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Éditorial

La représentation-incarnation
Samuel Hayat , Corinne Péneau, Yves Sintomer
Dans Raisons politiques 2018/4 (N° 72), pages 5 à 19
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724635515
DOI 10.3917/rai.072.0005
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/06/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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éditorial
La représentation-
incarnation

i l’on s’accorde avec Eric Hobsbawm pour dater la fin du 20e siècle
S avec la chute du mur de Berlin 1, la rapidité avec laquelle la situation
politique internationale a évolué durant les trois premières décennies du
21e siècle est impressionnante 2. Au vu de l’extension sans précédent du
système représentatif libéral dans le monde après 1989, certains procla-
mèrent la fin de l’histoire ou, de façon plus nuancée, insistèrent sur
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l’impressionnante résilience du gouvernement représentatif 3. Devant la
montée des signaux contestataires, venus de droite comme de gauche, des
voix plus nombreuses s’élevèrent par la suite pour diagnostiquer une crise
de la représentation dans les démocraties dites libérales. D’autres, enfin,
relativisaient ces propos, prétendant que la démocratie avait toujours été
en crise et qu’il n’y avait là rien de nouveau sous le soleil – une thèse
partagée aussi bien par des défenseurs de la démocratie représentative que
par des sociologues critiques qui entendaient prendre de la distance par
rapport aux prénotions de leurs contemporains 4.
En cette fin des années 2010, le panorama a considérablement évolué,
au point qu’il est difficile de nier que le fonctionnement de la représen-
tation politique est en train de connaître de profondes modifications. Que
ce soit dans les vieilles démocraties ou dans les pays ayant connu des
révolutions démocratiques récentes, les institutions du gouvernement
représentatif se trouvent non seulement contestées de l’extérieur, mais

1 - Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : Histoire du court XXe siècle, trad. fr. Pierre-Emmanuel
Dauzat, Bruxelles, André Versaille éditeur/Le Monde diplomatique, 2008.
2 - Le présent numéro de Raisons politiques est issu du colloque « La représentation politique
avant le gouvernement représentatif », organisé par le groupe de projet GRePo de l’Association
française de science politique, le Centre de recherche en histoire européenne comparée (CRHEC,
Université Paris-Est Créteil), le Centre de Recherches Sociologiques et Politiques de Paris
(CRESPPA, CNRS/Université Paris 8 Saint-Denis/Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense),
l’Institut historique allemand de Paris et l’EHESS du 12 au 14 mars 2015. La publication a béné-
ficié de financements du programme de recherche ANR/DFG Claims.
3 - Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, New York, Simon and Schuster,
2006 ; Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
4 - Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique : structure et fondement d’une
crise, Paris, Presses de Sciences Po, 2010 ; Bernard Lacroix, « La “crise de la démocratie repré-
sentative en France” : éléments pour une discussion sociologique du problème », Scalpel, vol. 1,
1994, p. 6-29.
6 - Éditorial

travaillées de l’intérieur par des tendances autoritaires et xénophobes. Et que


ce soit en Europe, aux États-Unis, en Russie ou dans de nombreux pays du
Sud global 5, comme la Turquie ou l’Inde, ces tendances s’expriment à travers
un usage de la représentation politique de plus en plus personnalisé. Alors que
le pouvoir en démocratie est censé être un « lieu vide 6 », partout se déploient
des prétentions d’hommes politiques autoritaires – plus rarement de femmes –
à incarner le peuple, et par là à le produire et à le mobiliser comme une entité
unifiée, prompte à se débarrasser d’éléments désignés comme étrangers. La
crise de la représentation semblerait désormais avoir un visage : celui du
« populisme » autoritaire et d’un retour de l’incarnation en politique.
Cependant, nous défendrons ici l’idée que ce retour de l’incarnation n’est
pas l’apanage des mouvements autoritaires ou désignés comme populistes.
D’une part, la personnalisation n’est pas forcément autoritaire et, dans nombre
de cas, elle a pu au contraire renforcer le pouvoir d’agir des dominés et leur
mobilisation pour démocratiser la société – pensons ici à des figures comme
celles de Jaurès, Gandhi, Rosa Parks, Martin Luther King ou Nelson Mandela.
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D’autre part, l’incarnation n’est pas synonyme de personnalisation et peut
passer par des corps collectifs plutôt que par des individus charismatiques. En
outre, ces tendances relèvent d’une modification plus profonde et plus générale
qui traverse l’ensemble des manières de représenter, à l’intérieur mais aussi en
dehors du champ politique. Enfin, elles ne sont qu’en partie des innovations :
elles réactivent ou rendent visibles des pratiques de représentation qui préexis-
taient aux gouvernements représentatifs et que ceux-ci n’ont jamais fait réel-
lement disparaître – les intégrant dans certains cas, les combattant dans
d’autres. Nous regrouperons ici ces pratiques en les analysant à la lumière de
la notion de « représentation-incarnation ».
On entendra cet idéaltype en conjuguant plusieurs critères. Tout d’abord,
dans la représentation-incarnation, l’entité représentante tend à être identifiée
à l’entité qu’elle prétend incarner. Cette identification relève de la représenta-
tion descriptive lorsque le ou les représentants se présentent comme sociale-
ment similaires au groupe représenté. La représentation-identité, typique des
formes de représentation en Europe occidentale du Moyen Âge à la veille de
la Révolution française, en est un cas particulier : elle repose sur la substitution
des habitants d’un territoire ou d’une structure donnée par une ou des per-
sonnes qui en sont issues, agissent en leur nom et les constituent en corps
juridico-politique unifié. La représentation-incarnation peut aussi, à l’inverse,
impliquer un rapport de sublimation entre représentant et représentés, le pre-
mier étant censé incarner les qualités les plus essentielles des seconds. Le grand

5 - Nous utilisons dans cet article la traduction française des termes Global South et Global
North qui se sont progressivement imposés dans le monde anglophone : la plupart des pays dits
« du Sud » sont plus au Nord que des pays dits « du Nord » que sont l’Australie et la Nouvelle
Zélande, et la Chine ou la Mongolie ne sont pas au Sud de l’Italie ou de l’Espagne. Pour une
discussion de ces termes, voir Arif Dirlik, « Global South: Predicament and promise », The Global
South, vol. 1, no 1, 2007, p. 12-23.
6 - Claude Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 27.
Éditorial -7

juriste Vattel écrit ainsi en 1758 : « Telle est l’origine du caractère représentatif
que l’on attribue au Souverain. Il représente sa Nation dans toutes les affaires
qu’il peut avoir comme Souverain. Ce n’est point avilir la dignité du plus grand
Monarque que de lui attribuer ce caractère représentatif ; au contraire, rien ne
le relève avec plus d’éclat. Par là le Monarque réunit en sa Personne toute la
Majesté qui appartient au Corps entier de la Nation 7. » Ce rapport est alors
souvent exprimé avec la métaphore tête/corps 8. Deuxièmement, la représen-
tation-incarnation institue un rapport dans lequel une personne (ou un groupe)
s’exprime au nom de l’entité représentée et, le cas échéant, prend des décisions
contraignantes pour celle-ci sans que les représentés aient exprimé une volonté
explicite et donné un mandat, et sans avoir à leur rendre formellement des
comptes. Troisièmement, la représentation-incarnation contribue de façon
décisive à construire le groupe représenté comme sujet, à lui donner une iden-
tité unifiée au-delà de la multiplicité des éléments qui le composent, voire dans
certains cas à le créer de toutes pièces. Ce rôle performatif passe notamment
par la production de symboles, une mise en scène de la ou des personnes
représentantes et le cas échéant la constitution d’institutions ou d’organisations
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formelles. Cette relation repose souvent sur une « prétention à la représenta-
tion » (representative claim) 9 exprimée avec des expressions du type
« j’incarne », « nous sommes le peuple », « nous sommes la voix de », effectuée
publiquement et adressée à des entités qui peuvent être très diverses et ne se
réduisent pas au seul groupe représenté. Comme tout modèle idéaltypique, la
représentation-incarnation doit être articulée à d’autres modèles pour analyser
les situations concrètes. Il faut en particulier la combiner avec la représenta-
tion-mandat pour comprendre les démocraties représentatives contemporaines
et en saisir leurs transformations les plus récentes.
Dans le monde occidental, l’idée d’incarnation repose sur des images
anciennes, déjà présentes chez l’évêque Isidore de Séville (560 à 570-636) : le
roi est comme la tête d’un corps dont les membres sont le peuple. La théorie
mystique de l’Église, corps du Christ, se confondant avec la société et permet-
tant d’identifier royauté divine et royauté humaine, a permis aux hommes du
Moyen Âge de filer par la suite à l’envi les métaphores de l’Incarnation chré-
tienne et de les adapter à toutes sortes de situations politiques. Un exemple
historique particulièrement intéressant, datant du 14e siècle, a été étudié ailleurs
par Corinne Péneau : celui de la mystique suédoise sainte Brigitte, dont l’écho
a été très fort dans tout l’Occident 10. Dans ses révélations, Brigitte situe la
source de tout pouvoir dans l’Incarnation ; le Christ, dans lequel le Verbe divin

7 - Emer de Vattel, Le droit des gens [1758], cité par Carl Schmitt, Théorie de la constitution,
trad. fr. Lilyane Deroche, Paris, PUF, 1993 [1928], chap. 16, p. 348.
8 - Hasso Hofmann, « Der Spätmittelalterliche Rechtsbegriff der Repräsentation in Reich und
Kirche », in Hedda Ragotzky et Horst Wenzel (dir.), Höfische Repräsentation. Das Zeremoniell
und die Zeichen, Tübingen, 1990, p. 523-545.
9 - Michael Saward, The Representative Claim, Oxford, Oxford University Press, 2010.
10 - Corinne Péneau, « Révélations et élections. Le corps du roi et la parole dans les Révélations
de sainte Brigitte », Médiévales, no 50, printemps 2006, p. 77-102 et « Visions et élections. La
propagande élective en Suède au milieu du XVe siècle », Revue d’histoire nordique, 2007, p. 38-67.
8 - Éditorial

a pris chair, se présente ainsi dans une des Révélations : « Je suis le vrai roi et
nul n’est digne d’être appelé roi si ce n’est moi car tout honneur et tout pouvoir
émanent de moi 11. » Le roi est lui aussi une incarnation de la parole divine :
Magnus Eriksson est ainsi décrit comme le « nouveau fils » de la Vierge et les
révélations adressées à Brigitte sont présentées comme une preuve de ce lien
spécifique entre le roi de Suède, Magnus Eriksson, et Dieu. Une révélation
rappelle les jours où le roi doit porter la couronne : pour l’essentiel, il s’agit
d’une liste reprenant les fêtes célébrant l’Incarnation, comme Noël, l’Épiphanie,
la Résurrection, l’Ascension et la Pentecôte, l’Assomption ou encore l’Exalta-
tion de la Croix. La couronne, mais aussi l’habit et le comportement du roi
doivent rappeler ce lien avec Dieu, manifesté principalement dans la justice du
roi, et exprimer, par des signes visibles, que le pouvoir repose entièrement sur
l’Incarnation. Mais le roi de Suède a aussi la spécificité d’être élu par des
délégations venues des différentes assemblées provinciales de son royaume,
selon un rituel qui s’est fixé dans la première moitié du 14e siècle. Il est donc
le représentant de son peuple, ce que Brigitte exprime par une autre méta-
phore : « le peuple de cette terre était comme dans son sein ». Le roi de Suède
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apparaît donc comme le fruit d’une double incarnation, celle de la parole divine
et celle de la parole des Suédois exprimée lors de l’élection.
Dans l’espace culturel que constitue le monde chrétien, la floraison des
prétentions à une représentation-incarnation a sans nul doute été favorisée par
la présence de la figure théologique de l’Incarnation, une figure paradoxale
puisque le Christ est à la fois réellement Dieu et réellement humain. Nombre
de ces prétentions relèvent à n’en pas douter du théologico-politique. Cepen-
dant, nous entendrons ici dans un sens plus général l’idéal-type de la repré-
sentation-incarnation, qui nous semble susceptible d’être utilisé au-delà du
contexte de l’Europe chrétienne. C’est d’ailleurs pourquoi il faudrait dans
d’autres langues utiliser les termes qui traduisent l’incarnation de façon géné-
rique plutôt qu’en référence à la théologie chrétienne – comme par exemple
embodiment, Verkörperung et huà shēn en anglais, allemand et chinois,
plutôt qu’incarnation, Inkarnation et dàochéng ròushēn .

La théorie politique et la notion de représentation

En France et plus encore dans le monde anglo-américain, la théorie poli-


tique a coutume d’identifier la représentation politique au système fondé sur
le mandat électoral. Parallèlement, l’essentiel de la littérature théorique en
langue anglaise (y compris, dans une large mesure, l’ouvrage magistral
d’Hannah Pitkin, The Concept of Representation 12) pense la représentation poli-
tique à partir d’une relation entre un principal (les électeurs) et un agent (les

11 - Sancta Birgitta, Revelaciones Book VIII, éd. Hans Aili, Samlingar utgivna av Svenska Forns-
kriftsällskapet, ser. 2, Latinska skrifter VII.8, Stockholm, 2002, R VIII.2 (§ 1) : Ego sum verus rex
et nullus est dignus vocari rex nisi ego, quia a me est omnis honor et potestas.
12 - Hanna F. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press,
1972 [1967].
Éditorial -9

élus) 13, le principal étant constitué préalablement à la relation de représenta-


tion. Du même coup, une solution de continuité est établie entre les formes
de représentation dans le droit public (la relation gouvernants/gouvernés) et
dans le droit privé (la relation entre mandataire et mandant, entre une per-
sonne et son avocat, entre une entreprise et son représentant de commerce,
etc.), tandis que le modèle contractualiste prédomine sans partage pour expli-
quer le phénomène représentatif. Le mandat électoral, souvent implicitement
réduit à celui qui lie les électeurs aux députés, est alors considéré comme le
paradigme de cette relation 14. C’est encore sur cette base que des schémas plus
complexes sont proposés, insistant sur le fait qu’une véritable réactivité (res-
ponsiveness) doit caractériser une représentation politique substantielle, au-delà
des processus formels d’autorisation et de reddition des comptes (accountabi-
lity) ; prenant en considération le fait que les élus pouvaient revendiquer de se
comporter en trustees (dont le sens oscille entre « personnes de confiance »,
« chargés d’affaires » et « tuteurs ») par rapport aux électeurs ; ou encore que
la relation de représentation s’établit moins au niveau des élus pris individuel-
lement qu’au niveau du système représentatif dans son ensemble 15.
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Si la dimension historique de la représentation est plus souvent prise en
compte dans la théorie politique de langue française, l’assimilation entre repré-
sentation et élection y est tout aussi prégnante : l’histoire du gouvernement
représentatif, de la souveraineté et de la citoyenneté se lit avant tout par le
prisme du triomphe de l’élection. Comment expliquer cette réduction du
concept de représentation politique qui rend les résurgences contemporaines
de l’incarnation si difficiles à conceptualiser ? Dans le cas français, mais le
raisonnement pourrait être étendu à la théorie politique de langue anglaise,
cette restriction du champ de vision est due en partie au surinvestissement de
la rupture que constituent les révolutions de la modernité. Ce qui précède ces
révolutions, généralement lues dans une perspective exclusivement européenne
et nord-américaine, sans prendre en compte par exemple les révolutions cari-
béennes et latino-américaines, est renvoyé à un monde politique prémoderne,
obsolète, ayant dans le meilleur des cas amorcé les déploiements futurs. Dans
les versions les plus téléologiques de cette conception de l’histoire, ces révolu-
tions auraient permis la réalisation d’un modèle politique libéral contenu en
germe dans les Lumières 16. Dans les versions les plus historiquement perti-
nentes, elles auraient marqué le triomphe des institutions du gouvernement
représentatif contre d’autres possibilités, notamment des formes de gouverne-
ment plus démocratiques. Dans tous les cas, tout ce qui ne relève pas de la

13 - Adam Przeworski, Susan Carol Stokes et Bernard Manin (dir.), Democracy, Accountability
and Representation, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
14 - Warren E. Miller et Donald E. Stokes, « Constituency influence in Congress », The American
Political Science Review, vol. 57, no 1, 1963, p. 45-56 ; Heinz Eulau et John C. Wahlke, The Politics
of Representation: Continuities in Theory and Research, Beverly Hills, Sage, 1978.
15 - Jane Mansbridge, « Rethinking representation », American Political Science Review, vol. 97,
no 4, 2003, p. 515-528.
16 - Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie I, I, Paris, Gallimard, 2007.
10 - Éditorial

procédure électorale moderne est considéré comme dépassé, qu’il s’agisse des
formes religieuses de représentation 17, des multiples usages de l’élection 18 ou
des différents modes de personnification du pouvoir 19.

La représentation avant le gouvernement représentatif :


la repraesentatio identitatis

Or, ces phénomènes montrent que le concept de représentation ne date pas


de l’avènement du gouvernement représentatif, et les prendre en compte
permet de mieux saisir les formes de représentation qui échappent ou s’oppo-
sent aux règles du gouvernement représentatif. Si les significations de la repré-
sentation hors du mandat électoral sont presque absentes de la théorie politique
française ou anglo-américaine, elles sont en revanche au cœur des travaux des
historiens du politique et de l’histoire conceptuelle (Begriffsgeschichte) de langue
allemande 20. Le terme de représentation vient du latin repraesentatio. Il est
passé dans les langues romanes et dans la plupart des autres langues euro-
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péennes et couvre une large palette de significations. Hasso Hofmann et
Adalbert Podlech, qui en ont retracé l’évolution, montrent qu’il gagne en
importance et en centralité dans le vocabulaire politique européen à partir de
sa reformulation à la fin du 13e siècle. La représentation en est venue à désigner
la création d’une personne juridique commune entre représentants et repré-
sentés, qui fait que les décisions des premiers sont contraignantes pour les
seconds. La notion, née chez les théologiens, fut travaillée par les civilistes et
les canonistes dans un contexte de redéfinition des pouvoirs en Occident et,
conjointement, de réélaboration d’une pensée théologique centrée sur l’Incar-
nation : l’émergence, au 11e siècle, de la transsubstantiation, c’est-à-dire de
l’idée selon laquelle l’hostie consacrée devient entièrement le corps du Christ,
permit, en niant l’évidence des sens et en obligeant à penser l’invisible, l’essor
d’une pensée abstraite dont les conséquences furent aussi politiques et juridi-
ques 21. C’est alors que des pratiques aussi diverses que la nomination d’une
instance prenant des décisions pour la collectivité, l’envoi d’un ambassadeur
ou la délégation à un tiers (avocat, parent, descendant) d’une action de

17 - Massimo Faggioli et Alberto Melloni, REPRÆSENTATIO: Mapping a Keyword for Churches


and Governance, Berlin, Lit Verlag, 2007.
18 - Olivier Christin, Vox populi : une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Seuil,
2014.
19 - Louis Marin, Politiques de la représentation, Paris, Kimé, 2005.
20 - Hasso Hofmann, Repräsentation: Studien zur Wort- und Begriffsgeschichte von der Antike
bis ins 19. Jahrhundert, « Schriften zur Verfassungsgeschichte », Berlin, Duncker & Humblot,
1973 ; Hasso Hofmann, « Le concept de représentation : un problème allemand ? », Raisons
politiques, no 50, mai 2013, p. 79-96 ; Adalbert Podlech, « La représentation : une histoire du
concept », Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales – Deutsch-fran-
zösische Zeitschrift für Geistes- und Sozialwissenschaften, no 16, mai 2014, consulté le 3 octobre
2018 (http ://journals.openedition.org/trivium/4781).
21 - Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations, vol. 46, no 6, 1991, p. 1129-1230.
Éditorial - 11

substitution dans un procès de droit privé en sont venues à être saisies sous
une même catégorie juridique.
Plus intéressant encore, les historiens font ressortir que la notion juridique
de la représentation reposait alors sur deux principes distincts. Le premier,
familier aux lecteurs du 21e siècle, permet qu’une personne absente soit rendue
présente grâce à un représentant dûment délégué sur la base d’un mandat
explicite. Sous le vocable de persona aliccuis repraesentare, ce premier principe
a notamment été théorisé par Bartolus de Saxoferrato (1313-1356). Dans le
domaine politique, il peut trouver dans les élections un mode de désignation
privilégié, même si Olivier Christin a montré que jusqu’au 18e siècle, le sens
de l’élection varie grandement et ne se réduit aucunement à donner un
mandat 22. Des cérémonies exprimant le consensus peuvent ainsi être mobili-
sées dans des contextes de crises politiques, par exemple lors de l’arrivée au
pouvoir des rois Édouard IV et Richard III qui sont acclamés et qui organisent,
avant leur sacre, une cérémonie spécifique d’intronisation 23. En Occident,
lorsque les successions royales se font sans heurt dans un cadre héréditaire, la
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notion d’élection ne disparaît pas complètement comme en témoigne l’electio
ou la recognitio, première étape des sacres anglais. Lors du sacre de Jean sans
Terre, l’archevêque de Canterbury rappela que nul ne pouvait accéder au
royaume s’il n’avait été unanimement élu par le royaume, sans qu’une procé-
dure électorale spécifique n’ait pourtant été mise en œuvre 24 ; mais l’electio
n’est qu’un moment du sacre, dont la signification est absorbée par la solennité
de l’onction. De même, l’acclamation qui a lieu lors du sacre des rois de France,
même si elle n’est, comme l’a montré Jacques Le Goff, qu’un « moment faible
de la cérémonie 25 », par rapport à l’onction et au couronnement, permet de
conserver la mémoire de l’élection qui permit à la dynastie d’accéder au trône
et de justifier que tout roi capétien puisse représenter son peuple 26.
Le second principe, thématisé comme repraesentatio identitatis, fut en par-
ticulier conceptualisé par Marsile de Padoue (1284-1342) et Jean de Segovie
(1395-1458). Il permet à une personne ou une instance d’incarner l’ensemble
d’une corporation (universitas, corporatio) ou d’une communauté politique sur
le mode de la pars pro toto. La représentation-identité, qui est en cela une forme
particulière de représentation-incarnation, suppose en effet qu’une partie du

22 - Olivier Christin, Vox populi..., op. cit.


23 - Charles Arthur John Armstrong, « The Inauguration ceremonies of the Yorkist kings »,
Transactions of the Royal Historical Society, IV. 30, 1948, p. 51-73.
24 - Raymonde Foreville, « Le sacre des rois anglo-normands et angevins et le serment du
sacre (XIe-XIIe siècles) », Le Sacre des rois, Actes du Colloque international d’histoire sur les
sacres et couronnements royaux, Reims 1975, Paris, Belles Lettres, 1985, p. 103-105.
25 - Jacques Le Goff, « Roi », in Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné
de l’Occident médiéval, Paris, Fayard/Pluriel, 1999, p. 990 et Jacques Le Goff et al., Le sacre
royal à l’époque de Saint Louis d’après le manuscrit latin 1246 de la BNF, Paris, Gallimard, 2001,
p. 30-31.
26 - Yves Sassier, « L’élection royale au temps de Hugues Capet et des premiers Capétiens »,
dans Structures du pouvoir, royauté et res publica (France, 9e-12e siècle), Rouen, Publications
de l’Université de Rouen, 2004, p. 70.
12 - Éditorial

corps social concerné puisse représenter le tout sans que ce dernier ait donné
mandat à la partie en question, sans, en d’autres termes, qu’une volonté mani-
feste soit intervenue. Le lien entre représentants et représentés peut se tisser à
travers plusieurs procédures : « Vote par compromis » ou à plusieurs échelons,
unanimité et consensus, cooptation, tirage au sort. L’expression du choix ou
son approbation a posteriori ne vaut pas mandat. L’élection elle-même, terme
qui signifie le plus souvent « choix » dans nombre de textes médiévaux ou
modernes, n’est qu’une procédure combinée à d’autres. La repraesentatio iden-
titatis permet de conjuguer en une unité la multiplicité des groupes et des
individus, incarnés dans la personne du ou des représentants, qui prétendent
alors parler, décider et agir comme s’ils étaient la communauté politique dans
son ensemble. Née dans le contexte du droit des communes et des corporations
médiévales au moment où l’assemblée générale des citoyens tendait à perdre
sa centralité et l’architecture communale à se complexifier, la notion fut aussi
utilisée dans le droit canon, donnant lieu à de riches débats sur les droits et
les devoirs du représentant, mais aussi sur l’instance qui pouvait le mieux
incarner l’Église universelle – le Pape ou le Concile.
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Or, la théorie politique de langue anglaise, force dominante dans le débat
international contemporain, a complètement passé sous silence ce second mode
de représentation, qui fut pourtant probablement le plus important durant les
siècles qui précédèrent le triomphe du gouvernement représentatif, du Bas
Moyen Âge aux révolutions modernes. L’enjeu n’est pas qu’historiographique :
en se focalisant sur la représentation comme mandat et sur l’élection des légis-
lateurs telle qu’elle est pratiquée en Europe et aux États-Unis après les révo-
lutions modernes, la théorie politique contribue à naturaliser celles-ci et à en
faire des synonymes. Elle considère généralement comme allant de soi l’assi-
milation entre la représentation politique et les institutions du gouvernement
représentatif, en particulier l’élection régulière de gouvernants indépendants
de leurs électeurs. Implicite chez Hanna Pitkin, problématisée et historicisée
chez Bernard Manin, revendiquée chez les défenseurs du representative turn en
théorie de la démocratie comme Nadia Urbinati 27, cette assimilation élimine
du champ de la représentation politique les relations qui échappent au mandat
électif des législateurs. En assignant une signification fixe à l’élection, indépen-
damment du contexte socio-historique et de la culture politique dans laquelle
elle s’insère, cette théorie politique nous interdit de comprendre les change-
ments à l’œuvre dans les régimes démocratiques ou autoritaires contemporains.

Le premier objectif de ce numéro est donc de redonner toute sa place à ce


mode de représentation qui prévalait avant le gouvernement représentatif, pour
mieux armer la théorie politique face aux transformations politiques contem-
poraines. Alessandro Mulieri analyse la façon dont la représentation-identité
est formulée chez Marsile de Padoue, l’un des plus grands théoriciens

27 - Nadia Urbinati, Representative Democracy: Principles and Genealogy, Chicago, University


of Chicago Press, 2006.
Éditorial - 13

médiévaux sur la question. Il montre que la notion permet à Marsile de justifier


le pouvoir politique de la valentior pars, partie prépondérante des citoyens,
quel que soit le régime, contre les prétentions de représentation du pape.
Lorenzo Tanzini décrypte quant à lui les différentes manières de faire jouer la
représentation avant que l’usage du mot ne se répande dans la politique
communale italienne du Bas Moyen Âge. Pour cela, il explore deux directions.
D’une part, il étudie les différents moyens par lesquels le Conseil peut être dit
représenter la ville, parce qu’il incarne la ville en tant qu’entité délibérante,
qu’il la fait exister symboliquement et qu’il en représente les diverses compo-
santes, sociales et surtout géographiques. D’autre part, il analyse les manières
dont des officiers représentent le Conseil, une relation de mandat dans laquelle
les aspects descriptifs et symboliques jouent également un rôle.

Dans un article classique ici traduit par Christopher Hamel, Quentin


Skinner démontre combien la théorie de la représentation hobbesienne, sou-
vent considérée comme inaugurant la pensée de la modernité sur la question,
constitue dans une large mesure une réponse à ses adversaires parlementaristes.
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Mais alors que ceux-ci entendaient la représentation au double sens de l’incar-
nation et de la description adéquate du peuple, justifiant que le pouvoir de
représentation appartînt au Parlement, Hobbes reprend leur vocabulaire dans
le Léviathan pour invalider l’existence du peuple avant qu’il ne soit représenté,
et donc pour montrer la vacuité des revendications de représentation descrip-
tive : puisque c’est la représentation qui crée l’universitas, celle-ci peut bien être
incarnée par une personne (un individu ou une assemblée, mais en tout cas
une personne dotée d’une volonté unique), et son pouvoir sur les individus
qui l’ont autorisé doit être absolu. Revenant sur les conceptions de la repré-
sentation des parlementaires anglais, Yves Sintomer insiste sur la façon dont
elles plongent à leur tour leurs racines dans la représentation-identité médié-
vale. Le Parlement incarne un peuple dont il constitue le portrait et qui ne se
manifeste comme entité légale ou agissante que par lui. Parce qu’il n’y a pas à
proprement parler de relation de mandat entre le peuple et le Parlement, cette
conception sous-tend ce qui deviendra la doctrine de la souveraineté parle-
mentaire, en tant qu’elle s’oppose à celle de la souveraineté monarchique, mais
aussi en tant qu’elle se différencie de la souveraineté populaire. Le Monarque
est, en conséquence, subordonné au Parlement, alors que Hobbes défend une
conception radicalement démiurgique et verticale de l’incarnation dans la per-
sonne du Souverain. Barbara Stollberg-Rilinger démontre, quant à elle, que le
type de représentation qui soutient la légitimité des états territoriaux allemands
– et au-delà la grande majorité des assemblées d’états en Europe –, loin de
préfigurer la légitimité parlementaire fondée sur le mandat électoral et la repré-
sentation des intérêts revendiquée par les parlements contemporains, repose
sur la représentation-identité. Celle-ci permet la constitution de chaque état
comme entité politique indépendamment de l’expression de la volonté des
individus qui le composent, et de l’assemblée des états comme entité politique
supérieure en tant qu’instance représentative du pays, sans pour autant qu’elle
ait reçu un mandat du peuple ou de ses diverses composantes. Cette institution
ne change de sens qu’au 17e et plus encore au 18e siècle, sous l’influence des
14 - Éditorial

théories du droit naturel et du contractualisme. Les Landstände commencent


alors à être vus comme des corps dépositaires d’un pouvoir délégué par les
citoyens.

La représentation-incarnation dans les régimes politiques


contemporains

Si l’Europe du Bas Moyen Âge et de l’époque moderne a conceptualisé et


mis en pratique une forme de représentation distincte de la représentation-
mandat, la représentation-incarnation n’est pas sans importance pour
comprendre les transformations contemporaines du gouvernement représen-
tatif. Il serait bien sûr intenable de nier la rupture profonde que représentent
les révolutions modernes et le développement des gouvernements représenta-
tifs. Même si elles ont souvent mis du temps à s’imposer dans les consciences,
dans les pratiques et les institutions, des notions nouvelles viennent bouleverser
les modes de légitimation préexistants, comme Barbara Stollberg-Rilinger le
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montre dans ce numéro pour les Landstände allemands. À partir de la fin du
18e siècle, d’abord en Europe puis dans tout le Nord global, des notions comme
la souveraineté populaire ou les droits de l’homme deviennent centrales et les
théories contractualistes hégémoniques. L’élection régulière des gouvernants
s’impose progressivement comme l’alpha et l’oméga du gouvernement libre et,
lorsque le droit de suffrage s’étend, la notion de démocratie représentative en
vient à supplanter les définitions classiques de la démocratie 28. Les rituels poli-
tiques, sans disparaître, sont bouleversés et tendent à laisser la place aux consti-
tutions comme garants en dernière instance de la légitimité formelle de l’ordre
politique 29. La domination traditionnelle de l’aristocratie laisse la place à celle
des notables, une couche plus composite, puis à des luttes de classes entre une
bourgeoisie qui affirme progressivement sa domination et un mouvement
ouvrier en plein essor.
Ces phénomènes, bien connus et depuis longtemps analysés, ne doivent
cependant pas nous porter à conclure à la disparition des modes de représen-
tation reposant sur l’incarnation au profit exclusif du mandat. Contrairement
à une thèse courante chez les théoriciens et historiens libéraux, l’incarnation
d’Ancien Régime n’a pas tout simplement cédé la place à la représentation
démocratique moderne. Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville
soulignait certains traits de continuité entre la France du 18e et celle du 19e siècle
– une perspective poursuivie ensuite notamment par François Furet et les his-
toriens dits révisionnistes de la Révolution française 30. Ce raisonnement peut

28 - Pierre Rosanvallon, « L’histoire du mot démocratie à l’époque moderne », La pensée poli-


tique, no 1, 1993 ; Francis Dupuis-Déri, Démocratie histoire politique d’un mot aux États-Unis et
en France, Montréal, Lux Editeur, 2013.
29 - Barbara Stollberg-Rilinger, Rituale, Francfort-sur-le-Main, Campus, 2013. Bruce
Ackerman, Au nom du peuple : les fondements de la démocratie américaine, trad. fr. Jean-
Fabien Spitz, Paris, Calmann-Lévy, 1998 [1991].
30 - François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.
Éditorial - 15

être prolongé sur la question de l’incarnation politique, et au-delà de la seule


période révolutionnaire. L’apport principal de Samuel Hayat dans ce numéro
est précisément de montrer que l’adoption, en France, du suffrage universel
masculin en 1848 ne signifie pas la fin de la représentation-incarnation, mais
plutôt sa recomposition. D’un côté, elle ne se suffit plus à elle-même comme
mode de légitimation du pouvoir politique, le mandat électoral devenant une
épreuve incontournable. Mais d’un autre côté, lorsque des autorités élues sont
en concurrence, comme l’Assemblée et le président sous la Seconde Répu-
blique, elles peuvent recourir aux ressources, notamment symboliques, de la
représentation-incarnation – une option également disponible pour les préten-
dants minoritaires à la représentation du peuple, qui construisent des organes
d’incarnation spécifiques (partis, associations).
Cette continuité est encore plus visible dans d’autres pays européens :
comme le montre l’article d’Yves Sintomer dans ce numéro, il est frappant de
constater à quel point la théorie allemande de la fin du 19e siècle et de l’époque
de Weimar place quant à elle la représentation-incarnation au centre de sa
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réflexion. S’inspirant pour partie de la torsion « baroque » que les théoriciens
de la monarchie absolue et de la Contre-Réforme firent subir à la notion de
repraesentatio identitatis, mais aussi du républicanisme français, et notamment
de Sieyès, les juristes et philosophes d’outre-Rhin travaillent alors à partir d’une
dichotomie centrale qui oppose la Vertretung à la Representation. La première,
venue du droit privé, consiste pour un mandant à l’identité et aux intérêts
prédéfinis à donner à un représentant une procuration pour décider en son
nom tout en respectant ses volontés. Elle implique multiplicité des acteurs et
prédominance des intérêts particuliers. La seconde, le seul mode de représen-
tation à pouvoir être qualifié proprement de politique, passe au contraire par
l’incarnation de la communauté politique dans la personne du représentant.
Ces auteurs considèrent l’action de représentation comme ayant un effet per-
formatif sur la constitution de l’entité représentée, voire comme un acte
démiurgique : sans le représentant, la communauté politique est censée se dis-
soudre en factions et l’intérêt général céder la place aux lobbies de tout ordre.
Carl Schmitt livre la version la plus profonde – et la plus autoritaire – de la
Repräsentation. Sa formule célèbre : « Dans tout État, il doit exister des per-
sonnes qui puissent dire : L’État c’est nous 31 », résume de façon saisissante
l’idée que la représentation passe par une incarnation dans la personne du ou
des représentants. Dans cette optique, la dimension symbolique de la repré-
sentation se voit par ailleurs donner un rôle crucial.
Il serait erroné de croire qu’il s’agit là d’une spécificité allemande. Nombre
de travaux de langue française partagent largement la perspective constructi-
viste radicale qui est au cœur de la pensée allemande de la représentation, parce
qu’ils travaillent à partir du républicanisme hexagonal, parce qu’ils s’inscrivent
dans une matrice hobbesienne, ou encore, tout simplement, parce que la thèse
de la construction sociale de la réalité est au cœur de leur projet théorique.

31 - Carl Schmitt, Théorie de la constitution, op. cit., p. 357.


16 - Éditorial

Les mots de Pierre Bourdieu : « C’est parce que le représentant existe, parce
qu’il représente (action symbolique), que le groupe représenté, symbolisé, existe
et qu’il fait exister en retour son représentant comme représentant d’un
groupe 32 » pourraient avoir été écrits de l’autre côté du Rhin, à une réserve
près, cependant, que la dialectique invoquée par Bourdieu explicite clairement :
le fait que le représentant n’existe lui aussi qu’en tant qu’il se construit dans
la relation de représentation. Si cette double dimension constructiviste de la
représentation est prise au sérieux, et si est également pris au sérieux le fait,
souligné par Samuel Hayat 33, que la représentation peut être exclusive aussi
bien qu’inclusive (c’est-à-dire décourageant ou au contraire stimulant la par-
ticipation active des représentés à la vie politique), le fait que des représentants
prétendent parler et agir au nom d’un groupe social ou une communauté
politique auxquels ils prétendent s’identifier sans y avoir été autorisés n’est pas
en soi antidémocratique. Sous certaines conditions, cette dynamique peut au
contraire renforcer le pouvoir d’agir des groupes subalternes et favoriser un
mouvement de démocratisation. Les interactions sont le plus souvent
complexes. Pour n’en donner qu’un exemple, le mouvement ouvrier occidental
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s’est souvent développé dans le cadre d’organisations hiérarchisées et à travers
des leaders charismatiques, mais autoritaires, ce qui rendait difficile l’auto-
nomie des membres du groupe représenté vis-à-vis de leurs représentants ;
mais en même temps, l’existence d’organisations et de leaders prétendant
incarner la classe ouvrière contribuait à renforcer le poids des ouvriers en
général, et des militants de base en particulier, face à leurs adversaires patro-
naux ou aux petits chefs. Il faudrait en tout état de cause développer un pro-
gramme de recherche sur les critères en fonction desquels il serait possible de
juger qu’une relation d’incarnation contribue ou, au contraire, handicape les
dynamiques de démocratisation 34.
Au sein même de la théorie politique de langue anglaise, la domination
du modèle de la représentation-mandat est mise en question et la question
de l’incarnation refait surface. Sous l’impulsion notamment des travaux de
Michael Saward, les courants dominants en théorie de la représentation poli-
tique effectuent un « tournant constructiviste », et de nombreux travaux
insistent désormais sur le fait que le groupe représenté est largement
construit à travers l’activité représentative 35. Une telle perspective retrouve

32 - Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001, chap. « La délégation
et le fétichisme politique », p. 260.
33 - Samuel Hayat, « La représentation inclusive », Raisons politiques, no 50, mai 2013,
p. 115-135.
34 - Pour de premières élaborations en ce sens, cf. par exemple Jean-Claude Monod, Qu’est-ce
qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Seuil, 2012.
35 - Michael Saward, The Representative Claim, op. cit. ; Alessandro Mulieri, « Beyond electoral
democracy? A critical assessment of constructivist representation in the global arena », Repre-
sentation, vol. 49, no 4, 2013, p. 515-527 ; Lisa Disch, « The “Constructivist Turn” in democratic
representation: A normative dead-end? », Constellations, vol. 22, no 4, 2015, p. 487-499 ; Virginie
Dutoya et Samuel Hayat, « Prétendre représenter. La construction sociale de la représentation
politique », Revue française de science politique, vol. 66, no 1, février 2016, p. 7-25.
Éditorial - 17

les élaborations proposées classiquement par la théorie politique allemande


ou par nombre d’auteurs français, à commencer par Pierre Bourdieu ou
Pierre Rosanvallon. Elle enrichit considérablement le champ de la théorie
politique de langue anglaise, notamment parce qu’elle permet de scruter les
nombreuses situations où les représentants ne sont ni élus ni formellement
autorisés par les représentés 36. Il est alors plus facile de rendre compte des
prétentions à la représentation qui, dans le monde contemporain, passent
par l’incarnation proclamée d’un groupe ou d’une communauté dans la per-
sonne d’un ou de représentants. De telles prétentions vont certes dans des
sens assez contradictoires. L’ancien président Nicolas Sarkozy pouvait
déclarer « J’ai la France en moi » lorsqu’il préparait une nouvelle candida-
ture 37, mais un ouvrier parisien utilisait déjà en 1848 pour justifier sa can-
didature à l’Assemblée constituante une formule étonnamment proche :
« J’ai toujours senti le peuple vivre en moi dans ses aspirations vers un monde
meilleur 38. » Nicolas Sarkozy pouvait cependant arguer qu’il n’avait fait
qu’intérioriser la formule consacrée qu’avait prononcée le Président du
Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, lors de sa prise de fonction en
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2007 : « Vous incarnez la France 39. »
Dès lors que l’on adopte ce prisme pour analyser les formes contemporaines
de représentation, comme le fait Yves Sintomer dans ce numéro, on voit se
déployer toute une variété d’usages aux implications politiques très contrastées.
Lorsque l’ancien président vénézuélien Hugo Chávez déclare : « J’exige une
loyauté absolue à mon leadership, parce que je ne suis pas moi (...) je ne suis
pas un individu, je suis le peuple 40. », il stimule la mobilisation de couches qui
jusque-là avaient été socialement dominées et politiquement marginalisées dans
la société vénézuélienne, mais il met en même temps en place un rapport
autoritaire fétichisant l’action du leader qui allait en quelques années aboutir
à des résultats catastrophiques pour ces mêmes dominés. Le Parti communiste
chinois entend officiellement représenter les intérêts fondamentaux de
l’immense majorité de la population du pays en les incarnant 41. Mais
lorsqu’une militante animaliste, arguant que les humains ne sont pas ontolo-
giquement différents des autres animaux, réclame des droits pour ces derniers

36 - Michael Saward, « Authorisation and authenticity: Representation and the unelected »,


Journal of Political Philosophy, vol. 17, no 1, 2008, p. 1-22 ; Laura Montanaro, « The democratic
legitimacy of self-appointed representatives », The Journal of Politics, vol. 74, no 4, 2012,
p. 1094-1107.
37 - Le Parisien, 18 septembre 2015.
38 - Eugène Stourm, ouvrier typographe, février 1848, BnF, Le64-1101, cité in Tatiana Fauconnet,
« Common suffering as a resource? Worker’s descriptive representative claims in 1848, France »,
ECPR General conference, Hambourg, 24 août 2018.
39 - Consulté le 02 juin 2018 (http://www.la-croix.com/Archives/2007-05-18/Dossier.-Les-
premieres-48-heures-du-president-Sarkozy.-_NP_-2007-05-18-291459).
40 - Discours public du 23 janvier 2010, consulté le 13 mars 2013 (http://www.elnuevodiario.
com.ni/internacionales/66703).
41 - Texte intégral des Statuts du PCC (http://french.xinhuanet.com/chine/2017-11/03/c_
136726512.htm).
18 - Éditorial

et déclare : « nous ne faisons qu’incarner la volonté des animaux 42 », n’est-ce


pas encore un cas limite revendication de prétention à une représentation-
incarnation ? Lorsque les activistes d’Occupy Wall Street déclaraient « We are
the 99 % », s’identifiant à ceux-ci sans avoir été délégués comme porte-parole,
cela ne constitue-t-il pas un écho des manifestants allemands qui criaient en
1989 « Wir sind das Volk », et une manière de contester les représentants au
nom d’une autre incarnation du peuple ? On retrouve d’ailleurs une rhétorique
similaire lorsque des universitaires et des chercheurs français publièrent une
tribune contestant une réforme universitaire : « nous sommes l’université et la
recherche 43 ». À chaque fois, une partie de l’entité représentée se conçoit
comme incarnant celle-ci et agissant pour elle. Et parce que la gouvernance
globale ne repose pas et ne pourra pas, dans un futur prévisible, reposer sur
l’élection, la représentation-incarnation est un mode privilégié pour tenter à
cette échelle de se faire le porte-parole de groupes tels que la « société civile
internationale » – qui, telle que la nation anglaise au 17e siècle, n’existe que
par ses représentants, du moins tant que ceux-ci peuvent avec une certaine
crédibilité prétendre l’incarner 44. Ces réminiscences du schéma médiéval de la
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pars pro toto n’impliquent pas pour autant, et c’est là une différence majeure,
que les décisions de ces représentants soit en l’occurrence contraignantes pour
les représentés.
Le second objectif de ce numéro est donc de donner des outils conceptuels
pour analyser de telles prétentions à la représentation. Il s’agira d’analyser dans
quelle mesure un idéal-type de représentation-incarnation est susceptible de
constituer un instrument analytique utile pour rendre compte de la proliféra-
tion de formes de représentation qui excèdent la représentation-mandat, à
l’heure où les gouvernements représentatifs sont confrontés à une forte perte
de légitimité et que leurs procédures se voient concurrencées par des formes
de représentation toujours plus personnalisées. En particulier, la contribution
d’Yves Sintomer tentera de comprendre comment la multiplication de préten-
tions populistes à l’incarnation dans des leaders charismatiques coexiste avec
des prétentions opposées, exprimées dans une optique libertaire et fondées sur
des formes de représentation interactive.
Ce numéro, s’il est centré sur différentes manières historiques de penser la
représentation comme incarnation, ne prétend pas que la compréhension des
doctrines puisse résumer l’histoire dans toute sa complexité. Une compréhen-
sion des idées ne peut, pour être complète, que s’effectuer en contexte, en
incluant dans celui-ci les discours, mais aussi les institutions, les instruments
matériels et les pratiques qu’ils permettent. Nous ne visons donc qu’à éclairer

42 - Tiphaine Lagarde, animatrice du mouvement 269 Libération Animale, conférence du


15 mars 2018, citée in Jules Novat-Braly, « Paysage de la représentation animale », master 1 de
science politique, Université de Paris 8, mai 2018, p. 40.
43 - Consulté le 31 juillet 2018 (https://groupedu4avril.wordpress.com/la-tribune).
44 - John S. Dryzek et Simon Niemeyer, « Discursive representation », American Political
Science Review, vol. 102, no 04, 2008, p. 481-493 ; Jens Steffek, Evaluating Transnational NGOs:
Legitimacy, Accountability, Representation, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2010.
Éditorial - 19

un pan limité de réalité. Cette dimension n’en a pas moins une importance
certaine. Si les élections contemporaines jouent un rôle crucial dans la légiti-
mation du gouvernement et de l’appareil d’État, les dynamiques de représen-
tation politique qui se fondent sur l’incarnation doivent elles aussi être saisies
au regard des relations de pouvoir qu’elles permettent de justifier, mais aussi
de négocier et de critiquer. Un pouvoir qui s’établit comme « représentatif »
car incarnant le peuple ou la nation voit s’ouvrir des possibilités de légitima-
tion, tandis que la multiplication des critiques ou des résistances au pouvoir,
tout comme les conflits entre les différents pouvoirs, peuvent mobiliser eux-
aussi des conceptions de la représentation qui s’établissent sur le même terrain.
L’idéal-type de la représentation-incarnation, en tant qu’il s’oppose à celui de
la représentation-mandat, est nécessaire pour comprendre les réalités histori-
ques passées et présentes. Le présent numéro entend démontrer sa valeur
heuristique.

Samuel Hayat, Corinne Péneau et Yves Sintomer


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