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LA CHANSON DE LA SEINE

Martin Pénet

Éditions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »

2004/1 n° 17 | pages 51 à 66
ISSN 1262-2966
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2004-1-page-51.htm
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LA CHANSON DE LA SEINE

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par Martin Pénet

A
VEC L’ESSOR DE L’INDUSTRIE DU SPECTACLE, dans la seconde moitié du
XIXe siècle, la production française de la chanson s’est concentrée dans la capitale.
Paris est donc devenu le cadre naturel des intrigues déployées par les paroliers,
au point de favoriser le développement d’un genre propice à l’étude des imaginaires
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parisiens : la chanson de Paris.
Si l’on en croit André Hardellet : « Il existe un air de Paris. Qu’on l’entende comme
celui d’une chanson ininterrompue, de l’atmosphère qui vous enveloppe, ou les deux, c’est
un fait d’expérience. »1 La nature et l’origine de cet air de Paris constituent précisément un
des enjeux de notre recherche consacrée aux représentations de Paris à travers les chansons,
qu’anticipait à sa manière Francis Lemarque : « On ne saura jamais / si c’est en plein jour /
ou si c’est la nuit / que naquit / dans l’île Saint-Louis / […] l’air de Paris. »2
Pour tenter d’approcher cette question, la proposition faite ici par le poète nous guide
au cœur de la ville, vers le fleuve. Dans notre corpus actuel, approchant les deux mille
chansons sur Paris réparties sur plus d’un siècle, le thème de la Seine offre en effet l’avan-
tage de réunir un nombre d’œuvres à la fois raisonnable et suffisant pour une première
observation. De plus, le motif de la Seine est présent de façon régulière sur l’ensemble de
la période et permet d’opposer les notions de circulation et d’immobilité, de fuite du
temps et de durée, de décrire les paysages et les pensées qui se reflètent dans les ondoie-
ments du fleuve, les fonctions qu’il assume, les habitants et les passants qui le hantent,
les itinéraires que ces derniers privilégient.

1. Dans la préface de l’ouvrage Paris, ses poètes, ses chansons, Paris, Seghers, 1973, p. 5.
2. « L’air de Paris » (paroles : Francis Lemarque – musique : Marc Heyral) 1957.
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LA CHANSON DE LA SEINE

Cent vingt-trois chansons inspirées par la Seine, éditées à Paris de 1860 à nos jours,
sont analysées ici.
Dix-huit portent sur le fleuve en général, dix-neuf sur les abords de Paris (amont et
aval), dix sur les crues, quatre sur les bains, treize sur le trafic (transports, bateaux-
mouches, métiers de l’eau), vingt et une sur les lieux et monuments remarquables, vingt
sur les ponts, dix-huit sur les quais. Quant aux rythmes des chansons, le tiers d’entre elles
utilisent les mesures à deux temps (marches, one-step, fox-trot…), alors que près de
quatre-vingt déploient les mesures à trois temps (quelques javas, mais surtout beaucoup
de valses). À écouter les musiciens, le rythme très entraînant de la valse épouse sans doute
52 mieux les pensées inspirées aux paroliers et poètes par les mouvements du fleuve.

L’attraction du fleuve
Y a la Seine
À n’importe quelle heure
Elle a ses visiteurs
Qui la regardent dans les yeux
Ce sont ses amoureux
À la Seine3
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Dansante, ondoyante, changeante, la Seine est le plus souvent représentée comme une
femme courtisée par les Parisiens et les touristes. Un autre refrain très célèbre, popularisé
par Jacqueline François, immortalise l’union du fleuve et de la capitale : « Car la Seine est
une amante / et Paris dort dans son lit »4. Tantôt amoureuse et sensuelle, tantôt légère et
insouciante, elle adopte les apparences les plus diverses au gré des circonstances. Aragon la
voit blonde dans Il ne m’est Paris que d’Elsa et Jacques Prévert la décrit ainsi :

La Seine a de la chance, elle n’a pas de soucis.


Elle se la coule douce, le jour comme la nuit.
[…] Et s’en va vers la mer,
En passant comme un rêve
Au milieu des mystères, des misères de Paris 5

3. « À Paris » (p & m : Francis Lemarque), lancée par Yves Montand en 1948.


4. « La Seine » (p : Flavien Monod et Guy Lafarge – m : Guy Lafarge), lauréate en 1948 du premier Grand
concours de la chanson à Deauville, interprétée par Renée Lamy.
5. « Chanson de la Seine » (p : Jacques Prévert – m : Joseph Kosma), tirée du film Aubervilliers d’Élie Lotar
(1946).
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IMAGINAIRES PARISIENS

C’est également la femme confidente d’un jour, comme dans cette romance d’Anne
Sylvestre, toute empreinte de sensibilité, qui présente une Seine salvatrice :
Quand je trouvais la ville trop noire
Tu dorais des plages pour moi
Tu mettais ton manteau de soie
Et pour moi qui ne voulais plus croire
Et pour moi, pour pas que je me noie
Tu faisais d’un chagrin une histoire, une joie 6

Mais Jean-Roger Caussimon n’a pas le même point de vue :


53
J’allais te confier mes alarmes
Mes fatigues et mes regrets
C’est bête à dire, j’étais prêt
À te grossir de quelques larmes
[…] Mais ta flotte s’en est allée
Insensible, suivant son cours 7

Sous le miroir que tend le fleuve à celui qui s’y regarde d’en haut et croit pouvoir lui confier
sa souffrance, gisent dans l’oubli ou l’indifférence des secrets en abondance. Insondable
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amoncellement de petites ou de grandes tragédies (naufrages, suicides, accidents…), dépotoir
des richesses et des déchets de tant de vies, que Maurice Magre présente de façon lugubre:
Au fond de la Seine, il y a de l’or,
Des bateaux rouillés, des bijoux, des armes…
Au fond de la Seine, il y a des morts…
Au fond de la Seine, il y a des larmes…8

Elle figure enfin l’ultime refuge, la délivrance des âmes en peine. Assez rarement
évoqué dans les chansons sur la Seine, le suicide est pourtant un des ressorts classiques
de la chanson réaliste :
Un soir elle se j’ta dans l’eau
Morte elle était encore jolie
Elle avait fait le dernier dodo
Dans le lit de la Seine son amie 9

6. « T’en souviens-tu la Seine » (p & m : Anne Sylvestre) 1964.


7. « À la Seine » (p : Jean-Roger Caussimon – m : Léo Ferré) 1951.
8. « Complainte de la Seine » (p : Maurice Magre – m : Kurt Weill), créée par Lys Gauty en 1934.
9. « Fleur de Seine » (p : Eugène Joullot et Fernand Disle – m : Émile Spencer) 1901.
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LA CHANSON DE LA SEINE

Miroir commun des amoureux qui l’ont choisie comme témoin de leurs effusions,
mais aussi sépulture commune de ceux qui lui ont demandé d’engloutir leurs derniers
instants, la Seine accompagne la vie des Parisiens dans une mesure du temps indéfinie.

Néanmoins, tout inscrite qu’elle soit dans une très longue durée, superbe jusqu’à
l’indifférence, la Seine a sa vie propre. Il lui arrive d’être sujette à des colères subites, diffi-
ciles à juguler, qui rappellent à Paris la présence de la nature. Jusqu’à ce que son cours soit
régulé en amont (et encore, pour combien de temps ?), les crues la font souvent déborder.
Celle de janvier 1910, qui a envahi une grande partie du centre de la capitale a été l’objet
54 d’une dizaine de chansons d’actualité, certaines vendues au profit des sinistrés, écrites avec
le ton grandiloquent des complaintes de naguère sur des airs connus du moment :
Ah ! quel affreux malheur
Ô ! Paris, orgueilleux de la Seine
Elle sème l’horreur
La ruine, la détresse et la peine
Le fleuve a débordé
En jetant partout l’âpre misère
Que d’enfants, que de mères
N’auront plus qu’à pleurer ! 10
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Le Trafic
Installée au centre d’une région où convergent plusieurs rivières, Lutèce s’est créée
autour de son port. Artère de la capitale jusqu’au milieu du XIXe siècle, ses berges abritant
alors des installations improvisées et souvent renouvelées11, la Seine a progressivement
perdu son rôle industriel et commercial. C’est dans la partie aval du fleuve, reliant la
métropole à la mer, que l’activité s’est concentrée. Intra-muros, l’attention portée depuis
Rambuteau et plus encore depuis Haussmann à l’aménagement de la circulation terrestre
n’a plus affecté à la Seine qu’un rôle secondaire dans le transport des marchandises. En
revanche, on a vu se développer les loisirs (bains, piscines) et le transport des personnes :
le bateau-omnibus a supplanté la péniche.

La première ligne de bateaux à hélice, reliant Paris à Saint-Cloud, fut créée sur la Seine
en 1826. La coque métallique fit son apparition dans les années 1850, permettant d’aug-

10. « Aux victimes de l’inondation » (p: Valentin Pannetier) sur l’air « Laisse-moi pleurer » (m: Vercolier) 1910.
11. Comme l’a montré Isabelle Backouche dans son ouvrage La Trace du fleuve : la Seine et Paris (1750-
1850), Paris, EHESS, 2000.
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IMAGINAIRES PARISIENS

menter la vitesse. Complétant le tramway et l’omnibus à cheval, précédant la construction


du métro, le bateau-omnibus inauguré en 1867 par la Compagnie lyonnaise des
Hirondelles prit le surnom de « bateau-mouche ». Les trois lignes (Charenton à Auteuil
rive droite, Austerlitz à Auteuil rive gauche et Tuileries-Pont Royal à Suresnes) étaient
desservies par 107 bateaux12. Leur fonction principale était d’acheminer les uns et les
autres de leur domicile à leur travail, tout en abritant des flirts tranquilles :
C’était deux gentils amoureux
Habitant Saint-Cloud tous les deux
[…] À Paris, dans un grand quartier, 55
Ensemble ils allaient travailler.
Et s’embrassant à pleine bouche,
Ils couraient prendre le bateau-mouche. 13

Ces croisières vivifiantes avaient leurs adeptes. Le « bateau-mouche » complétait le train


de banlieue et servait aussi en fin de semaine à conduire les Parisiens hors des limites de la
capitale vers les lieux du loisir, de la villégiature, du flirt, des parties de campagnes :
Qu’il en avait chargé des peines
En promenades aller-retour
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Des sourires pour les étrennes
Des serments à fin de semaine
Quand pour dix sous une sirène
Reprenait l’air du Point du jour. 14

La concurrence des nouveaux moyens de transport (automobile, métro, autobus) et


le manque de clientèle entraînèrent la suppression des bateaux-omnibus en 1917. Une
ligne estivale de bateaux-bus beaucoup plus modeste relie à nouveau depuis 1989 l’Hôtel
de Ville à la Tour Eiffel. Elle a inspiré à David McNeil une chanson remarquable qui
reprend à son compte le trajet originel des bateaux-mouches. Citant presque tous les
ponts dans l’ordre, il égrène les étapes d’une idylle depuis la rencontre au Pont National
jusqu’à la déclaration d’amour au Pont Mirabeau, le parcours se poursuivant ensuite
jusqu’au Pont de Neuilly :

Puis sous le pont de Sèvres


En me tendant ses lèvres

12. Voir Christian Dupavillon, Paris côté Seine, Paris, 2001, Le Seuil, pp. 154-157.
13. « Tout le long de la Seine » (p : René Pourrière – m : Edmond Brunswick) 1914.
14. « L’affaire du bateau-mouche » (p : Paul Gilson – m : Henri-Jacques Dupuy) ca 1957.
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LA CHANSON DE LA SEINE

Elle m’a dit suivez-moi sous les douches


Sous le pont de Neuilly
La rose était cueillie
Et s’en retournait le bateau-mouche…15

Malgré l’évolution du trafic, la circulation sur la Seine n’a jamais cessé. Durant
l’entre-deux-guerres, des bateaux-mouches plus modestes disputent leur territoire aux
péniches et remorqueurs. Les ports de la capitale abritent une flottille d’embarcations qui
a aussi ses héros : les marins parisiens. Le fleuve est le théâtre d’un trafic parfois intense :
56 « Sur la Seine par les gros temps / il y a des tangages inquiétants »16, qui donnent aussi
l’occasion de décrire un capitaine de bateau-mouche flambard et vantard, pour qui tous
les ponts sont des écueils : « C’est moi le capitaine / d’Ivry jusqu’à Suresnes / je suis le
maître à bord / et dois braver le sort ! »17

Avec les ponts pour tout récif, le marin parisien pourrait dessiner une carte du tendre.
Même lorsqu’elle décrit la réalité ou devient témoignage sur l’évolution de la vie
matérielle, la chanson emprunte fréquemment le chemin des sentiments : l’imaginaire
amoureux s’impose au registre du quotidien.
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Les ponts
Les ponts sont faits de piles bien commodes pour supporter le discours amoureux,
encore faut-il savoir nommer les lieux et les sentiments. Une gaudriole des lendemains
de 1870 conte un rendez-vous manqué faute de précision suffisante18, tandis que près
d’un siècle plus tard, Mouloudji se moque d’un soupirant qui, « au troisième bec de gaz
face au deuxième zouave »19 du Pont de l’Alma, se retrouve avec plusieurs autres à
attendre la même belle…

Le pont Mirabeau, construit en 1895 comme un modèle d’avant-garde d’architecture


métallique (avec une ouverture centrale atteignant près de 100 m), est, lui, bien identifiable
depuis le célèbre poème d’Apollinaire. Ce pont sur lequel le poète passait souvent avec

15. « Le bateau-mouche » (p & m : David McNeil) 1992.


16. « Les marins parisiens » (p : André Mauprey – m : Charles Jardin et Frédo Gardoni) ca 1930.
17. « Le capitaine du bateau-mouche » (p : Marc Paugeat – m : Robert Morell et Fred Arlys) 1936.
18. « Les ponts de Paris » (p : Delormel et Belhiatus – m : Albert Petit) 1888.
19. « Les amoureux du Pont de l’Alma » (p : Mouloudji – m : Le Guen) 1963.
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IMAGINAIRES PARISIENS

Marie Laurencin est devenu le symbole de leur rupture, « la chanson triste de cette longue
liaison brisée »20. Écrit en 1912, et publié l’année suivante dans le recueil Alcools, ce poème
adopte la forme d’une chanson, avec quatre strophes et un refrain : « Vienne la nuit sonne
l’heure / les jours s’en vont je demeure ». Enregistré par son auteur avec un ton empha-
tique21, il a été mis en musique pour la première fois en 1952 par Léo Ferré22, qui en a fait
un des chefs d’œuvres de la chanson française. Le rythme de valse lente qu’il a choisi
souligne l’aspect méditatif et mélancolique du texte où le monument devient un témoin
d’un bonheur révolu et l’eau le symbole de la fuite du temps, de la précarité des amours :
Passent les jours et passent les semaines 57
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine.

Les ponts inspirent aussi des idylles construites sur leurs noms, comme celle-ci,
chantée par les Frères Jacques, qui se décline en balade poétique le long du fleuve :
Viaduc d’Auteuil, il lui fit de l’œil
Sur le Pont Marie, elle lui a souri
Il ne l’accosta que sur l’pont d’l’Alma
L’avait l’air d’un œuf jusque sur l’Pont Neuf 23
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Paul Fort choisit, à sa manière, la ronde enfantine, subtilement mise en musique par
Henri Casadesus :
Sur les jolis ponts de Paris
Les quais et les ponts
Courant d’eau courant d’air
Sur les ponts de Paris joli
Les ponts et les quais
Courez votre folie 24

En somme, comme le constate Monique Marty : « Les ponts de Paris font partie du
décor. Si brusquement on les effaçait, la Seine semblerait nue. Et pourtant nous les

20. Extrait d’une lettre à Madeleine Pagès (1915).


21. Document « Les archives de la parole » (décembre 1912), conservé au Département de l’audiovisuel de
la BNF.
22. Puis à nouveau par Louis Bessières, André Grassi, Raymond Bernard…
23. « Amour en 19 ponts » (p & m : Provins) 1961.
24. « Sur les jolis ponts de Paris » (p : Paul Fort – m : Henri Casadesus) 1945.
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LA CHANSON DE LA SEINE

empruntons sans y porter attention. »25 Parmi les quelque trente-six ponts que comporte
actuellement Paris, celui des Arts – passerelle voulue par Napoléon pour relier le Louvre
à l’Institut – a été le plus chanté, sans doute à cause de sa situation centrale au cœur artis-
tique de la ville, de son architecture de fer paradoxale parmi les ouvrages de pierre et aussi
parce qu’il est réservé aux piétons :
Sur le pont des Arts,
Avec mille grâces, on peut voir
Le cœur de Paris
58 Qui s’ouvre au baiser de la nuit 26

Peu après, Georges Brassens fait le choix d’un tout autre ton en situant au même
endroit l’intrigue de sa chanson « Le vent » :
Si par hasard, sur l’pont des Arts
Tu croises le vent, le vent fripon
Prudence, prends garde à ton jupon 27

Son voisin, le Pont-Neuf – en fait le plus ancien de la capitale, car il fut le premier
construit en pierre – a retenu davantage l’attention à la fin du XIXe siècle. On se souve-
nait alors de la vie intense qu’il avait connue depuis son inauguration en 1604, abritant
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une foule d’artistes, bateleurs et chanteurs satiriques. En sont encore témoins les person-
nages évoqués dans les chansons de café-concert : tantôt le pochard qui apostrophe la
statue équestre du bon roi Henri IV 28, tantôt le mendiant qui contrefait l’estropié,
l’aveugle, le manchot, le cul de jatte ou le sourd-muet 29.

De même qu’on cherche à lire le fond du fleuve sous sa surface, on va et vient entre
les deux étages du pont. Sa partie supérieure, le tablier, est le lieu du passage, de la
rencontre fortuite ou du rendez-vous galant, donc un lieu de l’imaginaire poétique. Mais
sous ses arches, se joue une « comédie humaine » plus noire ; la voûte est l’obscur refuge
d’une population (bohème, miséreux, « petits métiers » d’autrefois) qui ne côtoie guère
les passants « d’en haut », ceux de la surface parisienne. À des niveaux et des horaires
différents, le pont est le symbole d’une société à plusieurs vitesses :

25. Monique Marty, Mini Saga des ponts de Paris, Port autonome de Paris, Paris, 1979, p. 13.
26. « Le pont des arts » (p : Jean Lambertie – m : Pierre Avray) 1951.
27. « Le vent » (p & m : Brassens) 1952.
28. « Le pochard du Pont-Neuf » (p : Villemer et Delormel – m : Auguste Teste) 1889.
29. « Le mendiant du Pont-Neuf » (p : Delormel et Garnier – m : Émile Spencer) 1894.
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IMAGINAIRES PARISIENS

Pas d’famille, je couche sous les ponts


C’est quéqu’fois dur j’vous en réponds
La faim, ça vous épuise
J’suis dans la mouise 30
Sur ce thème, rien n’égale le succès de la valse « Sous les ponts de Paris » 31, dont la
poésie simple a su toucher le cœur d’un large public depuis sa création par le chanteur
populaire Georgel, en 1913. En trois couplets, elle dépeint le monde nocturne des
berges, les personnages qui hantent ces abris de fortune. Des clochards : « Toutes sortes
de gueux se faufilent en cachette / et sont heureux d’trouver une couchette », des amants
sans le sou : « Comme il n’a pas d’quoi s’payer une chambrette / un couple heureux vient
59
s’aimer en cachette », enfin des miséreux sans abri : « Une mère et ses petits / viennent
dormir là, tout près de la Seine / dans leur sommeil ils oublieront leur peine. »

Cette évocation du dessous sombre et populaire du pont convient évidemment à la


chanson réaliste pendant son âge d’or (1910-1930), laquelle amène fréquemment la
description de classes sociales opposées :

Tandis qu’Montmartre s’amuse


Les « sans l’sou, les pas d’chance »
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Viennent là chercher un abri.32

Dans une couleur plus estivale, Mistinguett joue sur cet effet de contraste entre les
riches qui vont sur la côte normande et les pauvres qui restent à Paris mais savent y
prendre du bon temps :
Du Point du Jour à Charenton
Sous les ponts
Il y fait frais, il y fait bon
Sous les ponts
Le soir, c’est positif,
On y fait la belote
Et comme apéritif,
On a toujours d’la flotte 33
Après la guerre, le dessous du pont disparaîtra progressivement du décor des chansons,
au profit du seul niveau supérieur, le lieu de la poésie intemporelle, le prolongement du quai.

30. « La mouise » (p : Julsam et Denola – m : Octave Rodde et Francis Galifer) ca 1930.


31. « Sous les ponts de Paris » (p : Jean Rodor – m : Vincent Scotto) 1913.
32. « Sur les quais de Paris » (p : Jean Rodor – m : Van Hoorebeke) 1933.
33. « Sous les ponts » (p : Vincent Telly, Géo Koger et Henri Varna – m : Vincent Scotto) 1931.
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LA CHANSON DE LA SEINE

Les quais
Au-dessus de la surface de l’eau, qui forme une sorte de premier gradin, les quais
parisiens se décomposent en deux niveaux, que décrit Alexandre Arnoux : « Un gradin
plus haut, le bas port spacieux, planté de peupliers, d’érables, de platanes à sa limite la
plus extérieure, au pied du quai proprement dit. Voilà ce qui rend unique, à Paris, les
berges de la Seine ; […] Au plus haut gradin, penchés sur leurs inférieurs, des arbres
encore, et des mêmes espèces ; leurs enfourchures dépassent le sommet de ceux du
premier degré. »34 Ces deux files indiennes d’arbres superposées laissent filtrer un arrière-
60 plan architectural ; comme une avenue bordée de façades qui sont autant de monuments,
la Seine met en valeur l’harmonie des constructions qui se font face et invite le prome-
neur à les admirer, tel Léon-Paul Fargue : « Chef-d’œuvre poétique de Paris, les quais ont
enchanté la plupart des poètes, touristes, photographes et flâneurs du monde. »35
La Seine offre en effet à ceux qui savent prendre le temps de regarder un spectacle
sans cesse renouvelé. Le titi de Paris en attend beaucoup de mouvement : « Je me paye à
l’œil un fauteuil / […] / En m’battant les flancs / pieds ballants / j’vois passer les
chalands. […] / Jamais on n’verra d’opéra / ayant plus d’mise en scène »36. Le lettré, lui,
est en quête de tranquillité :
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Près des rives de la Seine
À l’heure où vient le soir
Par les belles nuits sereines
On peut aller s’asseoir
Et les lumières qui dansent
Sur les flots étoilés
Semblent rythmer la cadence
Du cœur de la cité. 37

Ce spectacle mouvant peut aussi suggérer des envies d’ailleurs. Mais le voyage,
lorsqu’il se réalise, est souvent ressenti comme un exil : « J’ai le mal de la Seine / qui
écoute mes peines / et je regrette tant / les quais doux aux amants. »38
Car peu de capitales, Budapest ou Prague peut-être, offrent au flâneur une aussi belle
promenade, zone de contact privilégiée entre l’élément liquide et l’élément minéral.

34. Alexandre Arnoux, Paris ma grand’ville, Paris, Flammarion, 1949, pp. 31-32.
35. Léon-Paul Fargue, Le Piéton de Paris, Paris, Gallimard, 1939 (rééd. 1993, p. 72).
36. « Les quais » (p : Victor Meusy – m : Georges Marietti), créée par Eugénie Buffet en 1894.
37. « Près des rives de la Seine » (p & m : Charlys), créée par Jean Cyrano en 1932.
38. « Le mal de Paris » (p : Mouloudji – m : Pierre Arimi), créée par Mouloudji en 1951.
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IMAGINAIRES PARISIENS

Léon-Paul Fargue précise ce caractère unique : « Rien n’est plus de Paris qu’un quai de
Seine, rien n’est plus à sa place, dans son décor. »39 Contrairement à d’autres villes
comme Rome et Londres, où le fleuve qui les traverse constitue une sorte de frontière et
d’espace sans âme, la Seine semble irriguer Paris et assurer sa cohésion.

La description de ce décor parisien peut se faire par le voyage au niveau de l’eau :

Traversant la capitale
Lentement au fil de l’eau
La promenade idéale 61
Que l’on fait sur un bateau
Ah ! les superbes images
Défilant devant nos yeux.40

ou bien par la flânerie en hauteur :


Sur les quais du vieux Paris
L’amour se promène
En cherchant un nid
Vieux bouquiniste,
Belle fleuriste
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Comme on vous aime
Vivant poème ! 41

Le bouquiniste devant sa boîte remplie d’ouvrages et ornée d’estampes exposées au


vent, figure souvent chantée42 et quasiment pétrifiée du quai parisien, n’a pourtant guère
plus d’un siècle. Apparus au XVIe siècle, les marchands de livres ambulants étaient tolérés
sur le Pont-Neuf, où ils se sont multipliés jusqu’au XVIIIe siècle. Leur métier n’a été
légalisé qu’en 1859 par la Ville de Paris : abandonnant la voiture à bras, ils ont investi les
parapets avec des boîtes vertes dont le format et la couleur sont très réglementés 43.
D’abord cantonnés sur la rive gauche, face aux innombrables libraires des quais Saint-
Augustin et Saint-Michel, ils se sont étendus vers 1900 sur la rive droite, élargissant les
frontières du pays du livre d’occasion à des genres littéraires moins nobles.

39. Léon-Paul Fargue, Le Piéton de Paris, op. cit., p. 72.


40. « Sur les quais de Paris » (p : Jean Rodor – m : Van Hoorebeke) 1933.
41. « Sur les quais du vieux Paris » (p : Louis Poterat – m : Ralph Erwin), créée par Lucienne Delyle en 1939.
42. Par exemple dans « Les quais de la Seine » (p : Jean Dréjac – m : Jean Dréjac et André Lodge) 1947.
43. Voir Christian Dupavillon, Paris côté Seine, Paris, Le Seuil, 2001, pp. 84-85.
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LA CHANSON DE LA SEINE

Entre les deux rives, sur l’île de la Cité, le marché aux fleurs semble être quant à lui
un lieu hors du temps dédié aux rencontres amoureuses :
En passant sur le quai fleuri de Paris
Tous les jours c’est le printemps qui me sourit
[…] Tendres bouquets, parfums discrets
Pour quelques francs c’est l’hiver qui disparaît 44

Outre le bouquiniste et la fleuriste, la Seine accueille une galerie de personnages


immuables :
62
Bon vieux pêcheur à l’air si doux
Clochard qui passe et qui s’en fout
Silhouette contre un garde-fou
Accordéon sur les genoux
Qui joue la chanson de deux sous 45

La chanson des quais repose sur peu de personnages et s’incarne dans un espace
restreint. À l’est de Paris, zone assez déshéritée longtemps livrée aux bâtiments indus-
triels, « Là où le fleuve est gris comme une veine »46, les rives de la Seine n’ont pas inspiré
beaucoup de chansons. Bercy a abrité plusieurs siècles durant les entrepôts de vin et…
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des clochards :
Quai de Bercy, quai de la cloche
Sous un tonneau de Pommard
Sans un radis, les mains aux poches
On respire le pinard. 47

On se souvient à peine d’un marchand de frites qui avait sa clientèle d’amoureux quai
de la Rapée :
Avec les beaux jours qui reviennent
Le long des quais, on se promène
En grignotant, le long de la Seine
Un cornet de frites. 48

44. « En passant sur le quai fleuri » (p: François Llenas – m: Roger Lucchesi), créée par André Claveau en 1944.
45. « Voilà la Seine » (p : Jacques Mareuil – m : Jacques Mareuil et Daniel White) ca 1950.
46. « Quai de Bercy » (p : Henri Gougaud – m : José Cana), créée par Henri Gougaud vers 1965.
47. « Quai de Bercy » (p : Maurice Chevalier – m : Alstone), créée par Maurice Chevalier en 1946.
48. « Cornet de frites » (p : Francis Lemarque – m : Bob Astor), créée par Yves Montand en 1950.
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IMAGINAIRES PARISIENS

La chanson préfère se lover au centre, partie la plus célèbre et la plus fréquentée, où


les berges offrent un cadre idéal pour les idylles :

Et l’on marchait le long des quais


Ta bouche me faisait envie
Je tournais autour du sujet
Comme la Seine autour d’Saint-Louis 49

L’Île Saint-Louis, aux allures de ville de province posée au beau milieu de la capitale,
a nourri les rêves de grands paroliers des années cinquante, comme Henri Contet :
63
Moi je dors près de la Seine
Près de la Seine à Paris
Sous le mât de misaine
Du bateau fleuri de l’Île Saint-Louis 50

ou bien Francis Claude et Léo Ferré :


L’Île Saint-Louis en ayant marre
D’être à côté de la Cité
Un jour a rompu ses amarres
Elle avait soif de liberté. 51
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Paris-Musée
Et si la chanson – bien avant l’Unesco en 1990 – avait déjà délimité ce qui, le long
des berges de la Seine, relevait du patrimoine commun de l’humanité ? La portion élue
s’étend de la pointe orientale de l’Île Saint-Louis au pont de Bir-Hakeim. Distinguant le
Paris amont, industriel et portuaire, du Paris aval, royal et monumental, ce choix corres-
pond également au circuit actuel des bateaux-mouches chargés de touristes. Comme l’a
montré Françoise Cachin, le centre de Paris s’ossifie et se muséifie : « Tout se passe
comme si, en quelques années, ce centre géographique du pouvoir parisien, politique,
financier, commercial, était devenu le lieu d’un tout autre pouvoir, celui-là culturel et
touristique. »52

49. « Place Saint-Michel » (p : Maurice Robin – m : Michel Poggi) 1957.


50. « Moi je dors près de la Seine » (p : Henri Contet – m : Paul Durand), créée par Jacqueline François en
1953.
51. « L’Île Saint-Louis » (p : Francis Claude et Léo Ferré – m : Léo Ferré) 1952.
52. Françoise Cachin, « Paris muséifié », Le Débat, n° 80, mai-août 1994 : Le nouveau Paris.
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LA CHANSON DE LA SEINE

Les monuments que l’on peut admirer sur ce parcours, véritables « monstres sacrés »,
ne manquent pas, mais notre but ici n’est pas de les évoquer. La chanson des cent
cinquante dernières années ne s’est d’ailleurs attachée qu’à quelques uns d’entre eux.
Notre corpus ne contient qu’une seule citation du Louvre ; pas de traces des Invalides, de
l’Institut, etc. Sans doute ces hauts lieux de l’architecture et de la culture sont-ils peu à
même de nourrir l’imagerie populaire. Le passé royal est-il aboli depuis l’incendie des
Tuileries que l’on retrouve évoqués plutôt par les refrains de la Commune ? Dans les
chansons, la description du Paris monumental est dissociée des représentations de la
Seine et se fixe davantage sur les « hauteurs » du centre : la « tour pointue » du quai des
64 Orfèvres, la tour Saint-Jacques, le souvenir de la tour de Nesle… L’obélisque de la place
de la Concorde, plus fréquemment cité, est parfois rapproché de la Tour Eiffel53,
qu’Apollinaire surnommait « la bergère des ponts ». Mais cette dernière se détache du
fleuve pour constituer un emblème de la cité à elle toute seule. De sorte que le nombre
abondant de chansons qui la concernent mériterait une étude distincte, incluant les
expositions universelles. De même pour Notre-Dame, qui, précédant la Tour Eiffel,
symbolise la ville, presque indépendamment du fleuve.

La masse imposante et séculaire de la cathédrale est en effet surchargée de symboles,


nourris notamment par le roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris publié en 1831.
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Mais le lacis de ruelles de la Cité qui entourait la cathédrale a été pour ainsi dire rasé par
Haussmann en 1865, n’épargnant que les extrémités orientale et occidentale de l’île,
pour laisser place à une cité administrative sans âme. Un vaste parvis servant surtout aux
exercices de la garde républicaine fut dégagé devant la cathédrale, dont Viollet-le-Duc
venait d’achever la profonde restauration (1844-1864). Et ce n’est pas un hasard si de
nombreuses chansons sur Notre-Dame, qui en général personnifient le monument sur
un ton hugolien, datent des années 1870-1910 :

Du vieux Paris, je suis toute l’histoire,


Chantant sa joie et pleurant sa douleur,
J’ai vu ses jours de misère et de gloire,
Je l’ai vu naître et j’ai vu sa splendeur ! 54

La chanson des trois décennies suivantes semble bouder la vieille bâtisse et il faut
attendre les années cinquante (la cathédrale a joué un rôle central en août 1944) pour
trouver en nombre des chansons sur Notre-Dame, traitée sous l’angle du symbole :

53. Sur le mode satirique dans « Sur l’obélisque » (p : René Dorin – m : A. Renaud) 1932, ou sur le mode
grivois dans « Ça ne vaut pas la tour Eiffel ! » (p : Richard O’Monroy – m : Désiré Dihau) 1900.
54. « Notre-Dame de Paris » (p : Paul Burani et Alfred Isch-Wall – m : Francis Chassaigne) ca 1870.
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IMAGINAIRES PARISIENS

Voilà pourquoi Paris s’enroule,


S’enroule comme un escargot
Pourquoi la terre s’est mise en boule
Autour des cloches et du parvis
Notre-Dame de Paris.55

Le nom de Notre-Dame fait écho dans tout le pays. Lieu majeur de l’identité natio-
nale, elle est aussi devenue, avec l’étoile à huit branches, astre de métal jaune incrusté au
revêtement du parvis, le point zéro des routes de France.

L’obélisque, quant à lui, est utilisé comme lieu de rendez-vous dans des intrigues
65
d’opérettes56, et les Frères Jacques, interprétant une ode légère et surréaliste de Jean
Tardieu, situent place de la Concorde le point de rencontre improbable dans un Paris
désert de deux Parisiens du sexe opposé habitant l’un sur la rive droite (Montmartre) et
l’autre sur la rive gauche (Montsouris) :
Du sud au nord, du nord au sud
De beau matin ils sont partis
Sur la place de la Concorde
Ils se sont rencontrés à midi. 57
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En définitive, la balade en chansons le long de la Seine révèle deux points de conver-
gence majeurs de la géographie parisienne, au croisement de lignes perpendiculaires :
Notre-Dame et la Concorde.
Ces deux lieux attirent le monde entier : ministres ou diplomates conviés à des
cérémonies, et surtout touristes massés au bas des Champs-Elysées, comme devant la
façade de la cathédrale. Après la restauration des tours de Notre-Dame, la sauvegarde de
sa crypte et le réaménagement de son parvis, on songe de manière récurrente à créer une
zone piétonne autour de l’obélisque redoré de la Concorde.

C’est d’ailleurs l’ensemble des berges voisines qui aspire à la même transformation.
À l’opposé de ce qu’avait imposé Georges Pompidou quand, en 1964, il faisait construire
la première voie express et en imaginait une autre. Après l’ère du tout automobile
s’annonce celle de la reconquête des berges par le piéton et le touriste.

55. « Notre-Dame de Paris » (p : Eddy Marnay – m : Marc Heyral), créée par Edith Piaf en 1952.
56. « Va m’attendre autour de l’obélisque » (p : Léo Marchès et Georges Lignereux – m : Philippe Parès et
Georges Van Parys) de l’opérette « La petite dame du train bleu » (1927), puis « Attends-moi sous l’obé-
lisque » (p : François Llenas et M. Vandal – m : Guy Lafarge) de l’opérette « Bel amour » (1944).
57. « Place de la Concorde » (p : Jean Tardieu – m : Maurice Thiriet) 1954.
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LA CHANSON DE LA SEINE

En 1996, déjà, Étienne Daho amorce la tendance, invitant la Brésilienne Astrud


Gilberto à chanter avec lui sur un rythme lancinant les promenades des amoureux des
dimanches d’été :
Avec toi j’aime bien traîner, traîner…
À Paris plage, Paris paresseuse
Les soirs d’été sont chauds
Paris Eldorado sur l’eau 58

Daho préfigure un nouveau style touristo-balnéaire et l’expression « Paris plage » qu’il


66 inaugure ici fera florès. Le rêve se muera en réalité en juillet 2002. Au cœur du Paris
historique (du Pont des Arts à l’Île Saint-Louis), la rive droite, celle qui est ensoleillée,
devient pour un mois le lieu de rendez-
vous des amateurs de sable, de douche
et de jeux en plein air. Le piéton
parisien retrouve ainsi pour un temps
le terrain perdu – non sans polémique
– et le touriste s’amuse de cette initia-
tive originale. On peut parler d’une
nouvelle forme de déambulation qui
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voit se croiser les badauds et les
bronzeurs invétérés, voire d’un
nouveau point de vue sur le Paris
monumental. Après avoir dessiné
d’instinct l’espace de Paris-Musée, la
chanson a préfiguré la dimension
festive et rassembleuse que la ville
moderne veut lui ajouter. Pour donner
à l’extérieur l’image d’une cité globale,
la métropole a besoin en son centre
d’une scène. ■

58. « Les bords de Seine » (p : Étienne Daho et Astrud Gilberto – m : Arnold Turboust et Bally) 1996.

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