Nous ne sommes jamais à l’abri d’un oubli des apports
de la culture 28, surtout en matière politique, car « en matière de politique, nous
n’avons pas encore trouvé une fondation affermie et un sol consistant » 29. Et
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cet oubli, contrairement à l’interprétation hégélienne, n’est selon Cassirer pas
nécessairement et dans l’absolu ouvert sur un patient processus d’Erinnerung
qui permettrait à l’humanité de parcourir à nouveaux frais des chemins déjà
« aplanis » par les époques antérieures de développement et de s’inscrire dans

26.  E. Rudolph, « E. Cassirer im Kontext. Kulturphilosophie zwischen Geschichtsphilosophie


und Historismus », Tübingen, 2006.
27.  Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Lévy, 1961, p. 255.
28.  LSC, p. 202 : « Les doutes et les objections que l’on peut concevoir à l’endroit de la
culture gardent toute leur importance [Cassirer prend ici au sérieux les analyses de son maître
Georg Simmel]. On doit reconnaître et concéder qu’elle n’est pas un tout qui se déploie har-
monieusement, mais qu’elle est en proie aux plus grandes contradictions internes. La culture
est «dialectique», aussi vrai qu’elle est dramatique. Elle n’est pas un simple événement, un
paisible déroulement, mais elle est une manière d’agir qui doit sans cesse se remettre à l’ou-
vrage et n’est jamais sûre de son but », nous soulignons.
29.  MOS, p. 289, où Cassirer songe avec ironie à ce que diront les générations futures quand
elles se moqueront de notre science politique inchoative comme nous pouvons nous moquer
rétrospectivement de sciences qui en étaient un temps à leur préhistoire, notre traduction.

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ERNST CASSIRER / 293

le « cercle des cercles » qui articulerait ‘de tout temps’ la nature et l’esprit, le
réel et le rationnel, ultimement réconciliés. Exilé de 1933 à 1945 pour fuir le
désastre du nazisme, Cassirer dut en première personne en faire la douloureuse
expérience : l’oubli total des idées républicaines et démocratiques pourrait
se produire et cela, de manière irréversible. Aucun discours téléologique
dogmatique naïf ne peut plus être raisonnablement défendu.
Une défense vigoureuse des Lumières, donc, certainement, mais « en
crise » et portée par un optimisme qui, loin de devoir être qualifié de « naïf »,
prend plutôt, sous des habits pourtant modestes et avec un ton toujours
mesuré, les couleurs de l’héroïsme d’une pensée engagée 30. Une défense des
Lumières « sur le fil du rasoir », avec l’espoir de rappeler aux lecteurs cette
belle citation de Nietzsche, qu’il emprunte lui-même au Rig-Veda indien :
« Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui » 31. Autrement dit, citoyens,
courage, réveillez-vous et mettez-vous sans tarder librement au travail, car
chacun d’entres vous, selon son individualité propre, peut et doit activement
contribuer aux Lumières à venir !

Contre une « apothéose de l’État » :


le refus de se situer à « fin de l’histoire »

Cassirer « historicise » donc radicalement l’Aufklärung, sous l’effet de la


lecture de Hegel et des néo-kantiens tels Cohen et il en pluralise le principe.
Mais, contre Hegel, il refuse de refermer la philosophie de l’histoire sur le
logique, tout comme il refuse, et cela va de pair, de refermer la philosophie
du droit sur l’État. Il faut rouvrir au contraire la philosophie de l’histoire sur
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l’histoire elle-même, c’est-à-dire sur une histoire à venir, non-écrite encore
et dont le philosophe ne peut jamais prétendre, en position de surplomb, an-
noncer dans l’absolu exhaustivement toutes les formes ; et, corrélativement,
il faut rouvrir la philosophie du droit et de l’État sur l’individu agissant. Sa
phénoménologie, en tant que morphologie authentique, en tant qu’authen-
tique philosophie de la relation, ou phénoménologie engagée, se propose de
rééquilibrer – de manière non relativiste – le couple que forment l’universel et

30.  LSC, p. 202 : « Aussi ne peut-elle jamais se laisser aller tout bonnement à un optimisme
naïf ou à une croyance dogmatique en la «perfectibilité» de l’homme ».
31.  Exergue choisie par F. Nietzsche pour ouvrir Aurore, in Œuvres, dirigées par J. Lacoste
et J. Le Rider, Paris, Éditions Laffont, 1993, p. 967. Les présupposés et les intentions que
Cassirer et Nietzsche défendent respectivement sont très différents. Ce qui les unit est toutefois
l’orientation vers l’avenir et l’encouragement à la création de manières inédites de faire des
mondes communs, en remettant l’individu créateur au cœur du processus culturel. Comme chez
Leibniz, c’est la dimension du possible qui caractérise l’humain, à la différence des animaux,
qui n’y ont pas accès, cloués qu’ils sont au « poteau de l’instant ».

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l’individuel, qu’il accuse Hegel d’avoir dans sa philosophie de l’esprit absolu


malencontreusement déséquilibré en faveur du seul universel.
Sans certes défendre une conception existentialiste de la liberté humaine,
puisque la libération passe toujours chez lui par des processus de médiation
inscrits dans l’espace ouvert par une philosophie de la culture complexe,
Cassirer défend l’idée selon laquelle toute forme de déterminisme invoquée
pour excuser l’homme de s’être fourvoyé en politique ou pour déconsidérer
le pouvoir authentiquement créateur de son action dans le monde, est pro-
fondément de « mauvaise foi », pour reprendre à dessein une expression de
Sartre. Or, Cassirer débusque cette « mauvaise foi » jusque chez un Hegel,
ultimement conduit à re-substantialiser ce qu’il avait pourtant été l’un des
premiers penseurs à oser dé-substantialiser avec autant de radicalité, à savoir :
le sujet. Hegel commence par dire, en effet, que le sujet de l’histoire est lui-
même histoire, processus appelé à se modifier et non pas chose fixe. Mais il
termine en défendant ultimement l’État contre l’individu, réduisant ce dernier
à n’être plus, selon l’interprétation acide qu’en fait Cassirer, qu’une simple
« marionnette » sans pouvoir créateur effectif. La téléologie hégélienne conduit
non seulement à défendre ultimement une conception monarchiste absolue
de l’État, à critiquer ouvertement la naïveté d’une position humaniste qui
inviterait à un amour universel, mais surtout à identifier dangereusement les
concepts de Machtstaat et de Kulturstaat 32, rendant par avance vaine toute
dissociation possible du Sein et du Sollen, au nom de laquelle l’individu
pourrait avoir un droit de regard effectif sur l’État. Sans bien évidemment
déterminer l’émergence de pensées totalitaires au xxe siècle, le culte de l’État
défendu au xixe siècle par le « déterminisme culturel » prôné par Hegel a
tout de même pu, comme le culte du héros de Carlyle et le culte de la race
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de Gobineau renforcer les conditions de possibilité de leur libre acceptation
par les masses au xxe siècle.
Cassirer nuance toutefois cette analyse 33. Si certes, « la philosophie hé-
gélienne est à un degré très élevé responsable de nos théories modernes de
la toute-puissance de l’État », nous ne pouvons pas sous-estimer qu’Hegel

32.  E. Cassirer, L’idée de l’histoire, Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, présentation,
trad. et notes par F. Capeillères, trad. avec la collaboration d’I. Thomas, Paris, Éditions du Cerf,
1998, abrégé IH, « Quelques remarques sur la théorie hégélienne de l’État », p. 144 : « […]
c’est ce dualisme entre Sein et Sollen, un dualisme qui dans le système de Kant est déclaré être
inévitable et ineffaçable, qui est nié et rejeté par Hegel » ; p. 145 : « Si nous parlons de Hegel
comme d’un philosophe «idéaliste», nous ne devons pas pour autant oublier que son idéalisme
philosophique n’exclut en aucune façon, bien au contraire qu’il implique et exige le réalisme
politique.» ; p. 149 : « Dans le système de Hegel, il ne peut y avoir aucune séparation entre
les concepts de Machtstaat et de Kulturstaat ; ces concepts sont corrélatifs l’un de l’autre et
coïncident l’un avec l’autre ».
33.  Cassirer essaie de rendre compte de l’opposition entre hégélianismes de droite et de
gauche, cf. IH, p. 147.

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ERNST CASSIRER / 295

était dans sa jeunesse un admirateur enthousiaste de la Révolution française


et que c’est parce qu’ils ne comprenaient plus son langage métaphysique que
des penseurs en modifièrent le sens en le transposant dans le langage d’un
naturalisme philosophique. Dans un passage important de l’Encyclopédie,
on remarque qu’Hegel dit que c’est l’esprit immanent et l’histoire qui ont
fait les Constitutions, de sorte qu’à y regarder de plus près, les concepts de
Machtstaat et de Kulturstaat sont, dans sa philosophie, corrélatifs et jamais
purement et simplement réduits l’un à l’autre 34. Si Hegel insiste sur le fait
que nous ne pouvons jamais citer l’État devant un tribunal, fût-ce celui de
notre conscience morale, ce n’est pas pour libérer une fois pour toutes l’État
de toute obligation, car il appartient non à la sphère de l’esprit absolu, mais
bien de l’esprit objectif : il se joue donc sur le terrain de la finitude. Une
lecture profonde de la théorie hégélienne 35 invite à penser l’État non comme
une forme actuelle finie, mais comme ce qui doit constamment se régénérer,
être réintroduit dans un processus dialectique continuel, ne trouvant que dans
la totalité de ces formes sa vraie réalité 36.
Pour penser un juste rapport entre l’individuel et l’universel, mais aussi entre
l’événement et la structure, Cassirer suit et prolonge au plan éthico-politique
les intuitions profondes de l’humaniste Wilhelm von Humboldt 37, linguiste
contemporain à Hegel et, par ailleurs, son célèbre opposant historique. Il trouve
dans l’ample Sprachphilosophie que celui-là déploie la ressource nécessaire
pour corriger la téléologie dont est explicitement porteuse la philosophie des
idées politiques de celui-ci. Il déniche dans ses écrits politiques des ressources
pour asseoir le républicanisme. Si, comme le disent Humboldt et en amont
Leibniz, bien penser l’universel suppose de bien penser l’individuel, bien
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34.  Pour l’interprétation du contexte où prennent sens ces débats en Allemagne, voir l’excellent
article de C. Möckel, « Staatsbegriff im deutschen Idealismus ? Zur Position E. Cassirers in
einer historischen Polemik (1914-1918) », in Deutscher und russischer Neukantianismus :
zwischen Erkenntnistheori und Kulturkritik, édité par I. N. Grifcoba et N. A. Dmitrieva,
Humanitas, Moscou, 2010, p. 292-298 ; P. Favuzzi, op. cit., p. 97 et 200.
35.  Voir C. Möckel, « Hegel-Bilder im Wandel ? Zu E. Cassirers Verständnis der politischen
Philosophie Hegels », in F. Lomonacco, Simbolo e cultura. Ottant’anni dopo la Filosophia delle
forme simboliche, FrancoAngeli, Milano, 2012, p. 187-208 et du même auteur, « Staatsbegriff
in deutschen Idealismus ? Zu E. Cassirers Position in einer historischen Debatte (1914-1918) »,
op. cit., p. 282-298.
36.  Voir sur ce point l’ouvrage de l’élève de Cassirer que fut Eric Weil, Hegel et l’État, Paris,
VRIN, 1977, notamment la Préface et le chapitre 1, « La place historique de la philosophie
politique de Hegel ».
37.  Cassirer aborde longuement la pensée politique de Humboldt dans Liberté et forme,
p. 335, notamment, où il montre comment celui-ci déplace en politique l’accent vers le « mys-
tère de l’individualité ». Il le cite : « Même dans les incidents et les événements du monde
que vivent des États entiers […], ce qui reste de véritablement important, c’est bien ce qui
touche à l’activité, l’esprit et la sensibilité des individus. L’homme est décidément partout au
centre, et chaque homme reste finalement seul, si bien que seul lui importe ce qui se passe en
lui et émane de lui ».

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296 / RFHIP No 40 – études

penser l’universalité de l’État suppose en retour de bien penser son corrélat,


c’est-à-dire l’individualité du citoyen et donc de pluraliser les universaux
qu’un système fermé voudrait au contraire réduire à un seul et unique principe
absolu – dans un mouvement dont on perçoit bien, au plan psychologique,
l’illusoire pouvoir de séduction 38.
Retrouvant le sens profond des pensées pluralistes de l’histoire de Vico,
Herder et Humboldt, Cassirer veut penser, par l’inachèvement volontaire
de son système des formes symboliques, l’émergence possible de nouvelles
formes. C’est sur ce point qu’il partage la conception morphologique de
Goethe, toujours ouverte à de nouvelles mises en série possibles d’événements
particuliers, par un travail interprétatif de variation que seule une imagination
créatrice, tournée vers le futur, peut mener à bien. Sapere aude, autrement
dit, selon le constructivisme « pragmatique » 39 que Cassirer partage avec
Goethe et Humboldt : imaginare aude !
La tolérance démocratique et l’idéal pédagogique, qui poussent par avance
à se réjouir que d’autres que nous puissent peut-être à l’avenir penser dif-
féremment de nous 40, autrement dit le principe nous enjoignant d’accepter
par avance et même rigoureusement a priori que d’autres formes de cultures
auxquelles nous n’avions pas encore pensé jusqu’à présent, héritières des
nôtres, puissent et même doivent émerger à l’avenir, habite l’œuvre de
­Cassirer et en fait tout le dynamisme (ce qui peut être interprété comme un
trait profondément nietzschéen de sa pensée). Nous ne sommes jamais, en tant
même que philosophes, à la « fin de l’histoire », et surtout pas à celle des idées
politiques. C’est à sa fécondité à venir que la pertinence de chaque nouvelle
lecture doit d’ailleurs être mesurée, c’est-à-dire à sa potentielle reprise par de
nouveaux individus, eux-mêmes inventifs, qui la reconnaîtront comme leur
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tâche (Aufgabe). Elle ne doit pas être mesurée à sa vaine fidélité à un donné
(Gegebene) original « fantasmé » dont elle serait le reflet. Cassirer adopte au
plan pratique la même attitude constructiviste qu’en science. Ce n’est qu’en
prenant garde à préserver les droits de l’individualité qu’à nouveau on pourra
bien régler la relation de l’individu à l’État, réarticuler la réflexion sur les
idées politiques à l’engagement citoyen effectif. Le refus donc, pour bien

38.  E. Cassirer, Écrits sur l’art, éd. et Postface par F. Capeillères, trad. par C. Berner,
F. Capeillères, J. Carro et J. Gaubert, Paris, Éditions du Cerf, p.180.
39.  Au sens qu’il prend chez C. S. Pierce, et non au sens d’un quelconque utilitarisme.
40.  ECW 18, p. 134. E. Cassirer aime à rappeler le bon mot de l’éducateur universel Goethe :
« Nous avons besoin de nos antipodes ». L’éducateur est apparenté à l’esprit du monde, car
il ne tolère pas seulement la contradiction, mais la recherche et l’exige. La tolérance doit
conduire à la reconnaissance et à la vénération de l’étranger, de chaque individualité opposée.
Nous louons en autrui l’opposé même. Nos antipodes nous apprennent qui nous sommes : des
forces créatives qui ne nous laissent pas en repos tant que nous ne les avons pas exprimées.

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ERNST CASSIRER / 297

penser l’État, d’une « apothéose de l’État » qui se jouerait aux détriments


des droits et devoirs de l’individu 41…
Cassirer propose en bref une histoire des idées politiques gouvernée par
l’idéal des Lumières, mais en gardant conscience de la fragilité de ce prin-
cipe, de son historicité, ce qui fait de son approche une approche résolument
non téléologique, quoiqu’orientée par la tâche à caractère universel d’auto-
libération de l’individu face à tout déterminisme, cette tâche étant toujours
irréductiblement déclinée au pluriel. Il défend le principe de l’individualisme et
du républicanisme de manière non conservatrice en adoptant le ton humaniste
optimiste « non-naïf » du citoyen engagé. Faire l’histoire des idées politiques
ne doit surtout pas décourager l’individu de faire l’histoire. Nous ne sommes
pas des marionnettes prises dans un quelconque déterminisme, fût-il culturel.
Toute tentation irrationaliste de fusion 42 entre les individus, corrélative d’une
fusion du peuple, « masse » anonyme, avec son Chef, qui la manipule, en
projetant d’assouvir tous les désirs 43 est tout autant écartée. L’irrationaliste
mystique auquel tend O. Spengler dans Le Déclin de l’Occident, mais aussi
l’antihumanisme de Heidegger, qui fait de la « Geworfenheit », « l’être jeté
là », la principale caractéristique de l’homme, sont en ce sens également
critiqués comme des positions potentiellement fatalistes.

Contre l’historicisme et le relativisme des valeurs

S’il faut lutter contre ceux qui, comme Hegel, hypostasient l’universel et
l’État, il faut toutefois aussi, sur le versant opposé, lutter contre l’historisme,
c’est-à-dire l’hypostase de l’événement et de l’individu, qui pourrait conduire
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à une dissolution complète de l’universel, à un relativisme ruineux pour toute
entreprise éthique. Ce n’est pas parce que les Lumières sont contingentes,
c’est-à-dire profondément historiques, plurielles, perpétuellement en crise et
fragiles, que les individus doivent renoncer à défendre individuellement et de
manière irréductiblement plurielle leur valeur universelle.
L’universel a toutefois changé de sens par rapport aux métaphysiques de
Kant et de Hegel. Refusant de concevoir abstraitement l’universel, Cassirer

41.  IH, p. 146 : « Cette apothéose de l’État est peut-être le problème le plus difficile du
système hégélien ».
42.  L’opposition de Sartre aux « groupes de fusion », au nom d’une défense de la liberté
absolue, présente des points communs avec celle de Cassirer, bien que la liberté soit entendue
de part et d’autre très différemment : comme dimension existentielle immédiate et nécessité
absolue de choix chez Sartre, comme libération progressive et inachevable de tout déterminisme
grâce à la médiation plurielle des objectivations produites par les diverses formes symboliques
que l’homme créée par libre reprise des formes du passé, chez Cassirer.
43.  Cassirer cite les écrits d’E. Doutté, anthropologue français ayant analysé la logique des
désirs dans ce cadre.

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298 / RFHIP No 40 – études

ne coupe jamais l’histoire des idées politiques de la matérialité où l’histoire


prend corps. Les universaux sont les problèmes et les tâches (Aufgabe) qui
polarisent « l’aire relationnelle » où se projettent les langages politique,
­technique, artistique, mythique, etc., et cela, de manière spécifique selon
chaque réseau culturel particulier 44. Ces aires sont distinguées rétrospecti-
vement, avec le recul du temps 45.
Les réflexions de Cassirer sur la place de l’individu dans l’histoire se
trouvent corrélées à celles portant sur la manière dont nous devons l’écrire
et sa façon spécifique de penser la politique et de s’y engager. Si l’individu
joue dans l’histoire plus qu’un simple rôle de marionnette, il n’est plus pos-
sible de lire l’histoire des idées politiques en fonction d’un unique principe
absolu, fût-il logique, qui déterminerait par avance tout événement. S’il faut
pluraliser par essence le principe de lecture de l’histoire, il faut défendre une
conception politique anti-absolutiste, antitotalitariste, où doit régner le prin-
cipe de tolérance face à la diversité culturelle des manières de construire le
monde. Cela passe par un rééquilibrage du couple individu-État qui affermit
la responsabilité individuelle tout en ne fragilisant pas l’universalité de la
tâche qui incombe à chacun.
On peut souligner ici un certain pragmatisme de la conception de Cassirer,
mais qui ne doit pas être identifié pour autant à une approche réaliste, tant
s’en faut. « L’être n’est accessible que dans l’action »  46. Son pragmatisme
est uniquement ici à entendre au sens où il pense, comme Goethe et Pierce,
que la pensée n’est effectivement pensée que lorsqu’elle prend littéralement
corps à travers la création concrète de divers symboles dont nous pouvons
garder trace : « Am Anfang ist der Tat ». Il ne s’agit pour autant aucunement
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44.  E. Cassirer, Liberté et forme, L’Idée de la culture allemande, trad. par J. Carro, M. Willman-
Carro et J. Gaubert, Éditions du Cerf, Paris, 2001, Avant-propos, p. 9 : il s’agit de « déterminer
pour ainsi dire une aire relationnelle commune sur laquelle se projettent de manière identique,
les évolutions religieuse, philosophique et littéraire, afin de mettre en évidence aussi bien ce
qu’elles ont de spécifique dans leurs lois propres que le système universel des rapports que ces
domaines entretiennent entre eux ». Nous soulignons. Il faudrait ajouter l’adjectif « politique »
à cette liste, d’autant plus que cet ouvrage se termine par une longue analyse de l’évolution de
l’idée d’État, chapitre VI, p. 303-366, dont les moments forts sont marqués par les théories de
Kant, Humboldt, de Fichte, de Schelling et de Hegel.
45.  Le réseau culturel ainsi défini n’est nullement limité aux frontières des nations, les Lumières
étant (tout comme la Renaissance) pour Cassirer – comme nous venons de le rappeler – un
événement paneuropéen, voire mondial, par excellence, et non pangermaniste, comme certains
le défendent à l’époque de Cassirer, sous l’effet de la montée du nationalisme caractéristique
de l’entre-deux-guerres. Voir P. Favuzzi, op. cit., p. 163-164.
46.  E. Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, Tome III, La phénoménologie de la
connaissance, trad. par C. Fronty, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 309. On sera sensible à
cette conception de la pensée dans IC, p. 12 : « […] le travail de la pensée ne s’oppose pas
à l’ensemble du mouvement spirituel et aux forces qui l’animent comme un élément isolé et
singulier, pas plus qu’il ne le suit comme une pure abstraction, comme s’il n’était que son
ombre, […] il s’y insère au contraire d’une manière féconde et déterminante ».

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ERNST CASSIRER / 299

de défendre une conception réaliste de la philosophie, et encore moins de la


politique, bien au contraire. Si Machiavel a eu le mérite de faire gagner à la
politique son autonomie, en la coupant d’autres sphères qui voulaient l’an-
nexer sans reste et réduire sa spécificité, la politique, si on veut la comprendre,
ne doit pas pour autant être séparée des autres formes symboliques qui en
infléchissent constamment les lignes de forces. La réinscrire dans le champ
de la culture, définie comme tâche, permet de plus à Cassirer de repenser
le lien intrinsèque de la politique à l’éthique. La politique n’a pas à être su-
bordonnée à une morale dogmatique qui s’imposerait à elle de l’extérieur,
certes, mais elle implique en revanche des considérations éthiques en tant
qu’elle participe avec les autres formes symboliques à la tâche de libération
de l’homme face à tout déterminisme, en quoi consiste la culture. Le fait de
refuser d’une part une philosophie de l’histoire téléologique conservatiste
et d’autre part un historisme relativiste coupé du champ éthique, permet de
repenser la politique au travers du prisme fourni par une forme originale
d’histoire-problème 47, qui analyse dans le détail les ruptures entre diverses
périodes du passé et fournit des diagnostics critiques sévères du présent.
Malgré le renoncement à une certaine téléologie qui viendrait ultimement
re-substantialiser le principe qui la régit en réduisant la pluralité des principes
à un absolu, il ne s’agit donc jamais de viser une neutralité du discours, qui
demeure au contraire résolument orienté.

II. Penser l’anthropologie de la culture,


penser l’histoire des idées politiques
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Cassirer rejoint, sous certains aspects, la manière foucaldienne de penser
l’histoire 48 et notamment sa manière d’ouvrir la reconstruction complexe de
différentes épistémè sur un diagnostic critique certes discret, mais néanmoins
sévère et destiné à éveiller en tout lecteur le sentiment de l’importance de
son engagement citoyen en première personne, un engagement qui doit se
jouer précisément non pas seulement au plan politique, mais à tous les plans
de la vie culturelle : un engagement de tous les instants. Bien qu’il y ait des
différences notables de style entre Cassirer et Foucault, leur point commun

47.  IC, p. 12 : il s’agit de faire « l’histoire des problèmes », en analysant la texture concrète
des œuvres dans le plus mince détail.
48.  Cf. E. Rudolph, « E. Cassirer, entre philosophie de l’histoire et historisme », op. cit.,
p. 61 : « la culture et le symbole sont semblables à des topoi généalogiques – comparables à
l’épistémè et au dispositif chez Foucault ». Chez Cassirer, l’espace de la culture est polarisé,
suivant qu’on régresse vers une aliénation de l’homme ou qu’on progresse vers sa libération
face au déterminisme (naturel autant que culturel).

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300 / RFHIP No 40 – études

est de complexifier l’approche du politique en l’enracinant dans une anthro-


pologie de la culture 49.

Contre l’hypostase du politique : l’archéologie des idées politiques

La politique est seulement l’un des langages qui se projettent sur « l’aire
relationnelle  » caractéristique d’un ensemble culturel en particulier  50.
Hypostasier ce langage peut conduire à s’aveugler sur son sens. Pour rendre
compte de la politique d’une époque, il faut tisser de manière complexe tous
les fils qui interviennent pour la nourrir et qu’elle nourrit en retour. Cassirer
défend une lecture complexe du politique. Elle n’est jamais conçue de manière
séparée comme un domaine à part, ni même comme un facteur déterminant
(subordonnant) mécaniquement les autres. Comme chez Foucault, le politique
est diffus, diffracté, non localisable en un lieu précis. Les plans religieux,
artistiques, scientifiques, techniques, etc. interagissent souterrainement à titre
de lignes de forces qui le polarisent. Elles contribuent chacune à en orienter
le sens, à en infléchir la courbure et à le colorer de manière spécifique.
Toute activité symbolique produite dans le champ culturel se révèle en un
sens profondément éthico-politique. Il devient impossible de construire une
histoire des idées politiques véritable sans explorer ce qui se joue au plan
archéologique des autres formes symboliques, même quand les orientations
de celles-ci semblent à première vue très éloignées de celle-là.
Individu et Cosmos présente à ce titre un excellent exemple de la manière
cassirerienne de faire l’archéologie des idées politiques sans même parler
directement de politique 51. Inventer le genre esthétique qu’est le paysage,
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modifier la manière de symboliser le rapport de la liberté humaine à la néces-
sité 52, élaborer la théorie artistique des proportions, lutter contre l’astrologie,
sont, à la Renaissance, autant d’activités qui ne sont pas des activités relevant

49.  Au sens rigoureusement mathématique de la notion de système complexe, comme on


peut également le repérer chez G. Simondon, cf. Jean-Hugues Barthélémy, Simondon ou
l’encyclopédisme génétique, Paris, PUF, 2008, p. 16.
50.  La définition que M. Foucault donne de l’épistémè la rapproche de la notion d’aire rela-
tionnelle de projection de différents langages propre à Cassirer, cf. « Sur la Justice populaire »,
Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 1991, p. 1239 : « Ce que j’ai appelé dans Les Mots et les
Choses «épistémè» n’a rien à voir avec les catégories historiques. J’entends tous les rapports
qui ont existé à une certaine époque entre les différents domaines de la science […]. Ce sont
tous ces phénomènes de rapports entre les sciences ou entre les différents discours scientifiques
qui constituent ce que j’appelle épistémè d’une époque ».
51.  Il n’est pas anodin de remarquer que les trois épistémè principales que Foucault analyse sont
repérées également par Cassirer : la Renaissance dans Individu et Cosmos, l’âge classique dans l’Er-
kenntnisproblem, et l’émergence des sciences humaines au xixe dans Logique des sciences de la culture.
52.  C’est l’historien de l’art et ami de Cassirer que fut Aby Warburg qui le met au jour à
travers son Atlas Mnemosyne. Cf. IC, p. 100.

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ERNST CASSIRER / 301

de la politique, mais qu’il faut néanmoins intégrer dans une philosophie de


la culture plus vaste si l’on veut comprendre ensuite comment se produisent
insensiblement les grandes ruptures au plan de l’histoire des idées politiques
(et c’est ici de l’efficacité des « petites perceptions » chères à Leibniz qu’il
faudrait rigoureusement parler). En l’occurrence, pour rendre compte des
conditions qui ont rendu possible la rupture que la Renaissance a produit
en politique avec les écrits d’un Machiavel 53, il n’est pas inutile de montrer
comment esthétique, science et technique ont chacune contribué à la réno-
vation des rapports de l’homme à la nature, du sujet à l’objet, de la liberté à
la nécessité. Un nouveau sentiment de la nature y naît progressivement tant
du côté des artistes que des hommes de science. Il va permettre de ne plus
opposer substantiellement l’esprit à la nature, mais de les articuler méthodo-
logiquement, de manière fonctionnelle. Le rapport de la liberté à la nécessité,
n’est à la Renaissance plus représenté comme au Moyen âge, sous la forme
de la Roue de la Fortune, dictant à l’homme son destin. L’homme est soudain
figuré à la barre d’un bateau dont les voiles sont gonflées. Par cette iconologie
nouvelle, les artistes humanistes ont eux aussi contribué à rendre possible et
réel « l’individu » moderne autonome auquel les penseurs des idées politiques
contemporains vont pouvoir s’adresser.
Cassirer ne réduit jamais la politique à être mécaniquement déterminée par
les champs économiques, sociaux et techniques. Il reconnaît plutôt la liberté
d’une imagination créative à l’œuvre dans divers domaines symboliques
irréductibles les uns aux autres, mais présentant entre eux des homologies
structurales, des affinités, des inflexions similaires. En effet, les différents
langages qui les régissent se projettent sur une même aire relationnelle, à partir
d’une même et unique fonction symbolique, qui s’enrichit avec le temps de
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nouvelles fonctions de sens (expression, représentation, signification pure,
symbolisation pure…). Foucault, de la même manière, cherche à dégager les
conditions d’apparition du discours, envisagé comme pratique complexe et
différenciée. Il va également associer de manière diffuse chaque épistémè à
une fonction de sens, par exemple, comme chez Cassirer, l’âge classique à la
fonction de représentation, en ouvrant son livre de manière à première vue
surprenante par une analyse des Ménines.
Il faut noter que Cassirer veille à n’hypostasier aucune forme, que ce soit
celle de la science ou même de la philosophie. Bien comprendre l’histoire
des idées politiques, c’est, de même, ne pas hypostasier le politique. Ce n’est
donc qu’en étudiant le plus grand nombre possible de formes symboliques
ayant contribué à nourrir la Renaissance que l’on peut en l’occurrence bien
interpréter la modernité de l’œuvre de Machiavel et être sensible à la rupture
profonde qui s’y joue. Cassirer loue en lui le mérite de celui qui contribue

53.  Machiavel n’est toutefois pas analysé dans cet ouvrage, mais dans Le Mythe de l’État.

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302 / RFHIP No 40 – études

– avec Grotius et Leibniz – à inventer l’autonomie du politique en tentant


de « comprendre la rationalité du champ politique de l’intérieur en partant
des rapports de force qui s’y déploient » 54. En véritable « Galilée de la poli-
tique », séparant la politique de la religion, il a su séculariser la politique et
l’a envisagée comme une technique, ce qui a permis de démythifier l’État et
donc de « préserver le politique en ne demandant pas à la politique et à l’État
ce qu’il ne sauraient nous donner » 55. Machiavel est donc celui qui fait de la
politique une authentique forme symbolique, dont la rationalité est reconnue
comme irréductible à la rationalité qui gouverne les autres formes. Cassirer
va même jusqu’à dire que si les dirigeants politique du xxe siècle avaient été
davantage « machiavéliques », au sens authentique que prend ce terme à la
fin de son analyse, la tragédie totalitaire aurait pu être évitée, car précisément,
ces dirigeants totalitaristes n’ont pas reconnu la spécificité du champ limité
où la politique devait se déployer, en soumettant l’art, l’économie, etc. à sa
législation 56 et en ne reconnaissant pas sa légalité spécifique.

Périodisations : la complexité historique

Faire cette archéologie a pour conséquence de faire bouger le résultat


d’approches plus réductrices qui hypostasieraient le seul aspect politique au
détriment des autres aspects, ce qui invite Cassirer à revoir un certain nombre
d’étiquettes trop vite plaquées sur telle ou telle époque 57. Selon Cassirer, quand
on entre dans le détail des strates qui la rendent vivante 58, c’est à la Renaissance
qu’il faut faire remonter le début de la Modernité : « sans renoncer le moins
du monde à s’efforcer vers l’universel, voire le plus universel, [l’histoire
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des idées] n’en doit pas moins se pénétrer davantage de la pensée que seul
l’approfondissement des particularités concrètes, l’analyse du détail de l’his-
toire dans sa plus mince texture, est susceptible d’établir et de garantir une
universalité authentique ». Plus exactement encore, plusieurs lignes de force
la traversent. Sous l’impulsion de l’historien de l’art que fut son ami Aby
Warburg, Cassirer s’engage contre une périodisation tranchée et contre une
conception substantialiste de l’histoire. La réalité de la culture est toujours

54.  B. Vergely, commentant l’approche originale que Cassirer fait de Machiavel dans Le
Mythe de l’État, in La Politique du juste, op. cit., p. 68-69.
55.  Idem.
56.  Idem.
57.  IC, p. 12 : « L’universalité requise est celle d’un point de vue théorique systématique qui
ne coïncide en aucune manière avec cette universalité d’espèce purement empirique dont on
use pour diviser l’histoire en grandes périodes et délimiter commodément les époques dans
leur singularité […] ».
58.  IC, p. 11.

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ERNST CASSIRER / 303

plus complexe que les périodisations franches ne le laissent entrevoir 59 : « En


parlant d’un mouvement continu, nous ne voulons évidemment pas dire que
l’histoire des idées a la valeur d’un enchaînement systématique. Nulle part il
ne s’agit d’un « progrès » temporel continu conduisant en ligne droite à un but
déterminé. L’ancien et le nouveau cheminent de concert pendant de longues
périodes et d’ailleurs empiètent constamment l’un sur l’autre. On peut donc
parler d’une constante « évolution », mais uniquement en ce sens que, dans
ce même va-et-vient fluctuant, les conceptions se dégagent de plus en plus
nettement les unes des autres dans des structures déterminées, typiques ».
Ce sont des enchevêtrements complexes qu’il faut finement analyser pour
mettre au jour les conditions de possibilité de l’apparition progressive de
nouvelles manières d’articuler l’individu et le monde qui l’entoure, créés par
la fonction symbolique humaine au cours de l’histoire. La Renaissance se
caractérise en l’occurrence par son oscillation constante entre des conceptions
propres encore au Moyen Âge et des conceptions déjà caractéristiques de la
Modernité 60. Comme chez Foucault, Cassirer refuse une histoire linéaire. On
ne peut enchaîner les événements sur un fil unique et fermer la boucle pour en
déterminer l’ensemble. Il ne s’agit plus de décrire un cheminement temporel
linéaire, mais de construire de manière complexe des époques épistémiques
discontinues, polarisées par des problèmes ou des tâches communes spéci-
fiques. À un moment donné, se forme un système stable qui, ultérieurement,
se transforme progressivement, puis radicalement, en un autre. Foucault
définit l’épistémè comme un espace de la dispersion, un champ ouvert indé-
finiment descriptible de relations, ce qui vaut aussi comme principe d’écriture
d’Individu et Cosmos.
Cassirer refuse de substantialiser les époques, les cultures, tout comme
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il refuse de déduire les actions de l’individu d’un « type universel » dont
il ne serait plus alors que la simple copie mécanique. Les hommes de la
Renaissance ne doivent pas être subsumés sous un même universel qui les
déterminerait tous, ils sont au contraire très différents les uns des autres,
voire opposés quant à certains de leurs traits fondamentaux et ils présentent
des individualités irréductibles les unes aux autres 61. Il vaut mieux dire que
chaque grand homme de la Renaissance, selon son originalité propre, s’est
confronté historiquement à un même problème à dimension universelle, le
dépassant en tant qu’individu. On peut alors respecter les antagonismes, les
contradictions d’une époque, tout en en faisant rigoureusement l’histoire et
en construisant sa cohérence. Il s’agit d’éviter ainsi la périodisation stérile à

59.  IC, p. 132.


60.  IC, p. 100 : la Renaissance est un compromis entre la foi médiévale en Dieu et la confiance
en soi de l’homme de la Renaissance, qui ouvre la Modernité.
61.  LSC, p. 159.

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304 / RFHIP No 40 – études

laquelle conduirait une histoire qui se réduirait à être celle de l’esprit. L’his-
toire des idées politiques doit exposer de manière particulière et spécifique
comment elles ont pris corps de manière sensible à travers d’autres formes
symboliques. Ce qui est sous-jacent ici, c’est à nouveau le ‘pragmatisme’ de
la conception du symbolique chez Cassirer et son engagement humaniste.
Penser, c’est agir et agir, mettre en œuvre toutes les dimensions humaines,
aussi bien spirituelles que sensibles, c’est-à-dire engager toutes les formes
symboliques, l’homme tout entier. L’historien des idées politiques doit éviter
toute position de surplomb. Il lui faut se placer au cœur du tissu concret des
petits événements qui font la vie de la culture. En ce sens, Foucault est bien
un humaniste, même si les dernières pages de son ouvrage Les Mots et les
Choses ont fait couler beaucoup d’encre et suscité des mécompréhensions sur
son rapport à l’humanisme. Il s’agit, chez Foucault comme chez Cassirer, de
faire l’histoire de micro-événements, en tant qu’ils peuvent devenir significatifs
de mutations majeures, tout en ayant en vue une vaste histoire-problème qui
leur donne un sens profond, avec l’idée que ce sens peut continuer à résonner
jusqu’à nous et contribuer à orienter notre propre agir.
On retrouve chez ces deux auteurs l’analyse de décalages infimes, mais
absolument essentiels, qui font basculer soudain toute la pensée occidentale 62.
Dans La philosophie des Lumières, il est intéressant de repérer à ce titre où
se situe précisément le chapitre sur « Le droit et l’État ». Il ne vient prendre
toute son épaisseur qu’une fois que toutes les autres formes symboliques ont
été patiemment explorées. Il en est de même dans Liberté et Forme, dont le
chapitre sur « L’idée de liberté et l’idée d’État » tire sa profondeur d’analyse
des longues interprétations esthétiques et littéraires qui le précèdent. La
compréhension des idées politiques se mérite.
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De même, dans Le Mythe de l’État, on peut repérer cette démarche d’in-
tégration du politique. D’une part, Cassirer cherche à décrypter le détail de
légères, mais d’autant plus significatives, mutations de langage qu’il décèle dans
les leitmotivs utilisées par les nazis 63. Il montre que s’y joue le sens profond
de la radicale rupture politique, mais aussi sociale, économique, etc. qu’in-
troduisent les totalitarismes modernes. D’autre part, il met le mythe politique
moderne à distance, déjouant ainsi son pouvoir de séduction en l’inscrivant
dans une vaste philosophie du mythe où sa spécificité se dégage 64. Il remonte
de manière inattendue à l’usage des mythes chez Platon et exploite de ma-
nière très large les résultats scientifiques d’ethnologues et d’anthropologues
comme Lévi-Brühl, Doutté, etc. pour faire saillir la spécificité de l’usage du
mythe par les nazis. Puisque Rosenberg a lui-même revendiqué le caractère

62.  M. Foucault, Les Mots et les Choses, op. cit., p. 251.


63.  MOS, p. 279.
64.  MOS, première partie : « What is a myth ? ».

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ERNST CASSIRER / 305

proprement mythique de la politique du Troisième Reich, il s’agit de décrypter,


sous un terme similaire – celui de mythe –, une réalité bien différente de celle
à laquelle renvoient les mythes des peuples dits « primitifs ». Il faut rendre le
lecteur sensible à la fine mais décisive évolution du sens des mots employés
par les nazis et cela, pour faire enfin cesser la pernicieuse séduction que leurs
discours ont pu occasionner.
Le mythe, tel qu’il est élaboré au niveau de la pensée mythique ­primitive,
constitue une réponse partiellement irréfléchie à la peur. Il est destiné à
résoudre de manière localisée 65 des difficultés rencontrées par l’homme face
au déterminisme naturel, en créant un espace de vie et de pensée où ces peurs
puissent être mises à distance par interposition de symboles et de rituels ma-
giques. L’homme de la pensée mythique primitive fait reculer le mythe dès que
des techniques sont par lui mieux maîtrisées, « l’homo magus » cédant alors
bien volontiers le pas à « l’homo faber » 66. A contrario, la pensée mythique
activée par les dirigeants totalitaristes exploite consciemment et de manière
réfléchie la peur d’un peuple, en utilisant le mythe et le langage comme des
outils techniques permettant de détruire en l’homme la capacité à prendre une
distance critique par rapport au groupe, en lui faisant croire qu’il n’a d’autre
choix que celui d’être déterminé par un destin, imposé à un peuple, à une
culture. Rien n’est alors laissé au hasard par le dirigeant totalitaire, qui fait
fusionner l’homo magus et l’homo faber 67. Ce n’est pas l’aspect positif de
l’imagination productrice de symboles que les dirigeants totalitaires mettent
en œuvre en inventant des nouveaux mythes et rituels, mais bien plutôt une
froide technique, une mécanique, une stratégie, dont le but est précisément
d’annihiler la capacité des dirigés à pouvoir mettre en œuvre leur propre ima-
gination créatrice, leur capacité à recréer de la distance par rapport à la réalité
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des rapports de force où ils sont plongés 68. Les sujets du pouvoir totalitaire
se mettent alors à « coller » à « ce qui est le cas », tout comme les animaux
où les victimes de pathologie de la fonction symbolique « adhèrent » exces-
sivement au sensible, ne pouvant imaginer d’autres possibles que ce qui est  69.

65.  MOS, p. 274 : dans les sociétés primitives, l’utilisation de la magie est locale, il demeure
toujours une sphère séculière.
66.  MOS, p. 275-277.
67.  MOS, p. 277 : « Nothing is left to chance, every step is well prepared and premeditated.
It is this strange combination that is one of the most striking features of our political myths.
Myth has always been described as the result of an unconscious activity and as a free product
of imagination. But here we find myth made according to plan ».
68.  MOS, p. 277 : « They [= Modern political Myths] are artificial things fabricated by a
very skilful and cunning artisans ».
69.  Cassirer analyse les phénomènes de dé-symbolisation et de pathologie de la fonction
symbolique comme incapacité de saisir la prégnance symbolique. Cf. La philosophie des
formes symboliques, tome III, La phénoménologie de la connaissance, Paris, Éditions de
Minuit, p. 256 : lorsque la fonction symbolique ne fonctionne plus, l’homme « va et vit ainsi
dans l’impression du moment, mais reste pris et empêtré en elle », alors que « la conscience

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306 / RFHIP No 40 – études

Les mythes sont alors créés comme des armes. Ils sont manufacturés « comme
des avions de guerre ». De sorte que le réarmement effectif a commencé non
pas avec le réarmement militaire, qui n’en est qu’un effet de surface, mais
bien avec la naissance et la montée des mythes politiques, c’est-à-dire avec
le « réarmement mental » souterrain 70.
La pensée mythique primitive est certes déjà originairement tragique, car
l’individu qui y est pris se met à avoir bien souvent plus peur des symboles
qu’il crée pour réduire sa crainte (Zeus) qu’il n’a peur des éléments naturels
la suscitant (les éclairs). La vénération de l’idole, la récitation angoissée de
tous les noms et épithètes du Dieu lors du rituel, l’effroi face au mot tabou,
pris pour la chose même qu’il désigne, en sont révélateurs : ils ne disparaîtront
que quand la religion aura pris le pas sur la magie. Les rituels primitifs
se caractérisent en effet au plan sémiologique par l’absence de capacité à
dissocier le signifiant du signifié, corrélative au plan social et politique par
l’absence de capacité de l’individu à se dissocier du groupe social et par son
assimilation, par conséquent, à un chef. Mais les mythes modernes ne sont pas
tragiques pour la même raison, car ils ne représentent aucun accroissement
de liberté et de distance critique, mais au contraire une régression à un état
de liberté moindre, et cela chez des individus pourtant intelligents, cultivés
et disposant d’assez de techniques pour maîtriser les forces naturelles et ne
pas être victimes du déterminisme naturel 71.
La pensée mythique a toute sa place dans la philosophie des formes sym-
boliques, mais à condition qu’elle ne soit pas hypostasiée au détriment des
autres formes. Or, c’est ce à quoi conduisent les dirigeants totalitaires. Ils
technicisent le mythe pour faire fusionner la masse avec un chef, si bien que
l’expression mythique en vient à envahir toutes les autres formes, ce dont
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même les hommes de la pensée mythique dite « primitive » se gardaient,
mettant quant à eux en œuvre leur raison et leur savoir-faire dans tous les
domaines autres non sacrés.
Comme nous l’avons déjà fait remarquer, Cassirer est sensible aux petits
détails révélateurs d’une instrumentalisation du langage par les dirigeants
totalitaires, visant à donner consciemment aux mots un pouvoir efficace
magique sur la masse. Cette masse, laissant dominer la seule fonction de

de la perception normale, dont c’est là une de ses aptitudes maîtresses, n’est pas seulement
remplie et pénétrée de certains «vecteurs significatifs», mais en général peut aussi les faire
varier librement » (p. 257).
70.  MOS, p. 277 : « The real rearmement began with the origin and the rise of the political
myths. The later military rearmament was only an accessory after the facts ».
71.  MOS, p. 281 : « But here are men, men of education and intelligence, honest and upright
men who suddenly give up the highest human privilege. They have ceased to be free and per-
sonal agents. The act like marionettes in a puppet show – and they do not even know that the
strings of this show and of man’s whole individual and social life are hence forward pulled
by the political leaders ».

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ERNST CASSIRER / 307

sens du langage qu’est l’expression (Ausdruck) au détriment de celle de la


représentation (Darstellung), est alors mue par les affects plus que par la rai-
son. En s’appuyant sur un ouvrage de linguistique consacré aux expressions
forgées par les Nazis, il analyse le déplacement affectif profond qui se produit
avec la simple modification de quelques lettres dans un mot, les nazis jouant
intentionnellement dans leurs discours de propagande sur l’écart insensible
qu’ils creusent entre Siegfriede et Siegerfriede 72. Tandis que le premier terme
renvoie à une victoire des nazis, le second renvoie à celle de leurs opposants
et signifient l’exact contraire. Exploitant ce décalage, les nazis créent lors de
leurs discours de propagande une « atmosphère émotionnelle » particulière  73.
Pour expliquer la nature des totalitarismes, Cassirer ne se contente pas de
commenter les approches théoriques émanant d’écrits strictement philoso-
phiques ou même politiques. Il mesure également les fins changements qui ont
pu jouer leur rôle aux plans affectif, voire « esthétique », dans la mutation de
l’image de l’homme souhaitée par les dirigeants totalitaristes. Et même quand
il analyse les écrits philosophiques ou politiques qui ont pu jouer un rôle, il ne
leur donne jamais le rôle de cause déterminante, mais toujours et seulement
le statut de condition de possibilité d’émergence de réalités politiques, dont
les acteurs restent entièrement responsables 74.
Il prend de plus bien soin de faire remonter loin dans le temps les idées-
phares des nazis, en montrant qu’elles n’ont pas leurs sources uniquement en
Allemagne, s’inscrivant ici en faux contre toute théorie du Sonderweg alle-
mand, selon laquelle les Allemands auraient été déterminés nécessairement à
adopter le nazisme en fonction de particularités propres à leur culture, même
si le culte de l’État prôné par Hegel, mais aussi le culte du héros défendu par
Carlyle, et celui de la race défendu par Gobineau ont pu préparer conjoin-
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tement les individus à être réceptifs au discours des nazis au xxe siècle et à
opter librement pour eux.
Spengler, invitant à ne pas se lamenter du Déclin de l’Occident, mais à
l’accepter comme tel, et Heidegger, insistant sur la Geworfenheit comme
trait de caractère fondamental de l’homme, ont joué également un rôle im-
portant, sans que l’on puisse dire en toute rigueur qu’ils ont déterminé les
totalitarismes. Cassirer ne commet ici aucune confusion et aucun amalgame
entre l’existentialisme heideggerien et les thèses politiques nazies. Il reste que
Spengler et Heidegger ont néanmoins préparé les individus à malheureusement
librement adhérer à ces dernières 75.

72.  MOS, p. 279. L’ouvrage en question est celui d’H. Paechter, B. Hellman et K. C. Paetel,
Nazi-Deustch. A Glossary of Contemporary German Usage.
73.  Idem : Cassirer souligne l’impossibilité de traduire complètement « l’atmosphère
émotionnelle » qui enveloppe ces termes en anglais.
74.  MOS, p. 288.
75.  MOS, p. 288 : « A philosophy of history that consists in somber predictions of the decline

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Cassirer va donc soutenir tout à la fois qu’un grand nombre de petits


glissements se produisant dans d’autres registres que le politique ont eu une
importance et une efficacité souterraines sur la politique et que les nazis et
leurs adhérents étaient entièrement libres de leur choix. En expliquant com-
ment les totalitarismes ont été possibles, il n’ôte ainsi la responsabilité ni
des dirigeants, ni de ceux qui les ont élus, ni des philosophes qui, lui-même
inclus, n’ont pas clairement vu le danger et n’ont pas entrepris d’y réagir
quand il était encore temps 76. C’est là toute la force de l’interprétation que
fournit Cassirer et c’est pourquoi son histoire des idées politiques du passé
et du présent est constamment un diagnostic critique destiné à faire réfléchir
son lecteur sur son engagement citoyen à venir. C’est en cela que l’on peut
considérer Cassirer comme l’un des grands « moralistes politiques » du
xxe siècle, au même titre qu’un Sartre, mais avec des présupposés très différents.
Mais est-il bien vrai, à ce titre, qu’il n’ait pas écrit l’équivalent des textes
que l’on trouve chez Sartre regroupés au rang de Situations ? Quels sont
les moments privilégiés où on a pu mesurer son engagement politique « en
situation », au-delà de l’élaboration de son archéologie de la culture ?

III. L’histoire des idées politiques d’un Juif allemand en exil 

Cassirer n’a-t-il été au juste qu’un historien des idées politiques ? ­Soutenir,
en 1916, que l’idée de républicanisme n’est pas étrangère à la culture alle-
mande, publier une généalogie paneuropéenne des Lumières en 1932, écrire le
Mythe de l’État en exil aux États-Unis, sont bien autant de manières affirmées
de prendre position sur le terrain politique. On pourrait même soutenir que
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La Philosophie des Lumières et Le Mythe de L’État sont des Situations impli-
cites, ces ouvrages ne prenant leur sens profond qu’à partir de leur contexte
d’écriture et notamment de leur date de parution.
Si l’on mobilise le vocabulaire sartrien, on se doit toutefois de souligner
les divergences profondes entre l’engagement tel que le conçoit Cassirer et
l’engagement sartrien. Selon Cassirer, la liberté est bien toujours « en situa-
tion » et elle se gagne toujours par refus de tout déterminisme, mais non au
sens où l’entend Sartre. La « situation » se définit, nous l’avons vu, comme
l’« aire relationnelle » particulière à une époque culturelle. Selon Sartre, la
liberté est comprise de manière existentielle comme l’absence fondamentale

and the inevitable destruction of our civilization and a theory that sees in the Geworfenheit a
man one of his principal characters have given up all hopes of an active share in the construc-
tion and reconstruction of man’s cultural life ».
76.  MOS, p. 290 : Cassirer déplore que, quand lui et d’autres philosophes ont entendu parler
pour la première fois des mythes politiques modernes, ils ne les ont pas pris au sérieux. Il
regrette cette grande erreur et invite à ne pas la commettre à nouveau.

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ERNST CASSIRER / 309

de détermination ontologique de l’homme (cette absence de nature humaine


engageant ce qu’il nomme humanisme) et comme la nécessité radicale de
choisir. Selon Cassirer, la liberté correspond à la capacité qu’à l’individu de
mettre en œuvre son imagination pour, à partir des formes héritées du passé
qui insistent en lui, créer des formes radicalement inédites. Avec Sartre, la
liberté se joue au plan de l’être, tandis que chez Cassirer, elle se déploie au
plan de la culture, qui suppose justement une prise de distance par rapport
au plan de l’être, au moyen de médiations symboliques, et qui suppose donc
aussi la création d’œuvres concrètes, dont la dimension est toujours à la fois
individuelle (car elles sont l’œuvre d’un individu) et collective (car elle s’offrent
à titre de tâche à l’interprétation créatrice future de chaque individu à venir).
Tandis que le rapport de Sartre à Heidegger est ambivalent, marqué tantôt
par l’éloignement, tantôt par la proximité, Cassirer se distancie nettement de
Heidegger et souligne clairement sa rupture tant avec les prémisses d’une phi-
losophie existentialiste qu’avec les conséquences éthico-politiques possibles
de ces dernières. Tous trois prennent certes en compte la dimension historique
et « contingente » des valeurs, mais tandis que Sartre et Cassirer défendent
l’humanisme et un constructivisme ouvert vers des idéaux démocratiques,
républicains, égalitaristes, Heidegger défend l’antihumanisme, une conception
du sujet marquée par la passivité et un engagement implicite, voire explicite,
pour le totalitarisme, et pour diverses formes d’élitisme. Alors que Cassirer
intègre la question du politique dans la culture et l’interroge du point de vue
du processus de construction de médiations symboliques, concevant l’action
politique de l’individu comme une reprise créative des formes du passé, Sartre
et Heidegger coupent radicalement l’action individuelle du processus culturel.
C’est selon nous à l’engagement de Cassirer contre Heidegger lors du débat
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de Davos qu’il nous faut désormais nous intéresser pour mieux saisir le sens
profond de son histoire des idées politiques et mieux comprendre la proxi-
mité et les divergences de son engagement avec celui d’un Sartre, malgré la
défense de causes souvent communes.
Pour mettre en évidence l’engagement de Cassirer, nous voudrions donc
pour conclure revenir brièvement sur le contexte du débat de Davos, car bien
que ce débat n’ait porté à première vue que sur la question de savoir comment
il fallait interpréter la limitation kantienne du savoir à ce dont l’homme peut
faire l’expérience et sur celle de la compréhension de la « finitude » humaine
qui en découlerait 77, il n’a pas échappé à tous les protagonistes que c’étaient
non seulement deux styles personnels de philosophie qui s’opposaient, mais
aussi deux façons de concevoir la culture, de définir la liberté et, ultimement,
deux façons de fonder la politique qui étaient aux prises. Jamais peut-être les
enjeux éthico-politiques d’un débat philosophique n’ont été aussi prégnants

77.  Puisque la sensibilité doit nécessairement intervenir pour rendre le concept effectif.

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qu’en ces journées de séminaire de 1929, à Davos, et ce n’est pas seulement


rétrospectivement que nous pouvons le mettre en lumière. L’engagement de
Cassirer fut manifeste même aux yeux des spectateurs que furent notamment
de Gandillac, Lévinas, Carnap, mais aussi aux yeux des simples étudiants
qui assistèrent au débat, fût-ce pour le tourner en ridicule par des saynètes
satyriques jouées le soir même des conférences.
Or, J. M. Krois a mis en évidence le contexte éthico-politique précis de ce
débat 78. Il commence par souligner les points théoriques sur lesquels Cassirer
et Heidegger auraient pu vraiment débattre, si Cassirer avait choisi de faire
état de certaines de ses recherches l’éloignant du néo-kantisme de Cohen 79
et explique que le débat n’a pas eu lieu sur ces points précisément à cause
du climat politique entourant cet événement et en raison de l’engagement
éthique de Cassirer aux côtés de son maître. Les éléments que Cassirer au-
rait pu invoquer pour contrer Heidegger auraient pu relever de sa théorie des
phénomènes de base, de sa thématisation de la prégnance symbolique et de
sa métaphysique des formes symboliques, dont nous pouvons nous faire une
idée assez précise avec la publication du Nachlass. Il n’aurait volontairement
pas avancé ses atouts au plan théorique face à Heidegger et aurait choisi de
défendre strictement la ligne néo-kantienne de Cohen lors de ce Débat, pour
la bonne raison qu’il pressentirait que les prémisses de l’existentialisme de
Heidegger pourraient conduire à mettre profondément à mal les conceptions
éthico-politiques qu’il veut absolument continuer à défendre aux côtés de
Cohen. En bref, ce serait en raison d’un réel engagement éthico-politique que
Cassirer n’aurait pas fait appel lors du Débat à certains éléments théoriques
de sa philosophie de la culture ne relevant pas du strict néo-kantisme de
Cohen, et qui auraient pu permettre de contrer Heidegger plus efficacement
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qu’il ne le fit.
Krois fournit à l’appui de son commentaire un extrait du Frankfurter Zeitung
du 25 février 1929, faisant état d’attaques antisémites menées contre H. Cohen,
mais aussi contre Cassirer, accusés tous deux de ne pouvoir bien interpréter
le kantisme à cause de leur Judéité. « Au lieu de parler en son nom à Davos,
Cassirer sembla plus soucieux de défendre son professeur H. Cohen et de se
solidariser avec lui » 80. La raison en est, selon Krois, qu’il ne s’agit pas tant
à Davos de défendre une théorie et de se situer sur le plan du Schulbegriff de
la philosophie, que d’engager le Weltbegriff de celle-ci. Pour comprendre la
« situation du débat de Davos », il faut remonter à 1916. Cette année-là, le
professeur de Cassirer que fut H. Cohen est déjà « publiquement traîné dans

78.  J. M. Krois, « Warum fand keine Davoser Debatte statt ? », in Cassirer – Heidegger – 70
Jahre Davoser Disputation, dirigé par D. Kaegi et E. Rudolph, Hambourg, Éditions Meiner,
2002, p. 237, abrégé C-H, notre traduction.
79.  C-H, p. 235-237.
80.  C-H, p. 237, notre traduction.

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ERNST CASSIRER / 311

la boue par Bruno Bauch, un professeur de philosophie de Jena » 81. Bauch


affirme, dans le courrier des lecteurs de la revue populaire Der Panther, que
Cohen, en tant que Juif, ne peut comprendre la philosophie de Kant. Dans
cette lettre, Bauch désigne les Juifs comme des « invités » au sein de la maison
allemande. Peu après, Bauch publie dans les Kant-Studien un essai intitulé Der
Begriff der Nation qui prétend fournir une interprétation de Kant conforme à
la nature du peuple allemand (völkisch). Quand H. Cohen l’apprend, il écrit
à P. Natorp. Il lui raconte que Cassirer a choisi de prendre position, dans un
texte accompagné d’une lettre, pour dénoncer la situation 82. Or, Bauch est à
ce moment-là éditeur des Kant-Studien. L’essai de Cassirer, qui doit paraître
dans les Kant-Studien n’est finalement pas publié, car Bauch se retire du
comité de rédaction des Kant-Studien, ce qui contribue à apaiser la situation.
Extérieurement, en tout cas, car Bauch ne veut pas présenter d’excuses et se
présente comme une victime. Après 1933, Bauch mène une grande carrière
sous le régime nazi et reste représentant de la Société allemande de philoso-
phie jusqu’à sa mort, en 1942 83.
Bauch conteste que les Juifs puissent bien interpréter Kant. Mais l’au-
dience de Der Panther reste confinée à un petit cercle de lecteurs et les Kant-
Studien constituent une revue universitaire. Le 25 février 1929, toutefois, trois
semaines donc avant le débat de Davos, qui commence le 17 mai, paraît dans
le Frankfurter Zeitung, c’est-à-dire avec une audience bien plus grande, un
article du même acabit. Le professeur de philosophie viennois Othmar Spann
vient de tenir, deux jours auparavant, dans un auditorium bondé de l’­Université
de Munich, une conférence sur « La crise contemporaine de la culture », au
cours de laquelle il s’attaque au néo-kantisme et désigne ses défenseurs,
H. Cohen et E. Cassirer, comme des « étrangers » qui fournissent une m ­ auvaise
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interprétation de Kant, l’Allemand. Il est acclamé par le public et Hitler, qui
est présent, remercie Spann par une vive poignée de main et un salut révé-
rencieux. Ce serait, selon Spann, cette manière néo-kantienne de faire de
la philosophie qui aurait conduit à la crise contemporaine de la culture, car
Cohen et Cassirer n’auraient pas compris Kant comme un métaphysicien. Des
rapports de cette conférence sont publiés non seulement dans le Frankfurter
Zeitung, mais aussi dans le Berliner Tagesblatt, dans le Münchner Zeitung, le
Münchner Neuesten Nachrichten, etc. Certains organes publient l’intégralité
de la conférence de Spann 84.

81.  C-H, p. 238.


82.  Comme me l’a fait remarquer à juste titre A. Rieber, que je remercie vivement pour la
relecture avisée de cet article, il convient de distinguer la fidélité à Cohen comme Juif (ce qui,
dans le contexte de l’époque fait bien sûr sens au-delà de la propre appartenance de Cassirer
au judaïsme) et la fidélité à la pensée morale et politique de Cohen.
83.  Idem.
84.  C-H, p. 239-240.

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On comprend dès lors mieux l’engagement de Cassirer lors du débat et sa


solidarité sans faille affichée avec le néo-kantisme de Cohen, l’attachement
de Cassirer à la conception cohénienne de la culture étant ce qui le sépare le
plus de Heidegger. Au travers de son interprétation de la signification cultu-
relle et politique du Judaïsme, Cassirer remarque que le Judaïsme présente
la particularité de mettre à mal tout nationalisme, tout particularisme. Le
Judaïsme est alors interprété comme la religion qui ose croire en un « Dieu
de tous les hommes » et donc en « l’idée d’humanité » 85. Or, l’analyse du
Dasein que mène Heidegger peut-elle faire place à cette idée d’humanité ?
Si Cassirer n’a jamais eu l’intention, ni à Davos, ni plus tard dans Le Mythe
de l’État, d’amalgamer la pensée de Heidegger avec le national-socialisme,
il reste que juste avant le Débat de Davos la critique du néo-kantisme s’est
trouvée liée publiquement avec l’antisémitisme. En se référant en particulier
à son concept de « Geworfenheit », Cassirer souligne dans le Mythe de l’État
que la philosophie de Heidegger n’a pu fournir aucun rempart contre l’anti-
sémitisme et contre la politique nazie. Méditons donc pour conclure ces mots
de J. M. Krois : « Avec «l’être-jeté-là» de Heidegger et «l’auto-libération» de
Cassirer, deux mondes se tenaient avec éclat face à face. Personne ne parla à
Davos d’antisémitisme ou de la politique anti-démocratique des Nazis, bien
que les mots de Spann continuent de planer et de résonner dans la salle de
cours où le Débat se tenait. Cependant, celui qui à l’avenir veut interpréter la
raison pour laquelle le débat entre Cassirer et Heidegger n’eut pas lieu, doit
commencer par cela, à savoir par ce qui ne s’y est pas dit » 86. C’est à l’aune
de ces réflexions que la célèbre conférence « L’existentialisme est un huma-
nisme » de Sartre mériterait sans doute d’être encore relue avec attention.
Peut-on défendre une histoire des idées politiques et un engagement politique
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humanistes si l’on n’intègre pas le politique dans une anthropologie de la
culture plus vaste où elle prend sens et épaisseur ?

85.  C.-H., p. 242.


86.  Idem.

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