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VERS UNE GÉOPOLITIQUE COMMUNE ? LES RELATIONS DE L’UNION
EUROPÉENNE AVEC LA CHINE

Henrik Uterwedde

Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | « Allemagne


d'aujourd'hui »

2021/2 N° 236 | pages 32 à 42


ISSN 0002-5712
ISBN 9782757432723
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-allemagne-d-aujourd-hui-2021-2-page-32.htm
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Vers une géopolitique commune ?
Les relations de l’Union européenne
avec la Chine
Henrik Uterwedde*

Les relations de l’Europe avec la Chine devaient jouer un rôle de premier rang
pendant la présidence allemande, avant que la crise du Covid-19 et la riposte
économique européenne (le plan de relance baptisé Next Generation EU, adopté le
21 juillet 2020 par les 27) aient bouleversé les priorités. Néanmoins, dans sa décla-
ration gouvernementale devant le Bundestag, le 18 juin 2020, la chancelière Angela
Merkel réaffirma que ces relations « seront également au cœur de notre présidence du
Conseil de l’UE. […] Face à un partenaire aussi stratégique que la Chine, il est en effet
important que les 27 États membres de l’Union européenne s’expriment d’une même
voix. C’est le seul moyen pour nous de défendre avec conviction nos valeurs et nos
intérêts européens. Je plaide pour un dialogue ouvert avec la Chine afin de continuer
de travailler sur des points essentiels tels que la conclusion d’un accord d’investisse-
ment, les avancées de la protection du climat ou encore notre rôle commun en Afrique,
mais aussi sur des questions relatives à l’État de droit, aux droits de l’homme et, enfin,
à l’avenir de Hong Kong, où les atteintes croissantes au principe majeur « un pays,
deux systèmes » nous préoccupent au plus haut point »1.
Les ambitions de la chancelière ont été mises à une rude épreuve pendant la
présidence allemande. Les pourparlers et négociations ont été sinueux, marqués par
une tonalité chinoise dure et intransigeante face aux sujets mis en avant par l’Union
européenne. Le grand sommet sino-européen voulu par Angela Merkel, prévu pour
septembre 2020 à Leipzig et qui devait réunir les chefs de gouvernement des 27 pays
membres avec les dirigeants de la Chine, a dû être reporté suite à la crise du Covid-
19, mais aussi et surtout faute de progrès dans les domaines de négociation évoqués
plus haut. En fait, il fut remplacé par un sommet restreint virtuel entre le chef d’État
chinois Xi Jinping, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen,
le président du Conseil européen, Charles Michel et la chancelière Angela Merkel.
Ce sommet tenu le 14 septembre 2020 dans une atmosphère de méfiance n’a pas

* Politologue, chercheur associé au Deutsch-Französisches Institut (dfi) à Ludwigsburg. Dernière publication : Die
deutsch-französischen Beziehungen. Eine Einführung (éd. Barbara Budrich, 2019).
1. Déclaration gouvernementale de la chancelière fédérale au sujet de la présidence allemande du Conseil de
l’UE et du Conseil européen du 19 juin 2020, https://www.bundesregierung.de/breg-fr/actualites/d%C3%A9
claration-gouvernementale-de-la-chanceli%C3%A8re-f%C3%A9d%C3%A9rale-au-sujet-de-la-pr%C3%A9si
dence-allemande-du-conseil-de-l-ue-et-du-conseil-europ%C3%A9en-du-19-juin-2020-1764912.
Vers une géopolitique commune ? Les relations de l’Union européenne avec la Chine 33

débouché sur des résultats concrets. Par ailleurs, le voyage du ministre chinois Wang
Yi dans plusieurs capitales européennes (tout en évitant Bruxelles) fin août/début
septembre 2020 a peu contribué à avancer les négociations ; le ministre a reçu un
accueil plutôt froid. Un accord partiel signé le 14 septembre, qui doit protéger un
certain nombre d’indications géographiques des contrefaçons, n’a pas pu changer
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l’atmosphère plutôt tendue. Ce n’est qu’au dernier jour de la présidence allemande
que le gouvernement fédéral a pu remporter un succès substantiel : Suite à des conces-
sions chinoises, un accord de principe sur les investissements, en négociation depuis
2014, a pu être paraphé in extremis, le 30 décembre 2020. Cependant, on mettra
encore deux ans avant que cet accord puisse être concrétisé dans tous ses détails.
Le texte final devra être approuvé par les instances européennes (notamment par le
Parlement européen) et signé en bonne et due forme pendant la présidence française,
au premier semestre 2022.
Ce dernier exemple nous rappelle que l’espace de six mois est évidemment trop
court pour bien juger les résultats de la présidence allemande. C’est pourquoi cette
contribution s’emploiera à replacer le dossier des relations sino-européennes dans
un contexte temporel plus large, ce qui permettra de mesurer l’impact de la prési-
dence allemande dans ce domaine. De même, nous tenterons d’éclairer les dimen-
sions tant économiques que politiques des relations avec la Chine afin de comprendre
l’enjeu des différents dossiers en négociation. Enfin, un dernier regard se portera sur
la question si la présidence allemande a pu contribuer à la formation d’une politique
chinoise commune des 27 pays membres.

Les enjeux économiques


Pendant longtemps, les relations avec la Chine ont été dominées par leur dimen-
sion économique, dans un jeu gagnant-gagnant, dont les termes étaient simples selon
Ernst Stetter : « là où la Chine voulait les investissements et le savoir-faire occidental,
l’Europe et les États-Unis recherchaient un approvisionnement en produits manufactu-
rés à bas prix »2. En effet, avec ses 1,4 milliards habitants, la Chine offre des débou-
chés considérables aux entreprises européennes. Sa stratégie d’industrialisation et de
modernisation économique a engendré un immense besoin en biens d’équipement
et en savoir technologique, ce qui a profité surtout aux industries de biens d’équipe-
ment européennes. L’émergence de nouvelles classes moyennes chinoises suite aux
progrès de modernisation a offert de nombreux débouchés aux producteurs de biens
de consommations durables. Le succès de la stratégie chinoise – le pays a pris la
première place dans le commerce extérieur mondial en 2009 – a fait de ce pays
un concurrent sérieux pour l’Europe, y compris dans les secteurs haut de gamme,
et un partenaire de plus en plus difficile quant à l’ouverture des marchés et de la
concurrence équitable. Cela n’a pas pour autant freiné la dynamique des échanges
jusqu’à aujourd’hui.
C’est ainsi qu’entre 2000 et 2019, le volume des échanges sino-européennes s’est
multiplié par huit, atteignant 569 milliards euros en 2019. La Chine est devenue le
deuxième partenaire commercial de l’Union européenne, après les États-Unis ; pour la
Chine, l’Europe est son partenaire le plus important. Même envergure dans les inves-
tissements directs : dans la période 2000-2019, les investissements directs européens
2. Ernst Stetter, « La Chine, l’Europe et l’Allemagne : la fin de la naïveté ? », Fondation Jean Jaurès, Penser pour
agir, 6 octobre 2020.
34 Henrik Uterwedde

en chine ont atteint 140 milliards euros, tandis que les investissements chinois en
Europe s’élèvent à 120 milliards euros.
La Chine est donc un partenaire économique important, qui par sa dimension
mais également par son état de développement avancé offre de nombreuses oppor-
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tunités aux entreprises exportatrices européennes. Ceci est encore plus vrai pour
l’Allemagne3. Avec son modèle de croissance porté largement par les exportations,
surtout dans industrie, l’immense marché chinois a offert des perspectives de crois-
sance particulières, notamment pour son industrie très dépendante des marchés
extérieurs. C’est ainsi que la demande chinoise dynamique a pu compenser le ralen-
tissement dans d’autres zones géographiques et stabiliser la production et les expor-
tations allemandes, comme en 2010, quand la dynamique du marché chinois a aidé
l’économie allemande à sortir plus rapidement de la crise économique mondiale de
2008/09. De l’autre côté, la spécialisation allemande dans une production indus-
trielle de haute qualité, notamment dans les biens d’équipement qui sont à la base de
toute stratégie de développement industriel, a constitué un atout pour les entreprises
allemandes car la Chine a eu des besoins importants dans ce domaine.
Par conséquent, le volume des échanges commerciaux entre la Chine et l’Alle-
magne n’a cessé d’augmenter. Avec 212,1 milliards euros en 2020, il représente plus
du tiers (36 %) de l’ensemble des échanges commerciaux de l’Union européenne avec
la Chine. Pour l’économie allemande, la Chine est le premier partenaire commercial
depuis 2016 ; 7 % des exportations allemandes totales vont en Chine (ce pourcentage
s’élève à 3,8 % seulement pour la moyenne des autres économies européennes). On
ne sera pas étonné que les secteurs traditionnellement forts de l’industrie allemande, à
savoir les machines, l’automobile (y compris les pièces détachées), l’électrotechnique
ou la chimie soient au premier rang des exportations allemandes. Pour les construc-
teurs automobiles BMW, Daimler et Volkswagen, un tiers de leurs ventes à l’étranger va
en Chine. De même, toutes les grandes entreprises allemandes ont une forte présence
en Chine, comme par exemple le groupe Volkswagen (110 000 salariés basés en
Chine), Siemens (35 000 salariés) ou le groupe chimique BASF (9 300 salariés)4.
À première vue, on pourrait penser que l’Allemagne, selon une tradition mercan-
tile bien établie, soit favorable a une progression des échanges avec la Chine, quitte
à faire le dos rond aux divergences politiques émergées. Selon cette vision bien
ancrée en Allemagne, non seulement ces échanges servent les intérêts économiques
allemands, mais l’intensification de l’ouverture économique réciproque devrait égale-
ment permettre des progrès dans les relations politiques (« Wandel durch Handel » ;
le changement favorisé par les échanges commerciaux). Rappelons que déjà l’Ost-
politik allemande des années 1970 et 1980 avait été précédée et soutenue par le
développement des relations économiques et commerciales, notamment avec l’Union
soviétique de l’époque5. Pourtant, si cette tentation mercantile a pu exister encore
dans les années 2000, elle a fait place à une attitude plus circonspecte, prenant acte
d’une stratégie économique chinoise qui s’est avéré non coopérative, voire hostile
parfois. En effet, depuis 2015, la stratégie « Made in China 2025 » vise clairement à
3. Cf. « China – Wirtschaftliche Beziehungen », BMWi.de, https://www.bmwi.de/Redaktion/DE/Artikel/Aussen
wirtschaft/laendervermerk-china.html.
4. Stetter, op. cit.
5. Cf. par exemple Manfred Wilke : « 1969-1970 : Der Weg zum Moskauer Vertrag », Deutschland-Archiv,
Bundeszentrale für politische Bildung, 13 juillet 2020, https://www.bpb.de/geschichte/zeitgeschichte/
deutschlandarchiv/312615/iii-1969-1970-der-weg-zum-moskauer-vertrag.
Vers une géopolitique commune ? Les relations de l’Union européenne avec la Chine 35

chercher un leadership mondial dans les domaines technologiques clés. En soi, c’est
une ambition tout à fait légitime pour une puissance politique mondiale de premier
rang. Par contre, les méthodes adoptées par la Chine ont heurté les intérêts européens
et allemands plus d’une fois. Ainsi, de prise de contrôle du producteur robotique
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allemand Kuka par le groupe chinois Midea en 2016 a créé un premier choc car on
soupçonnait les acteurs chinois de vouloir s’accaparer le savoir-faire technologique de
la firme allemande. L’entrée du groupe chinois Geely au capital du groupe automobile
Daimler en 2018 ou encore la reprise de Krauss Maffei par le groupe chimiste chinois
ChemChina ont nourri des soupçons semblables.
Les craintes liées à ces investissements chinois sont doubles. Le premier reproche est
que la compétition ne se joue pas à armes égales. En principe, les acteurs politiques
et économiques soutiennent le principe de l’ouverture des marchés au niveau commer-
cial comme à celui des investissements directs, principe fondamental pour une écono-
mie étroitement imbriquée avec l’économie mondiale. De même que les entreprises
allemandes s’engagent activement en Chine, elles admettent par conséquent des inves-
tissements directs et des prises de participation chinois en Europe et en Allemagne.
Par contre, on critique souvent le décalage entre ouverture européenne et relative
fermeté chinoise. Ainsi de nombreuses restrictions chinoises limitent sérieusement
l’engagement de firmes européennes en Chine. De même, le soutien financier des
entreprises par l’État chinois est critiqué car il constituerait un avantage pour ces firmes
lors d’une reprise face à d’autres concurrents. Le deuxième reproche pointe le danger
d’un drainage technologique. La Chine n’impose pas seulement des transferts techno-
logiques aux entreprises européennes s’implantant en Chine, souvent sous la forme de
joint ventures (entreprises mixtes à participation chinoise) ; certaines reprises chinoises
en Europe, comme celle de Kuka, concernent effectivement des firmes en possession
d’un savoir-faire technologique important pour le site de production allemand. La
crainte est que ce capital technologique quitte le pays pour être transféré en Chine.
Une étude de l’institut IW (Institut der deutschen Wirtschaft, proche du patronat indus-
triel allemand) conclut : « Il y a des informations claires que des reprises d’entreprises
par des investisseurs chinois ont souvent aussi l’objectif d’un transfert technologique
forcé. En plus, les atteintes à la concurrence saine par le capitalisme étatique chinois
créent de plus en plus de problèmes sur le marché mondial […] »6.

Controverses autour des investissements chinois


Ces craintes sont-elles justifiées ? Concernant les investissements directs et les
reprises d’entreprises par des groupes étrangers, deux écoles de pensée s’opposent.
L’une, libérale, soutient que l’ouverture des marchés et le principe de libre-échange
sont la base du développement et du bien-être au niveau mondial, que notamment
les pays européens et surtout l’Allemagne, très actifs quand il s’agit d’investir aux
quatre coins du monde, profitent largement de cette ouverture. Cette école critique la
double mesure qui se félicite de l’implantation mondiale des entreprises allemandes,
françaises ou autres européennes tout en criant haro quand une reprise par un inves-
tisseur externe « menace » une entreprise nationale. À cet argumentaire s’oppose une
deuxième position plus critique, qui soutient que le jeu du marché peut être déformé
par des pratiques déloyales et par des stratégies politiques, et que des restrictions
6. Jürgen Matthes, Unternehmensübernahmen und Technologietransfer durch China. Gefahrenpotenziale und
Gegenmaßnahmen, Cologne, 14 juillet 2020 (IW-Report 34/2020), p. 32.
36 Henrik Uterwedde

doivent être possibles dès lors que des secteurs touchant à la souveraineté et à la
sécurité nationale (européenne) sont concernés.
Pendant longtemps, la position libérale a prévalu en Allemagne. On se souvient des
critiques acerbes face au débat sur le « patriotisme économique » en France, même
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si ces critiques passaient sous silence les contradictions allemandes où le discours
libéral d’ouverture des marchés a toujours fait bon ménage avec des pratiques protec-
tionnistes7. Concernant l’engagement des entreprises chinoises, certaines analyses
plaident pour un regard serein. Ainsi, une étude du laboratoire économique Ifo de
Munich montre que, si les investissements directs chinois ont gagné en importance
depuis 2005 (passant de 10 milliards dollars à 177 milliards en 2017, avant de
retomber à 105 milliards en 2018), une grande partie de ces investissements est liée
à l’initiative chinoise Belt and Road (aussi dénommée Nouvelle route de la soie) qui
vise le développement des réseaux intercontinentaux de commerce et d’infrastruc-
tures entre la Chine, l’Asie, l’Afrique et l’Europe ; ils se concentrent sur les secteurs
de l’énergie, du transport, de la métallurgie et de l’immobilier. Les investissements
dans les infrastructures et les technologies avancées en Europe sont toujours à un
niveau modeste même s’ils gagnent en importance. Les auteurs concluent que « le
volume des investissements chinois a augmenté de manière significative mais [que]
cela résulte essentiellement de quelques grandes transactions. Il est donc exagéré de
parler d’une vague d’investissements chinoise au cours de laquelle des entreprises
allemandes seraient reprises de manière généralisée et systématique. […] Le boom
des investissements directs chinois est peut-être déjà derrière nous »8. Déjà en 2013,
une étude empirique issue de la fondation proche des syndicats, Hans Böckler Stiftung,
basée sur des cas concrets de reprises d’entreprises allemandes par des investisseurs
chinois, avait porté un jugement plutôt serein sur l’engagement chinois : S’il traduisait
certainement une politique chinoise de se cibler sur des secteurs « stratégiques » et
des « hidden champions » (entreprises moyennes avec un grand potentiel de leader
mondial dans leur domaine), l’étude faisait état des conséquences plutôt favorables
dans les entreprises concernées et estimait que les craintes d’une grande braderie des
joyaux du Mittelstand allemand et de leur savoir-faire au profit de la Chine manquaient
de substance9. En somme, les investissements chinois ne seraient qu’une émanation
tout à fait normale du processus la mondialisation.
Mais depuis quelques années, la deuxième école de pensée, plus critique, n’a cessé
de gagner du terrain, notamment boosté par certains cas spectaculaires de reprise
de firmes allemandes par des investisseurs chinois. L’étude précitée de l’institut IW
reflète bien les soucis du patronat industriel allemand. Elle souligne que le ciblage des
investissements chinois en Allemagne (automobile, techniques médicales, robotique,
machines à commande numérique), ainsi que le fait que les reprises concernent plutôt
des entreprises moyennes porteuses d’un grand nombre de brevets mais endettées et
moins profitables, sont des indices que la stratégie des repreneurs chinois n’est pas
7. 
Cf. Henrik Uterwedde, « Patriotisme économique. Eine (nicht nur) französische Debatte », Dokumente,
n° 6/2006, p. 16-21.
8. 
Gabriel Felbermayer, Moritz Goldbeck, Alexander Sandkamp, « Feindliche Übernahme ? Chinas
Auslandsinvestitionen unter der Lupe », ifo-Schnelldienst, n° 8/2019, 25 avril 2019, p. 27-39 (39). Cf. égale-
ment Christian Rusche, « Chinesische Beteiligungen und Übernahmen in Deutschland », Wirtschaftsdienst,
n° 2/2020, p. 144-146.
9. 
Oliver Emons, « Ausverkauf der Hidden Champions ? Wie und warum chinesische Investoren deutsche
Weltmarktführer übernehmen », Mitbestimmungsförderung, Hans Böckler Stiftung, Düsseldorf, mai 2013,
p. 1-24.
Vers une géopolitique commune ? Les relations de l’Union européenne avec la Chine 37

seulement micro-économique mais répond à une stratégie de l’État chinois de drainer


le savoir-faire technologique des firmes achetées au profit de la Chine. En même temps
– toujours selon l’institut IW – la Chine exerce de fortes pressions sur les entreprises
présentes sur son sol de former des structures mixtes sino-allemandes d’y apporter leur
capital technologique. Ce faisant, la Chine combinerait de manière subtile les lois du
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marché avec des éléments de contrôle étatique10.
Dans le monde patronal et dans la classe politique, cette lecture critique a gagné
du terrain. Le 10 janvier 2019, la puissante confédération de l’industrie allemande
(Bundesverband der Deutschen Industrie, BDI) a publié une position sur les principes
devant guider les relations économiques avec la Chine11. Venant d’une organisation
qui a tout à gagner d’une politique libérale d’ouverture des marchés qui profite si
bien aux producteurs allemands, cette prise de position est tout à fait remarquable.
La Chine y est qualifiée de partenaire économique important mais également de
« concurrent systémique » représentant un modèle d’économie dirigée et largement
subventionnée par l’État, qui se sert de « ses » entreprises pour imposer son modèle
au niveau mondial. Selon le BDI, il s’agit d’une menace pour le modèle allemand et
européen d’une économie sociale de marché. Critiquant les méthodes employées
par l’État et les groupes chinois (notamment le décalage entre ouverture européenne
et fermeture chinoise), il estime que la compétition ne se joue plus à armes égales.
Tout en se prononçant pour le principe de l’ouverture des marchés y compris sur le
terrain des investissements directs, le BDI fait plusieurs propositions qui s’adressent
tant au gouvernement fédéral qu’à la Commission européenne : contrôle plus strict des
subventions donnant des avantages aux entreprises de pays tiers ; possibilité de refus
de reprises d’entreprises européennes notamment dans les secteurs technologique-
ment avancés, par des groupes hors-UE ; application plus stricte des règles du marché
unique pour toutes les entreprises externes présentes sur le marché européen ; enfin
une « politique industrielle audacieuse » visant à renforcer la compétitivité de l’indus-
trie européenne par l’innovation, une « régulation intelligente », et des investissements
renforcés dans le savoir, les infrastructures et les technologies du futur.
Cet appel du patronat industriel n’est pas resté lettre morte. Déjà en 2017 et en
2018, la régulation des investissements directs étrangers en Allemagne a été renfor-
cée dans le sens d’un contrôle plus strict des reprises de firmes allemandes par des
groupes basés hors de l’Union européenne. En juin 2020, le Bundestag a voté à une
large majorité un amendement de la loi sur les relations économiques extérieures
(Außenwirtschaftsgesetz), permettant de refuser des reprises au nom de la sécurité
nationale et européenne dans les domaines « d’infrastructures critiques » comme
l’approvisionnement d’eau, l’énergie, les transports, la communication es médias et
les services financiers. Le ministre fédéral de l’économie, Peter Altmaier (CDU), a justi-
fié cette démarche : « Pas tous ceux qui veulent investir en Allemagne ont des inten-
tions sincères. C’est pourquoi nous devons faire en sorte que nos firmes allemandes
et européennes soient protégées d’une concurrence déloyale, d’un transfert techno-
logique non autorisé et d’acquisitions par des concurrents venant souvent de pays
hors-UE et soutenues par leurs États d’origine »12.
10. Jürgen Matthes, op. cit.
11. BDI, China – Partner und systemischer Wettbewerber. Wie gehen wir mit Chinas staatlich gelenkter
Volkswirtschaft um ? Cologne, 10 janvier 2019, https://bdi.eu/media/publikationen/#/publikation/news/
china-partner-und-systemischer-wettbewerber/.
12. « Höhere Hürden für ausländische Unternehmen », tagesschau.de, 18 juin 2020.
38 Henrik Uterwedde

Déjà en juillet 2018, le gouvernement avait empêché le groupe étatique chinois


State Grid Corporation of China (SGCC) d’entrer au capital de l’entreprise de trans-
mission électrique 50Hertz, avec l’aide de la banque publique de développement
KfW (Kreditanstalt für Wiederaufbau), invoquant des arguments de sécurité nationale
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(l’objectif de protéger des infrastructures sensibles). Peu après, le 1er août 2018,
le gouvernement a interdit l’achat du constructeur de machines specialisées Leifeld
Metal Spinning par un investisseur chinois. Ce sont ces deux cas qui ont marqué
un tournant dans la politique allemande concernant les investissements étrangers et
tentatives d’achat venant de la Chine. Par ailleurs, c’est sur une initiative du gouver-
nement fédéral qu’une nouvelle directive de l’Union européenne (n° 2019/452)
encadre plus fermement les investissements directs sur le sol européen venant de
groupes de pays tiers.

Un accord controversé sur les investissements


C’est dans ce contexte qu’il faut placer la volonté du gouvernement Merkel de
conclure l’accord d’investissement avec la Chine pendant la présidence allemande.
Un tel accord, négocié par ailleurs depuis 2014 déjà, devait répondre à une bonne
partie des doléances des entreprises européennes et particulièrement allemandes : Il
s’agit de faire accepter par la Chine le principe des marchés ouverts aux exportateurs
et investisseurs, le principe d’une concurrence équitable et non faussée par des inter-
ventions étatiques unilatérales, ainsi que les standards écologiques et sociaux émis
par des organisations internationales, telle l’Organisation internationale du travail
pour les conditions de travail. Somme toute, la Chine devrait adapter sa politique et
offrir les mêmes conditions d’accès à son marché que le font déjà les Européens. Mais
pendant des années, les pourparlers ont traîné ; pas moins de 35 négociations se
sont enchaînées sans que Pékin ait fait des concessions. La chancelière a œuvré pour
faciliter un accord pendant la présidence allemande, mais devant le peu de progrès
le grand sommet prévu pour septembre 2020 a été annulé.
Ce n’est qu’à la mi-décembre que le gouvernement chinois a fait des pas signifi-
catifs. On peut penser que les fortes tensions économiques entre les États-Unis et la
Chine, ainsi que l’élection de Joe Biden en novembre, ont poussé la Chine à faire des
concessions : Alors qu’elle pouvait espérer des convergences avec les Européens face
à l’unilatéralisme errant du président Trump et à la guerre économique engagée par
lui, la nouvelle perspective d’un rapprochement transatlantique menace de se retour-
ner contre la Chine. Selon les observateurs, cela expliquerait l’attitude plus construc-
tive du gouvernement chinois. La chancelière a saisi cette fenêtre d’opportunité
pour parvenir à un accord in extremis, certainement pour couronner sa présidence
européenne mais aussi pour servir l’intérêt des firmes européennes, particulièrement
allemandes. Car l’accord paraphé le 30 décembre 2020 contient nombre de conces-
sions chinoises (accès facilité à son marché, concurrence équitable, ratification par la
Chine de conventions de l’OIT sur le travail forcé, etc.)13. Plus généralement, le motif
de la chancelière réside dans sa conviction que « l’Union européenne a un grand
intérêt stratégique de façonner de manière active sa coopération avec la Chine, un

13. Frank Bickenbach, Wang-Hsin Llu, « Das Investitionsabkommen der EU mit China au europäischer Sicht : Erfolge
mit Defiziten », Kiel Focus, n° 2/2021, Institut für Weltwirtschaft, Kiel, https://www.ifw-kiel.de/de/publika
tionen/kiel-focus/2021/das-investitionsabkommen-der-eu-mit-china-aus-europaeischer-sicht-erfolge-mit-
defiziten-0/.
Vers une géopolitique commune ? Les relations de l’Union européenne avec la Chine 39

des acteurs notables de ce siècle ». Pour elle, « les différences profondes nombreuses
dans les questions de l’État du droit, de la liberté, de la démocratie et des droits de
l’homme […] ne sauraient être un argument contre la coopération »14.
Le forcing de la chancelière a provoqué des réactions mitigées en Europe. Les
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associations industrielles et patronales ont salué l’accord, soulignant qu’il corrige
l’asymétrie entre ouverture européenne et fermeture chinoise, tout en espérant que
le gouvernement chinois respectera réellement ses engagements. La présidente de
la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a également mis l’accent sur les
progrès à attendre dans les relations économiques : « L’accord est un tournant dans
nos relations avec la Chine et pour notre agenda de commerce extérieur basé sur nos
valeurs. Il va équilibrer nos relations économiques avec la Chine »15. Cependant, à
Bruxelles « on s’inquiétait […] du risque d’une négociation au rabais, parce qu’An-
gela Merkel aurait souhaité marquer sa présidence par un grand accord scellant une
entente économique de l’Europe avec la Chine »16. Les critiques formulées, notamment
au sein du Parlement européen, sont de nature politique et visent, outre les diffé-
rends proprement politiques (cf. plus bas) le manque d’engagement du gouvernement
chinois sur des problèmes comme le travail forcé17.
Quant au gouvernement français, qui adopte une position critique forte contre
la Chine, il aurait vu d’un œil sceptique le forcing d’Angela Merkel selon certains
médias, qui font également état d’un « deal » franco-allemand : Emmanuel Macron,
qui a participé à la vidéoconférence finale entérinant l’accord d’investissement, aurait
accepté sa signature à la fin de la présidence allemande mais le texte de l’accord
devra encore être peaufiné dans les mois à venir avant d’être signé officiellement
début 2022 au plus tôt – pendant la présidence française de l’UE. En attendant, Paris
maintient la pression, comme l’a formulé le ministre du commerce extérieur, Franck
Riester : « La violation de droits de l’homme à Xinjiang doit cesser, nous voulons
atteindre cet objectif en instaurant des sanctions limitées et en utilisant l’accord sur les
investissements pour obliger la Chine d’abandonner la pratique du travail forcé »18.
C’est dire que l’accord est encore loin d’être fixé. Par ailleurs, le Parlement européen,
qui devra voter la ratification, va certainement scruter le texte et faire valoir ses
nombreuses critiques. Affaire à suivre donc.

Les enjeux politiques : à quand une véritable géostratégie européenne ?


Les controverses autour de l’accord d’investissement démontrent que l’affaire
dépasse de loin la seule dimension économique (avantages-désavantages ; coopéra-
tion-concurrence). Alors que pendant longtemps, cette dimension a été prépondérante
dans les relations sino-européennes, une prise de conscience a eu lieu au sein de
14. « Der Pakt mit China lässt noch viele Fragen offen », Neue Zürcher Zeitung, 7 janvier 2021.
15. Cité d’après « Investitionsabkommen zwischen der EU und China eröffnet Produktionsmöglichkeiten,
weicht Problemen mit Zwangsarbeit aus », pv magazine, 14 janvier 2021, https://www.pv-magazine.
de/2021/01/14/investitionsabkommen-zwischen-der-eu-und-china-eroeffnet-produktionsmoeglichkeiten-
weicht-problemen-mit-zwangsarbeit-aus/.
16. François Godement, « Sommet UE-Chine : quand l’Europe se mobilise », Blog, Institut Montaigne, 24 juin
2020.
17. Cf. « Der Pakt mit China lässt noch viele Fragen offen », Neue Zürcher Zeitung, 7 janvier 2021, https://www.
nzz.ch/international/eu-pakt-mit-china-laesst-fragen-offen-ld.1595098.
18. « Frankreich will hart gegen Peking vorgehen – aber am Investitionsabkommen festhalten », Handelsblatt.de,
31 mars 2021, https://www.handelsblatt.com/politik/international/eu-china-verhaeltnis-frankreich-will-hart-
gegen-peking-vorgehen-aber-am-investitionsabkommen-festhalten/27050952.html.
40 Henrik Uterwedde

l’Union européenne sur l’importance des enjeux politiques et géostratégiques, qui


a fini par provoquer une réorientation de la politique européenne à l’égard de la
Chine. Cette réorientation s’est manifestée en mars 2019 dans une communication
de la Commission, qui propose d’orienter la stratégie de l’UE « vers une approche
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plus réaliste, plus volontariste et davantage pluridimensionnelle ». Cette communica-
tion définit le caractère ambivalent, voire contradictoire des relations avec la Chine :
« Dans le même temps, la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un parte-
naire de coopération avec lequel l’UE partage des objectifs étroitement intégrés, un
partenaire de négociation avec lequel l’UE doit trouver un juste équilibre sur le plan
des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique
et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance »19. L’Union
européenne est appelée à poursuivre conjointement trois objectifs : renforcement de la
coopération avec la Chine sur la base de ses intérêts et principes clairement définis ;
défense d’un cadre plus équilibré des relations économiques, respectant la réciprocité
des engagements mutuels ; renforcement des politiques européennes en faveur de son
industrie, de son bien-être, de ses valeurs et de son modèle social.
Cette réorientation ayant été approuvée par les gouvernements des 27, la tonalité
des responsables européens est devenue plus ferme face aux ambitions géopolitiques
de la Chine, qui s’expriment par exemple dans sa stratégie des « nouvelles routes de
la soie », mais aussi face au durcissement de la politique du régime de Pékin (pressions
sur Hong Kong, répression contre les Ouïghours, attitudes agressives de la diplomatie
chinoise contre les Européens). C’est ainsi que la présidente de Commission, Ursula
von der Leyen, a soutenu que l’Union devait « réapprendre le langage de la puissance
et se considérer comme acteur géostratégique décisif ». Le Haut représentant pour les
Affaires extérieures de l’UE, Josep Borrell, a prôné une attitude « plus réaliste » vis-à-
vis de la Chine, admettant qu’on avait été « un peu naïf » dans le passé. Il est vrai que
les Européens avaient « souvent semblé indécis et mous » face à la politique chinoise :
« … sans doute certains ont espéré qu’une attitude en demi-teinte sur les valeurs
amènerait les Chinois au compromis sur les sujets qui sont au cœur de nos intérêts
européens »20. La nouvelle attitude européenne s’est manifestée juste avant le début de
la présidence allemande, lors du sommet virtuel UE-Chine du 22 juin 2020. Avec une
clarté inhabituelle, Ursula von der Leyen et le président du Conseil, Charles Michel,
ont prononcé une critique en règle des comportements chinois jugés inadmissibles21.
On peut dire que toute la présidence allemande a été marquée par le constat
que « les intérêts économiques ne peuvent plus ombrager les intérêts politiques et
géopolitiques. […] Jusqu’en 2020, les relations économiques et la négociation pour
l’accord d’investissement étaient la principale pierre d’achoppement. Demain, les
sujets politiques comme la conception du multilatéralisme ou la globalisation, ainsi
que l’universalité des droits de l’homme, deviendront peut-être le dissensus central
entre les deux »22.

19. Commission européenne et La Haute Représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de
sécurité, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sur les relations
UE-Chine – une vision stratégique, Bruxelles, 12 mars 2019, p. 1, https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/
communication-eu-china-a-strategic-outlook_fr.pdf.
20. F. Godement, op. cit.
21. Ibid.
22. Marc Julienne, « Towards Tougher Bilateral Relations between EU and China. When Politics Catches Up to the
Economy », Éditoriaux de l’Ifri, 18 septembre 2020 (traduit par HU).
Vers une géopolitique commune ? Les relations de l’Union européenne avec la Chine 41

Cependant, force est de constater que la politique européenne reste encore


hésitante. Un exemple est fourni par une question posée depuis quelques années : celle
de l’implication (ou non) du groupe chinois Huawei dans la construction des nouveaux
réseaux de communication G5. Huawei, un des leaders technologiques en la matière,
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aurait vocation d’y participer mais les doutes se sont installés, portant sur les dangers
potentiels de confier une telle infrastructure cruciale et sensible à un groupe étroite-
ment lié avec la direction de l’État chinois. Face aux pressions de l’administration
Trump pour pousser l’UE d’exclure Huawei, soupçonné d’espionnage, les Européens
hésitent. Dans une recommandation début 2020, la Commission européenne évite
de mentionner Huawei de manière explicite, tout en posant un certain nombre de
critères de sécurité et en appelant de diversifier le réseau afin d’éviter une dépen-
dance extérieure. Les réponses des gouvernements européens varient beaucoup à
ce sujet. En Allemagne, la position du gouvernement fédéral a été plutôt ouverte au
début, craignant des représailles commerciales chinoises en cas d’une politique visant
ouvertement le groupe Huawei. Mais le ministère des affaires extérieures, ainsi que
de nombreux experts et parlementaires, ont fait pression pour une attitude plus ferme.
Le projet de loi sur la sécurité dans les réseaux informatiques et énergétiques, présenté
en décembre 2020, autorise d’exclure une firme du projet G5 « si des intérêts publics
importants, portant à la politique de sécurité de l’Allemagne, plaident contre l’autori-
sation ». Lors du débat au Bundestag et sous l’impression de commentaires critiques
des experts auditionnés, ce texte a encore été durci par les parlementaires, avant
d’être approuvé le 23 avril 2021. Sans nommer explicitement la Chine, la loi renforce
les moyens de défendre les intérêts allemands et européens en matière de la sécurité
de ses infrastructures sensibles. Il reste à voir si les choix des responsables politiques
répondront vraiment à ces soucis légitimes.
D’autres exemples de désunion européenne concernent les questions des droits de
l’homme. Certains gouvernements hésitent à prendre clairement position contre les
violations de ces droits par la Chine, sans doute par crainte de sanctions économiques
chinoises, et empêchent ainsi une prise de position unique de l’Union européenne.
Quant à l’initiative chinoise sur les « nouvelles routes de la soie », qui est conçue
comme un réseau commercial liant l’Asie, l’Europe et l’Afrique et qui prévoit des
investissements importants dans les infrastructures de transport et des ports, elle risque
de diviser les Européens car elle s’est concentrée sur certaines régions de l’Europe
du sud comme la Grèce (par exemple, achat du port du Pirée) ou l’Italie (investisse-
ments prévus dans le port de Trieste). En mars 2019, l’Italie a signé une déclaration
unilatérale sur sa participation à ce projet, tournant le dos à la volonté initiale des
pays membres de négocier en bloc avec la Chine. À tous ces problèmes s’ajoutent les
tensions transatlantiques pendant l’ère Trump, la rivalité entre la Chine et les États-Unis
et les pressions américaines exercées sur les Européens, priés de s’aligner sur leur
politique dure. Or, l’Union européenne cherche une voie propre dans ses relations
avec la Chine, comme le note une analyse du think tank du gouvernement fédéral
Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) : « Elle veut développer au contraire une
interdépendance surtout économique et technologique entre l’Europe et la Chine, qui
repose sur la réciprocité et un comportement conforme aux règles communes ». Et
les auteures poursuivent : « Afin d’y arriver, l’UE doit être capable de supporter des
conflits, elle doit être dotée de la légitimité nécessaire, et elle doit gagner la résilience
42 Henrik Uterwedde

industrielle et technologique indispensable. Dans ce sens la Chine est un test pour


l’affirmation de soi de l’Europe »23.
Cette formule résume bien le véritable l’enjeu des relations UE-Chine, au-delà des
dossiers bilatéraux évoqués : L’Union européenne est-elle assez unie et assez forte
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pour défendre sa propre voie d’une régulation multilatérale des interdépendances
économiques et technologiques et des tensions politiques et militaires mondiales ?
Pour y arriver, une stratégie d’ensemble semble nécessaire, qui comprend la politique
extérieure et de sécurité, la défense d’un cadre de régulation multilatéral fondé sur
des règles et des institutions internationales comme l’OMC ou l’OMS, une régulation
du marché unique européen capable de le défendre contre des tentatives de déstabi-
lisation, mais aussi, sur le plan interne, une politique forte de cohésion économique et
sociale et une stratégie industrielle et technologique afin de renforcer la compétitivité
et la résilience du système productif européen face à ses concurrents et rivaux24.
C’est dire que les défis sont multiples, et il faut plus qu’une présidence de six mois
pour y répondre de manière satisfaisante. Ceci dit, on peut constater quelques progrès
et des convergences, notamment entre la France et l’Allemagne. Les deux pays ont
donné une impulsion commune en faveur d’une « alliance pour le multilatéralisme »
qui reçu le soutien d’autres partenaires ; tant en France qu’en Allemagne et avec
l’appui d’autres partenaires, on avance en direction d’une position européenne pour
la région de l’Indo-Pacifique25. Quant à la politique économique, le plan de relance
européen Next Generation Europe donne le signal fort d’une stratégie commune de
renouveau économique par l’investissement, l’innovation et la transition écologique.
Enfin, les vieux différends franco-allemands sur la nécessité d’une politique industrielle
européenne ont fait place à des visions plus communes, comme en témoigne l’initiative
des ministres Le Maire et Altmaier en faveur d’une stratégie industrielle européenne
commune présentée en février 201926.
La présidence allemande a accompagné cette prise de conscience des enjeux
politiques et économiques, et elle a contribué à l’émergence de nouvelles conver-
gences. Cependant, l’exemple des relations avec la Chine démontre que le chemin est
encore long pour qu’une véritable « géopolitique supranationale », capable d’affirmer
les intérêts de l’Union européenne dans le monde, voie le jour. Selon l’étude de la
SWP précitée, une telle géopolitique européenne, à partir des ressources de l’UE en
tant que puissance commerciale et régulatrice, devrait être conçue non pas comme la
conjonction des politiques nationales mais comme une stratégie d’ensemble, ce qui
présuppose que l’Union intensifie ses capacités supranationales et renforce son action
collective27. Les partenaires seront-ils prêts à s’engager dans une telle voie ?

23. Cf. Annegret Bendiek, Barbara Lippert, « Die Europäische Union im Spannungsfeld der sino-amerikanischen
Rivalität », SWP, Strategische Rivalität zwischen USA und China, Berlin, février 2020, p. 50-55 (50).
24. Cf. A. Bendiek, B. Lippert, op. cit., p. 51 sq. ; François Godement, Gudrun Wacker, Allemagne – France : pour une
politique européenne à l’égard de la Chine, Institut Montaigne, Paris, 16 novembre 2020, https://www.insti-
tutmontaigne.org/publications/allemagne-france-pour-une-politique-europeenne-commune-legard-de-la-chine.
25. Godement, Wacker, op. cit.
26. Manifeste pour une politique industrielle européenne, https://www.bmwi.de/Redaktion/DE/Downloads/F/
franco-german-manifesto-for-a-european-industrial-policy.pdf?__blob=publicationFile&v=2.
27. Cf. Bendiek, Lippert, op. cit., p. 54-55.

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