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2006/2 - n° 40
pages 169 à 185
ISSN 0994-4524
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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
FOUCAULT ET LE LIBÉRALISME
Rationalité, révolution, résistance
par Jacques BIDET
comme aux marges de la « grande politique » : prisons, hôpitaux, asiles, écoles, caser-
nes. Il passe maintenant de ces « techniques sectorielles » à la « technologie du pou-
voir d'État », jusqu’à commenter en direct, à partir de leurs précédents du XVIIIe
au XXe siècles, les propositions des gouvernants de l’époque : Chaban et Barre, _
Giscard et Stoléru. Soit le néolibéralisme comme stade présent du libéralisme.
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2) En se concentrant sur la décennie post-68, sur les cours des années 1971 à
1976 et sur les livres qui en sont issus, on pourrait sans peine composer un florilège
de propos et développements, où Foucault parlerait d'évidence de « classes sociales »,
de « la bourgeoisie », du « prolétariat », mettant en scène et en théorie une histoire
moderne dominée par des institutions et affrontements de classe – un Foucault aussi
pour qui la question politique ultime est de savoir si « la révolution, ça vaut la peine,
et laquelle » . Propos énigmatique, il est vrai.
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1. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004 ;
Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004..
2. M. Foucault, Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, p. 269.
3. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit, p. 112.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES
mesurer, sous les formulations parfois tranchées et polémiques, les détours et les
incertitudes. Le résumé que Foucault rédige, après-coup, de son cours de 1979 , 4
qui est aussi un corrigé, marque bien plus de distance par rapport au libéralisme.
Mais les formulations, moins prudentes, de son enseignement oral nous éclairent
peut-être sur certains présupposés profonds de sa démarche. Il est clair aussi que l’on
peut trouver intérêt à ces deux grands livres d’histoire sans s’embarrasser des ques-
tions d’épistémologie philosophico-politique qui lui seront ici posées.
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niveau d'analyse, car, dans le marché capitaliste, la concurrence ne tourne pas autour
de la production de marchandises comme valeurs d'usage, mais autour de la maximi-
sation du profit. L'objectif de la production capitaliste, de l’entrepreneur capitaliste,
n’est donc pas « la richesse », mais le profit, richesse abstraite. Marx ne nie pas que le
« mode de production capitaliste » soit infiniment plus productif (de richesses) que
ceux qui le précèdent. Il avance que l'accumulation capitaliste, fondée sur l’exploita-
tion, ne s’analyse cependant pas en termes de richesse, mais de plus-value. Il élabore, à
l’encontre des libéraux, les concepts de la différence et de la contradiction entre richesse
et profit. Et c'est à partir de là qu'il interprète le mouvement historique.
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ment problématique. Mais, si l’on veut comprendre en quoi s’opposent ces deux
discours, il faut, pour faire la différence, partir de ce en quoi ils se ressemblent.
Et d’abord lire, tel qu’il se donne, le « grand récit » foucaldien.
que la chouette de Minerve, ne dit l’avenir. Elle se développe cependant en une série
de trois « moments » progressifs, qui définissent un « enjeu politique » ultime :
la question de « la survie du capitalisme », de l’invention possible d’un « nouveau
capitalisme ». C’est avec un extraordinaire pathos que Foucault apostrophe ses audi-
teurs, sans doute encore mal reconvertis : « vous comprenez bien », s’il n’y a qu’une
seule « logique du capital », celle du profit, sa fin est d’avance inscrite en « impasses
définitives », et il n’y aura bientôt « plus de capitalisme du tout », mais si (comme je
vais vous le montrer !) le capitalisme se donne selon une diversité d’esprits et de _
rationalités, alors s’ouvre à lui tout « un champ de possibilités » . N’est-ce pas là 11
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fondée sur la « statistique » des ressources et des populations . C'est le temps des 14
diplomatique et militaire, cela s’impose à chacun d’eux. C’est donc le « coup d'État
vernementalité libérale vise à promouvoir : non pas liberté en général, mais « liberté
du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété,
liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc. » . Et c’est par ces
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Notons ici par avance qu’un problème décisif pourrait bien être celui de la divi-
sion de la « technologie gouvernementale libérale » entre ces deux pôles, dont l’un
s’exerce sur le marché, qu’elle guide en le suivant, et l’autre sur la population, qu’elle
prend en charge par voie d’organisation. Il n’est pas sûr, on le verra, que la problé-
matique foucaldienne permette de prendre toute la mesure de cette bipolarité,
qu’elle contribue pourtant puissamment à mettre au jour.
C’est en contraste à cette forme classique du libéralisme que Foucault va, à par-
tir du 24 janvier 1979, étudier la nouvelle option, plus unilatéralement marchande,
qui émerge alors avec fracas : celle du néolibéralisme. Il l’appréhende comme une
réponse au keynésianisme, qu’il désigne comme étant à l’origine d’une « crise du
libéralisme » . Ce « nouveau dispositif de gouvernementalité » est exploré dès les
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années 1930 par Hayek et d’autres. Mais c’est la situation de l’Allemagne, année
zéro, qui va fournir le terrain d’expérimentation. La totale destruction de l’ordre éco-
nomique antérieur permet de faire table rase et de poser le problème autrement :
d’aborder le marché non comme un fait de nature, mais comme un objectif à réaliser
et à universaliser. Soit un « projet de société » : que la société devienne un marché.
L’État, cessant de poursuivre des fins concrètes, d’œuvrer par mesures et correctifs,
se bornera à fixer les règles de ce jeu, laissant jouer les acteurs économiques.
Doctrine reprise sous Giscard contre les compromis keynésiens antérieurs.
Lorsque l’on a ainsi exclu toute idée de plan, d’intervention substantielle dans
l’économie, se trouve instauré un « État de droit », exclusivement régi par des
« principes formels » , ceux que requiert le marché. Il faut alors parler d’un « ordre
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notera la réciproque, puisqu’il s’agit « des règles de droit qui sont nécessaires à par-
tir d’une société régulée à partir et en fonction de l’économie concurrentielle de mar-
ché » . On rejette l’idée que l’emploi puisse être un objectif et l’égalité une catégo-
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rie socialement pertinente : on réglera la « question sociale » hors droit et aux mar-
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que le travailleur est censé considérer du point de vue de « l’allocation optimale des
ressources rares à des fins alternatives ». Et cette « mutation épistémologique » 28
diverses que les investissements éducatifs des parents, la baisse tendancielle du taux
de profit, mais aussi la croissance japonaise et la croissance en général, et jusqu’à
l’essor possible du Tiers-Monde. Il observe que c’est en ce sens que s’orientent les
« politiques économiques », « sociales », « éducationnelles » et « culturelles »…
Il souligne « l’efficacité de l’analyse et de la programmation » néolibérales – à pren- 33
dre aussi, il est vrai, comme « leur coefficient de menace ». Il y voit « le thème-
programme d’une société dans laquelle il y aurait une optimisation du système de
différence, dans laquelle un champ serait laissé aux processus oscillatoires, dans
laquelle il y aurait tolérance accordée aux individus et pratiques minoritaires (…) » . 34
Il s’agit bien sûr en tout cela de descriptions de « rationalités » par rapport aux-
quelles il se situe ailleurs plus nettement en position d’observateur . On peut cepen- 35
dant s’étonner de ne pas le voir s’engager plus avant dans l’évaluation de cette « ratio-
nalité ». Peut-on en effet aller au fond de ces prétentions à gouverner rationnelle-
ment sans s’interroger sur leur rationalité substantielle ? Or il décrit le néolibéralisme
_ comme une technologie qui entend tout à la fois unir le droit et l’économie et séparer
l’économie du social. Ce qui revient à produire un droit séparé du social, c’est-à-dire
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seconde, celle « qui a tenu » tandis que l’autre « a régressé » , qui va l’inspirer dans 37
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La seconde lecture nous apprend que la société civile, alors comprise comme concept
spécifiquement moderne, nous fournit la solution par « indexation » du droit à une
économie de marché : c’est « l’économie juridique d’une gouvernementalité indexée à
l’économie économique ». Par contraste avec Marx, qui affronte le « mauvais infini »
du capital, sa propension illimitée à la richesse abstraite, Foucault, en libéral, a
constamment en ligne de mire la propension illimitée de l’État au pouvoir le plus
concret. En se conformant à la spontanéité du jeu économique naturel, dont le pro-
pre est d’être ouvert, non totalisable, le gouvernement « s’autolimite » – terme-clé.
Il respecte ainsi « les règles du droit » en respectant « la spécificité de l’économie » . 43
38. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 111. 41. Ibid., p. 312.
39. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 299. 42. Ibid., p. 298.
40. Ibid., p. 111. 43. Ibid., p. 300.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance
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L’ART DE SE GOUVERNER
C’est bien en effet à cela que nous conduit la question posée, de très loin, dans
les termes de « l’art de gouverner ». De très loin, parce que tel est, en effet, le motif
de cette figure dont personne, dans le débat philosophico-politique moderne, n’avait
à ce jour entendu parler : celle du pastorat, par laquelle Foucault introduit, avec une
profonde perspicacité, il faut le dire, le concept de « gouvernementalité ». Il met au
jour une ligne de pensée et de pratiques qui prend corps dans le christianisme
ancien, notamment monastique : celle du « gouvernement des âmes ». Cette figure
relie un impératif de connaissance de chacun et de salut de tous à une catégorie _
d’obéissance qui implique aussi le gouvernant dans la même sorte de contrainte.
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nous conduire sur la piste des hérésies, résistances et autres dissidences, avec une insis-
tance particulière sur le cas de l’URSS, pastorale par excès . L’objet de ce paradigme
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est, en un sens, plus large et plus fondamental. Il fournit en effet à Foucault la clé pour
un recyclage en profondeur de toute la question dite du « libéralisme », car il permet
de refonder toute l’analyse de la rationalité sociale et politique moderne à partir du
concept d'« art de gouverner », c'est-à-dire à partir de la relation entre gouvernants et
gouvernés. Et cette façon de prendre le problème politique est très précisément celle qui
lui permet d’éviter la problématique, révolutionnaire, du droit considéré à partir de la
question de son « commencement », soit « le problème théorique et juridique de la
constitution originaire de la société » . Elle s’exprime équivalemment dans une cer-
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taine définition de la liberté : « La liberté, ce n’est jamais rien d’autre – mais c’est déjà
beaucoup – qu’un rapport actuel entre gouvernants et gouvernés » . 49
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tion du problème. Celui qui avait déclaré la fin de l'humanisme et enterré la figure
de l'homme fait ici resurgir celle de l'homo. À la suite de Hume, il campe devant
« l’hétérogénéité formelle », le clivage radical entre l'homo oeconomicus, le sujet
d'intérêt, et l'homo juridicus, le sujet de droit. Et l’on a vu à quel prix la « société
civile » lui fournissait la synthèse entre ces termes. En réalité, mieux que ce couple
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En ce sens, c'est Marx qui nous dit de quoi parle Foucault dans ses livres sur le
libéralisme et le néolibéralisme. Foucault n'est pas un « idéologue » qui nous entre-
tiendrait d'une idéologie qui serait le libéralisme. Il ne fournit pas non plus, dans l'art
libéral de gouverner, la clé pour l'intelligence immédiate des prospectus effectifs de _
l'histoire. Énonçant la vérité du libéralisme, il n’avance pas que le libéralisme est la
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53. Voir J. Bidet, Explication et reconstruction du Capital, op. cit., pp. 220-223.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance
Le paradoxe est cependant que c’est, d’une certaine façon, on l’a vu, chez Foucault
qu'il faut chercher « ce qui manque à Marx ». Marx, en ce sens plus libéral que les libé-
raux, fait, du moins dans sa grande œuvre théorique, comme si toute la modernité se
pensait à partir du marché, y compris la « forme organisée » qui (à partir de la fabri-
que) se développe en son sein et qui, censément, doit finalement le remplacer, condui-
sant à l’abolition de la « forme marché », et à la construction d’un concept supérieur
de subjectivité sociale solidaire. C’est Foucault qui, plus profondément que ceux qui
l'ont depuis Weber précédé dans cette voie, fait apparaître que la rationalité politique
moderne se développe, parallèlement à la forme marché, dans cette forme organisée dont
il a exploré les rationalités ambiguës sur les terrains de l’hôpital, de la prison, de l’école
et de l’armée, de l’urbanisme et de l’activité scientifique, mettant au jour la question
des « savoirs pouvoirs » qui s’y rattachent (lesquels concernent aussi d’autres champs,
comme ceux de la sexualité et de la folie, dont l’intelligence suppose d’autres univers
de concepts que ceux de la société civile, du mode de production ou de l’État…). Cela
_ n’est pas simplement à comprendre comme un « complément » apporté à Marx. Car,
en s’exerçant en termes de savoir-pouvoir sur ce terrain de la gouvernementalité,
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drait éviter Foucault, le présupposé nécessaire, sans cesse reconduit à frais nouveaux,
dans la chair et le sang des luttes historiques, d'une philosophie de la révolution. _
L’important n’est pas de savoir dans quelle mesure Foucault est partie prenante
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