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BASELITZ, BEUYS, KIEFER : TROIS ARTISTES ALLEMANDS

CONTEMPORAINS FACE AU SOUVENIR DE L’« HEURE ZÉRO » (STUNDE


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Isabelle Le Pape

Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | « Allemagne


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d'aujourd'hui »

2018/2 N° 224 | pages 148 à 158


ISSN 0002-5712
ISBN 9782757423431
DOI 10.3917/all.224.0148
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-allemagne-d-aujourd-hui-2018-2-page-148.htm
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Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes
allemands contemporains face au souvenir de
l’« heure zéro » (Stunde Null)
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Isabelle Le Pape*

Introduction
De grandes figures d’artistes allemands contemporains ont travaillé, depuis les
années soixante, sur des thèmes en lien avec leur perception d’une période charnière
dans l’histoire de leur pays  : l’«  heure zéro  ». «  Vécue sans conteste de l’intérieur
comme une tabula rasa, une catharsis, une année zéro ou un deuil, même un point de
départ, qui repose radicalement la question de l’identité collective de l’Allemagne »1,
l’«  heure zéro  » amène toute une génération d’artistes, Joseph Beuys en tête, à se
positionner par rapport à ce moment particulier. Nous interrogerons les démarches de
trois artistes représentatifs de l’art allemand contemporain, Joseph Beuys, né en 1921
à Krefeld en Westphalie, et deux artistes de la génération suivante, Georg Baselitz, né
en 1938 à Deutschbaselitz en Saxe, qui a vécu en RDA avant d’émigrer à l’Ouest et
Anselm Kiefer, né en 1945 à Donaueschingen dans le Bade-Wurtemberg. En revenant
sur la spécificité du contexte artistique de l’Allemagne, qui se trouve coupée en deux à
partir de 1949, puis, réunifiée à partir de 1990, nous tenterons de comprendre leurs
positionnements respectifs en regard de leurs écrits et témoignages.

Des politiques culturelles divergentes en RDA et en RFA


1945 est considérée par les Allemands comme l’« année zéro », cette date indi-
quant l’effondrement du Troisième Reich dans un pays dévasté par les bombarde-
ments. Mais cette date a aussi marqué la libération du peuple allemand, comme
l’explique Jean-Claude Capèle, même si de nouvelles difficultés et césures en ont
découlé : « Le régime de terreur organisée et la démocratie bafouée font enfin partie
du passé. Les Alliés sont les garants d’une restauration démocratique qui serait le gage
* Conservatrice des bibliothèques au département Littérature et Art à la Bibliothèque nationale de France,
Isabelle Le Pape mène des recherches sur l’art et la médiation culturelle. Docteur en Esthétique, technologie et
sciences de l’art, elle participe à des journées d’étude autour de la conservation et de la médiation numérique.
Elle est l’auteur de l’ouvrage L’esthétique du deuil dans l’art allemand contemporain (L’Harmattan, 2009) et
de nombreux articles consacrés à l’art allemand, comme par exemple : « Trompeuses doublures : images et
illusions dans la photographie allemande contemporaine », in Florence Bancaud (dir.), L’image trompeuse (Pup.
Arts, 2016).
1. Maïté Vissault, « Young German Artists en trois actes et deux lieux : Berlin-Cologne », in La nouvelle peinture
allemande, Arles : Actes sud ; Nîmes, Carré d’art, 2005, p. 35.
Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes allemands contemporains face au souvenir de l’« heure zéro » 149

d’un nouveau départ. Dès lors, l’Allemagne va devenir le symbole de l’affrontement


Est-Ouest, emblème de l’antagonisme qui oppose les États-Unis et l’URSS. »2 Jusqu’en
1989, le Rideau de fer et le Mur de Berlin, qui séparaient les deux Allemagne, ont
donc symbolisé cette bipolarisation du monde entre deux blocs aux idéologies anta-
gonistes. En RFA, « un tournant fut bel et bien pris en direction de l’Occident, et ce
sur les ruines de la défaite de 1945 »3, comme l’indique Denis Goeldel, spécialiste
de la civilisation allemande. Les artistes bénéficiaient d’un climat ouvert aux remises
en questions. Cologne fut ainsi pour longtemps la capitale artistique de l’Allemagne.
Quant à la politique culturelle en RDA, celle-ci pouvait se lire comme « un ensemble
de mesures visant à placer l’art dans son ensemble sous le signe d’une “morale socia-
liste”, donc à inciter, ou à contraindre l’artiste à donner une expression artistique au
concept de “socialisme réellement existant”  »4, comme en témoigne l’artiste Georg
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Baselitz, qui a vécu en RDA avant de s’installer à Berlin-Ouest en 1957. En effet, les
artistes de RDA avaient pour mission de « donner une expression visuelle ou auditive
à la morale socialiste »5. Il existait ainsi des critères appliqués aux différentes produc-
tions artistiques, qui devaient permettre de les classer dans des catégories bien défi-
nies : « le politiquement souhaitable et le politiquement nuisible. C’est ce que l’on a
résumé sous le terme de réalisme socialiste, qui se caractérise d’abord par le principe
de l’optimisme, de l’exemplarité et du héros positif. »6 Les positions respectives des
deux États sur les questions artistiques et culturelles sont restées longtemps divergentes
en raison d’idéologies antagonistes. Il n’est donc pas étonnant que la partition de
l’Allemagne, qui a duré près d’un demi-siècle, ait laissé des traces et que la réunifica-
tion des deux États allemands ait ravivé les mémoires, notamment celle des artistes,
sensibles aux impacts de ces changements sur la société.

Une situation artistique inédite après la réunification


La chute du Mur a confronté en un brutal face-à-face les Allemands séparés par les
conséquences du nazisme et de la guerre, provoquant une remontée des souvenirs en
lien avec la césure de 1945. Pour Brigitte Krulic, spécialiste de l’histoire politique en
Allemagne, « les retrouvailles réactivent le passé et provoquent un effet de “surimpres-
sion” d’événements. »7 Il fallut donc attendre quelques années pour voir apparaître
sur la scène artistique internationale un art qui reflétait cette nouvelle configuration.
De nombreux galeristes et artistes venus de toute l’Allemagne et de l’étranger s’instal-
lèrent à Berlin, confortant le positionnement de la nouvelle capitale artistique. Mais
de manière plus profonde, la chute du Mur a marqué le début de la réorganisation
du champ de l’art dans l’est de l’Allemagne, où les normes iconographiques et esthé-
tiques ont été profondément modifiées. Les artistes officiels se virent confrontés à des
courants internationaux qui leur étaient inconnus jusqu’ici ou dont ils s’étaient volontai-
rement coupés, tandis que l’abondante création alternative et subculturelle dut intégrer
2. Jean-Claude Capele, L’Allemagne hier et aujourd’hui, Paris, Hachette, 1996, p. 47.
3. Denis Goeldel, Le tournant occidental de l’Allemagne après 1945 : contribution à l’histoire politique et culturelle
de la RFA, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2005, p. 338.
4. Georg Baselitz, Charabia et basta : entretiens avec Éric Darragon, traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau,
Paris, l’Arche, 1996, p. 71.
5. Ibid., p. 33.
6. Ibid., p. 70.
7. Brigitte Krulic, « L’impact de la réunification sur les problématiques mémorielles », in Bernd Zielinski, Brigitte
Krulic, Vingt ans d’unification allemande  : histoire, mémoire et usages politiques du passé, Bern  ; Berlin  ;
Bruxelles : P. Lang, 2010, p. 157.
150 Isabelle Le Pape

de nouveaux modes de production et de diffusion, ainsi que de nouvelles attentes de


la part du public. Ces milieux qui, tout en n’ayant jamais été totalement étanches les
uns vis-à-vis des autres, et qui avaient connu des évolutions très différentes, eurent
donc pour point commun après 1989 de devoir s’adapter aux standards internatio-
naux du marché de l’art qui leur étaient imposés.
Comme le montre Elisa Goudin, spécialiste de la civilisation allemande contem-
poraine, l’unification a eu pour incidence le « passage à un marché de l’art, [qui]
a signifié un bouleversement radical des repères acquis par les acteurs culturels
est-allemands.  »8 La transition vers l’économie de marché a placé les artistes dans
une situation marginale, souvent difficile d’un point de vue matériel. Toutefois, à la
fin des années 1990, la peinture de l’Est correspondit également à une attente du
marché artistique. En dehors de Berlin, la scène contemporaine de l’ex-Allemagne
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de l’Est se focalisa autour de deux académies saxonnes, l’une à Leipzig et l’autre à
Dresde, deux foyers qui furent des lieux de renouvellement des théories, des discours
et des pratiques artistiques. Le voyage artistique à l’Est offrit dès lors un changement
bienvenu et connu un renouveau attractif pour les collectionneurs et les curateurs,
pressés de mieux connaître « l’autre côté », dix ans après la chute du Mur.

La blessure mise en scène dans l’œuvre de Joseph Beuys


Mais revenons à la période de l’après-guerre, lorsque Joseph Beuys, figure centrale
de l’art allemand contemporain, qui influença et continue encore d’influencer les jeunes
générations, décida de questionner la place de l’individu dans la société à travers des
installations et des performances, qui renouvelaient les conventions de l’époque. Dès
1940, Beuys avait été contraint de devenir militaire, avant de se former à l’Académie
d’art de Düsseldorf de 1947 à 1951. Son engagement artistique commença lorsqu’il
était pilote de la Luftwaffe sur le front russe. Grièvement blessé durant l’hiver 1943 lors
d’un crash d’avion en Crimée, Beuys aurait été, selon ses dires, trouvé agonisant par
des Tartares qui le soignèrent en l’enroulant dans du feutre et en pansant ses plaies
avec de la graisse. « Sans les Tartares, je ne serais plus en vie aujourd’hui », décla-
rait Beuys. « […] Il y avait en moi bien sûr, sous-jacente, une affinité avec une culture
comme celle-là, nomade à l’origine, mais qui était déjà partiellement sédentarisée
dans la région. »9 Réel mais apparenté à un événement d’ordre quasi mythologique,
cet accident traumatisant hante toute l’œuvre de Beuys. Dès lors, le feutre et la graisse
devinrent les éléments de base de ses sculptures. Lors d’un entretien en 1976, Beuys
témoignait encore  : «  Toutes ces images m’ont entièrement, disons imprégné. Sous
forme figurée, peut-on dire. Les tentes, ils avaient donc des tentes de feutre, tout le
comportement de ces gens, l’histoire de la graisse […], tout cela je l’ai complètement
intégré en moi, j’ai vraiment vécu cette expérience.  »10 La multitude de ces récits
retrace une expérience personnelle de la guerre, devenue le support d’une démarche
artistique. La plupart de ses œuvres, qu’il s’agisse des dessins, des vitrines, des instal-
lations ou des performances, s’appuient sur la symbolique des matériaux utilisés, en
8. Elisa Goudin, Culture et action publique en Allemagne  : l’impact de l’unification, 1990-1998, Paris,
Connaissances et savoirs, 2005, p. 153.
9. Joseph Beuys, Max Reithmann, Joseph Beuys : La mort me tient en éveil, traduit de l’allemand par Edmond
Marchal ; en collaboration avec Annie Reithmann, Toulouse, Espace d’art moderne et contemporain-ARPAP,
1994, p. 14.
10. Joseph Beuys cité par Maïté Vissault, Der Beuys Komplex  : l’identité allemande à travers la réception de
l’œuvre de Joseph Beuys, 1945-1986, Dijon, les Presses du réel, 2010, p. 62.
Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes allemands contemporains face au souvenir de l’« heure zéro » 151

relation au traumatisme vécu. Les fragments, les blocs de pierre et les résidus d’objets :
gaze chirurgicale, morceaux de graisse, récipients, composent un répertoire dans
lequel on peut lire la préoccupation, quasi constante chez Beuys, de réparer une bles-
sure. Le héros de guerre, invisible, se lit en creux, à travers ces reliques : costume de
feutre, sac à dos, attelles. Tout se passe comme si la guerre ne pouvait être montrée
qu’en un catalogue irraisonné, sous la forme d’objets pêle-mêle, investis d’une force
de réparation symbolique, témoignant des blessures réelles et psychiques de l’artiste :
« Une nouvelle fois, il se trouve que je voudrais commencer par la blessure. Partons
du fait que moi aussi je puisse m’écrouler, que je me sois déjà écroulé, que je doive
descendre au tombeau, il y aurait tout de même, de ce tombeau, une résurrection. »11
Comme l’explique l’artiste, l’exposition des traumatismes s’accompagne d’une forme
de résurrection symbolique, dans laquelle il faut lire le souci de « dépasser le trauma
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causé par la Seconde Guerre mondiale et le nazisme, en Allemagne mais aussi plus
largement en Europe. »12 Au début des années 1980, Beuys, qui enseignait à l’Aca-
démie des beaux-arts de Düsseldorf, entreprit une série d’environnements. Parmi ces
dernières « sculptures », la plus imposante fut Plight13, réalisée quelques mois avant sa
mort survenue en janvier 1986. Le visiteur pénètre, en se courbant, dans un espace
étouffant, dont les murs sont recouverts de feutre. La configuration de l’entrée combi-
née à l’utilisation du feutre, qui emmagasine la chaleur et amortit les sons, convie le
spectateur à un véritable rite de passage destiné à lui faire vivre une expérience ther-
mique et acoustique, avant de découvrir un piano à queue dont le couvercle est fermé.
On voit ici comment l’artiste ouest-allemand incite les spectateurs à éprouver les
modalités sensorielles de son expérience. En RDA, au contraire, les artistes devaient
éviter d’aborder les thèmes du passé sous l’angle de la culpabilité et du traumatisme
individuels, comme en témoigne largement Georg Baselitz, qui a connu la situation
d’artiste d’un côté du Rideau de fer, puis de l’autre côté.

Georg Baselitz : une lutte contre le refoulement


Né en Saxe en 1938 dans la partie la plus orientale de l’ancienne Allemagne de
l’Est, Georg Baselitz, né Hans-Georg Kern, évoque peu le passé de son pays, mais
relate parfois la difficile situation des artistes en RDA. « Je suis né dans ce pays en
1938, confiait-il à Eddy Devolder. À l’époque, le nazisme triomphait, j’ai grandi avec
la guerre, j’ai vu la défaite. Tout un chacun connaît cette période. J’ai vécu à l’Est et à
l’Ouest. Jusqu’à il y a peu, l’Allemagne était arbitrairement divisée en deux parties qui
ne communiquaient pas entre elles mais se complétaient. »14 L’artiste n’avait que sept
ans à la fin de la guerre, il en a toutefois ressenti l’épreuve au plus profond de lui-
même et raconte la destruction de l’école en 1945 où son père était instituteur, pendant
que la famille s’était réfugiée à la cave. « Je raconte ces choses, dira-t-il plus tard,
parce que je ne les ai pas oubliées et parce que je pense que par la peur et le malheur

11. Joseph Beuys, « Discours sur mon pays », in Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, textes
et entretiens choisis par Max Reithmann ; traduits de l’allemand par Olivier Mannoni et Pierre Borassa, Paris,
l’Arche, 1988, p. 19.
12. Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle : Joseph Beuys, l’image et le souvenir, Genève, MAMCO,
Musée d’art moderne et contemporain ; Dijon, les Presses du réel, 2011, p. 29.
13. Installée à l’origine dans une galerie londonienne, son installation dans les collections du Musée national d’art
moderne à Paris correspond point par point à celle que Beuys avait réalisée à Londres.
14. Georg Baselitz  ; Eddy Devolder, Georg Baselitz  : conversation avec Eddy Devolder, Gerpinnes, Tandem,
1996, p. 34.
152 Isabelle Le Pape

personnels, ces expériences ont nourri mon scepticisme, ma méfiance à l’égard d’évé-
nements sur lesquels je n’avais aucune prise. »15 L’artiste a également souffert de la
situation économique et politique en RDA. Son père fut condamné à exercer un métier
manuel et sa mère contrainte de le remplacer en tant qu’institutrice. En 1950, sa
famille déménagea près de Dresde, où il termina ses études et subit les valeurs ensei-
gnées par une idéologie omniprésente. Il parvint à faire valoir sa candidature en
1956 à l’École supérieure des arts plastiques et appliqués de Berlin-Weißensee, à
l’Est. Face au dogmatisme, il se révolta et fut renvoyé pour «  manque de maturité
sociopolitique  ». Une situation qui le condamna à travailler en usine, en guise de
rééducation sociale et civique. Il n’eut d’autre choix que de poursuivre ses études à
l’École supérieure des beaux-arts de Berlin-Ouest jusqu’en 1963. Il étudia Paul Klee,
Kurt Schwitters et put revendiquer désormais sans crainte l’héritage de Picasso, consi-
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déré comme un artiste décadent : « Picasso en RDA, ce n’était pas du tout ça. Picasso
était vu comme un représentant de la décadence bourgeoise, comme un cadavre de
la bourgeoisie exsangue. J’ai peint mes premières toiles sous l’influence de Picasso, et
c’est pour cela que j’ai été chassé »16, confiait-il à Eric Darragon en 1996. Baselitz
s’inspira aussi d’artistes comme Edvard Munch ou August Strindberg, «  autant
“d’exemples” d’artistes mal vus par l’idéologie en RDA. C’est pour cette raison que les
tableaux de Baselitz sont devenus provocants »17, rappelle l’historienne de l’art Juliette
Laffon. Comme lui, d’autres artistes ont émigré en RFA, à l’image de Gerhard Richter,
né en 1932 à Dresde, qui s’installa à Düsseldorf dans les années soixante pour ne
plus subir de dictats et peindre librement. « Je me trouvais à Berlin-Ouest lorsque j’ai
changé de nom », confie Baselitz, « j’ai pris un surnom parce que mes parents, frères
et sœurs vivaient à l’Est. Je ne voulais pas les compromettre, qu’ils aient des ennuis à
cause de mes travaux puisque les exposer était une prise de position publique. »18 Si
l’artiste choisit de prendre le nom de Baselitz, c’est en relation avec le passé slave de
son pays et de son village natal éponyme de Deutschbaselitz. Arrivé à l’Ouest, Baselitz
refusa toutefois certaines références qui dominaient la scène occidentale : « Au lieu de
faire le lien entre l’expressionnisme, le dadaïsme et l’art de l’après-guerre, on a adop-
té l’art occidental, l’art français, puis l’art américain. Je n’aimais pas cet internationa-
lisme, il était trop idéologique. Il permettait aux artistes d’avoir une position assez
tyrannique dans l’enjolivement de la reconstruction du pays. »19 Aussi, lorsqu’il s’asso-
cia avec Eugen Schönebeck pour exposer à Berlin en 1961 Pandämonium, un
mélange de textes et de dessins provocants s’opposant à l’ordre établi, il exprimait
son besoin de s’opposer à tout système totalitaire : « Je suis né dans un monde détruit,
avec des paysages détruits, une population détruite, une société détruite. Et je ne
voulais pas rétablir un ordre. »20 En 1963 avait lieu sa première exposition person-
nelle à la galerie Werner & Katz de Berlin. Plusieurs peintures furent confisquées pour
atteintes à l’ordre public. Il poursuivit néanmoins ses expérimentations picturales dans
Die Großen Freunde (1965), où d’imposants personnages surgissent d’un paysage
désolé, difficile à identifier, tels des soldats hagards après la défaite nazie. Baselitz
déconstruit ici l’image traditionnelle du héros et traduit plastiquement son souvenir de

15. Georg Baselitz cité par Bernard Vasseur, Georg Baselitz, Paris, Éd. Cercle d’art, 2011, p. 5.
16. Georg Baselitz, Charabia et basta, op. cit., p. 33.
17. Juliette Laffon, in Georg Baselitz, Paris, Paris-musées, 1996, p. 70.
18. Georg Baselitz, Eddy Devolder, Georg Baselitz : conversation, op. cit., p. 12.
19. Georg Baselitz, Charabia et basta, op. cit., p. 35.
20. Georg Baselitz cité par Bernard Vasseur, Georg Baselitz, Paris, Éd. Cercle d’art, 2011, p. 20.
Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes allemands contemporains face au souvenir de l’« heure zéro » 153

l’« heure zéro », tout en se référant à la littérature révolutionnaire soviétique qu’il a


connue durant sa jeunesse en RDA (Boris Polevoï et son Homme véritable, ou encore
Et l’acier fut trempé de Nicolas Ostrovski). Durant le régime communiste, la théma-
tique de la construction de « l’homme nouveau » était, en effet, associée à une image-
rie populaire de propagande qui célébrait la démesure dans la stature colossale du
« travailleur », issu de la « classe ouvrière ». Comme l’explique l’historien de l’art Eric
Darragon, «  la volonté de montrer, de désigner par le moyen de l’art un homme
nouveau, n’est pas un objectif qui serait cantonné au contenu des productions artis-
tiques. La politique culturelle de RDA passe aussi par une volonté de permettre l’avè-
nement d’un type de citoyen nouveau, à la fois travailleur manuel et artiste.  »21
Toutefois, Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de la Ville de Paris,
donne une autre lecture de cette œuvre  : «  Peut-on y voir un double, l’Allemagne
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Démocratique donnant la main à l’Allemagne Fédérale. Ou est-ce tout simplement une
manière de montrer que cette Allemagne qui s’est retrouvée rejetée après 1945 n’était
pas isolée dans la responsabilité. […] Il est difficile de savoir s’il s’agit ici d’une réuni-
fication, d’une issue ou d’un projet. »22 Lorsque Bernard Vasseur, qui a enseigné la
philosophie, l’interroge sur sa relation à la guerre, Baselitz explique son sentiment :
« J’ai certes survécu à la guerre, mais dans un état d’esprit tout à fait misérable. Une
saleté insensée s’est abattue sur ma génération. Nous qui n’étions alors que des
enfants avons donc eu de gros problèmes et nous les avons encore aujourd’hui. Nous
n’étions pas responsables, nous étions seulement consternés. On vit avec ces histoires.
On ne peut pas les refouler. »23 Si Baselitz a conscience de vivre dans cette Allemagne
de l’après-guerre qui, à la fin des années cinquante est toute entière dominée par la
volonté de se justifier, il pense néanmoins que cette justification ne mène à rien
« puisque le mal est fait et ne peut être effacé »24. L’anachronisme assumé de ses toiles,
qui dépeignent la situation de l’Allemagne au sortir de la guerre, donc après-coup, et
son refus de coïncider avec les conventions de son temps expliquent certaines critiques
qui lui furent adressées : « Beuys ne pensait pas beaucoup de bien de moi. Il pensait
que ma sculpture de la Biennale de Venise de 1980 n’était même pas un travail du
“premier semestre”. Je trouve son œuvre extraordinaire, mais le dialogue entre nous
était impossible, même si nous eûmes finalement des relations amicales. […] Il était
d’une génération différente, celle qui avait combattu pendant la guerre. Je suis de la
génération qui a fui la guerre et continue à s’enfuir. »25 C’est donc à la tronçonneuse,
à coups de hache et de ciseau, que Baselitz attaquait le bois et le mutilait, afin de
représenter un corps évoquant un totem tribal dans Modell für eine Skulptur (1979-
1980). Le corps affirmant ses blessures, entailles et cicatrices. À partir de 1989, date
de la chute du mur de Berlin, Baselitz entreprit plusieurs travaux plus directement liés
aux souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, comme dans Dresden Frauen, une
série comportant une dizaine de têtes monumentales, qui évoquent les victimes civiles
des bombardements aériens de la ville de Dresde par les forces anglaises et améri-
caines en février  1945. Le langage se fait plus brutal, les entailles plus profondes.
Quant à l’œuvre intitulée 45 (1989), celle-ci se compose de vingt peintures monumen-
tales sur bois, montrant tout au plus un pont et des têtes de mort. Baselitz use ici d’une
21. Eric Darragon, « Là où est la sculpture », in Baselitz sculpteur, Paris, Paris musées, 2011, p. 19-25.
22. Fabrice Hergott, Baselitz : repères contemporains, Paris, Cercle d’art, 1996, p. 42.
23. Georg Baselitz cité par Bernard Vasseur, Georg Baselitz, op. cit., p. 12.
24. Georg Baselitz cité par Fabrice Hergott, Baselitz, op. cit., p. 42.
25. Paul-Louis Rinuy, « Baselitz, sculpteur intempestif », in Baselitz sculpteur, op. cit., p. 26.
154 Isabelle Le Pape

grille discontinue gravée au rabot sur le support de bois préalablement enduit.


Renversées, les figures sont difficilement identifiables. Si cette série se réfère explicite-
ment à l’année 1945, l’artiste n’a toutefois pas voulu représenter directement l’horreur
de la guerre : « Le chaos, les bombes qui s’abattent sur Dresde, de tels événements,
je ne saurais les circonscrire par la peinture. Non pas que je n’en sois pas capable.
Ce que je désire avant tout, c’est peindre des tableaux. »26 Il souhaitait immerger le
spectateur dans une expérience permettant de ressentir la situation en Allemagne,
juste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et replonger dans les souvenirs
de cette terrible année : « 1945, telle que je l’ai vécue – j’avais sept ans – n’a pas été
une année de grande joie, ressentie comme un bonheur. Au contraire, ça a été l’an-
née de l’effondrement, une année épouvantable. Tout ce qui m’est arrivé était atroce :
une gigantesque destruction, et qui ne s’est pas arrêtée tout d’un coup, mais qui a
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commencé à pourrir, à se gâter, à rouiller. Une image me vient à l’esprit : la fin d’une
apocalypse.  »27 L’artiste, qui vit et travaille près du lac Ammersee en Bavière et à
Imperia sur la Riviera italienne, est retourné en ex-RDA, dans la région où il a vécu,
en 1995. Il y a retrouvé, non pas des souvenirs violents, mais son goût pour les sculp-
tures populaires dans les villages que les paysans montraient à son père instituteur
comme des trouvailles archéologiques. Une manière de renouer avec des souvenirs
liés à des formes d’expression artistique plus spontanées et proches du quotidien de
son enfance. Par ailleurs, grand collectionneur de sculptures africaines (Congo,
Cameroun), il puise ses thèmes dans diffé-
rents primitivismes qu’il enrichit de réfé-
rences à la tradition occidentale.
L’exposition « Baselitz sculpteur », qui avait
lieu en 2012 au Musée d’art moderne de
la Ville de Paris, se focalisait notamment
sur l’importance de ce lien à la sculpture
populaire dans ses récents travaux.
Monumentaux, les personnages brutale-
ment taillés revendiquaient fièrement leurs
lignes maladroites et leur caractère primor-
dial, renvoyant au monde des esprits et
des gnomes.

La mélancolie ambivalente d’Anselm Kiefer


L’engagement artistique de Joseph
Beuys comme de Georg Baselitz, ainsi
que la violence et le dépassement des
limites propres à leurs œuvres ont souvent
heurté la sensibilité du public et soulevé
des polémiques. Les œuvres d’Anselm
Das Lied von der Zeder – Für Paul Celan. Kiefer sont toutefois encore plus ambiguës.
2005, peinture à l’huile, émulsion, shellac, photographie Au-delà du choix des matériaux et des
montée sur carton, pages 4-5, 63,5 x 87 x 3,5 cm. teintes résolument sombres et terreuses
BnF, Réserve des livres rares © Anselm Kiefer. de ses toiles, sa posture, visant à réveiller
26. 
Ibid., p. 43.
27. 
Ibid., p. 41.
Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes allemands contemporains face au souvenir de l’« heure zéro » 155

les consciences et à reprendre avec ironie l’esthétique visuelle du Troisième Reich,


a suscité, durant de nombreuses années, une défiance de la part du public. Son
premier acte artistique consista, en 1969, à sillonner l’Europe pour se photogra-
phier en faisant le salut nazi. Une provocation visant en réalité à alerter la société
sur le devoir de mémoire, qui fut mal comprise par le public. Surtout, Kiefer mettait
en scène l’expérience de l’univers concentrationnaire en illustrant le deuil des Juifs
dans de nombreuses œuvres, notamment dans Margarete (1981), qui s’inspire du
poème Fugue de la mort (Todesfuge), écrit par le poète juif allemand Paul Celan,
qui relatait son expérience des camps de concentration. Selon Andreas Huyssen,
«  Kiefer parvient à faire pour la peinture ce que Celan a fait pour la poésie plus
de quarante ans auparavant. »28 La citation du poème de Celan permet, en effet, à
Kiefer de sortir de la fascination et du dégoût pour le Troisième Reich, puis d’aborder
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la mémoire de la Shoah. Né en 1945 à Donaueschingen, ville située au cœur de la
Forêt noire, Anselm Kiefer fait partie de cette « deuxième génération » qui a grandi
dans un climat à la fois amnésique et coupable, et qui n’a ni expérience personnelle
ni souvenir du régime nazi. Survivant des bombardements qui ont ravagé sa région
du Bade-Wurtemberg, rapidement attiré par les beaux-arts après de courtes études
de droit et de littérature, Kiefer s’est donc construit en rejetant le silence entourant le
nazisme au sortir de la guerre. Selon l’historienne et critique d’art Dominique Baqué,
Kiefer «  n’a pas de souvenir effectif de CE QUI A EU LIEU, mais le sait, intuitive-
ment, vaguement, par des paroles lâchées ici ou là, des confessions avortées, des
images manquantes.  »29 C’est en 1946, qu’il commença ses études à l’Académie
nationale des beaux-arts de Düsseldorf, « l’une des deux seules en Allemagne, avec
celle de Munich, à avoir repris une activité normale »30 au sortir de la guerre, d’après
Jean-Philippe Antoine, historien de l’art contemporain. S’il fut un moment élève de
Joseph Beuys, il refusa toujours son héritage, pourtant, chez Kiefer, comme chez Beuys,
la symbolique des matériaux est associée à des mythes et des cultures venus d’ailleurs
(les peuples nomades pour Beuys, la Kabbale pour Kiefer). Ses ateliers successive-
ment situés en Allemagne, puis dans le Gard en France, et enfin depuis quelques
années à Croissy en région parisienne, regorgent de plomb : « Tout en plomb – des
tableaux, des navires, des livres, des sculptures d’oiseau, même la maquette haute
de plusieurs mètres suspendue à l’un des murs extérieurs de l’atelier, comme l’avion
en papier plié d’un enfant. »31 C’est à la fin des années 1980 que l’artiste récupéra
l’ancien toit de la cathédrale de Cologne, lorsque celui-ci dut être rénové. Dès lors,
son langage plastique s’orienta vers la sculpture et des installations dont les dimen-
sions devinrent monumentales. « Des tuyaux, des câbles, des veines, des artères et
des bouquets de plomb : Anselm Kiefer, né en mars 1945 durant les derniers jours
de guerre, conserva le souvenir de maisons éclatées, dans lesquelles, absolument tout
de la cave au grenier, tout ce qui fut jusqu’ici recouvert, protégé, et dissimulé, devint
alors visible […] et par-dessus tout – ces câbles, ces tuyaux, qui, tels des artères et des
vaisseaux capillaires déchiquetés, semblèrent surgir de fentes murales »32. Si Andreas
Nuyssen, qui a étudié les rapports entre culture visuelle, histoire et mémoire, y voit
une évocation des tuyaux mis à nu dans les maisons bombardées, l’historien de l’art
28. Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, essai sur les résurgences du passé, Paris, Éd. Kimé, 2011, p. 30.
29. Dominique Baque, Anselm Kiefer : entre mythe et concept, Paris, Éditions du Regard, 2015, p. 35-36.
30. Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle, op. cit., p. 21.
31. Joseph Beuys ; Max Reithmann, Joseph Beuys, op. cit., p. 21.
32. Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, op. cit., p. 22.
156 Isabelle Le Pape

Daniel Arasse, décèle plutôt dans la mélancolie du plomb, un moyen pour exprimer
la condition spirituelle de l’artiste en général et, « au-delà, la contradiction entre la
quête d’un idéal et la tragédie de l’histoire. »33 Il ne faut pas oublier que le plomb
est un métal associé, dans l’alchimie, à la planète Saturne et à la bile noire, signe de
profonde mélancolie, dès la Renaissance. Pour Andrea Lauterwein, docteur en Études
germaniques, le plomb se rattacherait, chez Kiefer, à la situation de l’Allemagne au
sortir de la guerre et symboliserait la chape de plomb, qui « tomba sur l’ensemble
des souvenirs des Allemands de la première génération, les mauvais comme sur les
bons souvenirs du nazisme, ce qui eut pour conséquence de bloquer la transmis-
sion de l’Histoire au sein des familles et d’entraver le dialogue entre les généra-
tions.  »34 Kiefer appartient donc à une génération évoluant au sein d’une société
« sans pères », qui s’est mise à la recherche de l’histoire ensevelie sous un silence de
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plomb. La conscience que cette génération pouvait avoir du nazisme et de la Shoah
n’a donc pu se former, explique Andrea Lauterwein, qu’à travers une médiation, « la
mémoire collective étant tributaire des informations directes ou indirectes transmises
par l’entourage, la famille, l’école, les livres, l’art, la presse, le cinéma, la télévision,
les monuments et les rituels politiques. »35 Tout se passe donc comme si Kiefer s’était
fabriqué une mémoire artificielle, en intégrant textes et images pour les réinterpréter
dans des mises en scène de plus grandes dimensions, où il intériorise et structure les
souvenirs d’un passé allemand qu’il n’a connu qu’indirectement. Pour cet artiste, qui
n’a pas connu la guerre, l’« heure zéro » s’est toutefois trouvée inscrite en lui comme
un événement traumatique non remémorable, puisque non vécu, comme l’explique
Andreas Huyssen  : «  l’absence d’images adéquates dans l’Allemagne de l’après-
guerre et le besoin d’en inventer, de créer des images pour survivre semble aussi
être la motivation du projet de Kiefer.  »36 Contre l’amnésie collective, les tableaux
de Kiefer, empêtrés dans le magma de la matière picturale appliquée en couches
épaisses, semblent hantés par des contenus fuyants. «  L’Histoire est utilisée comme
un matériau, “au même titre qu’un paysage ou la couleur” », dit Kiefer lui-même37.
L’immense bibliothèque chargée de livres gigantesques de plomb qu’il conçoit en
1989, intitulée Zweistromland, contient des ouvrages au contenu inaccessible, comme
si une transmission s’était interrompue. Solitaire et immobile, avec ses 200 volumes
de plomb, la bibliothèque potentialise le pouvoir du livre comme gisement de savoir
infini. « Et ces livres sont intéressants dans la mesure où ils sont impossibles à lire, ils
sont trop lourds, le plomb ne laisse rien passer, c’est la dissimulation totale. »38 Cette
œuvre monumentale et déroutante laisse finalement le spectateur face à un silence
ambigu, de manière semblable à l’œuvre muette Plight, de Beuys.

Conclusion : un art du témoignage ?


Cautérisations, héros déchus, monumentalité endeuillée caractérisent les œuvres
de Joseph Beuys, Georg Baselitz et Anselm Kiefer, trois artistes majeurs et représenta-
tifs des tendances de l’art contemporain allemand de la seconde moitié du XXe siècle.

33. Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, Éd. du Regard, 2012, p. 238.


34. Andrea Lauterwein, Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan, Paris, Éd. du Regard, 2006, p. 23.
35. Ibid., p. 23.
36. Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, op. cit., p. 23.
37. Face à l’histoire, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1996, p. 19.
38. Anselm Kiefer : l’alchimie du livre, sous la direction de Marie Minssieux-Chamonard, Paris, Bibliothèque natio-
nale de France ; Éditions du Regard, 2015, p. 182.
Baselitz, Beuys, Kiefer : trois artistes allemands contemporains face au souvenir de l’« heure zéro » 157

La relation que chacun d’entre eux entretient avec le souvenir de l’«  heure zéro  »,
vécu ou reconstitué en après-coup pour Kiefer, passe inévitablement par une prise de
conscience. Pour ces artistes, l’acte artistique ne peut se faire sans cette relation au
passé et cette nécessité de réveiller les moments douloureux. Le lien à l’« heure zéro »
permet également d’interroger une conception de l’art inédite, propice à l’exploration
de formes et de langages plastiques inédits. Monde renversé et personnages basculés
tête en bas chez Baselitz, œuvres monumentales en plomb, élaborées sous le soleil
noir de Saturne chez Kiefer ou encore performances chamaniques et conférences où
l’œuvre d’art devient un symptôme permettant de favoriser les prises de conscience
pour Joseph Beuys : tout se passe donc comme si l’« heure zéro » avait permis d’inau-
gurer un ensemble de postures, de démarches dont les retentissements n’ont pas fini
de régénérer les expérimentations.
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Bibliographie
Anselm Kiefer : l’alchimie du livre, sous la direction de Marie Minssieux-Chamonard, Paris,
Bibliothèque nationale de France ; Éditions du Regard, 2015.
Jean-Philippe Antoine, La traversée du XXe siècle : Joseph Beuys, l’image et le souvenir,
Genève, MAMCO, Musée d’art moderne et contemporain ; Dijon, les Presses du réel,
2011.
Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, Éd. du Regard, 2012.
Dominique Baque, Anselm Kiefer : entre mythe et concept, Paris, Éditions du Regard, 2015.
Baselitz sculpteur, Paris, Paris musées, 2011.
Georg Baselitz, Charabia et basta : entretiens avec Éric Darragon, traduit de l’allemand
par Laurent Cassagnau, Paris, l’Arche, 1996.
Georg Baselitz  ; Eddy Devolder, Georg Baselitz  : conversation avec Eddy Devolder,
Gerpinnes, Tandem, 1996.
Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, textes et entretiens choisis par
Max Reithmann ; traduits de l’allemand par Olivier Mannoni et Pierre Borassa, Paris,
l’Arche, 1988.
Joseph Beuys, Max Reithmann, Joseph Beuys : La mort me tient en éveil, traduit de l’allemand
par Edmond Marchal ; en collaboration avec Annie Reithmann, Toulouse, Espace d’art
moderne et contemporain-ARPAP, 1994.
Jean-Claude Capele, L’Allemagne hier et aujourd’hui, Paris, Hachette, 1996.
Face à l’histoire, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1996.
Denis Goeldel, Le tournant occidental de l’Allemagne après 1945 : contribution à l’histoire
politique et culturelle de la RFA, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2005.
Elisa Goudin, Culture et action publique en Allemagne : l’impact de l’unification, 1990-
1998, Paris, Connaissances et savoirs, 2005.
Fabrice Hergott, Baselitz : repères contemporains, Paris, Cercle d’art, 1996.
Andreas Huyssen, La hantise de l’oubli, essai sur les résurgences du passé, Paris, Éd. Kimé,
2011.
Andrea Lauterwein, Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan, Paris, Éd. du Regard, 2006.
La nouvelle peinture allemande, Arles : Actes sud ; Nîmes, Carré d’art, 2005.
158 Isabelle Le Pape

Bernard Vasseur, Georg Baselitz, Paris, Éd. Cercle d’art, 2011.


Maïté Vissault, Der Beuys Komplex : l’identité allemande à travers la réception de l’œuvre
de Joseph Beuys, 1945-1986, Dijon, les Presses du réel, 2010.
Bernd Zielinski, Brigitte Krulic, Vingt ans d’unification allemande  : histoire, mémoire et
usages politiques du passé, Bern ; Berlin ; Bruxelles : P. Lang, 2010.
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