Vous êtes sur la page 1sur 4

LA PROPOSITION D'ÉGALIBERTÉ, ÉTIENNE BALIBAR

Fabrice Flipo

La Découverte | « Mouvements »

2010/4 n° 64 | pages 145 à 147


ISSN 1291-6412
ISBN 9782707166531
DOI 10.3917/mouv.064.0145
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2010-4-page-145.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.


© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)

© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)


licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La proposition d’égaliberté 1,
Étienne Balibar

P ar F abrice F lipo  *

Ce volume rassemble les principaux écrits


1
frontières de la communauté. Cet axe constitue
produits par l’auteur au cours des vingt derniè- le fil directeur de l’ouvrage qui est proposé ici,
res années, dans le domaine de la philosophie qui rassemble quatorze textes dont une bonne
politique. Étienne Balibar, élève d’Althusser, partie a été rédigée à l’occasion de conféren-
coauteur du célèbre Lire le Capital 2, auteur ces et interventions.
de La philosophie de Marx 3, de Race, Nation, « L’ouverture » qui précède les trois gran-
Classe 4 avec Immanuel Wallerstein, a claire- des parties qui structurent le recueil s’attache
ment inscrit son parcours philosophique dans à expliciter « l’antinomie de la citoyenneté »,
le sillon ouvert par Marx et Hegel. Avec Jac- comme ce qui met en crise le politique, l’ins-
ques Rancière, il se distingue dans ce cou- titué, et lui confère son caractère démocra-
© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)

© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)


rant par une évolution post-structuraliste qui tique. C’est la réciprocité des droits et des
reprend la thèse althussérienne d’une histoire devoirs qui fonde la communauté, et non le
sans Sujet mais pas sans « trace », terme qu’il consensus ou l’appartenance, et cette récipro-
reprend à Derrida. La trace que l’on retrouve cité est conquise, elle est historique, elle n’est
partout dans l’histoire humaine, c’est ce qu’il pas donnée. Son horizon est celle de la co-
appelle la « proposition de l’égaliberté », une citoyenneté universelle, thème que Balibar
combinaison de conflit et d’institution, de développe dans l’avant-dernier article. « L’éga-
moments insurrectionnels et de réification dans liberté » est une exigence de liberté et d’éga-
la légalité, notamment sous la forme de la pro- lité, l’un étant en tension avec l’autre, comme
priété, des droits de l’individu citoyen et des le montre l’auteur dans une discussion étroite
de la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen (p. 56-73), dans un rapport qui n’est
1. Aux Éditions des Presses Universitaires de France, pas sans lien avec l’identité de l’identité et de
2010.
la différence hégélienne. La liberté conserve
2. L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey,
une priorité, elle trouve à la fois sa limite et son
J. Rancière, Lire le Capital, Éditions Maspéro, Paris,
1965. effectivité dans l’égalité, qui garantit la prise en
3. E. Balibar, La philosophie de Marx, Éditions La compte de l’individu, contre tous les totalitaris-
Découverte, coll. « Repères », Paris, 2001. mes, les despotismes de la majorité et les tyran-
4. E. Balibar et I. Wallerstein, Race, Nation, Classe, nies des minorités dominantes (oligarchies,
Éditions La Découverte, Paris, 1988. ploutocraties etc.). Liberté et égalité sont dans
* Membre du comité de rédaction de Mouvements. une relation réciproque instable (p. 75) qui est

mouvements n°64  octobre-décembre 2010  •  145


Livres

médiée par la propriété (de soi ou collective) eux-mêmes comme un piège : alors qu’ils per-
et par la communauté (fraternité). Si la liberté mettaient à l’individu de se constituer en com-
n’est pas l’égalité, et réciproquement si l’éga- munauté au sein de ce que Balibar appelle
lité n’est pas la liberté, alors se produit la domi- « l’État national-social », produit de ce qu’il juge
nation (p. 71). C’est pour cette raison, estime être une « seconde modernité » (p. 141), une
Balibar dans une analyse fine de « l’individua- communauté plus « intensive », l’État ayant été
lisme possessif » (McPherson), que pour Marx forcé de reconnaître la valeur de la force de
ce n’est pas dans l’abolition de la propriété pri- travail (p. 146) et ainsi de permettre la création
vée que « l’expropriation des expropriateurs » d’un espace public et d’une sphère politique
trouve sa vérité mais dans un rétablissement inclusive (p. 34), le néolibéralisme « inverse la
de la propriété individuelle (ou « propriété téléologie » (p. 126) et utilise ce cadre comme
de soi ») issue des conquêtes de l’ère capita- un moyen de police, confinant l’individu dans
liste (p. 109). Ces conquêtes incluent les droits la sphère de la reproduction, à l’écart du tra-
« sociaux » en tant que droits réels et maté- vail, de l’activité créatrice, lui rappelant ses
riels, socle de l’individualité moderne, que l’on devoirs envers l’État et le privant peu à peu
peut caractériser par sa rupture de ses droits. Ainsi se consti-
avec tous les fondements natu- tue une « sous-classe » d’in-
rels ou théologiques. La tension dividus exclus, de migrants,
interne à l’égaliberté ne dispa-
Si la liberté n’est sans-papiers, descendants de
raîtra pas, quand bien même pas l’égalité, et l’immigration stigmatisés comme
l’abondance serait atteinte. Les tels, et à l’opposé sur ce spec-
socialismes du XIXe et XXe siè-
réciproquement si tre ce que l’on pourrait appeler
cles sont restés prisonniers du l’égalité n’est pas la une « surclasse » (le terme n’est
progressisme et de l’étatisme, pas de l’auteur), puissante et
ce qui explique les dérives qui
liberté, alors se produit riche, qui choisit quant à elle de
ont été observées (p. 35). Ils se la domination. cesser de se soumettre à l’exi-
© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)

© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)


sont fourvoyés dans une pen- gence de réciprocité. Se (re)
sée mécanique plutôt que dia- constituent ainsi ce qui semble
lectique. être des « statuts » pré-modernes
Pour Balibar le tournant néolibéral est une (p. 334), d’un côté les riches qui ont des droits
entreprise de normalisation et d’éradication sans aucun devoir, et de l’autre les exclus qui
de la conflictualité, un travail de « dé-démo- n’ont que des devoirs et aucun droit. On ne
cratisation », un dépérissement de la politique, saurait mieux illustrer les conséquences révol-
le principe de représentation étant remplacé tantes d’une liberté qui s’étend sans l’égalité.
par le calcul. Le militantisme classique est lui- La forme extérieure de nombreux événe-
même touché par cette évolution, aussi Bali- ments récents s’explique bien quand la dyna-
bar estime-t-il que les « espérances » reposent mique néolibérale est replacée dans une
« entièrement sur l’existence de formes de perspective postcoloniale. Le débat sur le « fou-
résistance, de solidarité et d’invention collec- lard » (2004) est largement surdéterminé par le
tives, de révoltes individuelles », que l’élargis- fait que l’exclusion frappe d’abord les popu-
sement même des méthodes de gouvernance lations issues des migrations, la « laïcité » pou-
néolibérales tendent à produire (p. 49). Ces vant aussi se comprendre comme une forme
mesures, que l’on n’ose appeler des « politi- particulière d’hégémonie nationale (p. 278).
ques » tant elles semblent avant tout relever de Le néolibéralisme clive la communauté des
la police, génèrent de « l’individualisme néga- citoyens en catégories étanches, assignant cer-
tif », que Robert Castel a qualifié de « désaffilia- taines parties à l’immobilité forcée (p. 248).
tion ». Les « droits sociaux » sont retournés sur Le libéralisme réel repose sur l’intervention

146  •  mouvements n°64  octobre-décembre 2010


La proposition d’égaliberté, Étienne Balibar

constante de l’État, notamment pour empê- juge qu’elle tourne à vide, plusieurs interven-
cher les échanges au sein de la société civile tions sur la question des banlieues françaises
(p. 276). L’absence de réciprocité engendre et des révoltes qui les ont animées au cours de
un « individualisme négatif », une catégorie de l’année 2006, et un texte discutant les notions
« parias » (p. 299). Dès lors la banlieue est une de résistance, d’insurrection et d’insoumission,
frontière, une « ligne de front » (p. 284), consti- qui clôt le recueil. La dynamique émancipa-
tutive de mouvements qui cherchent plutôt trice de l’égaliberté culmine (provisoirement)
« la scission » (p. 312). Ce que cherchaient les dans la notion de « co-citoyenneté », dont Bali-
émeutiers c’est plus à faire la preuve de leur bar estime qu’elle peut nommer un rapport
existence (p. 290) qu’à défendre une cause. social cosmopolitique qui éviterait tant l’ex-
Que faire pour transformer cette violence en trême de « l’abolition des frontières » (p. 335),
un processus constructif ? Balibar n’a pas de qui dans un monde comme le nôtre n’aurait
recette (p. 315) mais insiste sur le fait que cette vraisemblablement comme contre-partie que
volonté de réduire la politique à la police nous la gouvernementalité policière mondialisée,
concerne tous (p. 313). que la réduction du cosmopolitisme aux seuls
L’ouvrage s’étend sur la ques- migrants, la transnationalisation
tion nationale, que Balibar, dans des droits subjectifs ayant évi-
sa critique des thèses de Nicos demment aussi des conséquen-
Poulantzas, qualifie de « point La solution ? Défendre le ces sur les sédentaires (p. 335).
aveugle » de la théorie marxiste, Une démocratie ne peut être
concept de « citoyenneté
avec l’absence d’une théorie de bâtie sans peuple pré-établi, une
l’État capitaliste (p. 180). L’État sociale » et en inventer telle aporie ne peut être desser-
national-social n’est réellement rée que par des revendications
d’autres, car l’État
en place que dans les pays du spécifiques porteuses d’univer-
centre impérialiste, son exis- national-social doit être salité, telles que la négociation
tence dépend des inégalités de des flux migratoires.
vu comme étape.
© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)

© La Découverte | Téléchargé le 22/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.127.224.52)


développement, écart qui est En regard de la probléma-
aussi utilisé par certains capita- tique du présent numéro de
listes pour re-prolétariser le Nord Mouvements, les réflexions de
(p. 192). La solution ? Défen- Balibar sont importantes à deux
dre le concept de « citoyenneté sociale » et en titres. Tout d’abord elles proposent une ana-
inventer d’autres (p. 195), car l’État national- lyse qui relie explicitement les deux dyna-
social doit être vu comme étape. Aller plus loin miques les plus marquantes de ces dernières
passe par une réduction des écarts de niveaux années, à savoir l’aggravation de la situation
de bien-être global (p. 196), une négociation sociale d’une partie grandissante de la popula-
des flux de migration, un pluralisme culturel et tion d’un côté et l’extraordinaire accroissement
une reconnaissance des « différences éthiques du pouvoir d’une minorité à l’autre extrême.
anthropologiques ». Peut-on parler de « socia- Les deux phénomènes sont étroitement liés et
lisme » ? Balibar hésite, tant le terme est devenu c’est tout le propos de ce numéro d’essayer
ambigu. En tout cas peut-on parler d’un renou- de le montrer. Ensuite Balibar lie égalité et
vellement de l’idée de communisme (p. 198). liberté, avec une priorité donnée à la liberté,
Sa mise en œuvre passe par la dimension pro- et c’est bien en ce sens que le numéro a été
prement « politique » de l’action humaine, que construit. Balibar montre de manière convain-
Balibar discute au travers de la désobéissance cante que les deux sont étroitement liées et
civique chez Hannah Arendt, une critique du que les théories qui pensent l’une sans penser
populisme d’Ernesto Laclau, dont il salue la l’autre sont aussi peu émancipatrices les unes
réhabilitation de la notion de « peuple » mais •
que les autres. 

mouvements n°64  octobre-décembre 2010  •  147

Vous aimerez peut-être aussi