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Ulrich Pfeil
Dans Allemagne d'aujourd'hui 2020/3 (N° 233), pages 70 à 80
Éditions Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui
ISSN 0002-5712
ISBN 9782757431283
DOI 10.3917/all.233.0070
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un conflit entre « partis frères »
Ulrich Pfeil*
* Historien, professeur de civilisation allemande à l’Université de Lorraine (Metz), rattaché au Centre d’études
germaniques interculturelles de Lorraine (CEGIL), a édité en particulier, en 2000, aux Presses de la Sorbonne
nouvelle La RDA et l’Occident 1949-1990 et, en 2004, chez Böhlau, une monographie consacrée aux
relations France-RDA sous le titre, Die « anderen » deutsch-französischen Beziehungen. Die DDR und Frankreich
1949-1990. Avec Corine Defrance il a publié, en 2012, le volume 10 de l’Histoire franco-allemande, Entre
guerre froide et intégration européenne. Reconstruction et rapprochement 1945-1963, Villeneuve d’Ascq,
Presses universitaires du Septentrion.
1. Waltraud Böhme et al. (éd.), Kleines politisches Wörterbuch, Berlin (RDA) 1973, p. 685.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 71
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On pourrait citer à l’infini ce type de documents officiels dans lesquels la « résis-
tance antifasciste » et l’« unité d’action de la classe ouvrière » sont magnifiées à
des fins de légitimation. Ils reflètent parfaitement la tendance fictionnelle qui carac-
térise la panoplie des mythes communistes. « L’internationalisme prolétarien » a été
ressassé à l’envi et affecté d’une importante charge émotionnelle avec comme objec-
tif son ancrage dans la mémoire collective des deux partis pour servir de support
idéologique à l’intégration internationale. Il serait possible d’envisager ici de plus
amples développements à propos des concepts évoqués tels que la « paix », la
« liberté », l’« amitié entre les peuples »3, voire la « lutte antifasciste » pendant la
Seconde Guerre mondiale. Cette lutte devait d’ailleurs revêtir après 1945 tant pour
le PCF que pour le SED une valeur de légitimation permettant par exemple de faire
découler le présent du passé, ce qui a eu notamment pour conséquence qu’en RDA
l’antifascisme est devenu ainsi un moyen d’exclusion dont les exilés occidentaux
rentrés au pays ont eu à pâtir4. Mais nous préférons nous arrêter quelques instants sur
ce « pendant du nationalisme moderne »5 que constitue le « patriotisme socialiste » et
qui, dans l’univers des représentations communistes, se retrouve totalement en phase
avec l’« internationalisme prolétarien » :
Sa caractéristique fondamentale se dégage du caractère international de la
révolution socialiste, de la lutte pour la victoire du socialisme sur le sol de la patrie
comme partie intégrante de la lutte globale de la classe ouvrière et de tous les
travailleurs pour que triomphe le socialisme à l’échelle du monde6.
2. « Kampfbündnis der französischen und deutschen Arbeiter ZK der KP Frankreichs an das ZK der SED », in :
Neues Deutschland [ND], 195/21.8.1954.
3. Cf. Ulrich Pfeil, « Europapolitik und Europavorstellungen des PCF », in : Francesco Di Palma, Wolfgang Mueller
(éd.), Kommunismus und Europa. Europapolitik und -vorstellungen europäischer kommunistischer Parteien im
Kalten Krieg, Paderborn 2016, p. 159-179.
4. Cf. ouvrage général : Antonia Grunenberg, Antifaschismus – ein deutscher Mythos, Reinbek 1993 ; Raina
Zimmering, Mythen in der Politik der DDR. Ein Beitrag zur Erforschung politischer Mythen, Opladen 2000 ;
Ulrich Pfeil, « Antifascisme et dénazification en zone d’occupation soviétique », in : Revue d’Allemagne et des
pays de langue allemande 32 (2000) 1, p. 101-115.
5. Joachim Schröder, Internationalismus nach dem Krieg. Die Beziehungen zwischen deutschen und französischen
Kommunisten 1918-1923, Essen 2008, p. 13 ; cf. également : Maurice Moissonnier, « À propos de racines
de ce qui pourrait être une tradition internationaliste. Actes et paroles », in : Serge Wolikow, Michel Cordillot
(éd.), Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ? Les difficiles chemins de l’internationalisme (1848-1956),
Dijon 1993, p. 57-69.
6. Böhme, Kleines politisches Wörterbuch (note 1), p. 645.
72 Ulrich Pfeil
Les exemples cités soulignent l’existence d’une étroite parenté entre mythe et idéolo-
gie, tous deux prétendant à une portée absolue. L’idéologie est la condition fondamen-
tale nécessaire à la création de mythes politiques qui, à leur tour, sont censés susciter
la cohésion sociale et l’identification au régime politique proposé.
Dans le contexte de la Guerre froide, et notamment à cause du système concur-
rentiel inter-allemand, ce qui importait au SED dans la mise en œuvre des mythes au
service de l’idéologie, c’était avant tout de se démarquer de l’adversaire idéologique.
C’est précisément dans ce domaine que l’« internationalisme prolétarien » entre
communistes allemands et communistes français a déployé sa plus grande activité,
surtout quand il s’est agi de le diriger contre la RFA – comme en 1951 par exemple :
Le peuple français trouvera dans la République démocratique allemande, dans les
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forces démocratiques et pacifistes de toute l’Allemagne la sécurité à laquelle il
aspire ainsi que la garantie contre toute nouvelle agression et il pourra obtenir
les compensations auxquelles il a droit. Le peuple allemand trouvera dans une
France démocratique, pénétrée de l’esprit de résistance et enfin débarrassée
des traîtres, des collaborateurs, des bellicistes et des reliquats du fascisme et du
vichysme un appui solide pour le rétablissement de son unité démocratique et de
son indépendance, afin que puisse triompher la paix7.
Or, des déclarations de solidarité et d’amitié comme celle-là ont revêtu au fil du
temps un caractère de plus en plus formel, ainsi qu’en témoigne l’extrait du discours
que Georges Marchais a prononcé en 1988 et que nous reproduisons ci-dessous. Ce
passage vient étayer la thèse selon laquelle l’« internationalisme prolétarien » possède
des vertus d’identification pour autant qu’il soit couplé avec la « théorie des deux
camps » dite encore théorie de l’alignement née dans l’entre-deux-guerres :
À une époque où nous devons mener une lutte sans merci contre la République
fédérale d’Allemagne et plus particulièrement contre la direction du SPD dans
ce pays, il est bon de savoir qu’il existe deux États allemands, la République
démocratique allemande socialiste et la République fédérale d’Allemagne […].
Nous savons parfaitement qu’il existe une Allemagne, la République démocratique
allemande, avec laquelle nous entretenons des relations fraternelles8.
qualifiées par l’Union soviétique et ses satellites d’« acte de l’internationalisme prolé-
tarien ». Cependant, je me consacrerai ici à l’étude de la prise de position du SED
vis-à-vis de l’eurocommunisme dans les années 1970.
L’eurocommunisme
Le 27 juin 1972, le PCF et le Parti socialiste (PS) ont signé un programme gouver-
nemental commun incitant les deux partis à s’ouvrir à de nouveaux milieux sociaux.
Cela paraissait tout à fait révolutionnaire que le PCF accepte le changement démocra-
tique caractéristique d’un système parlementaire comme principe du socialisme aux
couleurs de la France et démontre ainsi son ancrage dans le paysage politique natio-
nal. Cependant, après avoir défendu la ligne globale de Moscou et s’être opposé
aux courants antisoviétiques en France, ses relations avec le PCUS se sont détériorées
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au cours des mois suivants. Entre 1972 et 1975, la direction du parti a publié, sous
la plume de Jean Ellenstein10, une « Histoire de l’URSS » extrêmement critique. Cet
historien est devenu dans les années suivantes le porte-parole non officiel du commu-
nisme démocratique. En octobre 1975, « L’Humanité » a même exprimé sa solidarité
avec le mathématicien Leonid Pljuschtsch, dissident, transféré dans un établissement
psychiatrique par les autorités soviétiques, avant de pouvoir émigrer en Europe de
l’Ouest en janvier 197611.
Quelques semaines plus tard, les dissensions, voire le fossé, entre le PCF et le
PCUS ne pouvaient plus être ignorées. En raison d’un sentiment de force accrue à
l’égard de Moscou, le PCF, lors de son XXIIe Congrès (4-8 février 1976) a supprimé
le terme de « dictature du prolétariat » de son programme, une expression jusqu’alors
sacro-sainte, mettant ainsi un fondement théorique du marxisme-léninisme au rebut
de l’Histoire12. Bien sûr, le fait que le chef du PCF, Georges Marchais, ne se soit pas
rendu au XXVe Congrès du PCUS à la fin février pour écouter le discours d’ouver-
ture de Brejnev, avait été un affront, perçu comme tel. Cette évolution ne s’est pas
produite brusquement, mais s’est esquissée depuis 1972/73, lorsque le PCF s’est
progressivement éloigné de l’Union soviétique de Brejnev. Dans le même temps, il a
visiblement renforcé ses liens avec ses deux partis frères en Espagne et en Italie. Ces
relations avaient été jusqu’alors secrètement intensifiées. Mais lorsque les dirigeants
de ces partis communistes se sont publiquement réunis et ont convoqué la presse
lors du sommet eurocommuniste de Madrid, en mars 1977, la rupture avec Moscou
était consommée13.
Moscou et Berlin-Est ont perçu comme une menace le fait que les partis eurocom-
munistes aient une fois encore tenté de sortir le mouvement communiste de sa pétrifi-
cation, en présentant un communisme « déstalinisé » comme une alternative. Alors que
la rupture de Tito avec Moscou avait pu être présentée comme un phénomène margi-
nal, géographiquement circonscrit, qui n’affectait pas la revendication hégémonique
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l’occasion de l’ouverture du XXIIe Congrès du PCF (1976), louant la solidarité frater-
nelle, et d’autre part dans le commentaire officiel à l’issue de ce congrès : le SED s’est
alors abstenu de toute critique ouverte15. Cependant, derrière la façade codifiée de
la solidarité internationaliste, les dirigeants du SED ont attaqué les « camarades » de
Paris en présentant la « dictature du prolétariat » comme la base démocratique de la
forme marxiste-léniniste de la société en RDA :
Notre vie démocratique, d’une substance riche et variée, se situe bien au-dessus de
que l’on nomme démocratie et cogestion dans les états capitalistes […]. Mais ce
qui est essentiel, c’est la puissance de la classe ouvrière, puissance qui s’exprime
dans la dictature du prolétariat […]. Si notre parti a pu suivre la voie du socialisme
avec succès, c’est parce qu’en ce qui concerne la question de l’État, on s’est
toujours basé sur des principes marxistes-léninistes. Et il en sera de même dans
notre nouveau programme16.
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peuple. Et voilà qu’on pouvait lire ces impudences eurocommunistes noir sur blanc
dans la presse du parti ! Ce genre de propos hérétiques coûtaient dorénavant
15 pfennigs au lieu de la tête. Quand on y songe, c’était déjà les effluves délétères
du Printemps de Prague qui nous parvenaient21.
Une fois de plus, le SED a été contesté lorsque le PCF a critiqué le système socia-
liste en mettant en avant les droits de l’homme, afin de marquer des points dans sa
compétition franco-française avec les socialistes. Le 10 décembre 1976, « Le Monde »
a publié une contribution de l’écrivain Raymond Jean, membre du PCF et de l’Asso-
ciation France-RDA, dans laquelle celui-ci accusait le SED de pratiques staliniennes
à propos du cas Wolf Biermann, déchu de sa nationalité22. Il ne s’agissait pas d’une
voix isolée au sein du PCF. En témoigne aussi le fait que « L’Humanité » ne rapportait
plus systématiquement le séjour des délégations du SED en France, provoquant des
interventions de Berlin-Est. Le SED a noté en interne :
Il est nécessaire de prendre en compte le fait que la direction du PCF, contrairement
à ce qui se passait auparavant, ne pèse plus sur les masses populaires pour orienter
leur choix en matière de relations avec la RDA23.
D’autres tensions ont surgi entre les deux partis, notamment à l’occasion de la
parution d’un article de « L’Humanité » rapportant – en dépit de l’intervention de
l’ambassade de RDA à Paris – le rachat de prisonniers par la RFA et stigmatisant
les méthodes autoritaires des dirigeants de Berlin-Est. Ces derniers réagirent sans
attendre, reprochant au PCF « de prendre, sur la question de la démocratie et des
libertés, ses distances avec le socialisme réel »24.
Ce qui dans cette affaire déplaisait particulièrement au SED, toujours soucieux de
son image, c’était les réactions des médias ouest-allemands25 et de la presse française
19. Cf. Hermann Weber, Geschichte der DDR, Munich 1999, p. 300.
20. Cf. Courtois, Lazar, Histoire (note 12), p. 367.
21. Wolf Biermann, « Die Ausbürgerung », in : Der Spiegel, 46/12.11.2001.
22. Cf. Raymond Jean, « Communiste critique », in : Le Monde, 10.12.1976.
23. Projet de Hermann Axen pour le politburo du Comité central du SED ; objet : compte rendu du séjour d’une
délégation de la Commission des affaires extérieures de la Chambre du peuple de RDA du 2 au 6 mai 1977
en France ; SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/2.035/97, ff. 117/126.
24. Information de la section Relations internationales n° 122/1977 pour le politburo du Comité central du SED,
22.9.1977 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/20/47.
25. Cf. également : « Gespräche zwischen SED und KPF machen Differenzen deutlich », in : SZ, 19.10.1978.
Dans le magazine d’information de Hambourg, « Der Spiegel », les remous à l’intérieur du camp commu-
niste donnèrent lieu à une série de 11 épisodes, « Kommunismus heute » dont la couverture représentait une
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ment réagi en envoyant son ambassadeur Werner Fleck voir le rédacteur en chef de
« L’Humanité », Roland Leroy, pour lui faire part de sa « profonde stupeur » au sujet
des deux articles :
Deux articles consécutifs de contenu identique donnent à penser que le PCF mène
campagne contre la politique culturelle de la RDA. Il est plus qu’insolite que le PCF
et « L’Humanité » ne jugent pas nécessaire, comme le voudrait l’usage entre partis
frères, de consulter en temps voulu le Comité central du SED. Moyennant quoi des
articles paraissent et assènent des contre-vérités sans le moindre fondement29.
faucille et un marteau fort endommagés pour symboliser l’état de déliquescence dans lequel se trouvait le
communisme international.
26. « L’Allemagne de l’Est au téléobjectif : “le rideau de fer” », in : Le Figaro, 8.10.1977.
27. « Das DDR-Klima », in : Flensburger Tageblatt, 21.12.1977.
28. Bernard Umbrecht, Encore un écrivain qui émigre, in : L’Humanité, 13.12.1977 ; Claude Prévost, RDA et
culture : motifs d’inquiétude, in : L’Humanité, 16.12.1977.
29. Hermann Axen à Werner Fleck, 23.12.1977 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/20/188. Même référence pour
les citations ultérieures.
30. Cf. Évaluation du 9.12.1977 par l’ambassade de RDA en France des activités culturelles de RDA en France
– Conclusions pour 1978 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV B2/9.06/125.
31. Cf. Ulrich Pfeil, « Die DDR als Zankapfel in Forschung und Politik. Französische Blicke auf den zweiten
deutschen Staat », in : Deutschland Archiv, 9.4.2020, www.bpb.de/307645 ; Franck Schmidt, « Der
Freundschaftsverein “EFA”. Motor des französischen Interesses an der DDR », in : Deutschland Archiv,
1.9.2020, www.bpb.de/314791 [3/9/2020].
32. Cf. Robert Grünbaum, « Die Biermann-Ausbürgerung und ihre Folgen », in : Rainer Eppelmann et al. (éd.),
Bilanz und Perspektiven der DDR-Forschung, Paderborn 2003, p. 173-179 ; Stefan Wolle, « Lanzelot und der
Drache. Skandal und Öffentlichkeit in der geschlossenen Gesellschaft der DDR am Beispiel der Ausbürgerung
des Liedermachers Wolf Biermann im November 1976 », in : Martin Sabrow (éd.), Skandal und Diktatur.
Formen öffentlicher Empörung im NS-Staat und in der DDR, Göttingen 2004, p. 212-230 ; Fritz Pleitgen (éd.),
Die Ausbürgerung. Anfang vom Ende der DDR. Wolf Biermann und andere Autoren, Berlin 2006.
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points de vue, mais surtout, une telle attitude n’est pas en mesure de transmettre
une image réelle de la RDA, acceptable par les scientifiques et les camarades.
On pourrait extraire de l’appareil documentaire de nombreux exemples isolés (ne
serait-ce que le choix des écrivains sélectionnés), mais nous nous bornerons à citer
ici l’article de Claude Prévost « La vie culturelle en RDA » (p. 86-96) qui prend fait et
cause pour tous les « persécutés », de Havemann à Bahro, Kunze, Brasch, Becker,
Kirsch, Fuchs etc. et, s’abritant derrière les mérites des amis français de la RDA, se
livre à une critique acerbe de la question33.
Aux yeux du SED, la critique émanant du PCF était de même nature que celle
exprimée par Wolf Biermann : tous deux avaient attaqué le socialisme version SED
de l’intérieur, le compositeur-interprète en tant que citoyen de RDA et les camarades
français en tant que membres de l’œcuménisme communiste. Le SED de Honecker,
qui encore peu de temps auparavant s’était attelé à la rude tâche de faire oublier la
période stalinienne d’Ulbricht et ne voulait plus entendre parler de tabous en matière
de politique culturelle, a vu en eux des hérétiques qui n’avaient pas hésité à lui porter
un coup de poignard dans le dos. Comme les causes de la critique ne pouvaient
provenir de la propre politique du SED après des années de rodage de son code de
conduite, il fallait donc que des gens comme Biermann soient des contre-révolution-
naires et, du coup, ils passaient pour des pestiférés34. Cela explique aussi bien l’expul-
sion de Biermann que la mise en garde adressée au PCF de ne pas intervenir dans
les affaires intérieures de la RDA35. Axen a tenté de réactiver les lignes de clivage
traditionnelles et en a appelé à la solidarité « internationaliste » dans la lutte contre la
« chasse aux sorcières » organisée par l’« ennemi de classe » commun, l’impérialisme.
Imperturbable, il a rejeté les reproches contenus dans les deux articles et soupçonné
le PCF de « faire le jeu de la campagne de dénigrement impérialiste ». Axen a exigé
de « L’Humanité », en 1978, qu’elle demande à son correspondant Bernard Umbrecht
de modifier son article et le cas échéant de le remplacer :
33. Mise au point de janvier 1978 ; SAPMO-BArch, DY 30/vorl. 22019. Même référence pour les citations
ultérieures.
34. Cf. Angela Borgwardt, Im Umgang mit der Macht. Herrschaft und Selbstbehauptung in einem autoritären
politischen System, Wiesbaden 2002.
35. L’avertissement faisait référence à « Pariser KP-Organ besorgt über Klima in der “DDR” », in : Die Welt,
17.12.1977 ; « “Malaise” bei den Schriftstellern der DDR. Das Parteiorgan der KPF zeigt sich beunruhigt »,
in : FAZ, 19.12.1977.
78 Ulrich Pfeil
Nous avons toujours eu les meilleures relations fraternelles avec les correspondants
du PCF. Cependant, le camarade Umbrecht n’a pas semblé et ne semble pas
manifester la moindre envie de resserrer les liens et de coopérer de manière
satisfaisante. Il fait de plus en plus mine d’ignorer les propositions qui lui sont faites
concernant son article sur le socialisme.
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Axen. L’article de « L’Humanité » relatif à cette visite a souligné les nombreuses
positions communes, reléguant ainsi au second plan les divergences persistantes36. Au
cours de la période suivante, l’« ennemi de classe » commun, la République fédérale,
sur laquelle le PCF avait concentré sa propagande lors de la campagne électorale
européenne de 1979, a permis un « accord de statu quo ». Erich Honecker et Georges
Marchais, qui avait passé ses vacances en RDA au tournant de l’année 1978/79 afin
de démontrer leur nouvelle amitié, sont tombés à nouveau d’accord au sujet des plans
hégémoniques présumés du gouvernement Schmidt37. Le SED a salué également le
retour du PCF aux « principes fondamentaux du marxisme-léninisme » et ses efforts
pour améliorer les relations avec les partis communistes des pays socialistes. La reven-
dication d’unité, affirmée par le SED au sein du mouvement communiste mondial,
semblait maintenant à nouveau assurée. L’intensification du conflit Est-Ouest à la suite
de l’invasion de l’Afghanistan et du stationnement d’armes à moyenne portée en
Europe a renforcé la position du SED vis-à-vis de ses camarades de Paris et a eu
un effet homogénéisateur sur le discours commun. Dans le sillage de la « deuxième
guerre froide », laissant peu de place à une « troisième voie » et poussant Berlin-Est
à promouvoir l’homogénéité interne dans tous les secteurs de la société est-allemande
(Rudolf Bahro a été expulsé le 17 octobre 1979), le gouvernement de la RDA n’a
toléré aucune interprétation concurrentielle du communisme, même pour des raisons
politiques intérieures. Mais sous la surface, les divergences entre les deux partis frères
étaient de plus en plus difficiles à masquer.
Conclusion
En raison de la nature du conflit opposant les deux Allemagne, le SED s’est vu
contraint, comme peut-être aucun autre parti communiste dans le monde, à concentrer
ses efforts sur le verrouillage idéologique par rapport à l’« ennemi de classe », et
cela afin de ne pas mettre en péril le système de pensée qu’il avait créé de manière
artificielle (« discours dominant »). Tout comme les autres mythes politiques de la RDA,
l’internationalisme prolétarien s’est vu attribuer en la matière une fonction mobilisa-
trice et génératrice de sens, afin de garantir la domination du SED toujours en quête
de légitimation. Dans ses relations avec le PCF, il faisait en permanence allusion à un
« passé épique et glorieux » placé sous le signe de l’antifascisme, dans le dessein de
conforter la foi en l’internationalisme prolétarien. En pratique pourtant, celui-ci n’était
36. Cf. « Discussion PCF-Parti socialiste unifié de RDA », in : L’Humanité, 18.10.1978.
37. Information à propos du séjour en RDA du Secrétaire général du Comité central du PCF, le camarade Georges
Marchais, 3.1.1979 ; SAPMO-BArch, DY 30/IV 2/2.035/93, ff. 151-188, ici : f. 154.
L’eurocommunisme : un conflit entre « partis frères » 79
le plus souvent qu’un objectif théorique sans cesse menacé d’érosion dans les relations
entre partis en raison d’interprétations divergentes de la démocratie et de la liberté
de la part du PCF. En conséquence, le SED s’est toujours efforcé d’imposer au PCF sa
propre vision des choses élaborée en fonction de ses propres nécessités et indépen-
damment de la situation intérieure des « partis frères » :
Après que le camarade Axen eut démontré que la prise de position du PCF était
erronée et que certains aspects de l’évolution interne en Tchécoslovaquie et de
l’activité de ces groupes n’étaient pas perçus avec la pertinence nécessaire, le
camarade Leroy tenta soudain de justifier la déclaration du PCF par un nouveau
recours à la situation qui régnait en France. Il apparut alors clairement que ce
qui déterminait la position du PCF, c’était en premier lieu des raisons de politique
intérieure, autrement dit et au premier chef ses relations avec le PS et la prise en
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compte des dirigeants réformistes de ce parti38.
À partir de la fin des années 1960, les camarades français n’hésitèrent plus, tant
au cours de leurs échanges internes que dans la presse, à remettre en cause la validité
de certaines interprétations politiques et idéologiques, puis bientôt toute la panoplie
mythologique du SED.
Il faut que nos interlocuteurs intègrent mieux le fait que les collègues de la CGT
viennent en RDA avec des idées qui leur sont propres, qu’ils ont l’intention de
soulever des questions critiques et de débattre de vrais problèmes. Il faut que de
notre côté nous évitions d’enjoliver nos descriptions ou de fournir des explications
susceptibles de nous faire passer aux yeux de nos collègues français pour des
donneurs de leçons39.
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40. Cf. aussi Serge Wolikow, « Internationalistes et internationalisme communistes », in : Michel Dreyfus (éd.), Le
siècle des communismes, Paris 2000, p. 341-358.