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LE SUJET, LA COUPURE, L'HISTOIRE

Félix Guattari

Érès | « Chimères »

2013/1 N° 79 | pages 156 à 167


ISSN 0986-6035
ISBN 9782749237466
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-chimeres-2013-1-page-156.htm
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FÉLIX GUATTARI

Le sujet, la coupure, l’histoire

Ce texte de Félix Guattari est un document précieux. Pour la première


fois, devant un petit groupe invité par lui en 1966 1, Félix (nous
l’appelions tous Félix bien que son prénom officiel fût Pierre) exprime
une intuition fulgurante : l’histoire n’est pas le développement des struc-
tures (politiques, économiques, sociales), mais au contraire la rupture de

• F. Guattari, exposé présenté le 18 mai 1966, inédit, établi par François Fourquet
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pour cette édition ; © Bruno, Emmanuelle, Stephen Guattari, Fonds IMEC.
1. Ce groupe était composé de Félix Guattari, Guy Trastour, Claude Poncin, Jean
Ayme, Jean-Pierre Muyard et François Fourquet. Il se réunit à Paris chez Guy
Trastour le 28 mai 1966. Trastour était à l’époque conseiller du Bureau National de
la MNEF(Mutuelle nationale des étudiants de France) ; il fut plus tard directeur d’éta-
blissements pour enfants et adolescents handicapés mentaux ; et est aujourd’hui psy-
chanalyste et trésorier de l’association « Chimères ». Claude Poncin, Jean Ayme et
Jean-Pierre Muyard étaient psychiatres, membres (ou proches) du Groupe de psy-
chothérapie institutionnelle, le GTPSY, fondé par Jean Oury et François Tosquelles ;
Poncin et Ayme étaient, en outre, responsables d’un équipement psychiatrique.
François Fourquet travaillait depuis quelques mois au bureau administratif de la
Clinique de La Borde. Il devait y rester jusqu’en 1971, date à laquelle il vint à Paris
pour participer, dans l’effervescence d’après mai 1968, à la relance du CERFI (Centre
d’études, de recherche et de formation institutionnelle), coopérative de recherche-
action que Félix Guattari avait fondée en 1967. Il a collaboré à deux livres collectifs
publiés par le CERFI aux éditions Recherches : Les Équipements du pouvoir (1973) et
Histoire de la psychiatrie de secteur (1975). En 1989, il est entré à l’Université où il a
enseigné l’économie, d’abord à Pau-Bayonne, puis à Paris 8-Saint-Denis. Il prépare
maintenant un livre sur l’histoire de la mondialisation.

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FÉLIX GUATTARI

ce développement, la « rupture de la causalité » historique ordinaire.


Cette rupture, il la nomme « coupure subjective ». Il la conçoit à
l’image du « sujet de l’inconscient » qui existe dans l’hôpital psychia-
trique, résonne avec les grands événements historiques et peut déjouer
ou bouleverser le pouvoir officiel de l’hôpital, comme il l’explique dans
« La transversalité », un article publié en 19642. Dans l’exposé ci-des-
sous, on discerne à l’état brut, élémentaire, le noyau primitif d’une
théorie de la coupure qui sera ensuite développée dans un texte intitulé
« La causalité, la subjectivité et l’histoire » 3. Disciple de Lacan à
l’époque, il est aussi militant politique de formation trotskyste et s’inté-
resse de très près à l’évolution du monde et aux phénomènes révolution-
naires ; il croit encore, comme nous tous, que la révolution socialiste est
à venir. Il prend appui sur une parole improbable de Lacan sur « l’his-
toire » considérée comme « à contretemps du développement » et qu’il a
entendue dans un séminaire4. Il synthétise ce rapprochement entre psy-
chanalyse et histoire par le concept de coupure subjective et historique
qui opère à la fois à l’échelle de l’individu et à l’échelle de la société.
Certes, Freud avait déjà compris cette correspondance intime entre
inconscient individuel et l’inconscient social et historique : en
témoignent Totem et Tabou, Psychanalyse collective et analyse du
moi, ou encore Malaise dans la civilisation. Lacan par contre, à part
le court passage du séminaire, ne s’occupait pas trop d’histoire. Le
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champ ainsi ouvert à la réflexion historique était immense. Félix avait
commencé à le défricher dans les Neuf thèses de l’opposition de
gauche5, à la rédaction desquelles il m’avait demandé de participer.
C’était une période effervescente, exaltante. Le style changea lorsque, en
1969, Félix rencontra Deleuze. Ils s’enfermèrent dans un cabinet de
travail pour préparer ensemble L’Anti-Œdipe, qui paraîtra en 1972,
et inventèrent un appareil conceptuel qui n’avait plus grand-chose à
voir avec celui qu’utilisait Félix dans sa période lacanienne. Mais
l’intuition fondamentale restait vivace et forte, bien que dissimulée der-
rière le vocabulaire deleuzo-guattarien. Les grands événements histo-

2. « La transversalité », 1964, republié dans F. Guattari, Psychanalyse et transversalité,


Paris, Maspéro, collection Cahiers libres, 1972, p. 72 à 84.
3. « La causalité, la subjectivité et l’histoire », dans F. Guattari, Psychanalyse et trans-
versalité, op.cit. p. 173 à 209.
4. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 875.
5. Neuf thèses de l’opposition de gauche, Paris, Nouvelles éditions sociales et internatio-
nales, 1966, rééditées en partie dans Psychanalyse et transversalité, op.cit., p.98 à 130.

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Le sujet, la coupure, l’histoire

riques ne sont explicables ni par un projet transcendant rationnel porté


par « l’Histoire », ni par la logique structurale objective des institutions,
mais sont produits par des « coupures subjectives » apparemment irra-
tionnelles qui rompent cette logique et sous-tendent les phénomènes
révolutionnaires. Plus tard, Félix en vint à l’idée que le problème n’était
plus celui de la révolution socialiste, mais celui d’une « révolution sub-
jective », d’une révolution de la « subjectivité sociale » qui prend une
place éminente dans Chaosmose, son dernier livre. Il existe une conti-
nuité très forte dans l’inspiration qui anime Félix de 1964 à 1992, au-
delà des changements conceptuels résultant de sa rencontre avec
Deleuze. Cette thèse de la continuité est peut-être contestable, mais elle
s’appuie sur une évolution intellectuelle dont ce petit texte de 1966 est
la preuve. Félix s’exprime avec les moyens du bord ; il explore, il cherche
ses mots, il fait appel non seulement à Lacan, mais aussi au Sartre de
L’Être et le Néant ou à l’histoire de la révolution russe de 1917. Sa
vision s’oppose à une conception structuraliste de l’histoire ; elle rejoint
les intuitions de certains grands historiens, sociologues ou anthropo-
logues – Emile Durkheim, Marcel Mauss, Arnold Toynbee… D’emblée
Félix, qui était encore jeune, se situe à un très haut niveau de la
réflexion historique et sociale. Malgré l’obscurité de certains passages,
malgré un langage familier qui n’a rien d’universitaire, ce texte est une
pièce « archéologique » majeure qui révèle l’esprit visionnaire de Félix.
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François Fourquet

Félix : L’histoire, dans le sens où on peut en parler, il n’y a rien à


foutre, tout est joué dans l’ordre de la détermination, et en fin de
compte, le déterminisme marxiste est valable, pas de doute là-
dessus. Mais à ce déterminisme échappe quelque chose qui se joue à
contretemps de la détermination. Ce qui fait que l’on peut très bien
à la fois dire que tout est joué, que par exemple ce que fait le PCF est
déterminé par tout le jeu des relations économico-sociales, qu’il est
prisonnier du gaullisme, du néo-capitalisme, de l’URSS etc. Et en
même temps, dire qu’il y a une possibilité de voie révolutionnaire.

Autre exemple : à Cuba, il y a dix ans, on pouvait dire que tout était
joué ; et là-dessus le castrisme représente une remise en question
complète et imprévisible. Je ne dis pas qu’un castrisme est possible
en France, mais que, dans cet ordre de détermination, tout un
champ de remaniement par une intervention subjective est possible.

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FÉLIX GUATTARI

Non pas comme cause de l’histoire, mais comme cause de rupture


de la causalité ; laquelle causalité reprendrait tout.

La Révolution d’octobre [1917], la révolution de février… le facteur


subjectif des bolcheviks, a été d’empêcher, de casser l’évolution
naturelle des choses, la débâcle. Mais ils se sont fait inévitablement
reprendre par les ordres de causalité. Deux interprétations sont pos-
sibles : ça s’est passé parce que les forces de la nature sont plus fortes
que la puissance de coupure des bolcheviks. Mais c’est pas vrai ; ils
se sont fait reprendre parce que, dans l’appareil du bolchevisme, ils
étaient incapables d’aller au-delà de cette phase (démission de
Trotski…). Il n’y avait plus de théorie, plus de capacité de disposer
de l’appareil du Parti, des instruments de la subjectivité pour faire
face à ça. Le résultat, c’est la société soviétique, qui a absorbé ce qu’il
y avait sur place et qui a contaminé le reste du mouvement commu-
niste international. Mais le problème théorique, même dans les pires
conditions, se pose toujours ; ce que d’ailleurs Trotski disait, sauf
qu’il est passé à côté, n’ayant embrayé ni avant, ni après : il a été
l’homme du mariage avec Lénine, mais n’a pas été foutu de fonder
l’appareil révolutionnaire. Il était à la tête du Parti. Mieux valait
qu’il se fasse abattre ou n’importe quoi. Il n’a rien fait. Il a attendu.
Mais c’est pas la question à l’ordre du jour.
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Le problème de la révolution se posait dès 1903. Lénine, en posant
le problème de la coupure avec Plékhanov et les autres sociaux-
démocrates, posait le problème du passage d’avril à octobre [1917].
Ce problème se posait dans le signifiant, dans « qu’est-ce qu’on fait
avec Machin ? » [Comme] quand on dit qu’il vaut mieux sacrifier
l’hôpital de jour qu’y foutre n’importe quoi, et que tu vas voir
Machin. C’est ce problème dans le signifiant qui se posera dans
l’ordre révolutionnaire. Quand ? Je ne sais pas. Mais si tu n’es pas
foutu de le poser maintenant, tu peux être certain que s’il y a situa-
tion révolutionnaire, ça ne se posera pas du tout, ce sera liquidé. Je
pose le problème subjectif non pas comme sujet de l’histoire, mais
comme sujet du signifiant, qui est la subjectivité. Elle n’est jamais
que le sujet du signifiant. C’est clair ?

Je lis un passage de Lacan (séminaire de 1965-1966) : « C’est assez


dire au passage que, dans la psychanalyse, l’histoire est une autre
dimension que celle du développement – et c’est aberration que

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Le sujet, la coupure, l’histoire

d’essayer de l’y résoudre. L’histoire ne se poursuit qu’à contretemps


du développement. Point dont l’histoire comme science a peut-être
à faire son profit, si elle veut échapper à l’emprise toujours présente
d’une conception providentielle de son cours ». Ce que j’appelle
« histoire », c’est ce qu’il appelle « développement » ; l’histoire dont
il parle, c’est l’histoire au niveau de la subjectivité.

Fourquet : Est-ce qu’il y a deux temporalités, la temporalité de l’his-


toire des institutions, des rapports de production, et ce qu’on peut
appeler l’histoire du signifiant ?

Félix : Le signifiant n’a pas d’histoire. Il n’est pas dans le temps,


dans l’ordre de la structure. Il n’a rien à dire à ce niveau-là.

Fourquet : Y aurait-il deux temporalités superposées, l’une des rap-


ports de production, de l’économie, de l’histoire traditionnelle, et
l’autre…

Félix : C’est ce qu’Althusser dit : qu’il y a des temps propres aux


différents niveaux structuraux, et puis démerde-toi pour retrouver
une synchronie dans le truc, tu ne la retrouves pas. Ce qui lui per-
met d’être stalinien en politique, kantien en philosophie, lacanien
en psychanalyse, etc. Et le phallus de tout ça, c’est Althusser ! Mais
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l’histoire est un processus de temporalisation qui n’existe pas (repre-
nez Sartre, L’Être et le néant). L’histoire, c’est le sujet. C’est acquis,
non ? On ne peut parler d’un réalisme de l’histoire, si ce n’est parce
que les hommes sont dans la réalité. Le matérialisme historique,
c’est une approximation utile, mais enfin, on ne peut pas faire de
réalisme du temps. Comme l’homme fait sa cuisine avec la tempora-
lisation, il fait de l’histoire, il en consomme. C’est comme le capi-
tal : il n’y a pas de capital dans la nature. Il n’y a pas de signifiant
dans la nature, ni de signifié, il n’y en a que dans le rapport à la
vérité. Le temps du signifiant n’existe que dans son rapport au sujet.
C’est le sujet qui bat la mesure du signifiant.

La formule de Lacan : « le signifiant représente un sujet pour un


autre signifiant », peut être inversée : « Un sujet représente un signi-
fiant pour un autre sujet. » Le sujet, c’est la coupure du signifiant. Il
ne s’absorbe pas dans le signifiant, il fonde. Il n’y a rien d’autre que
le signifiant. [Le sujet,] c’est l’anti-signifiant. C’est comme si tu

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FÉLIX GUATTARI

séparais le 1 du 2. Prends la bande de Möbius, fous le signifiant


d’un côté, le sujet de l’autre, c’est réglé ! De même que le sujet ne
renvoie qu’à l’autre, de même, le signifiant ne renvoie qu’au signi-
fiant. Entre le sujet et le signifiant, il n’y a pas d’opposition distinc-
tive, ils n’ont pas le même statut. Le sujet ne peut s’appartenir que
sur des objets partiels, sur l’objet petit a…

Fourquet : Le signifiant est-il situé au niveau des paliers de la réalité


sociale ?

Félix : S’il y était, ce serait une dimension, comme l’étendue.


Comme l’inconscient : vous aurez des rêves, des fantasmes. Mais
vous ne l’aurez jamais, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas des
évocations plus dramatiques de l’inconscient, qui te mettront plus à
la tangente de ce qui s’y passe.

Poncin : Souvent on dit que le signifiant ça a à voir avec


l’infrastructure.

Félix : Du tout… C’est pour ça que l’histoire, à la limite, ça n’a rien


à voir avec le signifiant.

Poncin : La phrase de Lacan pose un problème, parce qu’on la situe


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toujours dans le contexte d’une totalité signifiante, alors que le
signifiant ne pose pas le problème de la totalité, c’est une rupture.

Félix : On ne peut pas dire qu’il n’en pose pas. La détotalisation


appartient bien au signifiant, c’est la mort de la structure. Le signi-
fiant dans l’histoire, c’est le moment où ça ne marche plus. Alors se
pose le problème du sujet, la coupure subjective est dans le signi-
fiant. La sérialité, la répétition, bien sûr que ça met en jeu les
chaînes signifiantes, mais c’est des chaînes qui ne sont pas signi-
fiantes. La répétition, c’est la mort, c’est le signifiant gelé, ce n’est
pas du signifiant, c’est la névrose, c’est toujours le même circuit. Le
signifiant n’émerge en tant que signifiant qu’à partir du moment où
le sujet le repose dans une alternative, dans une remise en question.
Le signifiant n’est pas une catégorie de l’être. Il existe où ? Du signi-
fiant qui existerait sans sujet n’existe pas. C’est un faux problème.
C’est comme si tu disais : « la musique existe dans un texte [une
partition] qu’on ne joue pas ». La partition, c’est du papier. Si tu la

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Le sujet, la coupure, l’histoire

fous au feu, tu ne brûles pas de la musique. Non. Quand le signi-


fiant ne fonctionne pas, il n’y a pas de sujet.

Les hommes font de l’histoire comme ils font de la pâte dentifrice.


C’est la « facticité », le « circuit de l’ipséité », le sujet est amené à
tomber dans le « on », dans la « mauvaise foi », à s’alourdir, à
s’accrocher à quelque chose. Au niveau du désir, c’est la possibilité
de l’objet partiel. C’est là qu’on retrouve la « Gestalt », la structure,
les formes, les déterminations, tout ; quand le sujet se fait avoir au
lieu d’être, par l’autre, par les phonèmes. Les chaînes sociales signi-
fiantes, c’est la même chose.

Trastour : La coupure, on en parle beaucoup… Est-ce que ça a à


voir avec la « coupure épistémologique » dont parle Althusser, et qui
sépare le jeune Marx du vieux Marx ?

Félix : Althusser emploie la « coupure » au niveau théorique. En


association libre, ça me fait penser à la coupure entre la psychanalyse
théorique, appliquée, et l’exploration du champ freudien…

Poncin : Il ne peut y avoir de signifiant sans coupure, c’est la cou-


pure même. Donc c’est le sujet. Le signifiant est le sujet d’un autre
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signifiant dans la mesure où il est coupure. Le sujet, par rapport à
un autre sujet, représente aussi une coupure.

Félix : Le sujet vient en coupure dans le signifiant, mais ceci dit, il y


a le signifié, à l’occasion, qui est là ! Le signifié, c’est ce qui se passe
au niveau des autres, on dit : « on se fait chier, c’est toujours comme
ça, le bataclan… » Du signifié, il n’y a rien à en tirer, c’est l’ordre de
l’imaginaire, on devrait le ranger dans la Gestalt : tu montes, tu des-
cends, tu es dedans, tu es dehors, pas de problème.

Quand il y a émergence de la subjectivité, « le signifié, tu nous fais


chier, t’as raison avec ta rationalité ! » On pourrait identifier le signi-
fié avec l’ordre de la raison : « je te dis merde ! » à la raison, au signi-
fié, et quelque chose se refend, pendant que tu montais la marche,
disons du tsarisme, la féodalité, l’industrie, le machin, le truc, je
recoupe les marches dans l’autre sens ! T’as le choix : si tu veux gar-
der les pieds de chaque côté, tu es sûr de te casser la gueule. Il coupe
les chaînes signifiantes qui sont rituelles comme dans Au-delà du

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FÉLIX GUATTARI

principe du plaisir : la répétition, qu’est-ce que ça peut signifier ? En


apparence, toujours la même chose, la mort, on se fait chier. Mais
s’il y a une coupure, comme la notion de recoupure qui vient chez
Lacan, la refente : c’est coupé d’un côté mais on recoupe, comme
dans la bouteille de Klein, il y a une coupure et on recoupe dedans.
À ce moment-là, il y a un remaniement complet du signifié. D’un
seul coup tu ne lis plus rien, c’est comme si on te change un signe
de ta machine à écrire, tu lis tout à fait autre chose. C’est ça, la révo-
lution. C’est ça, l’histoire : il s’est passé quelque chose. Le type qui
est venu en Russie en 1916, et qui revient en 1918, il s’est passé
quelque chose. Pas seulement que les gens ne sont plus au même
endroit, ça, il faut le lire dans le signifié. Les journaux lisent le signi-
fié : « sur les champs de course on ne voit plus personne. » Il sem-
blerait qu’il y ait eu du signifié qui a changé là, au Palais d’Hiver.
[Mais] dans le signifiant, quelque chose a complètement changé.
L’histoire, si ce n’est pas l’histoire de la répétition, l’histoire anti-his-
torique, l’histoire du « raconte-moi les rois de France », si c’est pas
ça, ça devient l’incidence de la coupure dans le signifiant, le
moment où ça a tourné, où ça a changé, ce qui est vérifiable. C’est
aussi difficile de déchiffrer l’histoire que de déchiffrer le contenu
latent à partir du contenu manifeste : qu’est-ce qui s’est coupé là-
dedans, quelles chaînes signifiantes se sont coupées ? Comme le
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signifiant, c’est rien de localisable, on pourrait dire : « on ne parlait
plus de la même façon. » Avec [Lucien] Sebag, quand on discutait et
qu’il me faisait chier avec le structuralisme, je lui disais que ça ne se
passait pas au niveau de la structure ; j’avais défini la classe comme « la
classe des mots de la classe » ; comme il ne comprenait pas, je lui avais
même dit : « la cl… », les bonshommes ont un rapport au phonème.
On disait : « bonjour mon pote », mais depuis qu’on avait tué le tsar,
ce n’était plus le même pote, on n’a plus le même rapport aux constel-
lations signifiantes de référence, de base : « t’es un sale con ! », etc.

On peut délirer, refaire une histoire mythique : il y a des moments


où ça bascule, les signifiants mis en jeu par le monde antique étaient
fêlés, à la merci de ces histoires de passions, de cultes asiatiques…
Qu’est-ce qui est arrivé ? L’empire romain était rationnellement une
construction remarquable, mais ce n’était pas une société qui secré-
tait par elle-même les moyens de surmonter les cassures qui inévita-
blement allaient émerger. Donc c’est tout un de dire que la révolu-
tion subjective ça serait de saisir…, ce que les chrétiens ont fait, ils

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Le sujet, la coupure, l’histoire

ont piqué des trucs, ils ont inventé la question nationale, ce qui a
correspondu à un immense retour en arrière. Les pays, les États qui
ont créé la langue écrite, c’est formidable d’avoir un niveau de pro-
duction, un niveau d’intégration sociale pour créer une langue
écrite, comme dans l’ancienne Babylone ; ils basculent contre des
types qui ont créé, en caricaturant, l’épée [en fer]. Résultat : les
Grecs récupèrent la langue écrite, ils ont pour morale le pillage, c’est
comme si la création d’une certaine présentification du signifiant
par l’écriture, qui est une chose fondamentale, se trouvait déjetée.

Un tournant historique primordial, c’est ce qui se passe aujourd’hui


entre l’URSS et les USA. [Les Soviétiques] importent leurs modèles
économiques. Dans l’ordre de l’élaboration subjective, ils sont inca-
pables de répondre à la situation dans laquelle ils sont. Ils sont
obligés de faire de l’importation de coupure signifiante, ça répond
au problème de la carence d’une société à se rapporter à la coupure
signifiante. Ils importent des modèles structuraux qui permettront
d’éviter de se colleter à la coupure signifiante qu’ils ne peuvent assu-
mer. Les bureaucrates croient qu’ils vont résoudre leurs problèmes
humains, leurs problèmes de face-à-face avec l’autre, avec la mort,
avec le phonème, en important des usines d’automobile. Les usines,
ça produit bien quelque chose : on importe une névrose.
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Les usines d’automobile, c’est de la coupure signifiante, à condition
qu’on ne dise pas que c’est ça, qu’on ne le ramène pas à n’être que
ça, parce que si on fait du réalisme du signifiant, on tombe complè-
tement à côté. Mais un type qui va se chercher un problème phono-
logique… En fin de compte, que tu parles n’importe comment, en
écrivant avec les pieds, en jouant du tam-tam, ça te regarde. Là, en
effet, tu as affaire au signifiant, mais ce qu’il faut comprendre, c’est
que ce n’est pas le trait à la craie que tu fais par terre, ce n’est pas le
tam-tam, le signifiant c’est cette articulation dans différents systèmes
structurés d’une façon ou d’une autre, donc c’est sûr qu’ils
importent de la coupure signifiante puisque c’est ça qu’ils vont arti-
culer, qu’ils vont modifier, ils vont rater leur révolution en impor-
tant ça, exactement comme le tsar allait chercher des capitaux en
France pour faire des usines.

Poncin : pour faire un effet de sens, il faut bien du signifiant, mais


c’est quand même un effet de sens qui a son retentissement au

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FÉLIX GUATTARI

niveau du signifié. Pour le produire, il faut manipuler du signifiant.


L’effet de sens n’aboutit pas à la mutation phonologique ; mais tout
à coup ça ne fonctionne plus : il y a une mutation phonologique.

Félix : la mutation phonologique se rapporte au sujet… La


machine, c’est du sujet en conserve, du temps en batterie.

Poncin : le système phonologique aussi, c’est du sujet en conserve.


Rien ne bouge. Ça bouge le jour où l’opposition « b/t » ne fonc-
tionne plus. Si tu as fondé un système sur cette distinction, tu l’as
dans le cul.

Félix : exemple : je suis le Père patron, tu es mon apprenti : « quand


tu auras fait tes quinze années de Tour de France, tu seras patron. »
– « Père patron ? Non ! Va te faire foutre ! » C’est ce que j’appelle la
logique du non-sens.

Poncin : le problème est la destruction de l’opposition Père


patron/ouvrier. C’est pareil que la destruction de deux significations :
« bête/tête. » Ce qui est détruit en fait, ce n’est pas la signification de
« bête » et de « tête », c’est l’opposition de b en tant qu’explosive et
de t en tant qu’assourdie. C’est tout.
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Félix : c’est là que quelque chose est changé, qu’on peut parler d’une
constitution de causalité dans la lutte des classes. Le mouvement
révolutionnaire se propose d’intervenir à ce niveau de la subjectivité,
à ce niveau du signifiant, de faire qu’alors que dans un système
donné, la bourgeoisie emploie l’opposition « bête/tête », ça ne
marche plus. Bon, on va s’arranger, on va trouver autre chose, faire
que les types aillent dans le sens d’une ressaisie d’une autre
structure : « non, nous on parlera avec les mots de la classe, la classe
ce sera la « classe des mots de la classe », etc. » Autrement dit, les
types qui emploient le problème du signifiant en dehors du pro-
blème du sujet tombent automatiquement dans le structuralisme, ils
arrivent à la réification des phénomènes de structure.

Le sujet est à éclipses. Ce qui existe, c’est le Moi, les bonnes gens. Le
sujet est facteur de coupure. Le petit gosse dans son développement,
c’est plus facile de considérer : « eh bien, Moi je suis ceci, Moi je
suis cela », et puis à un moment le problème du sujet se pose parce

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Le sujet, la coupure, l’histoire

qu’on s’aperçoit que son Moi est dans un système identificatoire tel
que le sujet de la situation, c’était le phallus dans le ventre à maman,
et que tout est bâti comme ça, une modification s’opère, la mère fait
un clin d’œil au charcutier du coin, et puis tout explose, et là le pro-
blème des remaniements se pose complètement. Le sujet et le Moi,
ça ne coïncide pas du tout. Le sujet, ça ne coïncide pas avec les indi-
vidus, le sujet c’est le sujet inconscient, c’est-à-dire au niveau de la
coupure dans la chaîne du signifiant. En ce sens-là, parler du sujet
de l’histoire, c’est comme si on parlait du sujet du Moi : c’est idiot.

Fourquet : parler du sujet de l’histoire comme sujet du Moi, ce


serait dire qu’on pourrait le saluer dans la rue au moment de la
Révolution.

Félix : Lénine et Trotski y croient, ils ont le sentiment de l’incarner.

Fourquet : est-ce qu’on peut considérer qu’entre les moments de


coupure, il y a des phénomènes à interpréter, symptômes, actes
manqués, etc. Le sujet, il est là !

Félix : t’es emmerdant ! Tu plaques le sujet sur la grille d’une his-


toire préétablie comme un calendrier. Le sujet n’est pas dans l’histoi-
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re. Il n’est pas plus dans l’Antiquité qu’aujourd’hui. Il n’existe pas de
façon repérable. Il est la coupure. Il est où ? Nulle part. Et la mort,
elle est où ? On est mort avant quand on est né, quand on est
vivant, pendant qu’on est mort, après qu’on soit mort ? À quel
moment ? On est tout le temps mort même avant qu’on soit né,
puisqu’on ne pouvait pas penser exister en dehors de la mort.

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