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Thème : Ngoma-Binda et la philosophie inflexionnelle

Par
Ramadane DJAGUE
Titulaire d’un Master en philosophie
Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius
Université Loyola du Congo
ramdjague@gmail.com

Résumé
Lorsque la philosophie passe le clair de son temps à ruminer des concepts abstrus dont la
pertinence est à la limite de la vacuité, elle n’assure sa fécondité que pour proclamer les
dogmes de son inutilité dans un monde de plus en plus allergique aux réflexions inutilement
obèses et torrentiellement ergoteuses. Déterminer les principes qui doivent régir l’impératif
de philosopher autrement aujourd’hui, c’est procéder à la définition d’une nouvelle
grammaire de pensée dont la philosophie de Ngoma-Binda est la figure tutélaire. L’objectif
du présent article consiste à dégager la particularité, sui generis, de la philosophie
inflexionnelle de Ngoma-Binda.
Mots-clés : philosophie, inflexionnelle, grammaire, désinflexionnelle, principe.
Abstract
When philosophy spends most of its time ruminating with abstruse concepts whose relevance
is at the limit of vacuity, it ensures its fruitfulness only to proclaim the dogmas of its
uselessness in a world more and more allergic to unnecessarily obese and torrentially
quibbling thoughts. To determine the principles that must govern the imperative of
philosophizing differently today is to proceed to the definition of a new grammar of thought of
which the philosophy of Ngoma-Binda is the tutelary figure. The objective of this article is to
identify the particularity, sui generis, of the inflexionary philosophy of Ngoma-Binda.
Key words: philosophy, inflectional, grammar, disinflectional, principle.

1
Introduction

Philosophe, politologue et écrivain congolais, Phambu Ngoma-Binda Elie est né à Kai-


Mbumba (Mayombe, en République Démocratique du Congo) le 15 janvier 1951. Auteur
prolifique, le professeur Ngoma-Binda s’est panthéonisé dans les annales de la philosophie
africaine par ses nombreuses publications. A titre d’illustration, nous pouvons citer :
 La philosophie africaine contemporaine. Pensée et pouvoir, Kinshasa, Thèse de
doctorat, 1985 ;
 La participation politique. Eléments de formation civique et politique, Kinshasa,
Ifeb/FKA, 1995 ;
 Une démocratie libérale communautaire. Pour la R.D Congo et l’Afrique, Paris,
L’Harmattan, 2001 ;
 Philosophie et pouvoir politique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2004 ;
 Théorie pratique de la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2011 ;
 Démocratie, femme et société civile en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2012 ;
 La pensée politique africaine contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2013 ;
 Philosophie du droit politique pour l’Etat le meilleur, Presses de l’Université
Catholique du Congo, Kinshasa, 2022.
A travers son abondante production intellectuelle, Ngoma-Binda développe ce qu’il
appelle la « philosophie inflexionnelle ». Par philosophie inflexionnelle, le philosophe
congolais entend « désigner toute philosophie qui s’organise de manière à pouvoir infléchir le
gouvernement de la vie sociale et politique vers de meilleurs options et modalités
d’effectuation, de sorte qu’il produise les effets sociaux les meilleurs possibles pour chacun
de ses membres de la communauté concernée »1. Parce que la philosophie inflexionnelle
véhicule des charges de « politicité » et d’« éthicité », Ngoma-Binda mobilise sa charge
critique pour élaborer la « théorie inflexionnelle » qui « recherche et établit les conditions et
stratégies de possibilité d’une philosophie à pouvoir maximal : une philosophie à haute
capacité d’inflexion, d’influence sur le mode de gouvernement des hommes et des biens de la
communauté »2. La particularité de la signature méthodologique et épistémologique consiste à
migrer de la province métaphysique vers la province pratique.
L’inflexionalisation philosophique à laquelle nous invite le philosophe congolais consiste
à opérer une mutation des vecteurs épistémologiques dans la manière de philosopher en
Afrique. Inflexionaliser, c’est philosopher pour combattre tout ce qui entrave l’actualisation
de l’humanité de l’homme africain dans l’espace et le temps. Désinflexionaliser, c’est « se
livrer à des spéculations oiseuses » et à un « simple jeu intellectuel de luxe, totalement inutile
pour un continent effroyablement ruiné politiquement, économiquement, socialement et
culturellement et qui aspire à la délivrance et au progrès »3. Rompre avec la mystagogie
conceptuelle de la métaphysique, c’est émarger thématiquement dans le budget de la
philosophie inflexionnelle. La téléologie fonctionnaliste à laquelle se rapporte la théorie

1
P. Ngoma-Binda, 2004, Philosophie et pouvoir politique en Afrique, L’Harmattan, Paris, p.169.
2
Id., p.171.
3
Id., p.173.

2
inflexionnelle consiste à désencombrer la philosophie de ses scories métaphysiques et de ses
friperies conceptuelles périmées.
Si notre préoccupation porte sur le statut épistémologique et la personnalité
méthodologique de la philosophie inflexionnelle, la question principale de notre travail est la
suivante : « de quelle façon doit s’élaborer la philosophie africaine pour prétendre, en toute
légitimité, à un pouvoir sensible sur la société africaine cherchant à progresser ? »4.
A cette interrogation fort transcendantale dans la mesure où il s’agit de chercher et
d’établir « les conditions et stratégies de possibilité d’une philosophie à pouvoir maximal »,
nous défendons la thèse selon laquelle la philosophie ne peut avoir voix au chapitre dans une
société de plus en plus technoscientifique que lorsqu’elle aura rompu avec son ésotérisme des
concepts et son encyclopédisme puéril pour prendre thématiquement en charges les problèmes
fondamentaux de la société. Organisé autour de deux points, notre travail consiste à dégager
premièrement les impropriétés sémantiques et syntaxiques de la philosophie désinflexionnelle
et deuxièmement à élaborer le statut de la philosophie inflexionnelle.
I. Impropriétés syntaxiques et sémantiques de la philosophie désinflexionnelle
Par impropriétés syntaxiques et sémantiques de la philosophie désinflexionnelle, nous
voulons désigner les constructions philosophiques qui existent en rupture avec la philosophie
inflexionnelle. Parce que la philosophie désinflexionnelle est un amas de tautologies, de
pétitions de principe et de logomachies, elle s’accompagne d’une grammaire d’un genre si
bizarre qu’elle fait le lit du barbarisme, de l’impropriété et du solécisme. Dégager la
particularité de la signature acoustique de la philosophie désinflexionnelle dont les
impropriétés syntaxiques et sémantiques sont les béquilles conceptuelles est l’objectif de cette
partie.
I.1.Problème d’impropriétés syntaxiques de la philosophie désinflexionnelle
La philosophie pose un problème de sens et de pertinence lorsqu’elle trouve son
confort théorique dans des ratiocinations anachroniques par rapport aux schèmes de
l’actualité. Est désinflexionnelle, toute philosophie qui s’aménage généreusement un asile
dans un style trop docte sans hygiène théorique comme si philosopher c’est ratiociner dans un
langage incantatoire où le code d’accès n’est donné qu’aux sectateurs de cet ésotérisme
conceptuel. Cette philosophie qui prend le mot pour la chose ne croit donner la preuve de sa
vitalité que lorsqu’elle fait provision du psittacisme et des impropriétés syntaxiques.
La féodalité théorique de son langage dissolvant de la fausse mimesis du « bel esprit »
est l’expression pathologique de son pseudo-savoir que Molière tourne en dérision aussi dans
Le Bourgeois gentilhomme5 que dans Les Précieuses Ridicules6. Trop préoccupé à singer « les
hommes de qualité », Monsieur Jourdain s’applique au pastiche et au mimétisme servile du
bel esprit. Cette aliénation de soi est observable chez les deux « singesses » ou « les

4
Id., p.15.
5
Molière, 1966, Le Bourgeois gentilhomme, présentation par G. Chappon, Hatier, Paris.
6
Molière, 1962, Les Précieuses Ridicules, textes présenté et annoté par Robert Jouanney, Librairie A. Hatier,
Paris.

3
mauvaises imitatrices »7, Magdalon et Cathos. La tendance à vouloir faire économie du «
centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie »8 des salons littéraires et de l’académie de
Paris pousse nos deux précieuses ridicules à n’admettre chez elles que les deux valets qui
prennent paradoxalement leur « galimatias du beau style » pour l’expression du bel esprit et
leur pédantisme ridicule pour un français savant.
C’est dans cette grave confusion de genres que la philosophie désinflexionnelle trouve
son terreau fertile. Sa farce syntaxique anime tellement le lecteur qu’elle reproduit les sosies
de Les Fourberies de Scapin9 de Molière. Ses fourberies sont si comiques qu’elle est une
trahison à la fois de la grammaire et de la philosophie. Dans sa symptomatologie, la
philosophie désinflexionnelle est l’expression d’un badinage intellectuel si futile qu’elle croit
manier le verbe en ramant à contre-courant de la grammaire ordinaire. Lorsqu’elle se déploie,
la symphonie de sa syntaxe combine les impropriétés, les barbarismes et les solécismes avec
une telle fougue intellectuelle qu’elle prend le pathologique pour le logique, l’anormal pour le
normal et le vice cossu pour la vertu tonique de la grammaire. Son esthétique syntaxique ne
donne la preuve de sa beauté que lorsqu’elle fait preuve de contresens, de la latinisation, de
l’hellénisation ou de la germanisation rhétorique.
Philosopher dans ce cas, c’est avoir l’habilité de Diderot, de Voltaire, de Molière ou de
D’Alembert par la capacité à forger des mots et à construire des phrases extraordinaires en
leur donnant une base syntaxique impropre et insalubre. La lisibilité du réel et la visibilité de
l’existence qu’elle prétend prendre conceptuellement en charge s’opère dans la confusion de
l’obscurité et de la technicité. Cette confusion suspecte des « systèmes frivoles ou ridicules »
est pertinemment prise en charge par François Ravel lorsqu’il affecte un coefficient de
distinction entre obscurité et technicité en ces termes : « l’obscurité scolastique (médiévale ou
moderne), ajoute-t-il, n’a rien à voir avec la difficulté technique. Cette dernière résulte d’une
précision supplémentaire, la première d’une impuissance à préciser. Et l’art de dissimuler
cette impuissance (…) a souvent passé pour la pénétration d’esprit. »10.
L’amateurisme grammatical de ces spécialistes du style heideggérien ou hégélien
pèche par sa pédanterie ridicule lorsque ces philosophes, victime du complexe de Martine,
soumettent incessamment les yeux de leurs lecteurs au supplice « par un barbare amas de
vices d’oraison, de mots estropiés, cousus par intervalles, de proverbes traînés dans les
ruisseaux des Halles »11. Ce complexe de Martine, celui du mauvais usage du vocabulaire et
de la grammaire incorrecte, tel qu’il s’exprime comiquement à la Scène 6 de l’Acte II de Les
Femmes savantes, partage aussi le même défaut de pertinence avec la pathologie de
Philaminte, c’est-à-dire le syndrome des philosophes qui se prennent pour les vicaires de
Vaugelas, maître du bon usage du français, lorsqu’ils intentent un procès inquisitorial aux
Martine en les congédiant du cénacle philosophique ou en les martyrisant sous prétexte qu’il

7
Id., p.13.
8
Id., p.42.
9
Molière, 1977, Les Fourberies de Scapin. Le rire de la farce, présentation de Serge Fontbelle et de Florence
Thovex, collection « Classiques » dirigée par Georges Décote et Françoise Rachmühl, Hatier, Paris.
10
Jean-François Revel, 1994, Histoire de la philosophie occidentale, Nil Éditions, Collection Pocket.
11
Cf. Molière, 1991, Les Femmes savantes, collection « Balises », Nathan, Paris.

4
ne possèdent pas l’art du bel esprit. Cette pathologie syntaxique de la philosophie
désinflexionnelle flirte avec une impropriété sémantique fort décevante.
I.2.Impropriétés sémantiques et problème de pertinence de la philosophie
désinflexionnelle
L’auto-érotisme intellectuel auquel se livre la philosophie désinflexionnelle est une
véritable hystérie spéculative qui consiste à caresser affectivement des concepts vides dans un
ciel vide. La vacuité de ce ciel glacial des idées est si sémantiquement indigeste que cette
philosophie dilapide son capital intellectuel dans la quête et la conquête du graal
métaphysique. En se contentant de discourir sur le « sexe des anges » ou sur l’être en tant
qu’être sur un ton grand seigneur, la philosophie désinflexionnelle aliène sa personnalité
méthodologique et son statut épistémologique. L’incapacité de la philosophie
désinflexionnelle à opérer un passage de la province métaphysique à la province pratique est
l’expression de son mirage intellectuel à prendre son schéma métaphysique pour une « figure
post métaphysique ».
Cette philosophie victime du complexe d’Arrias 12 que le philosophe congolais, Ngoma
Binda prend en grippe substitue facilement la mythologie à la réflexion philosophique. Le
procès de cette philosophie est si bien exprimé au chapitre premier intitulé « verbe et
substantif d’être en philosophie. Du passage nécessaire à la pensée post métaphysique » de la
Théorie de la pratique philosophique que l’auteur manifeste son antiheideggérisme avéré.
Pour lui, « philosopher de manière efficiente c’est passer du substantif au verbe, de la
métaphysique de l’existence à la philosophie promotrice de la vie, de l’existence en acte.
C’est manifester le passage intellectuel qui mène de l’être à être, sous une figure post
métaphysique »13.
Si Heidegger accuse toute la philosophie occidentale d’être une vaste métaphore de
l’oubli de l’être, l’antiheideggérisme de Ngoma-Binda victimise la philosophie de son « oubli
de l’homme ». La philosophie signe le décret de son impropriété sémantique lorsqu’elle est
une « constellation d’idées exotiques et de spéculations brumeuses, ésotériques, éloignées de
la vie quotidienne des êtres humains en lutte pour la vie et la survie »14. Désinflexionaliser
sémantiquement, c’est « disserter sur des êtres abstraits, êtrologies générales affectueusement
identifiées à travers les appellatifs d’ontologies, et d’« untulogies », réelles et imaginées, de
nos cultures anciennes »15.
L’autisme et le solipsisme de cette « philosophie muette ruminante ou ne parlant qu’à
elle-même »16 sont la forme achevée d’une pensée stérile, inféconde, non utilisable,
embarquée dans la contemplation poétique des idées dans les sphères célestes, enflée

12
Arrias est un personnage de Jean de La Bruyère dans son livre Les Caractères qui s’auto-définit comme un
homme universel qui a « tout lu, tout su, tout vu » et préfère mentir que de dire la vérité. Ainsi le complexe
d’Arrias est cette maladie de la philosophie à prétendre discourir sur tout sans expertise sous prétexte que le
philosophe est un savant qui pense la « totalité du réel » comme le pensait Aristote.
13
Id., chapitre premier, « Verbe et substantif d’être en philosophie. Du passage nécessaire à la pensée post
métaphysique ».
14
Phambu Ngoma-Binda, 2004, Philosophie et pouvoir politique en Afrique, L’Harmattan, Paris, p.173.
15
Id., p.25.
16
Id., p.116.

5
d’arrogance de beauté abstractive17. Le péché mortel de cette philosophie vient de ses
préférences appétitives pour « des spéculations oiseuses » au terme d’un « simple jeu
intellectuel de luxe, totalement inutile pour un continent effroyablement ruiné politiquement,
économiquement, socialement et culturellement et qui aspire à la délivrance et au progrès »18.
La philosophie pose un problème de pertinence lorsqu’elle est « coupable de non-
assistance à [une] société en danger »19. La syllogomanie conceptuelle et la logorrhée avec
lesquelles se déploie son flegmatisme social ne croient affirmer leur solidarité qu’en se
désolidarisant de toute proximité sociale. L’indigence morale qui la caractérise s’explique par
son « snobisme cognitif »20 dont le journalisme philosophique, le descriptivisme sociologique
et le militantisme idéologique sont les modes d’expression. Dans ce cas de figures, la
philosophie sombre fatalement soit dans la « platitude » dont parle Hegel dans sa Préface aux
Principes de la philosophie du droit21, soit dans le dogmatisme du Magister dixit.
A la philosophie qui prend son fétichisme des concepts pour un genre philosophique
approprié et son idolâtrie des impropriétés philosophiques pour une hygiène rhétorique,
Ngoma-Binda met le véto d’une philosophie déconfinée du babélisme intellectuel, c’est-à-dire
une philosophie audible, compréhensible par tous et capable d’avoir des effets dans la
démographie des non-philosophes.
II. Grammaire de la philosophie inflexionnelle
La grammaire dont il est question ici n’est pas seulement l’expression d’un « système
d’écriture » ou d’une « typologie des caractères », comme le pensait l’assyriologue et
l’historien américano-polonais, Ignace Gelb, « mais simplement un mode, un genre donné
d’acte, ici, philosophique »22. Bien qu’elle contracte des dettes tacites avec la « grammaire de
l’objectivité scientifique »23, telle qu’elle s’exprime parfaitement dans l’épistémologie
poppérienne et le positivisme logique, la grammaire qui nous préoccupe ici ne se limite pas
simplement au jeu du langage dont la philosophie de Wittgenstein est le porte étendard.
Même si elle est un genre d’écriture, la grammaire de la philosophie inflexionnelle
entretient une relation de disjonction avec le déconstructivisme grammatologique de Jacques
Derrida. Parce que la grammatologie derridienne affecte un coefficient d’accréditation
théorique quasi-obsessionnelle à la science de l’écriture, puisque l’écriture est « l’auto-bio-
graphie » de l’homme et la « présence pleine »24 de la pensée, elle est encore prisonnière des

17
Phambu Ngoma-Binda, op.cit., p.57.
18
Phambu. Ngoma-Binda, Philosophie et pouvoir politique en Afrique, p.173.
19
Phambu. Ngoma-Binda, 2022, Philosophie du droit politique pour l’Etat le meilleur, Presses de l’Université
Catholique du Congo Kinshasa.
20
Le snobisme cognitif consiste à priser « chez des philosophes ou des écrivains le style profond et obscur ».
Cette vassalité théorique relève d’un conditionnement de type pavlovien où la philosophie accrédite la thèse de
son inutilité dans la vie active. Cf. Pascal Engel, 2019, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle,
collection « Banc d’Essais » dirigée par Benoît Gaultier, Editions Agone, Marseille.
21
Hegel, 1940, Principes de la philosophie du droit, traduit de l’allemand par André Kaan et préfacé par Jean
Hyppolite, collection tel, Gallimard.
22
P. Ngoma-Binda, Théorie de la pratique philosophique, p.32.
23
Emmanuel Malolo Dissakè, 2012, Grammaire de l’objectivité scientifique. Au cœur de l’épistémologie de Karl
Popper, PUF, Dianoïa.
24
Cf. Jacques Derrida, 1967, De la grammatologie, Editions de Minuit, Paris.

6
relents métaphysiques en vertu de la filiation heideggérienne de la pensée du philosophe
français. La grammaire de la philosophie inflexionnelle est le passage de l’écriture
métaphysique à l’écriture pratique dont l’inflexionalité « n’a de chance d’aboutir que si elle
possède un degré de puissance prescriptrice et impérative supérieur à la simple description
interprétative des règles d’action éthico-politique »25.
II.1. Principes de la philosophie inflexionnelle
Constituée des principes et des règles, la philosophie inflexionnelle est une théorie
performative. Sa performativité est si motivée par le désir d’inflexion de la vie sociale qu’elle
est une grammaire prescriptive et normative. La normativité de sa grammaire consiste à
désencombrer la réflexion de l’onanisme spéculatif qui consiste à déployer des concepts
opaques sans pertinence et sans pouvoir d’inflexionnalité. Inflexionnaliser, c’est ciseler les
vibrations d’existence porteuses des « valeurs de moralité et rationalité » pour reprendre les
termes de Kä Mana. L’impératif de philosopher autrement aujourd’hui est tel que la
grammaire de la philosophie inflexionnelle existe en rupture avec les réflexions dépourvues
de toute esthétique pratique. A travers douze principes fondamentaux de la philosophie
inflexionnelle Ngoma-Binda élabore les principes normatifs de la grammaire « d’une
philosophie au service du développement de l’homme et des nations d’Afrique et du
monde »26. Dans une présentation laconique, ces douze principes de base se déclinent de la
manière suivante :
1. Le principe d’authenticité philosophique qui « stipule que l’inflexionnalité de la
philosophie est fonction de l’authenticité philosophique de la prétention à philosopher ou, plus
exactement, fonction du mode d’approche des objets de la société et aussi de l’assignation de
sens et d’intention à la pratique philosophique »27. Cette assignation de sens et d’intention à la
pratique philosophique est telle qu’elle « impose au penseur l’exigence de savoir correctement
la nature, l’objet ainsi que la visée de la philosophie dans le but d’en pénétrer et d’en dégager
les possibilités d’effectuation les plus adéquates, les plus solides et les plus efficaces »28.
2. Le principe de raison pratique. Ce « principe fondamental de la théorie
inflexionnelle est l’exigence, pour la philosophie, de s’articuler comme une raison pratique. Il
entend prescrire à la philosophie le devoir de se produire, avec finesse, à la fois comme
théorie et comme pratique, comme une dialectique théorico-pratique »29. Toutefois, « le
concept de raison pratique est à prendre tant au sens de ce qui se donne par les sens physiques,
et donc ce qui ordonne une préoccupation concrète, qu’au sens kantien d’orientation pratique
de la liberté et de la vie, principalement la vie morale »30.
3. Le principe d’utilité émancipatoire. Déduit du deuxième principe, le principe
d’utilité émancipatoire « stipule que, pour prétendre à sa prise en compte par la société, toute
philosophie a l’obligation de se concevoir et de se produire comme un outil au service de la

25
Id., p.47.
26
P. Ngoma-Binda, Philosophie et pouvoir en Afrique, p.176.
27
Ibid.
28
Ibid.
29
Id., p.177.
30
Ibid.

7
société. Elle a à passer du statut de philosophie servante de la théologie (de l’absolu et des
dieux), à celui d’une philosophie servante de la société, et cela de manière la plus résolue et la
plus efficace possible »31. Autrement dit, « là où règne la pauvreté le peuple ne peut avoir
besoin, de façon prioritaire, que d’une philosophie servante des pauvres »32.
4. Le principe de socialité. Par ce principe, le philosophe congolais entend « écarter les
paradigmes de l’être et de la conscience (c’est-à-dire de la métaphysique) et même du langage
et rejoint le paradigme habermassien, post métaphysique, de la communication »33. En
d’autres termes, « la philosophie inflexionnelle entend s’adresser non pas à la conscience
individuelle mais à l’individu social, à la société, principalement à l’individu compris comme
un acteur politique : un individu posant des gestes et actes influant avec beaucoup d’efficacité
sur la société »34.
5.Le principe sélectionnel. « Il souligne la nécessité d’une sélection judicieuse, lucide
et raisonnée des objets de discours philosophique. Une philosophie à prétention inflexionnelle
ne s’articule que sur des objets pour ainsi dire « prédisposés », c’est-à-dire, du fait même de
leur nature, des objets susceptibles d’aider à trouver des réponses efficaces et sur lesquels elle
travaille habituellement »35. S’il est philosophiquement permis de réfléchir sur le « baobab »,
sur la « poussière », sur la « table », sur la « toile d’araignée », sur la « sexualité au ciel » ou
sur le « ntu en tant que ntu pourvu que, préalablement, la pertinence de ces objets soit établie
eu égard au combat pour la vie auquel tout philosophe incarné et responsable est obligé de
contribuer de manière efficace »36, il est demandé à la philosophie inflexionnelle de
sélectionner des objets de pensée opératoire et pourvus d’une bonne dose de puissance
émancipatrice.
6. Le principe de proximité intime. Tiré des impératifs d’efficience et d’adéquation
avec l’intention philosophique du principe de sélection, le principe de proximité intime
« affirme donc ceci : est plus inflexionnelle c’est-à-dire possède plus de capacité d’orientation
de la société qu’une autre, toute philosophie qui est la plus proche des préoccupations vitales
de la société »37. Cette proximité fait que la philosophie doit prendre en charge « le problème
de la pauvreté et de l’injustice ou, positivement, du besoin de joie d’exister, de prospérité et
de justice distributive et pacificatrice »38.
7. Le principe d’actualité. « Il stipule que l’inflexionnalité est fonction du degré
d’actualité et d’urgence des problèmes de la société et à propos desquels la philosophie
s’efforce d’apporter sa contribution compréhensive et thérapeutique »39. La pertinence de ce
principe vient du fait qu’il dispose que « toute philosophie accroît sa capacité d’impact, c’est-
à-dire devient inflexionnelle dans la mesure où elle se focalise de manière préférentielle, sur

31
Id., p.178.
32
Ibid.
33
Id., p.179.
34
Ibid.
35
Id., p.179-181.
36
Id., p.181.
37
Id., 182.
38
Ibid.
39
Ibid.

8
le présent et le futur de la société, en refusant la stérilité de la pratique scolaire et académiste
centrée sur l’étude des ancêtres, africains et occidentaux, morts-vivants de nos bibliothèques
de science universitaires »40.
8. Le principe de publicité. Ce huitième principe de la théorie inflexionnelle souligne
que « l’inflexionnalité de la philosophie est fonction de son degré d’accessibilité au public le
plus large possible. Ce principe pose l’exigence des sous-principes de clarté, de diffusion
maximale, de « journalisation » ou de médiatisation, de choix judicieux de l’outil linguistique,
et de démocratisation de la philosophie »41.
9. Le principe d’adéquation éducationnelle. Ce principe « part de l’hypothèse que
l’inflexionnalité du discours dépend du degré d’adéquation des programmes et des
enseignements de la philosophie à l’assiette générale des besoins et problèmes plus
angoissants de sa cité »42. Pour l’auteur de Philosophie et pouvoir en Afrique, « le curriculum
d’un enseignement philosophique inflexionnel sera fondé sur les seules matières essentielles,
les plus à même d’aider à la genèse des effets les plus inflecteurs de la société »43.
10. Le principe du noyau idéologique. Ce dixième principe « stipule que toute
philosophie à prétention inflexionnelle doit obéir à l’exigence de contenir un noyau
idéologique approprié. Ce dernier principe signifie l’ensemble des valeurs visées par la
philosophie, autour desquelles elle s’organise, et qui entendent donner un sens et une destinée
heureuse à la société »44. D’après le philosophe congolais, « l’idéologie est l’idéal qui anime
et donne vie à la philosophie ». Elle est le « noyau vivant », « l’absence duquel une
philosophie devient une simple dépouille, semblable à un amas de boue morte. L’idéologie est
la technologie de la philosophie grâce à laquelle cette dernière est susceptible d’opérer, de
transformer le réel, de conclure à l’action transformatrice des consciences et de la société »45.
11. Le principe d’exigence politique. Selon Ngoma-Binda, ce principe « pose la
nécessité de la conscience politique de l’acte philosophique. Si elle est véritable, la
philosophie comporte nécessairement une vocation politique, et débouche sur le politique,
même sous la forme discrète d’une action éthique et éducative »46. La philosophie
inflexionnelle est ici « synonyme de philosophie engagée, porteuse de politique, assumée par
un penseur qui se sait acteur politique et destinant sa pensée à la transformation sociale, c’est-
à-dire à l’orientation correcte des décisions politiques »47.
12. Le principe de fondamentalité. « Il affirme qu’une philosophie inflexionnelle est
celle qui, de par sa force et son charme intrinsèque, inspire ou est susceptible d’inspirer les
institutions fondamentales de la société »48. En outre, ce principe « stipule qu’une philosophie
à prétention à prétention inflexionnelle est préférable à une autre si elle est plus efficiente, et
40
Ibid.
41
Id., p.183.
42
Id., p.184.
43
Ibid.
44
Ibid.
45
Id., p.184.
46
Id., p.185.
47
Ibid.
48
Id., p.186.

9
si ses effets positifs sont plus désirables et, donc, censés être plus rationnels et plus
raisonnables »49.
Au-delà de son profil théorique à travers ses principes normatifs, la philosophie
inflexionnelle à aussi une école, celle qui consiste à définir un cadre pratique pour le
déploiement de ces principes édictés.
II.2. Ecole nouvelle de la philosophie inflexionnelle
Le philosophe congolais ne se contente pas simplement d’élaborer la grammaire de la
philosophie inflexionnelle. Il s’escrime aussi à dresser le profil professionnel de cette
philosophie lorsqu’il la fait passer de la normativité théorique à la normativité pratique. Tout
en évitant les pièges de la philosophie d’école ou de la fonctionnarisation de la philosophie
qu’Eboussi Boulaga et Lucien Ayissi tournent en persiflage, l’école nouvelle de la
philosophie inflexionnelle consiste à créer un « Ordre national des philosophes » à la manière
de l’Ordre des avocats à travers un « cabinet philosophique » où les philosophes peuvent
contribuer efficacement au développement de la cité. Réalisant ainsi la prophétie
platonicienne du philosophe roi et la préceptologie kantienne à partir de l’article secret
consacré au rôle de la philosophie dont « les maximes des philosophes sur les conditions qui
rendent possible la paix perpétuelle, doivent être consultées par les États armés pour la guerre
»50, l’école nouvelle de la philosophie inflexionnelle vise à former les cadres de l’État afin
d’assainir davantage l’expression anarchique du politique.
Si la philosophie est la coupole de la science susceptible de contribuer efficacement à
l’amélioration de l’expression de notre humanité, c’est parce qu’elle est, selon le philosophe
de Königsberg, « incapable, par sa nature, de trahir la vérité, pour se prêter aux vues
intéressées des clubistes et des meneurs (…) » 51. Axée sur l’éthique politique, l’éthique des
affaires, l’éthique économique, l’éthique médicale et l’éthique religieuse, cette école que la
philosophie inflexionnelle promeut est une méthode prophylactique contre l’éthylisme du
pouvoir qui comprime la bonne expression de la citoyenneté des peuples, le darwinisme
économique dans lequel l’homme est fonction de l’avoir et non de l’être, les manipulations
pernicieuses du génome humain et le fanatisme religieux qui aime à se répandre en pathologie
de l’intolérant dont le fondamentalisme et le terrorisme sont l’expression spectaculaire.
Cependant, le philosophe congolais se désolidarise de Kant, lorsque le philosophe
allemand souligne que « que les rois deviennent philosophes, ou les philosophes rois, on ne
peut guère s’y attendre. Il ne faut pas non plus le souhaiter, parce que la jouissance du pouvoir
corrompt inévitablement le jugement de la raison et en altère la liberté » 52. Bien que
l’approche kantienne soit pédagogique en soi, parce que voulant éviter le traquenard du
militantisme idéologique, de la rationalité prédatrice et de l’embastillement de la liberté
philosophique sous prétexte de conserver l’immaculée conception de la philosophie, l’auteur
de Philosophie du droit politique pour l’Etat le meilleur, Ngoma-Binda, encourage fortement
l’engagement citoyen du philosophe dans la gestion du pouvoir politique. Pour ne pas donner
49
Ibid.
50
Emmanuel Kant, 1796, Projet de paix perpétuelle, traduction revue par Heinz Wismann, p. 365.
51
Id., p. 364.
52
Id., p. 365.

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la preuve empirique de son inutilité, la philosophie, selon lui, doit s’affranchir des ghettos de
son académisme ergoteur et de sa bourgeoisie intellectuelle pour prendre en charge, in
conreto, les impératifs vitaux dont les interpellations sont à la fois intempestives et
injonctives.
En se donnant la mission régalienne de former par exemple les ministres en exercice
par un supplément de cours d’éthique politique à travers des séminaires et des conférences, la
philosophie inflexionnelle veut joindre le dire au faire. Même si elle est en butte à la
fonctionnarisation et au militantisme idéologique, réactualisant ainsi le vieux mercenariat
intellectuel des sophistes qui, pour des besoins mercantiles et vénaux, ont sacrifié à l’autel de
« l’axiomatique de l’intérêt » les articles de la philosophie, l’école nouvelle de la philosophie
inflexionnelle pense qu’il serait absurde à la philosophie aujourd’hui de continuer à prêcher
ex cathedra la justice, la paix, l’égalité et le respect des droits de l’homme sans donner en
spectacle son verbalisme creux si elle ne s’engage pas résolument sur la voie de la praxis.
Mais comment éviter le danger d’un utilitarisme hédonique pernicieux auquel la
philosophie a été prédisposée chez les Sophistes ? Interrogation légitime d’autant plus que
l’exercice du pouvoir absolu corrompt absolument la raison. La réponse à cette question passe
par la culture constante des vertus philosophiques et par le respect de la vocation morale de la
philosophie. La pédagogie de cette nouvelle école consiste à être au service du peuple par une
intervention visible de la philosophie. Enseigner aux citoyens du monde que les théories du
philosophe sont d’une importance capitale pour amorcer le développement d’un pays est l’un
des objectifs de cette école nouvelle. Cela passe par la professionnalisation,
l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité de la philosophie. Spécialiste d’un domaine, le
philosophe doit faire preuve d’expertise et de professionnalisme de telle sorte qu’il peut se
rendre utile dans une autre discipline. A titre d’exemple, si le philosophe est spécialiste de la
philosophie politique, de la bioéthique, de l’éthique appliquée, de la philosophie des sciences,
des communications sociales, etc., il doit être en mesure d’enseigner dans le département des
sciences politiques et juridiques, de la médicine, de la physique-chimie, de la sociologie, des
sciences de communication, de gestion des ressources humaines, etc. Cette façon de
philosopher n’est aucunement de l’hybridisme intellectuel ou du papillonnage scientifique.
Elle est plutôt l’expression sensible du vœu même de la philosophie, celui d’être une
discipline ressource.
Conclusion
La philosophie inflexionnelle, telle qu’elle se déploie dans l’intelligibilité du système
philosophique de Ngoma-Binda accrédite la thèse de la redéfinition d’une nouvelle manière
de philosopher en rapport avec les schèmes de l’actualité. A moins de vouloir paradigmatiser
la philosophie désinflexionnelle qui se complait à s’allaiter aux mamelles des spéculations
stériles cousues des impropriétés sémantiques et syntaxiques, la philosophie doit définir une
nouvelle grammaire de pensée dont la pertinence réside dans sa migration de la province
métaphysique à la province pratique. Une telle grammaire trouve son mode d’expression de
prédilection dans les douze principes de la philosophie inflexionnelle. Délimiter la géographie
sémantique de la philosophie inflexionnelle, c’est créer les conditions de possibilité d’une
école nouvelle de la philosophie pratique.

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Bibliographie
Ngoma-Binda, Phambu (Elie), 2004, Philosophie et pouvoir politique en Afrique,
L’Harmattan, Paris.
- 2011, Théorie de la pratique philosophique, L’Harmattan, Paris.
- 2022, Philosophie du droit politique pour l’État le meilleur, Presses de l’Université
Catholique du Congo, Kinshasa.
Kant (Emmanuel), 1796, Projet de paix perpétuelle, traduction revue par Heinz Wismann.
Malolo Dissakè (Emmanuel), 2012, Grammaire de l’objectivité scientifique. Au cœur de
l’épistémologie de Karl Popper, PUF, Dianoïa.
Derrida (Jacques), 1967, De la grammatologie, Éditions de Minuit, Paris.
Revel (Jean-François), 1994, Histoire de la philosophie occidentale, Nil Éditions, Collection
Pocket.
Molière (Jean-Baptiste), 1966, Le Bourgeois gentilhomme, présentation par G. Chappon,
Hatier, Paris.
- 1962, Les Précieuses Ridicules, textes présenté et annoté par Robert Jouanney, Librairie A.
Hatier, Paris.
-1977, Les Fourberies de Scapin. Le rire de la farce, présentation de Serge Fontbelle et de
Florence Thovex, collection « Classiques » dirigée par Georges Décote et Françoise
Rachmühl, Hatier, Paris.
Engel (Pascal), 2019, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle, collection « Banc
d’Essais » dirigée par Benoît Gaultier, Éditions Agone, Marseille.

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