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L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères »

Ulrich Pfeil
Dans Allemagne d'aujourd'hui 2020/3 (N° 233), pages 70 à 80
Éditions Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui
ISSN 0002-5712
ISBN 9782757431283
DOI 10.3917/all.233.0070
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L’eurocommunisme :
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un conflit entre « partis frères »
Ulrich Pfeil*

L’internationalisme prolétarien « est un principe fondamental de l’idéologie (…) de


la lutte commune des travailleurs et des ouvriers de tous les pays et de toutes les
nations contre le capitalisme et l’impérialisme, pour le socialisme et le communisme,
pour la libération nationale et la démocratie sous la direction des partis ouvriers
révolutionnaires. Il repose sur la pleine confiance entre les travailleurs des différents
pays et nations, l’unité de leurs actions, la solidarité, l’entraide et le soutien dans
la lutte »1.

Ce principe, défini dans le Kleines politisches Lexikon publié en RDA, a été


rudement remis en cause lorsqu’un nouveau courant politique, l’eurocommunisme, est
apparu à la fin des années 1960 au sein des partis communistes ouest-européens. Ces
idées ont trouvé leurs origines dans le contexte du Printemps de Prague de 1968 et ont
été adaptées par les partis communistes à Paris, Rome et Madrid. Ils se sont de plus en
plus éloignés du communisme soviétique et ont tenté de réaliser une symbiose entre les
idées occidentales de la démocratie et celles du socialisme. Ils ont donc recherché une
troisième voie. Les eurocommunistes ont contesté la revendication de leadership inter-
national du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) sur les autres partis commu-
nistes. Ils ont proclamé une voie démocratique vers le socialisme au sein des systèmes
parlementaires pluralistes d’Europe occidentale, renonçant au slogan de la « dictature
du prolétariat ». Dans cette contribution, nous souhaitons analyser comment le SED
s’est positionné face à l’eurocommunisme des « camarades » français et comment
les relations entre les deux partis se sont développées dans les années 1970, alors
qu’une « troisième voie » semblait possible.

* Historien, professeur de civilisation allemande à l’Université de Lorraine (Metz), rattaché au Centre d’études
germaniques interculturelles de Lorraine (CEGIL), a édité en particulier, en 2000, aux Presses de la Sorbonne
nouvelle La RDA et l’Occident 1949-1990 et, en 2004, chez Böhlau, une monographie consacrée aux
relations France-RDA sous le titre, Die « anderen » deutsch-französischen Beziehungen. Die DDR und Frankreich
1949-1990. Avec Corine Defrance il a publié, en 2012, le volume 10 de l’Histoire franco-allemande, Entre
guerre froide et intégration européenne. Reconstruction et rapprochement 1945-1963, Villeneuve d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion.
1. Waltraud Böhme et al. (éd.), Kleines politisches Wörterbuch, Berlin (RDA) 1973, p. 685.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 71

Une fiction narrative du communisme : les partis frères


Nous n’avons pas oublié les paroles qu’Ernst Thälmann a prononcées aux côtés
du Secrétaire général de notre parti Maurice Thorez en octobre 1932 à l’occasion
de la grande manifestation antifasciste de Paris en faveur du rôle de la solidarité
internationale dans la lutte pour la paix, la liberté et l’amitié entre les peuples. Nous
n’oublions pas non plus la lutte héroïque que les camarades allemands, fidèles en
cela à l’exemple et à l’esprit d’Ernst Thälmann, ont menée contre l’hitlérisme. Porté
par cette conviction, un patriote français, l’ouvrier communiste Jean-Pierre Thimbault,
s’est écrié au moment d’être exécuté par un commando de Hitler : « Vive le parti
communiste allemand ». Il exprimait par ces mots, à l’heure du sacrifice ultime, sa
fidélité envers l’internationalisme prolétarien dans sa lutte contre le fascisme et ses
complices qui ont massacré les meilleurs des enfants de nos deux peuples2.
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On pourrait citer à l’infini ce type de documents officiels dans lesquels la « résis-
tance antifasciste » et l’« unité d’action de la classe ouvrière » sont magnifiées à
des fins de légitimation. Ils reflètent parfaitement la tendance fictionnelle qui carac-
térise la panoplie des mythes communistes. « L’internationalisme prolétarien » a été
ressassé à l’envi et affecté d’une importante charge émotionnelle avec comme objec-
tif son ancrage dans la mémoire collective des deux partis pour servir de support
idéologique à l’intégration internationale. Il serait possible d’envisager ici de plus
amples développements à propos des concepts évoqués tels que la « paix », la
« liberté », l’« amitié entre les peuples »3, voire la « lutte antifasciste » pendant la
Seconde Guerre mondiale. Cette lutte devait d’ailleurs revêtir après 1945 tant pour
le PCF que pour le SED une valeur de légitimation permettant par exemple de faire
découler le présent du passé, ce qui a eu notamment pour conséquence qu’en RDA
l’antifascisme est devenu ainsi un moyen d’exclusion dont les exilés occidentaux
rentrés au pays ont eu à pâtir4. Mais nous préférons nous arrêter quelques instants sur
ce « pendant du nationalisme moderne »5 que constitue le « patriotisme socialiste » et
qui, dans l’univers des représentations communistes, se retrouve totalement en phase
avec l’« internationalisme prolétarien » :
Sa caractéristique fondamentale se dégage du caractère international de la
révolution socialiste, de la lutte pour la victoire du socialisme sur le sol de la patrie
comme partie intégrante de la lutte globale de la classe ouvrière et de tous les
travailleurs pour que triomphe le socialisme à l’échelle du monde6.

2. « Kampfbündnis der französischen und deutschen Arbeiter ZK der KP Frankreichs an das ZK der SED », in :
Neues Deutschland [ND], 195/21.8.1954.
3. Cf. Ulrich Pfeil, « Europapolitik und Europavorstellungen des PCF », in : Francesco Di Palma, Wolfgang Mueller
(éd.), Kommunismus und Europa. Europapolitik und -vorstellungen europäischer kommunistischer Parteien im
Kalten Krieg, Paderborn 2016, p. 159-179.
4. Cf. ouvrage général : Antonia Grunenberg, Antifaschismus – ein deutscher Mythos, Reinbek 1993 ; Raina
Zimmering, Mythen in der Politik der DDR. Ein Beitrag zur Erforschung politischer Mythen, Opladen 2000 ;
Ulrich Pfeil, « Antifascisme et dénazification en zone d’occupation soviétique », in : Revue d’Allemagne et des
pays de langue allemande 32 (2000) 1, p. 101-115.
5. Joachim Schröder, Internationalismus nach dem Krieg. Die Beziehungen zwischen deutschen und französischen
Kommunisten 1918-1923, Essen 2008, p. 13 ; cf. également : Maurice Moissonnier, « À propos de racines
de ce qui pourrait être une tradition internationaliste. Actes et paroles », in : Serge Wolikow, Michel Cordillot
(éd.), Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ? Les difficiles chemins de l’internationalisme (1848-1956),
Dijon 1993, p. 57-69.
6. Böhme, Kleines politisches Wörterbuch (note 1), p. 645.
72 Ulrich Pfeil

Les exemples cités soulignent l’existence d’une étroite parenté entre mythe et idéolo-
gie, tous deux prétendant à une portée absolue. L’idéologie est la condition fondamen-
tale nécessaire à la création de mythes politiques qui, à leur tour, sont censés susciter
la cohésion sociale et l’identification au régime politique proposé.
Dans le contexte de la Guerre froide, et notamment à cause du système concur-
rentiel inter-allemand, ce qui importait au SED dans la mise en œuvre des mythes au
service de l’idéologie, c’était avant tout de se démarquer de l’adversaire idéologique.
C’est précisément dans ce domaine que l’« internationalisme prolétarien » entre
communistes allemands et communistes français a déployé sa plus grande activité,
surtout quand il s’est agi de le diriger contre la RFA – comme en 1951 par exemple :
Le peuple français trouvera dans la République démocratique allemande, dans les
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forces démocratiques et pacifistes de toute l’Allemagne la sécurité à laquelle il
aspire ainsi que la garantie contre toute nouvelle agression et il pourra obtenir
les compensations auxquelles il a droit. Le peuple allemand trouvera dans une
France démocratique, pénétrée de l’esprit de résistance et enfin débarrassée
des traîtres, des collaborateurs, des bellicistes et des reliquats du fascisme et du
vichysme un appui solide pour le rétablissement de son unité démocratique et de
son indépendance, afin que puisse triompher la paix7.

Or, des déclarations de solidarité et d’amitié comme celle-là ont revêtu au fil du
temps un caractère de plus en plus formel, ainsi qu’en témoigne l’extrait du discours
que Georges Marchais a prononcé en 1988 et que nous reproduisons ci-dessous. Ce
passage vient étayer la thèse selon laquelle l’« internationalisme prolétarien » possède
des vertus d’identification pour autant qu’il soit couplé avec la « théorie des deux
camps » dite encore théorie de l’alignement née dans l’entre-deux-guerres :
À une époque où nous devons mener une lutte sans merci contre la République
fédérale d’Allemagne et plus particulièrement contre la direction du SPD dans
ce pays, il est bon de savoir qu’il existe deux États allemands, la République
démocratique allemande socialiste et la République fédérale d’Allemagne […].
Nous savons parfaitement qu’il existe une Allemagne, la République démocratique
allemande, avec laquelle nous entretenons des relations fraternelles8.

Si nous voulons savoir dans quelle mesure l’« internationalisme prolétarien » a


exercé une véritable fonction de mythe, alors il nous faut mettre en lumière la relation
qu’entretiennent la « lutte pour la victoire du socialisme à l’intérieur des frontières
nationales » et la « lutte de la classe ouvrière et de tous les travailleurs pour la victoire
du socialisme à l’échelle mondiale ». Une telle analyse peut expliquer notamment
pourquoi le PCF et le SED, malgré des contextes de politique intérieure différents,
sont parvenus à convertir le « combat national pour le socialisme » en une « action
commune, unitaire et empreinte de confiance mutuelle ». Des réponses pourraient
être apportées par les réactions des deux « partis frères » au printemps de Prague9,
7. Résolution commune de la Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes (FNDIRP) et de
l’Union allemande des victimes du régime nazi (Deutsche Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes/VVN) ;
PV n° 2/50 de la séance du Politburo du Comité central du SED du 1.8.1950 ; Stiftung Archiv der Parteien
und Massenorganisationen der DDR im Bundesarchiv Berlin [SAPMO-BArch], DY 30/IV 2/2/102, ff. 36-39.
8. Information à propos du séjour en RDA du Secrétaire général du Comité central du PCF, le camarade Georges
Marchais, 3.1.1988 ; SAPMO-BArch, DY 30/2.035/93 ff. 151-188.
9. Cf. Ulrich Pfeil, « Sozialismus in den Farben Frankreichs. SED, PCF und “Prager Frühling” », in : Deutschland
Archiv 34 (2001) 2, p. 235-245.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 73

qualifiées par l’Union soviétique et ses satellites d’« acte de l’internationalisme prolé-
tarien ». Cependant, je me consacrerai ici à l’étude de la prise de position du SED
vis-à-vis de l’eurocommunisme dans les années 1970.

L’eurocommunisme
Le 27 juin 1972, le PCF et le Parti socialiste (PS) ont signé un programme gouver-
nemental commun incitant les deux partis à s’ouvrir à de nouveaux milieux sociaux.
Cela paraissait tout à fait révolutionnaire que le PCF accepte le changement démocra-
tique caractéristique d’un système parlementaire comme principe du socialisme aux
couleurs de la France et démontre ainsi son ancrage dans le paysage politique natio-
nal. Cependant, après avoir défendu la ligne globale de Moscou et s’être opposé
aux courants antisoviétiques en France, ses relations avec le PCUS se sont détériorées
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au cours des mois suivants. Entre 1972 et 1975, la direction du parti a publié, sous
la plume de Jean Ellenstein10, une « Histoire de l’URSS » extrêmement critique. Cet
historien est devenu dans les années suivantes le porte-parole non officiel du commu-
nisme démocratique. En octobre 1975, « L’Humanité » a même exprimé sa solidarité
avec le mathématicien Leonid Pljuschtsch, dissident, transféré dans un établissement
psychiatrique par les autorités soviétiques, avant de pouvoir émigrer en Europe de
l’Ouest en janvier 197611.
Quelques semaines plus tard, les dissensions, voire le fossé, entre le PCF et le
PCUS ne pouvaient plus être ignorées. En raison d’un sentiment de force accrue à
l’égard de Moscou, le PCF, lors de son XXIIe Congrès (4-8 février 1976) a supprimé
le terme de « dictature du prolétariat » de son programme, une expression jusqu’alors
sacro-sainte, mettant ainsi un fondement théorique du marxisme-léninisme au rebut
de l’Histoire12. Bien sûr, le fait que le chef du PCF, Georges Marchais, ne se soit pas
rendu au XXVe Congrès du PCUS à la fin février pour écouter le discours d’ouver-
ture de Brejnev, avait été un affront, perçu comme tel. Cette évolution ne s’est pas
produite brusquement, mais s’est esquissée depuis 1972/73, lorsque le PCF s’est
progressivement éloigné de l’Union soviétique de Brejnev. Dans le même temps, il a
visiblement renforcé ses liens avec ses deux partis frères en Espagne et en Italie. Ces
relations avaient été jusqu’alors secrètement intensifiées. Mais lorsque les dirigeants
de ces partis communistes se sont publiquement réunis et ont convoqué la presse
lors du sommet eurocommuniste de Madrid, en mars 1977, la rupture avec Moscou
était consommée13.
Moscou et Berlin-Est ont perçu comme une menace le fait que les partis eurocom-
munistes aient une fois encore tenté de sortir le mouvement communiste de sa pétrifi-
cation, en présentant un communisme « déstalinisé » comme une alternative. Alors que
la rupture de Tito avec Moscou avait pu être présentée comme un phénomène margi-
nal, géographiquement circonscrit, qui n’affectait pas la revendication hégémonique

10. Cf. Jean Ellenstein, Histoire de l’URSS, 4 vol., Paris 1972-1975.


11. Cf. Roger Martelli, L’empreinte communiste. PCF et société française, 1920-2010, Paris 2010, p. 105.
12. Cf. Jacques Fauvet, Histoire du parti communiste français, 1920-1976, Paris 1977, p. 583ss. ; José Gotovitch
et al. (éd.), L’Europe des communistes, Bruxelles 1992, p. 243ss. ; Jerzy Holzer, Der Kommunismus in Europa.
Politische Bewegung und Herrschaftssystem, Frankfurt/M. 1998, p. 181s. ; Stéphane Courtois, Marc Lazar,
Histoire du Parti communiste français, Paris 1995, p. 364.
13. Voir aussi Lilly Marcou, Les Pieds d’argile, le communisme mondial au présent, 1970-1986, Paris 1986.
74 Ulrich Pfeil

mondiale de l’URSS, l’opposition venait désormais « du cœur des capitales occiden-


tales »14 et mettait en cause l’internationalisme prolétarien.
L’eurocommunisme a également pris le SED à contre-pied. Après la Nouvelle
Ostpolitik du gouvernement social-libéral à Bonn menée sous le signe du « change-
ment par le rapprochement » et la détente depuis Helsinki, la RDA, en raison de sa
situation de concurrence avec la RFA, était le pays qui dépendait le plus de l’unité
interne du camp communiste. Alors qu’en cette phase de Détente, le PCF ne consi-
dérait pas les relations internationales comme un ordre bipolaire statique et s’élevait
contre la prétention de Moscou à être le seul centre de gravité du monde communiste,
le SED s’appuyait de plus en plus sur sa proximité avec son « grand frère », et c’était
même là la pierre angulaire de sa politique de démarcation par rapport à Bonn. Cette
situation s’est reflétée d’abord dans le télégramme de salutation d’Erich Honecker à
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l’occasion de l’ouverture du XXIIe Congrès du PCF (1976), louant la solidarité frater-
nelle, et d’autre part dans le commentaire officiel à l’issue de ce congrès : le SED s’est
alors abstenu de toute critique ouverte15. Cependant, derrière la façade codifiée de
la solidarité internationaliste, les dirigeants du SED ont attaqué les « camarades » de
Paris en présentant la « dictature du prolétariat » comme la base démocratique de la
forme marxiste-léniniste de la société en RDA :
Notre vie démocratique, d’une substance riche et variée, se situe bien au-dessus de
que l’on nomme démocratie et cogestion dans les états capitalistes […]. Mais ce
qui est essentiel, c’est la puissance de la classe ouvrière, puissance qui s’exprime
dans la dictature du prolétariat […]. Si notre parti a pu suivre la voie du socialisme
avec succès, c’est parce qu’en ce qui concerne la question de l’État, on s’est
toujours basé sur des principes marxistes-léninistes. Et il en sera de même dans
notre nouveau programme16.

Contrairement à ce qui s’était passé au moment du Printemps de Prague et aux


tensions qui en avaient résulté entre les « camarades » de Paris et de Berlin-Est, le
SED n’avait pas transmis sa critique par le biais des sociétés d’amitié et des organes
d’information destinés à l’étranger, car leurs lecteurs venaient de tous les milieux
politiques en France et ils pouvaient s’attendre à des « réactions vives » du PCF dans
cette affaire17.
Cependant, le SED s’est ensuite servi du IXe Congrès du Parti (18-22 mai 1976)
pour lancer une contre-attaque contre l’idée d’eurocommunisme occidental, au cours
de laquelle il a interdit toute critique extérieure du socialisme réel prévalant en RDA et
a imposé le slogan « Tout avec le peuple et tout pour le peuple », célébrant la « dicta-
ture du prolétariat » comme base de « l’alliance de la classe ouvrière avec les paysans
et autres travailleurs »18. Le SED voulait utiliser la conférence des partis communistes
d’Europe prévue quelques semaines plus tard à Berlin-Est (29-30 juin 1976) comme un
nouveau forum pour consolider sa propre position de pouvoir et sa propre conception

14. Martelli, L’empreinte communiste (note 11), p. 118.


15. « Gruß des ZK der SED an den FKP-Parteitag », in : ND, 5.2.1976 ; « Kommunisten beraten über die Zukunft
Frankreichs », in : ND, 5.2.1976.
16. « Die Kommunisten und der Staat », in : ND, 4.2.1976.
17. Cf. Franz Dahlem à Erich Honecker, 12.4.1976 ; SAPMO-BArch, NY 4072/212, ff. 229ss.
18. « Que l’on cesse de nous importuner en voulant nous donner des leçons de liberté et de démocratie parfaite-
ment superflues » ; « Mit dem Volk für das Volk », in : ND, 7./8.2.1976 ; voir aussi le discous de Kurt Hager
à Lyon : « Der Sozialismus verkörpert die wahrhaft menschliche Ordnung », in : ND, 7./8.2.1976.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 75

du communisme19. Elle dut cependant accepter que Georges Marchais se prononce


en faveur du pluralisme politique et de l’indépendance des partis communistes à
l’égard de Moscou20. Il lui a aussi fallu accepter que les paroles de ce rebelle de
l’Europe occidentale soient imprimées sans falsification et sans coupure. Il était désor-
mais moins dangereux d’être courageux, comme Wolf Biermann l’a fait remarquer
quelques années plus tard :
Et alors, nous n’en avons pas cru nos yeux quand tout à coup, dans les organes
mensongers tenus par nos dirigeants, nous avons appris les vérités les plus gênantes
de la bouche d’Enrico Berlinguer et du secrétaire du Parti communiste espagnol
Carillo. Et jusqu’au Français Georges Marchais, cet apparatchik dévot, qui se
risquait lui aussi à des blasphèmes qui auraient valu à n’importe quel citoyen de
RDA d’être jeté pour des années dans une prison d’État brevetée propriété du
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peuple. Et voilà qu’on pouvait lire ces impudences eurocommunistes noir sur blanc
dans la presse du parti ! Ce genre de propos hérétiques coûtaient dorénavant
15 pfennigs au lieu de la tête. Quand on y songe, c’était déjà les effluves délétères
du Printemps de Prague qui nous parvenaient21.

Une fois de plus, le SED a été contesté lorsque le PCF a critiqué le système socia-
liste en mettant en avant les droits de l’homme, afin de marquer des points dans sa
compétition franco-française avec les socialistes. Le 10 décembre 1976, « Le Monde »
a publié une contribution de l’écrivain Raymond Jean, membre du PCF et de l’Asso-
ciation France-RDA, dans laquelle celui-ci accusait le SED de pratiques staliniennes
à propos du cas Wolf Biermann, déchu de sa nationalité22. Il ne s’agissait pas d’une
voix isolée au sein du PCF. En témoigne aussi le fait que « L’Humanité » ne rapportait
plus systématiquement le séjour des délégations du SED en France, provoquant des
interventions de Berlin-Est. Le SED a noté en interne :
Il est nécessaire de prendre en compte le fait que la direction du PCF, contrairement
à ce qui se passait auparavant, ne pèse plus sur les masses populaires pour orienter
leur choix en matière de relations avec la RDA23.

D’autres tensions ont surgi entre les deux partis, notamment à l’occasion de la
parution d’un article de « L’Humanité » rapportant – en dépit de l’intervention de
l’ambassade de RDA à Paris – le rachat de prisonniers par la RFA et stigmatisant
les méthodes autoritaires des dirigeants de Berlin-Est. Ces derniers réagirent sans
attendre, reprochant au PCF « de prendre, sur la question de la démocratie et des
libertés, ses distances avec le socialisme réel »24.
Ce qui dans cette affaire déplaisait particulièrement au SED, toujours soucieux de
son image, c’était les réactions des médias ouest-allemands25 et de la presse française
19. Cf. Hermann Weber, Geschichte der DDR, Munich 1999, p. 300.
20. Cf. Courtois, Lazar, Histoire (note 12), p. 367.
21. Wolf Biermann, « Die Ausbürgerung », in : Der Spiegel, 46/12.11.2001.
22. Cf. Raymond Jean, « Communiste critique », in : Le Monde, 10.12.1976.
23. Projet de Hermann Axen pour le politburo du Comité central du SED ; objet : compte rendu du séjour d’une
délégation de la Commission des affaires extérieures de la Chambre du peuple de RDA du 2 au 6 mai 1977
en France ; SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/2.035/97, ff. 117/126.
24. Information de la section Relations internationales n° 122/1977 pour le politburo du Comité central du SED,
22.9.1977 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/20/47.
25. Cf. également : « Gespräche zwischen SED und KPF machen Differenzen deutlich », in : SZ, 19.10.1978.
Dans le magazine d’information de Hambourg, « Der Spiegel », les remous à l’intérieur du camp commu-
niste donnèrent lieu à une série de 11 épisodes, « Kommunismus heute » dont la couverture représentait une
76 Ulrich Pfeil

« bourgeoise », qui saisissaient de telles occasions, à l’instar du « Figaro », pour


alimenter le débat politique intérieur : « Quand un pays s’enferme dans une forteresse,
non pour se protéger des invasions, mais pour tarir sa propre hémorragie, qu’en
conclure ? »26.
Les 13 et 16 décembre 1977, deux articles de Bernard Umbrecht et Claude
Prévost respectivement, parus dans « L’Humanité », « n’ont pas plu aux camarades du
SED à Berlin-Est »27. Les deux auteurs déploraient l’emprisonnement de l’économiste
est-allemand Rudolf Bahro et le climat général régnant en RDA. Faisant allusion au
départ de Reiner Kunze, Sarah Kirsch et d’autres écrivains de la RDA, ils se deman-
daient : « Une société socialiste n’a-t-elle pas à supporter voire encourager la critique,
même si celle-ci est excessive ? Comment ne pas déplorer le fait que des écrivains
quittent ce pays parce qu’ils n’y trouvent pas leur place ? »28. Le SED a immédiate-
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ment réagi en envoyant son ambassadeur Werner Fleck voir le rédacteur en chef de
« L’Humanité », Roland Leroy, pour lui faire part de sa « profonde stupeur » au sujet
des deux articles :
Deux articles consécutifs de contenu identique donnent à penser que le PCF mène
campagne contre la politique culturelle de la RDA. Il est plus qu’insolite que le PCF
et « L’Humanité » ne jugent pas nécessaire, comme le voudrait l’usage entre partis
frères, de consulter en temps voulu le Comité central du SED. Moyennant quoi des
articles paraissent et assènent des contre-vérités sans le moindre fondement29.

Seule revue universitaire française jugée progressiste par le SED30, « Connaissance


de la RDA », dirigée par le germaniste français Gilbert Badia31 et se distinguant plutôt
par la « totale adhésion » de son rédacteur en chef à la RDA, réagit à son tour à
l’extradition de Biermann32. Dans le numéro 4 d’octobre 1976, Claude Sebisch, dans
son article « Bilan et perspective de la politique culturelle de la RDA », a protesté dans
une note de bas de page contre le traitement réservé à R. Kunze et à W. Biermann,
considérant que leur expulsion était en flagrante contradiction avec les principes
affichés de la politique culturelle de la RDA. La sortie d’un numéro spécial consa-
cré à la littérature en RDA (n° 6/mai 1978) a été l’occasion pour le SED de se
livrer à une nouvelle riposte cinglante ; dans cette nouvelle livraison, les responsables

faucille et un marteau fort endommagés pour symboliser l’état de déliquescence dans lequel se trouvait le
communisme international.
26. « L’Allemagne de l’Est au téléobjectif : “le rideau de fer” », in : Le Figaro, 8.10.1977.
27. « Das DDR-Klima », in : Flensburger Tageblatt, 21.12.1977.
28. Bernard Umbrecht, Encore un écrivain qui émigre, in : L’Humanité, 13.12.1977 ; Claude Prévost, RDA et
culture : motifs d’inquiétude, in : L’Humanité, 16.12.1977.
29. Hermann Axen à Werner Fleck, 23.12.1977 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/20/188. Même référence pour
les citations ultérieures.
30. Cf. Évaluation du 9.12.1977 par l’ambassade de RDA en France des activités culturelles de RDA en France
– Conclusions pour 1978 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/9.06/125.
31. Cf. Ulrich Pfeil, « Die DDR als Zankapfel in Forschung und Politik. Französische Blicke auf den zweiten
deutschen Staat », in : Deutschland Archiv, 9.4.2020, www.bpb.de/307645 ; Franck Schmidt, « Der
Freundschaftsverein “EFA”. Motor des französischen Interesses an der DDR », in : Deutschland Archiv,
1.9.2020, www.bpb.de/314791 [3/9/2020].
32. Cf. Robert Grünbaum, « Die Biermann-Ausbürgerung und ihre Folgen », in : Rainer Eppelmann et al. (éd.),
Bilanz und Perspektiven der DDR-Forschung, Paderborn 2003, p. 173-179 ; Stefan Wolle, « Lanzelot und der
Drache. Skandal und Öffentlichkeit in der geschlossenen Gesellschaft der DDR am Beispiel der Ausbürgerung
des Liedermachers Wolf Biermann im November 1976 », in : Martin Sabrow (éd.), Skandal und Diktatur.
Formen öffentlicher Empörung im NS-Staat und in der DDR, Göttingen 2004, p. 212-230 ; Fritz Pleitgen (éd.),
Die Ausbürgerung. Anfang vom Ende der DDR. Wolf Biermann und andere Autoren, Berlin 2006.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 77

politiques est-allemands en charge de la culture ont découvert, à côté de « points de


vue politiques et théoriques sur la culture témoignant de liens solides avec la RDA »,
d’autres articles n’ayant selon eux pour résultat que de servir l’« ennemi de classe » et
de se révéler contre-productifs pour l’image de la RDA en France :
À côté de cela, on rencontre toute une série de vives remontrances à l’encontre de
la politique culturelle de la RDA. On peut certes imaginer que comptes rendus et
discussions, travail d’analyse et points de vue critique sur l’évolution, les problèmes
et les objectifs de la culture et de la littérature en RDA contribuent à susciter de
l’intérêt pour l’hétérogénéité, l’ampleur et la diversité de nos problèmes, à mettre
en lumière toute la complexité de la situation en invitant à l’étude et à la réflexion,
néanmoins cela n’a absolument rien de commun avec cette réappropriation servile
des arguments véhiculés par les médias de RFA dans toute la partialité de leurs
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points de vue, mais surtout, une telle attitude n’est pas en mesure de transmettre
une image réelle de la RDA, acceptable par les scientifiques et les camarades.
On pourrait extraire de l’appareil documentaire de nombreux exemples isolés (ne
serait-ce que le choix des écrivains sélectionnés), mais nous nous bornerons à citer
ici l’article de Claude Prévost « La vie culturelle en RDA » (p. 86-96) qui prend fait et
cause pour tous les « persécutés », de Havemann à Bahro, Kunze, Brasch, Becker,
Kirsch, Fuchs etc. et, s’abritant derrière les mérites des amis français de la RDA, se
livre à une critique acerbe de la question33.

Aux yeux du SED, la critique émanant du PCF était de même nature que celle
exprimée par Wolf Biermann : tous deux avaient attaqué le socialisme version SED
de l’intérieur, le compositeur-interprète en tant que citoyen de RDA et les camarades
français en tant que membres de l’œcuménisme communiste. Le SED de Honecker,
qui encore peu de temps auparavant s’était attelé à la rude tâche de faire oublier la
période stalinienne d’Ulbricht et ne voulait plus entendre parler de tabous en matière
de politique culturelle, a vu en eux des hérétiques qui n’avaient pas hésité à lui porter
un coup de poignard dans le dos. Comme les causes de la critique ne pouvaient
provenir de la propre politique du SED après des années de rodage de son code de
conduite, il fallait donc que des gens comme Biermann soient des contre-révolution-
naires et, du coup, ils passaient pour des pestiférés34. Cela explique aussi bien l’expul-
sion de Biermann que la mise en garde adressée au PCF de ne pas intervenir dans
les affaires intérieures de la RDA35. Axen a tenté de réactiver les lignes de clivage
traditionnelles et en a appelé à la solidarité « internationaliste » dans la lutte contre la
« chasse aux sorcières » organisée par l’« ennemi de classe » commun, l’impérialisme.
Imperturbable, il a rejeté les reproches contenus dans les deux articles et soupçonné
le PCF de « faire le jeu de la campagne de dénigrement impérialiste ». Axen a exigé
de « L’Humanité », en 1978, qu’elle demande à son correspondant Bernard Umbrecht
de modifier son article et le cas échéant de le remplacer :

33. Mise au point de janvier 1978 ; SAPMO-BArch, DY 30/vorl. 22019. Même référence pour les citations
ultérieures.
34. Cf. Angela Borgwardt, Im Umgang mit der Macht. Herrschaft und Selbstbehauptung in einem autoritären
politischen System, Wiesbaden 2002.
35. L’avertissement faisait référence à « Pariser KP-Organ besorgt über Klima in der “DDR” », in : Die Welt,
17.12.1977 ; « “Malaise” bei den Schriftstellern der DDR. Das Parteiorgan der KPF zeigt sich beunruhigt »,
in : FAZ, 19.12.1977.
78 Ulrich Pfeil

Nous avons toujours eu les meilleures relations fraternelles avec les correspondants
du PCF. Cependant, le camarade Umbrecht n’a pas semblé et ne semble pas
manifester la moindre envie de resserrer les liens et de coopérer de manière
satisfaisante. Il fait de plus en plus mine d’ignorer les propositions qui lui sont faites
concernant son article sur le socialisme.

En septembre 1977, l’Union de la Gauche en France s’est fracturée et en mars 1978


le PCF (20,6 %) accusait un retard sur le PS (26,3 %) lors des élections législatives,
incitant à nouveau le PCF à chercher la controverse avec le PS. Même s’il n’avait pas
encore officiellement renoncé à l’eurocommunisme, le siège du parti parisien a intensi-
fié ses contacts avec Berlin-Est. Sous la direction de Maxime Gremetz, une délégation
du PCF s’est rendue en RDA en octobre 1978 et a notamment rencontré Hermann
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Axen. L’article de « L’Humanité » relatif à cette visite a souligné les nombreuses
positions communes, reléguant ainsi au second plan les divergences persistantes36. Au
cours de la période suivante, l’« ennemi de classe » commun, la République fédérale,
sur laquelle le PCF avait concentré sa propagande lors de la campagne électorale
européenne de 1979, a permis un « accord de statu quo ». Erich Honecker et Georges
Marchais, qui avait passé ses vacances en RDA au tournant de l’année 1978/79 afin
de démontrer leur nouvelle amitié, sont tombés à nouveau d’accord au sujet des plans
hégémoniques présumés du gouvernement Schmidt37. Le SED a salué également le
retour du PCF aux « principes fondamentaux du marxisme-léninisme » et ses efforts
pour améliorer les relations avec les partis communistes des pays socialistes. La reven-
dication d’unité, affirmée par le SED au sein du mouvement communiste mondial,
semblait maintenant à nouveau assurée. L’intensification du conflit Est-Ouest à la suite
de l’invasion de l’Afghanistan et du stationnement d’armes à moyenne portée en
Europe a renforcé la position du SED vis-à-vis de ses camarades de Paris et a eu
un effet homogénéisateur sur le discours commun. Dans le sillage de la « deuxième
guerre froide », laissant peu de place à une « troisième voie » et poussant Berlin-Est
à promouvoir l’homogénéité interne dans tous les secteurs de la société est-allemande
(Rudolf Bahro a été expulsé le 17 octobre 1979), le gouvernement de la RDA n’a
toléré aucune interprétation concurrentielle du communisme, même pour des raisons
politiques intérieures. Mais sous la surface, les divergences entre les deux partis frères
étaient de plus en plus difficiles à masquer.

Conclusion
En raison de la nature du conflit opposant les deux Allemagne, le SED s’est vu
contraint, comme peut-être aucun autre parti communiste dans le monde, à concentrer
ses efforts sur le verrouillage idéologique par rapport à l’« ennemi de classe », et
cela afin de ne pas mettre en péril le système de pensée qu’il avait créé de manière
artificielle (« discours dominant »). Tout comme les autres mythes politiques de la RDA,
l’internationalisme prolétarien s’est vu attribuer en la matière une fonction mobilisa-
trice et génératrice de sens, afin de garantir la domination du SED toujours en quête
de légitimation. Dans ses relations avec le PCF, il faisait en permanence allusion à un
« passé épique et glorieux » placé sous le signe de l’antifascisme, dans le dessein de
conforter la foi en l’internationalisme prolétarien. En pratique pourtant, celui-ci n’était
36. Cf. « Discussion PCF-Parti socialiste unifié de RDA », in : L’Humanité, 18.10.1978.
37. Information à propos du séjour en RDA du Secrétaire général du Comité central du PCF, le camarade Georges
Marchais, 3.1.1979 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/2.035/93, ff. 151-188, ici : f. 154.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 79

le plus souvent qu’un objectif théorique sans cesse menacé d’érosion dans les relations
entre partis en raison d’interprétations divergentes de la démocratie et de la liberté
de la part du PCF. En conséquence, le SED s’est toujours efforcé d’imposer au PCF sa
propre vision des choses élaborée en fonction de ses propres nécessités et indépen-
damment de la situation intérieure des « partis frères » :
Après que le camarade Axen eut démontré que la prise de position du PCF était
erronée et que certains aspects de l’évolution interne en Tchécoslovaquie et de
l’activité de ces groupes n’étaient pas perçus avec la pertinence nécessaire, le
camarade Leroy tenta soudain de justifier la déclaration du PCF par un nouveau
recours à la situation qui régnait en France. Il apparut alors clairement que ce
qui déterminait la position du PCF, c’était en premier lieu des raisons de politique
intérieure, autrement dit et au premier chef ses relations avec le PS et la prise en
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compte des dirigeants réformistes de ce parti38.

À partir de la fin des années 1960, les camarades français n’hésitèrent plus, tant
au cours de leurs échanges internes que dans la presse, à remettre en cause la validité
de certaines interprétations politiques et idéologiques, puis bientôt toute la panoplie
mythologique du SED.
Il faut que nos interlocuteurs intègrent mieux le fait que les collègues de la CGT
viennent en RDA avec des idées qui leur sont propres, qu’ils ont l’intention de
soulever des questions critiques et de débattre de vrais problèmes. Il faut que de
notre côté nous évitions d’enjoliver nos descriptions ou de fournir des explications
susceptibles de nous faire passer aux yeux de nos collègues français pour des
donneurs de leçons39.

Pour le SED toujours soucieux de « vigilance idéologique » face à une « politique


de diversion et de relâchement sur le plan de l’idéologie », c’était une question du
pouvoir car, de son point de vue, toute divergence était vécue comme un « abandon
des positions du socialisme à la contre-révolution ». En conséquence, le SED a inter-
prété la déviance du PCF au temps de l’eurocommunisme comme une violation des
tabous touchant à l’internationalisme prolétarien, jusqu’à vouloir imposer sa souve-
raineté en matière de cadrage idéologique aux partis frères d’Europe occidentale.
Et les chances d’atteindre son but n’étaient pas nulles au regard des difficultés réelles
qu’avait la base du PCF à suivre la direction du parti sur la voie de l’eurocommu-
nisme. Nombreux furent les membres à penser qu’étaient ainsi mis en péril à la fois
l’identité du parti et les liens identitaires entre les membres, ces liens qui par le passé
avaient été les garants de la cohérence et de la dynamique du parti. Que le parti
n’ait pu réussir parfaitement le grand écart entre sa mission d’instaurer la dictature
du prolétariat d’une part et d’autre part son attachement à la lutte des classes, à la
collectivisation des moyens de production et au centralisme démocratique explique
non seulement la fin de l’eurocommunisme, mais a pu de surcroît être interprété par le
SED lui-même comme une confirmation du bien-fondé de ses propres positions.
L’analyse de l’évolution des mythes politiques durant les quarante années d’exis-
tence de la RDA à la lumière des relations qu’ont entretenues le SED et le PCF offre une
38. Prise de notes à propos d’un entretien de Hermann Axen avec Roland Leroy du 4.8.1972, retranscrit par
Walter Brunner, 8.8.1972 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/20/187.
39. Compte rendu de la visite d’une délégation de la CGT en RDA du 14 au 19 mai 1979 ; SAPMO-BArch, DY
34/13110.
80 Ulrich Pfeil

méthode d’approche adossée à l’histoire culturelle qui autorise nombre de déductions


quant au déclin intérieur de l’État du SED dans les années quatre-vingt et ouvre par
là-même des pistes d’explication pour la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989.
Si l’« internationalisme prolétarien » avait été au départ pensé comme un moyen de
dépasser le modèle de société existant40, il n’a cessé de péricliter jusqu’à devenir un
vulgaire instrument de pouvoir grâce auquel les partis communistes des démocraties
populaires de l’est de l’Europe entendaient conforter leur pouvoir. Compte tenu de
cette priorité, il leur était pratiquement impossible de prendre en compte les réalités
spécifiques (dictées par la politique intérieure) des partis communistes d’Europe de
l’Ouest. Que, dans notre exemple spécifique, le SED se soit montré peu enclin à
s’intéresser aux problèmes du PCF apporte la preuve que le postulat idéologique « de
l’internationalisme prolétarien » s’était vidé de toute signification.
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40. Cf. aussi Serge Wolikow, « Internationalistes et internationalisme communistes », in : Michel Dreyfus (éd.), Le
siècle des communismes, Paris 2000, p. 341-358.

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