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Isabelle Le Pape
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Isabelle Le Pape*
Introduction
De grandes figures d’artistes allemands contemporains ont travaillé, depuis les
années soixante, sur des thèmes en lien avec leur perception d’une période charnière
dans l’histoire de leur pays : l’« heure zéro ». « Vécue sans conteste de l’intérieur
comme une tabula rasa, une catharsis, une année zéro ou un deuil, même un point de
départ, qui repose radicalement la question de l’identité collective de l’Allemagne »1,
l’« heure zéro » amène toute une génération d’artistes, Joseph Beuys en tête, à se
positionner par rapport à ce moment particulier. Nous interrogerons les démarches de
trois artistes représentatifs de l’art allemand contemporain, Joseph Beuys, né en 1921
à Krefeld en Westphalie, et deux artistes de la génération suivante, Georg Baselitz, né
en 1938 à Deutschbaselitz en Saxe, qui a vécu en RDA avant d’émigrer à l’Ouest et
Anselm Kiefer, né en 1945 à Donaueschingen dans le Bade-Wurtemberg. En revenant
sur la spécificité du contexte artistique de l’Allemagne, qui se trouve coupée en deux à
partir de 1949, puis, réunifiée à partir de 1990, nous tenterons de comprendre leurs
positionnements respectifs en regard de leurs écrits et témoignages.
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Baselitz, qui a vécu en RDA avant de s’installer à Berlin-Ouest en 1957. En effet, les
artistes de RDA avaient pour mission de « donner une expression visuelle ou auditive
à la morale socialiste »5. Il existait ainsi des critères appliqués aux différentes produc-
tions artistiques, qui devaient permettre de les classer dans des catégories bien défi-
nies : « le politiquement souhaitable et le politiquement nuisible. C’est ce que l’on a
résumé sous le terme de réalisme socialiste, qui se caractérise d’abord par le principe
de l’optimisme, de l’exemplarité et du héros positif. »6 Les positions respectives des
deux États sur les questions artistiques et culturelles sont restées longtemps divergentes
en raison d’idéologies antagonistes. Il n’est donc pas étonnant que la partition de
l’Allemagne, qui a duré près d’un demi-siècle, ait laissé des traces et que la réunifica-
tion des deux États allemands ait ravivé les mémoires, notamment celle des artistes,
sensibles aux impacts de ces changements sur la société.
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de l’Est se focalisa autour de deux académies saxonnes, l’une à Leipzig et l’autre à
Dresde, deux foyers qui furent des lieux de renouvellement des théories, des discours
et des pratiques artistiques. Le voyage artistique à l’Est offrit dès lors un changement
bienvenu et connu un renouveau attractif pour les collectionneurs et les curateurs,
pressés de mieux connaître « l’autre côté », dix ans après la chute du Mur.
relation au traumatisme vécu. Les fragments, les blocs de pierre et les résidus d’objets :
gaze chirurgicale, morceaux de graisse, récipients, composent un répertoire dans
lequel on peut lire la préoccupation, quasi constante chez Beuys, de réparer une bles-
sure. Le héros de guerre, invisible, se lit en creux, à travers ces reliques : costume de
feutre, sac à dos, attelles. Tout se passe comme si la guerre ne pouvait être montrée
qu’en un catalogue irraisonné, sous la forme d’objets pêle-mêle, investis d’une force
de réparation symbolique, témoignant des blessures réelles et psychiques de l’artiste :
« Une nouvelle fois, il se trouve que je voudrais commencer par la blessure. Partons
du fait que moi aussi je puisse m’écrouler, que je me sois déjà écroulé, que je doive
descendre au tombeau, il y aurait tout de même, de ce tombeau, une résurrection. »11
Comme l’explique l’artiste, l’exposition des traumatismes s’accompagne d’une forme
de résurrection symbolique, dans laquelle il faut lire le souci de « dépasser le trauma
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causé par la Seconde Guerre mondiale et le nazisme, en Allemagne mais aussi plus
largement en Europe. »12 Au début des années 1980, Beuys, qui enseignait à l’Aca-
démie des beaux-arts de Düsseldorf, entreprit une série d’environnements. Parmi ces
dernières « sculptures », la plus imposante fut Plight13, réalisée quelques mois avant sa
mort survenue en janvier 1986. Le visiteur pénètre, en se courbant, dans un espace
étouffant, dont les murs sont recouverts de feutre. La configuration de l’entrée combi-
née à l’utilisation du feutre, qui emmagasine la chaleur et amortit les sons, convie le
spectateur à un véritable rite de passage destiné à lui faire vivre une expérience ther-
mique et acoustique, avant de découvrir un piano à queue dont le couvercle est fermé.
On voit ici comment l’artiste ouest-allemand incite les spectateurs à éprouver les
modalités sensorielles de son expérience. En RDA, au contraire, les artistes devaient
éviter d’aborder les thèmes du passé sous l’angle de la culpabilité et du traumatisme
individuels, comme en témoigne largement Georg Baselitz, qui a connu la situation
d’artiste d’un côté du Rideau de fer, puis de l’autre côté.
11. Joseph Beuys, « Discours sur mon pays », in Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, textes
et entretiens choisis par Max Reithmann ; traduits de l’allemand par Olivier Mannoni et Pierre Borassa, Paris,
l’Arche, 1988, p. 19.
12. Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle : Joseph Beuys, l’image et le souvenir, Genève, MAMCO,
Musée d’art moderne et contemporain ; Dijon, les Presses du réel, 2011, p. 29.
13. Installée à l’origine dans une galerie londonienne, son installation dans les collections du Musée national d’art
moderne à Paris correspond point par point à celle que Beuys avait réalisée à Londres.
14. Georg Baselitz ; Eddy Devolder, Georg Baselitz : conversation avec Eddy Devolder, Gerpinnes, Tandem,
1996, p. 34.
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personnels, ces expériences ont nourri mon scepticisme, ma méfiance à l’égard d’évé-
nements sur lesquels je n’avais aucune prise. »15 L’artiste a également souffert de la
situation économique et politique en RDA. Son père fut condamné à exercer un métier
manuel et sa mère contrainte de le remplacer en tant qu’institutrice. En 1950, sa
famille déménagea près de Dresde, où il termina ses études et subit les valeurs ensei-
gnées par une idéologie omniprésente. Il parvint à faire valoir sa candidature en
1956 à l’École supérieure des arts plastiques et appliqués de Berlin-Weißensee, à
l’Est. Face au dogmatisme, il se révolta et fut renvoyé pour « manque de maturité
sociopolitique ». Une situation qui le condamna à travailler en usine, en guise de
rééducation sociale et civique. Il n’eut d’autre choix que de poursuivre ses études à
l’École supérieure des beaux-arts de Berlin-Ouest jusqu’en 1963. Il étudia Paul Klee,
Kurt Schwitters et put revendiquer désormais sans crainte l’héritage de Picasso, consi-
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déré comme un artiste décadent : « Picasso en RDA, ce n’était pas du tout ça. Picasso
était vu comme un représentant de la décadence bourgeoise, comme un cadavre de
la bourgeoisie exsangue. J’ai peint mes premières toiles sous l’influence de Picasso, et
c’est pour cela que j’ai été chassé »16, confiait-il à Eric Darragon en 1996. Baselitz
s’inspira aussi d’artistes comme Edvard Munch ou August Strindberg, « autant
“d’exemples” d’artistes mal vus par l’idéologie en RDA. C’est pour cette raison que les
tableaux de Baselitz sont devenus provocants »17, rappelle l’historienne de l’art Juliette
Laffon. Comme lui, d’autres artistes ont émigré en RFA, à l’image de Gerhard Richter,
né en 1932 à Dresde, qui s’installa à Düsseldorf dans les années soixante pour ne
plus subir de dictats et peindre librement. « Je me trouvais à Berlin-Ouest lorsque j’ai
changé de nom », confie Baselitz, « j’ai pris un surnom parce que mes parents, frères
et sœurs vivaient à l’Est. Je ne voulais pas les compromettre, qu’ils aient des ennuis à
cause de mes travaux puisque les exposer était une prise de position publique. »18 Si
l’artiste choisit de prendre le nom de Baselitz, c’est en relation avec le passé slave de
son pays et de son village natal éponyme de Deutschbaselitz. Arrivé à l’Ouest, Baselitz
refusa toutefois certaines références qui dominaient la scène occidentale : « Au lieu de
faire le lien entre l’expressionnisme, le dadaïsme et l’art de l’après-guerre, on a adop-
té l’art occidental, l’art français, puis l’art américain. Je n’aimais pas cet internationa-
lisme, il était trop idéologique. Il permettait aux artistes d’avoir une position assez
tyrannique dans l’enjolivement de la reconstruction du pays. »19 Aussi, lorsqu’il s’asso-
cia avec Eugen Schönebeck pour exposer à Berlin en 1961 Pandämonium, un
mélange de textes et de dessins provocants s’opposant à l’ordre établi, il exprimait
son besoin de s’opposer à tout système totalitaire : « Je suis né dans un monde détruit,
avec des paysages détruits, une population détruite, une société détruite. Et je ne
voulais pas rétablir un ordre. »20 En 1963 avait lieu sa première exposition person-
nelle à la galerie Werner & Katz de Berlin. Plusieurs peintures furent confisquées pour
atteintes à l’ordre public. Il poursuivit néanmoins ses expérimentations picturales dans
Die Großen Freunde (1965), où d’imposants personnages surgissent d’un paysage
désolé, difficile à identifier, tels des soldats hagards après la défaite nazie. Baselitz
déconstruit ici l’image traditionnelle du héros et traduit plastiquement son souvenir de
15. Georg Baselitz cité par Bernard Vasseur, Georg Baselitz, Paris, Éd. Cercle d’art, 2011, p. 5.
16. Georg Baselitz, Charabia et basta, op. cit., p. 33.
17. Juliette Laffon, in Georg Baselitz, Paris, Paris-musées, 1996, p. 70.
18. Georg Baselitz, Eddy Devolder, Georg Baselitz : conversation, op. cit., p. 12.
19. Georg Baselitz, Charabia et basta, op. cit., p. 35.
20. Georg Baselitz cité par Bernard Vasseur, Georg Baselitz, Paris, Éd. Cercle d’art, 2011, p. 20.
Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes allemands contemporains face au souvenir de l’« heure zéro » 153
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Démocratique donnant la main à l’Allemagne Fédérale. Ou est-ce tout simplement une
manière de montrer que cette Allemagne qui s’est retrouvée rejetée après 1945 n’était
pas isolée dans la responsabilité. […] Il est difficile de savoir s’il s’agit ici d’une réuni-
fication, d’une issue ou d’un projet. »22 Lorsque Bernard Vasseur, qui a enseigné la
philosophie, l’interroge sur sa relation à la guerre, Baselitz explique son sentiment :
« J’ai certes survécu à la guerre, mais dans un état d’esprit tout à fait misérable. Une
saleté insensée s’est abattue sur ma génération. Nous qui n’étions alors que des
enfants avons donc eu de gros problèmes et nous les avons encore aujourd’hui. Nous
n’étions pas responsables, nous étions seulement consternés. On vit avec ces histoires.
On ne peut pas les refouler. »23 Si Baselitz a conscience de vivre dans cette Allemagne
de l’après-guerre qui, à la fin des années cinquante est toute entière dominée par la
volonté de se justifier, il pense néanmoins que cette justification ne mène à rien
« puisque le mal est fait et ne peut être effacé »24. L’anachronisme assumé de ses toiles,
qui dépeignent la situation de l’Allemagne au sortir de la guerre, donc après-coup, et
son refus de coïncider avec les conventions de son temps expliquent certaines critiques
qui lui furent adressées : « Beuys ne pensait pas beaucoup de bien de moi. Il pensait
que ma sculpture de la Biennale de Venise de 1980 n’était même pas un travail du
“premier semestre”. Je trouve son œuvre extraordinaire, mais le dialogue entre nous
était impossible, même si nous eûmes finalement des relations amicales. […] Il était
d’une génération différente, celle qui avait combattu pendant la guerre. Je suis de la
génération qui a fui la guerre et continue à s’enfuir. »25 C’est donc à la tronçonneuse,
à coups de hache et de ciseau, que Baselitz attaquait le bois et le mutilait, afin de
représenter un corps évoquant un totem tribal dans Modell für eine Skulptur (1979-
1980). Le corps affirmant ses blessures, entailles et cicatrices. À partir de 1989, date
de la chute du mur de Berlin, Baselitz entreprit plusieurs travaux plus directement liés
aux souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, comme dans Dresden Frauen, une
série comportant une dizaine de têtes monumentales, qui évoquent les victimes civiles
des bombardements aériens de la ville de Dresde par les forces anglaises et améri-
caines en février 1945. Le langage se fait plus brutal, les entailles plus profondes.
Quant à l’œuvre intitulée 45 (1989), celle-ci se compose de vingt peintures monumen-
tales sur bois, montrant tout au plus un pont et des têtes de mort. Baselitz use ici d’une
21. Eric Darragon, « Là où est la sculpture », in Baselitz sculpteur, Paris, Paris musées, 2011, p. 19-25.
22. Fabrice Hergott, Baselitz : repères contemporains, Paris, Cercle d’art, 1996, p. 42.
23. Georg Baselitz cité par Bernard Vasseur, Georg Baselitz, op. cit., p. 12.
24. Georg Baselitz cité par Fabrice Hergott, Baselitz, op. cit., p. 42.
25. Paul-Louis Rinuy, « Baselitz, sculpteur intempestif », in Baselitz sculpteur, op. cit., p. 26.
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commencé à pourrir, à se gâter, à rouiller. Une image me vient à l’esprit : la fin d’une
apocalypse. »27 L’artiste, qui vit et travaille près du lac Ammersee en Bavière et à
Imperia sur la Riviera italienne, est retourné en ex-RDA, dans la région où il a vécu,
en 1995. Il y a retrouvé, non pas des souvenirs violents, mais son goût pour les sculp-
tures populaires dans les villages que les paysans montraient à son père instituteur
comme des trouvailles archéologiques. Une manière de renouer avec des souvenirs
liés à des formes d’expression artistique plus spontanées et proches du quotidien de
son enfance. Par ailleurs, grand collectionneur de sculptures africaines (Congo,
Cameroun), il puise ses thèmes dans diffé-
rents primitivismes qu’il enrichit de réfé-
rences à la tradition occidentale.
L’exposition « Baselitz sculpteur », qui avait
lieu en 2012 au Musée d’art moderne de
la Ville de Paris, se focalisait notamment
sur l’importance de ce lien à la sculpture
populaire dans ses récents travaux.
Monumentaux, les personnages brutale-
ment taillés revendiquaient fièrement leurs
lignes maladroites et leur caractère primor-
dial, renvoyant au monde des esprits et
des gnomes.
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la mémoire de la Shoah. Né en 1945 à Donaueschingen, ville située au cœur de la
Forêt noire, Anselm Kiefer fait partie de cette « deuxième génération » qui a grandi
dans un climat à la fois amnésique et coupable, et qui n’a ni expérience personnelle
ni souvenir du régime nazi. Survivant des bombardements qui ont ravagé sa région
du Bade-Wurtemberg, rapidement attiré par les beaux-arts après de courtes études
de droit et de littérature, Kiefer s’est donc construit en rejetant le silence entourant le
nazisme au sortir de la guerre. Selon l’historienne et critique d’art Dominique Baqué,
Kiefer « n’a pas de souvenir effectif de CE QUI A EU LIEU, mais le sait, intuitive-
ment, vaguement, par des paroles lâchées ici ou là, des confessions avortées, des
images manquantes. »29 C’est en 1946, qu’il commença ses études à l’Académie
nationale des beaux-arts de Düsseldorf, « l’une des deux seules en Allemagne, avec
celle de Munich, à avoir repris une activité normale »30 au sortir de la guerre, d’après
Jean-Philippe Antoine, historien de l’art contemporain. S’il fut un moment élève de
Joseph Beuys, il refusa toujours son héritage, pourtant, chez Kiefer, comme chez Beuys,
la symbolique des matériaux est associée à des mythes et des cultures venus d’ailleurs
(les peuples nomades pour Beuys, la Kabbale pour Kiefer). Ses ateliers successive-
ment situés en Allemagne, puis dans le Gard en France, et enfin depuis quelques
années à Croissy en région parisienne, regorgent de plomb : « Tout en plomb – des
tableaux, des navires, des livres, des sculptures d’oiseau, même la maquette haute
de plusieurs mètres suspendue à l’un des murs extérieurs de l’atelier, comme l’avion
en papier plié d’un enfant. »31 C’est à la fin des années 1980 que l’artiste récupéra
l’ancien toit de la cathédrale de Cologne, lorsque celui-ci dut être rénové. Dès lors,
son langage plastique s’orienta vers la sculpture et des installations dont les dimen-
sions devinrent monumentales. « Des tuyaux, des câbles, des veines, des artères et
des bouquets de plomb : Anselm Kiefer, né en mars 1945 durant les derniers jours
de guerre, conserva le souvenir de maisons éclatées, dans lesquelles, absolument tout
de la cave au grenier, tout ce qui fut jusqu’ici recouvert, protégé, et dissimulé, devint
alors visible […] et par-dessus tout – ces câbles, ces tuyaux, qui, tels des artères et des
vaisseaux capillaires déchiquetés, semblèrent surgir de fentes murales »32. Si Andreas
Nuyssen, qui a étudié les rapports entre culture visuelle, histoire et mémoire, y voit
une évocation des tuyaux mis à nu dans les maisons bombardées, l’historien de l’art
28. Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, essai sur les résurgences du passé, Paris, Éd. Kimé, 2011, p. 30.
29. Dominique Baque, Anselm Kiefer : entre mythe et concept, Paris, Éditions du Regard, 2015, p. 35-36.
30. Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle, op. cit., p. 21.
31. Joseph Beuys ; Max Reithmann, Joseph Beuys, op. cit., p. 21.
32. Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, op. cit., p. 22.
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Daniel Arasse, décèle plutôt dans la mélancolie du plomb, un moyen pour exprimer
la condition spirituelle de l’artiste en général et, « au-delà, la contradiction entre la
quête d’un idéal et la tragédie de l’histoire. »33 Il ne faut pas oublier que le plomb
est un métal associé, dans l’alchimie, à la planète Saturne et à la bile noire, signe de
profonde mélancolie, dès la Renaissance. Pour Andrea Lauterwein, docteur en Études
germaniques, le plomb se rattacherait, chez Kiefer, à la situation de l’Allemagne au
sortir de la guerre et symboliserait la chape de plomb, qui « tomba sur l’ensemble
des souvenirs des Allemands de la première génération, les mauvais comme sur les
bons souvenirs du nazisme, ce qui eut pour conséquence de bloquer la transmis-
sion de l’Histoire au sein des familles et d’entraver le dialogue entre les généra-
tions. »34 Kiefer appartient donc à une génération évoluant au sein d’une société
« sans pères », qui s’est mise à la recherche de l’histoire ensevelie sous un silence de
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plomb. La conscience que cette génération pouvait avoir du nazisme et de la Shoah
n’a donc pu se former, explique Andrea Lauterwein, qu’à travers une médiation, « la
mémoire collective étant tributaire des informations directes ou indirectes transmises
par l’entourage, la famille, l’école, les livres, l’art, la presse, le cinéma, la télévision,
les monuments et les rituels politiques. »35 Tout se passe donc comme si Kiefer s’était
fabriqué une mémoire artificielle, en intégrant textes et images pour les réinterpréter
dans des mises en scène de plus grandes dimensions, où il intériorise et structure les
souvenirs d’un passé allemand qu’il n’a connu qu’indirectement. Pour cet artiste, qui
n’a pas connu la guerre, l’« heure zéro » s’est toutefois trouvée inscrite en lui comme
un événement traumatique non remémorable, puisque non vécu, comme l’explique
Andreas Huyssen : « l’absence d’images adéquates dans l’Allemagne de l’après-
guerre et le besoin d’en inventer, de créer des images pour survivre semble aussi
être la motivation du projet de Kiefer. »36 Contre l’amnésie collective, les tableaux
de Kiefer, empêtrés dans le magma de la matière picturale appliquée en couches
épaisses, semblent hantés par des contenus fuyants. « L’Histoire est utilisée comme
un matériau, “au même titre qu’un paysage ou la couleur” », dit Kiefer lui-même37.
L’immense bibliothèque chargée de livres gigantesques de plomb qu’il conçoit en
1989, intitulée Zweistromland, contient des ouvrages au contenu inaccessible, comme
si une transmission s’était interrompue. Solitaire et immobile, avec ses 200 volumes
de plomb, la bibliothèque potentialise le pouvoir du livre comme gisement de savoir
infini. « Et ces livres sont intéressants dans la mesure où ils sont impossibles à lire, ils
sont trop lourds, le plomb ne laisse rien passer, c’est la dissimulation totale. »38 Cette
œuvre monumentale et déroutante laisse finalement le spectateur face à un silence
ambigu, de manière semblable à l’œuvre muette Plight, de Beuys.
La relation que chacun d’entre eux entretient avec le souvenir de l’« heure zéro »,
vécu ou reconstitué en après-coup pour Kiefer, passe inévitablement par une prise de
conscience. Pour ces artistes, l’acte artistique ne peut se faire sans cette relation au
passé et cette nécessité de réveiller les moments douloureux. Le lien à l’« heure zéro »
permet également d’interroger une conception de l’art inédite, propice à l’exploration
de formes et de langages plastiques inédits. Monde renversé et personnages basculés
tête en bas chez Baselitz, œuvres monumentales en plomb, élaborées sous le soleil
noir de Saturne chez Kiefer ou encore performances chamaniques et conférences où
l’œuvre d’art devient un symptôme permettant de favoriser les prises de conscience
pour Joseph Beuys : tout se passe donc comme si l’« heure zéro » avait permis d’inau-
gurer un ensemble de postures, de démarches dont les retentissements n’ont pas fini
de régénérer les expérimentations.
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Bibliographie
Anselm Kiefer : l’alchimie du livre, sous la direction de Marie Minssieux-Chamonard, Paris,
Bibliothèque nationale de France ; Éditions du Regard, 2015.
Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle : Joseph Beuys, l’image et le souvenir,
Genève, MAMCO, Musée d’art moderne et contemporain ; Dijon, les Presses du réel,
2011.
Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, Éd. du Regard, 2012.
Dominique Baque, Anselm Kiefer : entre mythe et concept, Paris, Éditions du Regard, 2015.
Baselitz sculpteur, Paris, Paris musées, 2011.
Georg Baselitz, Charabia et basta : entretiens avec Éric Darragon, traduit de l’allemand
par Laurent Cassagnau, Paris, l’Arche, 1996.
Georg Baselitz ; Eddy Devolder, Georg Baselitz : conversation avec Eddy Devolder,
Gerpinnes, Tandem, 1996.
Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, textes et entretiens choisis par
Max Reithmann ; traduits de l’allemand par Olivier Mannoni et Pierre Borassa, Paris,
l’Arche, 1988.
Joseph Beuys, Max Reithmann, Joseph Beuys : La mort me tient en éveil, traduit de l’allemand
par Edmond Marchal ; en collaboration avec Annie Reithmann, Toulouse, Espace d’art
moderne et contemporain-ARPAP, 1994.
Jean-Claude Capele, L’Allemagne hier et aujourd’hui, Paris, Hachette, 1996.
Face à l’histoire, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1996.
Denis Goeldel, Le tournant occidental de l’Allemagne après 1945 : contribution à l’histoire
politique et culturelle de la RFA, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2005.
Elisa Goudin, Culture et action publique en Allemagne : l’impact de l’unification, 1990-
1998, Paris, Connaissances et savoirs, 2005.
Fabrice Hergott, Baselitz : repères contemporains, Paris, Cercle d’art, 1996.
Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, essai sur les résurgences du passé, Paris, Éd. Kimé,
2011.
Andrea Lauterwein, Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan, Paris, Éd. du Regard, 2006.
La nouvelle peinture allemande, Arles : Actes sud ; Nîmes, Carré d’art, 2005.
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