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FOUCAULT ET LE LIBÉRALISME

Rationalité, révolution, résistance


Jacques Bidet

P.U.F. | Actuel Marx

2006/2 - n° 40
pages 169 à 185

ISSN 0994-4524

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Bidet Jacques, « Foucault et le libéralisme » Rationalité, révolution, résistance ,

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Actuel Marx, 2006/2 n° 40, p. 169-185. DOI : 10.3917/amx.040.0169
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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

FOUCAULT ET LE LIBÉRALISME
Rationalité, révolution, résistance
par Jacques BIDET

En 1978, au moment où retombe en France et en Europe la vague communiste


issue de 68, à l’heure où pointent les « nouveaux philosophes » et les « nouveaux
économistes », Foucault en vient à aborder, dans son enseignement au Collège de
France, ce qui s’annonce comme la nouvelle politique . Il était jusqu’alors resté
1

comme aux marges de la « grande politique » : prisons, hôpitaux, asiles, écoles, caser-
nes. Il passe maintenant de ces « techniques sectorielles » à la « technologie du pou-
voir d'État », jusqu’à commenter en direct, à partir de leurs précédents du XVIIIe
au XXe siècles, les propositions des gouvernants de l’époque : Chaban et Barre, _
Giscard et Stoléru. Soit le néolibéralisme comme stade présent du libéralisme.
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Mais qu’entend exactement Foucault sous le terme de « libéralisme » ? _
Comment se situe-t-il par rapport à lui ? Quelle est la portée générale de son inter-
vention ? Question plus difficile qu’il n’y paraît. Je l’appréhenderai ici à partir de sa
relation, indirecte mais flagrante, à l’analyse marxienne, en même temps qu’à cette
doxa marxiste dont toute une génération cherche alors à se libérer. Une étude systé-
matique du rapport de Foucault à Marx devrait considérer au moins quatre ques-
tions. Je me limiterai à la troisième.
1) Par de multiples renvois et références, Foucault désigne régulièrement Marx
comme un élément de sa culture théorique. Il n’affiche cependant aucune conni-
vence avec quelque utopie collectiviste ou planificatrice. Il marque un engagement
résolu contre le stalinisme et ses séquelles et une sympathie mitigée à l'égard du com-
munisme en général. La perspective dialectique, totalisante, conduit, à ses yeux,
à des impasses redoutables. Il entend, pour sa part, faire œuvre de science, en se
consacrant à des questions « spécifiques ». Mais c’est à partir de là qu’il parvient à
déstabiliser les discours de la totalité, et singulièrement ce qui était tenu pour
« le marxisme ». Pour en prendre la mesure, il faudrait considérer l’œuvre entière,
à partir de L’Histoire de la folie (1961).

Actuel Marx / n o40 / 2006 / Fin du néolibéralisme?


FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

2) En se concentrant sur la décennie post-68, sur les cours des années 1971 à
1976 et sur les livres qui en sont issus, on pourrait sans peine composer un florilège
de propos et développements, où Foucault parlerait d'évidence de « classes sociales »,
de « la bourgeoisie », du « prolétariat », mettant en scène et en théorie une histoire
moderne dominée par des institutions et affrontements de classe – un Foucault aussi
pour qui la question politique ultime est de savoir si « la révolution, ça vaut la peine,
et laquelle » . Propos énigmatique, il est vrai.
2

3) Durant les années 78-79, auxquelles je me limiterai, il en vient à s'occuper de


politique économique et sociale : de la « gouvernementalité ». Il croise alors, néces-
sairement, les chemins de Marx.
4) Le débat autour de Foucault se concentre aujourd'hui sur la subjectivation,
objet de la recherche, féconde, de sa dernière période, 1980-1984. Il passe alors de
la gouvernementalité au « gouvernement de soi ».
Ces deux concepts entretiennent des liens étroits. Le discours de la gouverne-
_ mentalité semble même, rétrospectivement, occuper dans l’ensemble de l’œuvre
une place centrale, marquant tout à la fois rupture et continuité entre ses travaux
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_ antérieurs et ses recherches ultimes. Il mérite donc d’être considéré pour lui-même.
Avançant que « nous vivons dans l’ère de la gouvernementalité, celle qui a été
découverte au XVIIIe siècle » , Foucault en vient finalement à affronter la question
3

de la totalité sociale, prise dans les termes de la « rationalité occidentale ». Et c’est


à partir de là aussi qu’on peut s’interroger sur la réponse qu’il donnerait à l’énigme
de « la révolution ».
Je montrerai d'abord que l'on ne peut, malgré les apparences, interpréter cette
investigation foucaldienne comme un éloge du libéralisme opposable à la critique
marxienne de l'économie politique. Il convient plutôt de s’interroger sur le fait que,
paradoxalement, l’un et l’autre discours partagent la même forme de grand récit.
Il apparaît alors que ces deux récits procèdent de deux formes philosophiques dif-
férentes, et que c’est à partir de là que se donne à entendre la tension entre deux
politiques, dont l’une a nom révolution et l’autre résistance. Restera à savoir ce que
l’une et l’autre ont à se dire.
Il convient naturellement de ne pas perdre de vue que la publication de ces cours
nous met en présence d’un procès de recherche, d’une démarche risquée, dont il faut

1. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard, 2004 ;
Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, 2004..
2. M. Foucault, Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, p. 269.
3. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit, p. 112.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

mesurer, sous les formulations parfois tranchées et polémiques, les détours et les
incertitudes. Le résumé que Foucault rédige, après-coup, de son cours de 1979 , 4

qui est aussi un corrigé, marque bien plus de distance par rapport au libéralisme.
Mais les formulations, moins prudentes, de son enseignement oral nous éclairent
peut-être sur certains présupposés profonds de sa démarche. Il est clair aussi que l’on
peut trouver intérêt à ces deux grands livres d’histoire sans s’embarrasser des ques-
tions d’épistémologie philosophico-politique qui lui seront ici posées.

ÉLOGE VERSUS CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE ?


Si l'on a en mémoire que Marx s'est essentiellement consacré à une « critique de
l'économie politique » (tel est le sous-titre du Capital), on est frappé de voir que
Foucault, s'intéressant aux mêmes auteurs, physiocrates et libéraux anglais,
semble, tout au contraire, se livrer à une sorte d'éloge. Marx analyse leurs théories éco-
nomiques, Foucault les politiques qu’ils inspirent. Ils travaillent cependant le même
matériau : leur discours économico-politique. Et leurs démarches s'opposent frontale- _
ment. Marx entend montrer que l'objet de la production capitaliste n'est pas, comme
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ils le disent, la « richesse des nations », la richesse concrète, la valeur d'usage, mais la _
richesse abstraite, la plus-value ; Foucault, au contraire, que l'économie politique libé-
rale a pour visée la vie, la population, la richesse et la puissance de la société.
Marx, dans la première Section du Livre I, expose le modèle de la production mar-
chande, définie comme logique rationnelle de la richesse sociale. La loi de la valeur,
qu’impose la concurrence, assure la maximisation de la productivité et l'allocation
optimale des ressources . Mais, poursuit-il à la Section III, on ne peut s'arrêter à ce
5

niveau d'analyse, car, dans le marché capitaliste, la concurrence ne tourne pas autour
de la production de marchandises comme valeurs d'usage, mais autour de la maximi-
sation du profit. L'objectif de la production capitaliste, de l’entrepreneur capitaliste,
n’est donc pas « la richesse », mais le profit, richesse abstraite. Marx ne nie pas que le
« mode de production capitaliste » soit infiniment plus productif (de richesses) que
ceux qui le précèdent. Il avance que l'accumulation capitaliste, fondée sur l’exploita-
tion, ne s’analyse cependant pas en termes de richesse, mais de plus-value. Il élabore, à
l’encontre des libéraux, les concepts de la différence et de la contradiction entre richesse
et profit. Et c'est à partir de là qu'il interprète le mouvement historique.

4. M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit., vol. 3, pp. 819-825.


5. Voir J. Bidet, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004, pp. 50-51.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

Pour Foucault au contraire, les économistes libéraux inventent tout simplement « la


gouvernementalité moderne et contemporaine » , soit « notre rationalité politique » .
6 7

Dépassant le « pouvoir souverain » de la Renaissance, et la « raison d'État » de l'âge


classique, ils introduisent la figure plus modeste du « gouvernement », qui se borne à
promouvoir les « processus naturels » de l’économie (marchande) et la « gestion de la
population », comprise elle aussi comme phénomène naturel, à travers « certaines for-
mes de liberté » . Le libéralisme développe un savoir qui a pour objet la richesse de la
8

nation, qui ne se préoccupe plus seulement de sujets, ni d'administrés, mais d'une


population, dont il cherche à favoriser la vie. L'économie est une science de la popula-
tion, qui appréhende des réactions collectives à la rareté, à la cherté, etc. Elle repère les
problèmes et les lois propres à un ensemble de vivants (taux de fécondité, de mortalité,
épidémie, production), soit à un sujet collectif qui n'est plus celui d'un contrat social.
Voilà ce que signifie la « gouvernementalisation de l’État ». L’État moderne n’a pas
pour seule fin « la reproduction des rapports de production » : il gouverne. L’histoire
9

_ du capitalisme n’est donc pas à comprendre comme l’avait pensé Marx.


On peut naturellement chercher à articuler ces deux discours. Marx n’oublie pas
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_ que, si la logique des capitalistes est le profit, richesse abstraite, il reste qu'ils ne font
du profit qu'à la condition de vendre leurs marchandises, donc qu’elles soient pour-
vues d’une valeur d'usage pertinente, richesse concrète. Il a mis cette question au
centre de son étude de la reproduction, de la crise et de l'accumulation : il n’étudie
jamais les contradictions du système qu’à partir de sa relative rationalité. Mais,
dira-t-on, il n’a pas élaboré conceptuellement la contrainte « gouvernementale »,
c’est-à-dire hégémonique, au sens gramscien, qui s’impose à la classe dominante dans
la forme capitaliste de société. Il n’a pas considéré le réseau multiforme de savoir
social et de pratiques sectorielles à travers lequel s’exerce un tel pouvoir. On posera
alors que Foucault accordera sans doute à Marx que, derrière le discours libéral, il y
a aussi l'exploitation, et qu’il lui apporte ce qui manque pour comprendre que le
capitalisme est un âge de progrès…
À s’en tenir à cette façon de combiner les deux approches, on risquerait pourtant
d’occulter ce qui les sépare. Il faut en effet commencer par affronter une question
plus fondamentale : Foucault argumente à partir d’une tout autre philosophie politi-
que, qui, si elle ne donne pas congé à Marx, rend du moins le marxisme radicale-

6. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 356.


7. M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit., vol. 4, p. 826.
8. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., pp. 362-364.
9. Ibid., p. 112.
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ment problématique. Mais, si l’on veut comprendre en quoi s’opposent ces deux
discours, il faut, pour faire la différence, partir de ce en quoi ils se ressemblent.
Et d’abord lire, tel qu’il se donne, le « grand récit » foucaldien.

LE GRAND RÉCIT FOUCALDIEN ET LA QUESTION NÉOLIBÉRALE


Foucault propose une « généalogie de l'État moderne et de ses différents appa-
reils à partir d'une histoire de la raison gouvernementale » . Cette généalogie, pas plus 10

que la chouette de Minerve, ne dit l’avenir. Elle se développe cependant en une série
de trois « moments » progressifs, qui définissent un « enjeu politique » ultime :
la question de « la survie du capitalisme », de l’invention possible d’un « nouveau
capitalisme ». C’est avec un extraordinaire pathos que Foucault apostrophe ses audi-
teurs, sans doute encore mal reconvertis : « vous comprenez bien », s’il n’y a qu’une
seule « logique du capital », celle du profit, sa fin est d’avance inscrite en « impasses
définitives », et il n’y aura bientôt « plus de capitalisme du tout », mais si (comme je
vais vous le montrer !) le capitalisme se donne selon une diversité d’esprits et de _
rationalités, alors s’ouvre à lui tout « un champ de possibilités » . N’est-ce pas là 11
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encore, sublimée en grande interrogation, l’inexorable poursuite du « grand récit » ? _
Les trois moments en sont régulièrement rappelés aux auditeurs du Cours.
L'entrée dans la modernité s’opère avec le triomphe, à la Renaissance, de la figure
de la Souveraineté, s’exerçant par la loi sur un sujet assujetti : c’est « l’État de justice »,
régi par « le système du code légal avec partage binaire entre le permis et le défendu » . 12

La paix de Westphalie (1648) signale l’ouverture de l'âge classique, marqué par


l'État administratif et le développement d’institutions disciplinaires. Au-delà des
formes légales et judiciaires, on cherche alors à prévenir, corriger, par des techniques
« policières, médicales, psychologiques » adéquates . C’est l’âge de la « raison d'État »,
13

fondée sur la « statistique » des ressources et des populations . C'est le temps des 14

mercantilistes, qui donnent pour objectif à l'économie, par le développement des


échanges, la baisse du prix du blé en vue d'exporter et de faire rentrer l'or qui assure
la puissance de l'État. « L’État de police », au sens ancien du terme, cherche à pro-
mouvoir « la vie » et le « bonheur » de la population , mais dans la perspective de 15

sa propre puissance. Dans le contexte de la « balance entre les États » , de la raison 16

diplomatique et militaire, cela s’impose à chacun d’eux. C’est donc le « coup d'État

10. Ibid., p. 362. 13. Id.


11. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, 14. Ibid., p. 280.
op. cit., pp. 170-171. 15. M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit., vol. 4, p. 823.
12. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 7. 16. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 306.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
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permanent » : ordonnances, interdictions, consignes, règlements, disciplines locales


17

de l'atelier, de l'école, de l'armée. En termes de droit naturel et de contrat social, une


limitation interne à la raison d’État se fait entendre, bien faiblement.
C’est à partir de 1750, avec les Physiocrates, qu’apparaît la figure du
Gouvernement. L’économie politique est sa technique principale d’intervention.
Elle vise non d’abord le commerce international, mais la production nationale.
Le marché, comme logique de production, est son « lieu de véridiction », vérité de
mécanismes naturels . Il présente des présupposés juridiques de liberté, que la gou-
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vernementalité libérale vise à promouvoir : non pas liberté en général, mais « liberté
du marché, liberté du vendeur et de l’acheteur, libre exercice du droit de propriété,
liberté de discussion, éventuellement liberté d’expression, etc. » . Et c’est par ces
19

deux biais, l’économique et le juridique, que se réalise, contre l’illimitation de l’État


de police, l’autolimitation de la raison gouvernementale. D’un autre côté, se déve-
loppe le domaine multiple de l’intervention gouvernementale, mais sous une forme
_ plus flexible qu’à l’ère, disciplinaire, antérieure : celle d’une recherche de la « sécu-
rité », fondée sur l’acceptable, le probable, le moyen, supposant des procédures de
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_ « normation » . Voir l’exemple de l’inoculation de la variole, que l’on provoque et
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contrôle par des techniques préventives, généralisables, probables. Émergent ainsi


les concepts de cas, de risque, de crise, etc. Le contexte, on l’a vu, en est celui de la
« population », que Marx ne fait que « contourner » à travers celui de « classe » . 21

Notons ici par avance qu’un problème décisif pourrait bien être celui de la divi-
sion de la « technologie gouvernementale libérale » entre ces deux pôles, dont l’un
s’exerce sur le marché, qu’elle guide en le suivant, et l’autre sur la population, qu’elle
prend en charge par voie d’organisation. Il n’est pas sûr, on le verra, que la problé-
matique foucaldienne permette de prendre toute la mesure de cette bipolarité,
qu’elle contribue pourtant puissamment à mettre au jour.
C’est en contraste à cette forme classique du libéralisme que Foucault va, à par-
tir du 24 janvier 1979, étudier la nouvelle option, plus unilatéralement marchande,
qui émerge alors avec fracas : celle du néolibéralisme. Il l’appréhende comme une
réponse au keynésianisme, qu’il désigne comme étant à l’origine d’une « crise du
libéralisme » . Ce « nouveau dispositif de gouvernementalité » est exploré dès les
22

17. Ibid., p. 347.


18. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 33.
19. Ibid., p. 65.
20. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 59.
21. Ibid., p. 79.
22. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 71.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

années 1930 par Hayek et d’autres. Mais c’est la situation de l’Allemagne, année
zéro, qui va fournir le terrain d’expérimentation. La totale destruction de l’ordre éco-
nomique antérieur permet de faire table rase et de poser le problème autrement :
d’aborder le marché non comme un fait de nature, mais comme un objectif à réaliser
et à universaliser. Soit un « projet de société » : que la société devienne un marché.
L’État, cessant de poursuivre des fins concrètes, d’œuvrer par mesures et correctifs,
se bornera à fixer les règles de ce jeu, laissant jouer les acteurs économiques.
Doctrine reprise sous Giscard contre les compromis keynésiens antérieurs.
Lorsque l’on a ainsi exclu toute idée de plan, d’intervention substantielle dans
l’économie, se trouve instauré un « État de droit », exclusivement régi par des
« principes formels » , ceux que requiert le marché. Il faut alors parler d’un « ordre
23

économico-juridique », dans lequel « le juridique informe l’économique » _ et l’on


24

notera la réciproque, puisqu’il s’agit « des règles de droit qui sont nécessaires à par-
tir d’une société régulée à partir et en fonction de l’économie concurrentielle de mar-
ché » . On rejette l’idée que l’emploi puisse être un objectif et l’égalité une catégo-
25
_
rie socialement pertinente : on réglera la « question sociale » hors droit et aux mar-
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ges de l’économie comme une question morale, celle de la pauvreté moralement _
acceptable. Le néolibéralisme américain va plus loin encore avec « la théorie du capi-
tal humain » qui consiste à prendre, à l’encontre de Marx (qui ne connaîtrait que le
26

« travail abstrait »…, et Foucault abonde en ce sens ), le travail comme un capital,


27

que le travailleur est censé considérer du point de vue de « l’allocation optimale des
ressources rares à des fins alternatives ». Et cette « mutation épistémologique » 28

va envahir, comme on sait, tout le champ social, du conjugal au pénal.


Foucault ne manque pas de marquer, répétitivement, ses distances à l’égard de ces
« modes d’action au moins aussi compromettants pour la liberté » que ceux « que l’on
veut éviter », soit « le communisme, le socialisme, le national-socialisme, le fascisme » . 29

De cette « phobie d’État » , il évoque les dangers (exemple de la génétique ), il sou-


30 31

ligne les « connotations politiques immédiates », évidemment fâcheuses . Mais, 32

ajoute-t-il, « ce produit politique latéral » n’autorise pas à en rester à la simple


« dénonciation ». Ce serait « faux et dangereux » au regard des lumières qu’apportent
ces analyses sur bien des phénomènes. Foucault évoque alors des questions aussi

23. Ibid., p. 177. 28. Ibid., p. 228.


24. Ibid., p. 168. 29. Ibid., pp. 70-71.
25 Ibid., p. 166. 30. Ibid., p. 77.
26. Ibid., pp. 225-235. 31. Ibid., p. 234.
27. Ibid., p. 227. 32. Ibid., p. 237.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

diverses que les investissements éducatifs des parents, la baisse tendancielle du taux
de profit, mais aussi la croissance japonaise et la croissance en général, et jusqu’à
l’essor possible du Tiers-Monde. Il observe que c’est en ce sens que s’orientent les
« politiques économiques », « sociales », « éducationnelles » et « culturelles »…
Il souligne « l’efficacité de l’analyse et de la programmation » néolibérales – à pren- 33

dre aussi, il est vrai, comme « leur coefficient de menace ». Il y voit « le thème-
programme d’une société dans laquelle il y aurait une optimisation du système de
différence, dans laquelle un champ serait laissé aux processus oscillatoires, dans
laquelle il y aurait tolérance accordée aux individus et pratiques minoritaires (…) » . 34

Il s’agit bien sûr en tout cela de descriptions de « rationalités » par rapport aux-
quelles il se situe ailleurs plus nettement en position d’observateur . On peut cepen- 35

dant s’étonner de ne pas le voir s’engager plus avant dans l’évaluation de cette « ratio-
nalité ». Peut-on en effet aller au fond de ces prétentions à gouverner rationnelle-
ment sans s’interroger sur leur rationalité substantielle ? Or il décrit le néolibéralisme
_ comme une technologie qui entend tout à la fois unir le droit et l’économie et séparer
l’économie du social. Ce qui revient à produire un droit séparé du social, c’est-à-dire
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_ aussi du politique. Une telle idée ne devrait-elle pas susciter un certain malaise théo-
rique au sein de la rationalité libérale ?
Il semble permis de penser que c’est bien en raison d’un tel malaise que Foucault,
à compter du 28 mars 1979, revient à l’étude du libéralisme classique. Il s’agit en effet
maintenant, selon le programme qu’il évoquait au début de son cours, de penser
ensemble la question du droit politique et celle de l’utilité économique. Il soulignait
d’emblée qu’il y a, au sein du « libéralisme », deux voies pour penser cette unité :
« la voie révolutionnaire », qui part des droits de l’homme, « la voie radicale utilita-
riste », orientée vers l’indépendance des gouvernés . Mais c’est bien plutôt la 36

seconde, celle « qui a tenu » tandis que l’autre « a régressé » , qui va l’inspirer dans 37

la dernière partie de son cours, consacrée à la reconstruction d’un certain libéralisme.

LE GRAND TABLEAU FOUCALDIEN : LA SOCIÉTÉ CIVILE ET LES


ARTS DE GOUVERNER
Foucault ne manque jamais de souligner que ces trois figures de la raison
gouvernementale – Souveraineté, État, Gouvernement –, qui émergent plus ou

33. Ibid., p. 239.


34. Ibid., p. 265. 36. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 43.
35. M. Foucault, Dits et Écrits, op. cit., vol. 3, pp. 818-825. 37. Ibid., p. 45
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

moins successivement, ne s’excluent pas, mais se composent, se surajoutent et sont


à traiter comme un « triangle » , c’est-à-dire comme formant ensemble la figure
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complexe de la rationalité politique moderne. Reste cependant à penser leur unité.


L’objectif est de n’avoir plus à « scinder l’art de gouverner en deux branches,
l’art de gouverner économiquement et l’art de gouverner juridiquement ». Soit de
surmonter la scission entre l’homo œconomicus et l’homo juridicus. Et voilà ce que réa-
lise le libéralisme en se donnant « un champ de référence nouveau » : « la société
civile » . De ce concept, Foucault, à partir de Ferguson, fournit en effet, à quelques
39

pages de distance, deux lectures, l’une, dirais-je, en termes de communauté


(Gemeinschaft), et l’autre en termes de société (Gesellschaft) – dont la fusion suppo-
sée apporte effectivement, et miraculeusement, la clé du problème. Selon la première
lecture, la société civile est d’abord à comprendre comme la forme de vie concrète
d’une communauté historique, qui est toujours symbiose spontanée d’intérêts désin-
téressés, traversée par les relations intéressées de l’économie, donc faite de rapports
qui ne sont « ni purement économiques ni purement politiques » et qui s’inscrivent 40
_
dans une relation de « subordination » , soit dans une relation entre gouvernants et
41
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gouvernés. Le problème à résoudre est de parvenir à « gouverner selon des règles de _
droit » dans un « espace de souveraineté (…) peuplé par des sujets économiques » . 42

La seconde lecture nous apprend que la société civile, alors comprise comme concept
spécifiquement moderne, nous fournit la solution par « indexation » du droit à une
économie de marché : c’est « l’économie juridique d’une gouvernementalité indexée à
l’économie économique ». Par contraste avec Marx, qui affronte le « mauvais infini »
du capital, sa propension illimitée à la richesse abstraite, Foucault, en libéral, a
constamment en ligne de mire la propension illimitée de l’État au pouvoir le plus
concret. En se conformant à la spontanéité du jeu économique naturel, dont le pro-
pre est d’être ouvert, non totalisable, le gouvernement « s’autolimite » – terme-clé.
Il respecte ainsi « les règles du droit » en respectant « la spécificité de l’économie » . 43

On peut cependant se demander si Foucault remplit ainsi le programme qu’il


s’est donné, celui de penser le « triangle » de l’hétérogène. Ce qui fait d’abord diffi-
culté, me semble-t-il, c’est que ce concept de société civile, traduit en termes d’éco-
nomie marchande, ignore l’autre dimension de la gouvernementalité, celle dite de
« la discipline », de la « police » et plus généralement de la gestion de la population,

38. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 111. 41. Ibid., p. 312.
39. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 299. 42. Ibid., p. 298.
40. Ibid., p. 111. 43. Ibid., p. 300.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

que Foucault a si remarquablement analysée, elle aussi, en termes de gouvernemen-


talité. Il ramène ainsi subrepticement le problème du « triangle » à deux termes : droit
et économie. Il le résout, fictivement, par la traduction des deux termes l’un en l’au-
tre, en posant qu’obéir au droit, c'est obéir à l'économie, et réciproquement.
Une telle opération n’est, en outre, rendue possible qu’à la faveur d’une idée faible
du « droit », qui s’argumente régulièrement, dans le discours de Foucault, par une
représentation faible du thème moderne du contrat social, toujours réduit à l'idée
que l’on y « renonce » à ses droits . Idée si contraire à l’axiome posé par Rousseau
44

(qui a compris la leçon de Spinoza), selon lequel on ne renonce jamais en vérité à


aucun droit. Seule une traduction étroitement utilitariste fait du droit quelque chose
à quoi l’on pourrait renoncer. Il semble, au total, bien difficile de trouver dans ce
concept de société civile la solution aux problèmes que Foucault désigne comme
ceux de l’hétérogénéité de la rationalité politique moderne.
C’est aussi sans doute ce que ressent Foucault, qui en effet nous propose, au
_ terme de son dernier cours, et comme l’ultime leçon à tirer de cet enseignement, un
tableau d’ensemble dans lequel les trois éléments du « triangle » – Souveraineté, État,
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_ Gouvernement – se présentent comme le jeu de trois arts de gouverner : « Vous voyez,
dans le monde moderne, celui que nous connaissons depuis le XIXe siècle, toute une
série de rationalités gouvernementales qui se chevauchent, s’appuient, se contestent,
se combattent les unes les autres. Art de gouverner à la vérité, art de gouverner à la
rationalité de l’État souverain, art de gouverner à la rationalité des agents économi-
ques ». Ce n’est qu’à ce moment qu’il apparaît clairement que son approche déborde
le cadre du « libéralisme classique », puisque les « politiques nationalistes » et les
« politiques étatiques » – voire « quelque chose comme le marxisme », dit-il, « indexé
(…) à la rationalité d’une histoire qui se manifeste peu à peu comme vérité » –
relèvent aussi du même « débat politique ». « Notre rationalité » s’élargit, dans cette
péroraison œcuménique, en rationalités diverses. Il n’en reste pas moins que
Foucault donne à ce qu’il désigne le plus spécifiquement comme le « libéralisme »
une position privilégiée. S’il restait quelque doute à ce sujet, il suffirait de se réfé-
rer à la formule deux fois répétée dans la dernière page, selon laquelle le libéra-
lisme, en s’alignant sur la rationalité des « sujets économiques », et des sujets « en tant
que sujets d’intérêt » (« intérêt au sens le plus large du terme », il est vrai), a fondé
un « art de gouverner sur le comportement rationnel de ceux qui sont gouvernés »,

44. Ibid., p. 278.


PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

un « art de gouverner à la rationalité des gouvernés eux-mêmes » . 45

La question, pourtant, qui me semble posée au terme de la lecture de ces leçons


n’est pas de savoir dans quelle mesure Foucault adhère aux énoncés qu’il rapporte,
mais quelle prétention théorique il avance en reconstituant toute la scène politico-
sociale moderne comme une affaire entre « gouvernement » et « gouvernés ».

L’ART DE SE GOUVERNER
C’est bien en effet à cela que nous conduit la question posée, de très loin, dans
les termes de « l’art de gouverner ». De très loin, parce que tel est, en effet, le motif
de cette figure dont personne, dans le débat philosophico-politique moderne, n’avait
à ce jour entendu parler : celle du pastorat, par laquelle Foucault introduit, avec une
profonde perspicacité, il faut le dire, le concept de « gouvernementalité ». Il met au
jour une ligne de pensée et de pratiques qui prend corps dans le christianisme
ancien, notamment monastique : celle du « gouvernement des âmes ». Cette figure
relie un impératif de connaissance de chacun et de salut de tous à une catégorie _
d’obéissance qui implique aussi le gouvernant dans la même sorte de contrainte.
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Selon cette conduite des conduites, le sujet se trouve convoqué à une critique de sa _
vérité interne, à une désignation authentique de soi, qui oscille entre assujettisse-
ment volontaire et résistance. La formule évangélique du « bon pasteur » – dont il
est écrit qu'il connaît ses brebis et que ses brebis le connaissent, que chacune compte
autant que toutes, qu'il est à la recherche de la brebis perdue, et qu'il donne sa vie
pour ses brebis – s'est tout naturellement intégrée au corpus révolutionnaire de la
modernité. Elle resurgit en termes religieux et politiques au temps de la réforme et
de la Contre-Réforme. L’essor de l’esprit scientifique ôtera au souverain son carac-
tère transcendant. Le pasteur politique ne gouverne plus à l'image de Dieu. Car
Dieu lui-même ne gouverne plus : il règne seulement, par des lois générales, auxquel-
les la raison a accès, et à partir desquelles celle-ci gouverne. Le gouvernement devient
une affaire de responsabilité humaine et de raison sociale. C’est bien à juste titre que
Foucault inscrit dans cette lignée tant l’émergence successive de l'État administratif
et du gouvernement libéral, que les « insurrections de conduite », qui se succèdent
de l’ère des Réformes à celle des Révolutions, jusqu’à 1917 . 46

Foucault ne fournit pas, dans ces ouvrages, de développement analytique appro-


fondi de cette figure pour l’étude de la rationalité politique moderne, – sinon pour

45. Ibid., p. 316.


46. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 234.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

nous conduire sur la piste des hérésies, résistances et autres dissidences, avec une insis-
tance particulière sur le cas de l’URSS, pastorale par excès . L’objet de ce paradigme
47

est, en un sens, plus large et plus fondamental. Il fournit en effet à Foucault la clé pour
un recyclage en profondeur de toute la question dite du « libéralisme », car il permet
de refonder toute l’analyse de la rationalité sociale et politique moderne à partir du
concept d'« art de gouverner », c'est-à-dire à partir de la relation entre gouvernants et
gouvernés. Et cette façon de prendre le problème politique est très précisément celle qui
lui permet d’éviter la problématique, révolutionnaire, du droit considéré à partir de la
question de son « commencement », soit « le problème théorique et juridique de la
constitution originaire de la société » . Elle s’exprime équivalemment dans une cer-
48

taine définition de la liberté : « La liberté, ce n’est jamais rien d’autre – mais c’est déjà
beaucoup – qu’un rapport actuel entre gouvernants et gouvernés » . 49

Or à cela on peut, me semble-t-il, objecter que la question politique moderne ne


peut se réduire à celle, négociable entre gouvernants et gouvernés, d’un « art de gou-
_ verner ». Car ne s'agit-il pas plutôt (depuis Hobbes), pour les sujets modernes, de se
gouverner ? Ou encore, un art de gouverner peut-il, à l'époque moderne, se donner
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_ autrement que comme mode de transaction entre des sujets qui prétendent se gou-
verner ? Et n’est-ce pas la question posée, à l’intérieur même du libéralisme, par la
critique anti-utilitariste, y compris par Rawls ?
On pourra évidemment considérer que, plutôt que d’une telle prétention, il est
plus réaliste de partir de ce qui est, des rapports de pouvoir, de savoir-pouvoir. Car à
partir de là aussi se pensent des résistances. Et c’est à quoi s’est, avec succès, employé
Foucault. Mais peut-on poser en ces termes le problème politique moderne dans sa
vraie radicalité ? Notre prétention à nous gouverner nous-mêmes, dont part toute une
lignée de philosophies politiques, à travers Hobbes, Locke, Rousseau, Kant et,
comme on verra aussi, Marx – serait-elle, si l’on peut dire, une chose irréelle ? Il est
notable que, dans le discours de Foucault, l’évitement de cette question se marque
dans le fait que ce « nous » est régulièrement remplacé par le « on ». Page après page,
toute cette rationalité de l’art de gouverner est écrite, nous est proposée, en termes
de « on ». Et l’on observe que la question de la démocratie, qu’évoque le résumé en
termes de « démocratie parlementaire », est paradoxalement absente de la recherche
présentée, comme si elle était extrinsèque à celle de « notre rationalité moderne ».
Cette incertitude se traduit dans les catégories qu'il nous fournit pour la résolu-

47. Ibid., p. 204.


48. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 312.
49. Ibid., p. 64.
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

tion du problème. Celui qui avait déclaré la fin de l'humanisme et enterré la figure
de l'homme fait ici resurgir celle de l'homo. À la suite de Hume, il campe devant
« l’hétérogénéité formelle », le clivage radical entre l'homo oeconomicus, le sujet
d'intérêt, et l'homo juridicus, le sujet de droit. Et l’on a vu à quel prix la « société
civile » lui fournissait la synthèse entre ces termes. En réalité, mieux que ce couple
50

douteux, la figure du « triangle » aurait pu le conduire à identifier la nature du défi


politique moderne, celui d’une subjectivité politique. L'exigence politique, en effet,
n'est pas simplement, d'une part, économique ou rationnelle et, d'autre part, juridi-
que ou normative. Elle est rationnelle, normative, et « identitaire », au sens où, ce
dont il s'agit, c'est en effet de se gouverner soi-même. C'est ce qui s’exprime dans le
« tournant linguistique », par le passage d'une philosophie du sujet à une philosophie
de la transaction. C’est en tout cas la leçon que l’on peut tirer de l’analyse habermas-
sienne de l’agir communicationnel. La prétention politique moderne est bien celle
de se gouverner, en dernière instance, par voie d’accord discursif. Les prétentions
modernes de gouvernement doivent donc répondre à la triple exigence « illocutoire » _
d'être rationnelles, justes et d'être les nôtres, celles que nous posons . 51
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_
FOUCAULT ET MARX, INEXTRICABLES
Or il y a, précisément, un auteur qui a montré pourquoi le libéralisme économi-
que n'était pas en mesure d'affronter cette triple exigence illocutoire : c'est Marx, dans
son analyse de la Section I du Livre I, consacré à la logique sociale de la production
marchande. Le premier chapitre expose, on l'a vu, sa rationalité (la configuration
concurrentielle, fondée sur la propriété privée, maximise la production et optimise l'al-
location des facteurs) et sa légitimité (qui ne connaît que des partenaires libres et
égaux). Le second chapitre considère la troisième exigence, celle de l'identité du citoyen
prétendant et de l'authenticité de sa prétention gouvernementale. Marx y expose que
l'argent, et la forme marché dont il est la condition, n'est pas un fait de nature, puis-
que l'histoire a produit d’autres sortes d'arrangements : il implique donc un acte social
qui les pose. « Au commencement était l'action », dit Marx – à entendre non au sens
historique, mais de principe d’une logique sociale. Un tel acte, entre supposés libres
producteurs-marchands, ne peut être qu'un pacte. Mais de servitude volontaire. Car
c'est un acte instituant qui s'oublie lui-même s'il pose le marché comme un ordre natu-
rel auquel on se déclare soumis. Ce retournement, élaboré dans ce chapitre 2, de la

50. Ibid., p. 280.


51. Voir J. Bidet, Théorie générale, Paris, PUF, 1999, pp. 11-17.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

figure hobbesienne en pacte de servitude marchande est à prendre comme la critique


du concept libéral de contrat social marchand. Son objet, ou son effet, est d’énoncer
tout à la fois 1) qu'il est impossible pour des êtres libres de se soumettre à une loi dont
ils ne seraient pas les auteurs, et 2) qu'ils perdent toute liberté en posant « librement »
une loi supposée naturelle, c'est-à-dire transcendante, comme constitutive de l'ordre
social. La « loi » supposée du marché – qui n'est en réalité qu’une « règle » que l'on se
donne – comporte donc la même sorte de « contradiction pragmatique » que le contrat
d'esclavage, dans lequel se nie la possibilité de contracter. Une telle « loi » ne peut donc
être prise comme un « fait de raison ». Elle est en réalité un fait d'histoire : elle doit être
historiquement posée.
Or Foucault a bien rencontré ce problème de l’institution, lorsqu'il relève que les
néolibéraux récusent la vision traditionnelle libérale du marché comme phénomène
naturel et le transforment en un pur objectif rationnel. Il délaissera finalement le néo-
libéralisme, qui sépare la raison et le droit. Son repli sur le libéralisme classique, on l’a
_ vu, ne lui permet pas en réalité de faire beaucoup mieux. Pourtant, à considérer son texte
avec attention, l’emploi particulier qu’il fait de la notion de « société civile », la distance
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_ épistémologique avec laquelle il la traite, lui permet de trouver un chemin entre ce que
l’on pourrait appeler l’institutionnalisme constructiviste des néolibéraux et le natura-
lisme historique du libéralisme classique. C'est du moins ce qu'autorise sa traduction
des catégories de la « société civile » en termes de « réalités de transaction » : « Je crois
qu’il faut être très prudent quant au degré de réalité que l’on accorde à cette société
civile ». Elle n’est pas à prendre comme une « réalité première et immédiate » face aux
institutions politiques : « C’est quelque chose qui fait partie de la technologie gouver-
nementale moderne. (…) ça ne veut pas dire non plus qu’elle n’ait pas de réalité.
La société civile, c’est comme la folie, c’est comme la sexualité. C’est ce que j’appel-
lerais des réalités de transaction, c’est-à-dire que c’est dans le jeu précisément et des
relations de pouvoir et de ce qui leur échappe, c’est de cela que naissent en quelque
sorte, à l’interface des gouvernants et des gouvernés, ces figures transactionnelles et
transitoires qui, pour n’avoir pas existé de tout temps, n’en sont pas moins réelles (…) » . 52

Cette réalité de transaction, ce n'est pas le réel de la structure de la société considérée,


elle ne définit pas son essence. Ce n'est pas non plus une pure idéalité à faire advenir.
Elle est celle d’un ordre réel d’énoncés impliqués dans des pratiques réelles, qui relè-
vent de cette forme sociale historiquement déterminée.
Or, voilà, assez précisément, ce que j’ai, pour ma part, proposé de comprendre

52. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., pp. 300-301


PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

en termes de « métastructure ». Et cela en référence à Marx. Il y a, à nouveau en effet,


un auteur qui prend la question institutionnaliste en de tels termes, et c'est encore
Marx. Car, selon son analyse, la « loi du marché », n'étant pas un fait anhistorique
de raison, est un fait d'histoire : dans sa forme historique de loi universelle et exclu-
sive des rapports sociaux, c'est précisément le capitalisme qui la pose, et qui la pose
comme son présupposé. Le marché – la « société civile » en ce sens – est le présupposé
posé du capitalisme, qui l’élargit indéfiniment à mesure qu'il se déploie historique-
ment. Marx donc, après avoir ouvert son exposé théorique par le marché, forme de
la transaction, en vient à l'étude de l'ordre, structurel, du capital, qui pose le
rapport marchand, la société civile, comme son présupposé métastructurel de trans-
action, son ordre de raison et de référence . 53

En ce sens, c'est Marx qui nous dit de quoi parle Foucault dans ses livres sur le
libéralisme et le néolibéralisme. Foucault n'est pas un « idéologue » qui nous entre-
tiendrait d'une idéologie qui serait le libéralisme. Il ne fournit pas non plus, dans l'art
libéral de gouverner, la clé pour l'intelligence immédiate des prospectus effectifs de _
l'histoire. Énonçant la vérité du libéralisme, il n’avance pas que le libéralisme est la
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vérité. Il expose seulement la prétention, la position de vérité qui est celle du libéra- _
lisme, laquelle, naturellement, n’est pas dépourvue d’effectivité. Comme il y insiste
depuis L’Archéologie du savoir, il entend faire autre chose qu’une histoire de la pensée.
Il étudie non pas simplement des théories, mais des énoncés : des énoncés qui font
corps avec des dispositifs et des pratiques. Des énoncés ou des techno-logies, insépa-
rablement technè et logos. Il analyse les rapports entre des pratiques et des énoncés.
Mais, précisément, la force de l'analyse dialectique de Marx est d'affronter la question
de savoir dans quelle sorte de structure sociale se développent des pratiques qui posent
comme leurs présupposés une telle métastructure, c’est-à-dire de telles prétentions, de
tels énoncés, ceux de la société civile, comprise, à la façon de Foucault, comme
« transaction ». De la Section I à la Section III du Livre I, Marx passe, en quelque
sorte, de l’étude du libéralisme à celle du capitalisme. Et il s’agit alors d’une (tout)
autre chose, qui ne se comprend pourtant jamais qu’en relation à la première. Ce pas,
Foucault ne le franchit pas. Il suppose, bien sûr, à l’arrière-plan, les fâcheuses réalités
du système, que sa recherche a souvent si éloquemment fait ressortir. Mais, dans cette
étude générale de « notre rationalité », celles-ci restent hors de son objet. À la diffé-
rence de Marx, il ne s’engage pas dans la relation dialectique entre la rationalité et
l’irrationalité du système. Ne lui demandons donc pas ce qu’il ne peut nous donner.

53. Voir J. Bidet, Explication et reconstruction du Capital, op. cit., pp. 220-223.
FIN DU NÉOLIBÉRALISME
J. Bidet, Foucault et le libéralisme. Rationalité, révolution, résistance

Le paradoxe est cependant que c’est, d’une certaine façon, on l’a vu, chez Foucault
qu'il faut chercher « ce qui manque à Marx ». Marx, en ce sens plus libéral que les libé-
raux, fait, du moins dans sa grande œuvre théorique, comme si toute la modernité se
pensait à partir du marché, y compris la « forme organisée » qui (à partir de la fabri-
que) se développe en son sein et qui, censément, doit finalement le remplacer, condui-
sant à l’abolition de la « forme marché », et à la construction d’un concept supérieur
de subjectivité sociale solidaire. C’est Foucault qui, plus profondément que ceux qui
l'ont depuis Weber précédé dans cette voie, fait apparaître que la rationalité politique
moderne se développe, parallèlement à la forme marché, dans cette forme organisée dont
il a exploré les rationalités ambiguës sur les terrains de l’hôpital, de la prison, de l’école
et de l’armée, de l’urbanisme et de l’activité scientifique, mettant au jour la question
des « savoirs pouvoirs » qui s’y rattachent (lesquels concernent aussi d’autres champs,
comme ceux de la sexualité et de la folie, dont l’intelligence suppose d’autres univers
de concepts que ceux de la société civile, du mode de production ou de l’État…). Cela
_ n’est pas simplement à comprendre comme un « complément » apporté à Marx. Car,
en s’exerçant en termes de savoir-pouvoir sur ce terrain de la gouvernementalité,
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_ Foucault ouvre un nouvel objet, un nouveau continent d’investigation.
Comprendre les choses ainsi permet d'entendre la leçon de Foucault, sans se
laisser gagner par la musique libérale. Et de profiter de cette leçon. S’il a raison sur
ce point, cela signifie aussi que l’art de gouverner ouvert par ce qu’il nomme « libé-
ralisme » se présente tout autant dans les termes de pouvoir « administratif »,
« disciplinaire », de « police ». Foucault dit en avoir découvert le modèle dans cette
forme organisée (versus marchande) de la fabrique, analysée par Marx dans le Capital.
Or la première question posée de la politique moderne est sans doute celle de la rela-
tion entre ces deux modes de transaction (ces deux modes de coordination sociale
proposables), et de l’antagonisme entre ceux qui en ont respectivement la charge,
aux deux pôles (marché versus organisation) de la rationalité économico-politique.
Et elle ne se réduit pas à la question (rationnelle) du coût de transaction, parce que,
dans sa prétention illocutoire, elle renvoie aussi à celle (normative) de la légitimité,
de la justice, de la loi, comme à celle de la souveraineté (authentique). Reste à savoir
en quel sens on entend le terme de souveraineté. Sous ce nom, Foucault met en
scène un art de gouverner qui serait apparu en premier. Et il l’entend au sens d’une
souveraineté transcendante. Or la prétention moderne du citoyen se désignant comme
souverain marque l’origine même de l’idée moderne de souveraineté « authentique ».
Et quand celle-ci apparaît historiquement, il y a quelque temps déjà qu'ont
PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS ENTRETIEN LIVRES

commencé à se conjuguer, en Occident, la question du marché et celle de l'organisation


de la société, et c'est justement dans la co-imbrication antinomique de ces deux figures que
la question politique moderne, celle du citoyen-souverain, a pu lentement émerger . 54

Le propre de cette question moderne du politique est en effet de s'avancer ainsi à


travers la triple prétention « illocutoire » qui est celle de la contractualité sociale
supposée entre des êtres qui se prétendent libres et égaux. Que cet ordre n’ait qu’une
existence métastructurelle de transaction, de prétention, qu’il soit « retourné en son
contraire », au sens où les rapports sociaux modernes, les structures de classe se consti-
tuent précisément sur la double médiation dans laquelle se donne cette prétention
(celle du marché, comme le montre Marx, et celle de l'organisation, comme on l'a
perçu dans la lignée de Weber), mais en réassumant sans cesse celle-ci, – voilà à par-
tir de quoi se pense le procès révolutionnaire immanent à la modernité. Tel est « le
problème théorique et juridique de la constitution originaire de la société » que vou-
55

drait éviter Foucault, le présupposé nécessaire, sans cesse reconduit à frais nouveaux,
dans la chair et le sang des luttes historiques, d'une philosophie de la révolution. _
L’important n’est pas de savoir dans quelle mesure Foucault est partie prenante
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des libéralismes dont il parle. C’est plutôt, d’une part, sa réinterprétation de « notre _
rationalité politique » moderne en termes de rapports entre gouvernement et gou-
vernés, alternatif à la prétention révolutionnaire de se gouverner. Mais c’est aussi la
positivité de savoir-pouvoir donnée à la gouvernementalité moderne, et sa contre-
partie selon laquelle le citoyen supposé souverain n’échappe pas non plus à son être
sujet de savoirs et de pouvoirs.
L'approche qui part de la figure pastorale, laquelle ne connaît d'emblée que les
gouvernants et des gouvernés, dessine – tout comme celle qui procède de l’injustice
plutôt que de la prétention de justice – les perspectives de la résistance. Et il se pour-
rait bien que la révolution ait tout à apprendre de la résistance, de sa subversion
inventive. Et qu’elles soient l’une et l’autre à lire au miroir de la subjectivation. Mais
c'est là une question qui mériterait d'être étudiée pour elle-même. ■

54. Ibid., pp. 168-176.


55. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 312.

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